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Bergson et les métamorphoses de la durée · G. W. LEIBNIZ, Correspondance Leibniz-Clarke (Newton), présentée d'après les manuscrits originaux des bibliothèques d'Hanovre et

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Bergson et les métamorphoses de la durée

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DU MÊME AUTEUR

Aux EDITIONS P. SEGHERS :

G. W. LEIBNIZ, et la racine de l'existence, Présentation, Choix de textes, Bio-bibliographie, 1962, 224 p.

J. JAURÈS, et l'unité de l'être, Présentation, Choix de textes, Textes inédits, Bio-bibliographie, 1964, 192 p.

A LA LIBRAIRIE J. VRIN :

MALEBRANCHE, Œuvres complètes, en 21 tomes (Prix Langlois de l'Académie française, 1962).

MALEBRANCHE et LEIBNIZ, Relations personnelles, présentées avec les textes complets des auteurs et de leurs correspondants, revus, corrigés et inédits, 1955, 526 p.

Système et existence dans l'œuvre de Malebranche, 1965, 508 p.

Aux PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE :

G. W. LEIBNIZ, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, Principes de la philosophie ou Monadologie, publiés intégralement d'après les manuscrits originaux des bibliothèques d'Hanovre, Vienne et Paris, 1954, 148 p.

G. W. LEIBNIZ, Correspondance Leibniz-Clarke (Newton), présentée d'après les manuscrits originaux des bibliothèques d'Hanovre et de Londres, 1957, 224 p.

HENRI BERGSON, Œuvres, Edition du Centenaire, avec une Introduc- tion de M. H. Gouhier, 1959, 1634 p. Seconde édition revue et corrigée, 1964.

M. MERLEAU-PONTY, Sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa phi- losophie, 1963, 128 p.

A L'AKADEMIE-VERLAG DE BERLIN :

G. W. LEIBNIZ, Nouveaux Essais, Edition des Sämtliche Schriften und Briefe, de l'Académie des Sciences de Berlin, 1962, 638 p.

EN PRÉPARATION :

La philosophie française (P.U.F., Que sais-je ?).

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P H I L O S O P H E S DE

TOUS LES TEMPS

B e r g s o n et les métamorphoses

de la durée

par

ANDRÉ ROBINET

ÉDITIONS SEGHERS

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C o l l e c t i o n d i r i g é e p a r ANDRÉ ROBINET

La c o u v e r t u r e a é té dess inée p a r JEAN FORTIN

TOUS DROITS DE REPRODUCTION, D'ADAPTATION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS.

© 1 9 6 5 ÉDITIONS SEGHERS, PARIS.

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Bergson par

André Robinet

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A P I E R R E S E G H E R S ,

p h i l o s o p h e d e la poés i e , ce p o è m e d e la p h i l o s o p h i e .

La vie s'en va par différence, et qui s'assemble se divise...

Est-ce la mer ou nous, dispersés et mouvants, qui déferlons sur les rochers ?

P. S.

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SIGLES UTILISÉS

Nous référons à l'Edition du Centenaire, P.U.F., pagination conti- nue pour :

DI Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). MM Matière et mémoire (1896). R Le rire (1900) EC Evolution créatrice (1907). ES Energie spirituelle (1919). MR Deux sources de la morale et de la religion (1932). PM La pensée et le mouvant (1934).

DS Durée et simultanéité, désigne la troisième édition (1926). EP Ecrits et paroles, articles recueillis par Mme Mossé-Bastide,

P.U.F., trois volumes en pagination continue. EB Etudes bergsoniennes, dont sept volumes sont parus.

En raison des dispositions en vigueur, nous ne sommes pas autorisés à reproduire des « Textes choisis » de Bergson. En con- séquence ce volume est entièrement consacré à une « Présen- tation » de son œuvre philosophique.

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La conviction qu'on tient d'une expérience, comment la propager par des discours ?

INTRODUCTION

Malgré les insuffisances du langage, la philosophie bergso- nienne s'est déposée en écrits et paroles. Malgré l'incapacité de l'intelligence, elle ne dédaigne pas d'avancer des raisons pour justifier l'intuition. L'intuition garde quelque chose d'un regard brut, présenté sur fond de contradictions logiquement distribuées. Bergson n'a pu nier ni dépasser sa culture : pourtant, au- tour de son œuvre, il a restitué un parfum de pensée sauvage. Son serpentement individuel, sa ligne flexueuse eût dit Léonard, sont ramassés dans l'unité d'un regard où jamais l'œil ne se défait d'avoir vu double. S'il n'était mystique, il serait primi- tif. « Prophète ruisselant de la parole d'un Dieu », s'exclame E. Gilson! « Philosophie qui évoque irrésistiblement celle des Indiens Sioux », estime Cl. Lévi-Strauss. Ce choc de formules d'origines si opposées met en évidence la même vérité. « Bergson s'est égaré dans une mystique de l'intuition qui ne connaît pas de milieu entre le concept et l'ineffable. » « Sa parenté avec le totémisme résulte d'un même désir d'appréhension globale de ces deux aspects du réel, que la philosophie désigne du nom de continu et de discontinu, d'un même refus de choisir entre les deux; et d'un même effort pour en faire deux perspectives com-

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plémentaires, débouchant sur la même vérité. » Double cons- tat d'une déficience de l'intelligence « concrète » ou « cuite ».

Cette variation du regard bergsonien s'effectue dans l'instant même de la vision intuitive et se répercute dans la disposition intellectuelle de l'œuvre. Elle est plus que chronologique : elle est ontologique, elle affecte l'être lui-même et, il faut bien l'avouer, la manière d'être de Bergson.

Car pour la chronologie, c'est d'une autre variation qu'il s'agit, normale en toute œuvre vivante, celle d'une constitution. S'il ne faut pas chercher entre ces oeuvres plus de liaison qu'elles n'en comportent, dans toutes et dans chaque moment de chacune d'elles, nous retrouverons cette hésitation, marque du temps, qui intervient dans chaque analyse, à chaque ligne. Si, pour l'étude de bien des auteurs, on a noyé la genèse sous les structures, Bergson invitait ses lecteurs à noyer les structures sous la genèse. La succession des oeuvres de Bergson, dit fort justement Janké- lévitch, ne constitue pas un détail protocolaire, mais le bergso- nisme même. La première condition pour le comprendre est de ne pas le prendre à rebrousse-temps : précisons que c'est aussi de ne pas le reprendre à rebrousse-durée, au sens où la durée est tendances, au pluriel, et où ce pluriel affecte l'unité dès qu'elle se précise quelque part. Il se peut aussi qu'à cause de l'essence même de cette vision, il ait été impossible à Bergson d'exécuter deux œuvres qui se recoupent. La déclinaison chrono- logique serait alors une conséquence nécessaire de la bivalence de cette vision.

Enfin si, pour beaucoup, la philosophie bergsonienne incite à la dilution du moi dans l'atmosphère, peut-être est-ce par excès d'égard pour l'intuition aux dépens de la durée, pour le moyen aux dépens de la fin. A force de se dire que l'intuition doit épouser les contours du réel, on s'efforce d'épouser, mais on

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oublie le réel. Or l'embrassade bergsonienne ne se referme pas sur le vide, dont Bergson avait horreur. L'univers est plein. L'être est plein d'êtres.

Nous voudrions le prouver en empruntant, dans le biais de l'œuvre, deux directions qui se complètent en s'entre-détruisant.

Si par l'intuition de la durée, en son achèvement, l'unité de l'être est restituée, en son expression contingente la recherche de la durée reste soumise aux vicissitudes du langage et aux élabora- tions conceptuelles. Bergson rencontre l'être dans l'indicible : lan- gage et concepts sont vécus comme une gêne pour l'atteinte du réel. Ils n'apparaissent qu'après une « expérience » qu'ils ne peuvent favoriser que de loin, rapporter qu'à peu près. La durée avec laquelle Bergson veut nous faire coïncider est annoncée plus qu'énoncée. Elle est le simple, l'inexprimable, la ne-science, la nuit obscure. Langage et concept n'accompagnent pas l'être : ils le traduisent du dehors, dans le mouvement rétrograde du vrai, non dans l'intimité de la participation. Comme tels, ils grèvent de passé et de figé tout ce que l'expérience avait de présence et de nouveauté. L'unité de l'expérience, au niveau du langage et des concepts, éclate dans les directions de l'homogène et de l'hétérogène.

Si le mouvement de cette durée, tel que le « plan de nature » des derniers ouvrages nous en suggère le schéma, est considéré dans les expressions auxquelles il donne effectivement corps, on ne peut que penser à un dessein providentiel, préétabli et effi- cace. La conception de ce dessein est plus que métaphori- que puisqu'elle commande aux argumentations et aux dispositions de la philosophie achevée. Cependant, si la nature de la durée est telle que la création incessante de nouveauté en est le carac- tère essentiel, la durée de la nature ne peut pas ne pas ressortir au jaillissement perpétuel de l'être. Là encore le langage et le

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concept apparaîtront, non comme la condition de la manifes- tation de l'être, mais comme l'empêchement de la pure ren- contre.

L'œuvre de Bergson, telle qu'elle est déposée, ne jouerait qu'un rôle propédeutique dans l'atteinte, sans cesse remise en question, de l'être. La doctrine de la « philosophie unique (1) » était une utile précaution : il n'y aura pas trop de toutes les pensées de tous les philosophes en quête du réel par les voies de la précision empirique et du positivisme réaliste, pour ressaisir le mouvant dans sa totalité, en sachant bien que, toujours, la caractéristique mobile de l'être échappera. Ressaisir cette mobi- lité dans sa généralité est insensé : plutôt c'est la métaphysique classique qui se livre à cette métamorphose de la durée. Opposée à une doctrine des universaux paraît une démarche scientifique en quête de l'individuel. Où commence l'individu, qu'est-ce qui le caractérise, à partir de quoi peut-on être bien soi ? Contre un univers de fabrication, où l'individu ne vaut que solo numero, c'est-à-dire équivaut à rien, un univers d'organisation, où les or- ganes appellent les fonctions, où les fonctions permettent, bien suivies en leurs découpures naturelles et dans leurs lignes de faits, de restituer l'organe. Mais Bergson se refuse aux voluptés leibniziennes d'un Dieu faisant le monde par son calcul. Ce qui ne veut pas dire que le calcul n'imprègne pas le monde, mais alors c'est dans le monde qu'on en trouve le signe. A cette re- cherche des signes, qui exprimaient son harmonie au monde sans négliger l'existence individuelle, Bergson s'est attaché de toute son œuvre et, sans doute, de toute son âme.

(1) Cf. communication sur L'espérance de la philosophie unique, dans Actes du X Congrès des Sociétés de philosophie de langue française, Bulletin de la Soc. franç. de phil., pp. 275-280, 1959.

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LA NATURE DE LA DURÉE

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L'IMPASSE DU TEMPS

La nature de la durée se comprendra mieux si nous exposons d'abord celle du temps, avec laquelle on ne saurait la confondre.

La supposition qu'un malin génie pût accélérer le cours de l'histoire ouvrit à Bergson les perspectives originales de sa philoso- phie. Le point de départ réel de sa réflexion réside dans une interrogation sur la notion scientifique du temps (1), telle que l'histoire des mathématiques ou les arguments de Zénon peuvent en donner l'idée. C'est cette idée qu'il s'agit de dépasser, parce qu'idée, générale, inapplicable à l'individuation du réel.

Quelle est la nature du temps mathématisé ? Quand la science positive, mécanique ou astronomique, parle du temps, elle se reporte au mouvement d'un certain mobile T considéré sur une trajectoire linéaire. Elle définit le temps et la vitesse en divisant en parties égales, dites unités de temps, l'espace parcouru.

(1) Cette découverte de la métaphysique au-delà des concepts des sciences exactes, ce passage de la critique des fondements scientifiques à la psychologie, et ce retour de la psychologie à la vraie métaphysique, ont été confirmés par Bergson lui-même, soit dans sa lettre autobiographique à W. James (EP, 294- 295), soit dans les explications qu'il donnait de ses premières pensées à Ch. du Bos, explications que nous avons recueillies dans les Œuvres de Bergson, Edition du Centenaire, pp. 1541-1543.

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Autant de fois t est compris dans le trajet de T, autant de temps le mobile aura mis pour parcourir cet espace. La pensée scientifi- que aplatit le temps au long d'une ligne, dans l'espace. Elle envisage en toute sérénité la décomposition des éléments juxta- posés, leur superposition, les estimant égaux parce que spa- tialement identiques. Le facteur t désigne un rapport d'égalité entre deux durées, non la durée du déplacement. Il décrit un couplage de simultanéité et de correspondance entre des éléments arrêtés, exprimés en signes précis, mais statiques. Ses facteurs symboliques portent sur des « arrêts de mouvement », sur des « arrêts virtuels », sur les relations entre les extrémités des inter- valles considérés.

Non sur les intervalles. La science saisit un temps dépouillé de sa durée. En immobilisant, elle peut faire appel au nombre, cal- culer, prévoir; sa prescience a pour condition l'ignorance volon- taire de ce qui se passe dans l'intervalle. Si elle s'intéressait à l'intervalle, à la durée s'écoulant, la loi de Képler ne pourrait jamais résumer tout l'avenir astral! Nous pouvons dire d'une conjonction d'étoiles qu'elle se produira parce que nous la produisons en raccourci, absorbant l'intervalle qui nous sépare de l'événement : opération licite puisque nous considérons des re- lations entre des événements et que, quel que soit l'intervalle, le même lien subsistera dans le déclenchement de l'événement. La précision engendre un univers dont le modèle peut être reporté à quelque temps que ce soit, moule d'un monde dont on tirerait à tous les moments de l'éternité de semblables exemplaires. Vue sur le flux du temps, la science n'absorbe pas ce flux.

Tout se passe dans l'application d'une loi comme si le savant abolissait l'intervalle, comme s'il accélérait infiniment le temps, niant la durée. L'attention scientifique néglige l'entre- deux, l'inter. Or « supposons un instant qu'un malin génie

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plus puissant (1) encore que le malin génie de Descartes, or- donnât à tous les mouvements de l'univers d'aller deux fois plus vite... » (DI, 127). Si tout est homogène dans les effets de l'accélération et si l'hypothèse s'étend à tous les effets obser- vables, rien dans les symboles ni dans les rapports dont use le savant ne se trouvera modifié. Dévidons un film en 48 images- seconde au lieu de 24, les mêmes événements se suivront dans le même ordre. Supposons même que cette rapidité du flux devienne infinie, les mêmes correspondances subsisteront entre les événements reportés du temps sur un espace immobile : le cas de la prévision scientifique relève de cet étalement du temps en espace (EC, 502, 781; PM, 1260). Enfin cet univers pour- rait s'évanouir entre-temps pour réapparaître ensuite, l'observa- teur scientifique ne s'en apercevrait pas, et ses calculs resteraient valables aussi bien pendant qu'après cette éclipse de l'objet qu'ils concernent (EC, 512-513).

Le pastiche de Descartes n'est pas poussé plus avant : cette fantasmagorie suffit pour ouvrir aux yeux de Bergson l'univers plein de la philosophie. Car si le malin génie peut estomper aux yeux du savant l'accélération relative ou infinie du cours du temps, s'il en fait ignorer les coupures ou les renaissances, il ne saurait tromper une conscience lourde de son propre rythme.

Soit un film tragique, dont l'émotion montante aboutit aux pleurs du spectateur : l'accélération, indépendamment du fait qu'elle rend risibles les héros, n'aura aucune prise sur le dévelop- pement du sentiment vécu. Le film sera déjà fini : j'en étais encore à me réjouir du plaisir que doit causer toute action en-

(1) Malin génie qui, dans la Méditation I, n 'abusai t que le sujet sans cor- rompre l'univers réel. Cette argumentation fondamentale, rapidement sté- réotypée, réapparaît cycliquement dans l 'œuvre : DI, 77-78, 127-129; EC, 501- 502, 780-781; PM, 1254-1255.

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clenchée pour être par la suite retournée en tragédie. Si l'inter- valle s'étrécit quand le temps s'accélère, certes rien n'empêche le facteur t d'exprimer de semblable manière le rapport du soir au matin ou de la vie à la mort : mais le facteur d, par rapport auquel tout facteur est fiction et pas seulement fonction, ne s'en laisse pas compter, car son nom est durée. C'est l'inter que la conscience perçoit; pour elle, la stature de l'unité importe, sa détermination concrète. Si le jour n'a plus que douze heures, tous les fuseaux horaires se trouveront réduits dans les mêmes proportions, mais à peine éveillé sonnera l'heure du coucher, à peine aurai-je commencé d'aimer que l'heure du départ aura retenti. Besoins, envies, désirs, projets, sentiments, la vie pro- fonde de l'âme se trouvera entièrement perturbée, car elle est vie de l'intervalle. Elle est attente. Elle se profile selon des rythmes « naturels » qui instituent des absolus par rapport aux « sys- tèmes artificiels » que constitue la science. Une émotion qui dure deux fois moins ou deux fois plus n'est plus la même qualitati- vement. La vie intérieure prend son temps. Nous constaterions, en cas d'accélération universelle, « une baisse dans l'enrichisse- ment ordinaire de l'être » (DI, 127), et tous nos progrès s'ame- nuiseraient. Bergson finira par convenir que ce n'est pas seule- ment la conscience qui en serait étonnée, mais les choses mêmes perturbées. Le sucre qui fond dans le verre d'eau prend aussi son temps, ce temps de l'absolu qu'il emprunte à la conscience, qui coïncide avec un certain degré d'impatience qui est, lui, rigoureusement déterminé (EC, 502, 782; PM, 1262).

Bref la conscience et ses profils ont une histoire. Cette histoire dote l'être d'une force, d'un mouvement, en un mot d'une durée, dont l'œuvre de Bergson a voulu être l'expérience et la découverte. C'est là une réalité absolue : « sur laquelle je ne puis rien » (EC, 782). Par son écoulement propre, la vie de la conscience échappe à l'emprise du malin génie. Le constat d'une

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expérience impossible n'est, à la rigueur, qu'affaire de poésie. La philosophie ne commence qu'avec l'argumentation qui en vient aux concepts. L'expérience impossible, dans l'ordre conceptuel, s'appelle contradiction. « Dans le cas du temps, l'idée de superpo- sition impliquerait absurdité, car tout effet de la durée qui sera superposable à lui-même, et par conséquent mesurable, aura pour essence de ne pas durer » (PM, 1254). La formule ne vint qu'avec la philosophie mûre : car il y a également une durée du philosopher.

A la solidification du temps, le nombre qui le représente a pour beaucoup contribué. Le nombre est l'intuition simple d'une collection d'unités, une synthèse d'unité et de multiple. Il tient son indivisibilité apparente de l'esprit; de l'espace, il reçoit sa di- visibilité réelle. Les unités qui composent les nombres sont iden- tiques entre elles : elles ne peuvent être distinguées que par réfé- rence à l'espace. Un mouton noir est n'importe quel mouton noir; cinquante moutons noirs sont un mouton noir cinquante fois additionné à lui-même. Sans la prairie qui les sous-tend, on ne peut distinguer l'un des moutons de l'autre : « involontaire- ment, nous fixons en un point de l'espace chacun des moments que nous comptons, et c'est à cette condition seulement que les unités abstraites forment une somme » (DI, 54). Nous ima- ginons qu'un nombre emprunte sa nature à la durée parce que la numération est un acte qui se développe dans le successif. Mais, quand nous passons d'un chiffre à l'autre, il ne reste rien de l'acte psychique de l'addition. « Car si je me figure tour à tour, et isolément, chacun des moutons du troupeau, je n'aurai jamais affaire qu'à un seul mouton » (DI, 53). Je n'additionne que des « traces », inscrites dans l'espace, matérialisées par un sigle, emboîtées dans un système de symboles. Là encore, c'est à condition de nier l'originalité de l'instant et la durée de

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l'acte compteur que je puis nombrer. Parce que la durée est une succession d'instants qui disparaissent sans espoir de retour, le nombre ne peut subsister que sous forme résiduelle d'espace. Que je compose le nombre d'unités ou que je décompose l'unité en nombres infinis, juxtaposition et morcellement s'effectuent dans la simultanéité : la simultanéité n'est que du multiple immobilisé dans un champ abstrait.

On objectera que, justement, le génie mathématique a inventé une forme non arithmétique de calcul, par laquelle le temps est saisi en son écoulement. Bergson n'ignore pas que l'esprit mo- derne est né du passage des mathématiques de la translation aux mathématiques de la transformation. Le calcul infinitésimal permet de disséquer l'intervalle en un nombre aussi grand qu'on voudra d'intervalles plus petits : en rendant infiniment grand ce nombre de moments, ne traduirait-on pas adéquatement le mou- vant ? Ce procédé d'analyse constitue le temps en variable indé- pendante, ne s'arrête plus à des moments privilégiés, mais s'adapte à n'importe quel instant du mouvement considéré. A cet effort se sont consacrés des esprits qui ont orienté l'humanité vers les conquêtes du savoir moderne. Galilée a considéré le corps à n'importe quel moment de sa course, en éliminant les concepts statiques du haut et du bas. Newton avec ses fluxions, Leibniz avec son « impetus », étudient la variation des fonctions du changement, opèrent sur la genèse des figures, mobilisent, en un sens, l'espace. En chaque point la courbe se confond avec sa tangente, mais échappe à la rectitude formelle de la droite. De plus ces mathématiques de l'infini font place à l'indétermina- tion puisqu'il y a une infinité de fonctions qui ont une même différentielle que seule une constante individualise (EC, 522).

Pas plus que les mathématiques statiques, la dynamique infi- nitiste ne trouve grâce devant l'exigence de l'intervalle. Cette science considère toujours des moments, toujours des stations

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La collection PHILOSOPHES DE TOUS LES TEMPS offre à l'étudiant, au professeur, à l 'amateur une somme condensée de connaissan- ces indispensables à la compréhension de la doctrine d 'un grand philosophe.

Cette collection, qui n'est pas limitée à une épo- que, à une culture, à une école de pensée, pré- sente le panorama des idées, des systèmes et des œuvres qui constituent le trésor de la phi- losophie universelle.

1. BOUDDHA par André Bareau 2. HEGEL par Kostas P a p a i o a n n o u 3. CONFUCIUS par Daniel Leslie 4. LEIBNIZ par André Robinet 5. KIERKEGAARD par G. Gusdorf 6. SPINOZA par Robert Misrahi 7. UNAMUNO par Alain Guy 8. SÉNÈQUE par Pierre Aubenque e t Jean-

Marie A n d r é 9. JAURÈS par André Robinet 10. NICOLAS DE CUES par G. B u f o

11. EPICTÈTE par Joseph Moreau 12. CALVIN par Jean Boisset 13. BACHELARD par Pierre Quillet 14. MOINTAIGNE par Marcel C o n c h e 15. S . TH. D'AQUIN par Stan, Breton 16 BAYLE p a r Elisabeth L a b r o u s s e 17. HÉRACLITE par Jean B r u n

18. SIMONE WEIL par F r . Heidsieck 19. PLATON par Geneviève Rodis-Lewis 20. MAIMONIDE par Sylvain Zac

Éditions Seghers

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Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.