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Vendredi 23 octobre 2015 - 71 e année - N o 22011 - 2,20 € - France métropolitaine - www.lemonde.fr Fondateur : Hubert Beuve-Méry - Directeur : Jérôme Fenoglio Algérie 180 DA, Allemagne 2,50 €, Andorre 2,40 €, Autriche 2,80 €, Belgique 2,20 €, Cameroun 1 900 F CFA, Canada 4,50 $, Côte d'Ivoire 1 900 F CFA, Danemark 30 KRD, Espagne 2,50 €, Finlande 4 €, Gabon 1 900 F CFA, Grande-Bretagne 1,90 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,40 €, Guyane 2,80 €, Hongrie 950 HUF, Irlande 2,50 €, Italie 2,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,20 €, Malte 2,50 €, Maroc 13 DH, Pays-Bas 2,50 €, Portugal cont. 2,50 €, La Réunion 2,40 €, Sénégal 1 900 F CFA, Slovénie 2,50 €, Saint-Martin 2,80 €, Suisse 3,50 CHF, TOM Avion 450 XPF, Tunisie 2,50 DT, Turquie 10,50 TL, Afrique CFA autres 1 900 F CFA Le synode freine les réformes du pape sur la famille Le pape, le 17 octobre, lors du synode des évêques. ALBERTO PIZZOLI/AFP François souhaite une réflexion sur le divorce, l’homosexualité ou le couple hors mariage Une partie des évêques, notamment africains, se montrent hostiles à tout changement LIRE PAGES 2-3 L’ édition 2015 de la FIAC, qui a ouvert ses por- tes à Paris, mercredi 21 octobre, et se tiendra jusqu’à dimanche, n’offre pas de grandes surprises. Dans la partie réservée aux jeunes, quai d’Austerlitz, on s’ennuie souvent. Au Grand Palais, on trouve de nombreuses pièces signées de noms connus, représentatives de leur style, générale- ment d’assez grand format et donc chères. Mais rarement exceptionnelles ou surprenan- tes. Dubuffet est ainsi dans les stocks, sinon sur les murs, de treize marchands, Warhol chez douze d’entre eux, Picasso, Calder et Sol LeWitt chez onze…. Le programme de la Foire d’art contemporain se déploie aussi « hors les murs », le long de la Seine, du quartier de Beaugrenelle, où le centre commer- cial accueille un projet inédit, à la Bibliothèque na- tionale de France. Avec deux points forts : le jardin des Tuileries et le Jardin des plantes. Le fleuve pa- risien devient ainsi, selon les mots de Jennifer Flay, la directrice artistique de la FIAC, « une rivière des musées ». LIRE PAGES 16-17 Vous êtes peut-être tombé sur cette vidéo du rat qui balade une tranche de pizza dans le métro de New York. Ce n’est pas totale- ment un hasard. Car, derrière ce petit film, qui a été vu 8 millions de fois en un mois, il y a un busi- ness, que domine l’entreprise ca- lifornienne Jukin. Son travail : re- pérer sur le Web des séquences à fort potentiel viral, en acquérir les droits et les monétiser. Créée par un ex-producteur de télévi- sion d’Hollywood, Jukin a des bu- reaux à New York et à Londres. LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 8 CULTURE LA FIAC, AU FIL DE LA SEINE Jukin, la société derrière les vidéos qui font le buzz PIXELS LE REGARD DE PLANTU ISRAÉLIENS ET PALESTINIENS DANS LE PIÈGE DU RELIGIEUX LIRE PAGE 20 ET NOS INFORMATIONS PAGE 5 AIR FRANCE PREMIER CCE APRÈS LES INCIDENTS DU 5 OCTOBRE LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 4 LE MONDE DES LIVRES SUPPLÉMENT PAYS DE LA LOIRE Trésor universel, Don Quichotte a 400 ans Roland Barthes par ceux qui l’ont connu La recette de la potion Astérix François Taillandier, romancier visionnaire SUPPLÉMENT Les stratégies de Hollande et Sarkozy placent Le Pen au centre du jeu Socialistes et Républicains cherchent chacun à s’imposer dans le rôle du contradicteur principal du Front national A systématiquement vouloir ins- taller, pour des raisons de pure tactique, Marine Le Pen au centre de leurs échiquiers politiques respectifs, François Hollande et Nicolas Sarkozy ne s’adonnent-ils pas à un jeu de plus en plus dangereux ? Les deux finalistes de la présidentielle de 2012 partagent la manie de placer le FN au cœur de leurs stratégies à court et à long terme. Le dernier épisode de cette chronique d’un pari risqué est édifiant. Après les at- tentats de Paris, Nicolas Sarkozy avait re- fusé de s’entretenir directement du ras- semblement du 11 janvier avec son ho- mologue socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, estimant que ce n’était pas du niveau d’un ancien chef de l’Etat. Mer- credi 21 octobre, il a accepté sans rechi- gner d’échanger avec le premier secré- taire du PS, qui lui proposait de saisir conjointement le Conseil supérieur de l’audiovisuel pour protester contre la ve- nue de Marine Le Pen sur France 2, jeudi, dans « Des paroles et des actes ». matthieu goar et david revault d’allonnes LIRE LA SUITE PAGE 8 FINANCE FACE À WALL STREET, LES BANQUES EUROPÉENNES EN PERTE DE VITESSE LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 3 Batailles autour d’un aéroport SUPPLÉMENT

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Vendredi 23 octobre 2015 ­ 71e année ­ No 22011 ­ 2,20 € ­ France métropolitaine ­ www.lemonde.fr ― Fondateur : Hubert Beuve­Méry ­ Directeur : Jérôme Fenoglio

Algérie 180 DA, Allemagne 2,50 €, Andorre 2,40 €, Autriche 2,80 €, Belgique 2,20 €, Cameroun 1 900 F CFA, Canada 4,50 $, Côte d'Ivoire 1 900 F CFA, Danemark 30 KRD, Espagne 2,50 €, Finlande 4 €, Gabon 1 900 F CFA, Grande-Bretagne 1,90 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,40 €, Guyane 2,80 €, Hongrie 950 HUF, Irlande 2,50 €, Italie 2,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,20 €, Malte 2,50 €, Maroc 13 DH, Pays-Bas 2,50 €, Portugal cont. 2,50 €, La Réunion 2,40 €, Sénégal 1 900 F CFA, Slovénie 2,50 €, Saint-Martin 2,80 €, Suisse 3,50 CHF, TOM Avion 450 XPF, Tunisie 2,50 DT, Turquie 10,50 TL, Afrique CFA autres 1 900 F CFA

Le synode freine les réformes du pape sur la famille

Le pape, le 17 octobre,lors du synode des évêques.

ALBERTO PIZZOLI/AFP

▶ François souhaite une réflexion sur le divorce, l’homosexualité ou le couple hors mariage

▶ Une partie des évêques, notamment africains, se montrent hostiles à tout changement

→ LIRE PAGES 2-3

L’ édition 2015 de la FIAC, qui a ouvert ses por­tes à Paris, mercredi 21 octobre, et se tiendrajusqu’à dimanche, n’offre pas de grandes

surprises. Dans la partie réservée aux jeunes, quai d’Austerlitz, on s’ennuie souvent. Au Grand Palais,on trouve de nombreuses pièces signées de nomsconnus, représentatives de leur style, générale­ment d’assez grand format et donc chères.

Mais rarement exceptionnelles ou surprenan­tes. Dubuffet est ainsi dans les stocks, sinon surles murs, de treize marchands, Warhol chez douze

d’entre eux, Picasso, Calder et Sol LeWitt chez onze….Le programme de la Foire d’art contemporain se

déploie aussi « hors les murs », le long de la Seine,du quartier de Beaugrenelle, où le centre commer­cial accueille un projet inédit, à la Bibliothèque na­tionale de France. Avec deux points forts : le jardindes Tuileries et le Jardin des plantes. Le fleuve pa­risien devient ainsi, selon les mots de JenniferFlay, la directrice artistique de la FIAC, « une rivièredes musées ».

→ LIRE PAGES 16-17

Vous êtes peut­être tombé sur cette vidéo du rat qui balade une tranche de pizza dans le métro deNew York. Ce n’est pas totale­ment un hasard. Car, derrière ce petit film, qui a été vu 8 millions de fois en un mois, il y a un busi­ness, que domine l’entreprise ca­lifornienne Jukin. Son travail : re­pérer sur le Web des séquences à fort potentiel viral, en acquérir les droits et les monétiser. Créée par un ex­producteur de télévi­sion d’Hollywood, Jukin a des bu­reaux à New York et à Londres.

→LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 8

CULTURE

LA FIAC,AU FIL

DE LA SEINE

Jukin, la société derrière les vidéos qui font le buzz

PIXELS

LE REGARD DE PLANTU

ISRAÉLIENS ET PALESTINIENS DANS LE PIÈGE DU RELIGIEUX→ LIRE PAGE 20 ET NOS INFORMATIONS PAGE 5

AIR FRANCEPREMIER CCE APRÈS LES INCIDENTSDU 5 OCTOBRE→ LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 4

LE MONDE DES LIVRES→ SUPPLÉMENT

PAYS DE LA LOIRE

▶ Trésor universel,Don Quichotte a 400 ans

▶ Roland Barthes par ceux qui l’ont connu

▶ La recette de la potion Astérix

▶ François Taillandier, romancier visionnaire→ SUPPLÉMENT

Les stratégies de Hollande et Sarkozy placent Le Pen au centre du jeu▶ Socialistes et Républicains cherchent chacun à s’imposer dans le rôle du contradicteur principal du Front national

A systématiquement vouloir ins­taller, pour des raisons de puretactique, Marine Le Pen au centre

de leurs échiquiers politiques respectifs, François Hollande et Nicolas Sarkozy ne s’adonnent­ils pas à un jeu de plus en plus dangereux ? Les deux finalistes de la

présidentielle de 2012 partagent la manie de placer le FN au cœur de leurs stratégiesà court et à long terme.

Le dernier épisode de cette chroniqued’un pari risqué est édifiant. Après les at­tentats de Paris, Nicolas Sarkozy avait re­fusé de s’entretenir directement du ras­

semblement du 11 janvier avec son ho­mologue socialiste, Jean­Christophe Cambadélis, estimant que ce n’était pas du niveau d’un ancien chef de l’Etat. Mer­credi 21 octobre, il a accepté sans rechi­gner d’échanger avec le premier secré­taire du PS, qui lui proposait de saisir

conjointement le Conseil supérieur de l’audiovisuel pour protester contre la ve­nue de Marine Le Pen sur France 2, jeudi, dans « Des paroles et des actes ».

matthieu goar

et david revault d’allonnes

→ LIRE L A SUITE PAGE 8

FINANCEFACE À WALL STREET,LES BANQUES EUROPÉENNES EN PERTE DE VITESSE→ LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 3

▶ Batailles autour d’un aéroport→ SUPPLÉMENT

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2 | international VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

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Le pape faceaux divergences du synode sur la familleFaute de compromis sur les sujets sociétaux, François remet au premier plan un autre des grands chantiersde son pontificat : la décentralisation de l’Eglise

rome - envoyée spéciale

Le synode des évêques de-vait repenser la famille.Mais faute d’accord sur cesujet, peut-être va-t-il en

fait marquer le début d’une ré-forme du gouvernement de l’Eglise catholique. C’est en tout cas la direction que lui propose le pape François. Les travaux desévêques du monde entier, réunis à Rome depuis le 4 octobre, s’ap-prochent de leur conclusion. Sa-medi 24 octobre, les déléguésépiscopaux seront appelés à votersur un texte élaboré par une com-mission de dix membres nom-més par le pape.

A l’abri des regards, celle-ci re-travaille le texte initial à partir descentaines d’amendements adop-tés pendant trois semaines par lesévêques répartis en treize grou-pes en fonction de leur langue de travail. Une première version dece travail de synthèse devait leur être présentée jeudi 22 octobre. Mais la dernière salve de proposi-tions de ces cercles, dont des résu-més ont été rendus publics mer-credi, montre à quel point la situa-tion semble bloquée entre parti-sans d’un changement et ceuxpour qui la fidélité à la doctrine in-terdit toute évolution, qui sem-blent avoir dominé dans une ma-jorité des groupes.

« Différences culturelles »

Les discussions des derniers jourstouchaient les sujets les plus sen-sibles car elles portaient sur les ré-ponses concrètes que l’Eglise doit apporter aux situations familialesvariées qu’elle rencontre – divor-ces, cohabitations hors mariage, homosexualité. Or, sur ces sujetsdevenus de véritables indicateurs de la volonté de réforme, sept des treize groupes d’évêques pen-chent pour le statu quo. La ques-tion de l’homosexualité est mêmeabsente des conclusions d’un groupe, qui dit ne pas avoir eu le temps nécessaire pour l’aborder.

Plusieurs de ces cercles de dis-cussion ont constaté la profon-deur des « différences culturelles »au sein de l’Eglise. « Il était clairque nos contextes culturels très dif-férents ont façonné beaucoup de ce que nous avions à dire », recon-naît ainsi un rapporteur anglo-phone. Pour une partie des évê-ques, notamment en Afrique, in-fléchir ne serait-ce que le discourspour mieux accueillir les croyantsengagés dans toutes les formescontemporaines de la famille, hé-térosexuelle ou pas, risquerait d’être perçu comme « une autori-sation implicite » accordée à ce qu’ils perçoivent comme des dé-voiements.

Alors que les cercles francopho-nes et anglophones apparaissent comme les moins enclins au mouvement, les groupes italo-phones et hispanophones ont

pratiquement tous abouti à des conclusions plus ouvertes, no-tamment pour permettre à desdivorcés remariés civilement d’avoir à nouveau accès aux sa-crements dans certaines condi-tions strictes.

C’est aussi, semble-t-il, l’avisunanime auquel est arrivé legroupe germanophone, l’un desplus observés car il réunit beau-coup des protagonistes de cettecontroverse, dont le cardinal Wal-ter Kasper, qui a lancé le débat il ya deux ans en proposant l’accès aux sacrements des divorcés re-mariés sous certaines condi-tions, et le cardinal GerhardMüller, préfet de la congrégationpour la doctrine de la foi et, à ce ti-tre, gardien du dogme.

« Eglise du troisième millénaire »

Devant la difficulté de trouver un terrain d’entente face aux muta-tions contemporaines de la fa-mille, le pape François a spectacu-lairement remis au premier plan une autre des grandes ambitions de son pontificat : la décentralisa-tion de l’Eglise. Samedi, dans un discours prononcé à l’occasion de la commémoration du 50e anni-versaire de la création du synode des évêques, lors du concile Vati-can II, et lundi, dans une préface, publiée par le Corriere della Sera,aux œuvres du cardinal Carlo Ma-ria Martini, ancien chef de file del’aile libérale de l’Eglise, morten 2012, Jorge Mario Bergoglio a repris ce projet déjà évoqué en dé-cembre 2013 dans son exhorta-tion apostolique Evangelii Gau-dium (« La joie de l’Evangile »).

« L’Eglise du troisième millé-naire », a affirmé le pape dans son discours, doit être « synodale », c’est-à-dire que les croyants, le clergé et le pape doivent « s’écou-ter réciproquement », les fidèlesn’étant pas seulement des sujets, mais aussi des acteurs au même titre que les membres du clergé. C’est pour cela, a ajouté François, que les croyants ont été consultés sur la famille avant le synode.L’écoute mutuelle « culmine dans l’écoute de l’évêque de Rome [le pape], appelé à se prononcer (…)non pas à partir de ses convictions personnelles » mais comme « ga-rant de l’obéissance et de la confor-mité de l’Eglise à la volonté deDieu ». Plusieurs des groupes de travail du synode ont d’ailleurs, dans leurs conclusions de mer-credi, demandé au chef de l’Eglise de prendre en charge la suite de laréflexion sur les sujets les plus controversés.

Dans la vie ordinaire de l’Eglise,a plaidé François, cette synodalité doit s’exercer à tous les niveaux, de la paroisse au Vatican. Il a en particulier souhaité que les confé-rences épiscopales, qui réunis-sent les évêques d’un même pays, jouent un rôle plus important etne fassent pas remonter à Rome« toutes les problématiques qui seprésentent sur leur territoire ».Pendant le synode, plusieurs évê-ques ont reconnu que les ques-tions posées à la famille chré-tienne étaient parfois si différen-tes d’un pays à l’autre, d’un conti-nent à l’autre, qu’il serait peut-être judicieux d’y répondre à un niveau régional ou national.

Dans sa préface, le pape note luiaussi « la présence dans l’Eglise de tant de sensibilités différentes en fonction du contexte culturel qu’el-

les ne peuvent être prises en compte sans un libre et humble dé-bat ». Dans le même temps, cette perspective révulse une partie desprélats. Laisser aux conférences épiscopales ou aux évêques lepouvoir de décider l’accès ou non aux sacrements des divorcés re-mariés « risquerait de porter at-teinte à l’unité de l’Eglise catholi-que », a ainsi écrit le rapporteur d’un groupe anglophone.

Jorge Mario Bergoglio a été élupape le 13 mars 2013 avec un man-dat explicite pour réformer l’ad-ministration centrale de l’Eglisecatholique, c’est-à-dire la curieromaine. Mais pour l’ancien ar-chevêque de Buenos Aires, cetteréforme – en cours de prépara-tion – n’a de sens que si elle s’ins-crit dans un remaniement pluslarge du mode de gouvernement,dans un renforcement des Egli-ses locales.

Appelé à développer son rôle, lesynode assurerait la coordination et, avec le pape, la cohérence de l’ensemble. Encore faudrait-il qu’il ne fasse pas la preuve de sa paralysie samedi, à l’issue de trois semaines de débats intenses surla famille. p

cécile chambraud

Trois cardinaux à la forte personnalité incar-nent les courants qui s’affrontent depuis quinze jours, au synode, pour ou contre uneplus grande ouverture de l’Eglise catholique aux formes contemporaines de la famille.

George Pell

Dès le premier jour du synode, le 4 octobre, le cardinal australien George Pell, 74 ans, l’unedes figures de l’aile « conservatrice », a mis en doute, en séance, l’impartialité de la commis-sion (nommée par le pape François) chargéede rédiger le rapport final. Avec douze autres cardinaux, l’ancien archevêque de Sydneyavait aussi signé une lettre, remise au pontife argentin, dénonçant une procédure « conçue pour faciliter l’obtention de résultats prédéter-minés » en faveur d’un assouplissement des positions de l’Eglise. Le pape avait été con-traint d’intervenir, le lendemain, pour fairetaire la grogne. Les deux hommes, pourtant, savent travailler ensemble. Peu après son élec-tion, parmi tous les choix possibles, Jorge Ber-goglio l’a appelé pour faire partie du C9, le con-seil de neuf cardinaux dont il s’est entourépour piloter la réforme de la curie romaine. Il lui a confié la responsabilité du tout nouveau secrétariat pour l’économie, chargé d’assainiret de restructurer les finances du Vatican, unchantier prioritaire et déjà bien avancé, et iln’en réfère qu’au pape.

Reinhard Marx

Figure de proue des « réformistes », le cardinal Reinhard Marx, 62 ans, bataille depuis des mois pour que l’Eglise catholique change de regard et de discours sur les divorcés remariés et les autres familles « irrégulières ». L’archevê-que de Munich a proposé le 14 octobre, à sescollègues du synode, que l’Eglise « considère sérieusement la possibilité – fondée sur les si-

tuations individuelles et non sur un plan géné-ral – d’autoriser les croyants civilement divorcéset remariés à recevoir les sacrements de la con-fession et de la communion ». En février, avec lapuissance que lui confèrent ses fonctions de président de la conférence des évêques alle-mands, il avait fait frémir plus d’un défenseur du centralisme romain en affirmant : « Nousne sommes pas une filiale de Rome. Chaqueconférence des évêques est responsable de sa pratique pastorale dans son contexte culturel etelle doit prêcher l’Evangile à sa manière origi-nale. » Lui aussi a été choisi par le pape Fran-çois pour faire partie de son C9. Ce fils de syn-dicaliste a même une autre raison de côtoyer le cardinal Pell : le pape l’a nommé coordina-teur du conseil pour l’économie, un nouvel or-ganisme de la curie romaine doté de sa « pro-pre autonomie » face au puissant secrétariatdu cardinal australien.

Gerhard Ludwig Müller

Ce théologien allemand proche de Benoît XVI est, de par sa fonction de préfet de la Congréga-tion pour la doctrine de la foi, tenu au rôle de gardien du dogme. Ce qu’il fait avec vigilance. Lorsque son compatriote Marx semble prôner une autonomie pour les évêques allemands, il s’insurge : « L’idée d’une Eglise nationale serait totalement hérétique. » Lorsqu’un autre cardi-nal allemand, le théologien Walter Kasper,veut permettre aux divorcés remariés de re-trouver toute leur place dans l’Eglise, il tonne : « Il est impossible d’avoir deux femmes ! » Lui aussi, comme George Pell, a signé la lettre des treize cardinaux rebelles. Pourtant, lui aussi, aux dires du cardinal Marx, a voté au sein dugroupe allemand pour un début de solution pour les divorcés remariés. Sa place le rend in-contournable. p

cé. c.

Trois cardinaux incontournables dans les discussions

George Pell. A. SOLARO/AFP

Reinhard Marx. A.MEDICHINI/AP

Gerhard Ludwig Müller. GABRIEL BOUYS/AFP

Sur la question

du divorce et de

l’homosexualité,

7 des 13 groupes

d’évêques

penchent pour

le statu quo

L E S Y N O D E S U R L A FA M I L L E

Le pape note « la

présence de tant

de sensibilités

qu’elles ne

peuvent être

prises en compte

sans un libre

débat »

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 international | 3

Le pape Françoisavec l’évêque Fabio Fabene

(à gauche) et le cardinalLorenzo Baldisseri

(au centre) au Vatican,le 6 octobre. ALESSANDRA

TARANTINO/AP

Mystère et controverses sur la santé de FrançoisLe Vatican dément que le pape soit atteint d’une « tumeur curable » au cerveau

rome - correspondant

V raie rumeur pour unefausse tumeur… A troisjours de la fin du synode

sur la famille, dimanche 25 octo­bre, qui met à mal l’autorité dupape François, à quatre semai-nes d’un voyage de celui-ci enAfrique et à un peu plus d’unmois de l’ouverture du Jubilé dela miséricorde (le 8 décembre),un journal italien affirmait, mer-credi, que Jorge Mario Bergogliosouffrait « d’une tumeur cura-ble » au cerveau.

La nouvelle a été jugée suffisam-ment importante pour être dé-mentie par le Vatican au milieu de la nuit de mardi à mercredi, avant même que le quotidien sorte en kiosque : « Le pape, assume commetoujours une activité très intense. La diffusion de nouvelles infondées est irresponsable. »

Dans la journée, le père FedericoLombardi, responsable de la com-munication, revenait à la charge : « Je confirme qu’aucun médecin ja-ponais n’est venu au Vatican pour voir le pape, et qu’il n’y a pas eu d’examens médicaux du type indi-qué dans l’article », précisant qu’il avait interrogé François lui-même sur cette affaire. Le pape « est en bonne santé », a-t-il ajouté.

Repérages

L’article ? Publié dans Il Quoti-diano nazionale, il affirme, sans ci-ter de sources, qu’« il y a quelques mois, au-dessus de Barbaricina auxportes de Pise (Toscane), un hélicop-tère est apparu à l’improviste. Ceux qui l’ont vu se souviennent d’avoir aperçu le blason jaune et blanc du Vatican sur son flanc ».

L’engin a atterri sur l’héliport dela clinique San Rossore. Toutefois le pape n’était pas à bord de l’appa-reil.

En revanche, poursuit le journal,le neurochirurgien Takanori Fukushima, professeur des uni-versités de médecine de Duke et West Virginia (Etats-Unis), ainsi

que quelques autres personnes y sont montés. Direction la cité du Vatican. Selon le père Lombardi, un vol de l’hélicoptère papal a ef-fectivement eu lieu en Toscane, mais à des fins de repérages en prévision d’une visite de François en novembre. De son côté, le neu-rochirurgien écrit sur son blog qu’il s’est bien rendu, le 28 janvier, à Rome en hélicoptère depuis Pise,mais pour y rencontrer le vicaire du pape afin de lui faire don de 10 000 dollars (8 800 euros). Mais Il Quotidiano nazionale maintient ses informations.

Jeudi 22 octobre, plusieurs quo-tidiens italiens évoquaient « uncomplot au Vatican » pour tor-piller le synode. Celui-ci s’est en effet ouvert avec le coming out duprêtre polonais Krzysztof Cha-ramsa, suspendu mercredi de sonsacerdoce. Il s’est poursuivi par la divulgation de la lettre de treizecardinaux hostiles à la méthode utilisée par François pour con-duire les débats. Il est sur le point de s’achever dans les doutes sur lasanté du pape.

Jusqu’à ce que Jean-Paul II an-nonce publiquement sa maladie et que Benoît XVI renonce à son pontificat, la santé des papes a tou-jours été l’objet de rumeurs ali-mentées par le silence des autori-tés vaticanes. Alors que Jean XXIIIétait malade, presque agonisant etsous surveillance de ses médecins,L’Osservatore romano, le quoti-dien officiel de la Curie, écrivait :« Sa Sainteté a reçu en audience les membres de la société italienne de chirurgie. » p

philippe ridet

Au Vietnam, les catholiques invités à composer avec l’EtatLe pouvoir communiste veut imposer une loi encadrant les religions. Un retour en arrière « liberticide », selon les évêques vietnamiens

hanoï, ho chi minh-ville -

envoyé spécial

D ans une salle austère del’archidiocèse d’Hanoï,qui regroupe de splendi-

des bâtiments coloniaux ocre construits en plein centre-ville autemps de la présence française au Vietnam (1858-1954), le cardinal Pierre Nguyen Van Nhon pèse soi-gneusement ses mots en pré-sence de l’interprète officiel. Mais cela ne l’empêche pas de critiquer vertement un récent projet de loi sur les croyances et les religions qui démontre la volonté du pou-voir de fixer les règles de la rela-tion entre l’Etat communiste etles communautés religieuses.

« D’un côté, explique son émi-nence dans un français soigné, le gouvernement vietnamien se montre de plus en plus ouvert à l’égard des religions ; de l’autre, il propose une loi qui est un véritablepas en arrière par rapport aux ac-quis précédents. »

Nommé cardinal par le papeFrançois en janvier, la parole de ce« sudiste » de 77 ans fait autorité : « Dans les grandes villes du Viet-nam, les choses se passent plutôtbien entre nos fidèles et le gouver-nement, poursuit-il. Dans les pro-vinces reculées, c’est une autre his-

toire : parfois les réunions parois-siales ne sont pas autorisées parce que le pouvoir local veut prendre les choses en main. Par ailleurs, on souhaiterait récupérer les biens de l’Eglise confisqués après la prise depouvoir des communistes, au nord[1954] puis au sud [1975]. »

« Doctrine perverse »

Le clergé catholique vietnamien a été pris par surprise quand fut an-noncé inopinément en avril le projet de loi. Les participants de la Conférence permanente des évê-ques catholiques du Vietnam, citéspar le site Internet d’Eglises d’Asie, s’offusquèrent de l’idée d’une loi « liberticide » dans un pays où le droit de croyance est non seule-ment inscrit dans la Constitution mais désormais largement res-pecté. Pour eux, le projet ne recon-naît pas véritablement l’existence légale d’une organisation reli-gieuse. Il compliquera l’engage-ment des catholiques contre une éventuelle légalisation du mariagehomosexuel, et reste trop flou, no-tamment en matière foncière.

Naturellement, le vice-présidentdu département des affaires reli-gieuses, Duong Ngoc Tan, n’est pasd’accord : « Cette loi va donner un statut aux organisations religieu-ses, ce qui leur permettra de jouir

d’une plus grande liberté. Certes, il s’agit de déterminer ce que l’on peutet ce que l’on ne peut pas faire. »

Le catholicisme et le Vietnam,c’est une vieille affaire qui date d’avant le début de la colonisationfrançaise. Les premiers mission-naires français et portugais y ont débarqué dès le XVIIe siècle. Les ca-tholiques seront martyrisés sous le règne de l’empereur Tu Duc (1847-1883), qui qualifiera leurs croyances de « doctrine perverse ». Napoléon III saisira le prétexte de ces persécutions pour envoyer un sation du comité populaire », expli-

que Mgr Joseph Dinh Duc Dao, 70 ans, nommé en juin évêque coadjuteur du diocèse de Xuan Loc, dans le sud du Vietnam.

« D’étapes en étapes »

La remarque en dit long sur la vo-lonté officielle de garder la main dans un district où un tiers de la population est catholique : au fur et à mesure que l’on se rapproche du chef-lieu, venant d’Ho Chi Minh-Ville (ex-Saïgon), les clo-chers s’alignent en succession ra-pide le long de la route. Xuan Loc est un lieu d’importance pour le clergé : après l’écrasement du corps expéditionnaire français à Dien Bien Phu, en 1954, et la parti-tion du Vietnam, des centaines de milliers de catholiques du Nord se

réfugièrent ici. « La liberté reli-gieuse procède d’étapes en étapes »,avance l’évêque prudemment.

Même discours à Ho Chi Minh-Ville, où l’archevêque Paul BuiVan Doc, 71 ans, règne sur le très bel édifice colonial de l’archevê-ché de Saïgon. Cette personnalité exubérante, qui a passé des an-nées au Vatican et s’exprime dansun français un peu gouailleur hé-rité de l’école primaire du temps de l’Indochine, choisit la méta-phore pour décrire la complexe relation de l’Eglise avec le gouver-nement. « Nous sommes dans unesociété qui change, et l’Eglisechange aussi, même si la subs-tance de son message reste la même. Il faut construire des ponts entre nous et l’Etat, pas ériger desmurs. Il faut être patient. »

L’historien Do Quang Hung,professeur d’histoire contempo-raine qui a été l’un des rédacteurs du projet de loi, estime quant à luique celle-ci « élargit le domaine des libertés ; c’est, par exemple, lapremière fois qu’il est acté que les prisonniers auront le droit de prati-quer une religion ». Il ajoute cepen-dant : « Mais il importe de donnerun statut juridique aux religions et de diminuer le contrôle de l’Etat surelles. » p

bruno philip

corps expéditionnaire qui lancera le processus de colonisation.

Les catholiques restentaujourd’hui une force démogra-phique (6,6 millions de personnes sur plus de 95 millions d’habi-tants, soit 6,93 % de la population),même si leur nombre stagne. Ils représentent une communauté que les autorités ne peuvent igno-rer, tout en constituant parfois un défi à l’autorité du parti commu-niste.

Une méfiance qui concerne, àdes degrés divers, toutes les autres religions vietnamiennes, boudd-hisme, protestantisme, secte cao-daïste, etc. : « Pour empêcher la reli-gion de devenir un concurrent poli-tique, l’Etat-parti tient à conserver un contrôle total sur les activités re-ligieuses », écrit la chercheuse fran-co-vietnamienne Tran Thi Lien dans Vietnam contemporain (Les Indes savantes, 2009). Le pouvoir communiste a repris la tradition decontrôle confucéen : le pouvoir im-périal a toujours cherché à maîtri-ser l’espace religieux, [notamment]par la nomination de leurs dignitai-res. » C’est encore le cas aujourd’hui. « Les règles se sont as-souplies, notamment en ce qui con-cerne la nomination des prêtres, mais les cérémonies d’ordinationrestent encore soumises à l’autori-

« Les cérémonies

d’ordination

restent soumises

à l’autorisation

du comité

populaire »

MGR JOSEPH DINH DUC DAOévêque de Xuan Loc

250 km

CAMBODGE

CHINE

THAÏLANDE

LAOS

Ho Chi

Minh-Ville

Hanoï

Mer

de Chine

méridionale

VIETNAM

MALAISIE

Plusieurs

quotidiens italiens

ont évoqué

« un complot au

Vatican » pour

torpiller le synode

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4 | international VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

L’ASL résiste à l’offensive de DamasEquipés par la CIA, les rebelles modérés de l’Armée syrienne libre sont la cible des frappes russes

beyrouth - correspondant

On la disait en perte devitesse, en voie d’ex­tinction même. Ecra-sée sous les bombes

du régime et marginalisée par la montée en puissance des groupes djihadistes. Pour justifier le fait que leur aviation bombarde des zones très éloignées des territoirestenus par l’organisation Etat isla-mique (EI), les dirigeants russes ne cessent depuis trois semaines de nier son existence. « En Occident, ils parlent d’opposition modérée, mais jusqu’à présent nous n’en avons vu aucune », déclarait il y a quelques jours le général Andreï Kartapalov, le commandant de l’opération russe en Syrie.

Et pourtant, sur le terrain, unegrosse partie de la résistance à la contre-offensive du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens est actuellement assurée par l’Ar-mée syrienne libre (ASL), la bran-che modérée de l’insurrection. Ses brigades, déployées à la périphérie sud d’Alep et tout le long des cent kilomètres de front qui zigzaguent

entre le nord d’Hama et le djebel Akrad, au nord-est de Lattaquié, sont pour l’instant parvenues à contenir la poussée des forces pro-Assad. Cette situation inattendue, compte tenu de la puissance de feulargement supérieure des loyalis-tes, trouve son origine dans une arme que l’ASL est quasi la seule formation rebelle à posséder : le BGM-71 TOW. Ce missile antitank de fabrication américaine, qui est livré depuis la Turquie à une série de groupes armés sélectionnés parla CIA, fait des ravages dans les rangs de l’armée régulière. Il y a deux semaines, lors du lancement de la contre-attaque syro-russe dans la région d’Hama, près d’une vingtaine de blindés ont été ainsi détruits en l’espace de quarante-huit heures.

« Regain de popularité »

Depuis ce coup d’éclat, les TOW desrebelles neutralisent cinq à dix ci-bles par jour, qu’il s’agisse de tanks,de batteries d’artillerie ou de véhi-cules de transport de troupes. « Cesarmes jouent un rôle crucial dans leralentissement de l’offensive loya-

ment des rebelles encadré par les Etats-Unis. Ces lance-missiles montés sur tripode sont prélevés sur les stocks de l’armée saou-dienne, l’un des principaux four-nisseurs de la rébellion syrienne. Les destinataires sont les groupes d’obédience nationaliste, estam-pillés ASL, qui sont dirigés par d’anciens officiers de l’armée sy-rienne. Pionniers de la résistance militaire au régime Assad, ces uni-tés ont été éclipsées ces dernières années par des formations plus ra-dicales et mieux armées. Mais el-les n’ont jamais disparu du terrain et le TOW leur donne aujourd’hui l’occasion de se distinguer.

« Embêter Moscou »

La conduite de tir optique et le filo-guidage garantissent de faire mou-che à tous les coups ou presque. Chaque tir de missile fait l’objet d’une vidéo qui montre l’opéra-teur en train de viser, la détonationau moment du tir, la course du projectile dans les airs, sous la forme d’une petite boule rou-geoyante, puis l’explosion à l’im-pact, suivie de bruyants « Allahou Akbar ! ». « C’est l’arme la plus re-doutable de notre arsenal », expli-que Faès Bayouch, le commandantde la brigade Fursan Al-Haq, l’un des groupes habilités par la CIA à

recevoir des TOW. Pressé de men-tionner le nombre de missiles en sa possession, ce déserteur de l’ar-mée de l’air syrienne élude : « On en a suffisamment pour empêcher les pro-Assad d’avancer et on sait que les livraisons ne s’arrêteront pas. La présence des Russes nous galvanise. On ne cédera pas. »

D’autres chefs de l’ASL ont af-firmé à l’agence Reuters avoir reçu un nouveau lot de roquettes de-puis l’entrée en action de l’armée russe. Ces arrivages, s’ils s’accélè-rent, pourraient donner au conflit en Syrie l’allure d’une guerre par procuration entre Moscou et Washington. « C’est le petit jeu des Américains, analyse le journaliste pro-opposition Ayman Abdel Nour. Ils nous fournissent suffisam-ment de TOW pour embêter Mos-cou, mais pas assez pour faire chu-

ter Assad. » Les Russes ont comprisle message. Les positions de l’ASL ont été visées dès le premier jour de leurs bombardements, le 30 septembre. L’une des unités les plus efficaces, la première division côtière, qui opère dans la monta-gne surplombant le littoral, a été frappée à trois reprises déjà. Son chef, Bassel Zammo, un ancien ca-pitaine de l’armée syrienne, est mort le 20 septembre à la suite d’un tir qui a fait une quarantaine de morts, combattants et civils confondus. Un autre chef d’une brigade labellisée ASL, Nourédine Zinki, a été tué le même jour dans des combats au sud d’Alep.

Selon l’Observatoire syrien desdroits de l’homme, les raids aé-riens russes ont été fatals, en troissemaines, à 370 personnes, dont 243 hommes armés. Seuls 52membres de l’EI figurent parmi les victimes alors que le mouve-ment djihadiste était censé être la cible numéro un de cette opéra-tion militaire. « Moscou suit la stratégie de Damas, décrypteNoah Bonsey. Celle-ci consiste à briser tous les groupes armés sur lesquels repose une éventuelle so-lution politique. Le but est de lais-ser le régime apparaître comme le seul rempart face à l’EI. » p

benjamin barthe

Le 17 octobre, sur le mont Azzan, à 24 km d’Alep, après un tir des forces d’opposition à Bachar Al-Assad. THAER MOHAMMED/AFP

liste, explique Noah Bonsey, ana-lyste à l’International Crisis Group.Elles valent à l’ASL un regain de po-pularité sur le terrain, même au sein de groupes armés très éloignés idéologiquement, comme Ahrar Al-Sham [la plus puissante coalition militaire de l’opposition, d’inspira-tion salafiste] ou le Front Al-Nosra [la branche syrienne d’Al-Qaida]. »

C’est au printemps 2014 que lespremiers TOW sont arrivés sur le champ de bataille syrien, dans le cadre d’un programme d’arme-

L’étrange escapade d’Assad à Moscoumoscou - correspondante

E trange escapade que cellede Bachar Al-Assad à Mos-cou, mardi soir 20 octobre,

rendue publique seulement le lendemain, une fois qu’il était re-venu à Damas. Lors de son entre-tien avec Vladimir Poutine dansun salon du Kremlin, tout commeau dîner qui a suivi, le président syrien est apparu très isolé au mi-lieu de plusieurs dignitaires rus-ses, selon les images diffusées parla télévision. Venu seul, de sur-croît dans des conditions particu-lières pour sa première échappéeà l’étranger depuis le début de laguerre civile dans son pays, en 2011, il n’a pu que remercierson hôte pour son soutien, appa-raissant ainsi clairement comme l’obligé de Moscou.

Embarqué sur la base russe deLattaquié, Bachar Al-Assad a été conduit à destination par un avion dépêché depuis Moscou. Sur place, rien ne devait filtrer afind’éviter que le départ du dirigeant soit interprété comme une fuite. Et, dans les airs, toutes les précau-tions ont été prises pour éviter un « incident », voire l’interception de l’appareil dans un espace sur-volé par de nombreux avions de lacoalition internationale… Avec minutie, un blogueur russe spé-

cialisé dans l’aviation s’est attachéà retracer le trajet. Selon ce der-nier, Bachar Al-Assad serait monté à bord d’un Iliouchine62-M du gouvernement russe en-registré sous le code RA-863539. Il aurait survolé l’Irak, l’Iran et la mer Caspienne pour éviter la Tur-quie, avant de repartir silencieu-sement par le même chemin, sansémettre de signal. Tout cela pour quel impératif ?

« Processus politique »

Sitôt le dirigeant syrien reparti, Vladimir Poutine a pris son télé-phone pour s’entretenir successi-vement avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, et le roi Sal-man d’Arabie saoudite, tous deux hostiles au maintien d’Assad au pouvoir. Au même moment, l’en-voyé spécial du président russe pour le Moyen-Orient, Mikhaïl Bo-gdanov, recevait au ministère des affaires étrangères, à Moscou, des représentants des Kurdes syriens, malgré la mise en garde d’Ankara contre toute aide de la Russie de cecôté-ci. Au cours de ces entretiens avec Assia Abdallah, coprésidente du Parti de l’Union démocratique kurde, et Anwar Muslim, chef de l’administration de la ville de Ko-bané, dans le nord de la Syrie, le di-plomate russe a répété les mots prononcés la veille par le chef du

Kremlin sur « la nécessité de conso-lider les efforts de chaque groupeethnique et religieux composant la société syrienne, y compris les Kur-des, pour l’éradication du terro-risme en Syrie ».

Sans dételer, le chef du Kremlina poursuivi ses appels avec le roide Jordanie Abadallah II et le pré-sident égyptien Abdel Fattah Al-Sissi pour parler de la Syrie. Paral-lèlement à l’engagement russe aucôté du régime Assad et aux raidsaériens contre les rebelles qui en-trent dans leur quatrième se-maine, Vladimir Poutine affirmequ’un « processus politique » doitsuccéder aux opérations militai-res. Mais, au-delà des mots, le chef du Kremlin n’a apporté aucun éclaircissement sur ses in-tentions réelles.

« Rien ne doit être fait pour con-forter Bachar Al-Assad, a réagi, de-puis Paris, François Hollande. Je veux croire que le président Poutinea convaincu Assad d’engager au plus tôt la transition politique et de quitter la place le plus rapidement possible. » Ces divergences serontde nouveau sur la table, vendredi, à Vienne, lors de la réunion des chefs de la diplomatie russe, amé-ricaine, saoudienne et turque, les trois derniers réclamant toujours un départ de Bachar Al-Assad. p

isabelle mandraud

Pionnières de

la résistance

militaire

au régime Assad,

les unités de l’ASL

n’ont jamais

disparu du terrain

OÙ EST LE POUVOIR ?

Forum coordonné et animé par Jean Birnbaum, responsable du Monde des livres

Tél : 02 43 47 38 60 - [email protected] - http://forumlemondelemans.univ-lemans.fr

Conception : Agnès Stienne - Illustration : Sergueï

13 | 14 | 15 novembre 2015

Palais des congrès etde la culture du MansEntrée libre et gratuite

Raphaëlle Bacqué | Alban Bensa | Luc Boltanski | Monique Canto-Sperber | Michaël Foessel | Jean-François KahnNathalie Heinich | Jul | Bruno Latour | Karine Grévain-Lemercier | Jean-Claude Monod | Yann Moix

Mathieu Potte-Bonneville | Myriam Revault d’Allonnes | Christiane Taubira | Alice ZeniterSous réserve de modifications

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 international | 5

Le retour d’Ukraine des « volontaires » russesLes anciens combattants ont créé l’Union des volontaires du Donbass pour faire valoir leurs droits

moscou - correspondante

Des cartes de membreont été distribuées etle premier bureau aouvert à Moscou,

mardi 20 octobre, avant trois autres « sections » prévues àSaint-Pétersbourg, Rostov-sur-le-Don, et Simféropol, en Crimée. L’Union des volontaires du Don-bass, en Russie, est née.

Officiellement enregistrée,cette nouvelle organisation, quiregroupe les combattants russes revenus de la guerre dans l’est del’Ukraine, est sortie de l’ombredix jours plus tôt dans une salle du Musée de la seconde guerre mondiale, à Moscou. Un an et demi après le début du conflit quia fait plus de 8 000 victimes dans cette partie de l’Europe, la recon-naissance de l’existence de ces« volontaires », admise par le Kremlin sur le tard, franchit unpas supplémentaire.

« C’est une première étape », pré-vient le dirigeant de l’Union, Alexandre Borodaï, attablé dans un restaurant de la capitale russe. Bientôt, ajoute celui qui fut jus-qu’en octobre 2014 le premier « premier ministre » autopro-clamé de la « République popu-laire de Donetsk », la Douma (la Chambre basse du Parlement russe) sera saisie pour donner un « statut » à ces combattants. Blou-son noir et cheveux ras, Alexan-dre Borodaï, 43 ans, est l’une des figures russes les plus connues duconflit, inscrites sur les listes européenne et américaine dessanctions. « J’ai quitté Donetsk, ex-plique-t-il cordialement, car à l’approche des accords de Minsk [négociés par la France, l’Allema-gne, la Russie et l’Ukraine pourtenter d’imposer la paix], cela aurait été bizarre d’avoir pour re-présenter ses habitants un Russené à Moscou… »

Depuis lors, la paix relative quis’est installée dans l’est de l’Ukraine renvoie chez eux les « volontaires » russes. Il n’est pas question ici de parler de « militai-res », même si M. Borodaï admet que certains avaient « démis-sionné » de l’armée pour rejoindrele Donbass. Il cite surtout des chif-fres renversants : « 30 000 volon-taires au minimum », de tous âges et venus de toute la Russie auraient participé selon lui aux combats. « Les chiffres de l’OSCE [Organisation pour la sécurité et

patriement des corps, car parfois, nous ne connaissions même pas leur vrai nom ».

Divisions

Le 10 octobre, plus de six cents « chefs » de guerre étaient rassem-blés dans le musée, certains en treillis militaire, d’autres en civil.Au premier rang avait pris placeArseni Pavlov, 32 ans, plus connu sous le surnom de « Motorola ». Commandant d’une section qui a été de tous les combats à Sla-viansk, à l’aéroport de Donetsk ou

à Debaltsevo, il est accusé par les services de sécurité ukrainiens de « tortures » et de meurtres sur des prisonniers. A la tribune, Alexan-dre Borodaï explique que l’Etatrusse ne versera pas un rouble, mais que l’association viendra en aide à tous, grâce aux dons de « grands businessmen patriotes »dont il refuse de donner les noms.Proche de l’oligarque Konstantin Malofeev, soupçonné d’avoir fi-nancé la guerre en Ukraine, il af-firme que ce dernier se « consacre désormais à ses affaires ». Avec

Igor Strelkov, ex- « ministre » de la défense à Donetsk, revenu égale-ment à Moscou et dont des pho-tos le montrant en galante com-pagnie près d’une piscine ont cir-culé, les chemins se sont séparés.

Les divisions entre « volontai-res » empoisonnent aujourd’hui le climat, au point que la « charte »de l’Union précise qu’il est « inter-dit de critiquer les dirigeants » de Donetsk et de sa sœur jumelle, la « République populaire de Lou-hansk ». « La critique n’apporte rien de bon, juste de l’eau au mou-lin des ennemis de la Russie », a in-sisté M. Borodaï.

La conquête du Donbass s’éloi-gnant en même temps qu’a dis-paru l’expression « Novorossia »(« la Nouvelle Russie ») dans les discours du Kremlin, il faut gérerla déception.

« Ce projet, pour l’instant, n’estpas prêt, admet Alexandre Boro-daï. Mais aujourd’hui, même si la Russie ne les a pas reconnues, il existe déjà deux Républiques indé-pendantes qui vivent dans lemonde russe. Après la Crimée [an-nexée en 2014], ce n’est pas si mal. Kiev ne peut pas démobiliser sessoldats de peur qu’ils retournent leur colère contre le gouverne-ment, et l’Ukraine va se casser en morceaux. » Pour l’instant, le re-tour d’hommes saturés de vio-lence est plutôt source de préoc-cupation en Russie. p

isabelle mandraud

Alexandre Borodaï (au centre), dirigeant de l’Union des volontaires du Donbass, à Moscou, le 10 octobre. S. KARPUKHIN/REUTERS

Christian Ingrao : « Le Proche-Orient était tout à fait extérieur aux plans d’Adolf Hitler »L’historien contredit M. Nétanyahou sur le rôle du grand mufti de Jérusalem dans la Shoah

ENTRETIEN

E n déclarant le 20 octobre,durant le 37e congrès sio-niste, que le grand mufti de

Jérusalem avait inspiré à AdolfHitler l’idée de « brûler » les juifs d’Europe lors d’une entrevue, ennovembre 1941, le premier minis-tre israélien, Benyamin Nétanya-hou, a provoqué une tempête qui a dépassé les frontières de sonpays. L’historien Christian Ingrao (CNRS-IHTP), spécialiste du na-zisme, replace l’entrevue dans sa chronologie.

Comment qualifieriez-vous l’importance du grand mufti de Jérusalem ?

Vu de Berlin, Hadj Amine Al-Hus-sein (1895-1974) est un personnagepériphérique, et le Proche-Orient est tout à fait extérieur aux plans d’Hitler. Par intermittence, cer-tains dignitaires nazis se sont inté-ressés à la région. Adolf Eichmann,par exemple, a fait un voyage en Palestine en 1937, durant lequel il essaie de rencontrer les gens de la Haganah [l’organisation paramili-taire clandestine du mouvement sioniste]. Mais ce mouvement ne dure pas. Du point de vue alle-mand, les considérations sur le Proche-Orient relèvent de l’exo-tisme pur, ou de la futurologie.

Lors de l’entrevue du 28 novem-bre 1941, dont il existe une re-transcription exhaustive, le grand

mufti n’évoque jamais l’idée de « brûler » les juifs, contrairementà ce qu’imagine M. Nétanyahou. De son côté, Hitler s’est borné à ré-péter les éléments de langage que lui ont fourni ses conseillers.

Les défenseurs de la thèse avancée par M. Nétanyahou af-firment qu’avant cet entretien, le régime nazi n’en était pas passé encore à l’extermination. Qu’en est-il de la situation en ce 28 novembre 1941 ?

Selon les plans de l’époque, lesjuifs d’Europe sont censés être en-voyés en Russie, dans un procon-sulat que les nazis entendentcréer dans le cercle polaire arcti-que. Mais en novembre 1941, quand les responsables nazis par-lent de « transporter » ils sont déjàdans une logique d’extinction dela judéité. Sur le terrain, la prati-

que est clairement génocidaire.On a commencé à tuer systémati-quement les enfants le 16 août 1941, à Rokiskis (Lituanie). Dans le rapport Jager, publié endécembre 1941, et qui répertorie les exécutions, on ne compte plus. On dit « tous les juifs ».

Pour autant l’entrevue inter-vient à une période cruciale…

C’est en effet un moment char-nière. Le lendemain de la rencon-tre est lancée l’invitation pour une conférence sur la questionjuive, qui doit se tenir à la villa Marlier, à Wannsee. Deux jours après, une centaine de personnes du programme T4 sont chargées de mettre en place le plan qui donnera naissance aux camps deBelzec, Sobibor et Treblinka. Lespremiers gazages commencent à Chelmo, en décembre 1941.

Donc la chronologie avancée par M. Nétanyahou n’est pas complètement incohérente…

Effectivement. Mais il faut sou-ligner que la solution finale relèved’une palette d’« outils » : l’extinc-tion par la faim (à partird’avril 1941), les fusillades (en URSS, en Serbie et dans le Gouver-nement général polonais à partir d’août 1941), les installations mo-biles (les camions à gaz employés à Chelmo en décembre 1941), et enfin les camps. Belzec, Sobibor et Treblinka sont planifiés le 18 octobre 1941, tandis que com-mence l’activité du seul camp fixedurable et européen : Auschwitz. Plus largement, ces déclarations sont le résultat d’une tendance historiographique lourde consis-tant, ces dernières années, à con-sidérer la prise de décision du gé-nocide comme plus tardive, et fractionnée. Dans les années 1960, le discours dominant était : tout est dans Mein Kampf. Ainsi les propos de M. Nétanyahou sontaudibles en 2015. Il aurait été ini-maginable de les prononcer en 1985… Pour autant, M. Néta-nyahou méconnaît que l’idée al-liance entre nazis et arabes est, àl’époque, tout à fait insignifiante. Les troupes arabes combattant aucôté des nazis, c’est tout au plusquelques dizaines de milliers depersonnes. p

propos recueillis par

jérôme gautheret

la coopération en Europe] ne reflè-tent pas la réalité, soutient-il, il y a eu des milliers de morts » parmi lessoldats ukrainiens et « plus de 1 000 » du côté des combattantsrusses. « D’autres sont malades ou ont été blessés et ont besoin d’une réadaptation sociale car ils ontperdu leur emploi, poursuit-il. Beaucoup venaient un, deux ou sixmois sur place quatre ou cinq fois dans l’année. » Arrivés sur place,ces fantassins étaient pris en charge à la va-vite et prenaient unpseudo – « un casse-tête pour le ra-

ÉTATS-UNISJoe Biden renonce à la Maison BlancheAprès des mois d’hésitation, le vice-président américain, Joe Biden, a renoncé, mer-credi 21 octobre, à défier la favorite Hillary Clinton aux primaires de la présiden-tielle du Parti démocrate. En présence de Barack Obama et de son épouse, Jill, devant la Maison Blanche, il a pré-cisé que le deuil de son fils, Beau Biden, mort en mai d’un cancer, à 46 ans, avait pesé dans sa décision de ne pas se présenter. « Malheu-reusement, j’estime que nous ne disposons pas du temps nécessaire pour monter une candidature et remporter l’in-vestiture », a-t-il annoncé.

VENEZUEL ALe principal chef d’entreprise du pays accusé de « trahison »Les parlementaires de la ma-jorité présidentielle ont dé-posé plainte, mercredi 21 oc-tobre, contre le principal chef d’entreprise du Venezuela, Lorenzo Mendoza, accusé de « trahison à la patrie », ce qui pourrait lui valoir de vingt à trente ans de prison. Le PDG des entreprises Polar est ac-cusé d’« usurpation de fonc-tions » pour avoir envisagé avec un économiste vénézué-lien l’aide éventuelle du Fonds monétaire internatio-nal. – (EFE.)

ARABIE SAOUDITELe bilan de la bousculadede La Mecque dépasse les 2 100 mortsPlus de 2 100 personnes sont mortes dans la bousculade au pèlerinage de La Mecque,

le 24 septembre, ce qui en fait la catastrophe la plus meurtrière de l’histoire mo-derne du hadj, selon des chif-fres officiels donnés par 34 pays. L’Iran est le pays qui enregistre le plus grand nombre de victimes (464), devant le Mali (282).Grand rival régional de l’Ara-bie saoudite sunnite, le ré-gime chiite iranien avait ac-cusé « la mauvaise gestion et les actions inappropriées » des responsables saoudiens d’être à l’origine de la bous-culade. Le nombre de pèle-rins tués a presque triplé par rapport au bilan officiel fourni par les autorités saou-diennes. – (AFP.)

L’organisation

soutient que

« 30 000

volontaires au

moins » auraient

participé aux

combats

L’Allemagne réaffirme sa responsabilité

Recevant mercredi 21 octobre, à Berlin, le premier ministre israé-lien, la chancelière Angela Merkel, interrogée sur les propos tenus la veille par Benyamin Nétanyahou, a insisté sur la responsabilité historique de son pays dans la Shoah : « Nous ne voyons aucune raison de changer notre perception de l’Histoire tout particulière-ment en la matière, nous continuons à assumer la responsabilité allemande dans la Shoah, a-t-elle souligné. Au nom du gouverne-ment allemand et en mon nom, je peux dire que nous sommes conscients de la responsabilité des nazis dans cette rupture civilisationnelle qu’a constituée la Shoah. Nous sommes convain-cus que ceci doit être transmis aux générations à venir, par exem-ple dans le cadre de l’éducation scolaire. »

- CESSATIONS DE GARANTIE

LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRETD’APPLICATION N° 72-678 DU 20

JUILLET 1972 - ARTICLES 44QBE FRANCE, sis Cœur Défense – TourA – 110 esplanade du Général de Gaulle– 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCSNANTERRE 414 108 708), succursalede QBE Insurance (Europe) Limited,Plantation Place dont le siège social est à30 Fenchurch Street, London EC3M 3BD,fait savoir que, la garantie financière dontbénéficiait la :

SARL VIEIRA DA SILVA CONSEIL48 Rue de Paris

77220 TOURNAN EN BRIERCS : 494 767 676

depuis le 24 Juillet 2014 pour son activitéde :TRANSACTIONS SUR IMMEUBLESET FONDS DE COMMERCE cesserade porter effet trois jours francs aprèspublication du présent avis. Les créanceséventuelles se rapportant à ces opérationsdevront être produites dans les trois moisde cette insertion à l’adresse de l’Etablis-sement garant sis Cœur Défense – TourA – 110 esplanade du Général de Gaulle– 92931 LA DEFENSE CEDEX. Il est pré-cisé qu’il s’agit de créances éventuelles etque le présent avis ne préjuge en rien dupaiement ou du non-paiement des sommesdues et ne peut en aucune façon mettre encause la solvabilité ou l’honorabilité de laSARL VIEIRA DA SILVA CONSEIL

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6 | international VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

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Face aux réfugiés, un sommet pour aider les BalkansM. Juncker convoque, dimanche, les dirigeants de huit pays de l’UE et ceux de la Serbie et de la Macédoine

bruxelles, madrid -

correspondants

L’Union européenne nesait plus où donner dela tête face à l’aggrava-tion de la crise des réfu-

giés. Mercredi 21 octobre, le prési-dent de la Commission de Bruxel-les, Jean-Claude Juncker, a innové en convoquant pour dimancheun sommet réunissant les diri-geants de huit pays de l’Union (Al-lemagne, Autriche, Bulgarie, Croatie, Grèce, Hongrie, Rouma-nie et Slovénie) et ceux de la Ser-bie et de la Macédoine. Le haut-commissaire aux réfugiés des Na-tions unies, Antonio Guterres, et le président du Conseil européen, Donald Tusk, ont été conviés à cette réunion censée favoriser la consultation, la coopération etdes actions concertées pour ten-ter de résoudre les nombreusesdifficultés sur la route des Balk-ans, empruntée par les deman-deurs d’asile qui tentent, en majo-rité, de gagner l’Allemagne.

La tension monte entre les diffé-rents pays concernés depuis la dé-cision de la Hongrie de fermer sesfrontières avec la Serbie, puis la Croatie. Face à l’attitude de Viktor Orban, la Commission se tait :« Inutile de pointer du doigt l’un ou

l’autre », répète-t-elle, conscienteque le premier ministre hongrois n’est plus isolé lorsqu’il prône la fermeture complète des frontiè-res et évoque le risque d’une dés-tabilisation de toute l’UE.

Résolution d’urgence

La première journée du congrès du Parti populaire européen (PPE,conservateur), qui se tient les 21 et22 octobre à Madrid, a permis demesurer les divergences au sein de ce courant politique dominant,auquel appartiennent MM. Orbanet Juncker. Pour faire voter une ré-solution d’urgence sur les réfu-giés, il a fallu gommer les princi-paux points de désaccord. Le congrès a prôné « une réforme complète du système d’asile », mais « à long terme ».

Le texte, qui évoque des mena-ces pour le système sans passe-port de Schengen, vise directe-ment l’Italie et la Grèce, accusées de ne pas enregistrer correcte-ment les demandeurs d’asile.« Cela montre un manque de com-préhension de l’envergure du pro-blème », déplore Dora Bakoyan-nis, dont la formation, Nouvelle Démocratie, a voté contre la réso-lution, tandis que les Italiens sesont abstenus.

« Nous voyons une fois encoreque la gouvernance de l’Union européenne n’est pas adaptée à la gestion des crises », avertit de son côté Alain Lamassoure, président de la délégation française au groupe du PPE.

Pendant ces débats, la petite Slo-vénie, devenue un pays de transit,tentait, mercredi, de gérer un flot de 11 000 personnes, ce qui a donné lieu à divers incidents, aux frontières croate et autrichienne. La Croatie est accusée de ne pas avoir coopéré en laissant passer des milliers de réfugiés : elle ré-pond en déplorant la lenteur de laSlovénie pour enregistrer les de-mandeurs d’asile. La Serbie, qui aenregistré plus de 100 000 per-sonnes en un mois, affirme ne pasvouloir fermer ses frontières maisappelle l’UE à l’aide. Plus de 3 500 personnes y ont passé la nuit de mardi à mercredi dans la boue, coincées entre les frontières croate et serbe.

la France dubitative. Les pays del’Est européen craignent, eux, qu’une remise à plat du règle-ment de Dublin revienne à cau-tionner un mécanisme perma-nent de relocation des réfugiés, auquel ils sont fermement oppo-sés. Ces pays – appuyés par M. Tusk – insistent plutôt sur la nécessité de renforcer massive-

ment le contrôle des frontières extérieures. Réponse de Berlin :ériger des barrières ne résout rienet n’empêche pas des réfugiés degagner l’Allemagne…

Avions militaires

Mme Merkel veut aussi agir pour donner un signal à sa population, qui s’inquiète que l’Allemagne soit bientôt débordée, et pour évi-ter les tensions entre Etats des Balkans. Berlin évoque aussi l’uti-lisation d’avions militaires pourexpulser les migrants irréguliers qui tentent de s’installer sur son territoire.

La Commission, elle, reste pru-dente sur la nécessité de réformer Dublin mais apprécie le soutien de Berlin à sa proposition d’ins-taurer un mécanisme permanent de relocalisation. Pas question,

toutefois, de se lancer dès diman-che dans un nouveau règlement, mais bien de trouver des réponsespratiques et de l’argent pour aider les pays des Balkans et les réfugiés,assure l’entourage de M. Juncker.

Absent dimanche, le présidentfrançais, François Hollande, de-vait, lui, s’exprimer sur la crise desmigrants jeudi 22 octobre, lors d’une visite officielle en Grèce. Il devrait y recueillir les doléancesdes dirigeants, qui apprécient trèspeu l’insistance de Berlin à négo-cier avec la Turquie. L’Allemagneproposait même, au départ, d’or-ganiser des patrouilles maritimescommunes gréco-turques mais n’évoque déjà plus qu’une « coo-pération » entre les deux pays. p

cécile ducourtieux,

sandrine morel

et jean-pierre stroobants

Des migrants traversent la frontière entre la Macédoine et la Grèce, mercredi 21 octobre. ROBERT ATANASOVSKI/AFP

Colombie : scrutin dans un climat plus sereinLes élections régionales et locales ont lieu dimanche sur fond de négociations avec la guérilla

bogota - correspondante

L es Colombiens sont appe-lés aux urnes, dimanche25 octobre, pour élire

32 gouverneurs de département et 1 102 maires, ainsi que leursconseillers régionaux et munici-paux. Gouvernée à gauche depuisdouze ans, la capitale, Bogota, pourrait basculer. Ces électionsseront-elles les dernières avant la pacification du pays ? A La Ha-vane, les négociateurs du prési-dent colombien Juan Manuel San-tos (centre droit) et ceux de la gué-rilla des Forces armés révolution-naires de Colombie (FARC, extrême gauche) ont évoqué, en septembre, la possibilité de signerun accord de paix en mars 2016.

« Ces élections sont les plus paci-fiques que nous ayons connues en trente ans », s’est félicité Carlos Ariel Sanchez, responsable de l’or-ganisation électorale. Dans cepays habitué aux attentats et aux violences, la campagne s’est dé-roulée dans un climat presque se-rein. Les FARC n’ont pas appelé à boycotter ni à saboter le scrutin. La désescalade du conflit armé donne un avant-goût de ce quepourrait être la fin des hostilités. Les Colombiens se projettent

dans l’avenir et discutent déjà de l’après-conflit.

La Mission d’observation électo-rale (MOE) a cependant enregistré161 faits de violence liés aux élec-tions, dont 17 assassinats de can-didats ou de fonctionnaires. La majorité de ces incidents ont eu lieu dans des régions où la gué-rilla est absente. « Ces violences di-sent la pugnacité de la lutte pour lepouvoir et l’intolérance des prati-ques politiques en Colombie », es-time Alejandra Barrios, la prési-dente de la MOE.

Candidats sous les verrous

Quarante-quatre candidats ont été inquiétés par la justice pour corruption ou activités illégales.Plusieurs d’entre eux ont été mis sous les verrous. Les narcotrafi-quants, contrebandiers, conces-sionnaires de contrats publics et autres mafias ont depuis long-temps investi la politique et l’ad-ministration publique. « Le finan-cement illégal des campagnes élec-torales, l’usage de ressources pu-bliques pour favoriser tel ou tel candidat, les pressions sur les élec-teurs constituent aujourd’hui les pratiques les plus graves », souli-gne le chercheur Ariel Avila.

« La guérilla a longtemps tenté

d’empêcher les électeurs d’allervoter. Avec la diminution de cette menace, les défauts de notre sys-tème électoral se font plus visi-bles », confirme Leon Valencia,directeur de la fondation Paix et réconciliation et ancien gué-rillero de l’Armée de libération na-tionale (ELN, castriste).

La question du conflit armé etde sa solution accapare depuis deslustres le débat politique. Mais elle pèse peu dans ces élections.« Aucun électeur n’a les négo-ciations de La Havane en tête », ré-sume Jorge Londoño, de l’institut Invamer Gallup. Pourtant, la guerre colombienne est une guerre rurale et, nul n’en doute, le succès d’un accord de paix sejouera dans les départements et les municipalités de province, te-nues de jouer le jeu et de payer leprix de la réconciliation. La ré-forme agraire est cruciale pour la réinsertion des guérilleros etpour le retour des populationsdéplacées.

Cependant, « les élections régio-nales et locales obéissent encore à des logiques propres, marquées par le “caudillisme” : les partis ne sont que des entreprises électo-rales au service de potentats lo-caux », explique l’analyste Ricardo

Garcia. On vote pour tel notable, tel personnage en place ou tellefamille incrustée dans le paysage politique.

Alternance possible à Bogota

« La féroce opposition entre Juan Manuel Santos et l’ancien président Alvaro Uribe, critique du processus de paix, ne fait pas sensau niveau local », poursuit M. Gar-cia. Devenu sénateur, M. Uribe continue d’occuper la scène poli-tique et les médias. Sans pro-gramme ni identité clairementdéfinie, les principaux partis scel-lent des alliances régionales et lo-cales au gré des convenances.

A Bogota, l’ancien maire EnriquePeñalosa, qui se présente en indé-pendant, et Clara Lopez, du Pôledémocratique (gauche), arrivent en tête des intentions de vote.L’élection se fait à un tour. M. Peñalosa (crédité d’environ 30 % des voix) se pose en techno-crate. Mme Lopez se veut la candi-date du social et de la paix. L’ac-tuel maire de gauche, Gustavo Petro, fut dans sa jeunesse mem-bre du M19, la guérilla urbaine quia déposé les armes en 1990. Sa ges-tion très critiquée fait peser la ba-lance du côté d’une alternance. p

marie delcas

Il y a donc urgence à agir maisl’initiative de M. Juncker – voulue en fait par la chancelière alle-mande – fait grincer des dents. Censé gérer l’agenda des diri-geants européens, M. Tusk appré-cie peu mais craint surtout qu’An-gela Merkel profite du rendez-vous de dimanche pour faire pas-ser, notamment, son idée d’une réforme du règlement de Dublin, qu’elle juge « obsolète ». Celui-cioblige le pays de première arrivée à traiter les demandes d’asile et fa-vorise ce que certains appellent le« shopping de l’asile » en laissantaux demandeurs le choix de leur destination. Berlin prône aussiune uniformisation des droits dans l’UE, afin de favoriser une ré-partition plus équitable.

Mme Merkel est soutenue parl’Italie et les Pays-Bas mais laisse

LE CONTEXTE

DUBLINAdoptée en 1990, la convention

de Dublin s’est transformée

en 2003 en règlement Dublin II. Celui-ci vise à éviter que plu-sieurs demandes d’asile soient déposées par un même individu dans différents Etats membres de l’Union européenne. Si le de-mandeur a franchi irrégulière-ment les frontières d’un Etat, ce dernier est responsable de l’exa-men de la demande, ce qui im-plique qu’un demandeur peut être renvoyé vers ce pays de pre-mière entrée. En août, l’Allemagne a suspendu l’appli-cation de ce règlement pour les réfugiés syriens.

La petite Slovénie

tentait, mercredi,

de gérer un flot de

11 000 personnes,

ce qui a

donné lieu

à divers incidents

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 planète | 7

Climat : le G77, poids lourd des négociationsLe groupe des pays en développement se montre très actif, sur fond de fracture Nord-Sud

PARIS CLIMAT 2015

bonn (allemagne) - envoyé spécial

Ce n’est pas une af-faire d’Etat, mais uneillustration élo­quente de la tension

qui règne à Bonn, en Allemagne, àmi-parcours d’une semaine denégociations climatiques mar-quées par la lenteur. Les ONG bé-néficiant du statut d’observateurdurant les sessions de la Conven-tion-cadre des Nations unies surles changements climatiques (CCNUCC) sont désormais ex-clues des groupes de travail. Il suf-fit qu’un pays en formule la de-mande pour que cette procédures’applique. Ce qu’a fait le Japon, mardi 20 octobre, sans exposerles motifs de son choix. D’autres pays ont certainement été tentés de l’imiter, tant l’atmosphère est électrique entre les coalitions qui mènent les discussions.

Dans ce jeu d’alliances politi-ques structurées autour d’intérêtscommuns, un bloc se montre trèsactif à Bonn, et pas seulement parce qu’il est le plus étoffé, le groupe des 77 et de la Chine. Cons-titué lors de la Conférence des Na-tions unies sur le commerce et ledéveloppement de juin 1964 – bien avant le Sommet de la Terreà Rio, en 1992, l’acte de naissance de la CCNUCC –, le « G77 + Chine » regroupe aujourd’hui 134 des 195 pays de la Convention-cadre. Il représente plus de 80 % de la population mondiale.

Il est en fait une « superstruc-ture » abritant de nombreux en-

sembles régionaux ou thémati-ques : le groupe des pays émer-gents formé par le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Inde et la Chine (Basic) ; le groupe des pays arabes, arc-bouté sur la question des énergiesfossiles ; l’Alliance des petits Etats insulaires ; le groupe Afrique ; legroupe des pays les moins avan-cés (PMA) ; le groupe de « ceux quipensent la même chose » (LikeMinded Group) où se retrouventponctuellement l’Inde, des pays arabes et latino-américains ; de petites coalitions d’Amérique la-tine et celle des Etats à forêt tropi-cale. Tous les pays en développe-ment se rangent sous sa bannière et cherchent à profiter de ce por-te-voix inégalable.

« Sorte de régime d’apartheid »

Lundi, quand ont redémarré les discussions qui doivent se conclure vendredi sur une base denégociations pour la conférencesur le climat de Paris (COP21), le G77 a en effet donné de la voix. Il acritiqué sans ménagement la ver-sion de travail livrée par les copré-sidents des débats. « Nous ne pou-vions pas accepter que tous lespoints importants pour les pays endéveloppement aient été retirés dutexte par les coprésidents », expli-que l’ambassadrice Nozipho Mxa-kato-Diseko, porte-parole du G77.« Ils nous demandaient de justifier chacune de nos demandes. Je leur ai répondu qu’ils créaient une sorte de régime d’apartheid dans lequel certains pays ont tous lesprivilèges, et les autres n’ont d’autre choix que de crier », ajoute

la déléguée sud-africaine.Une formule-choc destinée

autant à déstabiliser les coprési-dents qu’à conforter l’autorité de l’ambassadrice Diseko au sein deson propre groupe. Mercredi soir, cette diplomate aguerrie a relancéla pression dans un texte très cri-tique envers les « intérêts natio-naux étriqués des pays dévelop-pés », qui souhaitent que les grands émergents du G77 rejoi-gnent la famille des donateurs dans la lutte contre le réchauffe-ment, composée jusqu’ici des pays industrialisés du Nord.

En arrière-plan de cette con-frontation apparaît une ligne defracture récurrente dans la cons-truction des Nations unies, entrele Nord et le Sud. « Le ressenti-ment du Sud pour le Nord, et le faitque le Nord tente d’échapper à saresponsabilité historique dans lesémissions de gaz à effet de serre demeurent très vifs », souligne unobservateur des négociations. Dans ce panorama simplifié des blocs se faisant face à Bonn, leG77 occupe le rôle du Sud opposéà un Nord protéiforme, repré-senté par le « groupe de l’om-brelle » (avec notamment l’Aus-tralie, le Canada, les Etats-Unis, laRussie et le Japon) et l’Union européenne.

La scène n’est pas nouvelle, maisprend une acuité particulièrecette année, compte tenu de l’en-jeu de la conférence de Paris – oùla communauté internationaleespère conclure un accord univer-sel pour contenir le réchauffe-ment sous le seuil des 2 °C – et de

l’expérience des acteurs. A laconférence de Copenhague, res-tée comme celle de l’échec du multilatéralisme, « la présidence soudanaise du G77 n’avait ni lepoids politique ni l’expérience di-plomatique dont fait état l’Afrique du Sud aujourd’hui », confie un expert présent, en 2009, au Danemark.

« Risque d’implosion »

« Nozipho Mxakato-Diseko s’ins-crit dans cette histoire sud-afri-caine où, pour réussir la transition au régime de l’apartheid, il a falluconstruire des ponts entre les com-munautés, apprendre à s’écouter,raconte Tasneem Essop, de l’équipe WWF International du Cap. Ce n’est pas une politicienne, mais c’est une politique, qui connaît la difficulté de faire conver-ger les positions des émergents et des pays les plus vulnérables. Ellesait que le risque d’implosion existe,et qu’il est d’autant plus grand que l’on se rapproche de Paris. »

Comment convaincre les payspétroliers du G77 de préserver leurs réserves en hydrocarbures ?Quelles priorités fixer en matière

de limitation des émissions degaz à effet de serre dans un groupe réunissant des Etats insu-laires très faiblement émetteurset des gros pollueurs comme la Chine, l’Inde, le Brésil ? « Il y a, bien sûr, des tensions, mais cela vaut toujours le coup d’essayer des’entendre, car chaque position of-ficielle du G77 devient la base de lanégociation entre les 195 pays »,estime Seyni Nafo, porte-parole du groupe Afrique. « Sur les be-soins de financement de la luttecontre le changement climatiqueet les actions à mettre en œuvreavant 2020, nous arrivons sou-vent à une position commune,précise le négociateur du Mali.Sur l’objectif de long terme de neu-tralité carbone, à la fin du siècle,c’est plus compliqué. »

A six semaines de la COP21, leG77 peut compter sur une cer-taine neutralité de la Chine. Lais-sant l’Afrique du Sud à lamanœuvre en assemblée plé-nière, les autorités de Pékin font avancer leurs positions dans les réunions de travail plus réduiteset n’hésitent pas à préférer auxnégociations onusiennes le cadre bilatéral sino-américain. « Ce n’est pas si difficile de se mettre d’accordà 134, assure Mme Diseko. Le groupeest très bien organisé, on travaille par dossier thématique, l’un sur lefinancement, l’autre sur l’adapta-tion au changement climatique, ouencore les transferts de technolo-gie… Je ne prononce pas un mot quin’ait été préapprouvé par les mem-bres du G77 ! » p

simon roger

13 °C : la température optimale pour l’économie mondialeLe réchauffement va creuser, selon une étude, l’écart de revenus entre pays riches et pays pauvres, qui souffriront d’une baisse de productivité

C omme il existe en géomé-trie un nombre d’or, étalonde l’harmonie universelle,

il existerait aussi, en matière d’ac-tivité économique, une tempéra-ture idéale. Une « Goldilocks tem-perature », disent les scientifiques, en référence au conte des frères Grimm, Boucle d’or, dans lequel la fillette aux mèches blondes se ré-gale du brouet destiné à un our-son, ni trop chaud, ni trop froid. C’est la thèse que soutiennent des chercheurs des universités califor-niennes de Stanford et de Berkeley,dans une étude que publie, jeudi 22 octobre, la revue Nature.

Marshall Burke (départementdes sciences de la Terre de l’uni-versité de Stanford) et ses collè-gues ont corrélé l’évolution duproduit intérieur brut (PIB) de 166pays, sur la période 1960-2010, avec les fluctuations de la colonnede mercure. La productivité – l’ef-ficacité avec laquelle les sociétés transforment ressources naturel-les, énergie, capital et travail en biens ou en services – « atteint sonpic à une température annuelle moyenne de 13° C », au-delà de la-quelle elle « décline fortement ». Un climat trop chaud nuit non seulement aux productions agri-coles, expliquent les auteurs, mais aussi aux performances et à la santé des travailleurs de l’en-semble des secteurs d’activité.

Ce résultat donne à penser quel’économie de la planète est déjà en surchauffe. Selon les relevés de l’Agence océanique et atmosphéri-que américaine (NOAA), sur l’en-semble de l’année 2014, le thermo-mètre a en effet grimpé, à la sur-face des terres et des océans, au ni-veau moyen de 14,59 °C.

Il montre aussi que les pays du

Sud sont déjà désavantagés dans lacompétition économico-climati-que, puisque si la France (12,6 °C enmoyenne sur la période 1981-2010), le Royaume-Uni, l’Allema-gne, les Etats-Unis ou le Japon con-naissent des températures média-nes légèrement en dessous ou voi-sines du seuil fatidique, le Brésil dépasse allégrement les 20 °C, tan-dis que l’Inde, l’Indonésie, le Nige-ria ou le Mali flambent entre 25 et 30 °C. Pour ces nations, chaque de-gré supplémentaire au-delà de l’optimum de 13 °C ampute davan-tage le PIB, alors que dans les zonesfroides ou tempérées, chaque de-gré de plus en deçà de cette limite se traduit en gain de richesse.

Revenu en baisse de 75 %

Les chercheurs se sont projetés vers l’horizon de la fin du siècle, en modélisant l’impact du réchauffe-ment climatique en cours sur la productivité mondiale. C’est l’en-seignement principal de leur étude, et il n’a rien d’un conte pourenfants. Dans un scénario « busi-ness as usual » – avec une poursuitede la trajectoire actuelle des émis-sions de gaz à effet de serre –, cette productivité sera, globalement, in-férieure de 23 % au niveau qu’elle atteindrait sans réchauffement, et 77 % des pays connaîtront une croissance moindre que si le globe

restait à température constante.Surtout, sans politiques d’atté-

nuation du réchauffement, l’écart de revenu par habitant va conti-nuer de se creuser. Tandis que « les 20 % de pays les plus riches enregis-treront de légers gains » par rap-port à un monde au climat in-changé, notamment sur le conti-nent européen, « le revenu moyen baissera de 75 % dans les 40 % de pays les plus pauvres », en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie.

« On peut discuter des projec-tions, sur les décennies à venir, de modèles calés sur les données éco-nomiques du passé, commente Stéphane Hallegatte, économiste senior à la Banque mondiale. Les capacités d’adaptation des écono-mies du Sud sont sans doute sous-estimées. » Pour autant, pour-suit-il, « ce travail met en évidence que plus on s’écarte de températu-res adaptées aux activités humai-nes et plus les coûts sont impor-tants ». « L’étude pose la question de la redistribution des revenus,ajoute-t-il. Un degré de plus en Eu-rope ou en Afrique a des consé-quences très différentes. Cela est vrai aussi à l’intérieur d’un même pays, où certains secteurs, comme l’agriculture, seront fortement pé-nalisés par le réchauffement, quand d’autres, par exemple le tou-risme, en profiteront peut-être. »

Les pays du Sud, qui, à l’approchede la conférence mondiale sur le climat de Paris (COP21), pressent les nations développées de mobili-ser les 100 milliards de dollars an-nuels (88 milliards d’euros) pro-mis pour les aider à faire face aux dérèglements climatiques, trouve-ront là un argument supplémen-taire pour plaider leur cause. p

pierre le hir

« Chaque position

officielle du G77

devient la base

de la négociation

entre les 195 »

SEYNI NAFOporte-parole du groupe Afrique

CLIMATAu Sénat, une résolution en faveur des « déplacés environnementaux »Le Sénat a adopté à l’unani-mité, mercredi 21 octobre, une proposition de résolu-tion émanant d’élus écologis-tes qui promeut des mesures de prévention et de protec-tion des « déplacés environne-mentaux ». Ce texte n’a pas valeur de loi, mais il doit inci-ter la France à sensibiliser les institutions européennes et internationales à prendre en compte le sort des 26,4 mil-lions de personnes déplacées chaque année à causedes catastrophes telles que la montée du niveau de l’océan, la désertification, les tremble-ments de terre ou encore les cyclones. – (AFP.)

BIODIVERSITÉLa justice autorise l’abattage des bouquetins du BargyMercredi 21 octobre, le tribu-nal administratif de Grenoble a rejeté la demande déposée en référé par plusieurs asso-ciations de défense de la na-ture qui souhaitaient empê-cher l’abattage des bouquetins du massif du Bargy, en Haute-Savoie. Elles contestent la décision du pré-fet de faire supprimer la ma-jorité des animaux du massif afin de lutter contre la brucel-lose, une maladie dont une partie du troupeau est at-teinte. Environ 70 bouquetins ont déjà été abattus dans ce cadre, les 8 et 9 octobre.Les associations plaignantes, qui prônent des méthodes alternatives, ont aussitôt fait savoir qu’elles allaient atta-quer l’arrêté préfectoral de-vant le Conseil d’Etat.

A en croire

les chercheurs

américains,

l’économie de la

planète est déjà

en surchauffe

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8 | france VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

Le FN, cible privilégiée de Hollande et SarkozyLe PS et Les Républicains ont protesté de concert contre la venue de Marine Le Pen, jeudi soir, sur France 2

suite de la première page

Le passage de la présidente du FN en prime time serait­il affaire plus sérieuse que les attentats terroris­tes ? Force est de constater que les états­majors ont trouvé dans cette affaire un intérêt commun. « Il doity avoir dans ce contexte une solida-rité des partis républicains. Et il y a un moment où il faut dénoncer le fait qu’elle est aussi dans le sys-tème », confie un proche de M. Sarkozy. Pour contrer l’argument de l’« UMPS », ressassé par le FN, lesdeux partis ont pris soin d’adres-ser leur courrier séparément. Maisle cas de Mme Le Pen semble bel et bien devenu l’enjeu central pour l’actuel comme pour l’ancien pré-sident, résolus à user, voire abuser de la progression du FN. Chacun à sa façon.

Du côté de M. Hollande, la stra-tégie, ces dernières semaines, est devenue explicite. La confronta-tion musclée, le 7 octobre au Par-lement européen de Strasbourg,avec Mme Le Pen, qui l’avait traitéde « vice-chancelier » d’Angela Me-rkel, en a fourni une éclatante il-lustration. L’épisode a ravi ses conseillers, qui voient la tactique adoptée en vue de la future prési-dentielle prendre consistance.« Ces mots qu’il répète depuis long-temps ont été à cette occasion da-vantage entendus. Cela a eu un ef-fet chez tous les républicains », veut croire un proche.

« Dénoncée, démontée »

Car l’incident, pour l’Elysée, offre symboliquement l’image du mano a mano que tente d’instal-ler, de longue date, le chef de l’Etat.Il l’expliquait, en petit comité, il y aun peu moins d’un an : « Le com-bat doit d’abord être mené contre l’extrême droite. La droite, on s’en occupera le moment venu. C’est l’extrême droite qui doit être dé-noncée, démontée. C’est elle qui progresse, se banalise, se structure, se diffuse et touche des catégories qui jusqu’à présent en étaient pré-munies. » Depuis le début de l’an-née, c’est sans le doute le fil princi-pal du propos présidentiel. Pas une interview, pas un discours, pas un propos public où il ne fus-tige cette « France du déni et du re-pli ». L’adversaire principal du pré-sident, c’est désormais le FN.

M. Hollande le théorisait encoremardi soir, en recevant à l’heure del’apéritif quelques parlementaires socialistes à l’Elysée, insistant, se-lon un participant, sur « la recon-quête par l’apaisement » et la né-cessité d’attaquer le FN pour poserla gauche en rempart. Résumé de

la pensée présidentielle, en subs-tance : « Qui protège le mieux la Ré-publique, le PS ou la droite ? Comme une partie de la droite tendvers les extrêmes et qu’il lui est de plus en plus difficile d’incarner la République, c’est nous. Nous, c’est lerespect, la réforme, la cohésion. La droite, c’est la rupture avec tout ceci. Et le FN, la rupture avec la Ré-publique. »

Désigner pour fustiger, au risquede faire prospérer : comme Fran-çois Mitterrand qui avait profité, pour sa réélection en 1988, de la montée du lepénisme, M. Hol-lande pratique donc un jeu à la foispervers et subtil, même s’il l’est de moins en moins et que le combat devient frontal. « On va se retrou-ver de plus en plus dans une con-frontation directe entre gauche et extrême droite », estime une mi-nistre. La configuration a le mérited’exclure, du même coup, Nicolas Sarkozy. L’altercation du Parle-

ment européen a d’ailleurs été trèspeu appréciée dans l’entourage de ce dernier. « Hollande rêve d’instal-ler ce duel avec Marine Le Pen. Nico-las Sarkozy en est parfaitement conscient. Il a l’obsession de ne pas être pris en sandwich entre les deux », confie un membre de sa garde rapprochée.

Depuis son retour, l’ancien prési-dent, persuadé qu’il doit être le point central autour duquel la vie politique se polarise, dénonce les « mensonges » du quinquennat tout en consacrant une bonne par-tie de ses meetings à cibler la « secte » Le Pen. Il a, lui aussi, placé Mme Le Pen et ses sympathisants au cœur de sa stratégie de recon-quête du pouvoir. M. Sarkozy, dontla victoire de 2007 s’était cons-truite en siphonnant les voix de Jean-Marie Le Pen, sait la réserve de voix que représente le FN. « Comme tous les grands politi-ques, il se réfère à ses victoires pas-

sées et est persuadé que la même méthode fonctionnera de nou-veau », analyse un de ses oppo-sants en interne. En privé, M. Sarkozy a théorisé sa tactique : mener campagne à droite toute pour attirer les sympathisants frontistes, tout en visant la prési-dente du FN pour s’en différencier.

La méthode oblige M. Sarkozy àbeaucoup parler de Mme Le Pen. Età installer, de plus en plus, un af-frontement permanent avec elle

en la dénonçant à longueur de réu-nions publiques. Récemment, il a encore alourdi la charge. A Béziers (Hérault), le 9 octobre, comme à Li-moges (Haute-Vienne), le 14 octo-bre, il a ainsi évoqué le manque d’humanité de la présidente du parti d’extrême droite sur l’arrivéedes réfugiés. « Les racines chrétien-nes de la France, ça nous donne uneobligation d’humanisme, de res-pect de la vie », a-t-il expliqué.

Ainsi vêtu de ce costume d’ad-versaire acharné de Mme Le Pen, Ni-colas Sarkozy n’a plus qu’à dérou-ler les thématiques susceptiblesd’attirer à nouveau ces électeurs qui l’ont fui en 2012. Par exemple, la dénonciation du « délitement de l’autorité » et de la « chienlit » qui « gagne notre pays », selon une dé-claration du parti, mercredi 21 oc-tobre, la défense de la ruralité « quine brise pas des abris de bus pour sefaire entendre », l’évocation de l’is-lam pratiqué dans « des caves et

Face à Mme Maréchal-Le Pen, M. Estrosi peine à se faire entendreLe maire de Nice et la députée du Vaucluse, qui s’affrontent aux régionales en PACA, seraient au coude-à-coude selon les sondages

S ourires et champagne. L’at-titude satisfaite de l’état-ma-jor de campagne de Marion

Maréchal-Le Pen en disait long, mercredi 21 octobre au soir, à l’is-sue du premier débat entre les quatre principaux candidats aux régionales en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Face à ses trois adver-saires réunis à Marseille par i-Télé, Europe 1 et La Provence, la candi-date du FN a confirmé qu’elle cap-tait toutes les attentions à l’occa-sion de cette élection. Et qu’à 25 ans seulement, elle allait con-traindre Christian Estrosi (Les Ré-publicains, LR) à un duel difficile jusqu’au 6 décembre, jour du pre-mier tour.

« Je l’ai trouvé désordonnée, pasdans le sens des responsabilités, tentait de convaincre, dans un court passage au buffet d’après-dé-bat, le maire de Nice. Elle reste la ca-

ricature de l’histoire des Le Pen. Sa jeunesse pourrait être un atout mais, dans les propositions, elle reste archaïque. » Mais, même dans son camp, l’impression à chaud de M. Estrosi n’était guère partagée.

Celui-ci a certes réussi à coincersa jeune adversaire sur quelques chiffres, dont ceux de la baisse des dotations de l’Etat à la région, que la candidate du FN a été incapable de citer. Mais c’est bien elle, plus encore que le socialiste ChristopheCastaner ou la candidate EELV-Front de gauche Sophie Camard, qui a porté les coups les plus dou-loureux à son adversaire. Par exemple, en se moquant de sa pro-position d’installer des « portiques à rayons X » à l’entrée de toutes les gares de la région : « C’est un gag ?Les gens ne vont pas venir trois quarts d’heure en avance pour

prendre leur TER. » Ou en le pous-sant à reconnaître qu’il ne quitte-rait pas la présidence de la métro-pole de Nice en cas de victoire ré-gionale. « Vous resterez un Niçois, ce que les Marseillais apprécie-ront », a lancé Mme Maréchal-Le Pen, touchant un des points faiblesde son adversaire.

Plus tôt dans la matinée, un son-dage IFOP avait confirmé la proba-bilité de voir la gauche perdre une région qu’elle dirige depuis 1998. L’étude place Mme Maréchal-Le Penen tête du premier tour avec 34 % des intentions de vote, contre 32 % à M. Estrosi. M. Castaner, toujours en quête de notoriété, se situe, avec18 %, six points au-dessous du score réalisé par Michel Vauzelle en 2010. La liste unie EELV-Front degauche est créditée de 11,5 %.

Au second tour, Les Républicainset le FN sont donnés à 36 % chacun,

dans le cadre d’une triangulaire avec la gauche unie (28 %). « Les sondages disent surtout que la gau-che est morte dans cette région et que cela va se jouer entre nous et le FN, assure Renaud Muselier, tête de liste LR dans les Bouches-du-Rhône. Qu’on le veuille ou non, cette élection se transforme en duel par les faits et les chiffres. »

« La chouchou des médias »

Dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, cette perspective com-mence à inquiéter. Certains redou-tent que M. Estrosi ne s’enferme dans un face-à-face avec la nièce deMarine Le Pen, beaucoup plus dure à contrer que sa tante. « Elle est jeune, elle apparaît encore plus policée. Il est difficile de lui taper dessus », confie un proche de l’an-cien chef de l’Etat. Les dirigeants du parti se demandent si la diffé-

rence de profil entre M. Estrosi et Mme Maréchal-Le Pen ne pourrait pas tourner au désavantage du maire de Nice, installé depuis long-temps dans la vie politique.

L’état-major des Républicainscraint aussi que la gauche du Sud-Est soit plus difficile à convaincre que celle du Nord-Pas-de-Calais-Pi-cardie au moment de faire barrageau FN lors du second tour. « Ce qui est compliqué, note Julien Aubert, tête de liste LR dans le Vaucluse, c’est que le PS n’existe pas dans cettecampagne et que Marion Maré-chal-Le Pen est la chouchou des mé-dias. Elle va déjeuner avec son grand-père, il y a 40 journalistes de-vant le restaurant. Elle a une sur-face médiatique impression-nante. »

A la tribune d’un meeting orga-nisé à Marseille, le 9 octobre, Jean-Claude Gaudin avait tenté de rela-

tiviser les inquiétudes de son camp : « Les sondages et la presse nous avaient dit : “Vous allez voir le tsunami du FN aux départementa-les”… On a vu que dalle. On l’attend toujours, le raz de marée. » Ce jeudi 22 octobre, le sénateur et maire (LR) de Marseille devait se rendre àAntibes (Alpes-Maritimes), avec Bernadette Chirac, pour baptiser lecomité de soutien à M. Estrosi. Outre la présence de Basile Boli, Jean Alesi ou Luc Alphand, l’état-major du maire de Nice attend un message de l’ancien ministre Claude Allègre et surtout un dis-cours offensif du président du Rugby club toulonnais, Mourad Boudjellal, grand pourfendeur du FN. Preuve ultime que pour le can-didat Estrosi le seul adversaire est Marion Maréchal-Le Pen. p

m. gr.

et gilles rof (à marseille)

Marion Maréchal-Le Pen lors du débat pour les élections régionales,à Marseille, mercredi 21 octobre.

OLIVIER MONGE/MYOP POUR « LE MONDE »

L’actuel et

l’ancien président

semblent résolus

à user de la

progression

du FN. Chacun

à sa façon

des garages », des mots prononcés par M. Sarkozy en meeting…

Dénoncer le FN, charmer sesélecteurs : la recette est connue. Elle s’avérerait désastreuse si l’an-cien président n’arrivait pas à fairerevenir à lui ces électeurs déçus par son précédent quinquennat. Car elle a pour principale consé-quence de placer, une fois encore, Mme Le Pen au centre des atten-tions. Voire, pire, de la victimiser dans une partie de l’électorat. « Quand vous “pestiférez” le FN, vous prenez le risque de “pestiférer”des électeurs potentiels », résume le député Julien Aubert (Les Répu-blicains, Vaucluse). Une donnée politique brûlante que manipu-lent, chacun à sa manière mais avec chaque jour un peu plus d’in-tensité, les deux anciens – et peut être futurs – adversaires. Au risquede s’y brûler les doigts. p

matthieu goar

et david revault d’allonnes

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 france | 9

Hollande-Tsipras, histoire d’une alliance de raisonLa visite du président français en Grèce, jeudi et vendredi, illustre le rapprochement entre Paris et Athènes

C’est le genre de ma-riage de raison, nouéau gré des nuitsbruxelloises, qu’af­

fectionnent les diplomates euro­péens. Pourtant, François Hol-lande et Alexis Tsipras, qui doiventse rencontrer à Athènes vendredi 23 octobre, auront mis près de deux ans à se trouver. A priori, toutopposait le premier ministre grec, chef de la gauche radicale euro-péenne, et le président français, défenseur obstiné d’une social-dé-mocratie à tendance pragmatique – d’aucuns diront libérale.

Le premier contact, au prin-temps 2012, est un rendez-vous manqué. M. Tsipras vient de sur-gir sur la scène européenne à la tête de l’ovni Syriza, après que sonparti a failli remporter les législa-tives. Il intrigue autant qu’il in-quiète. A l’époque, ses contacts enFrance s’appellent Jean-Luc Mé-lenchon et Pierre Laurent, les diri-geants du Front de gauche. De passage à Paris, il sollicite aussi unentretien avec M. Hollande et des responsables du PS. Fin de non-re-cevoir. Les socialistes français ne veulent alors traiter qu’avec leurs homologues grecs du Pasok, et in-versement. « C’était un manque decompréhension de la révolutionentamée sur le champ politiquenational grec, affirme Antonis Markopoulos, coordinateur du secrétariat du département desaffaires étrangères de Syriza. No-tre parti était en train de devenir laprincipale force politique du pays et il y avait une forme d’aveugle-ment européen à ne pas vouloir le reconnaître. »

« Véritable tournant »

De ce premier pas de danse avorté, M. Tsipras gardera une pe-tite amertume. Lorsqu’il devient premier ministre après les élec-tions du 25 janvier, il espère tout de même que M. Hollande se po-sera en allié de la Grèce dans les difficiles négociations qui com-mencent avec les créanciers du pays. Invité dès le jour de son in-vestiture par le président français

« à se rendre rapidement à Paris »,M. Tsipras commence sa tournée des capitales européennes par l’Elysée. « Hollande voulait avoir un dialogue en tête à tête avec lui, pour comprendre s’il allait jouer laposture, ou s’il était là pour réfor-mer son pays et rester dans la zoneeuro », explique un conseiller du chef de l’Etat.

M. Tsipras veut, de son côté, tâ-ter le terrain pour voir si la consti-tution d’un front des pays du Sud contre la position austéritaire de Berlin est possible. Rapidement, ilréalise que l’axe franco-allemandprévaudra. Pour le politologue Elias Nikolakopoulos, « Tsipras at-tendait certes plus de soutien maisHollande espérait, lui, plus de réa-lisme du côté grec ». Pendant de longs mois il n’y a pas de véritable« rencontre humaine entre les deux hommes ».

La crise estivale, avec la tenta-tion, principalement allemande, de pousser la Grèce hors de la zone euro, va rapprocher les deuxhommes, solidaires sur la néces-sité d’éviter un « Grexit ». Pour-tant, le recours au référendum parM. Tsipras, le 5 juillet, est d’abord mal vécu par la France. « Il y a un problème de confiance », lâcheM. Hollande devant quelquesjournalistes, estimant que le pre-mier ministre grec tient un dou-ble discours selon qu’il se trouve àBruxelles ou à Athènes. Au soir dela victoire du non, les deux diri-geants s’appellent tout de même et conviennent de travailler en-semble au maintien de la Grècedans la zone euro.

M. Nikolakopoulos fait, lui, re-monter le rapprochement entre MM. Tsipras et Hollande au8 juillet : « Le premier ministre grec

est allé plaider sa cause au Parle-ment européen et là il a mieuxcompris les équilibres et les ten-sions européennes. Il a bénéficié du soutien du groupe socialiste du Parlement. Or le membre le plus important de ce groupe reste le PS de Hollande. Cela a marqué le véri-table tournant : Tsipras a compris qu’il devait se rapprocher de laFrance et du PS. »

Dans les heures qui suivent, destechnocrates français aident lesnégociateurs grecs à peaufiner sespropositions aux créanciers. Le 12 juillet, l’accord menace encorede capoter sur la question du fonds de privatisation souhaité par Berlin et refusé par Athènes.Un haut fonctionnaire se sou-vient de l’ambiance très tendue aumilieu de la nuit. Après des heuresde négociations, M. Tsipras se lèveet sort de la pièce. « Tout le monde pense qu’il va planter les pourpar-lers et quitter Bruxelles, raconte ce témoin. La délégation grecque a eula surprise de voir débarquer Hol-lande, qui est venu discuter en tête-à-tête et l’a convaincu de revenir. »

Le chef de l’Etat français conti-nue dans les semaines qui suiventde jouer les facilitateurs entre le gouvernement Tsipras et la Com-mission, « durablement marquée

par les mots durs échangés lors du référendum », selon une source européenne. De ces longues soi-rées de juillet, il est resté une en-tente tacite entre les deux hom-mes, qui gardent tout de même une forme de réserve dans leur rapport personnel. « Ce sont deux hommes d’Etat qui se respectent. Tsipras est rétif au paternalisme et Hollande a finalement la bonnedistance avec lui », précise unesource gouvernementale grecque.Chacun trouve son compte.

Sur le volet économiqued’abord. « Hollande nous offre son soutien et en retour il devrait négo-cier pour que des entreprises fran-çaises obtiennent certains pans desprivatisations que nous nous som-mes engagés à mener », reconnaît Antonis Markopoulos.

Goût des manœuvres politiques

Sur le versant politique ensuite. M. Hollande peut envoyer un message à la gauche française ens’affichant aux côtés du symbole Syriza et M. Tsipras soigne son meilleur allié européen. Le genre de deal gagnant-gagnant qu’affec-tionnent les deux dirigeants. Car, et c’est peut-être ce qui les rappro-che le plus, ils ont en commun le même goût des manœuvres poli-tiques. « Vous en connaissez beau-coup des dirigeants qui se font éliresur le programme de Mélenchon,qui font un référendum, le rempor-tent, se maintiennent au pouvoir en appliquant une politique à laJean-François Copé et se font réé-lire ?, s’amuse un diplomate. Tsi-pras est un vrai Machiavel et ça, ça plaît à Hollande. »

Le chef de l’Etat français n’avaitpas dit autre chose en évoquant le premier ministre grec le 14-Juillet :« Il a été élu sur un programme trèsà gauche et se retrouve à porter desréformes très difficiles, il a été cou-rageux. » Un hommage à la maes-tria politique de M. Tsipras, à la fa-çon Hollande. C’est-à-dire, en par-lant en creux de lui-même. p

nicolas chapuis

et adéa guillot (athènes,

correspondance)

Les ménages davantage touchés par la hausse des prélèvementsLes entreprises ont été largement plus épargnées par l’augmentation de la fiscalité, selon une étude de l’OFCE dévoilée jeudi 22 octobre

Q ui, depuis 2010, a payé leprix fort des politiquesd’ajustement structurelet de réduction des défi-

cits ? La réponse est, sans ambi-guïté, les ménages, en dépit deslamentations des responsablespatronaux. Le pacte de responsa-bilité et de solidarité mis enœuvre depuis 2014 est loin d’in-verser cette tendance, malgré lesbaisses d’impôt sur le revenu an-noncées pour les ménages mo-destes. Bien au contraire, commele démontre l’étude mise en lignejeudi 22 octobre par deux écono-mistes de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Mathieu Plane et RaulSampognaro.

Sur la période 2010-2016, les pré-

lèvements obligatoires (PO) surles ménages, intégrant les mesu-res contenues dans le projet de loide finances pour 2016, aurontaugmenté de 66 milliards d’euros (+ 3,1 points de PIB), et ceux sur lesentreprises de 8 milliards (+ 0,4).Ainsi, le taux de PO sur les ména-ges atteindra en 2016 un plus hauthistorique, à 28,2 % du PIB, tandis que les prélèvements sur les en-treprises retrouveront un niveaude 16,4 %, inférieur à celui d’avant la crise de 2008.

Mieux encore : avec la mise enœuvre, en 2017, de la dernièrephase du pacte de responsabilité,qui prévoit la suppression totale de la contribution sociale de soli-darité des sociétés et la réduction de l’impôt sur les sociétés, aux-

quelles s’ajoutent les rembourse-ments liés au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE),la fiscalité des entreprises devrait baisser de 10 milliards d’euros, ce qui ramènera leur taux de PO à unplus bas historique depuis le dé-but des années 2000. Rarement,dans l’histoire récente, les entre-prises auront enregistré une telledécrue de leurs charges alors que les ménages, eux, auront été trèslargement mis à contribution.

L’étude de l’OFCE procède à undécoupage précis des prélève-ments sur les ménages et sur les entreprises. Elle regroupe pour lespremiers les prélèvements directs(impôt sur le revenu, CSG, CRDS, taxe d’habitation), les impôts in-directs (TVA, TICPE…), les impôts

sur le capital (ISF, taxe foncière…) et les cotisations sociales. Sont considérés comme prélèvementspour les entreprises les impôtssur la production, les impôts surles salaires et la main-d’œuvre, lesimpôts sur les sociétés et les coti-sations sociales patronales.

Choc fiscal

Globalement, les taux de prélève-ments obligatoires ont fortement augmenté sur la période 2010-2013 : de 3,7 points de PIB (2,4 points pour les ménages et 1,3 point pour les entreprises). C’est après que les choses se gâ-tent. En 2014, sous l’effet de la mise en place du CICE (6,4 mil-liards d’euros), les PO des entre-prises se sont réduits de 0,2 point

de PIB tandis que ceux des ména-ges, en raison de la hausse de la TVA (5,4 milliards), de l’augmenta-tion de la fiscalité écologique (0,3 milliard) et de la hausse de la contribution au service public del’électricité (1,1 milliard) ainsi que de l’accroissement des cotisa-tions sociales (2,4 milliards), ont continué à augmenter de 0,4 point de PIB.

La tendance s’accélère en 2015.Grâce à la montée en charge du CICE (6 milliards), aux premièresmesures du pacte de responsabi-lité (5,9 milliards), même sid’autres mesures comme cellesissues de la réforme des retraites pèsent en sens inverse pour 1,7 milliard au total, les prélève-ments sur les entreprises baisse-

François Hollande et Alexis Tsipras, à l’Elysée, en février. J.-C. COUTAUSSE/

FRENCH-POLITICS

POUR « LE MONDE »

M. Hollande

peut envoyer

un message à la

gauche française

en s’affichant

aux côtés du

symbole de Syriza

ront de 9,7 milliards d’euros. Al’inverse, ceux des ménages aug-menteront de 4,5 milliards d’euros, soit 0,2 point de PIB, mal-gré la suppression de la premièretranche d’impôt sur le revenu.

Et cela devrait se poursuivreen 2016, avec une baisse des PO de5,9 milliards pour les entrepriseset une hausse de 4,1 milliards pour les ménages, malgré une nouvelle baisse de 2 milliards sur l’impôt sur le revenu, qui ne per-met pas de compenser la hausse des autres mesures fiscales. Car ces mesures d’allégement des im-pôts tant vantées par le gouverne-ment paraissent finalement bien faibles au regard du choc fiscal en-caissé par les ménages. p

patrick roger

19:20 le téléphone sonne

18:15 un jour dans le monde

nicolas demorand

15 un jour dans le mond

le 18/20venantde choc

avec les chroniquesd’Arnaud Leparmentier

et d’Alain Frachondans un jour dans le monde

de 18:15 à 19:00

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10 | france VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

Le gouvernement renforce la sécurité à CalaisBernard Cazeneuve a annoncé le doublement des forces de l’ordre et des abris pour les femmes et les enfants

calais – envoyée spéciale

Le gouvernement croit lareconquête de Calais en-gagée. Mercredi 21 octo-bre, le ministre de l’inté-

rieur s’est rendu dans la ville pourla septième fois depuis son arri-vée. Il y a annoncé un plan visant à tarir les arrivées de migrants dans la « jungle » et à inciter ceux qui y campent à en partir.

Ces dernières semaines, le re-groupement de migrants dans la lande, près de l’océan est devenu incontrôlable. Ils sont désormaisplus de 6 000 à camper ou survi-vre dans des cabanes de fortune, le jour et tenter la nuit de passer en Angleterre. Pressé d’agir sur ce lieu de honte et de non droit par une forte pression médiatique, des rapports virulents du défen-seur des droits, le SOS des associa-tions et désormais une large péti-tion du monde de la culture, le mi-nistre a proposé un plan instillantun peu d’« humanité » dans un ca-dre très « policier ». Le diptyque « fermeté et humanité », qui restele slogan gouvernemental sur le sujet, est passé mercredi à une di-mension supérieure.

1 125 gendarmes ou CRS

La plan Cazeneuve repose sur le verrouillage le plus hermétique possible de cette frontière déjà sur-protégée. M. Cazeneuve fait en ef-fet le pari qu’en renforçant la pré-sence des forces de l’ordre, il empê-chera les passages aussi bien par letunnel sous la Manche que par le port et fera ainsi perdre à Calais une partie de son attractivité. Pourarriver à ce but, il double les forces de l’ordre affectées sur place, pour arriver à 1 125 gendarmes ou CRS ;

soit un représentant des forces de l’ordre pour 6 étrangers.

La politique sécuritaire ne s’ar-rête pas là, puisque M. Cazeneuve parie aussi sur les renvois. Il s’estfélicité hier que « 1 500 migrantsde Calais ont été renvoyés sur lesneuf premiers mois de 2015, alors qu’ils n’avaient été que 1 784 sur toute l’année 2014 ». De surcroît, il a demandé mercredi que des sanctions pénales soient prises àl’encontre de ceux qui seraient in-terceptés tentant de franchir la frontière. Et pour parfaire son dis-positif sécuritaire, les contrôles à proximité du camp seront aussi augmentés sur les routes par où de nombreux « nouveaux » sont arrivés depuis la Belgique ces der-nières semaines.

Alors que les premiers froidscommencent à se faire sentir,M. Cazeneuve a ajouté un volet humanitaire à ses annonces. Desmesures qui s’ajoutent aux pro-messes du 31 août de Manuel Valls, de construire un abri pour 1 500 personnes et de doubler les 115 lits existants destinés aux fem-mes et aux enfants. M. Cazeneuvea précisé hier que 200 places sous des tentes chauffées seront prêtes

tout à désengorger le campement en envoyant les volontaires pour une mise à l’abri d’un mois à l’autre bout de la France. Mais qu’adviendra-t-il d’eux s’ils sou-haitent ensuite revenir à Calais ?

Calais bis

L’incitation à demander l’asile en France poursuit ce même but. Et le ministre a annoncé que 2 000 logements dans les centres d’hé-bergement spécifiques seront ré-servés aux Calaisiens. Dans la jun-gle, déjà 490 personnes ont de-mandé l’asile en septembre con-tre 30 en janvier et le gouvernement fait le pari qu’ilspourraient être plus nombreuxs’ils étaient hébergés (comme le prévoit d’ailleurs la loi).

L’avenir dira si les associationsse satisfont du plan. Pour l’heure, Christian Salomé, président de l’Auberge des migrants, doute quela proposition de mise à l’abripour un mois ailleurs en France soit très adaptée à « ces gens qui nesont plus qu’à 30 kilomètres de lafamille qui les attend en Grande-Bretagne ». Avant ces dernières annonces, Vincent De Coninck,du Secours catholique, s’inquié-

tait que le renforcement policier fasse le jeu des passeurs en ren-dant les traversées individuellesplus difficiles. D’autres, commeJean-Claude Lenoir, président de l’association Salam, craignent un déplacement du problème, à l’heure où les camps du Dunker­quois continuent de grossir, créant des Calais bis.

Le ministre a conscience que sastratégie peut échouer mais es-time de son devoir de la tenter. À l’heure où il faisait ces annonces,l’opposition, par la voix d’Alain Juppé proposait une toute autre méthode. Le candidat à la primairede la droite estime qu’« il faut rené-gocier avec la Grande-Bretagne ». Un avis que partage Thierry Kuhn, président d’Emmaüs France, qui a rompu le dialogue avec le gouver-nement le 13 octobre, mais le re-prendrait bien avec les Britanni-ques. « Les migrants veulent aller en Angleterre, il faut demander à laGrande-Bretagne de revenir à la ta-ble des négociations, dénoncer les accords du Touquet et ouvrir la frontière », estime-t-il. Une straté-gie aux antipodes de la méthode Cazeneuve. p

maryline baumard

Dans la « jungle » de Calais, le 7 octobre. PHILIPPE HUGUEN/AFP

dès le 26 octobre pour les femmeset les enfants, de plus en plusnombreux dans le bidonville.

Pour ceux qui n’entrent pas dansla catégorie des « personnes vulné-rables », le gouvernement a fait hier un pas dans une direction qu’il refusait de prendre, mais qu’ilfaut lire avec prudence. « Chaque migrant à Calais, s’il renonce à son

A Moirans, après les émeutes, le recueillement des obsèquesAu total, 35 voitures ont été incendiées, dont cinq sur la voie ferrée, et 125 trains ont été arrêtés

lyon – correspondant

U n calme étrange et pré-caire est revenu à Moi-rans (Isère), mercredi

21 octobre, au lendemain des scè-nes d’émeute qui ont éclaté àcause du refus d’une permissionde sortir d’un détenu de la com-munauté des gens du voyage.Après des heures d’incertitude, entre veillée d’armes et veillée fu-nèbre, les obsèques de Steevy Vin-terstein, 17 ans, se sont déroulées finalement, sans son frère aîné,âgé de 24 ans, condamné à cinq ans de prison ferme.

Après le refus de sa permissionde sortir par le juge d’application des peines d’Albertville, confir-mée par la cour d’appel de Cham-béry, pour cause de violence endétention, il a été éloigné de la ré-gion. Et transféré dans la nuit demardi à mercredi de la maisond’arrêt d’Aiton (Savoie) à celle de

Villefranche-sur-Saône (Rhône). Lors d’une conférence de presse,

le procureur de la République de Grenoble, Jean-Yves Coquillat, a affiché sa fermeté et fait le bilan des incidents : trente-cinq voitu-res brûlées, dont cinq sur la voieferrée, 125 trains arrêtés. Tout enprévenant : « Il ne s’agit pas d’uneenquête facile. » Une façon de re-fréner les déclarations politiques qui se sont enchaînées toute la journée, appelant à des sanctions rapides et exemplaires.

Incompréhensions ancestrales

Dans le petit campement des gensdu voyage, du quartier de la gare,la cérémonie a commencé en dé-but d’après-midi. Il faut passer le carrefour à la chaussée noircie parles incendies de la nuit. La veille, une barricade était dressée là, for-mée de voitures transportées par chariot élévateur. A droite, une petite rue descend jusqu’au camp

constitué d’une dizaine de carava-nes. Une foule habillée de noir setient autour de la caravane de lafamille. Un auvent est dressé pourabriter le cercueil. Les proches dé-filent silencieusement.

Plus loin, les conversationssont chuchotées autour d’un feude camp. « Cette histoire, c’est toutsimplement un jeune qui voulait voir son frère pour la dernière fois,dit un proche. Ils auraient laissé faire, ça aurait coûté une escorte,un peu d’essence et personne n’en aurait jamais parlé. » Venu d’une commune voisine, il se dit cousinmais refuse de donner son nom :« Cette nuit, j’ai mis des palettessur la route. Je n’avais pas de ca-goule, qu’ils viennent me cher-cher, ça remettra de l’huile sur lefeu. »

A ses côtés, un autre homme, laquarantaine, pense que le bra-quage sanglant du 5 octobre enSeine-Saint-Denis, par un détenu

qui avait fui au cours d’une per-mission de sortir, a contribué à durcir la position de la justice : « L’évadé avait une fiche S, classé terroriste. Nous, on peut nous ac-cuser de tirer des câbles de la SNCF,mais il faut pas faire d’amal-game ! » Les conversations s’em-ballent. La justice aveugle, lesliens sacrés de la famille… tout semélange dans une exaspérationqui brasse actualité récente et in-compréhensions ancestrales.

« Son frère, c’était son héros »

Des récriminations plus profon-des ressortent. « Ici, rien n’a étéfait, le projet de rénover traîne, onmet les camps à côté des déchette-ries, on est des poubelles », dit le cousin. Constitué d’une dizaine de caravanes et d’un seul chalet aucentre, le campement de cinq fa-milles existe depuis une quaran-taine d’années.

Pour le maire (divers droite), Gé-

rard Simonet, ces événements ris-quent de compromettre le projetd’un nouveau campement : « Une ligne jaune a été franchie, dit-il, persuadé que cette violence a été récupérée par des meneurs. »

« On connaît ces gens, ils fontpartie de la vie locale, on n’a jamaisvu ça, on ne comprend pas. Ça fait bizarre de voir sa ville défiler sur leschaînes d’information », dit une habitante, la cinquantaine, en sortant rapidement de la boulan-gerie du centre-ville.

Les rues sont désertes lorsque lacérémonie se poursuit dansl’église. Devant 200 personnes en-viron, la mère du garçon lâchequelques mots entre des san-glots : « Il aimait son frère, sonfrère, c’était son héros. » Les gen-darmes mobiles restent le long dela voie ferrée, en amont du camp, calme, où brille un feu dans la nuit tombée. p

richard schittly

on les appelle désormais les « 800 ». Et cen’est que le début, promettent les initia-teurs de l’Appel de Calais, un groupe de ci-néastes qui réunit, entre autres, Laurent Cantet, Catherine Corsini, Romain Goupil, Nicolas Philibert, Christophe Ruggia ou Cé-line Sciamma. En l’espace d’un week-end,du 17 au 18 octobre, 800 artistes et person-nalités – d’Eric Cantona à Edgar Morin en passant par la plasticienne Sophie Calle – sesont ralliés à ce texte qui demande « solen-nellement » au gouvernement « un largeplan d’urgence pour sortir la “jungle” de Ca-lais de l’indignité dans laquelle elle se trouve ». « Ce désengagement de la puis-sance publique est une honte », écrivent en-core les signataires, dans cet appel publiémardi 20 octobre dans Libération.

Mais l’Appel de Calais n’a pas vocation àrester une pétition d’artistes. A présent, il circule et chacun peut ou non le signer. Jeudi matin, le texte avait franchi le seuilde 15 700 signataires. Les initiateurs de l’appel veulent se compter, pour amener l’Etat à changer sa politique. « Nous ne sup-portons plus que la parole médiatique soitaccaparée par un discours anti-migrantstenu par une droite raciste et quelques intel-lectuels. C’est un acte de signer, pour dire“non, ce n’est pas ça, la France” », résumeRomain Goupil, l’ancien leader lycéen deMai-68, auteur de Mourir à trente ans (1982). Peinant un temps à se faire enten-dre dans l’arène médiatique, faute notam-ment de « lieu-symbole », la lutte en sou-tien aux migrants et réfugiés a finalement

trouvé, dans la « jungle » calaisienne, sonquartier général.

Christophe Ruggia, qui s’est mobilisédans le passé auprès des personnes sans-papiers, sait qu’il ne « faut pas lâcher ».En 2010, un court-métrage réalisé par uncollectif de cinéastes (On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici !) avait pointé du doigt cesgrandes entreprises qui emploient une main-d’œuvre clandestine. « Les entrepri-ses n’ont pas supporté de voir leurs marquesassociées à cette situation. Et on a obtenu larégularisation de ces travailleurs », poursuitle réalisateur. Même combat à Calais, dit-il :« Un relais d’artistes va se mettre en placedans la “jungle”. Chaque jour, on témoi-gnera de ce qui se passe en France. » p

clarisse fabre

Artistes et intellectuels protestent contre « l’indignité » de la jungle

« Chaque migrant

à Calais doit

pouvoir

bénéficier d’un

hébergement

d’urgence ailleurs

en France »

BERNARD CAZENEUVEministre de l’intérieur

projet vers la Grande-Bretagne, doitpouvoir bénéficier d’un héberge-ment d’urgence ailleurs en France »,a annoncé le ministre de l’inté-rieur. Trois lieux seraient ouverts le 26 octobre et d’autres suivront, si nécessaire. Si la part d’humani-taire qui sous-tend cette décision n’est pas négligeable, et est une première, la mesure vise avant

JUSTICEPoursuite de la grève des avocatsLe ton apaisé au sortir de la réunion entre les représen-tants des avocats et Chris-tiane Taubira mercredi 21 oc-tobre n’aura pas suffi à faire cesser la grève de l’aidejuridictionnelle. Pourtantla garde des sceaux a accédé à l’une de leurs revendications et renoncé à financer une partie de sa réforme par un prélèvement sur les produits financiers générés parles fonds gérés par les avocats (Carpa). Des discussionsvont s’engager sur le barèmede rémunérationde cette justice gratuite.

ÉDUCATIONLe concours exceptionnel de recrutement reconduitLe ministère de l’éducation nationale a annoncé, jeudi 22 octobre, sa décision de re-conduire le concours excep-tionnel pour l’académie de Créteil afin de recruter des professeurs des écoles en Sei-ne-Saint-Denis, affectée par une pénurie d’enseignants.

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 france | 11

Au procès Bonnemaison, le médecin face au législateurJean Leonetti, auteur de la loi fin de vie, a plaidé pour « la collégialité et la traçabilité des décisions »

angers – envoyée spéciale

De l’audience du mer-credi 21 octobre, il nerestera sans doutedans la mémoire des

juges et des jurés de la cour d’assi-ses du Maine-et-Loire que ces quelques minutes de face-à-face intense entre Jean Leonetti et Ni-colas Bonnemaison. Le médecinlégislateur et le médecin accusé. Le député (LR) des Alpes-Mariti-mes parle de la loi qui porte son nom, de celle qui, bientôt, la com-plétera, et de tout ce avec quoi cel-les-ci doivent rompre : « Une pra-tique euthanasique associée à une pratique autoritaire, solitaire et paternaliste. » Il constate que, de-puis l’adoption de la loi de 2005, « l’arrêt actif de la vie a beaucoupdiminué dans les hôpitaux ». Il dit encore que « la collégialité et latraçabilité des décisions prises sont là pour protéger tout le monde, l’équipe médicale, la fa-mille et le patient ».

« La majorité des médecins penseencore que si l’on n’écrit rien, on estprotégé. Je pense qu’à l’inverse,écrire, c’est expliquer. » Il cite cette phrase d’un de ses anciens pa-trons : « Ce que tu n’es pas capable d’écrire, ne le fais pas », et il ajoute :« Ce que l’on n’écrit pas, ce que l’on ne partage pas, laisse la place àl’émotion et à l’arbitraire. »

Comme elles résonnent cesphrases, dans la salle d’audience !Chacune d’entre elles rencontrel’écho de ce qui est reproché àl’ancien urgentiste de Bayonne :la solitude de ses décisions, sonsilence face à certaines questionsdes aides-soignantes ou des in-firmières, les blancs qui figurent dans les dossiers médicaux deses patients, là où il aurait dû no-ter les injections d’Hypnovel ou de Norcuron (un curare) qu’ilavait choisi de pratiquer. Et ilconclut : « Il ne faut pas donneraux médecins le droit de vie ou demort clandestin dans l’intimité deleur décision. Si la loi autorisait unmédecin à décider seul d’arrêter lavie, n’auriez-vous pas l’impres-sion qu’elle s’arrête à la porte deshôpitaux ? »

Nicolas Bonnemaison demande

à prendre la parole. Ce n’est certespas la loi Leonetti qui le renvoiedevant ses juges, c’est le code pé-nal. A la cour et aux jurés, il re-viendra de répondre, pour cha-cun des sept cas de patients quileur sont soumis, si, oui ou non, il s’est rendu coupable d’avoir « volontairement attenté » à leurvie en leur administrant des« substances de nature à entraînerla mort ».

« J’ai beaucoup à vous dire »

Mais ce qui se joue à cet instant entre les deux hommes contient pour ceux qui les écoutent, toutl’enjeu de ce procès : face à l’ago-nie de Fernand, aux convulsions de Madeleine, aux dernières heu-res de Marguerite, de Jacqueline, de Christine, d’André ou de Pierre,Nicolas Bonnemaison a-t-il ou non agi en bon médecin ?

« Monsieur Leonetti, j’ai beau-coup de choses à vous dire. C’est ici,

là, maintenant, et ce n’est pas sim-ple, lui lance l’ancien urgentiste de Bayonne d’une voix tendue par la solennité de l’instant. Jeveux d’abord vous dire que les pa-tients que j’ai pris en charge étaient en extrême fin de vie, dans un contexte aigu. Que la décisiond’arrêter tout traitement théra-peutique avait été prise dans le ser-vice des urgences qui les avait ac-cueillis. Dans ce contexte, où il y avait une possibilité de souffrance psychique, la mise en place d’untraitement sédatif me paraissait

« Il ne faut pas

donner aux

médecins le droit

de vie ou de mort

clandestin dans

l’intimité de

leur décision »

JEAN LEONETTImédecin et député

Les policiers traînent les pieds pour sécuriser la COP21Les volontaires sont peu nombreux pour assurer la sécurité de la conférence de Paris sur le climat, qui débute fin novembre

I l ne reste que quarante joursavant la COP21, mais la policepeine un peu à recruter les ef-

fectifs nécessaires. Selon nos in-formations, dans certains servi-ces, les directeurs sont contraints de « désigner volontaires » cer-tains policiers pour assurer la sé-curité autour de la conférence deParis sur le climat, qui doit se te-nir au parc des expositions duBourget (Seine-Saint-Denis) du30 novembre au 11 décembre. Pourtant, la Préfecture de police n’en réclame que 236 en sécuritépublique (issus de brigades anti-criminalité, d’unités motocylis-tes et d’unités en tenue). Mais ni indemnisation ni compensation ne sont au programme, alors ilsrenâclent.

L’affaire peut paraître anecdoti-que – le gros des unités appelées àsécuriser la conférence est consti-tué des forces mobiles (CRS et gendarmes). Mais elle témoignedu malaise qui règne actuelle-ment chez les policiers. « Il ne fautpas s’étonner d’une grogne dans lapolice quand on fait traverser la moitié de la France à certains d’en-tre eux pour les faire travailler dix jours d’affilée sans aucune com-pensation », explique Nicolas Comte, secrétaire général adjoint d’Unité-SGP-Police (deuxième syndicat chez les gardiens de la paix). « On est passé du volontariat

à la désignation d’office », dé-nonce Philippe Capon, secrétaire général de l’UNSA-Police. Les poli-ciers concernés sont mobilisés du27 novembre au 13 décembre.

Un tiers des unités existantes

La difficulté de recrutement de policiers de sécurité publique ex-plique aussi pourquoi le ministre de l’intérieur a fini par céder face àleurs camarades CRS, au prin-temps. Largement sollicités pourréaliser des missions de sécurisa-tion après les attentats des 7 et 9 janvier, ils réclamaient une re-valorisation de l’indemnité jour-nalière d’absence temporaire qu’ils reçoivent lorsqu’ils sont endéplacement. Plusieurs compa-gnies se sont placées, collective-ment, en arrêt-maladie, jusqu’à ceque la Place Beauvau craque : l’in-demnité journalière a été aug-mentée dès le 1er juillet pour les CRS. La hausse doit atteindre 30 %en trois ans.

Heureusement, car la préfecturede police a décidé de faire large-ment appel à eux. Le 29 novem-bre, pour la marche mondiale pour le climat, pas moins de 57 unités de forces mobiles sontainsi prévues, soit un tiers des uni-tés existantes. Cela représente en-viron 5 500 policiers et gendarmessur le terrain – à peu près autant que pour la manifestation post-

adaptée, et donc je l’ai fait. J’ai uti-lisé de l’Hypnovel et, dans un cas,j’ai utilisé du Norcuron. J’ai destorts, je reconnais qu’il y a des cho-ses tout à fait discutables dans ce que j’ai fait. Notamment le fait d’avoir décidé de sédater certains patients sans en parler à l’équipe ou à leurs familles. Mais jamais jen’ai eu l’intention de provoquer la mort de mes patients. »

Jean Leonetti l’écoute, tournévers le box, puis se replace face àla cour. « J’ai dit et je le répète : Ni-colas Bonnemaison n’est pas un

assassin. » Mais il ajoute, et sesmots parlent mieux que per-sonne ne l’a fait jusqu’ici de celui qui est dans le box : « Je crois pourautant qu’il faut que les choses soient dites, écrites, partagées, dis-cutées. L’homme est fragile, il l’est encore plus face à la mort de l’autre. Face à la mort, on doit être dans l’empathie retenue, pas dans la compassion fusionnelle. Parce que dans le regard de l’autre, à ce moment-là, si je suis seul, je lis ma propre détresse. » p

pascale robert-diard

Charlie du 11 janvier. La dernièregrande marche pour le climat, le 21 septembre 2014 à New York,avait réuni 300 000 participants.

Les deux grandes manifesta-tions des 5 et 12 décembre de-vraient également donner lieu àun déploiement policier impor-tant dans Paris. Elles inquiètent davantage le ministère de l’inté-rieur, qui craint les déborde-ments de ce qu’il appelle désor-mais les « black blocs » – ancien-nement connus sous le nom de « casseurs ».

Selon les organisateurs, pasmoins de 40 000 visiteurs de-vraient se rendre chaque jour dans l’enceinte de la conférence,au Bourget. Au total, 195 déléga-tions, 20 000 délégués, 3 000journalistes, 20 000 observa-teurs sont attendus pendantdeux semaines.

Comme il s’agira d’une zone in-ternationale, c’est l’ONU qui se chargera de la sécurité du lieu desnégociations, avec une centainede « gardes bleus ». Mais tout le reste – la proximité directe dusite, les transports, les diversesmanifestations – échoit bien sûr àla police française. Le seul service de base devrait mobiliser quoti-diennement plus d’une dizaine d’unités de forces mobiles cha-que jour. p

laurent borredon

Jean Leonetti quitte le tribunal d’Angers, mercredi 21 octobre. GEORGES GOBET/AFP

Page 12: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

12 | enquête VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

Les dieux ne sont pas tombés sur la têteEn Tanzanie, la plus petite tribu du pays, les Hadza, s’apprête à participer à l’élection présidentielle du 25 octobre. Des chasseurs-cueilleurs vivant à la lisière du monde sédentaire qui ne reconnaissent aucun chef

alexandre kauffmann

C’est une tribu d’archersnomades, les Hadza, quivit dans le nord de la Tan-zanie, non loin de la fron-tière kenyane. Un millierde personnes au total, le

plus petit groupe ethnique de la Tanzanie, quine reconnaît ni chef ni droit à la propriété. Lesfemmes cueillent des baies et des racines. Leshommes, quand ils ne récoltent pas du miel, tirent des flèches empoisonnées sur les gira-fes et les babouins. Ce peuple s’apprête néan-moins à peser dans l’élection présidentielletanzanienne du 25 octobre, en participant au scrutin national dans les bureaux de vote ins-tallés en brousse.

La plupart des nomades savent déjà à qui ilsdonneront leurs voix : au Chama Cha Mapin-duzi (CCM, Parti de la révolution), qui n’a pas quitté le pouvoir depuis l’indépendance de laTanzanie, en 1961. Fondée par Julius Nyerere, le père de la nation, cette force politique est restée populaire dans les zones rurales, enparticulier grâce à ses programmes d’aide ali-mentaire.

Si les Hadza ne reçoivent d’ordres de per-sonne, partagent l’ensemble de leur nourri-ture et tissent entre eux des liens pacifiques, leur univers n’a rien à voir avec l’enfance du monde chère à Jean-Jacques Rousseau. Dans la savane à acacias, la faim règne souvent. Il faut parfois solliciter les tribus voisines. Les animaux sauvages sont légion, comme en té-moignent les morsures de serpents, de scor-pions ou de léopards qui étoilent la peau des chasseurs.

A Guida Milanda, campement perdu sur lesrives sableuses du lac Eyasi, la quête de nour-riture ne connaît pas de répit. Les Hadza n’ontjamais voulu se convertir à l’agriculture ou à l’élevage, activités nées il y a quelque10 000 ans à l’est de la Méditerranée. Ils vi-vent au jour le jour dans des camps d’une trentaine de personnes, sans stocker d’ali-ments, sans établir de plan de production. Ar-més d’arc et de flèches, ils partent quotidien-nement à la recherche de gibier entre les ar-bustes épineux. Lorsque le vent souffle et queles mammifères se cachent, les nomades ensont réduits à viser des flamants roses ou depetites chouettes au front blanc.

« Pourquoi je vote pour le Parti de la révolu-tion ? s’étonne Onwas, vieil archer de GuidaMilanda qui ignore son âge. Mais parce que cesont les meilleurs ! Ils n’oublient pas les Hadza,ils nous donnent de la nourriture. » Pourtant, la dernière fois qu’il s’est rendu avec desmembres de sa famille à Gorofani, village si-tué à 70 kilomètres au nord de son campe-ment, pour récupérer les 100 kilos d’ugali (fa-rine de maïs) que le gouvernement lui avait promis, Onwas est reparti bredouille. Les sacsde nourriture avaient mystérieusement dis-paru. Un fonctionnaire lui a juste demandé de poser un pouce imprégné d’encre au basd’une feuille, en guise de signature.

Face à la faillite d’un projet, les Hadza cè-dent rarement à l’inquiétude, la notion de « planification » leur étant étrangère. Loin de piquer une colère, Onwas a souri, puis il a re-pris le chemin de Guida Milanda. Dans un pays où l’agriculture mobilise près de 80 % dela population, les chasseurs-cueilleurs en quête de babouins et de zèbres ne sont pas une priorité pour le gouvernement.

UNE MANIÈRE DE VIVRE

Au cours du XXe siècle, les Hadza ont perduprès de 90 % de leur territoire. Une année après l’autre, le gibier s’est raréfié, malgré les fabuleuses réserves animalières autour du lac Eyasi : le parc national de Manyara à l’est, le mythique cratère de Ngorongoro à l’ouest.L’espace où ils ont été relégués, une savane épineuse et infertile, est désormais investi par des troupeaux de chèvres et de zébus ap-partenant à la tribu des Datoga, originaires du Soudan. A la recherche de nouveaux pâtu-rages, ces bergers mènent leur bétail toujoursplus loin sur les collines où vivent les chas-seurs-cueilleurs. Les bovins tarissent les points d’eau et leurs sabots piétinent les plan-

tes qui assurent l’équilibre alimentaire des ar-chers.

En 2011, le CCM a permis aux Hadza d’ac-quérir un droit coutumier d’occupation des terres sur plus de 20 000 hectares au sud-estdu lac. Parmi les cent vingt groupes ethni-ques de la Tanzanie, les chasseurs nomadessont les seuls à bénéficier de ce privilège, avecleurs voisins bergers datoga. Une entorse iné-dite à l’unité de la nation, née sous l’égide du « Professeur Nyerere » : une langue – le kiswa-hili –, un territoire indivisible – la Tanzanie. Comment savoir jusqu’où s’étend la terre des Hadza ? Il suffit d’observer les baobabs. S’ils sont crevés par des pieux, c’est que les noma-des sont venus les escalader pour récolter du miel.

Personne ne sait au juste d’où viennent cesmystérieux chasseurs. Ils ne laissent pas de traces dans leur sillage, sinon des pointes de flèches, une poignée de pierres noircies par lefeu et quelques éraflures sur les acacias. Leuridiome, ponctué de consonances à clics – le hadzane – ne se rapproche d’aucune langueconnue : il s’agit d’un « isolat ». Au cours des siècles passés, ils ont accueilli des agricul-teurs ruinés par les sécheresses, des pasteurs privés de bétail ou des alcooliques couverts de dettes. Comme toute société, la commu-nauté hadza est moins une réalité biologique qu’une manière de vivre, issue en ce qui les concerne de la « civilisation de l’arc », la plus ancienne au monde.

Malgré la reconnaissance d’un « droit cou-tumier d’occupation », les chasseurs-cueilleurs ont appris à compter sur leur seulpragmatisme. Surtout pas sur le ciel. Aucuneforme de religion n’existe au sein de cette so-ciété. Tout juste entretiennent-ils une cosmo-gonie dénuée de notions morales. En ques-tionnant les anciens, on parvient à délier unepartie de leurs secrets. Les tabous tournent

tous autour d’un mot : epeme. C’est à la fois une étape, un privilège, une raison sociale. Il marque le passage des chasseurs à l’âgeadulte. Lorsqu’un jeune Hadza parvient à tuerun animal d’envergure, il est autorisé à préle-ver certains organes sur le gibier : reins, testi-cules, cœur… Les hommes lui ouvrent alors lecercle de danse, qui se réunit les nuits sans lune. Celui qui ne respecte pas les étapes de l’epeme, en mangeant par exemple un organeréservé aux adultes, commet une faute grave.Il attirera la malchance sur tout le groupe.

Des huttes jaune soufre, un vent violent,quelques peaux d’antilope séchant au soleil :à Guida Milanda, il faut se contenter de l’es-sentiel. Le feu est allumé à l’aide de bâtonnetsroulés entre les paumes ; le gibier est jeté di-rectement sur les flammes ; l’écorce des tama-riniers sert à s’essuyer les mains. Tout commeles femmes, les hommes sont des « monoga-mes en série ». La plupart des Hazda changentde compagne ou de compagnon au bout de quelques années. Les mariages se font et sedéfont librement. Malgré l’individualisme ra-dical des chasseurs, les aspirations personnel-les entrent rarement en conflit avec les exi-gences de la vie en commun. Les archers sedéplacent en toute indépendance. Ils dispa-raissent parfois pendant plusieurs jours. Per-sonne ne songe à les surveiller ou à profiterde leur absence. Si un conflit surgit et persisteentre deux nomades, l’un d’eux décide sim-plement de rejoindre un autre campement.

AUCUNE OSTENTATION

Les Hadza sont le plus souvent de petite taille,le corps sec, en proie à des toux chroniquesdues à leur consommation de tabac et de ma-rijuana. Ils peuvent suivre sans mal une bête qui file dans l’ombre, entre les fossés et les frondaisons épineuses. Le matin, ils s’enga-gent dans d’étroites vallées où flotte une lu-mière cendrée. Ils appellent les passereaux,qui les guident vers les ruches cachées aucreux des arbres. Les chasseurs ôtent leurs sandales, se hissent sur les branches et ébrè-chent les troncs à coups de hache, avant de re-descendre avec des alvéoles ruisselant de miel. Les oiseaux profitent des débris qu’ils laissent derrière eux. Echange de bons procé-dés.

Le soir, les archers rassemblent leurs flècheset vérifient les piles de leurs torches. D’unseul trait, ils sont capables d’abattre une anti-lope, un phacochère ou un singe. Si un chas-seur solitaire parvient à prendre un grand

mammifère, il le met aussitôt à la dispositiondu groupe. Les nomades n’ont presque rien etils donnent tout. Il n’y a aucune ostentation, aucune recherche de prestige dans cette pro-digalité. La répartition des biens s’opère selonles besoins de chacun. L’égalité se pratique,elle n’a pas besoin d’être proclamée.

Près de quatre cents Hadza ont décidé de vi-vre à la lisière du monde sédentaire, où ils ontmis au point un « show » destiné aux touris-tes : partie de chasse, entraînement au tir à l’arc, vente de produits artisanaux. Le specta-cle est souvent truqué. Nombre de figurants –des broussards sans le sou – se font passer pour des Hadza sans même connaître leur langue. Cette « comédie de brousse » est orga-nisée par des agences de voyages peu scrupu-leuses, avec le soutien des guides locaux quitirent le diable par la queue.

Vêtus de peaux de babouin, poussant desgrognements sauvages, les chasseurs sur-jouent leur culture pour conforter les visi-teurs dans leurs fictions romantiques. Les Oc-cidentaux veulent voir en ces nomades des « hommes fossiles ». Un peuple primitif qui a traversé les âges identique à lui-même. L’homme à l’état de nature, mythe indispen-sable au contrat politique des Nations moder-nes. Les Hadza ont parfaitement saisi la na-ture de ces fantasmes et y répondent avec uneétonnante souplesse.

Bien qu’ils ne soient plus que mille et queleurs possessions se résument à des arcs et des flèches, les chasseurs ne craignent pas un instant de disparaître. Ils savent qui ils sont. « Nous sommes Hadza », répètent-ils comme une incantation. Leur société a traversé les millénaires. Avec une élasticité singulière, elle s’est transformée au contact des autrespeuples. Ils ont emprunté quelques inven-tions au monde moderne – tee-shirts, torchesélectriques, farine de maïs –, mais lui ontlaissé l’essentiel – autorité, accumulation des biens, inégalités sociales.

S’ils mangent des fœtus d’impala et se la-vent en se frottant avec des pierres, ils con-naissent aussi l’usage des villes, savent oùtrouver les bureaux d’aide alimentaire, et uti-lisent des cartes mémoire Secure Digital pourécouter de la musique sur leur téléphone por-table. Bastion anarchiste au cœur de la sa-vane, la communauté des archers continuede regarder l’avenir avec confiance. Loin despréoccupations du Parti de la révolution et del’élection présidentielle. Personne ne peut obliger une société à douter d’elle-même. p

Un Hadza.MATTHIEU PALEY

PERSONNE NE SAIT AU JUSTE

D’OÙ ILS VIENNENT. ILS NE LAISSENT PAS DE TRACES

DANS LEUR SILLAGE, SINON DES POINTES

DE FLÈCHE

250 km

MA

LA

WI

KENYA

BUR.

RW.

OUG.

ZAMBIE

RDC

MOZAMBIQUE

Dodoma

Dar es-Salaam

Arusha

Zanzibar

Ngorongoro

Lac

Victoria

Océan

IndienTANZANIE

Lac Eyasi

Page 13: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 débats | 13

Le souverainisme haineux équivaut au djihadisme

par alain touraine

A la première crise qui l’at-teint directement, l’Eu-rope s’écroule. Une partie

de ses pays membres refusent departiciper aux décisions nécessai-res et dans ceux, comme laFrance, qui acceptent de chercher une solution, les réactions sont loin d’être à la hauteur des événe-ments. L’absence d’engagementet de générosité de ces pays estressentie par les réfugiés eux-mê-mes, qui sont si peu nombreux à demander à notre pays de les ac-cueillir. Alors que moins de qua-tre millions de Libanais ac-cueillent déjà plus d’un million de réfugiés, la France n’en finis-sait pas de préparer l’accueil de24 000 d’entre eux sur deux ans.

Une telle absence d’élan et desolidarité est si choquante, si con-traire aux discours émouvants entendus depuis des décennies, qu’elle est certainement révéla-trice d’une impuissance et d’une aboulie beaucoup plus généraleset qui constituent par elles-mê-mes un motif majeur d’inquié-tude pour l’Europe, pour ses pays et pour la France en particulier, qui, dans un passé encore récent, avait su prendre des initiatives.

Nous sentons bien que les Alle-mands d’aujourd’hui ont été con-duits à agir par leur volonté de prouver qu’ils ne devaient plus porter la condamnation des cri-mes commis par les générations antérieures. La France a tout ré-cemment fortement contribué à renverser Kadhafi, mais, ensuite,elle ne s’est pas souciée des consé-quences du vide d’Etat ainsi créé, elle qui avait assumé, après la pre-mière guerre mondiale, conjoin-tement avec la Grande-Bretagne, la gestion des conséquences de la destruction de l’Empire ottoman. Et, surtout, la France qui n’a ja-mais mené un examen sincère deson comportement en Algérie, etde la crise extrêmement gravepour elle-même dont elle ne futsauvée que par le général deGaulle, peut-elle se satisfaire de seconduire moins mal que les pires de ses partenaires ?

Pour le dire brièvement, l’Eu-rope peut-elle encore aspirer àêtre traitée et reconnue comme une grande puissance ou doit-ellese satisfaire de vivre dans la dé-pendance des Etats-Unis pour le meilleur ou pour le pire ? Som-mes-nous conscients que notre

propre avenir est engagé dans cette crise qui n’est pas seulementhumanitaire ? Car notre absenced’action favorise dangereuse-ment la montée d’un souverai-nisme qui porte tous les dangerslui donnant la définition réelle d’une extrême droite. Le dangerest plus grave encore, car cette ex-trême droite déborde de beau-coup le Front national, a déjà con-quis une grande partie de la droite et mord même sur la gau-che et l’extrême gauche.

LA VIOLENCE ET LA HONTE

Je n’élèverais pas le ton si je cons-tatais seulement l’impuissancede la France à se maintenir à la hauteur de nos plus hauts mo-ments de générosité. Je m’attris-terais seulement que la crise éco-nomique et le chômage durable aient brisé la générosité du pays de Médecins sans frontières, de Médecins du monde, de la Ci-made, du Secours catholique, d’Action contre la faim et du Se-cours populaire. Mais la faiblessede la France et de l’Europe doit nous inspirer de plus dramati-ques inquiétudes. Je vois dans la montée du souverainisme défen-sif et haineux en Europe l’équiva-lence du djihadisme dans lemonde arabo-musulman. Des deux côtés de la Méditerranée, onvoit les effets de l’impuissance de certains Etats à faire face aux exi-gences politiques et économi-ques d’un monde globalisé.

Monde qui est en effet dominépar les nouveaux empires que sont le parti-Etat chinois, le califatsunnite, les héritiers chiites deKhomeyni et les Etats-Unis de George W. Bush et des idéologues néoconservateurs américains et anglais qui ont déclenché la guerre en Irak en 2003. Dans tou-

tes les parties du monde qui se ré-vèlent incapables d’être à la hau-teur des problèmes d’un monde ouvert, les démocraties se rédui-sent d’abord à la prolifération des groupes d’intérêt avant de bascu-ler dans des régimes militaires gé-nérateurs de violence. Ne devons-nous pas déjà nous inquiéter de ce que nous voyons et entendons en Hongrie et des discours qui sedéveloppent dans des pays aussirespectés que la Finlande, le Da-nemark ou… la France ?

Cessons au moins de regarder,du haut de notre grandeur et denotre bonne conscience passées,les cadavres que la Méditerranéerejette sur les côtes de notre con-tinent. La construction euro-péenne fut une voie de salut et d’influence pour les pays d’uncontinent divisé et affaibli. Le moment est-il venu de renoncer à des ambitions que nous ne se-rions plus capables de nourrir et de descendre au niveau médiocrequi fut celui de l’Espagne roya-liste du XIXe siècle et franquisted’une grande partie du XXe ? Unetelle chute nous plongerait nonseulement dans le sous-dévelop-pement, mais surtout dans la violence et la honte. Je demande que l’on entende mes parolescomme si elles étaient pronon-cées au lendemain des résultatsprobables des élections régiona-les de décembre. Ne serons-nouspas alors plus inquiets pourbeaucoup d’entre nous, y com-pris dans le camp vainqueur, desconséquences du triomphe d’unnationalisme à la fois archaïqueet agressif ?

C’est de nous qu’il s’agit, dèsmaintenant. Une solidarité active avec les réfugiés et des initiativesqui imposent des solutions àl’échelle d’une vaste partie du monde doivent être les premierspas sur la voie de notre propre re-dressement. Il est encore possibleet dépend surtout de notre pro-pre volonté et de notre capacité àprendre nos responsabilités et à mettre en œuvre des solutions àdes problèmes maîtrisables. Ladémonstration de notre impuis-sance et l’abandon de réfugiés quise tournent vers l’Europe en lui demandant de se comporter en accord avec ses principes seraient des signes plus qu’inquiétants denotre absence de volonté réelle derésoudre les problèmes et d’utili-ser les possibilités créées pourtous dans un monde ouvert. p

Il existe en France de vrais intellectuels mépriséspar les médias

Que nos professionnels de l’information cessent d’accorderde l’intérêt à un « cercle de pseudo-penseurs » et s’ouvrent à la pluralité des initiatives intellectuelles

par christophe charleet charles soulié

L e débat déclenché par quelquesprises de position d’« intellec-tuels » médiatiques sur l’état

réel de l’opinion intellectuelle en France réveille, pour ceux qui n’ont pas la mémoire courte, l’impression de revivre des périodes sombres et bien connues du XXe siècle.

Contrairement à ce que veulentnous faire croire les pseudo-penseursactuels, ils ne sont pas les défenseursdes idées neuves ou hérétiques face auprétendu conformisme de la bien-pensance de la gauche intellectuelle. Qu’ils rencontrent d’ailleurs des suc-cès académiques, médiatiques ou devente indiquent bien qu’ils ne fontque suivre les courants dominants d’un conformisme droitier hégémo-nique depuis plus de vingt ans. En 1995 déjà, soutenir les « réformes » du gouvernement Juppé était pré-senté par certains réformateurscomme un acte d’audace et de moder-nité, alors qu’elles entamaient la lon-gue séquence des régressions sociales et intellectuelles destinées, paraît-il, à faire baisser le chômage et à redonner à la France son dynamisme.

Vingt ans après, nous attendons tou-jours et l’un et l’autre, mais une seulechose reste : l’arrogance de ceux qui savent et prétendent être courageux face à une gauche intellectuelle décla-rée irrémédiablement stupide et attar-dée. En avril 1998, face – déjà – au suc-cès du Front national et aux alliances dans certains conseils régionaux de ladroite officielle avec l’extrême droite, Pierre Bourdieu et quelques autres chercheurs, dont l’un des signatairesde ces lignes, avaient plaidé pour une « gauche de gauche » qui ne déçoivepas ses électeurs et garde le cap. L’auteur de La Misère du monde (Seuil,1993) n’avait guère plus été entendu du gouvernement Jospin que ceux quiaujourd’hui encore tentent de mettre en garde le gouvernement Hollande-Valls contre les effets électoraux déjà bien visibles de l’abandon de toute ré-forme de gauche. On sait ce qu’il ad-vint : le 21 avril 2002 et les dix années de gouvernement chiraco-sarkozyste.

Il n’y a sans doute plus que les obser-vateurs étrangers pour croire que laFrance est Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française (Flam-marion, 2015, 464 pages, 23,90 €), pourreprendre le titre de l’ouvrage récent

de Sudhir Hazareesingh. En tout cas, ily a longtemps que les gouvernements s’inquiètent peu des idées qui ne sor-tent pas des sondages d’opinion oudes slogans de leurs communicants payés pour vendre du vent. Là encore, puisque la mode est aux évaluations,la baisse de la participation électorale et l’audience des thèses extérieures àla pensée unique devraient les inciterà cesser de gaspiller leurs fonds électo-raux pour d’aussi piètres résultats et peut-être à s’intéresser aux nombreuxtravaux, mais qu’ils ignorent, qui ex-pliquent pourquoi leurs discours em-brayent sur le vide et ne rencontrentque la surdité des citoyens.

DISCOURS DE LA NOSTALGIE

Naguère, on parlait encore d’excep-tion française. La France n’avait pas depétrole, mais elle avait des idées. Elleavait les droits de l’homme, même sielle ne les avait pas toujours respectés.Elle était une terre d’asile, mais ne sou-haitait prendre en charge qu’une part réduite de la misère du monde. Elle avait de grands intellectuels, mais lespréférait décédés pour ne pas tropavoir à leur répondre quand ils po-saient des questions gênantes. Aujourd’hui prévaut désormais le dis-cours de la nostalgie, et particulière-ment dans cette génération d’intellec-tuels qui ressassent les mêmes lieuxcommuns depuis trente ans.

Pourtant la France n’a jamais eu unejeunesse aussi éduquée, elle n’a jamais autant produit de thèses, de livres, d’ar-ticles dans toutes les sciences et no-tamment les sciences sociales. Internetbruisse de groupes de discussions, d’as-sociations, d’initiatives de mobilisa-tion intellectuelle ou sociale sur les problèmes français ou du monde. Les médias dominants s’en moquent, il ne faut surtout pas déranger les cercles de discussion établis autour des mêmes etdes mêmes thématiques.

Cette coupure entre le champ intel-lectuel réel et réellement actif et le cer-cle intellectuel visible est tout aussi profonde et nocive que le fossé qui sé-pare les cercles du pouvoir du peuplesouverain déçu par les promesses etles discours creux. Si de multiples ini-tiatives d’intellectuels collectifs n’ont pas attendu le débat actuel pour exis-ter et tenter de se faire entendre, il se-rait temps que les médias dominants s’interrogent sur leur splendide isole-ment, qui n’a d’égal que celui des cer-cles du pouvoir à la mémoire courte. p

¶Christophe Charle est professeur d’his-toire contemporaine à l’université Paris-I. Charles Soulié est maître de conféren-ces de sociologie à l’université Paris-VIII, respectivement président et secrétaire de l’Areser (Association de réflexion sur l’en-seignement supérieur et la recherche)

Face à un nationalisme à la fois archaïque et agressif menaçant de triompher aux prochaines régionales, retrouvons l’élan d’une Europe forte pour accueillir les réfugiés

A Rémi Fraisse, notre fils, notre frère, mort il y a un anLe 26 octobre 2014, Rémi, 21 ans, était tué par une grenade lancée par les gendarmes, lors d’une manifestation contre le projet de barrage à Sivens. Aujourd’hui, nous demandons que toute la lumière soit faite

par jean-pierre fraisse,véronique voiturier et chloé fraisse

N ous avons appris que l’Etat en Francepouvait tuer. Rémi, notre fils et notrefrère, a été tué par une grenade offen-

sive lancée par un gendarme alors qu’il était venu à Sivens pour faire la fête et discuter d’envi-ronnement. Il n’a pas réalisé que les affronte-ments entre les forces de l’ordre et les opposantsétaient devenus violents et dangereux. Il s’est approché. Pourquoi ?

Après les débats et les concerts, vers 1 heure dumatin, Rémi a été voir ce qui se passait près de lazone de chantier, il a suivi le mouvement qui partait de la métairie. Il était avec Anna, son amie. Près de la zone de chantier, il y avait des jeunes comme lui, des moins jeunes, des mili-tants, des pacifistes, des personnes cagoulées.

Le bruit des grenades assourdissantes, des gre-nades offensives, les gaz lacrymogènes, tout était sûrement très impressionnant. Des per-sonnes se faisaient tirer dessus, il y avait beau-coup de blessés. Il a dû se dire, avec certains, il faut y aller, il faut leur dire d’arrêter, il faut aller aider les collègues.

Il s’est approché. C’était le mauvais moment.Plusieurs tirs de grenades à ce moment-là. Rémitombe au sol. Il est 1 h 45 du matin. Les gendar-mes voient un corps, ils viennent le chercher, ilscomprennent que Rémi est mort, ils le traînent comme un chien sur plusieurs dizaines de mè-tres, sa tête rebondit sur le sol. Les médias par-lent d’un corps retrouvé dans la forêt !

Un capitaine de gendarmerie nous appelle autéléphone. Personne ne nous dit rien. On nouspose des questions, on nous demande si nous savons où Rémi se trouve, si nous avons des

photos de lui. Nous apprenons son décès. Pen-dant trois jours, le silence, les doutes, les crain-tes, le mensonge. Rien sur les causes de sa mort,sur les raisons, les circonstances. Y a-t-il une en-quête, un juge est-il saisi ? Pourquoi ?

L’instruction est finalement ouverte, deux ju-ges sont désignées. L’autopsie révèle qu’il est mort à la suite de l’explosion d’une grenade of-fensive au niveau de son dos. Cette grenadeaurait été lancée par un gendarme mobile nonpas depuis la zone de chantier, où les forces de l’ordre étaient positionnées en défense, mais en dehors de cette zone, en mouvement sur le côté sud-est, près de lui.

LES VICTIMES DOIVENT ÊTRE ENTENDUES

La zone de chantier est située sur un terrain privé déjà entièrement saccagé par les bulldo-zers du propriétaire, le conseil départemental du Tarn lui-même, sur lequel il n’y a absolumentrien à défendre et que l’on a entouré de douves comme au Moyen Age.

Les gendarmes mobiles ont utilisé contre nosenfants de France des armes qui tuent, grenadesde guerre inventées pendant la guerre de 1914-1918. Elles avaient pourtant déjà tué le militant

écologiste Vital Michalon quarante ans plus tôt. Pourquoi ?

Nous voulons savoir ce qui s’est passé. Nousvoulons savoir comment Rémi est mort, pour-quoi il est mort. Toutes les victimes de ce soir-là doivent être entendues. Toutes les personnes présentes à côté de lui et qui peuvent nous expli-quer comment cela s’est passé, où il était, ce qu’ila dit. Nous leur demandons, en son nom, pour lui, pour que de tels actes ne se reproduisent ja-mais sur notre sol, de venir courageusement té-moigner pour nous aider à faire toute la lumièresur cet événement dramatique pour la nation tout entière. Nous voulons comprendre.

Nous voulons comprendre comment un gen-darme peut envoyer une grenade mortelle dansde telles circonstances, comment des comman-dants de gendarmerie ont pu donner l’ordre d’user de ces armes, alors que leur métier est de circonscrire la violence. Nous voulons savoir quiest responsable. Un non-lieu serait terrible. p

¶Jean-Pierre Fraisse, Véronique Voiturier et Chloé

Fraisse sont les parents et la sœur de Rémi Fraisse

¶Alain Touraine est sociologue. Son dernier ouvrage est « La Fin des sociétés », Seuil, 2013

SOMMES-NOUS CONSCIENTS

QUE NOTRE PROPRE AVENIR EST ENGAGÉ DANS CETTE CRISE

QUI N’EST PAS SEULEMENT

HUMANITAIRE ?

Page 14: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

14 | éclairages VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE

ANALYSE

thomas wiederService Politique

Pas un jour sans qu’il en soit question.La primaire est devenue l’obsessionde la vie politique française.Aujourd’hui, c’est à droite qu’elle oc-

cupe tous les esprits. Il y a cinq ans, c’est la gau-che qui ne pensait qu’à elle. Dans la tempora-lité resserrée du quinquennat, ce nouveau ren-dez-vous a une première conséquence : désor-mais, ce n’est plus un an avant l’échéance quecommence la course à l’Elysée, mais deux voiretrois ans plus tôt. On le constate à droite : de-puis de longs mois, déjà, l’agenda de ses princi-paux leaders est déterminé par la seule et uni-que perspective de la primaire qui, en novem-bre 2016, désignera l’un d’entre eux comme candidat à l’élection présidentielle de 2017.Avec la primaire, plus que jamais, la France est en campagne présidentielle permanente.

Pour notre vie politique, les conséquencessont lourdes. La première est l’état de quasi-guerre civile que génère la primaire au sein despartis. Insidieusement, celle-ci bouleverse les règles du jeu partisan. Désormais, celui qui rêve d’entrer à l’Elysée n’a qu’une priorité : éli-miner ceux qui, dans son camp, partagent la même ambition. Ce combat, qui peut facile-ment durer deux bonnes années, transforme les partis de l’intérieur. Ce ne sont plus des ar-mées qui font bloc contre leurs adversaires,

mais des arènes où l’on s’empoigne entre frè-res et à ciel ouvert.

On savait la capacité des partis à produire desidées déjà limitée. Elle est désormais quasi nulle : tout occupés par la compétition interne dont ils deviennent le théâtre à l’heure de la primaire, les partis ne sont plus que des machi-nes électorales dont les leaders, parce qu’ils doivent avant tout s’imposer parmi les leurs, ne parlent plus qu’à leurs troupes. En cela, la primaire contribue à la balkanisation d’une scène politique où le sens du collectif s’est perdu et dont les membres ne parlent plusqu’en leur nom propre.

ACCÉLÉRATEUR DE NOTORIÉTÉVantée par ses promoteurs comme une avan-cée démocratique, ce qu’elle est incontestable-ment, la primaire se révèle par là même, ce quiest sans doute plus regrettable, être une formi-dable machine à doper les ego. On le voit aujourd’hui chez Les Républicains, où pasmoins d’une dizaine de personnalités sontdéjà plus ou moins officiellement sur les rangs. Peu importe que la plupart n’aient aucune chance d’entrer un jour à l’Elysée. En réalité, l’essentiel n’est pas là. Pour des figures de second rang, la primaire est d’abord une oc-casion de se distinguer. Le cas de Nadine Mo-rano est éloquent : en se déclarant candidate, début septembre, la députée européenne es-pérait se rappeler au bon souvenir des journa-listes et de ses camarades. L’opération a étépayante : moins d’un mois plus tard et après

une phrase provocatrice lâchée sur le plateau d’une émission à succès, Mme Morano s’estfrayé une place dans la cour des grands, au point de décrocher une invitation au journalde 20 heures de TF1.

Formidable accélérateur de notoriété, la pri-maire apparaît ainsi comme un précieux tic-ket d’entrée dans une arène médiatique où lesplaces sont chères. Mais elle est plus que cela.Car le temps de la primaire n’est pas seule-ment celui de la campagne qui la précède. Ases participants, elle ouvre en effet des pers-pectives politiques qui vont bien au-delà du scrutin en tant que tel. L’expérience socialiste de 2011 est, de ce point de vue, fort instructive.S’ils n’avaient pas été candidats, Arnaud Mon-tebourg et Manuel Valls n’auraient sans doutepas occupé les places centrales qui furent les leurs dans le dispositif de François Hollandeen 2012. Au moment de composer son pre-mier gouvernement, le président de la Répu-blique considéra, en effet, qu’il ne pouvait te-nir à l’écart deux hommes qui, six mois plus tôt, avaient appelé à voter pour lui contre Mar-tine Aubry.

Cette dette contractée par François Hollandeentre les deux tours de la primaire socialiste de 2011 explique bien des épisodes des débuts de son quinquennat. S’il n’avait pas réalisé17 % des voix à l’époque, M. Montebourg auraitsans doute quitté le gouvernement bien avantaoût 2014, peut-être même dès décembre 2012,lorsqu’il s’opposa publiquement à Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre, au sujet de

l’avenir de Florange. Or, ce ne fut pas le cas, et ilest permis de penser que son statut de « troi-sième homme » de la primaire joua en sa fa-veur. Déjà en chute libre dans les sondages,François Hollande estima sans doute qu’il ne pouvait rompre, si tôt après le début de son mandat, avec un homme qui pesait aussilourd en nombre de voix et dont le ralliement lui avait été précieux pour remporter la pri-maire. Delphine Batho ne bénéficia pas de la même indulgence quand elle déclara, enjuillet 2013, que le budget de son ministère était « mauvais ». Sans troupes, à la têted’aucun courant au sein du PS et ne représen-tant qu’elle-même, la ministre de l’écologie futalors limogée en quelques heures. Elle était politiquement bien moins coûteuse à sanc-tionner.

Là se trouve peut-être la conséquence la plusparadoxale de l’introduction de la primaire dans notre vie politique. Censée renforcer lalégitimité du candidat qui la remporte, elle peut se révéler, à plus long terme, comme uneentrave à son autorité. François Hollande en a fait l’expérience : si sa victoire à la primaire de 2011 a créé un élan qui a contribué à son succèsen 2012, le poids politique acquis par ses ri-vaux de l’époque lui a fortement lié les mains par la suite. Si elle l’emporte en 2017, la droite risque d’être confrontée au même scénario d’une primaire qui commence par doper un candidat et finit par plomber un président. p

[email protected]

DÉSORMAIS,CELUI QUI RÊVE

D’ENTRERÀ L’ELYSÉE N’A

QU’UNE PRIORITÉ : ÉLIMINER CEUX QUI, DANS SON

CAMP, PARTAGENT LA MÊME AMBITION

Une primaire qui dope un candidat et plombe un président

LETTRE DE PYONGYANG | philippe pons

Les femmes à l’avant-garde d’une révolution de la consommation

Une élégante jeune femme, un por-table à l’oreille, qui monte dans untaxi flambant neuf et disparaîtdans la circulation assez dense de

la fin de matinée : c’est le genre d’image inat-tendue que l’on peut voir dans le centre de Pyongyang. Avec ses gratte-ciel, la physiono-mie de la capitale nord-coréenne s’est méta-morphosée au cours des dernières années. Mais le plus remarquable dans cette transfor-mation du paysage urbain est le changement dans l’apparence d’une partie des habitants.

Alors que l’habillement des hommes n’évo-lue guère (complet cravate ou vareuse kaki et casquette prolétarienne), les Nord-Coréennes sont plus apprêtées et d’une discrète élégancepour certaines. Comme cette jeune femmerencontrée lors du 70e anniversaire, le 10 oc-tobre, de la fondation du Parti du travail, le parti unique au pouvoir depuis 1949 : robe droite noire, chaussures vernies assorties,veste courte blanche et, au bout de sa chaîne, un sac avec les deux « C » entrelacés de Chanel.« Des amis me l’ont rapporté de Chine », expli-que-t-elle. Vrai ou contrefaçon de qualité ?

Comme beaucoup de jeunes Nord-Coréen-nes, notre interlocutrice porte les cheveuxmi-longs, lisses et un peu éclaircis, encadrantle visage. Les ondulations ont fait leur appa-rition mais les catogans, les chignons et les

cheveux permanentés pour les plus âgées restent courants. Les maquillages sont plusappuyés. Les chapeaux de paille en été, les chaussures ornées de décorations fantaisie,les talons aiguilles, les pantalons plus mou-lants, les corsages à paillettes et les colifi-chets ne sont pas rares.

LA PREMIÈRE DAME, SOURCE D’ÉMULATIONLe style moderne de Ri Sol Ju, épouse du chefde l’Etat, Kim Jong Un, et les jeunes femmesdu groupe pop Moranbong (uniforme blanc avec épaulettes et fourragère, jupes étroitesau-dessus du genou), apparu en 2012, sontune source d’émulation. La liberté vestimen-taire a toujours été réduite en Corée du Nord,mais les vêtements féminins y ont long-temps été plus variés qu’en Chine maoïste,où la femme fut muée en « surhomme » aux formes gommées et aux cheveux courts. La« police de l’apparence », qui pourchasse les« tenues antisocialistes », semble désormais moins stricte.

Dans le quartier des nouvelles tours d’habi-tation de Chang Chon, non loin de la placeKim-Il-Sung, ou aux alentours de l’arc detriomphe, des boutiques sont spécialisées dans le sur-mesure, « afin de se distinguer des autres », commente une jeune femme. « Il estfréquent qu’une cliente demande le nombre

d’exemplaires en stock afin de ne pas risquer devoir la même robe sur une autre »… Deux foispar an, des défilés de mode ont lieu dans la ca-pitale : aux robes traditionnelles aux couleurschatoyantes font pendant les tailleurs de styleoccidental très bon chic bon genre.

On ne fait pas de lèche-vitrines à Pyon-gyang : l’entrée des nouveaux magasins res-semble souvent à celle d’un immeuble, n’étaitune discrète enseigne. Le Ryugyong, par exemple, offre une large gamme de cosméti-ques de marques étrangères et de prêt-à-por-ter venu de France et d’Italie. Sans griffe, ces vêtements, comme les rayons des alcools et des vins, laissent sceptiques sur l’effet des sanctions internationales frappant le payspour le punir de ses ambitions nucléaires. Lesclientes chinent parmi les rayons. Les prixsont conséquents : une veste en laine de fabri-cation française coûte 500 dollars (441 euros)… Affichés en wons, la monnaienord-coréenne, ils sont indicatifs, car on doitrégler en devises : la conversion est faite par lacaissière en robe traditionnelle.

Dans le métro, les mises sont modestes,mais avec une touche de coquetterie. Les ma-gasins d’Etat comme le n. 1, près de la place Kim-Il-Sung, sont mieux fournis. Il y règne malgré tout une atmosphère « socialiste ». Cejour-là, une longue queue au rayon des ser-

viettes hygiéniques était due, nous dit-on, àune vente promotionnelle – ou à un arrivageaprès une rupture de stock.

Révélateur des mutations socio-économi-ques en cours, un marché de la consomma-tion est apparu, destiné aux couches socialesmédianes disposant de plus de moyens grâce à l’essor de facto d’une économie de marché. Le grand magasin Kwangbok, fruit d’unejoint-venture avec la Chine, ouvert fin 2011, enest un exemple. Sur trois étages desservis par des escalators, ce magasin, qui s’apparente à une grande surface en Chine, est doté d’un restaurant self-service d’une centaine de pla-ces, en général comble à l’heure du déjeuner.De bonne qualité, les produits sont moins chers qu’au Ryugyong.

Ce Pyongyang prospère, où l’argent circuleparfois de manière ostentatoire, n’est qu’unefacette minoritaire de la capitale. Les visages aux traits marqués des foules attendant les trolleys surchargés, les files de marcheurs dans des rues mal éclairées, l’insécurité ali-mentaire en sont une autre, toujours majori-taire. La télévision montre en boucle ce bien-être naissant : magasins et parcs d’attractions seraient les prémices de la prospérité promisepar Kim Jong-un. p

[email protected]

LA CAPITALE DE LA CORÉE DU NORD

S’EST MÉTAMORPHOSÉE.

LE PLUS REMARQUABLE

EST LE CHANGEMENT

DANS L’APPARENCE D’UNE PARTIE

DES HABITANTS

Pour une écologie de la culture

LIVRE DU JOUR

sylvie kerviel

Et si le salut du monde de la culturemalmené par la mondialisation, lamarchandisation et une quête de pro-fit à tout prix était à chercher du côté…

des vignerons ? Plus précisément de ceux qui, résistant à la vague d’industrialisation du sec-teur, ont opté pour un respect de la nature et font le choix de la biodynamie ? C’est la thèse insolite que soutient Jonathan Nossiter, écri-vain et cinéaste, dans son nouveau livre, Insur-rection culturelle.

Bien que coécrit avec Olivier Beuvelet, profes-seur en esthétique et sciences de l’art à Paris-IIISorbonne-Nouvelle, l’essai est un plaidoyer auxaccents très personnels, où ceux qui le connais-sent retrouveront la vigueur, l’impertinence et la férocité de l’auteur de Mondovino. Un film-enquête sur l’industrialisation du vin qui fitl’effet d’un coup de pied dans un bel aligne-ment de tonneaux lors de sa sortie, en 2003.

Dix ans plus tard, Jonathan Nossiter, auteur,entre-temps, d’un essai, Le Goût et le Pouvoir

(Grasset, 2007), sorte d’anti-guide du vin, re-partait au combat avec un nouveau documen-taire, Résistance naturelle, en salles en 2014, ma-nifeste en faveur de l’écologie environnemen-tale et de l’écologie culturelle. On retrouved’ailleurs dans le livre, dérivé en partie de sonlong-métrage, des portraits chaleureux de vi-gnerons entrés en résistance, et de nombreu-ses références cinématographiques.

Deux moments fortsA l’origine de sa démonstration, un doublechoc culturel : la découverte, à l’âge de 18 ans,du film de Federico Fellini, Huit et demi, sui-vie de celle, vingt-cinq ans plus tard, du vin naturel.

Deux moments forts, deux « expressionsculturelles », qui ont suscité, chez celui qui fut sommelier dans sa jeunesse, des émotions si-milaires et l’ont conduit à mener cette ré-flexion sur la proximité du terrain culturel avec celui de la vigne.

« Comme pour les films, ni la bouteille qui ex-cite mon admiration ni celle que je refuse ne melaissent passif. Leur propre énergie vitale exigedes réactions également vitales. Je sens en eux

l’effervescence de la vraie radicalité, dans sonsens profond de “racine” », écrit Jonathan Nos-siter, dont la conviction et l’amour du vin setraduisent parfois en envolées quasi lyriques.Au risque de perdre en route le lecteur, même amateur, comme lui, de romanée-conti.

Affligé de voir que les acteurs culturels sonten train de perdre « la place essentielle » qu’ils devraient occuper dans la société, Jonathan Nossiter appelle en conclusion à l’émergence d’une « écologie de la culture, comme il y a uneécologie de la nature ». Avec les mêmes objec-tifs : protection de la biodiversité, préserva-tion et transmission culturelle, promotiond’une éthique humaine et fraternelle. Faute dequoi, ce père de trois enfants craint de devoir envisager la possibilité que, lorsqu’ils seront adultes, son activité de cinéaste et d’écrivain leur semblera « aussi anachronique et anecdo-tique que celle d’un charretier, d’un rémouleurou d’un maréchal-ferrant ». p

Insurrection culturelleJonathan Nossiter et Olivier Beuvelet Stock, 268 pages, 18,50 euros

Page 15: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 carnet | 15

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AU CARNET DU «MONDE»

Naissance

Lia REYCHMAN-GUERRAest née le 18 octobre 2015,

chezClément et Madalena.

On se réjouit déjà à Paris, au Portugal,aux Etats-Unis, en Suède, et en Pologne.

Tous les nombreux grand-parents,dont Betty Mialet, sont très contents.

Décès

Les familles Benchikh El Fegounet Massali

ont la douleur d’annoncer la disparition de

M. RachidBENCHIKH EL FEGOUN,

ancien ambassadeur.

L’inhumation a eu lieu le mercredi21 octobre 2015, à 14 h 30, au cimetièreparisien de Thiais.

Jeannine Cophignon,son épouse,

Philippe et Valérie Cophignon,Alain Cophignon et Annie Pelzak,

ses ils et belles-illes,

Floria, Lisa et Alexandre,ses petits-enfants,

L’ensemble de la famille,Amis et proches,

ont la très grande tristesse d’annoncerle décès de

Jean COPHIGNON,neurochirurgien des Hôpitaux,

professeurà la faculté de Médecine de Paris,

survenu à Paris, le 19 octobre 2015,à l’âge de quatre-vingt-trois ans.

Une cérémonie aura lieu le vendredi23 octobre, à 11 h 30, au crématoriumdu cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.

Nous avons la tristesse d’annoncerle décès, le 11 octobre 2015, de

Robert ELLRODT,(1922-2015),

professeur des Universités,président de la Sorbonne Nouvelle

(1986-1991).

Ses obsèques ont eu lieu le 16 octobre,dans la simplicité et l’intimité,comme il le désirait.

Suzanne Ellrodt,son épouse,

Ses enfants,Ses petits-enfants,Son arrière-petit-ils.

Château-Thierry.

Bernard (†) et Francoise Glorion,son frère et sa belle-sœur,

Véronique, Caroline, Christophe,Vincent, François, Nicolas,ses neveux,

ont la tristesse d’annoncer le décès de

Francoise GLORION,survenu le 19 octobre 2015,à l’âge de quatre-vingt-onze ans.

Mme George Lair,son épouse,

Les familles Lair, Artman, Desgranges,

ont le regret d’annoncer le décès de

M. Marcel LAIR,commandeur

de la Légion d’honneur,commandeur

de l’ordre national du Mérite,fondateur et présidentde l’Immobilière 3F,

présidentde la RIVP,

vice-président directeur généralde la SACI,

vice-présidentde Promo Réal,vice-président

de l’union des HLM,membre du Conseil du patrimoine

de la ville de Paris,membre du Conseil économique et social,

survenu le 14 octobre 2015.

41, boulevard de Montmorency,75016 Paris.

Mme Evelyne Legrand,son épouse,

Dominique et Jean-Charles,ses enfants,et leurs conjoints,

Ses cinq petits-enfantset leurs conjoints,

Ses six arrière-petits-enfants,

ont la profonde tristesse de faire partdu décès de

M. Louis LEGRAND,survenu le 20 octobre 2015,à Arpajon.

Sa famille et ses amis se réunirontle vendredi 23 octobre, à 17 heures,a u c r é m a t o r i u m d e l ’ E s s o n n e ,à Avrainville.

Cet avis tient lieu de faire-part.

contact : Jean-Charles Legrand,[email protected]

Thérèse Lenoble,son épouse,

Matthieu, Laetitia, Pierre,ses enfants,

Les familles Lenoble, BaronEt tous leurs amis,

ont la douleur de faire part du décès de

Michel LENOBLE,

dans sa soixante-treizième année,le 20 octobre 2015, à Talence (Gironde).

Une cérémonie religieuse aura lieuen l’église Saint Augustin de Bordeaux,le mardi 27 octobre, à 14 h 30, suiviede l’inhumation au parc cimetièrede Mérignac.

Gérald, Françoise, Etienne,Pierre Leroy-Terquem,ses enfantset leurs conjoints,

Ses dix petits-enfants,Ses onze arrière-petits-enfants,

ont la tristesse d’annoncer le décès de

Mme MagaliLEROY-TERQUEM,

née GUION,

survenu le 19 octobre 2015,la veille de ses quatre-vingt-quatorze ans.

Un hommage lui sera rendu le vendredi23 octobre, à 11 heures, au cimetière,6, avenue de Verdun, à Croissy-sur-Seine(Yvelines).

François Corpet,son époux,

J é r ôme e t Fab i enne , A rnaudet Isabelle, Caroline et Roberto,ses enfants,

Stéphanie et Eric, Mathieu et Lucie,Damienne et Loïc, Anne et Dermot,ses beaux-enfants,

ont la tristesse de faire part du décès,le 17 octobre 2015, de

Marie-PauleNOURRY-CORPET.

La messe d’enterrement sera célébréele vendredi 23 octobre, à 10 h 30,en l’église Saint-Merry, 76, rue Saint-Martin, Paris 4e.

Ni leurs ni couronnes.Dons à jeanne-garnier.org

Mme Jean QuercyEt sa famille,

ont la douleur de faire part du décès du

docteur Jean QUERCY,

survenu le mercredi 14 octobre 2015,à Toulouse.

Ses obsèques ont été célébrées le samedi17 octobre, en la cathédrale Saint-Etienne,à Toulouse.

42, rue Pharaon,31000 Toulouse.

Lily Aubry, Monique Pedersen,ses sœurs,

Jean-Claude, Jean-Louis, Jacques,ses enfants,

Alexandre, Anne, Pierre, Michael,Claire, Laurence, Aude, Noam, Adam,ses petits-enfants,

Charlotte, Raphaël,ses arrière-petits enfants

Et toute sa famille,

ont la tristesse de faire part du décès de

Henri SIKORAV,médecin cardiologue,

qui s’est éteint paisiblement,à son domicile, le 20 octobre 2015,dans sa cent troisième année.

Il sera inhumé au cimetière parisien deBagneux, ce jeudi 22 octobre, à 15 heures.

95, avenue Kléber,75116 Paris.

Mme Marie-Rose Terzieff,son épouse

Ainsi que toute la famille,

ont la douleur de faire part du décèssubit de

M. Alexis TERZIEFF,

survenu à Paris, le 10 octobre 2015,à l’âge de soixante-six ans.

Le service religieux a été célébréce jeudi 22 octobre, à 10 h 30, en l’Égliseorthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois,suivi de l’inhumation au cimetière.

Mme Carolina MarilyneTESONE,

nous a quittés le 16 octobre 2015,à Paris, à l’âge de cinquante-huit ans.

M. et Mme Ivaldo Tesone,ses parents,

Mme Susanna Tesone,Mme Adelina Tesone,

ses sœurs,Gianni, Stefano et Lyhoa,

ses neveux et sa nièceEt toute la famille,

en font part avec tristesse.

Ses obsèques seront célébréesle mercredi 28 octobre, à 10 h 30,e n l ’ é g l i s e S a i n t e - M a r g u e r i t e ,35, rue Saint-Bernard, à Paris 11e.

16, rue des Boulets,75011 Paris.

Anniversaire de décès

Julien GISBERT.

Il y a vingt-cinq ans, Julien a quittéles siens et tous ceux qui l’aimaientle 23 octobre 1990.

Il aimait Rimbaud et allait avoirdix-sept ans.

Pensons à son sourire et continuonsà l’aimer très fort.

Cérémonie religieuse

Dominique Miollan - Lacouture

vous prie d’assister à une cérémoniereligieuse en hommage à

Jean LACOUTURE,

décédé le 16 juillet 2015,

qui se tiendra le vendredi 23 octobre,à 19 heures, en l’église Saint-Séverin,1, rue des Prêtres-Saint-Séverin, Paris 5e.

Conférences

En lien avec l’exposition« Une brève histoire de l’avenir »

Cycle de 3 conférencesà l’auditorium du Louvre, à 18 h 30,

jeudi 29 octobre 2015,Lévi-Strauss, notre contemporain,par Emmanuelle Loyer, Sciences Po,

jeudi 5 novembre,Les artistes en pionniers de l’histoire,

par Laurence Bertrand Dorléac,Sciences Po,

jeudi 12 novembre,Une histoire du futur, 1945 à nos jours,

par Jenny Andersson, Sciences Po,Centre de recherche Futurpol.

Réservations : www.fnac.comou au : 01 40 20 55 00.

Information sur : www.louvre.fr

Formations

Ouverturede la 3e session nationale de formation

le 5 janvier [email protected]

Cours

Les cours publicsd’histoire de l’architecture

un jeudi sur deux de 18 h 30 à 20 h 30,du 5 novembre 2015 au 7 avril 2016.

Patrimoine(s) & territoireagir pour le climat au 21e siècle.

Conférence introductive,jeudi 5 novembre,

« Dans le climat que j’habite... »par Philippe Madec, architecte.

Programme et inscription surcitechaillot.fr

Cité de l’architecture & du patrimoine,auditorium,

7, avenue Albert de Mun, Paris 16e

(métro Iéna ou Trocadéro).

Stage

Communication diverse

Ciné-Festival en Pays de Fayence,3 - 8 novembre 2015,

10 longs et 10 courts en compétition,dont un ilm malais en exclusivité.

Président du Jury :Jean-Jacques Bernard,

ex-président du syndicat françaisde la critique de cinéma.Présidente d’honneur :

Julie Gayet,actrice, réalisatrice, productrice.

Invité :Wolfgang Kohlhaase,

Le grand réalisateur de l’ex-RDA.Voir tout le programme sur :

www.cine-festival.org

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Remerciements

Micheline Chapotelet son époux, Paul Thiaucourt,Laurent,et son épouse, Florence,Françoiset son épouse, Anne,leurs enfantset leurs petits-enfants,

remercient chaleureusement tous ceuxqui leur ont témoigné leur sympathieà l’occasion du décès de leur frèreet oncle,

M. Bernard CHAPOTEL,X 52,

survenu le 8 octobre 2015,à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.

Stage d’orientationet de découverte artistiquedu 26 au 30 octobre 2015

Ouvert à tous les lycéens quisouhaitent s’initier aux pratiques

artistiques :Dessin / Graphisme / Design /

Peinture / Volume / Gravure / Atelierde créativité / Sortie culturelle.

Un bilan personnaliséest réalisé en in de stage.

Information au 01 47 00 06 56

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Page 16: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

16 |culture VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

La FIAC, un long fleuve d’art intranquilleLa Foire d’art contemporain parisienne, sans grande surprise cette année, se distingue par son long parcours hors les murs

ARTS

Visiter la FIAC se paiecher : 40 euros si onveut accéder aux deuxprincipaux sites, le

Grand Palais et les Docks du quaid’Austerlitz, 35 euros pour le seulGrand Palais. Mais ce peut être aussi, pour partie, totalement gra-tuit : le programme « hors lesmurs » se déploie le long de la Seine, du quartier de Beaugre-nelle où un centre commercial ac-cueille un projet inédit, à la Biblio-thèque nationale de France, avec deux points forts et ouverts aupublic, le jardin des Tuileries et leJardin des plantes. Même si l’ins-tallation d’œuvres dans l’espace urbain est pratiquée dans presquetoutes les foires du monde, aucune n’affiche un ensemble de cette ampleur. La force de la FIACest d’avoir réussi à persuader lesinstitutions, publiques ou pri-vées, de s’associer à l’événement.Quarante-huit en tout, du vénéra-ble Louvre au plus échevelé Palais de Tokyo. La Seine devient, selon l’expression de Jennifer Flay, di-rectrice artistique de la FIAC, « unerivière des musées ».

Las, le fleuve charrie aussi quel-ques épaves. Cette année, elles ontéchoué aux Tuileries. On y trouve

du bon, un peu, et du décevant.Pour les enfants et les touristes, aucune hésitation : l’œuvre qu’ils préfèrent est la seule tragique et morbide. Jonathan Monk a cou-ché au milieu de l’allée centrale trois longs doigts de marbre blanc, d’un grand réalisme. Il ne fait aucun doute qu’ils ont été ar-rachés ou tranchés, mais ce détail paraît amuser les enfants qui ont immédiatement fait de ces pha-langes monumentales des obsta-cles à sauter ou des bancs pour s’allonger. Nulle autre œuvre,parmi les dix-sept autres instal-lées ici avec l’aide des galeries qui participent à la Foire, ne remporteun succès public comparable. Quelques-unes ne le méritent guère, en effet, assez imperson-nellement géométriques comme

celles d’Antony Gormley ou de Xa-vier Veilhan, banalement symbo-liste comme celle de David Alt-mejd, ou trop aisément spectacu-laire comme le carrousel d’ani-maux zodiacaux en bronze qu’Ai Weiwei – souvent mieux inspiré – déploie dans le bassin.

Vitres joueusesMais l’architecture de Kengo Kuma mériterait plus d’attention. Elle a l’air simple et d’un minima-lisme prévisible, de loin. De près, elle révèle la complexité d’unecharpente de poutres qui déjouela symétrie et la répétition modu-laire. Quant à l’installation de Ro-nan et Erwan Bouroullec, elleréussit à passer inaperçue tout en étant très visible. Place Vendôme, Dan Graham ne devrait pas con-naître les mêmes outrages que son prédécesseur Paul McCarthy : ses deux pavillons de verre et d’acier s’avèrent ambigus, mais bien différemment du sapin phal-lique. Leurs vitres joueuses font seconfondre la réalité et son reflet, superposent les images des regar-deurs et celles des regardés, accen-tuent jusqu’au tournis le tour-billon circulaire de la place. Trou-ble, donc, de l’ordre public, maisen intelligence. Pour le malicieuxartiste, ces pavillons « sont à la fois

des maisons de jeu pour les enfantset des occasions de photographie pour leurs parents. En outre, leurs miroirs concaves amincissent lesfemmes, alors que les convexes transforment les hommes en Su-perman ».

En longeant la Seine, l’amateurd’art et son petit tamis trouverontd’autres pépites, spécialement auJardin des Plantes : d’ailleurs une des œuvres est intitulée Chasse autrésor. L’artiste Elisabeth S. Clark l’a si bien cachée que nous ne l’avons jamais trouvée ! Normal : ils’agit d’un cil de girafe en or 23 ca-rats, en hommage à Zarafe, la pre-mière « zirafe » qui ait foulé le sol de France. Heureusement, lesautres plasticiens conviés à ce charmant « hors les murs » (sur-nommé « HLM ») n’ont pas été aussi discrets, même si beaucoup s’essaient au camouflage. Lachasse se révèle fructueuse. Dans les allées, les sculptures se fon-dent joliment dans le décor, jouant d’une familière étrangeté.C’est le cas de Haegue Yang, qui fi-che un drôle de parasol sur une souche d’arbre tortueuse. Ou deVirginie Yassef : souche là aussi,mais attifée de prolongements bi-zarres, qui en font une créature descience-fiction. Nicolas Milhé a, lui, érigé un hommage à l’Alle-mande Rosa Luxembourg, hé-roïne de la révolution spartakiste. Mais de la taille d’une figurine, en contraste avec la monumentale perspective qui mène au Muséumd’histoire naturelle.

Il faut aller cependant jusqu’aumuséum pour que se produise larévélation, avec une œuvre mer-veilleusement précieuse de JanetLaurence. L’Australienne a tra-vaillé des mois sur la Grande Bar-rière de corail, ravagée par la pol-

lution et le réchauffement des océans. Et elle a imaginé mille fa-çons de soigner ce minéral ani-mal. Son « hôpital » a des allures de cabinet de curiosités qui aurait tourné au palais des glaces : dans les vitrines de verre, les coraux sont répertoriés, classés, pansés, rendus à leurs couleurs originel-les. Une véritable unité de réani-mation, avec ses méduses brûlées en bocaux et ses éprouvettes d’al-

gues, tentative de résurrection ré-pondant avec une juste poésie autourbillon de la COP21.

La plupart des installations duMuséum évoquent d’ailleurs ce sujet. Notamment Mark Dion, pionnier de l’esthétique écologi-que, qui livre lui aussi un cabinetde curiosités, où il s’évertue à dé-régler les classifications tradition-nelles des muséums. Quant à Ka-der Attia, il interroge deux formes

En longeant la Seine, l’amateurd’art et son petittamis trouverontd’autres pépites,

spécialement au

Jardin des

Plantes

Des fourneaux de San Gimignano aux foires les plus sélectes, la saga Continua

S an Gimignano, Pékin, Bois-sy-le-Châtel, La Havane… Laliste intrigue. Qu’est-ce qui

relie ainsi le touristique village tos-can, la capitale chinoise, un bourg perdu de la Beauce et la baroque cité cubaine ? Un drôle de trio, ita-lien d’origine, âme voyageuse. SoitLorenzo Fiaschi, Franco-Italien théâtral à la crinière bouclée, Ma-rio Cristiani, ténébreux pragmati-que à la voix cassée, et Maurizio Ri-gillo, élégant et discret Méridional.Les trois lascars se seraient ren-contrés derrière les fourneaux d’une pizzeria, à San Gimignano, en 1978, dit la légende.

A peine entrés dans l’âge adulte,ils y créent une galerie d’art. Idée saugrenue ? La Galleria Continua est devenue l’une des plus puis-santes d’Europe, présente dans toutes les foires, de la FIAC à Art Basel Miami. Anish Kapoor, Da-niel Buren, Michelangelo Pisto-letto, Antony Gormley, Mona Ha-toum, les Kabakov… Tous ces artis-tes stars se sont laissé emporter par l’énergie folle des trois auda-cieux, qui célèbrent au Centqua-tre, à Paris, les 25 ans de leur al-liance, à travers une exposition programmée jusqu’au 22 novem-bre.

Leur secret ? « N’être jamais bla-sés. Ne pas chercher à vendre au mètre », assurent-ils. Et les chianti raffinés qui coulent à flots aux ver-nissages ? Leur convivialité est un autre argument de poids. Mais ellecache une vraie stratégie. Elle est à leur image : fantasque et inatten-due. Tactique de tête brûlée. Instal-lés il y a dix ans à Pékin, en pion-

niers, ils ont d’aussi bonnes rela-tions avec le gouvernement qu’avec le dissident Ai Weiwei. Après trente et un rendez-vous avec le ministère de la culture cu-bain, ils viennent de s’installer à La Havane. En attendant que cela devienne une plaque tournante ? « Pas du tout, plaide Lorenzo, notreseule envie est de créer des dialo-gues entre les cultures, d’atténuer les tensions. » Et d’ajouter : « Une denos qualités, c’est la naïveté (sic). »

« Emerveiller la ville »

Quand, en 1990, ils rêvent de mon-ter un projet, ils hésitent. Une crê-perie, propose Lorenzo ? « Oh toi, avec tes idées de Français ! » Une ga-lerie, alors ? A Paris, la pyramide duLouvre les a bluffés et convaincus qu’eux aussi « peuvent faire quel-que chose ». Mario renâcle : « J’étais très engagé dans la politique, se souvient-il. Pour me convaincre, ils m’ont plongé dans six mois de fête… » La méthode est éprouvée, ils la poussent aujourd’hui dans ses raffinements extrêmes, autourde la planète. Mais, auparavant, il afallu trimer.

Soutenus par la famille, ils débu-tent dans un garage de charrettes, avec des étudiants en art. « Quand tu es de San Gimignano, tu n’as qu’une envie, partir très loin et trèsvite. Mais nous, nous voulions émerveiller la ville, la sortir du passé et ne pas échapper à notre dé-sir. Alors on s’est jeté ! »

Ils apprennent tout de l’art del’exposition, en bricolant. Dès 1993, Buren rejoint l’écurie ; en 1995, c’est Kapoor. Idée lumi-

neuse, ils invitent tous ceux qu’ils veulent séduire à collaborer avec les artisans locaux et à manipuler l’albâtre ou le verre. Et, à travers leur association Arte Continua dell’arte, investissent les cités de larégion avec des œuvres monu-mentales de leurs poulains. « Les artistes ont vu qu’on s’engageait et qu’on n’était pas des voleurs. Et qu’ilétait possible de créer des liens pu-blic-privé sans faire de mauvaises choses. »

Car voilà l’un de leurs secrets :nouer des liens serrés avec des centres d’art, en leur permettant de produire des œuvres autre-ment inaccessibles. Cela a été le casau Palais de Tokyo, à ses débuts. Ou à Donetsk, en Ukraine.

Aujourd’hui, ils ont leur bureauau Centquatre. Indigne captation d’intérêts, soufflent certains ? « Tous les galeristes sont les bienve-nus », se défend le directeur du lieu, José-Manuel Gonçalvès. Ils se sont aussi offert une usine désaf-fectée à une heure de Paris – à Bois-sy-le-Châtel, dans la Seine-et-Marne –, qui permet les installa-tions les plus folles, et où, durant chaque Fiac, ils invitent leurs artis-tes. Méga-business ? Encore une fois, ils le jurent, ils n’y cherchent que « joie et énergie ». Et tant mieux si ça paye… p

e. le.

Follia Continua, au Centquatre, 5, rue Curial, Paris 19e. Jusqu’au 22 novembre, les mercredi, jeudi, samedi et dimanche de 14 heures à 19 heures. De 3 euros à 9 euros. 104.fr ; galleriacontinua. com

« Gonflable, contrepoids, transmission scooter électrique, lustres à pampilles, collecteur tournant, chaîne de moto, 24 volts » (Vivien Roubaud) au Jardin des Tuileries, à Paris. ANTHONY VOISIN/POUR « LE MONDE »

PassArtcontemporain

Une placeachetée,une placeofferte*avec Télérama,du 21 octobre

AMIENS Musée de Picardie BLOIS Fondation du doute BOrdEAUx CAPC–Centre d’arts plastiques contemporainsCOLLIOUrEMusée d’Art moderne, fonds Peské COrdES-SUr-CIEL Musée d’Art moderne et contemporain dIjON LeConsortium dUNkErqUE Lieu d’art et action contemporaine EPINAL Musée départemental d’Art ancien et contemporainErStEIN MuséeWürth France Erstein GrENOBLE Magasin–Centre national d’art contemporain LILLE Le tri postal LyONBiennale d’art contemporain NANtES Musée des Beaux-Arts NICE Villa Arson NîMES Carré d’art MOUANS-SArtOUxEspace de l’art concret PArIS Le Bal/Le Centquatre/Fondation Cartier pour l’art contemporain/La Maisonrouge–Fondation Antoine de Galbert/Musée d’art moderne de la Ville de Paris rENNES FrAC Bretagne rOChEChOUArtMusée départemental d’art contemporain rOUBAIx La Piscine–musée d’art et d’industrie André-diligent LES SABLESd’OLONNEMusée de l’abbaye de Sainte-Croix SAINt-EtIENNE Musée d’art moderne SAINt-LOUISMusée d’artcontemporain Fernet-Branca SérIGNANMusée régional d’art contemporain Languedoc-roussillon tOULOUSE Les AbattoirstOUrCOING Le Fresnoy–Studio national des arts contemporains VILLENEUVE-d’ASCqMusée d’Art moderne,Lille Métropole VILLEUrBANNE Institut d’art contemporain VItry-SUr-SEINE MAC/VAL–Musée d’art contemporaindu Val-de-Marne * Sur présentation de ce passeport dans les lieux participants (suivant les dates d’ouverture des différents établissements). dans la limite des places disponibles.

PhotoLaurentSerouSSi

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 culture | 17

de dialogues que les humains en-tretiennent avec l’animal : taxi-dermie versus masques rituels.Quand les Occidentaux em-paillent, les Africains imitent et spiritualisent.

Et le végétal ? Il est lui aussi objetd’attentions toutes particulières. Quelques bienheureux visiteurs purent ainsi, dans la serre tropi-cale du jardin, écouter un vérita-ble concert de cactus orchestré par Christophe Rütiman, en bran-chant des capteurs entre leurs épi-nes. A l’autre extrémité du par-cours, dans le centre commercialBeaugrenelle, c’est Samuel Boutruche qui a transformé une passerelle couverte en installa-tion sonore, où une voix mur-mure à l’oreille du visiteur. L’œuvre fait partie d’une exposi-tion collective, « Think Big », visi-ble (et audible) jusqu’au 8 novem-bre, imaginée par les commissai-res Constance Breton et David Ro-senberg, qui regroupe dans ce« mall » une quinzaine d’artistes,comme Wang Du, Loris Gréaud ouThomas Houseago, totalement inhabituels dans ce contexte.

Forts contrastesCar le « hors les murs » de la FIACest aussi un haut lieu de la perfor-mance. Cela participe d’une stra-tégie de positionnement revendi-quée, qui donne à la Foire une image plus contemporaine. De laFoire officielle au night-club Si-lencio, la performance s’est im-miscée dans tous les program-mes. Au Louvre, on pourra ainsi,vendredi, tomber nez à nez avecJérome Bel et ses danseurs ama-teurs, ou découvrir dimanche la toute dernière création d’Yvonne Rainer, chorégraphe culte dans le milieu de l’art. Bref, c’est plutôt chic, pour un HLM.

Pour ce qui concerne la FIAC« dans les murs », les deux lieuxretenus offrent de forts contras-tes. Paradoxalement, c’est dans la partie supposément réservée aux jeunes, quai d’Austerlitz, qu’on s’ennuie le plus. On n’en retiendraque deux stands : celui de la gale-rie Arnaud Lefebvre parce qu’il ex-pose Hessie, pseudonyme de Car-men Lydia Djuric, dont les travauxdes années 1970 réinterprètentl’abstraction géométrique avecdes tissus et des boutons et l’allè-

les murs, de 13 des marchands pré-sents. Warhol chez 12 d’entre eux ; Picasso, Calder et Sol LeWitt chez 11…

Photographies cousuesSe distingue de cette honorable routine l’ensemble que le New-Yorkais Fergus McCaffrey dédie augroupe Gutaï, l’avant-garde japo-naise des années 1950 et 1960, et en particulier à Toshio Yoshida. S’en écarte aussi GabrielleMaubrie, qui a ressuscité le pein-tre suisse Jürg Kreienbühl, morten 2007. Les quatre toiles qu’elle montre sont des paysages de dé-potoirs, peints près de Paris en 1957, et ils comptent parmi les œuvres les plus fortes de cette Foire. Elle présente aussi de rares photographies cousues ensemble par Warhol, œuvre si surprenante que tous ses confrères la lor-gnaient. Héroïquement, elle a pré-féré les garder pour ses clients. C’est également une photogra-phie qui séduit chez Françoise Pa-viot, là aussi un assemblage, mais monumental, 160 tirages réalisésen 1983 par Dieter Appelt.

On ne manquera pas, à proxi-mité, le bel accrochage de Zlo-towski, qui fait cohabiter Tin-guely et Morellet, l’hommage mérité rendu par Applicat-Pra-zan à Maurice Estève, ni les trois beaux tableaux de Magnelli chezLandau, et on rendra hommage àNatalie Seroussi, qui sait déni-cher des petites merveilles en artmoderne. On a aimé Hassan Sha-rif (galerie GB agency) pour sesbricolages poétiques de fils de ferou de bouts de métal ; le mur desdessins d’Anne-Marie Schneidermonté par la galerie Peter Free-man et, en face, les constructionsd’Hubert Duprat chez Art Con-cept, qui fonctionnent sur leprincipe de la contradiction en-tre les matériaux et les époques. Et les curieux montages de pein-ture et de photos de Sadie Ben-ning (Callicoon Fine Arts) : dunéo-pop mais avec inventivité et détachement. Ce qui manque tant dans ces Foires. p

harry bellet, philippe dagen et

emmanuelle lequeux

Fiac, Grand Palais et Hors les murs. Jusqu’au 25 octobre. fiac. com

gent jusqu’à la rendre diaphane ; et celui de la galerie de VarsoviePola Magnetyczne, qui rend hom-mage à des artistes polonais qui, en dépit du système soviétique, osaient être critiques. Les réper-toires de monuments commémo-ratifs établis par Teresa Gie-rzynska en 1979, le face-à-face de l’anthropologie de l’entre-deux-guerres et des photos d’identité des déportés conçu par Wiktor Gutt en 1977, les collages de Piotr Kowalski : autant d’œuvres sévè-res et denses. Elles paraissent dé-placées parmi tant de stands quise vouent à la tendance présentée comme la plus actuelle, celle que l’on nommerait volontiers l’art « rigolo », assemblages qui amu-sent cinq secondes, peintures va-guement triviales ou pseudo-naï-ves qui ne prennent aucun risque.

Au Grand Palais, il y a moinsd’art « rigolo ». Un exemple, qui en dit long : la galerie Nahmad faitdepuis deux ans à Londres lors de Frieze Masters des stands ébourif-fants, mais vient à Paris avec des œuvres sérieuses, dont un très beau Picasso, fort sagement ac-crochées. Certains s’essayent tou-tefois à l’humour. Sur le stand de la galerie berlinoise Capitain Pet-zel, l’artiste américain Sean Lan-ders a dû passer beaucoup de temps à peindre un grand cerf dont le pelage offre à la vue des motifs de kilt écossais… Rien de pire qu’une blague qui ne fait pasrire. Il y a surtout sous la verrière beaucoup d’art « meublant » : des pièces signées de noms connusou très connus, représentatives deleurs styles, généralement d’assez grand format et de bonne qualité, donc chères. Mais rarement ex-ceptionnelles et plus rarement encore surprenantes. Dubuffet est ainsi dans le stock, sinon sur

De la Foire officielle au night-club

Le Silencio, la performances’est immiscée

dans tous les

programmes

Docteur Jean-Frédéricet maestro NeuburgerLauréat, en 2004, du concours Long-Thibaud-Crespin, le pianiste a composé l’œuvre imposée pour la finale de l’édition 2015 de l’épreuve

CLASSIQUE

L e concours Long-Thibaud-Crespin, qui est consacrécette année au piano, se dé-

roulera dans différentes salles pa-risiennes jusqu’au 27 octobre – au Théâtre des Champs-Elysées.

Particularité de l’édition 2015 : lessix derniers rescapés d’un lot de quarante-cinq candidats s’affron-teront, le 25, lors de la « finale réci-tal », en interprétant une œuvre commandée à un ancien lauréat, Jean-Frédéric Neuburger.

En 2004, le pianiste d’à peine18 ans avait obtenu plusieurs prix, dont celui attribué à l’exécution del’œuvre contemporaine, écrite pour l’occasion par Richard Dubu-gnon. Tout désignait donc « Jean-Fred », comme l’appellent ses amis, pour concevoir à son tour la pièce inédite de l’épreuve…

Pourtant, en 2004, rares étaientceux qui le savaient compositeur. Son entourage familial, quelques amis d’enfance, le directeur duconservatoire où avait été donné le concerto pour violon qu’il avait commis à l’âge de 10 ans… Prodige du clavier, entré au Conservatoire de Paris à 13 ans plutôt que de par-tir en tournée mondiale sous la houlette d’un impresario russe, « JFN » (pour faire aussi vite qu’il joue et qu’il parle) n’en abandonnepas pour autant ses premières amours avec le papier réglé. Des dizaines de partitions, « moult so-nates, trios et symphonies », préci-se-t-il, témoignent d’une pre-mière période très féconde qui, sur le tard (ce qui, pour lui, corres-pond à la fin de l’adolescence), ver-sent dans un « style très bavard ».

Nul ne les aura entendues, toutcomme celles que le lauréat du Long-Thibaud-Crespin entre-prend en marge d’une carrière de concertiste le conduisant à jouer avec les plus grands orchestres du monde. Mais, en 2011, un disque publié par le label Mirare révèle que le pianiste surdoué se double d’un compositeur tout aussi im-pressionnant. Une pièce de son cru, Maldoror, y apparaît comme le trait d’union idéal entre deux pages signées Claude Debussy (modernité sensuelle) et Jean Bar-

raqué (avant-garde cérébrale).« C’est la deuxième œuvre de ma

deuxième période », tempère Jean-Frédéric Neuburger, qui lui préfèrela première, Sinfonia, une parti-tion pour deux pianistes et deux percussionnistes, non encore gra-vée sur CD. Qu’à cela ne tienne. Le musicien saisit son ordinateur et nous la fait entendre. « Des in-fluences de Stockhausen, un peu de Ligeti », commente l’intéressé avecun sens critique avivé à l’écoute dusolo de peaux : « Je m’étais inspiré de Xenakis, en particulier de Pléia-des, et cela s’entend. » Ce qui sauteaux oreilles du non-averti est, en revanche, bien dans la manière Neuburger. Une énergie du geste qui préserve la spontanéité au seind’une forme mûrement réfléchie.

Contre-modèle

« Certes, concède le compositeur – diplômé notamment en improvi-sation au piano et à l’orgue –, la musique de Sinfonia et celle de Mal-doror contiennent indéniablement une part de moi-même. » Inspirée du roman de Jorge Amado Capitai-nes des sables, publié en 1952 (une histoire d’enfants abandonnés qui vivent dans une baraque sur une plage de Bahia), la pièce écrite pourle concours Long-Thibaud-Cres-pin se réfère à deux chefs-d’œuvre de la production pianistique de Maurice Ravel. Alborada, sous l’an-gle technique (grappes de notes ar-pégées) autant que pratique (duréede huit minutes), et Jeux d’eau (ba-layage final du clavier). Son titre, Les Lumières du manège, traduit une constante dans l’univers de Neuburger.

« J’aime bien la lumière en géné-ral », confie l’auteur de Plein ciel (pièce de musique de chambre à

l’intitulé hugolien) et de Vitrail à l’homme sans yeux (solo de piano),partition précédée d’un long aver-tissement à l’interprète. « C’est très poétique, on dirait du Malraux, ne m’en voulez pas ! », s’exclame JFN, avant de résumer sa pensée : « L’homme sans yeux, c’est l’hom-me-femme contemporain, voya-geur errant dans un monde qu’il ne regarde souvent pas. » Présente au frontispice de la pièce écrite pourle concours de piano, la lumière fil-tre encore de l’opus suivant, Aube. Commande du Boston Symphony Orchestra, l’œuvre sera créée à la mi-novembre aux Etats-Unis puis reprise, début décembre, à la Phil-harmonie, par l’Orchestre de Paris.

Quatuor à cordes en février(dans le cadre de la Belle Saison),trio avec piano en juillet (Rencon-tres musicales d’Evian), solo de piano en octobre (concours Long-Thibaud-Crespin), page sympho-nique en novembre (Boston)… Avec quatre créations, l’année 2015marquerait-elle l’avènement du compositeur ? Jean-Frédéric Neuburger élude la question, maisse livre à un bilan : « Je suis content quand j’ai fait 80 % du film que j’imaginais au début. Vitrail oui, Maldoror non, Plein ciel oui, Trio à Evian non… »

Film ? La musique de JFN com-porterait-elle un message ? « Oui, mais au sens romantique », recon-naît le compositeur, qui se définit comme un « contre-modèle » de György Ligeti. « Dans les œuvres de ce maître, j’ai souvent l’impression que la recherche est une fin en soi, etje ne pense pas qu’elle puisse véhi-culer un message. » Contre-mo-dèle, Jean-Frédéric Neuburger l’est dans bien des domaines. Profes-seur (d’accompagnement) au Con-servatoire de Paris depuis 2009, il retrouve parallèlement le statut d’étudiant pour appréhender l’électronique (à Genève, sous la fé-rule d’Eric Daubresse) avec l’inten-tion d’intégrer cet outil à ses pro-chaines œuvres. Pour commencer une troisième manière avant de souffler ses trente bougies, le 29 décembre 2016 ? p

pierre gervasoni

long-thibaud-crespin.org

Une énergie

du geste

qui préserve

la spontanéité

au sein d’une

forme mûrementréfléchie

MUSIQUELe Sud-Coréen Seong-Jin Cho remporte le Concours Chopin à VarsovieLe Sud-Coréen Seong-Jin Cho a remporté le XVIIe Concours in-ternational de piano Frédéric Chopin, qui s’est achevé mardi 20 octobre à Varsovie. Le pia-niste, âgé de 21 ans, est récom-pensé par une médaille d’or ac-

compagnée d’un chèque de 30 000 euros. Il est invité, par ailleurs, à jouer au National Cen-tre of Arts à Mexico, dans le ca-dre du Festival international de piano En blanco y negro, et à donner un récital au Festival Ludwig van Beethoven, qui se tiendra à Pâques à Varsovie.Né en 1994 à Séoul, Seong-Jin Cho a étudié au Conservatoire

de Paris, sous la direction de Mi-chel Béroff. Réputé pour sa diffi-culté, le Concours Chopin, auquel participaient 78 pianis-tes internationaux, exige la per-fection dans l’exécution de tou-tes les formes musicales pratiquées par Chopin : les étu-des, les nocturnes et mazurkas, les polonaises, les sonates et les deux concertos. – (AFP.)

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18 | télévisions VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

HORIZONTALEMENT

I. Reste donc sur sa faim. II. Sa racine

alimente en Afrique. Va bientôt avoir

le foie en crise. III. Chez les Grecs. En-

veloppent à la base pour protéger. IV.

Passe avant la varlope. N’est pas avare

de compliments. V. Dans les airs nor-

diques. L’Irlande libre. Le strontium.

VI. Séparation oblique et typogra-

phique. Relie la Belgique à la France.

VII. Possessif. Mettent à l’abri.

L’homme de Londres. VIII. Douce sur

scène. Négation. Ne peut plus rien re-

tenir. IX. Lyrique, elle est chantée ou

récitée. A participé au rapproche-

ment franco-allemand. X. Le in du

in chez les gens de lettres.

VERTICALEMENT

1. Même quand les nouvelles sont

mauvaises, elle doit être bonne au

Monde. 2. S’exprime donc comme un

canard. 3. Fit le plein par les narines.

Copain de la nana. 4. Paresseux. Char-

gea. 5. Donna son accord de la main.

Interjection. Sorties du bocal. 6. S’en-

voya bêtement en l’air. Pas conforme

à l’usage. 7. Déiciences mentales. 8.

Comme un amour excessif. Plaisir

gourmand. Risque de prendre froid.

9. Préparés comme des gigots. Dans

la main du travailleur. 10. Eaux lom-

bardes. Retourne. 11. Ne doit pas ve-

nir à manquer. A fait décoller l’Eole.

12. Enregistrera pour valider.

SOLUTION DE LA GRILLE N° 15 - 249

HORIZONTALEMENT I. Pronostiquer. II. Redouter. Eta. III. Evite. Réa. Et. IV.

Céladon. Gala. V. Eres. Niées. VI. PS. Oust. Ici. VII. Tians. Siméon. VIII. Ebré-

chure. Hé. IX. Ultra. Reliée. X. Réserverions.

VERTICALEMENT 1. Précepteur. 2. Réversible. 3. Odile. Arts. 4. Notas. Néré.

5. Oued. Oscar. 6. St. ONU. 7. Ternissure. 8. Ire. Etirer. 9. Age. Méli. 10. Ue.

Asie. Io. 11. Etel. Cohen. 12. Ratatinées.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

I

II

III

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GRILLE N° 15 - 250

PAR PHILIPPE DUPUIS

0123 est édité par la Société éditricedu « Monde » SADurée de la société : 99 ansà compter du 15 décembre 2000.Capital social : 94.610.348,70 ¤.Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).

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UNHORS-SÉRIE

L’ATLASDES

CIVILISATIONS

V E N D R E D I 2 3 O C TO B R E

TF120.55 The Voice KidsDivertissement présenté par Nikos Aliagas et Karine Ferri.23.50 Secret StoryTélé-réalité animée par Christophe Beaugrand.

France 220.55 Jaune irisTéléfilm de Didier Bivel. Avec Patrick Chesnais, Natacha Régnier (Fr., 2014, 95 min).22.30 Ce soir (ou jamais !)Magazine présenté par Frédéric Taddeï.

France 320.50 Thalassa« Au cœur des grandes routes maritimes ». Magazine présenté par Georges Pernoud.23.20 Polnareff, quand l’écran s’allume

Documentaire de Fabrice Laffont (Fr., 2014, 110 min).

Canal+

20.55 Le Hobbit :

la bataille des cinq armées

Film fantastique de Peter Jackson. Avec Martin Freeman, Evangeline Lilly (EU-NZ, 2014, 140 min).23.15 Thor : le monde

des ténèbres

Film fantastique d’Alan Taylor. Avec Chris Hemsworth, Natalie Portman (EU, 2013, 110 min).

France 5

20.40 On n’est pas que

des cobayes !

Magazine présenté par Agathe Lecaron, David Lowe et Laurent Maistret.23.35 Entrée libre

Magazine présenté par Laurent Goumarre.

Arte

20.50 Double jeu

Téléfilm de Martin Weinhart.Avec Senta Berger, Rudolf Krause (All., 2015, 90min).22.50 Moïse et Aaron

Opéra de Schoenberg enregistréà l’Opéra Bastille en 2015,par l’Orchestre et le Chœurde l’Opéra national de Paris.

M6

20.55 NCIS

Série créée par Donald Paul Bellisario et Don McGill (EU, saison 12, ép. 13/24 ; S11, ép. 1 et 2/24 ;S6, ép. 4 et 5/25 ; S3, ép. 15/24).

Les cinq armées ou la bataille perdue de Peter JacksonDébauche d’effets sonores et visuels, le dernier volet du « Seigneur des anneaux » souffre d’un scénario trop elliptique

CANAL+VENDREDI 23 – 20 H 55

FILM

Trois ans après que le spec-tateur eut découvert lespittoresques paysages dela Comté, on est enfin

fixé sur le sort de la Terre du mi-lieu. Frodon approche des pentes de la montagne du Destin, au pays de Mordor, le volcan dans lequel il doit jeter l’anneau, afin d’affran-chir le monde des forces du mal.

Pendant ce temps, une bataille seprépare entre les hommes et les créatures du mal devant les murs de Minas Tirith, capitale du Gon-dor. Ce paroxysme attendu a beau se conformer au cahier des char-ges, il ne réserve guère d’autre sa-tisfaction que celle du devoir ac-compli : une trilogie bouclée.

Voilà maintenant deux épisodesque Frodon le hobbit a été séparé de ses compagnons et qu’il pro-gresse en la seule compagnie de son fidèle serviteur Samsagace et de Gollum, hobbit dégénéré. Cette séparation force le récit à aller et venir d’un fil narratif à l’autre, del’aventure individuelle des trois hobbits à l’épopée militaire. Ce troisième épisode que Peter Jack-son a tirée de l’œuvre de J. R. R. Tol-kien est tout entier soumis à ce mouvement de balancier dont l’impulsion avait été donnée au début du précédent film.

Ce troisième tome reprend doncle rythme du précédent, en accen-tuant chacun des effets dramati-ques : là où le peuple de Rohan af-frontait seul des armées de créatu-res maléfiques, c’est maintenant une gigantesque coalition qui livrebataille contre une multitude monstre ; les dangers que Frodon doit affronter se font encore plus pressants. Mais d’un film à l’autre,

rien n’a changé et la sensation qui domine est celle d’un crescendo qui ne trouve sa justification que dans l’accentuation sans fin de son volume sonore et visuel.

Cette débauche de paroxysmestrouve ses moyens dans les mer-veilles de l’informatique : en cet âge des pixels, foules et décors n’ont jamais été présents devant l’objectif de la caméra. Libérés des

lois de la gravité et de la logique, lesinventeurs de décors ont laissé li-bre cours plus à leur mauvais goût qu’à leur imagination. L’architec-ture de la ville de Minas Tirith est un défi au bon sens, mais surtout àla décence esthétique.

Désirs contradictoires

Il en va de cette dérive comme des autres : au fur et à mesure que

l’épopée approche de sa conclu-sion, ses défauts se font de plus en plus flagrants. L’entreprise de Pe-ter Jackson souffre depuis le début de faiblesses sui generis : le mau-vais goût déjà cité, un sens de l’hu-mour laborieux et une direction d’acteurs assez grossière dont seuls les plus expérimentés par-viennent à dépasser les limites.

Ces travers, qu’emportait lerythme des deux premiers épiso-des, deviennent ici des sujets d’ir-ritation, d’autant que Le Retour du roi est encore débilité par les ellip-ses de scénario que provoquent lesdésirs contradictoires de rester fi-dèle à Tolkien et de garder un tempo de cinéma. Par moments, lanarration se fait squelettique, des personnages apparaissent le temps de quelques plans pour ac-complir leur tâche dans un proces-sus qui relève plus du programme informatique que de l’épopée.

Ces déchirures dans la tramelaissent aussi apparaître les côtés les moins plaisants du roman de Tolkien, son occidentalisme for-cené (ce qui vient du Sud et de l’Estne peut être que maléfique), son incapacité à envisager les liens hu-mains autrement qu’en termes de hiérarchie et de subordination. p

thomas sotinel

Le Hobbit : la bataille des cinq armées, de Peter Jackson (EU-NZ., 2014, 144 min).

Le film pâtit de mauvais goût, d’un sens de l’humour laborieuxet d’une direction d’acteurs grossière. MGM/WARNER BROS

Une jeune fille pas si parfaiteUne intrigue sans surprise entraînée par deux enquêteurs frappés d’immobilisme

FRANCE 2VENDREDI 23 – 20 H 55

TÉLÉFILM

A nna quitte sa chambredans la nuit, à l’insu de samère. La caméra la suit

marchant dans la rue, juchée sur ses talons aiguilles. Sur le plan sui-vant, dans la grisaille du petit ma-tin, un homme découvre sur les berges de la Seine, à Paris, le cada-vre d’une adolescente qui a été égorgée. Pas de suspense de ce cô-té-là : la victime est Anna.

L’enquête va être menée par le

commandant Mariella De Luca (Camille Panonacle), sans l’aide de son supérieur, le commissaire Rousseau (Patrick Chesnais), qui, hanté par la disparition de son fils cinq ans plus tôt lors d’un voyage en Inde, n’est pas en mesure d’as-sumer ses fonctions.

Alors commence le questionne-ment des proches de la jeune fille assassinée et la reconstitution de son emploi du temps lors de cette nuit où elle s’est éclipsée de sondomicile. Le but étant de mieux cerner la personnalité de la vic-time et de découvrir ce qu’elle

pouvait bien cacher. Les indices s’accumulent sans pour autant éclaircir véritablement l’affaire et encore moins livrer le coupable. Lescénario prend le temps. Nous ne sommes pas ici dans l’action mais dans la psychologie la plus basi-que.

Un brin sexy

Le commissaire Rousseau s’en-fonce dans la déprime, traînant sa pauvre carcasse comme un âne mort. Tandis que la comman-dante Mariella De Luca assure le boulot, s’offrant régulièrement

des rencontres sexuelles mysté-rieuses auxquelles elle se rend enperruque blanche, bas noirs et porte-jarretelles… on n’en sait et n’en saura pas plus. Cela s’appelle le mystère. Du moins aux yeux desscénaristes, qui semblent estimer que ces saynètes un brin sexy suf-fisent à matérialiser le versant trouble de leur personnage. Rédui-tes à de simples ponctuations dans le récit, elles finissent hélas par apparaître comme de simples anecdotes sans grand intérêt.

C’est d’ailleurs tout le problèmeavec Jaune Iris, troisième téléfilm

qui met en scène ce duo d’enquê-teurs interprétés par Patrick Ches-nais et Camille Panonacle : le ca-ractère immuable des deux héros principaux. Pas un qui évolue de-puis le début – le plus insupporta-ble étant la mine de chien battu dont s’affuble, sans jamais s’en dé-partir, Patrick Chesnais. Ce cos-tume de misère associé à une in-trigue d’une banalité sans nom ennuie profondément. p

véronique cauhapé

Jaune Iris, de Didier Bivel (France, 2015, 95 min).

V O T R ES O I R É E

T É L É

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 styles | 19

compagnon du devoir et du gibier

Dans l’assiette comme dans son encyclopédie, Benoît Violier exprime toute la beauté de ces animaux à plume

GASTRONOMIE

On connaît mal le lago-pède alpin (Lagopusmutus), ou perdrix desneiges, qui niche à plus

de 1 500 mètres dans les rochers. L’oiseau est rusé : il change de cou-leur trois fois par an. Fauve en été, gris en automne et blanc en hiver. Il m’a été présenté en provenance du Valais, poêlé aux baies sauva-ges, nappé d’une réduction de vin rouge et accompagné de crapaudi-nes aux oignons de Roscoff. La per-drix rochassière du Tyrol en déli-cat consommé aux bolets et girol-les l’avait précédé, et il fut suivi d’une selle de mouflon rôtie aux aromates sauce poivrade relevée.

Ces plats aussi rares que déli-cieux ne pouvaient être servis qu’au restaurant de l’Hôtel de ville,à Crissier (Suisse), cuisinés par le meilleur d’Europe pour le gibier : Benoît Violier. Trois macarons Mi-chelin, Meilleur Ouvrier de France (MOF 2000), compagnon du Tour de France des devoirs unis et chas-seur hors pair, les étiquettes ne manquent pas pour qualifier ce chef de 44 ans au regard souriant, dont les tempes déjà grisonnantes n’altèrent en rien l’enthousiasme juvénile.

Tous ces titres ne disent pas l’es-sentiel : il est avant tout l’élève de Joël Robuchon, de Frédy Girardet et de Philippe Rochat. Chez « Poite-vin la Fidélité » – le nom de Robu-chon chez les compagnons –, Benoît, qui deviendra plus tard « Saintonge Cœur vaillant » après avoir réalisé son « chef-d’œuvre », apprendra la rigueur, la discipline et l’organisation.

Triplement étoilé

Lorsqu’il débarque à Crissier, en 1996, recommandé par Robu-chon, il entre dans une maison tri-plement étoilée qui, pour certains,constituait l’épicentre de la cuisinemondiale. Frédy Girardet, le fonda-teur, qui pratiquait une cuisine d’excellence avec une précision d’horloger et des produits de bi-jouterie, se retire et passe naturel-lement la main à son second, Phi-lippe Rochat. Il poursuivra dans la même veine et avec le même ta-lent, récupérant en 1999 la troi-sième étoile perdue lors de la suc-cession.

En septembre, la maison a fêtéses 60 ans en l’absence, malheu-reusement, de Philippe Rochat, dé-cédé en juillet 2015. Depuis, Benoît Violier est à la commande avec sa femme, Brigitte, et une solide

équipe, en salle comme en cuisine,où le MOF n’est pas rare.

Cet automne, il présente sa pre-mière carte de chasse et publie un monumental ouvrage, de plus de 1 000 pages, sur le gibier à plume, qui fera date après celui sur le gi-bier à poil (« seulement » 380 pa-ges), sorti en 2012. Benoît a la chasse et sa cuisine au plus pro-fond de lui-même. Sur les 92 oiseaux recensés en Europe, il en a chassé 70 entre le sud de l’Es-pagne et le nord de l’Ecosse. « Il n’y a que l’Islande que je n’ai pas prati-quée », explique-t-il après le ser-vice alors que les commis s’affai-rent à vider et à parer les grouses li-vrées du matin.

« Les arrivages sont quotidiens,un jour six bécasses, le lendemain trois bécassines, après trois palom-bes, quatre lagopèdes. Pour le gibierà plume, c’est très important de connaître les plumages, de savoir regarder les rémiges [les grandes plumes de l’aile]. Sur une bécasse, on peut voir si elle est vieille ou jeune. On ne se trompe pas trop sur

les bécasses. Les premières tirées en octobre-novembre sont souvent les jeunes. Après, les vieilles malignesse font tirer en janvier. » Seuls deux oiseaux, la bécasse et la bécassine, ne sont pas vidés sitôt tués et res-tent ainsi six ou sept jours au frigo.

Faisan de colchide

Benoît sait absolument tout sur les façons de rassir la perdrix choukar ou le vanneau huppé, sur l’habillage de l’alouette des champs et de l’oie rieuse, sur le temps et la température de cuis-son de la bernache du Canada ou du faisan de Colchide. Ils se sont tous retrouvés un jour ou l’autre au bout de son fusil ou à sa carte,qui présente huit gibiers à plume et huit à poil chaque jour.

A l’écouter comme à lire son en-cyclopédie et à déguster ses plats, on pénètre dans un autre monde, à des années-lumière des battues sauvages et des chasseurs de tro-phées justement dénoncés. « Les animaux chassés par des hommes et des femmes qui les respectent

méritent, dans ce qu’on peut appe-ler leur deuxième vie, d’être encore et toujours respectés par des cuisi-niers qui voient en eux un cadeau que la terre leur a fait. Ces plats sontalors comme un salut aux animauxeux-mêmes, à la tradition millé-naire de la cuisine de la chasse, au plaisir de rejoindre à table les cuisi-niers qui, depuis toujours, honorentperdrix et sarcelles, lièvres et che-vreuils, grives et palombes. Comme jadis. Comme demain. Comme maintenant. » On ne peut mieux résumer la philosophie de Benoît et de sa cuisine. La goûter, c’est le vérifier. p

jp gené

Restaurant de l’Hôtel de Ville, 1, rue d’Yverdon, 1023 Crissier, Suisse. Tél. : +41 (0) 21- 634- 05- 05. Fermé dimanche et lundi. Menu découverte 295 francs suisses (272 euros). Restaurantcrissier. comLa Cuisine du gibier à plume d’Europe, de Benoît Violier.Ed. Favre, 1 088 pages, 170 €.

Papillote de perdrix grise aux petits oignons et cèpes de Bordeaux et bécassine des marais cuite à l’étouffée, « coqueline » de Celtianes au persil plat. Créations de Benoît Violier, extraites de son livre de recettes. PIERRE-MICHEL DELESSERT

J ournaliste culinaire collaborant à demultiples publications spécialisées,Myriam Darmoni a vécu de l’intérieurl’explosion des blogs au début des an-

nées 2000. « Beaucoup se sont rencontrés sur le forum Supertoinette, où on discutait de cuisine, où on s’échangeait des recettes, mais sans la possibilité de mettre des pho-tos. » C’est une des raisons du phéno-mène, notamment dans la région de Bor-deaux, autour du blog d’Anne Lataillade, « Papilles et pupilles ». « Ces blogs ont pris, en cuisine, une importance grandissante. On en compte plus de quatre mille en France, et il en naît tous les jours. » Il était assez logique que le magazine Saveurs – mensuel de « l’art de vivre gourmand » (75 000 exemplaires) – sorte le premier guide sur papier imprimé référençant ces blogs et nomme Myriam Darmoni à la ré-daction en chef.

La soirée de lancement a eu lieu au La-pin Blanc, « cantine d’altitude et vins natu-rels », sur les hauteurs de Ménilmontant, à Paris, mais la maison au menu appétis-sant étant fermée au déjeuner, nous nous sommes transportés à L’Echappée voisine,

de tendance thaïe. Avec une formule à 24 euros le midi, ce sympathique restau-rant fait salle comble autour de rouleaux printaniers et de pâtés thaïs, de couteaux grillés sauce épicée, de poulet au curry vert et au lait de coco, de cailles sautées au poivre frais et de nem banane-chocolat, carpaccio d’ananas ou de mangue. C’est une des cantines de Myriam Darmoni.

« UNE RÉCRÉATION »A l’exception de « La Cuisine de Bernard », de Bernard Laurance, et de « Dorian cui-sine.com », de Dorian Nieto, on ne s’éton-nera guère que la sélection de 50 blogs soit essentiellement féminine derrière l’ancêtre Mercotte (« La cuisine de Mer-cotte »), la partenaire de Cyril Lignac dans « Le Meilleur Pâtissier », sur M6. « Derrière chaque blog, il y a une histoire que nous avons voulu raconter. Il y a des filles qui ont réalisé leur rêve d’enfant, qui ont lâché leur métier, qui ont fait des reconversions, se sont formées à la photo, au stylisme. D’autres qui avaient des boulots peu exal-tants – assistante, administratrice, compta-ble – et qui n’étaient pas épanouies dans

leur métier. Pour elles, le blog est une ré-création, qui leur a permis de découvrir leur potentiel de créativité. » La moyenne d’âge est assez jeune et on ne compte que 20 % de Parisiennes.

La sélection est divisée en six chapitres.Les « Précurseurs », qui, à leur façon, ont inventé le blog gourmand, les « Fées du quotidien », dont certaines envoient des recettes qui dépannent tous les jours, les « Green Attitude », fans de pousses vertes, qui montrent la force du mouvement vé-gétarien, les « Tendances », forcément à la pointe sur les nouveaux produits ou ins-truments, les « Food Trotters », influen-cées par leurs origines multiculturelles, qui mettent le monde dans leur assiette, et les « Becs sucrés », passionnés de pâtis-serie, qui ont souvent appris les macarons grâce à Mercotte.

« Elles ne proposent pas des recettes de chef, mais plutôt une cuisine simple qui sort de l’ordinaire. Elles vont remplacer des produits courants par d’autres : le beurre par de la purée d’amande ou du tofu, les produits laitiers par des laits végétaux ou d’amande, le sucre raffiné par du musco-

vado ou des sucres complets. » Beaucoup sont bio, inscrites à des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne ouà La Ruche qui dit oui !, mais leur discours n’est pas centré sur les produits, plutôt sur les techniques ou les astuces.

Ainsi, Hélène Schernberg, « Green Me Up », une végane suisse avec une forma-tion d’ingénieure agronome, explique comment faire mieux lever la farine de pois chiche en y ajoutant du bicarbonate de soude et du citron pour créer une réac-tion. « Aujourd’hui, l’audience de certains blogs se chiffre en millions de visites par mois, et on ne peut plus les ignorer. » My-riam Darmoni en fait d’ailleurs partie et vient de fêter le troisième anniversaire du sien, « Goût de Food ». Nul doute que ce premier « spécial blog » de Saveurs aura de nombreux successeurs. p

[email protected]

L’Echappée, 38, rue Boyer, Paris 20e.Tel. : 01-47-97-44-58.Saveurs, hors-série spécialblogs culinaires, 5,90 €.

LE LIVRE

L’Huître en questions,Catherine FlohicLes Ateliers d’Argol,352 pages, 29,90 €Lesateliersdargol.fr

Voilà un livre qui tombe à pic pour la saison des huîtres, soumises, depuis quelques années, à bien des tracas en mer et sur terre. Naissains décimés par de nouveaux vi-rus, apparition de l’huître tri-ploïde stérile et consomma-ble toute l’année sans laitance, baisse de la produc-tion et hausse des prix, « l’os-tréiculture connaît une révolu-tion économique, écologique, structurelle et culturelle », comme le rappelle Catherine Flohic en introduction.Cet ouvrage collectif réunit les témoignages d’ostréicul-teurs traditionnels et avant-gardistes, de scientifiques et de chercheurs, de propriétai-res d’écloserie ou de bars à huîtres et de dégustateurs éclairés, ainsi que de nom-breux chefs étoilés.Tous ces gens sont des pas-sionnés du mollusque bi-valve, et la confrontation de leurs analyses, de leurs enga-gements et de leurs goûts permet de se faire une idée plus précise et bien docu-mentée de la situation de no-tre bassin ostréicole. En guise d’apéritif avant les bourrichesdes fêtes de fin d’année.

« DERRIÈRE CHAQUE BLOG, IL Y A DES FILLES QUI ONT

RÉALISÉ LEUR RÊVE D’ENFANT, QUI ONT

LÂCHÉ LEUR MÉTIER, QUI ONT FAIT DES RECONVERSIONS »

MYRIAM DARMONIjournaliste culinaire

« LES ARRIVAGES SONT QUOTIDIENS,

UN JOUR SIX BÉCASSES, LE

LENDEMAIN TROIS BÉCASSINES, APRÈS

TROIS PALOMBES, QUATRE

LAGOPÈDES »BENOÎT VIOLIER

BOUCHE-À-OREILLE | CHRONIQUE PAR JP GÉNÉ

La vigie des blogs culinaires

Page 20: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

20 |0123 VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

Chaque initiative inter-nationale de VladimirPoutine suscite, en gé-néral, une double réac-

tion à l’Ouest. Admiratifs, on s’ébaubit devant le maître stra-tège du Kremlin – un génie sur lascène internationale. Mine atter-rée, un brin condescendant, on s’interroge sur la passivité de Ba-rack Obama – ce timoré dans un monde de brutes. En Crimée en 2014, cette année en Syrie, à chaque fois le judoka prendrait l’avantage sur le basketteur. Comme le président chinois, Xi Jinping, tient lui aussi la dragéehaute à Washington, on en con-clut à l’inexorable chute de l’em-pire américain en ce début de XXIe siècle. Pas si simple.

Les plaques tectoniques de lapuissance stratégique bougent, as-surément. Le monde ressemble chaque jour un peu moins à celui de l’immédiat après-guerre froide. Jamais cette vérité n’a paru aussi évidente que ces derniers temps. En politique étrangère, la Chine et la Russie ont un objectif central : contester la prépondérance du lea-dership américain sur les affaires du monde. La bataille est idéologi-que et stratégique. Moscou et Pé-kin marquent des points sur le ter-rain, physiquement, et politique-ment, unis dans une même vo-lonté : remettre en question la légitimité que s’attribue l’Améri-que à être « le shérif mondial », même malgré elle.

Pouvoir quasi prométhéen

Sa machine militaire rénovée à grands frais – le budget de la dé-fense représenterait plus de 4 % duPIB –, la Russie de Poutine fait une démonstration de force en Syrie. Pour la première fois depuis la fin de l’URSS et ses déboires en Afgha-nistan, Moscou déploie son arméeloin de ses bases et retrouve son rang au Moyen-Orient, jusque-là chasse gardée américaine.

La Chine, elle, se dote d’une ma-rine de guerre et de missiles sus-ceptibles de chasser la 7e flotte américaine du Pacifique. Comme la Russie en Ukraine, en Géorgie ou en Syrie, la Chine compte sur laforce et pratique le fait accompli sur le terrain. Désireuse d’étendre sa souveraineté à l’ensemble de la mer de Chine méridionale, elle s’empare d’îlots, à la propriété con-testée, et les transforme en mini-bases militaires. Dans son envi-ronnement immédiat, Pékin en-tend montrer qu’elle est la puis-sance suzeraine – pas, ou plus, les Etats-Unis.

Les critiques d’Obama lui impu-tent volontiers une séquence dé-sastreuse pour la crédibilité des Etats-Unis. C’est parce que Obama n’a tenu aucun de ses engage-ments en Syrie, notamment à l’été 2013, disent-ils, que Poutine se se-rait senti libre d’annexer la Criméeen 2014, cependant que le cama-rade Xi, en 2015, militarisait en douceur la mer de Chine méridio-nale. Les contempteurs d’Obama paraphraseraient volontiers le grand Michel Audiard : « Un intel-lectuel assis va moins loin que deuxbrutes qui marchent. »

L’intellectuel de la Maison Blan-che est le premier président amé-ricain à tenir compte d’une réalité

difficile à admettre à Washington et chez les alliés des Etats-Unis : la phase de l’immédiat après-guerre froide est finie. Ce fut le bref mo-ment de « l’hyperpuissance », quand la domination américaine était totale : militaro-stratégique,idéologique, culturelle, économi-que, technologique. De cette pré-pondérance momentanée, un trop grand nombre d’Américains et d’Européens ont tiré l’impres-sion d’une Amérique dotée pour l’éternité d’un pouvoir quasi pro-méthéen. D’où la perception, la dé-ception pour certains, d’un Obama relativement passif.

Mais le moment de « l’hyper-puissance » ne pouvait pas durer. Il n’a été qu’une parenthèse – 1989-2001, par exemple – inévita-blement destinée à se refermer lejour où Pékin serait suffisam-ment sûr de sa force économiquepour émerger comme puissance politico-stratégique et où la Rus-sie se reconstruirait en puissance militaire, sa spécialité. On y est, sans compter l’arrivée d’autres pôles de puissance moyenne – dela Turquie à l’Iran, du Brésil à l’In-donésie.

Dans ce monde-là, durable chaosmultipolaire, « personne ne doit s’étonner que la prépondérance américaine soit contestée », écrit cette semaine The Economist. Elle n’est plus ce qu’elle était. Cons-cient du désastre qu’ont été les in-terventions en Afghanistan et en Irak, instruit en conséquence des limites des capacités de l’outil mi-litaire en terres étrangères com-plexes, Obama, écrit Roger Cohen dans le New York Times, a ressenti « la nécessité de redéfinir la politi-que étrangère américaine » en son cadre actuel : « un monde intercon-necté » où opèrent de nouvelles puissances. L’ex-ministre des af-faires étrangères Hubert Védrine ajoute : « Obama a une vision adaptée à une Amérique qui n’est plus une hyperpuissance » tout en restant la plus puissante des gran-des puissances.

Le président en a tiré une « doc-trine de la retenue », poursuit Co-hen. Peut-être sa politique sy-rienne a-t-elle été une catastrophe.Sans doute est-il « trop préoccupé des coûts de l’action et pas assez de ceux de l’inaction », observe Den-nis Ross, l’un des sages de la diplo-matie américaine. Richard Haass, qui en est un autre, poursuit : « Je pense qu’Obama exagère les limi-tes et sous-estime les possibilités dupouvoir américain même dans un environnement où il est de plus enplus difficile de traduire la puis-sance en influence. »

Mais cet environnement-là, cemonde du XXIe siècle, cette pa-gaille multipolaire, il reste que Obama ne l’a pas inventé. Son suc-cesseur, démocrate ou républi-cain, aura les mêmes contraintes et observera sans doute la même prudence. Elle ou il devra gérer une relation avec Moscou et Pékinde plus en plus difficile. Où oscille-ront possibilités d’affrontement, direct ou indirect, et nécessités de coopération. Amis ou ennemis ? Les deux, selon les sujets. p

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L a violence, la haine, la rancœur : Is-raéliens et Palestiniens s’enfermentdans un affrontement tribal et reli-

gieux. C’est sans doute la pire forme que peut prendre le conflit qui oppose les deux nations qui se disputent la même terre.Voilà bientôt une semaine que Jérusalems’est couverte de barrages de l’armée. Les quartiers palestiniens sont souvent bou-clés et nombre d’Israéliens, encouragés par la municipalité, décident de sortir armés.

Des jeunes Palestiniens, qui n’appartien-nent à aucune organisation, ni l’OLP ni leHamas, choisissent d’attaquer des passantsau couteau ou à la voiture-bélier pour laseule et unique raison qu’ils les croientjuifs. Ainsi, pris au hasard dans la rue, à Jé-rusalem mais dans d’autres villes d’Israël

aussi, au moins six Israéliens ont déjà étéassassinés dans des actions terroristes dontle caractère indiscriminé ajoute à la bruta-lité.

Dans les manifestations, l’armée tire deplus en plus vite et de plus en plus fré-quemment à balles réelles : quarante Pales-tiniens sont déjà tombés, souvent victimes de tirs à très courte distance. Cependantque, dans quelques cas isolés, des Israéliensjuifs s’en sont pris à des jeunes gens pour l’unique raison qu’ils les pensaient arabes.

Avec raison sans doute, les autorités israé-liennes accusent une partie de la presse pa-lestinienne, voire certaines voix prochesde l’Autorité palestinienne, d’encourager la violence en ne la condamnant jamais. Maisle premier ministre et chef de la droite is-raélienne, Benyamin Nétanyahou, tient, de son côté, des propos qui ne sont pas de na-ture à favoriser l’apaisement. Comme si tous les arguments étaient bons pour stig-matiser « l’autre » communauté, M. Néta-nyahou a revisité l’histoire de la Shoah en présentant le grand mufti de Jérusalem HajAmin Al-Husseini (1897-1974) comme ayantsoufflé à Hitler « l’idée » de la destruction des Juifs d’Europe.

Le grand mufti était proche d’Hitler,auquel il rendit visite à Berlin en 1941. Il était pronazi avec enthousiasme, l’idée de tuer les juifs le réjouissait. Mais la Shoah a bien été pensée et planifiée par les nazis, et

c’est diminuer la responsabilité de ceux-ci et la singularité de celle-là que de suggérer autre chose à des fins polémiques circons-tancielles. D’un premier ministre, on était en droit d’attendre des propos bien diffé-rents, et particulièrement en ce momentd’affrontement avec les Palestiniens,comme l’ont fait remarquer le chef de l’op-position, Yitzhak Herzog, et nombre d’his-toriens israéliens.

L’incident vient s’ajouter à une évolutiondétestable, dont sont responsables les ex-trémistes des deux camps : l’intrusion croissante du religieux dans le conflit entreces deux nationalismes. C’était peut-êtreinévitable à Jérusalem, après tout Villesainte, et dans un engrenage parti d’un conflit concernant l’esplanade des Mos-quées, troisième lieu saint de l’islam – dontl’un des murs de soutien est un reste duTemple de Salomon, emblématique du ju-daïsme.

Ni les uns ni les autres ne gagneront quoique ce soit à ce multiplicateur de haine etd’incompréhension qu’est l’exacerbationde la passion religieuse à des fins politi-ques.

Concluant une brève visite dans la région,au début de la semaine, le secrétaire géné-ral de l’ONU, Ban Ki-moon, s’est dit pessi-miste : il ne reste guère de temps pour arrê-ter l’escalade de la violence dans cette nou-velle phase – aussi stérile que les autres. p

PÉKIN ET MOSCOU ONT UN OBJECTIF

CENTRAL : CONTESTER LE

LEADERSHIP AMÉRICAIN SUR

LES AFFAIRES DU MONDE

ISRAÉLIENS ET PALESTINIENS DANS LE PIÈGE DU RELIGIEUX

INTERNATIONAL | CHRONIQUEpar alain frachon

Le temps du grand chaos

DES DÉSASTRES EN AFGHANISTAN

ET EN IRAK, OBAMA

A TIRÉ UNE DOCTRINE

DE LA RETENUETirage du Monde daté jeudi 22 octobre : 246 517 exemplaires

EN KIOSQUE DÈS DEMAIN

© Hervé Lequeux/Hans Lucas.com

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itillustratio

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Cahier du « Monde » No 22011 daté Vendredi 23 octobre 2015 - Ne peut être vendu séparément

L’hôtel de région, à Nantes, où siège le conseil régional des Pays de la Loire présidé par le socialiste Jacques Auxiette, élu en 2004. CHRISTOPHE CAUDROY. POUR « LE MONDE »

Batailles autour d’un aéroportFacteur de division, le dossier Notre-Dame-des-Landes transcende les clivages politiques et pourrait faire le jeu du FN

nantes - correspondant

Au moment de prononcer lesmots, la voix de Christophe Cler-geau faiblit. La tête de liste socia-liste aux élections régionalesdans les Pays de la Loire finit parse lancer : « Il nous faut nous

ouvrir au monde grâce au projet d’aéroportde Notre-Dame-des-Landes. » Un ange passedans cette salle d’Angers où environ un millier de militants sont réunis. Quelques applaudisse-ments finissent par monter des gradins, entraî-nant peu à peu un murmure d’assentiment

du reste de la foule. « Il a eu chaud, là », s’amuse un spectateur.

M. Clergeau ne s’appesantit pas, et poursuitson meeting de lancement de campagne, un pe-tit sourire aux lèvres. Il sait qu’il vient de passerla partie la plus désagréable de son discours.

Comme en 2010, le fantôme de l’aéroport deNotre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), dontla première pierre n’a toujours pas été posée, pèse sur la campagne des régionales. A gauche, il constitue l’un des principaux facteurs de divi-sion entre le PS et Europe Ecologie-Les Verts(EELV), qui feront bande à part, tout comme le Front de gauche qui présentera sa propre liste.

Et ce, malgré les pronostics peu favorables : la droite a remporté quatre départements sur cinqaux départementales de mars.

Chez Les Républicains (LR), l’enlisement duprojet est d’ailleurs un argument de campagne. Il « symbolise la démission de l’Etat » face aux militants qui occupent la ZAD (« zone à défen-dre », à l’origine zone d’aménagement différé). Bruno Retailleau, tête de liste LR et président dugroupe de droite au Sénat, ne se fait pas prierpour dénoncer « les tiraillements de la gauche »sur ce dossier sensible.

lire la suite pages 2-3

0123RÉGIONALES

Rendez-vous lundi 26 octobre dans0123 daté mardi 27 octobre

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AQUITAINE-LIMOUSIN-POITOU-CHARENTESEN AQUITAINE,

LIMOUSIN

ET POITOU-CHARENTES

PAYS DE LA LOIRE

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2 | élections régionales 2015 VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

nue pourtant d’y être défavorable. L’ancien coprésident du groupe écologiste à l’Assembléenationale feint d’ignorer les déclarations récur-rentes de Manuel Valls sur la prochaine évacua-tion du site : « L’exécutif veut attendre la fin des recours juridiques pour commencer les travaux alors que rien ne l’y oblige. La vérité, c’est qu’il y aun moratoire politique sur ce dossier. Le chantieraurait dû se tenir entre 2012 et 2017. A la place, cequinquennat sera celui de la non-réalisation de cet aéroport. »

Ce simple moratoire n’est pas suffisant pourla candidate EELV. « La stratégie de campagne deChristophe Clergeau, c’est de siphonner l’électo-rat écologiste, dénonce Sophie Bringuy. C’est malhonnête d’aligner les logos, de faire croire qu’on est soutenu par plein de monde alors qu’il n’y a personne derrière ces organisations. Il dit qu’il a besoin de nous mais il éprouve le besoin de nous affaiblir, c’est schizophrène. » Autantpour les « bonnes relations ».

Mais la gauche n’a pas le monopole des divi-

sions sur le dossier Notre-Dame-des-Landes qui transcende les clivages politiques. A droite, Bruno Retailleau s’est allié avec les centristes del’UDI et du MoDem, malgré l’opposition des proches de François Bayrou au projet de nouvelaéroport. « On a obtenu la liberté de ne pas pren-dre part au vote si le sujet vient au conseil », ex-plique Patricia Gallerneau (MoDem), qui souli-gne que « les pourparlers se sont passés en bonne intelligence ». Ce qui, en langage électo-ral, signifie que les proches de Bayrou ont ob-tenu une place éligible dans au moins quatre départements sur cinq.

M. Retailleau ne se fait d’ailleurs pas de soucide ce côté-là et lorgne plutôt sa droite. Commeailleurs en France, le FN progresse dans les Pays de la Loire de façon constante. Alorsqu’elles n’avaient réalisé que 7 % en 2010, leslistes d’extrême droite pourraient tripler leur score. « Dans un contexte où l’abstention risqued’être élevée, le FN a tendance à mieux mobili-ser ses troupes, parce que c’est un vote avant tout populiste et protestataire », analyse froide-ment le candidat frontiste, Pascal Gannat, qui mise sur « la crise des migrants, le problème ré-current de la place de l’islam et la crise des for-ces politiques traditionnelles » pour prospérer. Quand bien même cela n’aurait rien à voir avec les compétences régionales.

Aux régionales, le candidat du FN espère éga-lement que son opposition à Notre-Dame-des-Landes lui rapportera quelques voix au second tour, alors que ses deux adversaires y seront fa-vorables. Parachuté du Nord-Pas-de-Calais, an-cien directeur de cabinet de Jean-Marie Le Pen àla fin des années 1980, ce « chef d’entreprise de courtage en assurance et rachat de crédit » es-père faire ses plus gros scores « dans la France périurbaine et rurale de Christophe Guilluy », du nom du géographe auteur d’un best-seller inti-tulé La France périphérique (Flammarion, 2014).Bruno Retailleau brandit d’ailleurs la même ré-férence quand il s’agit de décrire l’évolution so-ciologique de la région. « Le FN mange sur l’élec-torat de droite mais aussi sur les bassins ouvriersde Saint-Nazaire », explique-t-il, relevant tout

En meeting à Nantes, ce Vendéen mime « letriangle des Bermudes », constitué par « le ma-tador Valls », Ségolène Royal grimée en « Alié-nor d’Aquitaine » et, au milieu, « un François Hollande impuissant ». Et de railler « les capri-ces » de la ministre de l’écologie qui font « fuirl’ardeur virile du premier ministre ».

La saynète, dont on devine qu’elle n’a riend’improvisé, a du succès auprès des quelque300 militants réunis ce 8 octobre. L’évoca-tion des dégradations du centre-ville de Nan-tes ou de l’incendie d’une voiture de policechauffe également la salle. « On a des fous fu-rieux sur place, des délinquants violents, qui seplacent en dehors des règles de la République : quand les évacuerez-vous, Monsieur le Pre-mier Ministre ? », tonne M. Retailleau, encou-ragé par la bronca de l’assistance. Pour l’an-cien disciple du souverainiste Philippe de Vil-liers, l’occasion est trop belle d’enfoncer un coin dans l’alliance régionale qui unit tradi-tionnellement au second tour socialistes etécologistes. « Les Verts ont pris en otage cettemajorité. Notre région est la vitrine des grandsprojets d’infrastructures abandonnés : Notre-Dame-des-Landes, l’autoroute A 831, le fran-chissement de la Loire… »

L’attaque porte, dans cette région qui vit,quelles que soient les majorités politiques, au rythme des reports du projet d’« aéroport du Grand Ouest », depuis sa première mouture en 1963. La gauche a appris, au fur et à mesure des onze années de présidence de Jacques Auxiette (PS), qui est également patron du syn-dicat mixte aéroportuaire, à vivre avec ce dé-saccord interne. Mais les soubresauts sont fré-quents. « Lors de l’intervention César [opérationd’évacuation avortée de la ZAD menée par les forces de l’ordre en novembre 2012], l’alliance a failli imploser », reconnaît Jean-Philippe Ma-gnen, ancien porte-parole national d’EELV,actuel troisième vice-président du conseil régional. La candidate des écologistes, Sophie Bringuy, qui partira en autonomie au premier tour, en a fait une « condition préalable à un ras-semblement de second tour ». Elle réclame « unevraie étude indépendante sur l’optimisation de l’aéroport existant de Nantes Atlantique » et « une remise à plat du dossier ». « C’est un terme qui laisse ouvertes beaucoup de possibilités,élude M. Clergeau. Notre-Dame-des-Landes n’est pas le cœur de l’élection régionale, ce serait voler aux électeurs le rendez-vous démocratiquesur l’avenir de la région. »

Pour étayer son propos, le candidat socialistesouligne le faible investissement que le projetd’aéroport représente pour la région – 0,5 % du budget sur l’ensemble du mandat – et met enavance ses « bonnes relations » avec EELV :« Vous aurez remarqué qu’il n’y a pas de polémi-que, ni d’attaque. Sophie Bringuy dit que nos lis-tes ont vocation à se retrouver au second tour. Etje n’ai de cesse de rappeler qu’EELV est notre prin-cipal partenaire à gauche. » Mais la ligne pour-rait rapidement se brouiller, notamment àcause de l’alliance passée entre les socialistes etl’ensemble des petites formations écologistes (hors EELV). Sur la liste de M. Clergeau figurent des représentants de Cap21, le parti de Corinne Lepage, ainsi qu’une candidate du Front démo-crate de Jean-Luc Bennahmias, Emmanuelle Bouchaud, la compagne de François de Rugy. Ce dernier, député de Loire-Atlantique démis-sionnaire d’EELV, a monté un nouveau parti, in-titulé Ecologistes !, dont le principal représen-tant local, son attaché parlementaire Laurent Martinez, a aussi rejoint le navire socialiste.

« Electoralement, l’aéroport pèse peu ; l’opposi-tion à Notre-Dame-des-Landes ne fait pas un projet politique », assure M. de Rugy, qui conti-

suite de la page 1

de même que la plupart des attaques du candi-dat d’extrême droite sont dirigées vers lui et non vers la gauche.

Une autre liste, estampillée Debout la France,le parti de Nicolas Dupont-Aignan, pourrait également grapiller quelques points à droite, notamment en Vendée. La candidate, Cécile Bayle de Jessé, est soutenue par Philippe de Vil-liers, l’ancien baron local, qui estime avoir été trahi par Bruno Retailleau quand celui-ci quittale Mouvement pour la France (MPF) afin de re-joindre l’UMP, en 2012.

Pour ne pas se faire déborder, M. Retailleaumène une campagne à la tonalité assez droi-tière et l’assume : « J’ai des convictions et je n’aime pas les mettre dans la poche. Droite tiède, gauche molle, la démocratie pâtit desgens qui ont des convictions incertaines. » En meeting, le discours tourne autour de « l’assis-tanat », du « laxisme de la justice de Mme Taubira », des réfugiés, de l’arrivée « par effrac-tion » de François Hollande au pouvoir… « Il n’ya pas un socialisme doux qui réussit en région et un socialisme critiquable à Paris, ce sont les mêmes, la même philosophie de l’échec », expli-que-t-il à ses militants. En privé, il pronostiqueun score « très faible » à la gauche et lâche avecun sourire : « J’ai une chance raisonnable de ne pas perdre. »

« Bruno Retailleau représente la droite durevendéenne ; ça ne correspond pas à la région, dans laquelle il y a eu une évolution à gauchedes milieux urbains et périurbains », assure l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes de 1989 à 2012. Le candidat so-cialiste, Christophe Clergeau, espère d’ailleurs exploiter le créneau. « Je suis le seul candidatcentriste », tente-t-il d’expliquer, se définissantlui-même comme « hollandais pratiquant, mais non croyant ». Ses promesses de campa-gne le placent plutôt dans le giron de la gauchetraditionnelle (gratuité des transports publics,construction de cinq nouveaux lycées…). Le PSlocal a fait chauffer les calculettes, et fait appel à l’analyste politique Jérôme Jaffré, directeurdu Centre d’études et de connaissance surl’opinion publique (Cecop). Le handicap à re-monter se situe « autour de 60 000 voix », as-surent-ils.

Le plan de bataille est assez simple : être au-dessus des 20 % au premier tour, éviter les « zo-nes de friction comme Notre-Dame-des-Lan-des » avec les partenaires de second tour, et compter sans trop le dire sur un fort score duFN pour plomber M. Retailleau. Pour se donnerdu cœur à l’ouvrage, M. Clergeau aime à se rap-peler l’expression du visage de François Fillon aux régionales de 2004, qui avait appris en di-rect à la télévision sa défaite surprise face à Jac-ques Auxiette. Les socialistes n’ont plus qu’à prier pour que, au pays de Notre-Dame-des-Landes, les miracles se produisent deux fois. p

yan gauchard (nantes, correspondant)

et nicolas chapuis (à paris)

« Electoralement,

l’aéroport pèse peu ;

l’opposition à

Notre-Dame-des-Landes

ne fait pas un projet

politique »françois de rugy

coprésident du parti Ecologistes !

TÊTES DE LISTE

Bruno Retailleau (Les Républicains)Né le 20 novembre 1960 à Cholet(Maine-et-Loire), le présidentdu groupe Les Républicains au Sénata commencé sa carrière politiqueau sein du Mouvement pour laFrance (souverainiste), aux côtés

de Philippe de Villiers, qui lui confie la gestion du Puy du Fou. Il s’éloigne de son mentor en 2010 et rejoint l’UMP en 2012. Entre 2010 et 2015, il préside le Conseil général de Vendée. (FRANK PERRY/AFP)

Christophe Clergeau (PS)Né le 1er septembre 1968 à Nantes,l’actuel premier vice-président dela région Pays de la Loire espèresuccéder à Jacques Auxiette endécembre. Il a commencé sa carrièrepolitique en prenant la tête

des Jeunes rocardiens, à la suite de Manuel Valls, dans les années 1990. Il travaille au cabinet du ministère de l’agriculture de 1997 à 1999, avant de se faire élire pour la première fois à la région en 2004. (CASTELLI)

Pascal Gannat (FN)Né le 27 juillet 1955 à Clermont-Ferrand, il est chef d’une petiteentreprise dans le secteur ducourtage financier. Il fut auparavantconseiller régional dans le Nord-Pas-de-Calais entre 1992 et 1998

et conseiller municipal de Roubaix à la fin des années 1980. Entre 1988 et 1992, il exerce les fonctions de directeur de cabinet auprès de Jean-Marie Le Pen, alors président du FN. (TWITTER)

Cécile Bayle de Jessé (Deboutla France)Née le 20 février 1948 à Meknès(Maroc), la candidate de Deboutla France, économiste de formation,est actuellement médiatrice fami-liale. Elue pendant sept années à la

communauté urbaine du Mans, elle a été également conseillère régionale entre 1998 et 2004 sous la prési-dence de François Fillon. Comme Bruno Retailleau, elle a commencé à militer au sein du MPF. Elle reçoit aujourd’hui le soutien de Philippe de Villiers. (DR)

Sophie Bringuy (EELV)Née le 26 juillet 1979 à Yaoundé(Cameroun), la candidate EELV estactuellement 6e vice-présidentede la région, au sein de la majoritésortante. Elle est chargée de la miseen place du plan biodiversité dans

les Pays de la Loire. Spécialiste en droit de l’environ-nement, elle a travaillé au sein de France nature envi-ronnement, la fédération française des associations de la protection de la nature. (JOEL SAGET/AFP)

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 élections régionales 2015 | 3

La gratuité des transportsscolaires en débat

Au programme du candidat PS, la proposition de rendre gratuits les déplacements des collégiens et des lycéens des zones rurales crispe la droite

nantes - correspondant

Le compliment émane de PascalGannat, le candidat du Frontnational. « Christophe Clergeau,jauge-t-il, mène une campagne

habile et occupe bien le terrain. » M. Cler-geau, 46 ans, premier vice-président so-cialiste de la région et candidat à la suc-cession de Jacques Auxiette, aligne les ki-lomètres et les rencontres. Non content de quadriller les cinq départements desPays de la Loire, il s’échine aussi à vampi-riser l’espace médiatique. Et ce ven-dredi 11 septembre, dévoilant la premièremesure phare de son programme, il es-compte avoir réalisé un beau coup enpromettant, en cas d’élection, la gratuité des transports scolaires pour les élèvesdes collèges et des lycées des zones rura-les et périurbaines.

La droite accueille la nouvelle en serrantles dents. M. Clergeau vient ici de repren-dre à son compte une proposition défen-due, lors de la précédente campagne ré-gionale, en 2010, par l’équipe UMP emme-née par Christophe Béchu, alors présidentUMP de Maine-et-Loire. A l’époque, Jac-ques Auxiette, président du conseil régio-nal des Pays de la Loire, avait renvoyé son adversaire dans les cordes, en rappelant que pareille compétence relevait des as-semblées départementales. Cinq ans plus tard, la réforme territoriale a redistribué les cartes : au 1er janvier 2017, la gestion destransports scolaires basculera dans le giron des collectivités régionales.

Aujourd’hui, Bruno Retailleau, 54 ans,sénateur de Vendée et tête de liste des Ré-publicains aux régionales, estime que « la proposition est datée ». « Les Français ne sont pas dupes : la gratuité n’existe pas, c’esttoujours le contribuable qui paye au bout du compte. Or, au vu de l’état des finances

de la région et de la baisse des dotations de l’Etat, je considère qu’il y a d’autres priori-tés », explique-t-il. Outre la relance des projets de grandes infrastructures – aéro-port de Notre-Dame-des-Landes, amélio-ration de l’axe routier reliant Laval au portde Saint-Nazaire, nouveau pont sur la Loire –, M. Retailleau veut « remettre en marche » l’appareil de formation. La ré-gion, fustige-t-il, « a perdu 4 000 apprentis en sept ans tandis que le chômage des jeu-nes a bondi de 30 % en dix ans ».

Ancien conseiller en communication deNicolas Sarkozy à l’époque où ce dernier était à l’Elysée, le conseiller régional sor-tant Franck Louvrier, candidat sur la liste

de M. Retailleau, est désormais « totale-ment contre la gratuité des transports sco-laires ». Une telle idée, estime-t-il, relève du simple « positionnement politique ». Aucun silence gêné quand on lui de-mande les raisons de son revirement sur le sujet : « En 2010, l’état des comptes de la collectivité n’était pas le même. On aurait pu subvenir à cette proposition. Conjonc-turellement parlant, on ne peut plus se le permettre. Il faut mettre le paquet sur l’em-ploi et l’économie. »

Le bras de fer autour de la gratuité destransports scolaires porte aussi sur le coût

de cette résolution. Hormis la Loire-Atlan-tique, restée à gauche, les quatre conseils départementaux de droite « refusent », se-lon M. Clergeau, de lui transmettre « leséléments techniques » qui permettraient d’affiner le chiffrage du budget. L’élu es-time que la mesure pourrait s’appliquer à 150 000 collégiens et lycéens, moyennant une charge annuelle de 132 euros par jeune. Soit près de 20 millions d’euros. La droite fustige une promesse dont l’im-pact financier reste « flou ». « Je ne pense pas que l’on gagne en faisant des coups. Lesgens sont raisonnables, ils savent que c’est leur argent », assure M. Louvrier.

« Si la proposition de la gratuité était pré-sentée comme positive il y a cinq ans, pourquoi ne serait-elle plus pertinente aujourd’hui ? », interroge M. Clergeau. Le vice-président du conseil régional, chargé de l’économie, de l’innovation et de la recherche, soutient que le montant de sa proposition équivaut peu ou prou « au financement de la gratuité des livres scolaires et des équipements technologi-ques des apprentis et des lycéens profes-sionnels décidé en 2004 ». « Donc, c’est fai-sable », fait-il remarquer.

M. Clergeau souligne surtout que lebudget des Pays de la Loire pèse 1,5 mil-liard d’euros et que son adversaire princi-pal, M. Retailleau, promet plus de 45 mil-lions d’euros d’économies en affichant la volonté de « dégraisser le mammouth ré-gional » grâce à la revente de nombreusesantennes de la collectivité et le non-rem-placement systématique des départs à la retraite des agents. « C’est donc possiblede faire des économies, raille M. Clergeau.Le seul débat qui vaut est de savoir si onest pour ou contre le principe même de la gratuité. Mon objectif, c’est de franchir desétapes supplémentaires vers la gratuité del’école », explique-t-il.

« M. Clergeau a mis le doigt sur un vraiproblème. Mais il n’apporte pas la bonne solution », estime quant à lui M. Gannat. Pour sa part, le candidat du FN est « op-posé à la gratuité totale du service » car, à ses yeux, elle « déresponsabilise ». Il se dé-clare en revanche favorable à la possibilitéde voir les familles les plus modestes dis-pensées de tout paiement.

Sophie Bringuy, 36 ans, candidate EELVet actuelle vice-présidente du conseil ré-gional, note que la promesse de campagne

est « très populaire », mais « un peu cava-lière » et redoute que le dossier plombe d’autres chantiers. « Ce qui me semble capital, explique-t-elle, c’est de travailler sur l’efficacité des transports scolaires, la réduction des temps de trajet, et une tarifi-cation sociale. En zones rurales, on sait qu’il y a plein de jeunes qui préfèrent écour-ter leurs études plutôt que de subir trois heures de transport chaque jour. » p

yan gauchard (nantes, correspondant)

et nicolas chapuis (à paris)

La droite fustige

une promesse

de campagne dont

l’impact financier

reste « flou »

Ecommoy, dans la Sarthe. Dans ce canton, le FN est arrivé en tête au premier tour

des élections départementales en mars.JULIEN MIGNOT POUR « LE MONDE »

Photographe, Eric Cocheteux,

59 ans, vità Ecommoy,

un cantonde « terriens »,

selon lui,où il se sent

« culturellement éloigné

de Nantes ». Il met

un « point d’honneur »

à voter.JULIEN MIGNOT

POUR « LE MONDE »

Edouard Gassin, directeur

d’une agence de communication,

38 ans, estun Nantais déçu.

Partisande la fusion des Pays de la Loire

avec la Bretagne, qui aurait

permis, selon lui, de dessiner un

« puissant territoire Grand

Ouest d’ambition européenne », il reste fier malgré tout de sa région

et ira voter.CHRISTOPHE CAUDROY

POUR « LE MONDE »

Page 24: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

4 | élections régionales 2015 VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

Autoroute A11

TGV Nantes-Paris

Loire

Vertou

Challans

Orvault

Notre-Dame-

des-Landes

Carquefou

Cholet

La Baule-Escoublac

La Chapelle-sur-Erdre

La Flèche

AngersGuérande

Couëron

Bouguenais

Saint-Sébastien-sur-Loire

Les Sables-d’Olonne

La Roche-sur-Yon

Laval

Saumur

Saint-Nazaire

Le Mans

Avrillé

Olonne-sur-Mer

Les Ponts-de-Cé

Mayenne

Château-d’Olonne

Rezé

Pornichet Nantes

Allonnes

Saint-Hilaire-de-Riez

Sainte-Luce-sur-Loire

Saint-Brevin-les-Pins

Sablé-sur-Sarthe

Châteaubriant

Château-Gontier

Pornic

Fontenay-le-Comte

Trélazé

Saint-Herblain

Les Herbiers

Le Puy du Fou

Canton

d’Ecommoy

Océan Atlantique

MAYENNE

SARTHE

MAINE-ET-LOIRE

VENDÉE

LOIRE-ATLANTIQUE

François Fillon

Stéphane Le Foll

Jean-Marc Ayrault

Philippe de Villiers

Jacques Auxiette

Ile de Noirmoutiers

Ile d’Yeu

Marais poitevin

1

5139

394 4

4932

893 1

5332

793

3360

93

30

63

93

1986-1992 1992-1998 1998-2004 2004-2010 2010-2015

Olivier Guichard (RPR) Olivier Guichard (RPR) François Fillon (RPR) Jacques Auxiette (PS) Jacques Auxiette (PS)

Extrême gauche Gauche Droite Extrême droiteEvolution de la composition du conseil régional Répartition des siègespar département

1710

2235

19

PROFIL SOCIO-ÉCONOMIQUE

POPULATIONen millions d’habitants(et poids de la région,en %)

PIB EN VALEURen milliards d’euros(et poids de la région,en %)

Ile-de-FranceCorse11,93,70,3

(5,9 %)

Ile-de-FranceCorse612,3101,28,2 (5 %)

PAYS DE LA LOIRE FRANCE MÉTROPOLITAINE

PIB PAR HABITANTen euros

TAUX DE PAUVRETÉen % de la population

TAUX DE CHÔMAGEen % de la populationactive (4e trim. 2014)

Ile-de-FranceNord-Pas-de-Calais-Picardie

52 29828 11925 380

Nord-Pas-de-Calais-Picardie

12,58,8

Corse19,211,5

Bretagne

REVENU FISCAL MÉDIANen euros

NOMBRE DE MÉDECINSpour 100 000 habitants

PART DES MÉNAGESPROPRIÉTAIRES en %

Ile-de-FranceNord-Pas-de-Calais-Picardie

22 24318 751

11,6

17 300

BretagneIle-de-France66,464,347,5

PACACentre409279266

PART DES NON-DIPLÔMÉS en % de la populationde plus de 15 ansnon scolarisée CorseBretagne

22,415,912,5

10 km

BRETAGNE

BASSE-NORMANDIE

CENTRE

POITOU-CHARENTES

270150

652510

Canton où le FN est arrivé en tête au premier tour des élections départementales en mars 2015

Commune ayant voté à 25 % et plus pour Marine Le Pen à l’élection presidentielle de 2012 (moyenne nationale : 17,9 % de su�rages exprimés)

Espace faiblement polarisé avec des espaces ruraux peu dynamiques

Communes dont la population a diminué entre 2007 et 2012

La droite dans une dynamique de reconquête...

Conseil général à gauche depuis 2004

Ville à gauche au moins depuis 1995

Autres villes tenues par la gauche

Ville ayant basculé à gauche en 2014

Périmètre de la métropole Nantes - Saint-Nazaire

Canton remporté par la gauche aux départementales de 2015

Notre-Dame-des-Landes : le projet d’aéroport qui peut diviser l’actuelle majorité au conseil régional

Personnalité de premier planne se présentant pas aux régionales

Jean-Marc Ayrault, ancien premier ministre, député de Loire-AtlantiqueJacques Auxiette, président sortant du conseil régional, maire de La Roche-sur-Yon (1977-2004)Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture

Nantes

... dans une région dynamique et en construction

Un droite enracinée sur les terres rurales de tradition catholique et confortée lors des dernières élections

Une gauche bien implantée dans les zones urbaines peuplées, mais partagée sur le dossier Notre-Dame-des-Landes

Conseil général tenudepuis plus de vingt ans

Fief d’une personnalité politiqued’envergure nationale

Commune ayant voté à plus de 20 %* pour le MPF à la présidentielle de 1995

Maire Mouvement pour la France (MPF)

Ville (+ 10 000 habitants) à droite(au moins cinq mandats depuis 1977)

Autre ville tenue par la droite

Conquête récente de la droite (municipales de 2014)

Canton remporté aux départementales de 2015

Espace dynamique polariséou tourné vers le littoral atlantique

Un axe urbain bien connecté à Paris

Agrégation de cinq départements sans unité géographique ni historique commune mais dont le patchwork semble cohérent

Une région récente (1955) dont les limites, souvent contestées, sont conservées avec le nouveau découpage.

Population communale,en milliers d’habitants

Un littoral attractif polarisé par Nantes

Une identité régionale à consolider

Un arrière-pays en perte de vitesse

Un FN présent sur les marges dévitalisées

Capitale inconstestable à la fois bretonne et ligérienne, elle est le chef-lieu de la région

Siège des directions régionales

Bassins d’emploi avec un taux de chômage supérieur à 10 % (4e trim. 2014)

* Su�rages exprimés

CARTE RÉALISÉE AVEC LE CONCOURS DE CHRISTIAN PIHET, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ D’ANGERS-ESO ANGERS. INFOGRAPHIE : SYLVIE GITTUS-POURRIAS SOURCES : MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR ; LE MONDE ; « NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DES RÉGIONS FRANÇAISES » SOUS LA DIRECTION DE BÉATRICE GIBLIN ; ATLAS DES PAYS DE LA LOIRE, ÉD. AUTREMENT, SOUS LA DIRECTION DE CHRISTIAN PIHET ; CHAMBRE DE MÉTIERS ET DE L’ARTISANAT DE RÉGION DES PAYS DE LA LOIRE ; INSEE.

De Saint-Nazaire au Mans, l’unité en devenir

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Cahier du « Monde » No 22011 daté Vendredi 23 octobre 2015 - Ne peut être vendu séparément

camille laurens écrivaine

Les mythes littéraires sontrares et précieux. Leurvertu première est de fairecirculer dans la langue deséclats de textes arrachés àdes œuvres passées, les ren-

dant ainsi populaires et nécessaires :ils mettent des livres dans la vie mêmequand il n’y en a pas sur les étagères, ilsintroduisent la fiction là où une sorte d’autodafé tragique n’y a laissé parfois que des manuels pratiques, ou rien. Ainsi fréquentons-nous toujours, sans avoir forcément lu leur histoire, Ro-méo et Juliette, Don Juan, Faust etShéhérazade.

Quant à Don Quichotte de la Man-che, qui prétendait vivre en héros comme dans ses romans de chevalerie,un plat à barbe en guise de heaume, il incarne plus que tout autre la puis-sance quotidienne de la littérature, sa capacité à informer notre existence. Sa silhouette « au long graphisme maigre comme une lettre », disait Foucault,flanquée du fidèle Sancho Pança, nous est familière jusque dans les mangas, « Dulcinée » est devenu un nom com-mun, nous nous sommes tous battus un jour contre des moulins à vent etnous connaissons Rossinante, son che-val, aussi bien que celui de Lucky Luke.

C’est pourquoi, quatre siècles aprèssa parution (1605-1615), la réédition du chef-d’œuvre de Miguel de Cervantès,dans l’excellente traduction « rajeu-nie » de Jean Canavaggio, nous réjouit àla fois comme la redécouverte d’un tré-sor d’enfance au grenier de notre mé-moire et la réappropriation d’un héri-tage universel. Chaque relecture d’un grand texte apporte, au fil du temps, denouveaux éclairages, et jamais aucun n’a suscité autant d’interprétations que Don Quichotte. Puisqu’un mythe est une tentative d’explication du

Dans ce magnifique livre qui s’ap-pelle Roland Barthes, le métierd’écrire (Seuil, 2006), où Eric

Marty raconte sa relation avec celui qui fut son maître et son ami, il y a un pas-sage stupéfiant. Après avoir cité l’unique courrier qu’il a gardé du célèbre sémiolo-gue, Marty confie avoir « détruit toutes les autres lettres de Barthes » quelques années après sa mort (1980). Il le dit comme en passant et ne précise pas la raison de son acte.

Ce n’est pas rien, pourtant, de jeter de telles lettres. D’abord, bien sûr, parce qu’elles constituent une archive pré-cieuse : à l’occasion du centenaire de Bar-thes (né en 1915), le même Eric Marty n’a-t-il pas publié un superbe Album large-ment constitué de lettres que d’autres avaient, eux, précieusement conservées ? (Roland Barthes. Album, Seuil, 400 p., 29 €). Mais aussi parce que Barthes s’est toujours engagé corps et âme dans les correspondances qu’il a entretenues, dès l’adolescence, avec ses amis. A l’âge de 20 ans, raconte ainsi Tiphaine Samoyault dans sa récente biographie parue au Seuil, Barthes classa une à une les 72 lettres que lui avait expédiées son ami Philippe Re-beyrol, et qui lui faisaient apparaître leur compagnonnage « comme un très beau ro-man, plein de péripéties, de drames, de cas de conscience, de scrupules, d’élans voilés ».

Et pourtant, elle existe, la tentation de sedébarrasser de Barthes, ou du moins de ses lettres où il mettait tant de lui-même. On la repère chez plus d’un disciple, par exemple chez Antoine Compagnon, criti-que et théoricien de la littérature, et qui raconte à son tour son « Roland » dans un livre intitulé L’Age des lettres (Gallimard, 176 p., 15 €). Or, dès les premières pages, évoquant lui aussi les courriers de son maître, Compagnon écrit : « Peut-être aurais-je mieux fait de les déchirer au fur et à mesure que je les recevais, ou de les dé-truire après sa mort. » Pourquoi, une fois de plus, cette tentation ? Afin de répondre, il faut avoir en tête la relation, à la fois puissante et ambivalente, que le célèbre intellectuel nouait avec ses élèves. Il faut surtout souligner deux dimensions de son héritage : l’écriture comme désir discipliné, le silence comme mode de transmission.

lire la suite page 2

2|3aDossierRoland Barthes et ses amisAntoine Compagnon, Jean-Marie Schaeffer, Philip Watts.Entretien avec Philippe Sollers

4aLittérature françaiseFrançois Taillandier, Amanda Sthers

5aLittérature étrangèreEirikur Orn Norddahl, Laird Hunt

6aHistoire d’un livreLa Source, d’Anne-Marie Garat

7aEssaisAlexis Spire et Katia Weidenfeld enquêtent sur ces délinquants fiscaux qui restent impunis

8aLe feuilletonEric Chevillard goûte fort Kenneth Bernard

10aRencontreThomas H. Cook, le mal est son royaume

monde, chacun s’est emparé de celui-cipour donner du sens à ce qu’il vivait.L’histoire, la philosophie, la sociologie, la psychanalyse ont vu en Don Qui-chotte, héros burlesque à l’origine, un nostalgique de l’Age d’or, un fou, un idéaliste, un rebelle, un romantique, un névrosé… Il a cristallisé les idéolo-gies les plus contradictoires, et l’on se souvient que, pendant la guerre d’Es-pagne, les deux camps en avaient faitleur emblème.

Cervantès (1547-1616) avait du restemalicieusement anticipé la fortune de son héros par la voix de Sancho Pança :« Pour ce qui est de vos exploits et de vo-tre entreprise, les avis sont partagés (…). Et là-dessus, ils finissent par dire telle-ment de choses qu’il ne nous reste plus, ni à vous, ni à moi, un seul os où ils n’aient mis la dent. » On reconnaîtra au passage, parmi d’autres charmes puis-sants, l’humour et la liberté de ton dont s’inspirera, de Sterne à Kafka ou Borgès, une immense postérité litté-

raire, faisant de Cervantès – qui inter-vient lui-même dans un récit très em-preint d’oralité, qu’il commente et in-vente au fur et à mesure – le pionnierdu roman moderne.

Qu’en dire encore, au XXIe siècle ? Onpeut certes apercevoir, sur le versant pessimiste, une parenté entre notre hi-dalgo pourfendeur de géants imagi-naires et les internautes qui s’ingé-nient à dégommer une kyrielle d’enne-mis virtuels ou s’absorbent dans des jeux de rôle pour s’inventer une se-conde vie : la triste figure n’est-elle pas celle de ce songe-creux qui refuse la réalité et ne supporte pas d’être seule-ment qui il est ? Don Quichotte en saint patron des geeks, pourquoi pas ? De même, si l’on considère le person-

nage de Dulcinée, cette femme idéale que le héros imagine comme le témoinmerveilleux de sa virilité mais sans la rencontrer jamais « IRL », « in real life », dirions-nous aujourd’hui, ne peut-on yreconnaître le signe de l’hystérie crois-sante par laquelle nous dénions à l’autre, au profit de notre propre reflet fantasmé, le statut d’être réel ? Sans parler des élucubrations du chevalierqui, lorsqu’il impute à quelque malfai-sante « troupe d’enchanteurs » ses rata-ges successifs, évoque le complotismepar lequel certains de nos contempo-rains prétendent expliquer le malheur du monde.

Le rapport entre la raison et la folie,l’individu et la société, le pragmatisme et l’utopie est donc toujours d’actua-lité. Mais ce qui transcende toutes ces dualités, c’est celle qui oppose, ou plu-tôt unit, l’art et la vie. Au terme de ses multiples déboires, Don Quichotte, enfin dessillé, se réjouit faussement :« Dans les nids d’antan il n’y a plus d’oiseaux à présent. J’ai été fou et main-tenant je suis sage. » Mais ainsi « désen-chanté », il meurt très vite, en trois pa-ges, sans être « achevé d’autre main quecelle de la mélancolie ». L’ultime leçon de sa « gravissime, grandiloquente, mi-nutieuse, douce et imaginaire histoire » est donc bien celle-ci : nous avons be-soin de récits pour vivre. « Tu peux être sûr, Sancho, que l’auteur de notre his-toire doit être quelque sage enchan-teur. » La littérature comme indispen-sable enchantement, c’est ce que célè-brent chaque année en Espagne, à ladate anniversaire de sa mort, les lec-teurs de Cervantès qui se relaient dans les rues pour que ses mots vivent, et nous avec. Fou, peut-être, Don Qui-chotte, mais qui dit vrai : lisez son his-toire et vous en sortirez enchantés. p

GRÉGOIRE

GUILLEMIN

don quichotte de la manche

(Don Quijote de la Mancha), de Miguel de Cervantès, traduit de l’espagnol et édité par Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Michel Moner, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 264 p., 49 € jusqu’au 31 décembre, 54,50 € ensuite.

L’hidalgo créé par Cervantès incarne plus que tout autre la puissance quotidienne de la littérature

aBande dessinéeComment Didier Conrad et Jean-Yves Ferri ont mené à bien le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César.9

p r i è r e d ’ i n s é r e r

j ean b i r n baum

Roland Barthes, les lettres sauvées

Le roman de Cervantès a 400 ans.Un volume de « La Pléiade »

célèbre l’anniversaire de ce trésor universel. L’écrivaine

Camille Laurens l’a relu pour « Le Monde des livres »

DonQuichotte,sage et fou

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2 | Dossier Vendredi 23 octobre 20150123

De nouvelles parutions saluent le centenaire du sémiologue. Parmi celles-ci, les livres d’Antoine Compagnon, Philippe Sollers, Jean-Marie Schaeffer… qui ont longtemps fréquenté l’homme ou son œuvre

Roland Barthes et ses amis

SI, PARMI CEUX QUI CÉLÈBRENT aujourd’hui Barthes, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct – ni disciple ni ami, il ne le croisa qu’une ou deux fois par hasard –, il en est toutefois, et de loin, l’un des meilleurs lecteurs. Du modèle de la « Lettre à… », le spécialiste de théorie littéraire et d’esthéti-que fait un véritable atout : sans prétendre à aucune familiarité, il s’adresse à un Barthes chrono-logiquement plus vieux que ses parents, mais qu’il considère, depuis ses premières lectures d’étudiant, comme son contem-porain. L’essayiste y échappe à son statut d’« auteur classique » pour devenir, ainsi que l’écrit Schaeffer, « la trace vive de l’écri-vain qui, en moi, s’emmêle à mes propres passés ».

Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, Schaeffer fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés.

On s’étonnera ainsi de son vibrant éloge du Système de la mode. Ce livre fort aride apparaissait « déjà daté » à son auteur lors de sa paru-tion en 1967 et fut très vite oublié au profit de S/Z (1970), brillante analyse d’une nouvelle de Balzac, ou plus encore du Plaisir du texte (1973), qui sembla marquer la rup-ture de Barthes avec le « mirage scientiste » des années 1960. Jean-Marie Schaeffer montre, à l’in-verse, que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours effi-cace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine.

Une approche fécondeLe structuralisme est ici redécou-

vert non comme un formalisme asséchant mais comme un pro-

gramme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. La fécondité d’une telle approche ne fut nulle part plus éclatante que dans la célèbre « Analyse structurale du récit » (1966). De cette exploration des innombrables récits du monde, ode à « l’inventivité des hommes », Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive, étude scientifique des processus mentaux. Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psy-chologie (comment le savoir ?) ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. pjean-louis jeannelle

Courrier du lecteur Jean-Marie Schaeffer

La discipline, d’abord. Dans La Classe derhéto (Gallimard, 2012), Antoine Compa-gnon usait de la fiction pour raconter son adolescence au sein d’un bahut militaire situé près du Mans ; il y avait découvert le sens des traditions, la force des hiérar-chies, donc l’audace de l’insoumission. Sous la forme du récit, L’Age des lettres pro-longe ce roman d’apprentissage et rejoint une autre « tribu d’orphelins » : celle de ces anciens jeunes gens qui se reconnaissent désormais, chacun à sa manière, comme les enfants perdus de « Roland ». Du Mans à Paris et des militaires au séminaire, c’estla discipline qui fait continuité. Sorti de Polytechnique, « ingénieur-élève » auxPonts et Chaussées, Compagnon prend la tangente, au milieu des années 1970, pourdevenir ouvrier de la littérature, stakha-noviste de la critique. Barthes joue alors lerôle décisif, maître artisan plutôt que maî-tre à penser : « Auprès de lui, j’ai été un ap-prenti, j’ai fait mon apprentissage sur le tas. Qu’ai-je appris ? La discipline, le métier, le tour de main. »

Evidemment, cet atelier des textes en-gage un rapport à la présence physique, au rythme de la main : chez Barthes, l’écriture est, plus qu’un prolongementdu corps, un exercice qui fait corps. Mais tout se passe comme si cette dimension encombrait Antoine Compagnon. Biensûr, ses souvenirs se confondent large-ment avec des moments vécus, des ges-

suite de la page 1

tes communs, des objets partagés. Ainsides belles pages qu’il consacre à la ma-chine à écrire que Barthes lui avait prê-tée : « Cette machine eut toujours pourmoi une valeur symbolique incommensu-rable. Pour moi, elle avait une âme, elle me tint la main », se souvient Compa-gnon… Mais lui qui ne fut pas toujours sensible à la manière qu’avait Barthes

d’habiter son chagrin, et qui confie lui avoir reproché, naguère, de prêter uneattention exagérée « aux états de son corps », manifeste ici une sorte de réten-tion. Dans la « petite bande » qui faisait escorte au maître, il y avait beaucoup de jeunes hommes. La question du désir, si centrale dans l’écriture et la vie de Bar-thes, se posait forcément à tous, ne se-rait-ce qu’au stade du fantasme. Sous laplume de Compagnon, qui voudrait pou-voir se tenir à distance, elle est évacuée au nom d’une initiation strictement in-tellectuelle, d’une sorte de détachementoriental : « Dans ses lettres, [Roland] reve-nait souvent sur ce qu’il appelait “le côté zen” de notre relation. »

C’est là qu’intervient l’autre héritage deBarthes. Après la discipline, le silence. Ce-lui qui imprégnait la voix du sémiologue, la musique de sa pensée. « Sa voix et sa

diction avaient cette qualité d’être em-preintes d’une nostalgie de silence », se souvient ainsi l’écrivaine Chantal Thomasdans un texte d’hommage (Pour Roland Barthes, Seuil, « Fiction & Cie », Seuil, 142 p., 13 €). Cette même nostalgie nourrit le beau livre d’Antoine Compagnon. Ap-

prendre de Barthes, réalise-t-on en le li-sant, c’était moins écouter un maître que le regarder faire. Se tenir à ses côtés. Profi-ter de ces moments où il retenait sonsouffle pour mieux faire circuler le lan-gage. Accueillir cette voix qui enseignait d’autant mieux qu’elle tendait vers le rien.

Où l’on retrouve ce qui faisait, pour Bar-thes, le cœur de toute lettre d’amour : « Jen’ai rien à te dire, sinon que ce rien, c’est à toi que je le dis », écrivait-il dans ses Frag-ments d’un discours amoureux (1977).Barthes ayant été l’un des rares théori-ciens à assumer le rôle du désir dans toutéchange intellectuel, ces mots valent aussi pour des courriers plus ordinaires. D’où, peut-être, la tentation de les ré-duire, sinon à rien, du moins au « rien » qui en faisait la charge affective. On ne s’en félicite pas moins qu’Antoine Com-pagnon, apprenti devenu maître, se soit débarrassé de la tentation de détruire ceslettres. Et qu’il les ait mises en lieu sûr,désormais, parmi d’autres trésors de la Bibliothèque nationale. p

J. Bi.

Rendez-vous. Colloque « Avec Roland Barthes », dirigé par Antoine Compagnon, Eric Marty et Philippe Roger. Les 13 et 14 novembre de 9 heures à 18 heures, au Collège de France, Paris 5e. www.college-de-france.fr

Apprendre de Barthes, comprend-on en lisant Antoine Compagnon, c’était moins écouter un maître que le regarder faire. Se tenir à ses côtés

Aux grands modèles

En 2003, Nathalie Léger publiait le manuscrit de La Préparation du roman, dernier cours de Barthes au Collège de France, en précisant que l’enregistrement sonore comportait « peu d’écarts ». Aujourd’hui, c’est la transcription de la parole qui se voit privilégiée dans cette nou-velle édition. Que s’est-il passé entre-temps ? Le grand défen-seur du « texte » est devenu un sujet vivant dont toutes les tra-ces, même les plus ténues, nous importent. Et de fait, La Prépara-tion au roman est un cours où Barthes se mit constamment en danger, en se plaçant en position d’écrire une œuvre que la dispa-rition de sa mère, en 1977, avait pourtant rendue improbable, le deuil ayant « remanié profondé-ment et obscurément [son] désir du monde ». La « préparation » au roman ne lui en permit pas moins d’explorer un imaginaire de l’écriture où il se confrontait de manière virtuose aux grands modèles qu’il s’était donnés, dont Proust. J.-L. J.

La Préparation du roman. Cours au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, de Roland Barthes, édité par Nathalie Léger, avant-propos de Bernard Comment, Seuil, 600 p., 25,40 € (en librairie le 7 novembre).

l’âge des lettres,

d’Antoine Compagnon, Gallimard, 176 p., 15 €.Signalons, du même auteur, la parution de Petits Spleens numériques, Equateurs, « Parallèles », 212 p., 13,50 €.

lettre à roland barthes,

de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €.

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0123Vendredi 23 octobre 2015 Dossier | 3

Roland Barthes et des participants à son séminaire,à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, automne 1974.

De gauche à droite, assis : Colette Fellous, Roland Havas, Roland Barthes,Evelyne Cazade, Patrice Guy, Joël Farges, Chantal Thomas, Jean-Louis Bouttes ;

debout : un inconnu, Youssef Baccouche, Mathieu Lindon, un autre inconnu,Jean-Loup Rivière, Denis Ferraris, Christine de Buzon.

DANIEL BOUDINET/MINISTÈRE DE LA CULTURE/RMN

Philippe Sollers : « En plus d’être affective, notre alliance était militaire et littéraire »

propos recueillis par

raphaëlle leyris

En 1965, Roland Barthesconsacre pour la pre-mière fois un article, dansla revue Critique, à un

ouvrage de Philippe Sollers, Drame. Cinq suivront, rassemblésen 1978 dans Sollers écrivain, aujourd’hui republié en poche(Points, 96 p., 6,50 €), alors que Philippe Sollers propose, avec L’Amitié de Roland Barthes, une sorte de livre miroir. Outre destextes de 1971 et 2009 consacrés à« RB », ainsi qu’une interview donnée au Monde en 2015, le vo-lume comprend surtout des let-tres de Barthes et une évocation inédite par Sollers du lien qui lesunissait, et qui a fort à voir, nous dit l’auteur de H., avec « les lumiè-res du Sud-Ouest », leur régiond’origine commune, ainsi qu’avecles Lumières tout court – « Nos dernières conversations portaientsur la nécessité de refaire l’Ency-clopédie. »

Dans « L’Amitié de Roland Barthes », vous rappelez à plusieurs reprises que « la littérature, c’est la guerre » ; et à ce titre, Roland Barthes, autant qu’un ami, semble avoir été un allié, un compagnon d’armes.

Oui, en plus d’être évidemmentaffective, notre alliance était mili-taire et littéraire. Nous avions des ennemis communs. Lesquels ? Les mêmes, éternellement,même si leurs habits changent :l’ignorance, le fanatisme… Après la polémique [en 1965] autour deson Sur Racine, dont on n’ima-gine pas aujourd’hui la violence,il était très isolé ; il a alors penséqu’il serait bon de se rappro-cher d’un groupe d’avant-gardecomme Tel Quel, y compris avec ses acrobaties multiples (Dieu sait si j’ai pu l’énerver, ce quin’avait aucune importance, l’af-fection profonde et la fidélité étaient là). Le premier texte de lui que j’ai édité chez « Tel Quel »

gereux, Sartre s’est trompé, Si-mone de Beauvoir aussi… Notreépoque est probablement la plusréactionnaire que la France ait connue, comme si on était re-venu avant le moment où tousces efforts de pensée avaient eu lieu. Je rêve du Mythologies que Barthes pourrait écrire aujourd’hui. Un portrait par luide la famille Le Pen, ce serait ex-traordinaire – dans la distance etpas du tout dans l’invective. Mais pour ça, il faut savoir écrire…

Vous notez, à ce propos : « Je ne suis pas sûr qu’il ait été convaincu d’être un grand écrivain. » Mais se considérait-il seulement comme un écrivain ?

Moi, en tout cas, je le considèreseulement comme un écrivain, etil me semble que ce qu’il a pensé de très intéressant venait de cequ’il était écrivain, contrairementà ceux qui bavardent sans arrêt etvont presque forcément là où on les attend.

Barthes était très peu dans la re-présentation sociale, il se méfiait beaucoup de ce qui aurait pu le contraindre à donner de lui-même une image qui ne corres-pondait pas à son travail ou à sa vie intérieure. Avoir été élu, de très peu, au Collège de France, l’a rassuré, mais pas tout à faitconvaincu. Donc grand écrivain, ça ne voulait pas forcément dire quelque chose pour lui. Sauf qu’il aimait beaucoup les grands écri-vains – je ne parle pas ici de moi, mais de ce qu’il a pu écrire sur ceux qu’il tenait pour tels, Mi-chelet, Racine, Balzac, Sade, Cha-teaubriand. Ça, pour lui, c’était quelque chose de sacré.

Quels sont ses textes que vous tenez pour majeurs ?

L’étonnant Roland Barthes parRoland Barthes [1975], son livre le plus heureux. L’Empire des signes [1970], un livre essentiel pour le comprendre vraiment, SZ, un li-vre magnifique sur le Sarrasine de Balzac, Fragments d’un dis-cours amoureux [1970, 1977], et puis le très émouvant La Cham-bre claire [1980]. Sans oublier LeJournal de deuil [2009]. p

était Critique et vérité (1966). Ilpréférait quelque chose qui fassemouvement à l’espèce de suffoca-tion du début des années 1960.

Je voudrais insister sur le faitque Barthes était un être profon-dément politique. Pas du tout dans l’idéologie, mais dans une remarquable faculté de décrireles apparences mensongères, ousuperflues, ou routinières – pu-blicitaires, si vous voulez. Il y a des livres de lui oubliés, alors que c’est là où porte son intelligencecorrosive, fort grande : notam-ment Le Système de la mode [1973] et tout ce qui a trait au de-venir-image de la société. Dans le recueil Sollers écrivain, il y a uncours au Collège de France, inti-tulé « Oscillations », dans lequel il explique que la société va être de plus en plus une questiond’image – et il me crédite du fait de déjouer sans cesse la pétrifica-tion par l’image.

Justement, un centenaire officiel, comme celui qui est célébré pour Barthes, ne fait-il pas courir à celui qui en est l’objet le risque d’une telle pétrification ?

Un centenaire commeça ne lui convient abso-lument pas. C’est ce quej’essaie de dire avecL’Amitié de Roland Bar-thes. Il est moins im-portant de parler del’homme que de ce qu’ila écrit. On se lisaittrès attentivement l’unl’autre. C’est très peucourant. Et cependant,j’ai l’impression que lesgens préfèrent de beau-coup qu’on donne de luiune image anecdotiqueplutôt que l’on leur parlede l’écrivain.

A mon avis, ce qui esten train de se passer est à côté de la plaque. Il faudrait pouvoir faire vivre Barthes dans la puissance politique qui peut être celle de la littérature, contre les idéologues,les plus ou moins philosophes qui occupent le terrain matin et soir, et qui veulent éradiquer toutce qui a pu essayer de penser dansles années dangereuses – on connaît le refrain : 1968, c’est dan-

L’hypnose du spectacle cinématographiqueRoland Barthes a la réputation de n’avoir pas aimé le cinéma. L’Américain Philip Watts nuance cette idée à la lumière de la trentaine d’articles que l’intellectuel a consacrés au 7e art

jacques mandelbaum

Rien de plus triste, pour l’amou-reux d’un certain art, que le mé-pris affiché pour celui-ci parquelque grande figure, qui plus

est versée dans les choses de l’esprit. Autant dire que le cas de Roland Barthes,l’un des plus élégants et irréductiblesmagistères de la pensée française, est uncrève-cœur pour tout cinéphile à qui lemonde extra-cinématographique n’est pas totalement indifférent. Le titre d’un de ses articles – « En sortant du cinéma »(1975) – n’est-il pas ordinairement inter-prété dans les cénacles comme la dispo-sition générale de sa pensée pour le7e art ? Le dossier anti-cinématographi-que de Barthes est en effet assez lourd, lui qui répondit à une invitation des Cahiers du cinéma d’écrire sur le mé-dium par un livre consacré à la photo-graphie (ainsi est née La Chambre claire,en 1980, à propos de laquelle vient de pa-raître La nuit sera noire et blanche. Bar-

thes, « La Chambre claire », le cinéma, de Jean Narboni, Les Prairies ordinaires/Capricci, 160 p., 17 €. Voir Lemonde.fr/livres) ! La parution du Cinéma de RolandBarthes vient donc, de prime abord,soit indiquer l’existence d’un fort quo-tient masochiste de la part de la maisonqui le propose, De l’incidence, soit inté-gralement bouleverser la donne.

En vérité, le livre ne réalise aucune deces deux hypothèses. Ecrit par un uni-versitaire américain, Philip Watts, hélasdécédé avant d’avoir pu le terminer, misen forme et complété par quatre émi-nents confrères (Dudley Andrew, YvesCitton, Vincent Debaene, Sam Di Iorio), l’ouvrage a en revanche le mérite de considérer la question de fond en com-ble et, à défaut de convaincre entière-ment, du moins de faire vaciller les certi-tudes. En un mot, Philip Watts nous fait douter de la défiance et du mépris deBarthes pour un art qu’il aura, certes, ététenté de considérer comme un instru-ment d’asservissement des esprits et unpur artefact, mais dont il aura fini parreconnaître la liberté.

C’est ce cheminement de la pensée quel’auteur, exégète attentif et passionné dela trentaine d’articles (on est loin de

l’indifférence) consacrés par Roland Bar-thes au cinéma, nous convainc d’obser-ver avec lui. Depuis le démystificateurdes Mythologies, qui dénonce à traversGuitry ou Mankiewicz le cinéma commepur instrument de l’aliénation capita-liste (« Versailles et ses comptes », 1954 ;« Les Romains au cinéma », 1957) ; jus-qu’au spectateur enthousiaste qui voit dans la durée des plans la condition del’émancipation sensuelle et politique ducinéma de sa norme industrielle (« CherAntonioni », 1980). Entre ces deux extrê-mes, qui couvrent trois décennies, PhilipWatts propose le portrait d’un specta-teur de cinéma saisi « entre répulsion et fascination », doublé d’un intellectuel qui abordera plus volontiers le médiumsous l’angle du fragment, du photo-gramme, de l’arrêt du mouvement comme condition paradoxale de sa pensée.

Hypothèse séduisante

Au passage, on lit aussi cette hypo-thèse séduisante selon laquelle les tex-tes sur le cinéma auront été le lieu oùs’est exprimé le plus clairement le pro-gressif désengagement de Barthes pourl’approche structuraliste qu’il avait

pourtant contribué à légitimer. A cetégard, l’invitation à relire proprement lefameux « En sortant du cinéma » révèle,sous le surmoi analytique de l’intellec-tuel, l’attrait mélancolique de Barthes pour l’hypnose du spectacle cinémato-graphique, pour l’engourdissement éro-tique qui pousse le corps du spectateur sorti du cocon de la salle jusqu’au plus proche café de la nuit parisienne. Ainsidonc, s’il aimait tant en sortir, c’était belet bien pour avoir désiré y entrer.

Un mot ultime sur l’intrépide postfacede l’ouvrage, qui propose un entretienavec Jacques Rancière, dans laquelle lephilosophe cinéphile tempère les élans de Philip Watts en nous ramenant bruta-lement par le col vers le statu quo ante d’un Barthes qui n’aura jamais vraimentregardé le cinéma pour ce qu’il est. C’estdire combien ce livre sacrifie au débatintellectuel, et combien le lecteur, privéde réponses mais pas d’idées, en sera stimulé. p

e n t r e t i e n

é c l a i r a g e

l’amitié

de roland

barthes,

de Philippe Sollers, Seuil, « Fiction & Cie », 192 p., 19 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Médium, Folio, 192 p., 6,40 €.

le cinéma de roland barthes,

de Philip Watts, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Queuniet, De l’incidence, 202 p., 19 €.

Autres parutions

Roland Barthes ou l’Image advenue, de Guillaume Cassegrain, Hazan, 128 p., 16 €.

Roland Barthes, de Jonathan Culler, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Campbell, Presses universitaires de Vincennes, « Libre cours », 174 p., 10 €.

Roland Barthes, la mélancolie et la vie, de Dimitri Lorrain, Le Mieux, « Monde d’idées », 184 p., 13 €.

Si je m’écorchais vif, de Laurent Nunez, Grasset, 196 p., 18 €.

L’Empire des signes, de Roland Barthes, Seuil, 160 p., 25 € (reproduction à l’identique du livre paru chez Skira en 1970).

Le Roland-Barthes sans peine, de Burnier/Rambaud, Chiflet & Cie, 116 p., 13,50 €.

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4 | Littérature | Critiques Vendredi 23 octobre 20150123

Sans oublier

Paris la chaloupeSuite de vignettes consacrées auxfigures croisées dans les rues deParis, Maraudes, le deuxième livrede la journaliste Sophie Pujas, est lerécit, au fil des saisons, de ses déambulations à la fois attentiveset rêveuses. Celle qui se dit elle-même subjuguée et « hypnotisée »par la ville, qui y « chaloupe dedrame en épiphanie », exerce sonart du regard, relevant le moindredétail, du plus banal au plus inso-lite, en restant toujours suffisam-ment disponible pour accueillir larencontre imprévue. « Peu importe,écrit-elle, vers quelles voies de tra-verse nous mènera une rencontre.L’important est qu’elle ait lieu, qu’elle se pare de cette évidence heu-reuse qui augmente le monde et enfait un endroit fréquentable en dépitde tout. » Portrait d’une ville et deses habitants, qui revendique ledroit de s’égarer comme « art devivre » et « question de principe »,Maraudes guide pourtant habile-ment ses lecteurs dans le dédale deses rêveries. p florence bouchy

aMaraudes, de Sophie Pujas,

Gallimard, « L’Arpenteur », 168 p., 15 €.

Le tombeau de VictorIl en est qui ont arraché des feuillesau lierre dont les rameaux débor-daient du mur du jardin. Et qui lesont glissées dans un des livres dupoète. Les Rayons et les ombres ? La Légende des siècles ? 130 annéesaprès, plus rien ne les distingue den’importe quel autre de ces souve-nirs fragiles oubliés dans les pagesdes vieux volumes. Sans doute,il eût fallu écrire : « Cueilli le 22 mai 1885, jour de la mort de M. Victor Hugo, contre sa maison,sise au 50 de son avenue ». Deuxmillions de personnes suivront soncercueil jusqu’au Panthéon. Del’agonie aux funérailles, Judith Per-rignon a tenu le minutieux journalde cet édifiant deuil français. Face àun Hugo finalement plus grandmort que vivant (et au cadavre ducoup bien encombrant…), elle ra-conte les hésitations, les confronta-tions, les peurs et les récupérationspolitiques. Elle restitue aussi la mortde l’écrivain dans l’intimité inquiètedu chagrin de proches habitués auxmalheurs et aux disparitions. Letexte est parfait de justesse. De fidé-lité. Il tisse de minuscules et trou-blantes correspondances, entre les

idéaux, les senti-ments, et une fouled’émotions. De cetemps jusqu’aunôtre. pxavier houssin

aVictor Hugo

vient de mourir,

de Judith Perrignon,

L’Iconoclaste,

256 p., 18 €.

Fatal roman noirEnsemble, au retour de l’école,Gustave et Stéphanie ont regardéinlassablement passer les trains,dont le ferraillement les berçait, lanuit. Adultes, Stéphanie a quitté« Gu », alors que, devenu chauffeurroutier, il était sur les routes, pourun Américain de passage. Aprèsque ce John Loyd a disparu, la jeune femme charge son ancienamant de mener l’enquête pour leretrouver. « Gu » accepte, même s’ilsait que tous les soupçons conver-gent vers lui – à raison. D’un courtroman noir dont on connaît de-puis le début la victime et le meur-trier, Yves Ravey parvient à faire unlivre envoûtant, d’une épaisseurimpressionnante, en dépit de saparcimonie d’écriture coutumière.Un pur roman d’atmosphère, quiflirte avec la parodie sans y perdrede son intensité. praphaëlle leyris

aSans état d’âme, d’Yves Ravey,

Minuit, 128 p., 12,50 €.

Signalons, du même auteur, la parution

de « La Fille de mon meilleur ami »,

Minuit, « Double », 146 p., 7 €.

L’amour empêchéAlexandre aime tant Laure qu’il se refuse à vivre cette histoire. Amanda Sthers signe de justes « Promesses »

émilie grangeray

En cet automne, Amanda Stherssigne à la fois (avec son ami Mor-gan Spillemaecker) une comédiegrinçante, Conseil de famille, au

théâtre de la Renaissance, et Les Promes-ses, sans aucun doute l’un de sesmeilleurs livres, chez Grasset. Mais, piècede théâtre, roman ou film (sept ans aprèsJe vais te manquer, elle prépare sondeuxième long-métrage), l’auteure duVieux Juif blonde place toujours deuxsujets au fondement de son travail : les douleurs de l’enfance, et la vie que l’on aurait pu avoir si…

Fille d’un psychanalyste qui la laissait as-sister, petite, à ses séances, l’écrivaine rap-pelait dans Madeleine (Stock, 2007) que si

« tout nous rappelle qu’on est le produit de notre passé », l’individu garde le choix, y compris celui de la résignation : « Il faut, dit-elle au « Monde des livres », beaucoup de sagesse pour accepter la vie, ses limites. Pour comprendre que l’on est défini autantpar les chemins que l’on a choisis que par ceux que l’on a écartés. Et avoir alors tou-jours la lucidité de se dire que ce n’aurait pas été mieux. Juste différent. » C’est, du reste, sans doute de Madeleine, histoire d’une femme rêvant du grand amour en dévorant des cacahouètes devant des feuilletons américains, que se rapproche le plus Les Promesses.

Si le premier se passait en Bretagne etavait pour héroïne une fille ordinaire, Les Promesses a en partie pour cadre l’Argen-tario, presqu’île bénie de Toscane, et pour héros Alexandre. Né d’une mère à l’intel-ligence brute, maladroite autant que far-felue, et d’un riche héritier italien – dont ilne se pardonnera jamais la noyade, à la suite d’un pari idiot, alors qu’il n’avait que

10 ans –, Alexandre est un homme qui a tout pour être heureux : aucun ennui fi-nancier, deux amis formidables, une femme et des enfants, même si ces der-niers lui deviennent rapidement étran-gers. Mais voilà qu’il rencontre Laure, dont il tombe à ce point amoureux que, tel Solal avec Ariane (à moins qu’il ne seprenne pour Côme, ce Baron perché d’Italo Calvino dont il aime tant la lec-ture ?), et pour ne pas abîmer ce noble sentiment donc, il se refuse à vivre cette histoire. Mais d’année en année, « tes pro-messes en guimauve, elles m’empêchent devivre », lui soufflera Laure, à bout d’argu-ments et d’énergie. « Je suis un homme quiregrette. Et qui aime ce qu’aurait pu être savie », commente simplement celui qui constate « tout ce qui ne reviendra pas ».

Une seconde chance ?

Il aura fallu trois ans à Amanda Stherspour écrire ce roman. Il devait être le por-trait d’un homme et il est devenu une

histoire d’amour. D’un amour empêché. L’auteure de Ma place sur la photo (Gras-set, 2004) n’a pas son pareil pour décrire le sentiment de ne pas être à sa place, justement, ou pas au bon endroit au bon moment ; pour écrire les rendez-vousmanqués, les trop tard, les regrets qui gi-flent. Une seconde chance nous est-elle donnée ? Dans la mort seulement, écrit-elle ici – et encore, sans certitude. Pour autant, malgré le gâchis et la tristesse quiinfiltrent le livre, le sentiment d’évoluerdans un film de Claude Sautet – ici Les Choses de la vie sous-titré en italien ! –, n’allez pas croire que le roman d’AmandaSthers donne le cafard. Depuis toujours,l’auteure pratique l’humour et le second degré pour conjurer ses peurs : elle saitaussi combien il est parfois vital de trahirses promesses. p

les promesses,

d’Amanda Sthers, Grasset, 306 p., 19 €.

Avec « Solstice », le romancier parcourt, d’exil en pèlerinage, les VIIIe et IXe siècles. Il y conclut sa fresque sur ce Haut Moyen Age qui a façonné notre présent

François Taillandier, visionnaire

OLIVIER

ROLLER

florent georgesco

Il n’allait pas de soi queFrançois Taillandier réussi-rait, sans finir en queue depoisson, à achever le cyclecommencé en 2013 avecL’Ecriture du monde et dont

Solstice, après La Croix et le Crois-sant, est, de fait, le dernier tome.La conclusion, c’est nous, c’est no-tre monde, tel que le passé loin-tain que ces trois romans ont traversé – de la chute de l’Empire romain au Ve siècle au traité de Verdun d’où sortira, au IXe siècle, le royaume de France – l’a façonnésans qu’il le sache. Si cet ensembleromanesque n’avait été qu’une chronique de cette source en-fouie, invisible, de ce que nous sommes, il aurait pu s’étendre à l’infini. Mais la course elle-même,la cavalcade des individus et desroyaumes vers l’horizon est samatière, sa forme, son pôle ma-gnétique : Solstice ne le conclut qu’en accélérant encore le mouve-ment. La dernière ligne est une ligne de fuite.

Le livre tient tout entier entredeux motifs : l’exilé et le pèlerin,qui s’opposent et se rejoignent, s’enchevêtrent, glissent l’un vers l’autre. Leur dialectique structure le livre, qui s’ouvre sur le déplace-ment, à la hâte, des reliques desaint Jacques dans l’Espagne desconquêtes musulmanes, au VIIIe siècle, et se ferme sur la fon-dation du pèlerinage de Compos-telle au IXe siècle. Mais elle le dés-tructure dans le même geste, entransformant la fuite devant les combattants de l’islam en pèleri-nage, la création de Compostelle en épisode de l’éternel exil d’unechrétienté en quête de son axe, et

les aventures de tous en avancée, à tâtons, dans la nuit de l’histoire, à la recherche d’un sens, ou en tout cas de ce que l’on peut faire du sens quand on a compris que l’histoire n’en a pas. Le monde est « un matériau hasardeux, chaoti-que, composé de forêts, de rivières, de terre, de créatures animales et humaines qui [semblent] tirées hier de la glèbe » ; tout remue et se retourne, et les personnages sem-blent passer leur vie à chercher unsol stable où devenir soi-même.

Mais aucun ne sait encore qui ilest. Les trois figures principales, celle d’Abdéramane, fondateur de l’émirat de Cordoue, qui a fui Da-mas après la chute de la dynastiedes Omeyyades, d’Eginhard, moine et ministre de Charlema-gne, dont il écrira la vie, et d’Ahas-vérus, le Juif errant, seul person-nage fictif du roman, se rejoi-gnent dans cette interrogation inquiète, mélancolique, sur l’identité. L’un rêve de recréer enEspagne les splendeurs de sa terre

natale, mais l’illusion n’apaise pasles nostalgies. L’autre, que le ro-man prend après la mort de l’em-pereur, a le sentiment d’avoir connu le sommet d’une civilisa-tion déjà en train de se défaire ; ilne lui reste plus qu’à tenter, au mi-lieu de ses ruines, d’en conserver la trace. Avec Charlemagne, dit-il,« l’univers n’avait pas de contour, mais il avait un centre, duquel émanaient, au-dehors, le fer et le

feu ; à l’intérieur, la loi ». Le centres’est perdu dans les batailles de succession, dont l’empire sortira démembré. Le fer et le feu, eux, sont toujours là : les hommes se battent, mais qui sait encore pourquoi ?

Quant à Ahasvérus, commentcomprendrait-il ce qu’il fait surTerre ? François Taillandier, qui re-prend les éléments factuels de lalégende du Juif errant, tout en en renversant la charge antisémite, remonte grâce à lui jusqu’à la cru-cifixion du Christ, qui marquapour ce savetier de Jérusalem, parce qu’il refusa d’aider le con-damné à porter sa croix, le début de sa malédiction. Depuis, il ne peut s’empêcher de marcher,d’avancer toujours ; surtout, il ne meurt pas. Il regarde le monde changer, ne participant à rien, n’espérant rien, figé dans une at-tente qui n’a plus de contenu, et qui devient ici le symbole même de toutes les attentes, et de tousles renoncements à attendre, des

personnages et des sociétés. En lui se cristallisent les destins detous les autres. En exil comme l’est son peuple depuis la destruc-tion du Temple, il est comme lui fidèle à une promesse dont il ne peut plus savoir si elle sera tenue, et marche en pèlerin vers un royaume disparu.

Que font d’autre Abdéramane etEginhard, le musulman et le chrétien ? Tous ont compris que, comme au solstice d’hiver, c’est quand la nuit est la plus longueque la lumière peut renaître, maisils savent aussi qu’elle renaîtra sans eux, plus tard, dans cet ailleurs sans visage et sans nom qu’est l’avenir, dont, en définitive,François Taillandier aura fait le sujet secret de la belle aventurehistorique et littéraire quis’achève aujourd’hui – sur cet inachèvement. p

solstice,

de François Taillandier, Stock, 216 p., 18 €.

Tout remue et se retourne, dans ce roman, et les personnages semblent passer leur vie à chercher un sol stable où devenir soi-même

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0123Vendredi 23 octobre 2015 Critiques | Littérature | 5

Au cœur du réel libérienPlongée dans le Liberia néocolonial de la fin des années 1960.Sa pauvreté, ses minerais de fer, ses multinationales euro-péennes. Hektor, Margret et leur fils, Marten, débarquent toutjuste de Suède. Promu directeur du personnel de Lamco, unesociété d’exploitation minière, Hektor oscille entre insou-ciance et désenchantement ; sa femme ne s’acclimate pas aupays ; Marten, anticapitaliste farouche, nourrit des ambitionsrévolutionnaires. Une grève ouvrière éclate alors dans lesmines de Lamcon, bouleversant la vie des protagonistes… Lequatrième roman du Suédois Gunnar Ardelius frappe ici parson énergie et son acuité. L’auteur inscrit son récit au cœur duréel libérien, en épouseles nuances, en souligneles dérives, à mesure quesourdent les revendi-cations politiques etsociales. Une fresqueenvoûtante, doublée, enfiligrane, d’une belleréflexion sur les rouagesdu libéralisme et les clésde voûte de la mondia-lisation. p p. b.-h.

aLa liberté nous a

conduits ici (Friheten förde

oss hit), de Gunnar Ardelius,

traduit du suédois

par Philippe Bouquet

et Catherine Renaud,

Actes Sud, 240 p., 19,80 €.

Pour une jument martyriséePeintre à succès, poète du quotidien, Jim Stegner coule auColorado des jours sereins, tout juste rythmés par des séancesde travail et des parties de pêche à la mouche. Avec patience, ilapprend à surmonter son divorce et la mort récente de sa fille.Jusqu’au jour où, face à deux hommes, il prend la défensed’une jument martyrisée. L’hypersensible Jim se trouve alorspris dans un engrenage inédit de violence et de représailles.Déjà remarqué pour son roman La Constellation du chien(Actes Sud, 2013), l’Américain Peter Heller fait ici entendre une

voix simple et puissante. Peindre, pêcher et laissermourir emprunte tant au roman noir qu’à la tradi-tion américaine du nature writing, et combine unart consommé du suspense à celui de la descrip-tion. C’est là sans doute la force de ce texte dont sedégage une sensualité mélancolique : mêler à laprose contemplative de subtiles notes de polar, enun style âpre et lyrique avec d’époustouflantsarrêts sur image. p paloma blanchet-hidalgo

aPeindre, pêcher et laisser mourir (The Painter),

de Peter Heller, traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Céline Leroy, Actes Sud, 384 p., 23 €.

Sans oublierCourtisanes de CoréeGrand-mère Tabak, patronne et cuisinière du Lotus d’or, n’estpas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Cigarette visséeau bec, elle n’hésite pas à invectiver les clients lubriques,quitte, si besoin est, à leur distribuer des coups de louche. Sagouaille pourrait faire penser à une tenancière de bordel.Erreur : en Corée, où se situe le livre, grand-mère Tabak tientun établissement de gisaengs. Or les gisaengs, un peu àl’image des geishas japonaises, sont des courtisanes lettrées,gardiennes de traditions séculaires – certaines ont même mar-qué l’histoire de la poésie coréenne. On est donc loin de l’uni-vers peu recommandable des maisons closes, même s’il fautbien avouer que le sublime est ici parfois voisin du sordide.Née en 1959, la Coréenne Lee Hyeon-su n’égare pourtantjamais son récit dans le sensationnalisme, préférant laisser

s’exprimer ses protagonistes, toutes fortes etcomplexes. Le texte ne marque, à proprementparler, pas de progression dramatique ni d’intri-gue. Il avance de scène en scène, sautant d’un per-sonnage, d’un ton et d’un registre à l’autre. Unparti pris qui évite à l’auteure d’enfermer son su-jet dans une vision trop exotique et relance cons-tamment la curiosité du lecteur. p quentin civiel

aAu Lotus d’or. Histoires de courtisanes (Sin giseang

deyeon), de Lee Hyeon-su, traduit du coréen par Choe

Ae-young et Jean Bellemin-Noel, Decrescenzo, 356 p., 17 €.

Une jeunesse chilienneL’écriture comme mise en ordre de ses constellations intimes.C’est à cela que s’astreint le Chilien Alejandro Zambra avecMes documents. Dans une douzaine de fragments, classéscomme autant de dossiers sur le bureau d’un ordinateur,l’auteur de Personnages secondaires (L’Olivier, 2012), néen 1975, rassemble les « documents » éparpillés de son exis-tence. Il leur donne une attachante forme littéraire en mon-trant la difficulté qu’il éprouve parfois à se raconter sansprendre la pose de l’écrivain. La tendresse côtoie le burlesquetandis qu’il restitue les petites histoires de sa vie, depuis sonenfance sous Pinochet jusqu’à ses années de jeune adulteexerçant d’improbables petits métiers. Un humour trèssecond degré infuse chacun des épisodes qu’il relate : sa placeusurpée d’enfant de chœur, sa rencontre, conflictuelle, avecl’ordinateur dans les années 1980, mais aussi ses annéespassées dans un lycée d’élite de Santiago pendant la dictature.Ce récit de souvenirs à la Perec est aussi l’autoportrait réjouis-sant d’un jeune artiste au travail. p ariane singer

aMes documents (Mis documentos), d’Alejandro Zambra,

traduit de l’espagnol (Chili) par Denise Laroutis, Rivages, 236 p., 21 €.Constance, transformée par la guerreL’Américain Laird Hunt fait l’émouvant portrait d’une femme-soldat de la guerre de Sécession

florence bouchy

Des livres évoquant laguerre de Sécession(1861-1865), on retiresouvent l’impression,

écrit Laird Hunt dans Neverhome, « que ce ne furent que capitaines,colonels et généraux s’entraînantà se livrer mutuellement des as-sauts de plus en plus éclatants. Il y a des dates de ceci, des batailles decela. Les hommes : des fantassins dans la guerre des cieux. Et bon nombre de femmes : des saintes, voire des anges, tout aussi bénies que dépourvues de la moindre égratignure (…). Mais de femmeavec un fusil entre les mains, il n’enest pas une seule ». Pourtant, lestémoignages de combattantes– Mémoires ou correspondan-ces – existent, et c’est à ces « oubliées de l’histoire officielle », comme il l’explique au « Monde

des livres », que l’écrivain a choisi de consacrer ce nouveau roman.

Neverhome est ainsi le récit quelivre, bien des années après le conflit, Constance, partie à la guerre à la place de son mari, Bar-tholomew, qu’elle juge « fait de paille » alors qu’elle-même est« d’acier ». Contrainte de se traves-tir pour être acceptée comme vo-lontaire, elle passe sans difficulté pour un homme aux yeux de ses compagnons, plus agile, intré-pide et courageuse que nombre d’entre eux.

Si le brouillage des identitéssexuelles et des traits de caractèreassignés aux hommes et aux femmes semble d’abord consti-tuer le cœur de Neverhome, le ro-man se charge progressivement d’une inquiétude plus diffuse. Partie au combat la fleur au fusil, Constance traverse des épreuvesqui la transforment irrémédiable-ment, et sur lesquelles elle peineà mettre des mots. Récit, témoi-gnage ou confession ? Que cher-che à dire la narratrice ? A qui Constance s’adresse-t-elle ? Le

grand art de Laird Hunt est préci-sément d’entretenir jusqu’aubout le doute, sans jouer pourautant des grosses ficelles de lanarration à suspense.

Décoller du réelAu fur et à mesure que le récit

avance, et que Constance doit, comme chacun à la guerre, se confronter à la mort – qui l’en-toure et qu’elle donne –, éviter les dangers, résister à la tentation de fuir, choisir de se sauver et en assumer les conséquences, sa parole se fait plus difficile, son dis-cours semble se distancer du réel, comme si la vérité de la guerre ne pouvait s’énoncer que de manière métaphorique ou allégorique.

Comme le reconnaît lui-mêmeLaird Hunt, Neverhome cherche en fait à rendre sensible ce quel’on nomme aujourd’hui le « syn-drome de stress post-traumati-que ». « On n’avait pas d’expres-sion, à l’époque, pour nommer cet état, souligne-t-il. On rentrait dela guerre, on savait qu’on avaitvécu des choses affreuses, mais on

n’avait pas de mots pour le formu-ler. Constance veut trouver une fa-çon de dire “Oui, j’ai souffert, et j’aifait quelque chose d’épouvanta-ble.” Pour avoir une sorte de défini-tion d’elle-même, qui prenne en compte sa complexité, ses multi-ples facettes. »

Récit de femme, récit de guerre,roman épique aussi bien que psy-chologique, Neverhome ravive le souvenir d’une guerre de Séces-sion dont les blessures sont en-core ouvertes. « Nous venons d’en commémorer les 150 ans, et il n’y avait jamais à aller très loin pour voir surgir l’émotion. Car les ques-tions du racisme, des droits de lafemme ou du stress post-trauma-tique sont encore brûlantes. Jem’intéresse à l’histoire du XIXe siè-cle, résume Laird Hunt, mais écrire répond aux questions dumoment où je vis. » p

neverhome,

de Laird Hunt, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, 272 p., 22 €.

Agnes, Islandaise d’origine lituanienne, est obsédée par la seconde guerre mondiale et ses horreurs. Eirikur Orn Norddahl, monumental

La fille qui rêvait qu’elle était Göring

macha séry

Ce n’est pas le genre de livre donton peut faire le tour, ou mesurerles reliefs. De toutes parts, Illska(« le mal ») déborde le jugement.

Au lecteur, le quatrième roman de l’Islan-dais Eirikur Orn Norddahl, premier tra-duit en France, laisse le sentiment d’être une souris qui vient de gravir une mon-tagne. Trompeuse est sa couverture. On y voit, en effet, une île aux contours dé-chiquetés. Or, sur ce point-là, ce romanfait déjà figure d’exception dans la pro-duction nordique, et notamment islan-daise, où la nature est soit sublimée soit décrite par ses excès (éruption volcani-que, vague géante, froid glacial). Ici, pas l’ombre d’un geyser. Pas un fjord. Quasi-ment aucun paysage.

Dans Illska, le refus des clichés, qu’ilssoient littéraires, sociaux ou politiques, frappe tôt par son évidence. D’où la li-berté du récit, constitué d’une multi-tude de ruptures de ton et de points devue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque où, enEurope, les partis d’extrême droite, atti-sant la peur de l’étranger, gagnent desélecteurs. En Islande, les immigrés litua-niens, soit 0,5 % de la population, noteEirikur Orn Norddahl, sont montrés du doigt, accusés d’être à la tête des réseauxde prostitution et de drogue dans le paystout en jouissant des minima sociaux – ceux qui subsistent de l’Etat-provi-dence ruiné après la crise économiquede 2008. Laquelle a encore fragilisé unpetit pays à l’indépendance récente (1944) et passé, en deux générations, d’une population de pêcheurs à une population de traders.

Relâcher la pressionAgnes, une thésarde de Reykjavik étu-

diant les mouvements d’extrême droite en Europe, est justement d’origine litua-nienne. En 1941, ses arrière-grands-pa-rents paternels ont tué leurs amis, leurs voisins et même ses arrière-grands-pa-rents maternels, de confession juive ; àl’époque, les villageois de Jubarkas ont humilié, torturé, séquestré puis tué les 2 000 juifs de leur bourgade. Cet épisode historique est narré en alternance avec leportrait d’Agnes et de ses deux amou-reux, son compagnon, Omar, grammai-rien, et son amant, Arnor, un néonazi raf-finé qu’elle rencontre d’abord dans le ca-dre de ses recherches universitaires, puis

par plaisir de la joute intellectuelle, enfin par attraction sexuelle.

Jour et nuit, Agnes est habitée par lesouvenir de la guerre, et Norddahl se mo-que un peu des formes prises par cetteobsession : « Agnes se réveilla en sursaut après avoir rêvé de l’invasion de la Polo-gne. Elle était Göring et refusait d’entreren guerre. C’était trop de tracas, pensait-elle, elle, Göring. » Et quelques lignes plus loin : « Göring ? Elle ne ressemblait pas du tout à Göring, mais plutôt à Churchill.Pourquoi n’avait-elle pas rêvé qu’elle était Churchill ? Lui, au moins, il avait quelque chose de séduisant. » Cet humour inter-mittent mais virulent permet de relâcheropportunément la pression. Une ma-nière de « rire aux enterrements », se plaît à expliquer l’auteur au « Monde des li-vres », de passage à Paris début octobre ;un besoin cathartique sans lequel iln’aurait pu poursuivre cette œuvre mo-numentale qui lui a demandé quatre ans de travail.

L’écrivain s’adresse aux lecteurs. Ou,plutôt, le livre les apostrophe. « Hé ? Vous êtes toujours là ? Ici le texte. Nous sommesle texte. Je vais vous parler en long et enlarge du IIIe Reich. Ne fermez pas le livre ! »

Il nous hèle en tant que citoyens. Ilnous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, nous heurte au fil de pages oscillant sans cesseentre les registres tragiques et comiques, en passant parfois par la bouffonnerie. On y trouve des réflexions inspirées parl’actualité, le démontage en règle de pro-

cédés rhétoriques, des sériesde « tentatives de mise en pers-pective », des digressions quin’ont rien d’accessoire, dususpense, de l’humour, donc,des éclairages politiques, del’amour. En soi, l’addition n’estpas gage de qualité, mais le ré-

sultat est ici virtuose. Jamais le lecteur nes’égare, même en passant d’une contro-verse liée à l’exposition coloniale de Co-penhague, en 1905, à la « révolution des casseroles », de 2008, en Islande.

Avançons une hypothèse : les legs del’histoire et les filiations familiales, sujetspremiers d’Illska, exigent une structure en rebonds, tissée de rapprochements incongrus. Quoi de moins linéaire que le mouvement de la vie ? C’est précisément l’effet de ce roman : nous rendre un peuplus vivants. p

illska,

d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.

Crépuscule sur Reykjavik.AGE FOTOSTOCK/RAGNAR TH.

SIGURDSSON

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6 | Histoire d’un livre Vendredi 23 octobre 20150123

C’est d’actualitéRemonter le cours de « La Source »Pour écrire son nouveau roman, Anne-Marie Garat s’est laissée porter par le flux de la phrase, la magie des mots et des lieux – jusqu’au Grand Nord canadien

Ecrivains en colèreEn Inde, plus de quarante auteurs ontrenvoyé les distinctions littéraires natio-nales qu’ils avaient reçues pour dénoncerle « climat d’intolérance » et les « assauts vi-cieux » contre la diversité culturelle depuisque le Bharatiya Janata Party (BJP) des na-tionalistes hindous a remporté les élec-tions générales, en 2014. Parmi les écri-vains, la nièce de Nehru, Nayantara Sahgal,et la romancière Dalip Kaur Tiwana.

Alexandre Dumas bientôt au secAprès le succès des Trois Mousquetaires etdu Comte de Monte-Cristo, Alexandre Du-mas avait fait bâtir, en 1844, au Port-Marly(Yvelines), une demeure de style renais-sance, « réduction du paradis terrestre » oùil menait grand train. L’extravagant « châ-teau de Monte-Cristo », transformé enmusée en 1994, prend l’eau. L’humiditédes lieux – la propriété est ceinte d’unparc traversée par une rivière, où une îleartificielle abrite un « château d’If » – im-pose de lourds travaux. En mars, la Fon-dation du patrimoine lançait un appel audon dans les médias. Elle a déjà recueilliplus de 200 000 euros.

Fictions en rouleauInitiative insolite et gratuite à Grenoble.La maison Short Edition a installé dansdifférents lieux publics de la ville huit« distributeurs d’histoires ». Ceux-ci im-priment sur rouleau de papier des récits,BD ou poésies d’une durée de lecture deune, trois et cinq minutes, au choix. De quoi abandonner le jeu Candy Crush.

Enrique Vila-Matas : « Je suis fait de tous les autres écrivains, en conversation avec eux »avait déclaré l’écrivain espagnol dans un entretien à la revue La Femelle du requin en 2005. On retrouve cette longue et passionnante inter-view dans l’anthologie Vertiges de la lenteur que publie Le Tripode (320 p., 25 €). Soit vingt conver-sations en profondeur avec des écrivains tels qu’Antoine Volodine, Antonio Muñoz Molina, Pierre Michon, Antonio Tabucchi, Patrick Chamoiseau, Richard Morgiève, Olivier Rolin, Jacques Roubaud, John Banville, Jean Rouaud, John Burnside, Leonardo Padura, Russell Banks, Georges-Arthur Goldschmidt…

Bob Marley, romanIl s’appelle Marlon James, il a 44 ans etc’est la première fois qu’un Jamaïcain estdistingué par le prestigieux Man BookerPrize, récompensant un roman originalen langue anglaise. A Brief History of Se-ven Killings (« Une brève histoire de septmeurtres ») décrit comment Bob Marleyet son groupe se font attaquer juste avantun concert en 1976. « C’est un roman poli-cier qui dépasse son genre et nous plongedans une histoire récente qu’on connaîttrop peu », a déclaré le président du jury,Michael Wood.

e-XIXe siècle

La Bibliothèque nationale de France (BNF)publiera le 13 novembre Anthologiessingulières. A l’usage des lecteurs d’aujourd’hui. Soit un coffret (35 €) réunis-sant 100 romans, récits de voyage, traitésphilosophiques, du XIXe siècle, à téléchar-ger, accompagné d’un livret de présenta-tion de 112 pages sur papier et de dix re-productions issues des collections ico-nographiques de la BNF. Ces livres deFlaubert, Saint-Simon, Auguste Comte,Louis Reybaud, Emile Zola, Auguste Blan-qui, Friedrich Nietzsche ou John StuartMill sont regroupés en 10 thématiques.Les eBooks sont disponibles aux formatsePub ou mobi, donc pour ordinateur,liseuse, tablette ou téléphone portable.

Venue au Mauduit pour entrepren-dre des recherches sur ce bourg avec ses étudiants en sociologie et pour en commencer une autre, intime, sur son père, la narratrice trouve à se loger chez Lottie. A l’heure de la veillée, cha-que soir, l’intimidante vieille dame, entourée de ses fantômes et de ses objets reliés par des fils secrets, va en-treprendre de lui conter l’histoire du domaine de la famille Ardennes où, au début du siècle, elle entra enfant par un délicieux coup de pouce. Peu à peu, ce « conte de cruelle beauté » va faire son œuvre, tisser par-delà le temps d’étranges liens entre la récitante et son auditrice, éclairant sa quête jusqu’aux confins du Grand Nord.

Fresque familiale dans laquelle se font entendre les fracas d’un siècle meurtrier, roman des origines, récit d’aventure parsemé de clins d’œil litté-raires (Giono, Conrad, Perrault) et ciné-matographiques (Welles, Chaplin)… La Source est tout cela. Mais il est surtout, à l’aune de l’envoûtement qu’il provo-que et qui perdure bien au-delà de la lecture, un formidable témoignage du pouvoir de la fiction. p ch. r.

A l’heure de la veillée

la source,

d’Anne-Marie Garat, Actes Sud, 380 p., 21,80 €.Signalons, de la même auteure, la parution en poche d’Amours de loin, Babel, 176 p., 7,70 €.

christine rousseau

Vaste fresque roma-nesque ou opus-cule poétique, cha-que livre d’Anne-Marie Garat estune profession de

foi dans le pouvoir magique de la littérature et la puissance « cha-manique » des mots. Une puis-sance qui la guide dans l’écriture,elle-même sous-tendue par une énigme : de quelles histoires sont tissées nos existences ?

Comme si l’aspect quelque peuvertigineux de cette interroga-tion ne suffisait pas à son bon-heur de conteuse, Anne-Marie Garat l’amplifie encore avec son neuvième roman, au titre pro-grammatique : La Source. Sous couvert d’une ample saga fami-liale – celle des Ardennes –, la ro-mancière porte ici son question-nement sur l’origine des histoires et la manière dont celles-ci transi-tent d’un être à l’autre, modifiant parfois les trajectoires de ceux-ci et engageant leur avenir.

Bien que cette interrogation de-meure irrésolue dans le roman, la tentation de remonter avec Anne-Marie Garat le cours de La Sourceest bien trop forte pour ne pas y céder. D’autant plus avec cettefemme, dont le bonheur de ra-conter n’a d’égal que le plaisir dejouer avec les mots et les images. Ainsi, lorsqu’on émet l’hypothèse que ce livre puisse être laconfluence de sa magistrale trilo-gie du XXe siècle – Dans la main dudiable, L’Enfant des ténèbres et Pense à demain (Actes Sud, 2006, 2008 et 2010) – et de ses textes surla création tels que Hongrie (ActesSud, 2009), Anne-Marie Garat ré-pond : « Aucun de mes livres n’est pondu de neuf. C’est une incuba-

tion longue, à mon insu, à la fois defaits vécus et de lectures. Tout cela se dépose, stagne, comme des allu-vions, puis remonte. La Source a surgi entre La Rotonde [Actes Sud, 2004] et Dans la main du diable,puis s’est placé dans un ailleurs ro-manesque, le temps que je terminela trilogie. Ce livre était donc là de-puis longtemps, tout compressé… »

Encore fallait-il trouver la « che-villette », dit cette admiratrice de Charles Perrault, qui ne cesse de senourrir de ses contes lorsqu’ellen’en offre pas une étonnante re-

lecture (Une faim de loup, Actes Sud, 2004). C’est par l’entremisedu personnage de Lottie, une vieille femme, que l’on dirait tout droit sortie des Ames fortes, de Giono (Gallimard, 1950), que ledéclic va s’opérer. « Lorsqu’elle a ouvert la bouche, j’ai eu soudain la première phrase qui condensait quelque chose de fantastique. »

Portée par cette voix, puits demystères et de secrets, Anne-Ma-rie Garat s’élance. « Quand j’ai Lottie, je ne sais pas où cela va meconduire, sinon que cela se court ligne à ligne, à “l’aventure de laphrase”, comme disait Giono. J’ai confiance dans la langue qui, paraffinité, par une espèce de dictée intérieure, va abonder, couler de source avec toute la ressource de lalittérature et des parlers ances-traux. Je laisse venir en maintenanttoutefois une hypervigilance car, à tout moment, cela peut s’orienter d’un côté ou de l’autre. Il n’y a doncpas de scénario écrit d’avance, c’estla phrase elle-même qui génère, par son flux, son agencement des compositions futures. »

La phrase et, surtout, les mots,qui sont pour elle comme de petits déclencheurs d’histoires,de contes, de récits, de destins, de rendez-vous passés avec elle-même et le roman en train de s’élaborer. Mais aussi de ren-contres opportunes, comme celle qu’elle orchestre, à la manière de Nous nous connaissons déjà (Ac-tes Sud, 2003), entre Lottie et la narratrice, dépositaire d’un récit

qui va peu à peu éclairer sa quête, avant qu’elle ne le transmette à son tour. « Sans l’intervention de cette narratrice, explique Anne-Marie Garat, tout cela n’aurait été qu’une plate histoire. A travers ce jeu de transmission, je désiraismontrer la manière dont les fic-tions s’emparent du réel et leurpouvoir d’intervention dans nos vies. »

Elle prend toute la mesure de cepouvoir lorsque, sous la « dictéeintérieure » de Lottie, jaillit le mot « Klondike », cette région duGrand Nord canadien dont elle ne sait presque rien, sinon qu’il condense un nouvel espace d’aventure. « Sitôt ce mot écrit, je suis allée regarder dans un atlas

pour voir où cela se situait. Et là mesont revenus Jules Verne, Jack Lon-don, Chaplin et le Chilkoot Pass, LaRuée vers l’or… » Ce retour de mé-moire et d’enfance va donner forme à un conte des origines, quela romancière est allée « replan-ter » au Klondike cet été, afin demettre, dit-elle, le réel à l’épreuvede la fiction.

Quand on souligne la singula-rité de sa démarche, Anne-MarieGarat s’exclame : « J’ai été projetée vers un voyage que je n’imaginais pas faire avant l’écriture de ce ro-man. Certains écrivains vont re-connaître les lieux avant d’y ins-crire leur roman, comme s’il fallait d’abord que la réalité documentele roman afin d’autoriser la fiction.Pour moi, c’est tout l’inverse : c’est la magie féconde du roman ! »

Une magie qui lui a permis detenir debout tout au long de l’écri-ture, malgré le décès de sa mère. Pour autant, qu’on ne parle pas à Anne-Marie Garat de thérapie :« Je n’ai d’énergie pour vivre que ce que le roman me donne. Mon existence carbure à cela. » Aux in-trigues qu’elle tresse et combine avec jubilation, à la jouissance desmots, des descriptions qui abon-dent et nourrissent son récit. « Nous sommes pétris d’histoires.Pour autant, l’avènement demeureun mystère. C’est en cela que c’est inépuisable, c’est une matière in-time qui donne le vertige maisnous propulse. » Elle ajoute, avec ferveur : « C’est dans le langage que nous sommes, alors parta-geons-le. » p

« Je n’ai d’énergie pour vivre que ce que le roman me donne. Mon existence carbure à cela »

« Mais, maintenant qu’elle n’était plus là pour me guider de sa voix, je me sentais dériver, envahie de la même nostalgie qu’on a en finissant de lire un livre, quand au nombre limité de pages s’an-nonce qu’il nous faudra bientôt le fermer, être quitté par le monde qu’il charrie, duquel nous sommes encore captifs mais déjà pré-venus qu’il faudra bientôt renoncer aux êtres et lieux, à leur exis-tence fictive, c’est un deuil que de lire me disais-je, le deuil de ce que nous fûmes en imaginaire ; mais non. De cette expérience rien ne s’oublie, rien ne se perd, à point nommé le souvenir en revient et s’ordonne de nouvelle manière, ainsi fallait-il que j’aie déménagé, que j’aie appareillé vers un nouveau monde pour tomber sur le dossier africain délaissé, et sitôt replonger dans le livre que m’était Lottie (…). »

la source, page 220

PLAINPICTURE/DESIGN PICS

Extrait

QUEL LIEN peut-il yavoir entre une mai-son à l’architectureextravagante, siseprès d’un petitvillage de Franche-Comté, et une petitecabane nichée au

fond des bois dans le Klondike, cette région du Grand Nord canadien qui fut un haut lieu de la Ruée vers l’or ? Pour le savoir, il faut se plonger sans retenue dans ce roman-fleuve sinueux où, sur un siècle, Anne-Marie Garat se joue du temps et de l’espace, entrelaçant le destin de deux femmes que rien ne prédis-posait à se rencontrer.

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0123Vendredi 23 octobre 2015 Critiques | Essais | 7

Le lourd héritage du Musée de l’hommeAlors que l’institution vient de rouvrir, l’historienne Alice Conklin retrace son passé controversé, marqué par l’anthropologie raciste

frédéric keck

Les musées ont une his-toire, qu’on ne saurait ré-duire à une trajectoire li-néaire. Cela est d’autant

plus vrai pour le Musée del’homme, Palais de Chaillot, à Pa-ris. Le jour de sa réouverture, le 15 octobre, le Museum nationald’histoire naturelle, dont il dé-pend, publiait la traduction de l’ouvrage d’une historienne amé-ricaine, spécialiste de l’Empire co-lonial français en Afrique, Expo-

ser l’humanité. Race, ethnologie& empire en France (1850-1950).

Un peu comme ce qu’a faitl’Américain Robert Paxton pourl’histoire du régime de Vichy (LaFrance de Vichy, Seuil, 1971), l’his-torienne Alice Conklin établit lesarchives d’un passé controversé, montrant que le Musée de l’homme a toujours porté un lourd héritage, celui de ses collec-tions de crânes, issues de l’an-thropologie raciste datant du XIXe siècle.

Le fondateur du Musée d’ethno-graphie du Trocadéro, en 1878, Ernest Théodore Hamy, ensei-gnait en effet l’anthropologie au Museum d’histoire naturelle à partir de l’observation de ces crâ-

nes. Il était membre de la Société d’anthropologie fondée par Paul Broca, laquelle sombra, après lamort du grand biologiste, dans le racisme. Nous étions en pleine af-faire Dreyfus. Quelques années plus tard, les successeurs d’Hamy à la direction du Musée d’ethno-graphie, les médecins René Ver-neau et Paul Rivet, quittèrent la Société d’anthropologie, dont ils condamnaient les thèses sur l’in-fluence déterminante de la tailledu crâne. Ils organisèrent desmissions scientifiques aux Cana-ries ou en Amérique du Sud pour décrire la diversité des formes lin-guistiques et culturelles de l’hu-manité. Les alliances avec la so-ciologie d’Emile Durkheim, à tra-

vers Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl, et avec la muséographierenouvelée par Georges-Henri Ri-vière, permirent à Paul Rivet de construire un nouveau Musée de l’homme, en 1937, au lendemainde l’Exposition universelle.

Part mauditeL’anthropologie raciste revint

cependant sous l’Occupation, àtravers la figure de George Mon-tandon, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, dont Alice Conklin montre l’in-fluence sur l’anthropologie fran-çaise de l’entre-deux-guerres. La teneur des publications de ce chercheur né en Suisse en 1879, membre de l’Ecole d’anthropo-

logie de Paris et conservateur du Musée Broca, était ouvertementraciste. En compétition avecMarcel Griaule pour la première chaire d’ethnologie de la Sor-bonne, il voulut remplacer PaulRivet à la tête du Musée de l’homme. Il conduisit des exa-mens anthropométriques aucamp de Drancy. Et fut finale-ment abattu par la Résistanceen 1944.

Cette part maudite de l’histoiredu Muséum contraste, de manièretroublante, avec les faits de résis-tance des chercheurs du Musée del’homme exécutés par l’occupant allemand ou le courage des élèves de Mauss morts au combat. Si la postface d’Alice Conklin prend

parti dans les tensions présentes entre les deux musées, cet ouvrage superbement illustré of-fre surtout un regard neutre sur une histoire qui suscite encore despassions nationales. p

exposer l’humanité.

race, ethnologie et empire

en france 1850-1950

(In the Museum of Man. Race, Anthropology, and Empire in France, 1850-1950), d’Alice L. Conklin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agathe Larcher-Goscha, préface de Tzvetan Todorov, Muséum national d’histoire naturelle, « Archives », 540 p., 42 €.

Sans oublier

Badiou matheuxLe philosophe Alain Badiou estsans doute aujourd’hui plus célèbrepour ses engagements politiquesque pour ses compétences de ma-thématicien. Pourtant, dans ce dia-logue avec l’éditeur Gilles Haéri,c’est en amateur éclairé qu’il dé-fend la réinvention d’une culturemathématique. Pour lui, la sépara-tion actuelle entre la philosophie etles sciences exactes ferait presqueoublier que le raisonnement logi-que est à l’origine de la pensée occi-dentale. Loin de se réduire à unepratique élitiste, les mathémati-ques offrent une ontologie (ellesdécrivent le réel dans sa multipli-cité) et un bonheur de la décou-verte. Déplorant que le commen-taire de l’actualité ait remplacé,chez ses confrères, la recherched’une vérité universelle, Alain Badiou plaide pour le retour d’unepensée qui assumerait « le caractèrecomplet et systématique de la philo-sophie ». Dans ce contexte, l’indiffé-rence des mathématiques aux opi-nions dominantes « est un modèlede liberté ». p violaine morin

aEloge des mathématiques,

d’Alain Badiou, avec Gilles Haéri,

Flammarion, 126 p., 12 €.

Hitler, dernière folieAprès Stalingrad, La Chute de Berlin,D-Day et sa monumentale Secondeguerre mondiale (Calmann-Lévy,2012), l’historien britannique Antony Beevor s’est attaqué à labataille des Ardennes, cette der-nière folie d’Hitler, qui, entre lami-décembre 1944 et la fin de jan-vier 1945, coûta la vie à 80 000 sol-dats américains et sans doute aumême nombre du côté allemand.Tout n’est pas neuf dans ce volume,mais Beevor, qui a fouillé les archi-ves militaires américaines, alle-mandes et britanniques, livre unrécit d’une grande précision sur leplan tactico-militaire. En Belgique,les troupes allemandes dépêchéesimportèrent la « guerre sale » me-née sur le front soviétique : prison-niers américains froidement abat-tus, assassinat de civils belges, viols… En représailles, les Améri-cains firent le vœu de ne plus pren-dre vivant aucun SS. Beevor va jusqu’à qualifier certains abus commis par les Alliés de crimes deguerre. On regrettera l’absence d’in-troduction et sa bibliographie sisélective. Beevor se garde ainsi depréciser qu’en mettant l’accent surles conditions environnementaleset météorologiques extrêmes de

cette bataille, ils’inscrit dans lalignée de l’historio-graphie récente. pantoine flandrin

aArdennes 1944.

Le va-tout de Hitler,

d’Antony Beevor,

traduit de l’anglais par

Pierre-Emmanuel

Dauzat, Calmann-Lévy,

544 p., 26 €.

« L’impunité fiscale », d’Alexis Spire et Katia Weidenfeld, montre pourquoi les plus riches et puissants délinquants de l’impôt échappent à toute sanction. Percutant

Frauder le fisc sans peine

ADRIA

FRUITOS

patrick roger

Et rien ne change. « Tout sepasse comme si voler l’Etat– c’est-à-dire l’ensemble descitoyens – ne constituait pasun délit à part entière », cons-tatent Alexis Spire et Katia

Weidenfeld dans leur ouvrage percutant, L’Impunité fiscale. Le lecteur ne se contente pas d’y apprendre, sur la fraude fiscale, bien des choses qu’il ignorait, il sesurprend aussi d’en avoir ignoré autant, conscient de participer, par là même, à celaxisme collectif qui veut que les plustricheurs, et souvent les plus nantis, échappent à la sévérité répressive dontfont les frais toutes les autres catégoriesde délinquants.

Mais ce n’est pas l’étendue de la fraudeni l’impunité des fraudeurs qui font la partie la plus étonnante de cet essai signéd’un sociologue et d’une historienne dudroit. Quoique. La fraude et l’évasion fis-cales continuent, à grande échelle, de sa-per les bases des politiques économiquesdes Etats tout en décourageant le consen-tement à l’impôt. Et c’est bien la question de la souveraineté de l’Etat en matière de recouvrement de l’impôt, à la base ducontrat social, qui est ainsi posée. En France, la seule fraude fiscale est évaluée entre 60 et 80 milliards d’euros par an.Près de 1 000 milliards en Europe. Chaqueannée, le fisc réalise environ 52 000 con-trôles approfondis, débusque plus de16 000 fraudeurs. A peine un millier de plaintes (1 069 en 2014) sont déposées.

C’est là surtout que l’enquête, menéependant près de trois ans auprès de tous les acteurs impliqués, apporte du neuf. Quand il s’agit de cerner les raisons de cette étrange « impunité ». Certaines sont ancrées dans l’histoire : la réticence à pu-nir la fraude est liée à des représentations anciennes, depuis la Révolution française,née d’une insurrection contre l’injustice fiscale, jusqu’à la « guerre froide », dans lesannées 1970, entre les Français et l’admi-nistration des impôts. D’autres sont plus

conjoncturelles. Certes, les années 2010 ont commencé à marquer un tournant. Les gouvernements affichent désormais leur volonté de traquer la délinquance fis-cale, notamment à la suite de grandes af-faires comme la liste HSBC des comptesdétenus en Suisse, révélée début 2015, oule scandale autour de l’ancien ministre dubudget Jérôme Cahuzac, en 2013.

Bercy privilégie la conciliationNéanmoins, en matière de poursuites

pénales, les changements sont limités. La répression continue de se concentrer sur des catégories de fraudeurs qui ne sont pas à l’origine de l’évasion fiscale la plusmassive. La Direction des vérifications na-tionales et internationales (DVNI) a pro-cédé en 2009 à des redressements à hau-teur de 3,5 milliards d’euros sur 1 350 dos-siers : aucun n’a donné lieu à jugement.« Alors que les contrôles fiscaux couvrent un large spectre de contribuables, l’action pénale touche principalement des gérantsd’entreprise de faible envergure et des pe-tits entrepreneurs mal entourés, consta-tent les auteurs. Les grands groupes, les ménages très fortunés et les organisateurs de la fraude semblent échapper systémati-quement à l’opprobre du procès. »

C’est que la répression de la fraude estdevenue « subsidiaire » pour Bercy, quiprivilégie la conciliation. « La logique de recouvrement l’emporte systématique-ment », analysent les auteurs : récupérer l’argent évaporé s’avère la priorité de l’Etat, bien davantage que la sanction ou

la dissuasion. Devant un procès à l’issueincertaine – il faudra prouver l’intention-nalité de la fraude –, l’inspecteur des im-pôts tend à privilégier la transaction au détriment de la voie pénale. L’adminis-tration fiscale a ainsi mis en place unesérie de filtres successifs qui constitue unvéritable entonnoir.

En aval, la justice, à qui ces dossiers tech-niques paraissent sans véritable enjeu, est souvent « passive » pendant la procé-dure et clémente au moment du juge-ment. Alors que les peines de prison sanc-tionnent de plus en plus souvent les délits, les délinquants fiscaux ne se re-trouvent jamais ou presque derrière lesbarreaux : moins d’un fraudeur sur dixest condamné à une peine de prisonferme, soit deux fois moins que pour l’en-semble des délits. Même les amendes sont une sanction qui tend à décroître.

« En dépit des nouveaux instrumentsdont ils se sont dotés, les pouvoirs publicsconservent une vision étroite de la délin-quance fiscale qui est loin d’englober tous les évitements volontaires de l’impôt »,concluent les auteurs. Mettre fin à celaxisme à l’égard de la fraude fiscale n’est pas impossible : la Grande-Bretagne s’yest engagée avec quelque réussite, no-tamment en condamnant fermement, aunom de l’exemplarité, des personnes qui bénéficient d’une position sociale re-connue. Comme le suggèrent Alexis Spireet Katia Weidenfeld dans cette enquête éclairante, cela réclamerait néanmoinsune véritable volonté politique. p

« Pour certains contribuables, l’ins-cription de la condamnation pour fraude fiscale au casier judiciaire peut constituer une puissante inci-tation à se conformer aux injonc-tions des juges et de l’administra-tion (…). Pour les contribuables des classes dominantes, l’optimisation et la fraude s’apparentent à des formes habituelles de jeu avec les règles, à condition de ne pas être visés publiquement par des rappels à l’ordre. Ce qui se joue dans la tran-saction renvoie aussi à la légitimité

de leur position et du capital (éco-nomique et social) qu’ils ont accu-mulé. Les juges, sans doute par em-pathie envers ces contribuables dont ils peuvent se sentir proches socialement (surtout lorsqu’il s’agit de fonctionnaires) et avec lesquels ils partagent le souci de l’honorabi-lité, rechignent à prononcer des pei-nes qui pourraient non seulement les atteindre dans leur réputation mais leur faire perdre leur emploi. »

l’impunité fiscale, page 125

Extrait

l’impunité fiscale.

quand l’état brade

sa souveraineté,

d’Alexis Spire et Katia Weidenfeld, La Découverte, « L’horizon des possibles », 176 p., 13,50 €.

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8 | Chroniques Vendredi 23 octobre 20150123

Pourquoi l’Occident moderne extermine

BIENTÔT Hallo-ween, ses sorciè-res, leurs balais,verrues et sab-bats. On a oubliéd’où elles vien-

nent. Juste un folklore ? Mais non.L’expression « chasse aux sorciè-res » s’emploie encore, mais on nesait plus le détail de l’histoire, faite d’innombrables dénon-ciations, tortures et bûchers. L’épisode est jugé archaïque, reli-gieux, secondaire. On ignore combien cette persécution est moderne, laïque et vaste. 80 000exécutions, certains disent même 200 000 ! Pas au cœur duMoyen Age, mais au momentmême où Descartes fait resplen-dir le rationalisme classique. Pas du fait de tribunaux d’Eglise, mais bien de magistrats laïques, infligeant des supplices pour ob-tenir des aveux qui confirment la véracité des soupçons, qui établis-sent la réalité des phantasmes. Avec pour victimes non seule-

ment des femmes des campa-gnes, mais aussi des hommes ap-partenant aux élites urbaines.

Le philosophe Jacob Rogozinski,professeur à l’université de Stras-bourg – auteur notamment detravaux sur Kant, Derrida, Anto-nin Artaud –, scrute d’abord ici, endétail, ces étranges procès euro-péens. Avec précision et clarté, il

montre que leurs méca-nismes sont révélateursde la mise en place, dansl’Occident moderne,d’un type de persécutionqu’on ne connaît niailleurs ni auparavant.L’exclusion, qui fut tou-jours exercée sur telle outelle catégorie de popula-

tion, notamment les lépreux, laisse place à l’extermination. Dé-sormais, il va s’agir de démasqueret d’anéantir un ennemi inté-rieur, tout proche, mais absolu-ment destructeur, porteur de si-gnes distinctifs secrets, soup-çonné de complot radical contre

l’ordre du monde, d’inversion detoutes les valeurs, de menace mortelle. Avec des transforma-tions spécifiques, ce même dispo-sitif singulier, qui rend la haine exterminatrice, va se retrouver dans la Terreur jacobine, dans les purges staliniennes comme dans l’extermination des juifs par le régime nazi.

Un souffle sensible Le philosophe analyse ces

constructions d’incitations à lahaine et leurs transformationsen dispositifs d’anéantissement comme autant de prolongementspolitiques et sociaux, dans l’Occi-dent moderne, d’un affect quetout humain éprouve pour cette part de sa propre chair qui lui semble devenue étrangère et constitue un « reste ». En Inde, les « intouchables » incarnent cette place du résidu méprisable et ab-ject – mais il n’est pas question deles persécuter, encore moins deles exterminer : le rebut a sa place

réservée dans le système d’en-semble. « L’Occident privilégie au contraire une catharsis radicale qui parviendrait à délivrer le res-tant de son abjection. » Quelques phrases ne peuvent donner uneidée juste de l’ampleur et de l’acuité de ce travail. Il suffira de dire que c’est un grand livre, quidevrait devenir une référence. Ja-cob Rogozinski réussit en effet à yconjuguer précision des sources historiques, réflexion inventive etrigoureuse et puissance d’évoca-tion : un souffle sensible rend vivante la lecture de cette éluci-dation complexe.

Dialoguant constamment avecMichel Foucault comme avec Carlo Ginzburg, mais aussi avec Michelet ou Quinet, et silencieu-sement avec toutes les victimes dont seuls les noms restent, le philosophe signe avec ce maître livre une réflexion majeure sur la haine, la terreur et la modernité. Insister sur l’actualité de ces thèmes serait offensant. p

IL FAUDRAIT À LA FINque l’écrivain nous dises’il s’intéresse prioritai-rement à ce qui est ou àce qui n’est pas. Car nousne savons à quoi nous en

tenir et c’est bien agaçant. D’une part, en effet, il développe une passion pour le réel que nous avons un peu de mal à par-tager (le réel est une chose anguleuse, outrop chaude ou trop froide) ; d’autre part,il élabore des fantasmagories, il invente des ailleurs, il lui arrive même de fixer des vertiges, très littéralement il dépasse les bornes, et dès lors comment lesuivre ?

Soyons honnêtes, il y a les uns et il y ales autres. Rares sont les auteurs habités par ces deux folies. Le plus souvent, ils choisissent leur camp. Mais Gogol, par exemple, ancre dans le réel le plus terne ses nouvelles extravagantes. Il se trouve ainsi des écrivains, parmi les plus at-teints et donc les meilleurs, qui aiment à la fois la précision et l’incongruité. L’Américain Kenneth Bernard (né en 1930) est incontestablement de ceux-là.Grand observateur, jamais las du specta-cle de l’humanité en mouvement ou àl’arrêt, il prend plaisir aussi à troubler la représentation en posant des questions que personne ne se pose : à quoi rêventles poulets ? Quelle est la taille du pénis de King Kong ? Quel effet cela fait-il d’êtreavalé vivant ?

Romancier, poète, dramaturge, Ken-neth Bernard écrit aussi des chroniques autobiographiques ou méditatives dont paraît aujourd’hui un recueil : La femme qui pensait être belle. Les questions ci-dessus en sont extraites et je dois préci-ser très vite que les réponses figurentdans le livre. Même dans les pages lesplus anecdotiques, écrites, dirait-on, au fil d’une paresseuse rêverie, le charme du style nous captive. L’émotion vient par le détour, la digression. Nous som-mes invités à entrer dans ce monde que nous connaissons – que nous habitonsmême – par une porte dérobée dont l’auteur détient seul la clé et qui ouvresur un point de vue dépaysant.

A l’occasion d’un trajet en métro, il seconfie : « Personne n’observe de façonaussi gourmande que moi. C’est commes’il y avait un grand secret que je devaispercer. » Ce jour-là, son attention est atti-rée par une jeune femme assise en facede lui – nul besoin de posséder un talent d’observation hors pair pour remarquerles jolies passagères du métro, me direz-vous, mais, tout en s’abandonnant à ses songeries érotiques, Kenneth Bernard re-père aussi le voisin de la fille, un horribleet libidineux vieil homme qui incarne absolument, sans masque hypocrite ni couverture littéraire, son propre fan-tasme : « Je pouvais le voir inhaler toutes

les odeurs de la jeune fille, depuis son par-fum un peu éventé jusqu’à la moiteur douce et charnelle émanant de ses cuisses serrées. » La suite de l’histoire sera bien amère pour l’observateur devenu fran-chement voyeur.

C’est peut-être pourquoi celui qui, deson propre aveu, « se goberge des gens », confesse inversement sa « hantise d’êtreavalé ». Non point métaphoriquement, mais bel et bien dévoré, aspiré tout entiercomme par un serpent. Rien ne nous em-pêche d’y lire l’angoisse de l’écrivain arra-ché à son poste d’observation, repris par

la mêlée sauvage. Le langage lui permetde saisir le réel tout en le maintenant àdistance, une distance de sécurité qu’ilvoudrait voir se réduire tout en le redou-tant : « C’est le propre de la civilisation d’intercaler des choses (vêtements, mœurs, systèmes de pensée) entre les genset la vie », écrit Kenneth Bernard dans« Préparatifs ».

Dans ce texte, proche en esprit de cer-taines nouvelles de Bakakaï, de Witold Gombrowicz (Denoël, 1967), l’auteurconfronte les notions d’urgence et dedécence. Appelés par un cri de détressemontant de la rue comme nous sortonsde notre douche, allons-nous prendre le temps d’enfiler un vêtement au risque de perdre ce faisant les précieuses secondes qui nous permettraient de sauver une

vie ? C’est une question que ne se pose pasAnya, surgissant en trombe dans le salon où sont rassemblés des amis, vêtue d’uneseule culotte et sans se soucier d’exposer aux regards son corps obèse, grâce à quoi elle a le temps de murmurer dans sa lan-gue natale quelques paroles d’amour à son mari terrassé par un infarctus. Cette fois, le réflexe culturel de bienséance n’aura pas contrarié le mouvement natu-rel – mais combien de contretemps dé-sastreux dus à ce respect des convenan-ces ? « Si je venais à mourir, écrit Kenneth Bernard, je trouverais suprêmement ré-confortant d’avoir la grosse Anya, nue, agenouillée, flottant au-dessus de moi (…), me murmurant d’incompréhensibles, gut-turaux et tendres mots russes. »

Ce recueil réserve bien d’autres plaisirssimples ou raffinés. Nous y découvrironsla prédilection de l’auteur pour les notes de bas de page qu’il oppose aux notes de fin de volume, voyant même dans cette distinction la preuve qu’il existe deuxcatégories d’individus irréconciliables entre lesquelles couve un prochain conflit mondial, même s’il se trouve que sa propre épouse se range dans la se-conde. Ainsi ne peuvent-ils se promener ensemble ; elle avale la distance d’unefoulée alerte tandis qu’il s’arrête pourcontempler chaque brin d’herbe – tout y est : la morne réalité est entièrement constituée de détails saugrenus. p

EMILIANO

PONZI

Nous sommes invités à entrer dans ce monde que nous connaissons par une porte dérobée dont Kenneth Bernard détient seul la clé

la femme qui pensait

être belle

et autres textes

(The Woman Who Thought She Was Beautiful), de Kenneth Bernard, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sholby, Le Tripode, 160 p., 17 €.

ils m’ont haï

sans raison.

de la chasse

aux sorcières

à la terreur,

de Jacob Rogozinski, Cerf, « Passages », 434 p., 29 €.

PENDANT DOUZE ANS,Adrian Nicole LeBlanc,une jeune journaliste,a vécu en immersionauprès d’une familleportoricaine du Bronx,

et en a tiré un récit de non-fiction qui a connu un retentissement énorme lors de sa publication américaine en 2003. Dix ans après l’avoir fait paraître en France, L’Olivier nous redonne ce long reportage aux allures de saga familiale, avec une belle préface de Florence Aubenas, journaliste au Monde, et dans un contexte de mea culpa d’une grande partie de la classe politique américaine vis-à-vis de la « guerre à la drogue » des années 1980-1990 qui constitue l’arriè-re-plan du récit : tolérance zéro, peines planchers élevées pour des petites quan-tités de drogue, surpénalisation du crack par rapport à la cocaïne ayant provoqué un emprisonnement massif des Noirs et des Latinos… Bill Clinton a reconnu que cette politique avait été une erreur. Les Enfants du Bronx permet de comprendrepourquoi, même si ce n’est ni l’objet ni la mission du livre, rigoureusement des-criptif et entièrement dévoué à la pein-ture des destins singuliers de Jessica, Coco, Cesar et des autres.

On entre dans leur monde comme dans un film de Scorsese. Une voix off raconte la fabrication de l’héroïne, l’or-ganisation du deal, l’immuable partage des rôles : « Les garçons vadrouillent. Les filles restent à la maison, font à manger et gardent les enfants. Les filles ont des responsabilités ; les garçons, des vélos. » Ces vélos les conduisent en prison. Les filles s’apprêtent longuement pour visiter leurs caïds embastillés à Rikers Island ou, quand ils ont moins de chance, en Floride : « En prison comme dans la rue, une belle fille donne de l’envergure à un homme. »

Les voix des femmesPourtant, en griffonnant l’arbre généa-

logique de cette random family (le titre original du livre : une famille prise au ha-sard, n’importe quelle famille), je me suis surpris à mettre les prénoms mas-culins entre parenthèses. A la fin du pre-mier tiers du livre, les hommes passent en effet au second plan. Depuis leurs cellules, ils continuent de menacer, de vociférer. Mais leurs voix s’estompent, au profit de celles des femmes, mères à 15 ans, grands-mères à 30, victimes colla-térales de la « guerre à la drogue », qui s’entassent dans des appartements mi-teux, pataugent dans « les eaux houleuses de la pauvreté », errent de foyer en foyer, traversent les Etats en « respectant les frontières invisibles à l’intérieur desquel-les les pauvres peuvent se promener et se rassembler sans se sentir mal à l’aise ».

La longueur du souffle d’Adrian NicoleLeBlanc et la richesse de son sens de l’observation rendent caduques toutes les interrogations relatives à sa position vis-à-vis de ses personnages. A croire qu’on ne se demande d’où parle l’auteure que quand ce qu’elle raconte ne s’impose pas naturellement à l’atten-tion : on se moque bien de savoir, ici, qui est l’auteure des Enfants du Bronx parce que les enfants du Bronx sont trop pas-sionnants à regarder vivre ; et la profu-sion de détails les concernant est telle qu’on ne pourra plus jamais faire comme s’ils n’avaient pas existé. p

les enfants du bronx

(Random Family. Love, Drugs, Trouble, and Coming of Age in the Bronx), d’Adrian Nicole LeBlanc, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frédérique Pressmann, préface de Florence Aubenas, L’Olivier, « Replay », 544 p., 15,90 €.

Comme dans un film de Scorsese

Le feuilletonD’ÉRIC CHEVILLARD

Le haut du pavésabri louatah

écrivainL’avaleur avalé

Figures libresroger-pol droit

Les écrivains Sabri Louatah, Pierre Michon,Véronique Ovaldé et l’écrivain et cinéaste Christophe Honoré tiennent ici à tour de rôle une chronique.

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0123Vendredi 23 octobre 2015 Bande dessinée | 9

La parution du « Papyrus de César », nouvel album du fameux Gaulois, fait événement – il est d’emblée tiré à 2 millions d’exemplaires. Une telle pression a rendu le travail de ses auteurs, Jean-Yves Ferri au scénario et Didier Conrad au dessin, tout à fait particulier. Récit

La recette de la potion Astérix

frédéric potet

Inutile de chercher. Il s’agit, et deloin, du plus gros tirage de l’éditionfrançaise cette année, tous genresconfondus. Deux millions d’exem-

plaires du Papyrus de César, le nouvelalbum d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, parexemple, des ventes cumulées de Millen-nium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès),les deux best-sellers de la rentrée. « Irré-ductible », le petit Gaulois ? Invincible,oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font égale-ment d’Astérix la série de bande dessinéela plus vendue au monde.

Ce rappel permet de mieux comprendrel’attention qui entoure la sortie de ce nou-vel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Al-bert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs– René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chezles Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une cer-taine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.

Comme pour Astérix chez les Pictes, lesauteurs ont dû travailler « sous con-trôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Ha-chette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe queléditeur dans une relation classique avecdes auteurs. Le but n’est pas de se subs-tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »

Mécanique éditoriale compliquéeUne année d’allers-retours a néan-

moins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au pointde tarder à signer son contrat : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle : le traite-ment de l’information. Ferri est parti d’unfait historique : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée :« La Guerre des Gaules était le livre de che-vet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »

Le scénario validé, quel « traitement »allait attendre Didier Conrad ? La réalisa-tion d’Astérix chez les Pictes avait été un « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au

dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pasfait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix,créer de nouveaux personnages et dessi-ner 44 planches. Redoutant qu’il netienne pas les échéances, Hachette avaitpensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit –une équipe de « petites mains » pourréaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.

Soumis à des délais « plus raisonna-bles », le dessinateur n’a pas eu le senti-ment de souffler pour autant. Il lui a

d’abord fallu composer avec la supervi-sion d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retou-cher le regard d’Astérix (où manquait unepetite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifierle visage d’un personnage secondaire, unRomain, que Conrad avait affublé d’un« gros nez » – or, seuls les Gaulois sont do-tés d’appendices arrondis dans Astérix.

Il a aussi fallu à Didier Conrad se coulerdans le rythme d’une mécanique édito-riale compliquée, en raison de l’envoi

régulier de ses travaux à Paris pour vali-dation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne atti-tude, une certaine excitation s’empare devous – excitation qui vous permet alors detravailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relueset approuvées par plusieurs personnes : j’étais donc obligé d’interrompre le proces-sus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »

Un dernier obstacle, comparable au ro-cher de Sisyphe, s’est mis en travers de satable à dessin : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la dis-tance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suispas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Ilm’a fallu trouver une façon de faire quipuisse correspondre à son style en sa-chant que lui-même aurait fait différem-ment pour dessiner telle scène. »

Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes af-fres, lui dont le scénario a continué d’évo-luer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me de-mander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que lesennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Lesuccès d’Astérix est fondé, selon lui, sur« une recette perdue », qui n’existe plus enbande dessinée : « Un mélange d’aventureet d’humour, un thème assez bien docu-menté, un certain rythme… Tout coule de

source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »

Une seule certitude habite finalementle scénariste et le dessinateur : « On nes’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisièmeépisode. « On se sent maintenant une certaine responsabilité vis-à-vis d’Asté-rix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ceque les auteurs nous proposent », éludeIsabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique. p

Bagarres, gags, jeux de mots et citations latinesDRÔLE, BIEN CONSTRUIT, respec-tueux de l’œuvre originelle, dense– un peu trop sans doute… Voilà ce qui résume Le Papyrus de César, 36e épisode des aventures d’Astérix, dont le point de départ est la publication de La Guerre des Gaules, signé Jules César. Son conseiller et éditeur, Bonus Pro-moplus, lui recommande de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi des revers face à d’« irréductibles Gaulois ». Les copies du chapitre sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui arrive entre les mains d’un activiste gaulois aux faux airs de Julian Assange…

Liberté de la presse, relations

entre média et pouvoir, nouveaux outils de communication (ici des pigeons voyageurs)… Jean-Yves Ferri s’est emparé avec subtilité de la notion d’album « à thème » chère à René Goscinny pour traiter de sujets contemporains sur fond d’humour et de vérité historique (la culture orale des Gaulois, la réé-criture de l’Histoire par César). Rien de ce qui fait le succès d’Astérix depuis cinquante-cinq ans ne man-que à ce scénario truffé de bagar-res, de gags, de citations latines, de caricatures, de jeux de mots et – nouveauté – de clins d’œil à de précédents albums de la collection.

Un léger effet de trop-plein est compensé par la générosité du

dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise que dans Asté-rix chez les Pictes (2013), même si les lecteurs de la première heure ne retrouveront pas le supplément d’humanité qui habitait les person-nages d’Albert Uderzo. Nul ne fera jamais « du » Uderzo aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans se demander si c’était mieux avant. p f. p.

Extrait du « Papyrus de César ». ALBERT-RENÉ

astérix. le papyrus de césar,

de Didier Conrad (dessin) et Jean-Yves Ferri (scénario),Albert-René, 48 p., 9,95 €.

parution

« Astérix l’irréductible »Sur plus de 120 pages, ontrouve dans ce hors-série duMonde, qui vient de paraître,un portrait du héros, unentretien exclusif avec AlbertUderzo, de très nombreuxextraits des meilleurs albums

de la série, deshommages… p

aAstérix

l’irréductible,

hors-série

« Le Monde »

Un héros, une œuvre,

122 p., 7,90 €.

En vente en kiosque.

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10 | Rencontre Vendredi 23 octobre 20150123

Thomas H. Cook

L’écrivain américain s’est d’abord fait un nom dans le polar. Puis il s’est épanoui en explorant les plus angoissantes profondeurs de l’âme. « Le Crime de Julian Wells » en atteste

Le mal est son royaume

PHILIPPE GROLLIER/

PASCO POUR « LE

MONDE »

Extrait« L’ascenseur était ancien et élégant, lambrissé de pan-neaux de bois sombre ornés de laiton, ce qui, curieuse-ment, lui donnait à mes yeux l’aspect militaire d’un appa-reil destiné à transporter les membres du haut comman-dement au sommet de la tour d’où le général pouvait sur-veiller les opérations. Cette drôle d’idée me ramena à Julian, et plus précisément à la bataille de Waterloo dont il m’avait fait le récit le jour où, côte à côte, nous parcourû-mes le site sous le regard im-perturbable du Lion. Au gré de notre marche, il évoqua les descriptions que des voya-geurs en avaient faites quel-ques jours après les affronte-ments : le champ parsemé des taches blanches du papier à lettres de deux armées. On avait retrouvé des lettres d’amour et d’autres maculées de sang, me raconta-t-il, lignes écrites par des mains qui seraient bientôt tranchées par la lame d’un sabre ou emportées par un boulet de canon, juxtaposition d’ima-ges qui laissait entrevoir à quoi ressembleraient ses écrits ultérieurs : de poignan-tes descriptions de tueries, parfois de massacres, qui vous hantent. »

le crime de julian wells,

page 22

françois angelier

N’engagez pas ce capi-taine-là pour mettrela voile vers quelquetiède éden du Paci-fique sud, ne démar-chez pas cette

agence en vue d’organiser un « GrandTour » en amoureux ! En effet, depuis 1980 et la parution de Safari dans la5e avenue (« Série noire »), son premier roman noir, jusqu’au nouveau Crime deJulian Wells, le romancier américain Tho-mas H. Cook, pris dans une tournée pla-nétaire des hauts lieux du mal, cingle « au cœur des ténèbres ». Il tient la barre d’un vaisseau fantôme qui ne mouille guère que dans les criques les plus som-bres, canotant de nuit sur les eaux mor-tes d’étangs dont il trouble la vase àcoups de sonde, faisant affleurer épaves suspectes et noyés oubliés.

Pour tailler le bout de suaire avec ce ba-telier de la mort, qui « aime l’art des cime-tières de par le monde, avec ses anges en-deuillés », la dalle d’une tombe où il a ses habitudes eût été la meilleure tabled’hôte. Mais ce fut, loin des concessionsperpétuelles et des allées gravillonnéesde blanc, dans le confort paisible d’un hôtel parisien que son éditeur avait orga-nisé la rencontre. Comme souvent avec les auteurs de romans noirs, au physiquedoux, l’homme dément l’œuvre. On at-tendrait une allure de prêcheur, quelque Max von Sydow sudiste, mais c’est un pe-tit homme barbu, mince et tout sourire, qui vous tend la main, vous précédantdans ses enfers comme on vous fait leshonneurs d’une serre tropicale ou d’un laboratoire de chimie.

Chez les Cook, famille ouvrière d’Ala-bama au sein de laquelle il naît en 1947,on ne lit guère. Les classiques scolaires seront donc sa seule manne : excellente invitation à la peur et apprentissagede l’écriture, signée Shakespeare, Haw-thorne, Conrad, Melville ou Hemingway. Lectures enrichies des conseils d’un vieil homme chez qui travaille sa mère et qui, ayant pris le jeune Thomas sous son aile, sera le sujet d’un roman rédigé à l’âge de 8 ans, intitulé « Attaché », récit autobio-graphique d’une singulière amitié. Mais c’est durant son cursus universitaired’historien et de philosophe, en Géorgie puis à Columbia, qu’il connaît sa pre-mière vraie révélation littéraire avecLumière d’août, de Faulkner (Gallimard, 1935) : « C’est son livre qui m’a le plus in-fluencé, notamment sur le plan formel, avec sa structure circulaire et centripète et

l’usage final du flash-back. Il m’a, par ailleurs, initié à l’art de narrer les obscuri-tés de la vie, la part sombre des choses ; demême que Conrad, dont Au cœur des té-nèbres [1899] est totalement saisissant. »Une admiration que nuance le refus de certains partis pris stylistiques : « Si Faulkner m’a influencé par sa construc-tion du récit, sa rhétorique fleurie me lasseet m’ennuie. » Trait essentiel, en effet, chez ce natif du Sud, que son refus fron-tal des flamboyances du style « southern gothic », comme d’ailleurs de toute forme d’épanchement lyrique : « Il est im-portant d’avoir de la retenue dans l’écri-ture, de la mesure dans le récit, de ne pas yaller au marteau-piqueur. »

Fort d’options esthétiques qui l’orien-tent plus vers les hantises dépouillées d’un Hawthorne que vers Flannery O’Connor, Cook publie son premier ro-man alors qu’il est secrétaire de rédac-tion du mensuel Atlanta. Coup d’essai et cul-de-sac. Le modèle classique du polard’enquête, dans lequel il se débattra pen-dant plus de dix ans, avec notamment la trilogie mettant en scène le détective Frank Clemons (seuls les deux premiers sont traduits : Qu’est-ce que tu t’imagi-nes ? et Haute couture et basses besognes, « Série noire », 1985 et 1989), lui est, mal-gré la qualité de certains titres, de plus enplus étranger. « Mes premiers romansnoirs, se souvient-il, je les ai écrits sansconnaître du tout la littérature policière.

Mes sources d’inspiration étaient pure-ment cinématographiques. J’ai été long àm’en rendre compte, mais j’ai peu de goût pour les indices et les solutions. Je n’aimepas les codes. Je me suis donc mis au ro-man noir hors code. »

Cook, passant de l’adrénaline auxsueurs froides et à l’angoisse, accomplit sa mue et met en place une « manière noire » qu’il approfondira et perfection-nera au fil de ses seize romans suivants,

tel Mémoire assassine (Seuil, 2011), lourdeénigme d’un père familicide que tente dedénouer le fils survivant, Les Feuillesmortes (« Série noire », 2008), avec, en-core, la pesanteur d’une haine paternelle.Soleil noir de cette galaxie, Au lieu-dit Noir-Etang (Seuil, 2012), « transposition » contemporaine de La Lettre écarlate, d’Hawthorne (1850) et récit virtuose d’adultère et de malédictions commu-nautaires, tout en flash-back, monolo-gues intérieurs et confrontations intimes.

tence et j’aime faire plaisir à mes lec-teurs », nous rétorque, toujours fort sou-riant, l’auteur des Leçons du mal (Seuil,2011), dont le prochain livre sera une en-quête sur les plus grands sites de souf-frances de l’humanité, une nouvelle oc-casion pour lui de « remercier les lieuxsombres pour la lumière qu’ils donnent à la vie ». Une randonnée, une fois encore, à l’est d’Eden. p

Parcours

1947 Thomas H. Cook naît à Fort Payne, Alabama.

1978-1982 Il est enseignanten Géorgie, tout en étant secrétaire de rédaction du magazine Atlanta.

1980 Safari dans la 5e avenue(« Série noire », 1980).

1993 Mémoire assassine (Seuil, 2011), son premier roman noir psychologique.

1996 Au lieu-dit Noir-Etang (Seuil, 2012).

2008 Les Feuilles mortes (« Série noire », 2008).

le crime de julian wells

(The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €.

Une fascinante kyrielle d’assassins assagis PAR UNE NUIT OPAQUE, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’études de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique litté-raire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes.

On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchi-

katilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) au Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, invo-lontairement causée par Wells.

Une traque au fil de l’histoire etau cœur de la mémoire sera l’oc-casion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps : barbouze cyni-que en deuil de l’Algérie française, ancienne fasciste hongroise con-servant, à l’abri d’un gros album, les clichés de ses crimes, maître-bourreau de la junte argentine tenant à la disposition d’éventuels visiteurs un horrifique diaporama

de ses hauts faits. Une sombre pa-rade que complète « La Meffraie », alias Perrine Martin, dénicheuse, pour Gilles de Rais, de ravissantes proies juvéniles.

Conjonction entre interrogationsur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau tour d’écrou signé Thomas H. Cook. p f. an.

Cas et affaires sont autant de dramessans vrai dénouement. Il importe peu d’identifier le coupable des crimes, car leur source première et noire racine échappe à toute investigation : déficit on-tologique que l’on peut certes repérer mais non combler. Pas de colmatage psy-chologique ou médical de ce qui est la fêlure première : l’homme prend l’eau, no-tre vie n’est qu’écopage pathétique, nau-frage prévisible. La mémoire peut désen-

vaser les plus atroces souvenirs, ils gar-deront leur part de nuit. Le mal, chezCook, est une poule aux œufs de plombqu’on ouvre à perte. Une approche de lavérité, de « cette tare originelle dans legrand ordonnancement des choses »,qui est avant tout affaire de conscience,une désespérante mise à jour, « pelureaprès pelure », de l’âpre mystère centralqui organise toute vie et que seule lalongue mémoire, plus que l’action im-

médiate, peut cerner et situer dans un jour précaire. Fort de cette perspective, Thomas Cook s’intéresse moins à la vo-lonté de faire le mal qu’à la fatalité de s’y laisser entraîner, à la pente irrésistible qui,au sein d’une famille (son terrain de chasse privilégié), amène l’un plutôt que l’autre à dévier, à sombrer, aux circons-tances historiques qui font de « petites gens… gris poussière » des êtres malins.

Cette hantise du mal qui pousse à entraquer et à en questionner les acteurs, à en fréquenter les sites notoires, parcourt le nouveau roman de Thomas Cook, ceCrime de Julian Wells dont le héros épo-nyme n’eut de cesse d’arpenter la planètepour dresser, livre après livre, un herbier de l’horreur riche de ses plus beaux spé-cimens et qui finit, criminel inconscient, par vouer à la torture et à la mort, assas-sin par défaut, la femme qu’il aime. Enconvoquant, de Gilles de Rais à la junteargentine, maintes incarnations passées et présentes de l’action maligne au cœur de l’histoire, Thomas Cook déploie une vision galactique et transhistorique du mal dont chacun des agents ne semble pas agir seul mais être pris dans une véri-table communion des monstres, comme il en est une des saints, qui fait les crimesinteragir et se coordonner. Mais ques-tionner le mal et la mort ne serait riensans une révélation ultime qui touche l’homme en ses plus terribles abîmes, la vérité sur sa vie.

Julian Wells serait-il le double de Tho-mas Cook ? « Oh non, moi j’aime l’exis-

« Oh, moi j’aime l’existence et j’aime faire plaisir à mes lecteurs », affirme l’auteur en souriant

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Cahier du « Monde » No 22011 daté Vendredi 23 octobre 2015 - Ne peut être vendu séparément

AÉRIENSALAIRES, HEURES DE VOL : LES PILOTES D’AIR FRANCE EN CHIFFRES→ LIRE PAGE 4

HABILLEMENTÀ CONTRE-COURANT,LE PRINTEMPS S’ÉTEND→ LIRE PAGE 6

PERTES & PROFITS | DISNEY – YOUTUBE

Au secours, le Net a mangé ma télé !

Vous avez aimé les aventures du petitUber au pays des taxis ? Vous adore-rez la saison 2, intitulée « YouTubeet ses amis au pays des télés ». Atten-

tion, certaines scènes pourront choquer les âmes sensibles. Il y aura du sang et des larmes, sûrement un peu de sexe, mais aussi de la ten-dresse. Winnie l’Ourson et Blanche-Neige s’en chargeront.

Coup sur coup, YouTube et Disney ont an-noncé, mercredi 21 octobre, le lancement de services de vidéo à la demande illimitée par abonnement sur Internet. On connaissait Net-flix, le robinet à films et séries déjà présent en France, les Américains ont expérimenté ceux de la chaîne HBO, le créateur de Game of Thro-nes, mais aussi de CBS, Nickelodeon ou NBCU-niversal. Mais l’arrivée simultanée, sur ce mar-ché, du géant de l’Internet mondial et du plus célèbre groupe de médias au monde apporte une nouvelle dimension au phénomène. Le tsunami Internet est désormais en vue des cô-tes du paysage audiovisuel. Avec deux consé-quences majeures.

La première est que cette vague va redessineren profondeur le monde de la télévision. Déjà, en août, les résultats d’audience mitigés desgrands réseaux télévisés américains au pre-mier semestre 2015 avaient provoqué un crack du secteur en Bourse. En cause, les usagers américains, de plus en plus nombreux à « cou-per le cordon ». Autrement dit, se désabonner du câble pour ne garder que l’Internet et se re-porter sur des abonnements de type Netflix.

Le risque pour les chaînes de télévision vabien au-delà de la simple perte d’abonnés. Ilstouchent le nerf de la guerre, la publicité. Face àla chute d’audience, les tarifs baissent et les an-nonceurs, eux aussi, se replient sur le numéri-que. La télévision traditionnelle, celle du 20 heures de TF1 ou de France 2 et des jeux de M6, est déjà en train de s’affranchir du temps, avec la télévision de rattrapage. Elle est main-tenant en train de s’atomiser en myriades de services, à l’image du Web, ou plutôt des appli-cations de son smartphone.

La fin d’une époque

D’ailleurs, Apple, l’inventeur des applications mobiles, va annoncer la semaine prochaine sanouvelle « Apple TV box » avec l’espoir, enfin, de percer dans ce domaine. Cette fois pourrait être la bonne et représenter le futur grand re-lais de croissance à ses iPhone. « The next big thing », comme aurait dit Steve Jobs.

La seconde conséquence de cette nouvelle va-gue est la validation d’un modèle économique pérenne pour financer le contenu sur Internet. Les succès mondiaux de Netflix et Spotify ont démontré que les clients étaient partout prêts àpayer 10 dollars – ou 10 euros – par mois pour l’accès illimité à un contenu de qualité et une er-gonomie séduisante. Désormais, les poids lourds, Apple et Google en tête, s’engouffrent dans la brèche. Nous sommes en train de vivre en direct, comme on dit sur TF1, la fin d’une époque, celle du tout-gratuit sur Internet. p

philippe escande

J CAC 40 | 4 686 PTS – 0,18%

J DOW JONES | 17 168 PTS – 0,28%

J EURO-DOLLAR | 1,1312

J PÉTROLE | 48,07 $ LE BARIL

J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,93 %

VALEURS AU 22/10 - 9 H 30

Les banques européennes capitulent sur les marchés

D es décisions qui sonnentcomme autant de reddi-tions. A l’image de Credit

Suisse, qui a annoncé, mercredi 21 octobre, un vaste plan de res-tructuration, les grandes banqueseuropéennes renoncent à leurs ambitions globales dans la ban-que de financement et d’investis-sement, des métiers qui vont de l’émission d’obligations aux cou-vertures de change, dominés parleurs rivaux américains.

Parmi la poignée d’établisse-ments européens qui s’étaient at-taqués à Wall Street, le suisse UBS avait été le premier à jeter l’éponge en 2012. Les autres cè-dent peu à peu à la pression d’ac-tionnaires qui, exaspérés par des performances boursières exécra-bles, ont d’abord débarqué les di-rigeants afin d’exiger de leurs suc-cesseurs de nouvelles stratégies.

Elles arrivent : dimanche 18 oc-tobre, John Cryan, nommé en juillet à la tête de Deutsche Bank – la firme européenne la plus con-quérante –, a confirmé sa volonté de tailler dans sa banque de grande clientèle : ce n’est pas un hasard si le conseil de surveillancede Deutsche Bank avait choisi de remplacer Anshu Jain, le trader de-venu numéro 1, par l’ex-directeur financier d’UBS, qui avait joué un rôle majeur dans le repositionne-ment de la banque suisse.

isabelle chaperon

→ L IRE LA SUITE PAGE 3

9 %LA RENTABILITÉ ATTENDUE

DES BANQUES DE FINANCEMENT

ET D’INVESTISSEMENT

ENTRE 2015 ET 2017

Bercy s’attaque à l’hégémoniedu diesel en France

Extraits de vidéosvirales diffusées

sur YouTube.JUKINVIDEO

▶ Le ministère du budget envisage une refonte de la fiscalité des véhicules d’entreprise, jusqu’ici très avantageuse pour le gazole

▶ Après la hausse d’un centime par litre, votée mardi à l’Assemblée natio-nale, la mesure serait un nouveau coup porté au carburant

▶ 67,5 % des véhicules français roulent au diesel. Une part qui monte à 87,5 % dans les flottes d’entreprise et même à 95 % pour les utilitaires

▶ Les constructeurs, histo-riquement en pointe sur cette motorisation, anti-cipent un rééquilibrage du marché d’ici à 2020→LIRE PAGE 5

Jukin, l’entreprise qui orchestre les buzz sur Internet▶ La société californienne repère les séquences vira-les sur le Web, puis les monétise

▶ Les droits de distribu-tion des vidéos sont rachetés à leurs auteursentre 50 et 50 000 dollars

→ LIRE PAGE 8

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Page 36: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

2 | plein cadre VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

« TOUT CE QUEJE SAIS, MOI,

C’EST QUE JE N’AI PAS VU LA QUEUED’UNE CERISE

D’UNE SUBVENTION EUROPÉENNE »YIANNIS DROUGAS

maraîcher dans la plaine de Marathon

athènes - correspondance

La mutation. Un mot employé àl’envi par tous ceux qui, de prèsou de loin, sont aujourd’hui liés àl’agriculture grecque. Un motmystérieux pour Yiannis Drou-gas, 46 ans, cultivateur de pri-

meurs dans la plaine de Marathon, au nord-est d’Athènes.

Cet homme aux mains creusées de sillonsne comprend pas bien ce que l’on attend delui. « J’entends partout ces temps-ci que nous, les agriculteurs grecs, serions des profiteurs qui abuserions de gros privilèges, assis sur nosfesses à recevoir des millions d’euros de sub-ventions européennes et que nous devons né-cessairement nous réformer et entrer sur la voie de la mutation », raconte-t-il en arrosantde fertilisateur ses 5 hectares de concom-bres, salades ou courgettes.

« Tout ce que je sais, c’est que moi, je bosse de5 heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit, que je n’ai jamais vu la queue d’une cerise d’une subvention européenne, que je paie rubissur l’ongle mes 1 400 euros annuels de cotisa-tion à la Sécurité sociale ainsi que mes impôts, et qu’il me reste, une fois toutes mes charges déduites, tout juste de quoi vivre décemment. »

M. Drougas est représentatif de cette classede paysans laborieux, pour certains à la li-mite de la précarité, qui sillonnent les mar-chés de Grèce pour écouler leurs légumesfrais.

UNE IMAGE DE PROFITEURS

En Grèce, 88 % des exploitations, le plus sou-vent familiales, font entre zéro et 10 hectares.Seules 1 % ont une taille supérieure à 50 hec-tares. L’agriculture rapporte d’ailleurs assez peu puisque, selon Eurostat, 52 % des exploi-tations avaient, en 2010, une production standard inférieure à 4 000 euros, et 91 % in-férieure à 25 000 euros. Les riches exploitantsagricoles dans le pays, qui ont une produc-tion standard supérieure à 250 000 euros, sont une infime minorité (0,1 %).

Et pourtant s’est répandue l’image d’unmonde agricole grec profiteur, peu en phase avec les besoins du pays, peu compétitif etengorgé de millions de cultivateurs occa-sionnels. « Beaucoup trop de gens ont en effetprofité du manque de contrôle du système, ou

usé des rapports clientélistes qui caractérisentla Grèce ces trente dernières années. Certainsont obtenu des subventions européennes en déclarant un tonnage de récolte bien supé-rieur à la réalité, notamment dans les grandesexploitations de coton ou de blé des plaines du nord du pays ; d’autres se sont déclarésagriculteurs sans l’être véritablement », ana-lyse une source gouvernementale.

Car être agriculteur en Grèce, c’est pouvoirbénéficier, comme bien souvent ailleurs en Europe, d’avantages fiscaux, d’une caisse desécurité sociale aux cotisations peu élevéeset de bien d’autres mesures datant des an-nées 1960-1970, qui avaient alors pour butd’enrayer le mouvement d’exode rural mas-sif en maintenant une activité agricole.

Même s’il ne représente que 3,5 % du pro-duit intérieur brut (PIB), le secteur agricoleoccupe 11 % de la population active, selon leministère. Un véritable réservoir de voix queles deux principaux partis aux manettes ces quarante dernières années, les socialistes du Pasok et les conservateurs de la Nouvelle Dé-mocratie, ont toujours protégé des réformes trop brutales. Y compris ces cinq dernières années, alors que des cures d’austérité au for-ceps ont tant modifié les contours de la so-ciété grecque.

Le nouveau plan d’austérité négocié cet étéavec les créanciers du pays prévoit la fin de cette exception et la suppression de certains privilèges. Les exemptions sur le gazole se-ront éliminées. L’impôt sur le revenu devrait passer de 13 % aujourd’hui à 26 % en 2017. Lescontrôles fiscaux seront plus sévères. Les subventions européennes seront soumises à l’impôt dès le premier euro. Autant de mesu-res que le ministère grec de l’agriculture sou-haiterait pouvoir éviter. Car les agriculteurs ont prévenu : ils n’hésiteront pas à bloquer les routes avec leurs tracteurs si l’on touche à leurs acquis. « Nous planchons sur des mesu-res alternatives que nous devons présenterd’ici à la fin du mois aux créanciers », expliqueCharalambos Kasimis, secrétaire général au ministère de l’agriculture. La nouvelle législa-tion doit en effet être adoptée fin octobre.

Les créanciers ont une autre exigence : re-définir le statut d’agriculteur. « Officielle-ment, le but est de lutter contre ces situations où des Grecs possédant un simple champ d’oliviers familial se déclarent agriculteurs

Pour M. Pantaris, le véritable défi est de mo-derniser les filières, de se former aux nouvel-les méthodes de production et de favoriser les produits à forte valeur ajoutée. « La Grèce est un pays de montagnes et d’îles. Elle ne pourra jamais rivaliser avec l’agriculture ex-tensive des grandes plaines des pays du nord de l’Europe, estime-t-il. Elle doit se spécialiser sur la qualité et allouer les subventions euro-péennes aux jeunes qui se lancent ou à ceuxqui ne se contentent pas de toucher ce chèque à la fin du mois sans réfléchir à l’amélioration de leurs produits. »

C’est aussi, pour l’instant, la vision de Cha-ralambos Kasimis, qui entend bien affecterune partie des 19 milliards d’euros alloués conjointement à la Grèce par la politiqueagricole commune (14,5 milliards d’euros) et le Fonds européen pour le développement rural (4,7 milliards d’euros) d’ici à 2020 au soutien aux filières biologiques ou aux pro-duits d’exportation à forte valeur ajoutée.

« Le mémorandum [des créanciers] exigeque nous présentions, d’ici à la fin de l’année, notre nouvelle stratégie agricole fondée surun meilleur marketing de nos produits, souli-gne-t-il. Notre objectif, c’est une transition vers un nouveau modèle. Nous ne pouvons pas le faire brutalement, car cela plongerait dans la pauvreté trop d’agriculteurs. Maisnous devons rétablir notre balance commer-ciale agricole déficitaire en favorisant des pro-duits d’exportation de qualité. »

Sortir d’un modèle et entrer dans un autre…La mutation donc. Avec, à la clé, l’espoir, pourles plus jeunes, les mieux formés et les plus visionnaires, de parvenir enfin à mettre en œuvre leurs projets, jusqu’ici paralysés par le statu quo clientéliste, et pour les autres le dé-pit face à la perte de leurs privilèges.

Et, pour tous les autres, l’angoisse. Pourtous ceux qui, comme Yiannis Drougas, le cultivateur de Marathon, n’ont jamais profitéde l’argent européen et ne voient pas com-ment financer un virage vers de nouvelles pratiques à l’heure où augmente l’ensemble de leurs charges et impôts.

Le gouvernement se heurtera à de nom-breuses résistances. Déjà, les associations etsyndicats d’agriculteurs discutent de l’orga-nisation éventuelle de mouvements so-ciaux. p

adéa guillot

pour pouvoir s’assurer une retraite supplé-mentaire ou avoir des ristournes sur l’essence, mais il s’agit surtout de diminuer le nombre deGrecs susceptibles de bénéficier des subven-tions européennes », affirme une source gou-vernementale.

Aujourd’hui, pour être reconnu agriculteuren Grèce, il faut pouvoir prouver que 35 % de son revenu provient de cette activité, être as-suré au régime spécial de sécurité sociale, posséder une exploitation de n’importequelle taille et lui consacrer au moins 30 % deson temps.

L’ANGOISSE COMME HORIZON

« Les créanciers veulent durcir l’ensemble des critères, mais nous proposons d’agir seule-ment sur le revenu en faisant passer de 35 % à50 % le seuil minimal, précise M. Kasimis. Caravoir une petite exploitation ne veut pas dire que l’on est moins agriculteur que d’autres, et ne pas s’y consacrer à plein temps non plus. »

Selon les chiffres d’Eurostat, sur les750 000 exploitations grecques, seules 325 000 nécessitent un travail à temps com-plet. « Près de 40 % des familles d’agriculteurs ont une pluriactivité. Cela ne veut pas pour autant dire que ce ne sont pas de vrais agricul-teurs susceptibles de bénéficier des subven-tions européennes », affirme M. Kasimis.

Pour lui, le risque des nouvelles mesuresexigées par les créanciers est de « précariser les plus fragiles » et de sabrer dans un secteurqui a servi de refuge à des milliers de Grecs dans la crise. « Il faut s’attaquer à la fraude, durcir les contrôles fiscaux, obliger les exploi-tants à déclarer légalement leurs ouvriersagricoles – souvent étrangers – ou encore lut-ter pour une meilleure répartition des sub-ventions. Mais la solution n’est pas de traiter l’ensemble du monde agricole comme des criminels. »

« Des vœux pieux », pour Charis Pantaris,agent commercial en viande bovine et mem-bre de l’association interprofessionnelle de l’élevage grec : « La vérité, c’est que ce gouver-nement qui se veut nouveau est tout sauf nou-veau et s’appuie sur les mêmes forces que dansle passé dans le monde agricole. Commentchanger les réflexes clientélistes si ce sont lesmêmes directeurs généraux, les mêmes vétéri-naires officiels, les mêmes présidents de com-mission qui restent en poste ? »

Le dépit des agriculteurs grecsLe statut des travailleurs de la terre est jugé trop avantageux. Les créanciers d’Athènes exigent sa réforme

Sur le marchéde Nea Makri,un village non loin d’Athènes.MYRTO

PAPADOPOULOS

POUR « LE MONDE »

Yiannis Drougas est maraîcher dans la plaine de Marathon, au nord-est d’Athènes.MYRTO

PAPADOPOULOS

POUR « LE MONDE »

Page 37: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 économie & entreprise | 3

Les banques européennes en perte de vitesseEn réduisant leurs ambitions sur les marchés, ces établissements consacrent la suprématie américaine

suite de la première page

Le britannique RBS, qui avait for-tement gonflé ses métiers de fi-nancement avant la crise, a vio-lemment réduit la voilure. Seul Barclays n’a pas encore baissé la garde. Après avoir débarqué, enjuillet, le directeur général An-tony Jenkins, le président, John McFarlane, aurait choisi l’Améri-cain Jes Staley, un vétéran de JP-Morgan, pour prendre la tête de labanque britannique. La City s’at-tend là aussi à une accélération dela restructuration des métiers de marchés et de financement.

Ces géants européens avaientpourtant dépensé beaucoup d’ar-gent dans les années 1980 et 1990pour s’inviter à Wall Street en mettant la main sur Bankers Trust pour Deutsche Bank, surFirst Boston puis DLJ pour CreditSuisse, sur Kidder Peabody et Dillon Read pour UBS, sans comp-ter Lehman en 2008 pour Bar-clays. Ces acquisitions leur avaient permis de s’adjuger despositions de choix mais sans pou-voir toutefois jouer dans la cour des Goldman Sachs ou JPMorgan.

Avec la crise de 2007, qui trouveson origine sur le marché hypo-thécaire américain, les Européensattendaient l’heure de la revan-che. C’est l’inverse qui s’est pro-duit. Les firmes de Wall Streetn’ont jamais semblé aussi puis-santes. « Les banques américaines sont les grandes gagnantes de la crise. Elles dominent plus que parle passé. Les Européens n’ont plus que des ambitions de rentabilité,plus de parts de marchés », témoi-gne un banquier français à Lon-dres.

Pourtant, à première vue, tousles établissements souffrent du même mal, à savoir une rentabi-lité très insuffisante. Selon une étude réalisée par Roland Berger, les dix principales « BFI » (banquede financement et d’investisse-

ment) dégageaient en moyenne une rentabilité de 16 % entre 2001et 2007, jusqu’à atteindre plus de 20 % en 2006 : entre 2008 et 2014,ce ratio essentiel pour les action-naires est retombé à 5 %.

« Les investisseurs espèrent un re-tour sur fonds propres de 9 % entre2015 et 2017, toujours inférieur au coût historique du capital », pré-cise l’étude. Même le roi Goldmanaffiche une rentabilité de seule-ment 8,8 % sur les neuf premiers mois de 2015, qui se compare àquelque 30 % au plus haut. Pour-quoi un tel effondrement ? Il pro-vient d’un double effet, baisse desrevenus et augmentation descharges, notamment en capital.

Cohortes de contrôleurs

Soucieux de corriger les excès ayant débouché sur la crise finan-cière, les régulateurs ont, en effet, massivement augmenté les exi-gences en fonds propres impo-sées notamment aux banques de marché. Les scandales des chan-ges, du Libor (London Interbank Offered Rate) – le taux interban-caire londonien – ou encore celui du viol des embargos américains ont, en outre, entraîné de lourdes amendes de part et d’autre de l’At-lantique. Dans la foulée, les ban-ques ont recruté des cohortes decontrôleurs des risques et autres

spécialistes de la conformité.Face à cette inflation des coûts,

les revenus n’ont cessé de s’effri-ter, en particulier sur les taux et change, l’activité phare des mai-sons de la City et de Wall Street. Audépart, les dirigeants ont pensé que ce repli était conjoncturel,que les beaux jours allaient reve-nir. C’est la raison pour laquelleDeutsche Bank ou Credit Suisse ont tardé à emboîter le pas à UBS. Mais ils ont dû se rendre à l’évi-dence : le problème est bien struc-turel.

D’abord, les banques ont perdude juteux revenus car les nouvel-les règles prudentielles leur inter-disent de jouer sur les marchésavec leurs fonds propres – le fa-meux trading pour compte pro-pre. Globalement, ensuite, la li-quidité s’est contractée. Enfin,« les commissions sont tirées vers

le bas par la généralisation des pla-tes-formes de trading électroni-que. Sur certains produits de taux, plus de 80 % des transactions sont désormais traités de façon auto-matisée », souligne un dirigeant de BFI.

Dans cet univers difficile pourtous les acteurs, les banques amé-ricaines tirent mieux leur épingle du jeu. Les analystes de Morgan Stanley estimaient dans une étude de juillet 2014 que les cinq grands européens, Credit Suisse,UBS, Deutsche Bank, Barclays, RBS, avaient perdu 5 points de partde marché en 2013 au profit des

banques américaines. Et la ten-dance se poursuit. Il suffit de re-garder à qui Bpifrance a confié, mercredi 21 octobre, la vente d’uneparticipation de 2,9 % dans Eif-fage : Citigroup et Goldman Sachs.

Pourquoi une telle réussite ?Sans doute déjà parce que les mai-sons de Wall Street séduisent les meilleurs. Elles ont les plus belles marques, les plus belles « fran-chises ». Et elles « payent » mieux.« Avec les règles imposées par Bruxelles sur les rémunérations, je passe ma vie à faire des recrute-ments pour compenser le départde gens qui ne se trouvent pas as-sez bien payés », soupire un mana-ger d’une banque française à Lon-dres, qui professe : « La stabilitédes équipes est la clé de la réussite dans ces métiers. »

Autre raison du succès des ban-ques américaines, leur marchédomestique est plus large et ellesjouent avec leurs règles. Les régu-lateurs mondiaux ont, en effet,imposé, à la demande des autori-tés outre-Atlantique, un ratio de levier qui contraint les banquesdu Vieux Continent à alléger leurbilan. Les Américains, eux, n’ont pas cette difficulté car, contraire-ment au modèle européen, ils ne conservent pas les actifs qu’ils fi-nancent sur leurs livres mais les recèdent immédiatement sur les marchés. Selon les analystes de Morgan Stanley, cette cure de minceur explique en 2013 la moi-tié du terrain cédé par les grands européens.

Cette tendance est partie pourdurer alors que les banques euro-péennes enchaînent les plansd’économies. D’autant que d’autres menaces se profilent en Europe : une taxe sur les transac-tions financières dans 11 pays, uneréforme structurelle obligeant àscinder les banques en deux… Le11 octobre, Frédéric Oudéa, le di-recteur général de la Société géné-rale, actuel président de la Fédéra-tion des banques européennes, atiré la sonnette d’alarme dans unetribune parue dans le Financial Ti-mes. « Disposer de banques capa-bles de financer les entreprises européennes est un enjeu de sou-veraineté pour l’économie euro-péenne », a-t-il prévenu. p

isabelle chaperon

Les banques ont

perdu de juteux

revenus avec les

nouvelles règles

prudentielles qui

leur interdisent

de jouer sur les

marchés avec

leurs fonds

propres

Un traitement de choc pour Credit Suisse

E t de quatre. Mercredi 21 oc-tobre, Credit Suisse aadopté la même inflexion

stratégique que la banque alle-mande Deutsche Bank, la britanni-que Barclays et l’helvète UBS, en ré-duisant la voilure de sa branche d’investissement, dont la profita-bilité est rognée par l’augmenta-tion des exigences en fonds pro-pres des régulateurs européens. Un choix qui arrive à point nommé : le même jour, le régula-teur suisse a imposé aux banques du pays un nouveau renforcementde leurs fonds propres avant 2019. Ce qui fait de la place helvète « la plus exigeante » du monde selon lenuméro un suisse UBS.

Quatre mois après son arrivée àla tête du groupe, le nouveau PDG, Tidjane Thiam, opère de profonds changements au sein d’une ban-que qui a vu son bénéfice net chu-ter de 24 %, à 779 millions de francssuisses (716,77 millions d’euros), autroisième trimestre. Baptisé « re-boot », le plan d’action prévoit de lever plus de 6 milliards de francs suisses en capital pour augmenter les fonds propres du groupe, et de réduire les coûts de 3,5 milliards, letout d’ici à 2018.

Côté profitabilité, la banque misesur la gestion de fortune, activité bancaire la plus rentable et grande spécialité suisse. Les mauvais ré-sultats enregistrés par la banque, imputables à « des conditions de marché difficiles qui ont réduit l’ac-tivité clients dans la banque privée et la banque d’investissement, se-lon M. Thiam, qui s’exprimait lors de la journée annuelle consacrée aux investisseurs, valident d’une certaine façon cette stratégie et confirment les intuitions qui nous ont guidés ».

Credit Suisse paye aujourd’huid’avoir trop tardé à se retirer de la banque d’investissement, deve-nue trop gourmande en capital. C’est l’un des reproches faits par les actionnaires à l’ex-PDG du groupe, Brady Dougan, spécialiste de la banque d’investissement, poussé vers la sortie fin 2014. M. Thiam prévoit de diminuer le volume de capitaux utilisés pour ce métier, notamment sur le mar-ché des devises étrangères et le tra-ding. Mais des analystes cités par Reuters et le Financial Times ju-gent ce mouvement insuffisant par rapport à l’élagage massif auquel s’est livré le grand rival UBS,

le numéro un suisse, sur cette acti-vité. En préservant « une grande partie » des activités d’investisse-ment, M. Thiam aurait, au con-traire, « validé » la stratégie de son prédécesseur désavoué selon cer-tains observateurs.

Après l’amende record de2,6 milliards de dollars (2,2 mil-liards d’euros) acquittée par le groupe aux Etats-Unis, pour avoir aidé des clients à frauder le fisc, M. Thiam a choisi de tourner réso-lument la page : Credit Suisse cède ses activités américaines de ges-tion de fortune à Wells Fargo.

Priorité aux clients fortunés

Mais pas question de renoncer ailleurs à la gestion des clients les plus fortunés. Credit Suisse crée une division internationale réser-vée à cette activité, avec l’ambitionde dépasser 2 milliards de francs suisses de recette d’ici à 2018. En Asie-Pacifique, la banque prévoit de doubler ses bénéfices à la même échéance avec une division spécifique créée pour la région.

En Europe, le groupe a déjà ex-primé son souhait de privilégier les grandes fortunes. En 2014, il a tourné le dos aux clients alle-

mands et italiens possédant moins d’un million de francs suis-ses d’avoirs. En France, la priorité est donnée aux millionnaires, a souligné, en mars, le président de la filiale France, Belgique et Luxembourg, Pierre Fleuriot, dans un entretien aux Echos. Mardi, Credit Suisse a ajouté qu’il voulait racheter des banques privées plus petites en Suisse grâce aux reve-nus dégagés par l’introduction en Bourse de 20 % à 30 % de sa banquede détail nationale.

Enfin, pour atteindre 3,5 mil-liards de francs suisses d’écono-mies, le groupe prévoit de suppri-mer 5 600 emplois, dont 2 000 auxEtats-Unis, 2 000 à Londres et 1 600 en Suisse. Mais recrutera 1 000 salariés dans la gestion de fortune. « Ce n’est pas du tout le bain de sang attendu par certains »,a commenté M. Thiam, qui a, par ailleurs, procédé à plusieurs nomi-nations au sein du comité exécu-tif. Le dirigeant franco-ivoirien s’est toutefois refusé à donner un objectif de rentabilité, arguant queseul « un imbécile » s’engagerait sur quelque chose qu’il ne peut pascontrôler. p

jade grandin de l'eprevier

LEXIQUE

BANQUE DE DÉTAILElle regroupe tous les services bancaires et les activités de prêts à destination des particuliers, des professionnels et des petites et moyennes entreprises.

BANQUE DE FINANCEMENT ET D’INVESTISSEMENTLa banque de financement et d’investissement (BFI) désigne toutes les activités destinées aux grands clients des banques (en-treprises, institutionnels, Etats). Cela regroupe une partie conseil en fusions-acquisitions tradition-nellement désignée sous le terme de « banque d’affaires ». La BFI offre aux clients des finan-cements en dette ou en fonds propres (augmentation de capi-tal, introduction en Bourse, émission d’obligations, etc.) ou encore opère des montages pour financer un barrage ou une cen-trale. Elle agit également en tant qu’intermédiaire sur les marchés de taux, actions, matières pre-mières, change, etc.

BANQUE PRIVÉEIl s’agit de la gestion de patri-moine pour des clients fortunés, avec des conseils en placement boursier, immobilier ou pour l’achat d’œuvres d’art. Elle pro-pose aussi des services d’optimi-sation fiscale, d’organisation des successions, etc.

Seul Barclays

n’a pas encore

baissé la garde

La décollecte s’accélère sur le Livret A

En septembre, les retraits sur le Livret A ont été supérieurs aux dé-pôts, à hauteur de 2,38 milliards d’euros, selon les données pu-bliées mercredi 21 octobre par la Caisse des dépôts. Il s’agit du sixième mois consécutif de décollecte. Si l’on ajoute le Livret de dé-veloppement durable (LDD), la collecte nette de ces deux produits d’épargne défiscalisée a été négative de 3,25 milliards d’euros en septembre par rapport à août, soit le plus haut niveau de décol-lecte depuis octobre 2014. Les flux de collecte des deux livrets sont négatifs de 7,31 milliards d’euros depuis janvier (– 6,21 milliards pour le Livret A et – 1,1 milliard pour le LDD). Le gouvernement a baissé le taux de rémunération des deux livrets d’un quart de point le 1er août, à 0,75 %, un plus-bas historique.

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4 | économie & entreprise VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

La direction d’Air France engage les pilotesà négocierDeux comités centraux d’entreprise sont prévus jeudi et vendredi. Objectif : éviter les licenciements

La brutale interruption ducomité central d’entre-prise (CCE) d’Air France, le5 octobre, à Roissy, a laissé

des traces. Sans doute pour éviter de nouveaux débordements, la direction de la compagnie aé-rienne a choisi de « délocaliser » les deux CCE prévus jeudi 22 et vendredi 23 octobre. Cette fois, lesréunions sont organisées dans leslocaux de la Maison des arts et métiers, avenue d’Iéna, à Paris.Jeudi, c’est aux abords de l’Assem-blée nationale que les syndicatsd’Air France, réunis en intersyndi-cale, ont appelé les personnels à manifester pour signifier leur op-position au « plan B », une série demesures comprenant 2 900 sup-pressions de postes, dont des li-cenciements secs, et une réduc-tion de la flotte.

A la « défense de l’emploi », laCGT a ajouté le « soutien aux sala-riés incriminés » comme mot d’or-dre après les heurts survenus en marge du CCE, lorsque des cadres

et des vigiles de la compagnie ont été bousculés : cinq salariés ontdéjà été placés en garde à vue, tan-dis que plus d’une vingtaine ont été identifiés par l’enquête in-terne d’Air France.

Enfin, les syndicats devraient ànouveau saisir l’occasion du CCEpour, comme ils l’ont annoncé,utiliser leur « droit d’alerte ». Une procédure qui lancera une exper-tise, effectuée par un cabinet indé-pendant, sur les comptes et la stra-tégie de la compagnie. Comme lesautres organisations, le Syndicatnational des pilotes de ligne (SNPL) place « le maintien de l’em-ploi » au premier rang de ses pré-occupations. Le plan B, présenté comme inévitable par Air Franceaprès l’échec des négociations sur le plan « Perform 2020 », prévoit notamment le licenciement de 300 pilotes. Une option que tous, syndicats de pilotes comme direc-tion, voudraient éviter.

Lundi 19 octobre, Alexandre deJuniac et Frédéric Gagey, respecti-

vement PDG d’Air France-KLM et PDG d’Air France, ont adressé un courrier aux organisations syndi-cales de la compagnie. Une « lettred’intention » pour cadrer, avec chaque catégorie de personnel, le nouveau round de négociations qui s’ouvre. Les deux patrons pro-mettent aux syndicats, si un ac-cord est trouvé rapidement, de re-venir « sur la trajectoire du planPerform initial ».

Concurrence de Qatar Airways

Pour lancer son plan « Perform 2020 », qui doit prendre effet en janvier, la direction d’Air France

voudrait obtenir des salariés de 15 % à 20 % de productivité sup-plémentaire à salaire constant. Pour satisfaire à cette exigence,les pilotes devraient voler enmoyenne une centaine d’heures de plus par an. Le SNPL n’oppose pas un front du refus. Toutefois, ilremarque que, à la fin de 2015, les pilotes ne devraient plus être très loin des objectifs attendus par la direction. Selon leurs calculs, un commandant de bord sur long-courrier aura, par exemple, volé en moyenne environ 750 heures en 2015, contre 675 heuresen 2014, d’après les décomptesd’Air France. En pratique, déplore le SNPL, l’adoption du plan « Per-form » se traduirait, pour les pilo-tes, par une perte de rémunéra-tion de 15 % à 20 %.

Pour voler plus, les pilotes récla-ment donc que « l’Etat, actionnaireà 17,6 %, fasse des efforts ». Ils vou-draient que les pouvoirs publics poussent à la baisse les redevancesaéroportuaires ou qu’ils suppri-ment la taxe de solidarité sur les billets d’avion. A elle seule, la « taxe Chirac » a coûté 71 millions d’euros à Air France-KLM en 2014.

Mais le SNPL n’y croit guère.« Les signaux reçus vont plutôtdans l’autre sens, et les arbitragesde l’Etat » ne sont pas favorables à Air France, s’inquiète le syndicat des pilotes. La preuve, Aéroportsde Paris, dont l’Etat détient 50,63 % du capital, a obtenu d’aug-menter ses redevances de 1,25 %, en plus de l’inflation. De même, Qatar Airways devrait décrocherprochainement de nouveaux droits de trafic après l’achat par le Qatar de 24 avions de chasse Ra-fale en mai. C’est-à-dire que la compagnie pourra desservir des

Pour satisfaire

aux exigences

de la direction,

les pilotes

devraient voler

une centaine

d’heures de plus

par an à salaire

constant

- 11%

+ 1 %

+ 18 %+ 13 %

600

700

800 Air FranceMoyenne des compagnies européennes

2014201320122011

Air France

Fonds de pension Retraite (régime obligatoire) Autres charges

Moyenne des compagnies européennes

2014201320122011

10098

8682

698

628

675

668

80

100

120

FRANCE

ALLEMAGNE

ITALIE

ROYAUME-UNI

ESPAGNE

IRLANDE

PAYS-BAS

CHARGES SALARIALES POUR LES COMPAGNIESsur une base 100 des salaires bruts en France

NOMBRE D’HEURES DE VOL en équivalent temps plein

Salaire, heures de vol : les pilotes d'Air France en chiffres

SOURCE : LE MONDE

+ 46

+ 29

+ 29

+ 25

+ 24

+ 21

+ 19

POUR UN COMMANDANT DE BORD SUR LONG-COURRIER RÉMUNÉRATION BRUTE hors charges sociales employeur (base 100 en 2011)

26

17 12

524

12

519

11 10

109

13

15 5

C’est le salaire brut annuel moyend’un commandant de bord sur long-courrier

234 609 euros

675 heures de vol par an

villes françaises directement de-puis Doha. Une concurrence sup-plémentaire pour Air France.

Outre l’Etat, le SNPL souhaiteégalement que la compagnie soitplus généreuse avec ses pilotes, comme elle a su l’être avec les na-vigants de KLM. En échange d’un accord de productivité, les pilotes néerlandais ont obtenu 4,5 % d’ac-tions d’Air France-KLM qui seront versées en trois tranches à partirde 2016.

Ce versement d’actions gratuitesest évalué à environ 100 millions d’euros au cours actuel. Cette par-ticipation permettra aux pilotes de KLM d’obtenir un siège au con-seil d’administration d’Air France-KLM. En cas de retour de la crois-sance, les pilotes de KLM touche-ront aussi une participation auxbénéfices, qui pourra représenter jusqu’à 20 % de leur salaire annuel.Pour l’heure, la direction d’Air France a seulement promis une enveloppe de 100 millions d’euros à répartir entre les 50 000 salariés de l’entreprise si la croissance est de retour et indexée sur les prix ducarburant. p

guy dutheil

L’HISTOIRE DU JOUR A Londres, Xi Jinping préfèrela City au Parlement

londres - correspondance

Q uand le président chinois est venu,mardi 20 octobre, s’exprimer devantles deux Chambres du Parlementbritannique, un honneur relative-

ment rare, il s’est contenté du strict mini-mum. Son discours a duré un petit quart d’heure, et il s’en est tenu à quelques platitu-des et à une citation de William Shakespeare.

Mercredi, en revanche, Xi Jinping était nette-ment plus dans son élément. Sous les ors de Mansion House, la résidence du lord-maire de

la City, il s’exprimait devantdeux cents hommes d’affai-res. Face à cette marée de cos-tumes bleu marine – à peineégayée de quelques tachesrouges et roses des tailleursdes rares femmes présentes –il s’est lancé dans un grand pa-norama de l’économie mon-diale pendant près d’une de-mi-heure. Dans la salle, l’am-biance oscillait entre le révé-rencieux et l’obséquieux.

Le Parlement ou le porte-feuille : le choix est fait. La ré-ception à Mansion House

était le point d’orgue de la visite d’Etat du pré-sident chinois, qui continue jusqu’à jeudi. Et leRoyaume-Uni a déroulé le plus rouge des tapisà son hôte. « Nous voulons être l’économie européenne la plus ouverte aux investissementschinois », avait promis en septembre le chance-lier de l’Echiquier, George Osborne, lors d’une visite préparatoire en Chine. Les Britanniques veulent l’argent chinois et ils le font savoir.

Cette attitude s’est concrétisée mardi par lasignature d’une série d’accords commerciauxtotalisant presque 40 milliards de livres (55 milliards d’euros). La moitié vient de la construction des centrales nucléaires EPR, quiseront financées conjointement par EDF et CGN, une société chinoise. Un autre gros ac-cord concerne le secteur pétrolier : BP va four-nir en gaz liquéfié le producteur d’électricitéHuadian, pour un total de 9 milliards d’euros (sur vingt ans).

« C’est bon pour la Chine »

Legoland a aussi annoncé qu’il allait ouvrirun parc d’attractions près de Shanghaï, les na-vires de croisière de Carnival vont se lancersur le marché chinois et Rolls-Royce a obtenu une grosse commande de moteurs.

David Cameron ne cachait pas sa satisfac-tion : « C’est bon pour la Chine, et bon pour le Royaume-Uni. » Mais essayez de dire ça auxouvriers des aciéries de Tata dans le nord de l’Angleterre ! Le sidérurgiste a annoncémardi la suppression de 1 200 emplois. La se-maine précédente, une autre aciérie dansune ville voisine avait définitivement mis laclé sous la porte. En cause : un afflux d’acier àbas coût venant de Chine. Avec le ralentisse-ment économique de l’empire du Milieu, sesusines se retrouvent en surcapacité, provo-quant un effondrement des prix. Mais si legouvernement britannique s’est démenépour décrocher les contrats chinois, il n’a ab-solument pas réagi à la crise sidérurgique.« Osborne préfère la Chine à nos industries », accusait, amer, le panneau d’un manifestantbritannique. p

éric albert

55 MILLIARDS D’EUROS D’ACCORDS COMMERCIAUX ONT ÉTÉ SIGNÉS LORS DE LA VISITE DU PRÉSIDENT CHINOIS

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Page 39: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 économie & entreprise | 5

Karavel-Promovacances en passe de reprendrele voyagiste FramBercy pousse à une solution franco-française après le retrait d’une offre chinoise

A ller au plus vite pour sau-ver le voyagiste Fram. De-puis le retrait en début de

semaine de l’offre de reprise du tour-opérateur toulousain par le chinois HNA associé au français Selectour Afat, les pouvoirs pu-blics sont à la manœuvre pour évi-ter le naufrage de ce groupe de 550 salariés. Pour cela, ils ont réac-tivé la proposition concurrente dé-posée par le français Karavel-Pro-movacances. Elle avait été éclipsée une semaine auparavant, le 12 oc-tobre, par l’offre ferme chinoise qui, elle, évitait un dépôt de bilan.

Une réunion devait se tenir cejeudi 22 octobre à Bercy pour défi-nir les modalités de la reprise en-tre l’administrateur désigné par le tribunal de commerce de Tou-louse, des représentants de Kara-vel-Promovacances et du comité interministériel de restructura-tion industrielle. Il s’agirait d’orga-niser rapidement le dépôt de bilandu voyagiste puis se mettre d’ac-cord sur la procédure, dans dix jours, un mois au maximum, tant la situation financière de l’en-treprise s’est détériorée. L’impéra-tif est aussi d’éviter tout déboire pendant la période des vacances scolaires et faire en sorte qu’aucunclient de Fram ne soit pénalisé.

Le dossier semble bien avancécar, selon les connaisseurs de l’af-faire, personne n’a vraiment cru à la proposition chinoise, d’autant qu’elle était portée par un « mysté-rieux investisseur » luxembour-geois. Si mystérieux qu’aucun re-présentant de ce repreneur ne s’estrendu depuis aux cinq réunions organisées par Bercy pour définir le plan de sauvetage. Le contact a

donc été maintenu avec le candi-dat français, d’autant que Karavel-Promovacances s’intéresse depuis de nombreux mois à Fram.

Depuis sa création voiciquinze ans, ce groupe leader de la vente de séjours sur Internet s’est spécialisé dans la reprise des socié-tés en difficulté, avec cinq opéra-tions à son actif. En reprenant Fram, il doublerait quasiment son chiffre d’affaires pour le porter à 600 millions d’euros et devien-drait le plus grand tour-opérateur à capitaux français. Le voyagiste, dont l’actionnaire est le fonds LBO France, se hisserait au deuxième rang dans l’Hexagone àégalité avec Marmara et Nouvelles Frontières appartenant tous deux à l’allemand TUI, mais loin der-rière le milliard de chiffre d’affai-res du Club Méditerranée, pro-priété du chinois Fosun.

Réduction d’effectifs

Le tour-opérateur prévoirait d’in-vestir 50 millions d’euros dans le plan de reprise qui comprend le développement d’Internet, le marketing et le respect des enga-gements pris par Fram auprès de ses clients. Il se serait engagé à ce qu’aucun d’entre eux ne soit laissépour compte, comme il l’avait déjàfait en 2007 lors de la reprise du site Partirpascher.com.

Mais cette reprise devrait se tra-duire par une réduction de 25 % des effectifs de Fram, conséquencede la dégradation de la situation. Selon des proches du dossier, alorsque le chiffre d’affaires du voya-giste a baissé de 30 % en trois ans, les effectifs sont restés stables. p

dominique gallois

Bercy songe à porter un nouveau coup au diesel Le gouvernement envisage une refonte de la fiscalité des véhicules d’entreprise, qui avantage le gazole

La pollution au diesel et lestricheries de Volkswagenpour ses moteurs au ga-zole auront-elles raison de

ce carburant en France ? Peut-être pas immédiatement, mais l’hégé-monie de cette motorisation de-vrait être mise à mal ces prochai-nes années. Après avoir décidé, lors du budget voté mardi 20 octo-bre à l’Assemblée nationale, d’aug-menter en 2016 d’un centime d’euro par litre le prix du diesel et de baisser d’autant celui de l’es-sence, le gouvernement réfléchit désormais à une refonte plus largede la fiscalité des véhicules d’en-treprise, assurent Les Echos.

Dans le cadre de la loi de finan-ces rectificative, dont le Parlementdoit débattre mi-novembre, un paquet de mesures concernant la fiscalité de l’énergie sera présenté par le gouvernement. Devrait fi-gurer en bonne place la modifica-tion du régime de déduction de la TVA des carburants. Aujourd’hui, les entreprises peuvent déduire 80 % de la TVA payée sur leur con-sommation de diesel, mais pas surcelle de l’essence. A Bercy, on con-firme réfléchir à un élargissementde cette déduction à l’essence, et non à sa suppression pour le die-sel, sans pour autant vouloir en-trer dans les détails, car « les arbi-trages sont encore en cours ».

Le gouvernement pourrait re-voir aussi son barème sur la taxe sur les véhicules de sociétés (TVS), dont la valeur est aujourd’hui cal-culée en partie sur les émissions de CO2 des véhicules. Un diesel consomme en moyenne 15 % de

moins qu’un véhicule essence et, mathématiquement, il émet beaucoup moins de CO2. Le sys-tème fiscal actuel avantage doncstructurellement le diesel. Et comme les gouvernements suc-cessifs ont soutenu le marché automobile grâce à un système de bonus-malus, lui aussi exclusive-ment fondé sur les émissions de gaz à effet de serre, l’Etat a toujourspoussé cette motorisation plus so-bre en CO2. Mais pas toujours plus sobre en polluants (particules fi-nes, oxyde d’azote, etc.).

L’ensemble de ces raisons expli-que pourquoi les parcs automobi-les d’entreprise sont aujourd’hui presque entièrement composésde véhicules diesel. En 2014, selon les données de l’Observatoire du véhicule d’entreprise (OVE), 87,5 %des 700 000 véhicules profes-sionnels roulaient au diesel. Pour les véhicules utilitaires, le taux estmême de 95 %.

Une réduction des avantages fis-caux en faveur du diesel contri-buerait donc à diminuer la partdu diesel dans le parc automobile français. Au 1er janvier 2015, 67,5 % des 37,5 millions de véhicules français roulaient au diesel, con-tre 66 % en 2013… Reste que cette part va diminuer : depuis le débutde l’année, elle est tombée à 58 % dans les nouvelles immatricula-tions, contre 72 % en 2012.

Sur les neuf premiers mois de2015, les ventes de voitures es-sence ont progressé de 48 %, cel-les de modèles électriques de prèsde 16 %, tandis que les ventes de véhicules hybrides ont bondi de

66,7 %. Le diesel, lui, dégringole. La publicité négative ne fait pas tout : les normes bien plus sévèresont également poussé les cons-tructeurs à cesser d’équiper cer-tains modèles, notamment les plus petits véhicules, car les systè-mes de dépollution à installer sont tellement onéreux qu’ils ne peuvent espérer les faire payer par les consommateurs.

« Donner le choix »

A l’horizon 2020, les constructeursfrançais, historiquement en pointe sur cette motorisation, an-ticipent une part de marché du diesel sur le marché français autour de 50 %. Mais cela pourrait être bien plus bas, si l’on suit le rythme actuel du « rééquilibrage »,même si, en moyenne, le parc fran-çais ne se renouvelle tous les ans qu’à hauteur de 5 % maximum.

Au fond, une modification de lafiscalité des véhicules d’entrepri-ses est réclamée depuis plusieurs années par les professionnels. « En

autorisant les entreprises à déduirela TVA sur l’essence comme sur le diesel, on va pouvoir leur donner le choix de la motorisation des véhi-cules, notamment en fonction de leur utilisation. Rien que pour cela, c’est sain », explique Bernard Four-niou, le président de l’OVE.

« Aujourd’hui, poursuit-il, lamoyenne de roulage d’un véhicule de fonction est de 30 000 kilomè-tres par an. C’est une distance qui justifie pleinement le diesel. En re-vanche, certains collaborateurs desociété roulent bien moins, et exclu-

sivement en milieu urbain, ce qui justifierait des véhicules essence, souvent moins chers à l’achat. »

De plus, avec la mise en placed’une nouvelle « pastille verte » à partir de janvier 2016, certaines entreprises voudront avoir le choix de la motorisation de leur véhicule afin d’être sûres de pou-voir entrer en ville. Les agglomé-rations réfléchissent toutes àmettre en place des restrictions de circulation pour les véhicules les plus polluants.

Pour les comptes de l’Etat, la mo-dification du régime de déductionde TVA ne devrait coûter que quel-que 15 à 20 millions d’euros. Pour l’OVE, il s’agit simplement d’un transfert de charge. Ce qui ne bé-néficiait qu’aux véhicules diesel bénéficiera désormais aux véhi-cules à essence. Au passage, le gou-vernement devra faire une croix sur la TVA acquittée aujourd’hui par les sociétés pour les rares véhi-cules essence en circulation. p

philippe jacqué

Aujourd’hui,

les entreprises

peuvent déduire

80 % de la TVA

payée sur

le diesel mais

pas sur l’essence

LES CHIFFRES

25,5C’est, en millions, le nombre de véhicules (particuliers ou utilitaires) qui fonctionnent au diesel en France, soit 67,5 % du parc automobile national (37,5 millions) selon le Comité des constructeurs français d’automobiles.

64 %C’est la part du diesel dans les immatriculations neuves (particuliers et entreprises) sur l’année 2014. Depuis le début 2015, le pourcentage est de 58 %.

87,5 %C’est la part du diesel sur les 700 000 véhicules vendus aux entreprises en 2014.

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Page 40: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

6 | économie & entreprise VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

Plus d’un tiers des secrétaires de comités d’entreprise n’ont pas d’appartenance syndicaleUne vaste enquête a été réalisée à l’occasion des 70 ans des comités d’entreprise

I ls ne sont pas toujours pro-ches des syndicats, pas forcé-ment très politisés, plutôt cu-

mulards et conservateurs dès qu’il s’agit de porter un regard surle modèle social français. La pre-mière enquête sur 1 000 secrétai-res de comités d’entreprise (CE)représentatifs des entreprises françaises réserve quelques sur-prises sur l’image de ces élus dupersonnel. Réalisée à l’occasiondes 70 ans des CE par Sondages CE,un institut de sondage spécialisé dans les comités d’entreprise, avec le concours du politologueStéphane Rozès, pour le compte de quatre acteurs de cet univers social (ProwebCE, Groupe Alpha, Edenred, SalonsCE), l’enquête, pu-bliée jeudi 22 octobre, révèle queles secrétaires de CE exercentcette fonction en moyenne de-puis 5,2 ans. Ils ont tendance à pra-tiquer le cumul des mandats : si37,9 % d’entre eux n’exercent aucune autre fonction, 45,7 % sontaussi délégués du personnel et 19,1 % délégué syndical.

Parmi les secrétaires de CE,37,4 % n’affichent aucune appar-tenance syndicale. Pour ceux qui portent les couleurs d’un syndicat– c’est-à-dire 56,2 % dans les entre-prises de moins de 100 salariés et

90 % dans celles de plus de 500 –, la CFDT arrive en tête (20,6 %) de-vant la CGT (15,9 %), FO (9,8 %), la CFE-CGC (6,3 %), la CFTC (4,3 %) et l’UNSA (2, 5 %).

Sur le plan politique, 61,4 % dessecrétaires de CE se déclarent pro-ches d’un parti : 28,6 % se récla-ment de la gauche (ce pourcen-tage monte à 40 % dans les gran-des entreprises), 20,1 % de la droite, 2,6 % du Front national, 38,6 % indiquant aucune proxi-mité avec un parti. Si on ventile par formation, ce sont Les Répu-blicains qui arrivent en tête(12,7 %), juste devant le Parti socia-liste (12 %). On trouve ensuite leParti de gauche (6,5 %), les diversgauche (6,2 %), l’UDI-MoDem (4,8 %), Europe Ecologie-Les Verts (2,3 %) et le Parti communiste(1,5 %).

Sur le plan

politique,

61,4 % des

secrétaires de CE

se déclarent

proches

d’un parti

L’enquête montre que dans lesmissions dévolues au CE, la ges-tion des activités sociales et cultu-relles (54 %) prend le pas sur le rôleéconomique (46 %), sauf dansdeux secteurs d’activité – infor-mation-communication et hé-bergement-restauration – où on observe l’inverse.

Les secrétaires de CE pointentdeux écueils dans l’exercice deleurs tâches : 63,7 % relèvent une difficulté à suivre les évolutions législatives et 55,9 % mettent enavant « un manque de compréhen-sion de l’action du CE par les sala-riés ». Ils sont 51,6 % à se plaindre du manque de ressources finan-cières et humaines, 49,4 % du manque de temps et 46,9 % dumanque de formation.

Désintérêt pour cet engagement

Signe d’un symptôme qui touche aussi les syndicats, un secrétaire de CE sur deux peine à trouver descandidats pouvant assurer la re-lève. Parmi les raisons évoquées, le désintérêt pour cet engage-ment arrive en première place (64,8 %) devant la charge de tra-vail (35,3 %), la pression de la direc-tion (19,7 %), l’absence de recon-naissance des salariés (19,5 %) et lefrein à la carrière (19 %).

Une majorité d’élus se montredubitative sur l’efficacité globaledu modèle social français : pour 48,1 % il fonctionne bien, pour 47 % il fonctionne mal. C’est lors-que la loi s’avère contraignante qu’ils reconnaissent ce qui « fonc-tionne bien » : la législation du tra-vail, la protection sociale, la luttecontre les discriminations racia-les. Ils sont 53,6 % à estimer que la participation des salariés aux dé-cisions stratégiques de l’entre-prise fonctionne mal. Il en ressort une vision conservatrice quant à une évolution de ce modèle so-cial : 53,2 % souhaitent l’améliorer « sur quelques points », 6,9 % « le conserver tel quel » et 26,1 % « l’améliorer en profondeur ».

Si le dialogue social est jugé« non efficace » au niveau national,ils sont 72,1 % à le juger satisfaisantavec la direction dans l’entreprise. Sur la fusion du CE avec le comité d’hygiène, de sécurité et des con-ditions de travail (CHSCT), prévue par la loi Rebsamen dans les entre-prises de moins de 300 salariés, 50 % des élus se disent opposés. Cepourcentage monte à 64,7 % dans les entreprises de 300 salariés et plus, mais descend à 47,4 % dans celles de moins de 300 salariés. p

michel noblecourt

101C’est le niveau de l’indice, calculé à partir des réponses des chefs d’entreprise des principaux secteurs d’activité, mesurant le climat des affaires en France. En s’améliorant d’un point en octobre par rapport au mois précédent, l’indicateur atteint son plus haut niveau depuis août 2011, grâce à une nette embellie dans les services (+3 points), selon les données publiées, jeudi 22 octobre, par l’Insee. Par secteur, l’indica-teur de l’industrie manufacturière a régressé d’un point, à 103, mais celui du commerce de détail a progressé d’un point, à 110, un plus haut de-puis début 2008. Seul celui du bâtiment (-1 point, à 90) reste à la traîne.

LITERIELes matelas Trecaet Dunlopillo en passe de devenir portugaisLe spécialiste français de la li-terie Cauval, propriétaire des marques Dunlopillo, Sim-mons ou Treca, a annoncé, mercredi 21 octobre, l’entrée à son capital du portugais Aquinos, qui aura ensuite une option pour prendre le con-trôle du groupe. Dans un pre-mier temps, « Aquinos, par le biais d’une filiale commune à créer, va participer à une aug-mentation de capital de Cau-val de 25 millions d’euros », ex-plique la société française, en difficulté financière depuis plusieurs années. – (AFP.)

TESTS GÉNÉTIQUESLes Etats-Unis autorisent 23andMe à vendredes tests ADNDeux ans après avoir été con-trainte, par l’agence améri-caine du médicament (FDA), de cesser la commercialisa-tion de tests ADN, la société

23andMe – qui compte Googleparmi ses investisseurs – a ob-tenu le feu vert pour en ven-dre de nouveaux. Ces kits per-mettront aux clients de savoir s’ils sont porteurs de muta-tions génétiques augmentant le risque que leurs enfants soient atteints de maladies graves comme la mucovisci-dose. Les gènes prédisposant à certains cancers, au diabète ou à la maladie d’Alzheimer ne seront en revanche plus recherchés. – (AFP.)

ESPAGNENouveau recul du taux de chômageL’Institut national de la statis-tique espagnol a annoncé, jeudi 22 octobre, une diminu-tion, au troisième trimestre, de 1,2 point du taux de chô-mage, qui reste toutefois le deuxième le plus élevé de la zone euro (21,18 %), derrière la Grèce (25 %). La situation de l’emploi est un sujet de pré-occupation majeure à deux mois des législatives. – (AFP.)

Pour croître, le Printemps s’étend et se rénoveDans un marché de l’habillement en déclin, le groupe inaugure jeudi un nouveau magasin à Cagnes-sur-Mer

Après trente-deux ansd’un calme olympien,Le Printemps ouvre ànouveau des magasins.

Le groupe détenu par le qatari Di-vine Investments a inauguré en 2014 un nouvel espace com-mercial au cœur du Carrousel du Louvre, à deux pas du musée le plus visité de la planète. Puis une gigantesque vitrine supplémen-taire à Marseille ainsi qu’un deuxième magasin Citadium, des-tiné aux adolescents, aux Ter-rasses du Port.

Suite de cette expansion jeudi22 octobre à Cagnes-sur-Mer (Al-pes-Maritimes), où le grand maga-sin étrenne 6 000 m² dans le cen-tre commercial au style épuré Po-lygone Riviera.

Ce projet, d’un coût total de20 millions d’euros, a été partielle-ment partagé par les marques. Dé-sormais, Le Printemps comprend 19 magasins. Soit plus de deux foismoins que son grand concurrent hexagonal, les Galeries Lafayette. « Nous avons terminé la première vague d’ouvertures », assure au Monde Paolo de Cesare, président du groupe Le Printemps. Même s’ilaimerait encore déployer son dra-peau à Bordeaux ou à Toulouse. « C’est très difficile de trouver un bon emplacement, cela prend sou-vent des années. Nous ne voulons jamais ouvrir pour ouvrir. C’est un peu comme si on demandait à quel-qu’un qui vient d’accoucher quand naîtra le bébé suivant ! », dit-il.

Ouvrir de nouveaux grands ma-gasins en France ressemble à s’y méprendre à un pari à contre-cou-rant dans un environnement où tous les indicateurs sont au rouge. Depuis sept ans, le marché de l’ha-billement est en déclin de 13 % se-lon les données de l’Institut fran-çais de la mode (IFM). Pendant ce temps, les ventes en ligne de vête-ments sont passées de 3,7 % à 15,6 %. Si bien que plus d’un quart du marché s’est évaporé. Sans compter que la pression sur les prix s’est sérieusement accrue puisque aujourd’hui 48,2 % des vê-tements sont achetés en solde ou

en promotion… « Ce déclin drama-tique du marché est le plus impor-tant depuis cinquante ans » admet M. de Cesare.

Offres exclusives

Dans ce contexte, la rentabilité du groupe Le Printemps n’est pas flamboyante : 4 % lors du dernier exercice fiscal 2014-2015 clos fin mars, là où ses grands concurrentsinternationaux affichent entre 8 % et 10 %. La croissance du chif-fre d’affaires, elle, s’est maintenue au cours du dernier exercice à 7 %, pour atteindre 1,7 milliard d’euros,mais grâce aux ouvertures de

nouveaux magasins. A périmètreconstant, les ventes ont augmentéd’un peu plus de 2 %. Malgré cette conjoncture très difficile, le PDG vise toutefois 1,8 milliard d’euros de ventes en 2015-2016. A compa-rer au milliard tout juste atteint en 2006-2007.

De fait, les disparités sont impor-tantes entre les points de vente : les Printemps de province ne croissent pas mais les Citadium ef-fectuent une très belle progression(8 à 9 % avec un objectif de plus de 10 % pour l’exercice en cours). Les ventes en ligne rattrapent un re-tard considérable et ont explosé de

50 % depuis deux ans. Le navire amiral du boulevard Haussmann a quant à lui affiché une croissancede 7 % de ses ventes en 2014, tou-jours dopées par les touristes. A eux seuls, ils représentent 40 % duchiffre d’affaires du magasin. LesChinois arrivent toujours en tête (ils contribuent pour 50 % aux achats des touristes), suivis par les Coréens et les Japonais. Corollaire direct des aléas monétaires, les Russes dépensent beaucoup moins – ce déclin est estimé entre 22 % et 30 % depuis un an –, alors que les Américains profitent à nouveau de taux de change favo-

rables. La bonne surprise est ve-nue depuis le début de l’année des ressortissants du Moyen-Orient, qui délaissent quelque peu Lon-dres pour Paris.

Tous ces touristes exigent unequalité de service qui n’est pas tou-jours l’apanage de la France. Aussi M. de Cesare a misé sur une tren-taine de modules de formation des personnels mais aussi sur des offres de plus en plus exclusives deproduits, qu’il s’agisse de mode, de jeans, de baskets, de parfums ou d’accessoires… Autre grand chantier, la mode homme va réin-tégrer le plus vaste bâtiment du

boulevard Haussmann tandis que le plus petit va être totalement ré-nové pour abriter notamment la mode enfantine, la maison et la beauté. Soit 100 millions d’euros de travaux jusqu’en 2017.

Dernier sujet qui fâche, l’ouver-ture du dimanche : « C’est une pre-mière mondiale. Il faut l’appro-bation des syndicats. S’il n’y a pas d’accord, nous ne pourrons pas ouvrir le dimanche. » Les négocia-tions ont démarré en septembre avec les cinq syndicats (CGT, CFDT, CGT-FO, CFTC, CFE-CGC). Seraient sur la table des demandes de dou-blement de salaires, de jour de re-pos supplémentaire, de paiement des transports, voire de garde d’en-fants. M. de Cesare précise que le travail ce jour-là « s’effectuera uni-quement sur la base du volontariat et les salariés ne pourront pas être présents plus de 15 dimanches par an ». Mais il redoute d’arriver à uneaberration telle que le samedi soit rentable boulevard Haussmann mais pas le dimanche.

Un tiers des personnes qui tra-vaillent en France embauchent déjà le dimanche, assure le PDG :« Ce sera donc un test sur la matu-rité des syndicats. L’ouverture le di-manche créerait directement 300 emplois dans le magasin Haussmann. En Italie, cet assou-plissement a apporté au pays 0,8 %de point de croissance. » Il rappelleque certains magasins du groupe n’observent déjà aucune trêve do-minicale, comme Deauville, Mar-seille ou celui du Louvre à Paris – où le dimanche est d’ailleurs le meilleur jour de ventes. p

nicole vulser

Le plus petit

bâtiment du

boulevard

Haussmann,

qui accueillait

la mode homme,

sera transformé

A Cagnes-sur-Mer, le Printemps inaugure le 22 octobre un magasin de 6 000 m². MANUEL BOUGON.

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0123VENDREDI 23 OCTOBRE 2015 idées | 7

PARIS CLIMAT 2015

par olivier godard

De bons économistes dé-fendent la nécessité d’ins-taurer un prix mondialunique du carbone s’im-

posant à tous les pays. Pour y parvenir, Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet proposent que les différents marchés régionaux du carbone se fon-dent dès que possible en un unique marché mondial (Le Monde du 17 sep-tembre). A cela s’ajouterait un disposi-tif de bonus-malus pivotant autour du taux moyen d’émission de gaz à effet de serre par habitant, car la justice commanderait d’égaliser les droits d’émission de chaque individu à tra-vers le monde. Revêtues d’un appa-rent bon sens, ces trois idées sont pourtant fausses et hors propos dans le contexte des négociations en vue de la COP21 à Paris.

L’idée d’un prix mondial unique ducarbone s’enracine dans la recherche de l’efficacité des incitations écono-miques. Acceptable sous certaines prémices, ce raisonnement pèche ici par ses œillères. L’émission de CO2 n’intéresse que parce qu’elle sous-tend la production d’un certain état du climat. Ce bien collectif résulte d’une production décentralisée par les milliards d’individus qui en sont dépendants.

Pour maximiser le bien-être collectif,il faut prendre en compte la valeur que chaque individu lui accorde afin de proportionner la contribution qui lui est demandée. Pour chacun, cette valeur se compare à celle des autres

biens permettant de vivre et de se dé-velopper. Les arbitrages n’ont donc aucune raison d’être les mêmes entre les 7 milliards d’êtres humains, du fait des énormes différences de situations et de revenus entre eux. Sauf dans le cas très hypothétique où la commu-nauté internationale organiserait des transferts de revenus si gigantesques que l’utilité marginale de la monnaie deviendrait la même pour tous. La condition pour qu’un prix unique du carbone maximise le bien-être mon-dial serait l’effacement des inégalités économiques de développement ! Cette proposition est surréaliste dans le contexte des négociations de la COP21.

L’APPROCHE « BOTTOM-UP »

Ensuite, vouloir coupler les marchés du carbone entre des pays aux condi-tions très hétérogènes serait en por-te-à faux avec l’approche bottom-up choisie par la communauté interna-tionale depuis la COP de Copenhague (en 2009). Cette approche reconnaît à chaque Etat le droit d’élaborer souve-rainement ses objectifs d’émissions de gaz dans le cadre de sa stratégie de dé-veloppement. S’il existe, le marché lo-cal ou régional du carbone doit alors être considéré comme le moyen choisi par un gouvernement pour me-ner à bien la transition de son écono-mie vers les objectifs qu’il s’est don-nés. Le niveau du prix qui en émane reflète ces choix et ce rôle.

Cela n’a alors pas de sens de vouloirimposer un prix unique émanant d’un marché mondial. Il empêcherait chaque pays de se mettre sur la trajec-toire de maîtrise des émissions qu’il a voulue politiquement. Il forcerait cer-tains pays à faire ce qu’ils ne veulent pas faire (pour ceux à ambition faible) et d’autres, plus ambitieux, d’aller de l’avant, donc de faire ce qu’ils veu-lent : le signal prix qui s’imposerait par le biais des échanges internatio-naux de quotas serait trop élevé pour les premiers et trop faible pour les se-conds. En plus ce serait anti-démocra-tique, puisque cela reviendrait à ba-fouer le processus national par lequel un pays s’est donné des objectifs et une stratégie.

Par ailleurs, pour que les échanges de quotas entre entreprises relevant

de régions différentes aillent dans le sens d’une réduction des coûts collec-tifs, et pas seulement des coûts privés toutes taxes comprises, il faudrait que la taxation des intrants énergétiques soit identique dans les différents pays concernés. Sinon, les échanges inté-ressants du point de vue privé vont promouvoir les réductions d’émis-sions techniquement les plus coûteu-ses dans les régions à faible taxation des intrants énergétiques, au détri-ment de l’efficacité économique d’en-semble et des finances publiques des pays qui taxent le plus les intrants énergétiques. Ce serait en particulier un problème pour la France.

UN TROMPE-L’ŒIL

Enfin poser un droit individuel égal et universel d’émission de gaz à effet de serre est une idée fausse, tant du point de vue de la justice climatique que du point de vue géopolitique : première-ment, tous les pays, y compris les plus émetteurs, doivent trouver leur inté-rêt dans le nouveau régime à établir ; deuxièmement, il s’agit d’un trom-pe-l’œil, puisqu’un tel droit ne servi-rait qu’à asseoir un marché internatio-nal du carbone qui serait l’affaire des Etats et des entreprises : les individus-alibis ne verraient jamais la couleur de ces « droits égaux ».

Sur le fond, émettre du CO2 n’est pasune liberté fondamentale exigeant l’égalité stricte. Les besoins connexes, comme les besoins en énergie, sont très différents selon les pays, les ré-gions et les situations. En fait, l’émis-sion de ces gaz n’est pas une émana-tion des individus, mais le résultat d’une géographie industrielle mon-diale, de l’étendue des territoires et d’un état des infrastructures de cha-que pays. Le critère le plus « juste » serait celui qui répondrait aux be-soins économiques courants, c’est-à-dire un plafond mondial d’émissions réparti périodiquement en propor-tion de la composante « production de biens » du produit intérieur brut de chaque pays. p

¶Olivier Godard est directeur de recher-che honoraire au CNRS. Il a codirigé avec Jean-Pierre Ponssard « Economie du cli-mat : pistes pour l’après-Kyoto » (Ed. de l’Ecole polytechnique, 2011). Il a récem-ment publié : « Environnement et déve-loppement durable. Une approche méta-économique » (De Boeck, 2015), et « La Justice climatique mondiale » (La Décou-verte, coll. « Repères », 2015)

Climat : les idées fausses de bons économistes

La proposition d’un prix mondial unique du carbone, accompagné d’un système de bonus-malus, s’avère être surréaliste dans le contexte des négociations en vue de la COP21, à Paris

LE CRITÈRE « LE PLUS JUSTE » SERAIT

UN PLAFOND MONDIAL D’ÉMISSIONS RÉPARTI

EN PROPORTION DE LA COMPOSANTE

« PRODUCTION DE BIENS » DU PIB DE CHAQUE PAYS

POLITIQUES PUBLIQUES

L’élection, source de bienfaits

thibault gajdos

Selon le ministre de l’écono-mie, Emmanuel Macron, lepassage par une élection cons-titue, pour l’homme politique

moderne qu’il entend incarner, « un cursus honorum d’un ancien temps ». Son argument est simple : on élit lesdéputés, pas les ministres. Il y aurait une sorte de vice à solliciter les suffra-ges pour un mandat que l’on ne sou-haite pas sincèrement exercer (puis-que M. Macron veut être ministre, et non simple député).

C’est une position surprenante.D’abord, parce qu’il est un peu inat-tendu de voir Georges Pompidou ou Raymond Barre (tous deux nomméspremiers ministres sans avoir exercé de mandat électif) convoqués comme témoins de modernité. Ensuite, car il est étonnant que M. Macron réduise leprocessus électoral à sa dimension laplus instrumentale (choisir un dé-puté, en l’occurrence).

Tout d’abord, le mécanisme électoraljoue un rôle de sélection : on peut sup-poser que les personnes élues auront, en moyenne, une propension plusgrande à favoriser le bien commun. Guy Grossman (université de Pennsyl-vanie) a mis en évidence ce phéno-mène dans le cadre d’une expérimen-tation menée en Ouganda (Do Selec-tion Rules Affect Leader Responsive-ness ? « les critères de sélection ont-ilsune incidence sur la réactivité des diri-geants ? », Quarterly Journal of PoliticalScience, 2014).

UN RÔLE DE SÉLECTION

Il a étudié le fonctionnement d’asso-ciations de fermiers, en comparant celles dont les responsables avaient été nommés par des conseils repré-sentatifs à celles dont les responsablesavaient été directement élus par les membres. Il a pu observer que ceux élus tenaient davantage compte despréférences des autres membres del’association et étaient plus enclins à promouvoir le bien collectif que ceuxnommés.

Cela conduit à un degré de coopéra-tion plus élevé (et, donc, à des revenus également plus élevés) au sein des as-sociations dont les responsables sont élus. Mais l’élection ne permet pas seulement de sélectionner un candi-dat : elle permet de tisser un lien subtilentre l’élu et ses électeurs. Le simplefait d’être élu est susceptible de modi-fier le comportement d’un décideur.

Un tel phénomène est délicat à dis-tinguer empiriquement des effets de sélection. Allan Drazen et Erkut Ozbay(université du Maryland) l’ont mis en évidence dans un cadre expérimental délibérément abstrait, permettantprécisément de neutraliser les effets de sélection (« Does “Being Chosen to Lead” Induce Non-Selfish Behavior ? Ex-perimental Evidence on Reciprocity », document de travail, 2015).

ONCTION

L’idée consiste à créer des groupes de trois sujets : deux « candidats » et un « citoyen ». Dans un premier temps, un décideur est choisi pour chaque groupe. Dans la moitié des groupes, ilrevient au « citoyen » de choisir entre les deux « candidats ». Dans l’autre moitié des groupes, le décideur est choisi aléatoirement parmi les deux« candidats ».

Dans un second temps, le décideur(élu ou nommé) exerce un choix qui affecte les revenus de tous les mem-bres du groupe. Allan Drazen et ErkutOzbay observent que, bien que rien neles y contraigne, les décideurs élus sont plus altruistes et tiennent davan-tage compte des intérêts des « ci-toyens » (et non des autres « candi-dats ») que les décideurs nommés.

En somme, l’élection n’est pas seule-ment une désignation : c’est une onction. Le passage par ce rituel dé-mocratique permet un meilleur ali-gnement des décisions politiques sur les préférences des citoyens.

Il n’est pas sûr que cela soit inutilepour un ministre. On peut s’en passer,bien sûr : la Constitution le permet. Mais cela dit quelque chose sur la con-ception que l’on a de l’action politique.Il est, d’ailleurs, intéressant de noter que, à l’exception d’Emmanuel Ma-cron (dont le cas pourrait se discuter) et de Christian Sautter (qui exerça unbref intérim de cinq mois après la dé-mission de Dominique Strauss-Kahn), les ministres de l’économie de laVe République n’ayant pas été aupara-vant élus ont tous appartenu à des gouvernements de droite (Wilfrid Baumgartner, Maurice Couve de Mur-ville, Raymond Barre, Francis Mer etChristine Lagarde). Il n’est pas sûr que cela soit un hasard. p

¶Thibault Gajdos

est chercheurau Centre nationalde la recherchescientifique

#MUTATIONS | CHRONIQUEvincent giret

Les jeunes, la résignation, la révolte ou l’exil

Q uand ouvrira-t-on enfin lesyeux ? Qu’attendons-nouspour prendre la mesure dudésarroi de la jeunesse fran-

çaise ? Plus les signes de défiance s’ac-cumulent, plus le pays fait l’autruche ! Aux dernières élections européennes, 77 % des 18-34 ans se sont abstenus. Et quand ils ne votent pas avec leurs pieds et consentent à glisser un bulle-tin dans l’urne, près d’un jeune sur trois choisit le Front national qui en a fait son plus gros bataillon électoral. Signe qui ne trompe pas : les deux benjamins des Assemblées – nationaleet sénatoriale, toutes les deux aussi grisonnantes – appartiennent au FN !

La raison de cette cassure citoyennese voit comme le nez au milieu de la figure : aucun autre pays développé n’a ainsi abandonné sa jeunesse : 1 million des 18-29 ans vit sous le seuil de pauvreté, 24 % sont au chô-mage (trois fois plus qu’en Allema-gne), et quand ils sont parvenus à ar-racher une place, la moitié d’entre eux sont en contrat précaire. Faut-il rappeler, pour faire le tour de la catas-trophe, que 150 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire et

que 48 % des étudiants sont en situa-tion d’échec dès la première année d’université ?

Cette piteuse singularité française aune histoire que documente et dé-nonce avec force Bernard Spitz dans son dernier ouvrage, On achève bien les jeunes. L’ancien conseiller de Mi-chel Rocard, aujourd’hui président de l’Association française de l’assu-rance (AFA), mène le combat depuis longtemps.

UNE PERNICIEUSE DÉRIVE

Il y a près de dix ans, dans Le Papy-krach (Grasset, 2006), il dénonçait déjà une lente et pernicieuse dérive : celle d’une France vieillissante ins-tallée dans un confort aussi insou-ciant qu’irresponsable grâce à des rè-gles faites à sa main et à des prestations accordées à crédit que la jeunesse devra rembourser toute sa vie durant. « Les parents ont réussi à organiser, en douce, le hold-up du siè-cle, celui de leurs enfants », constatait Bernard Spitz.

Une décennie plus tard, rien n’a changé, sauf en pire. Collectivement, les Français s’acharnent à entraver

l’accès des jeunes au marché du tra-vail, aux mandats politiques, aux postes à responsabilité. Ajoutons l’autre mâchoire du piège : ils lèguent à chaque nourrisson, en guise de ca-deau de naissance, 30 000 euros de dette à rembourser. « Nous ne lais-sons plus à nos jeunes le choix qu’en-tre la résignation, la révolte ou l’exil », affirme l’auteur, qui voit dans cette situation la clé du « problème fran-çais ». L’Insee pointait d’ailleurs, la semaine dernière, l’envolée continue du nombre de jeunes tentant l’aven-ture à l’étranger. Une lente sécession est à l’œuvre. Une partie croissante de la jeunesse adhère de moins en moins au « contrat social » qui la lie à notre société. Elle se désespère de su-bir la loi du premier parti de France, le parti des seniors.

Quand ce choix suicidaire et collec-tif a-t-il été fait ? Il faut remonter aux premières générations du XXe siècle. Constituées en lobby efficace, elles ont mis en place d’importants trans-ferts de richesses à leur profit, sou-vent négociés avec la complicité de la population des baby-boomers. Nés dans l’euphorie de l’après-guerre, ces

derniers n’ont rien osé refuser à leurs parents qui avaient survécu à deux guerres mondiales. Et surtout pas des retraites généreuses. « Dans une France où le chômage était faible et l’inflation forte – exactement le con-traire de la situation actuelle –, la pro-tection des rentiers était gravée dans tous les programmes politiques », re-lève Bernard Spitz.

On connaît la suite : les baby-boo-mers ont souvent beaucoup travaillé, joué le jeu de l’adaptation à l’écono-mie moderne, et profité à plein d’une époque plus insouciante. Individua-liste, cette fameuse génération a joué perso. Après elle, le déluge ! Ainsi, « c’est cette alliance des retraités des années 1970 et des baby-boomers pre-nant leur relève qui a décidé depuis un demi-siècle des grands choix collec-tifs »… et tout verrouillé. « C’est cette génération qui a creusé les déficits, re-poussé les réformes, choisi l’évite-ment », accuse l’auteur.

Le retournement démographique vamontrer la folie d’un tel parti pris. Ce n’est pas faute de l’avoir annoncé, car la démographie est une science prévi-sible. Chacun savait donc qu’autour de

2005 et en dépit d’une bonne natalité, le nombre de personnes âgées inacti-ves s’accroîtrait brutalement quand celui des jeunes actifs diminuerait. Résultat : la France n’a jamais été aussi âgée et elle n’a jamais autant dé-pensé pour ses inactifs. En 2007, il y avait en France 85 habitants d’âge inactif (moins de 20 ans et plus de 60 ans) pour 100 personnes d’âge ac-tif (entre 20 et 59 ans), ce ratio de 85 % passera à 114 % en 2035 et même à 180 % en 2060 ! Déjà, la croissance se défile, le chômage enfle, la dette s’ac-cumule… La jeune génération broie du noir, faite aux pattes !

Seule une nouvelle alliance entre générations pourrait changer le cours d’un tel destin. Les Français pourraient en faire le grand thème de la prochaine élection présiden-tielle de 2017. Chiche ! p

[email protected]

¶On achève bien les jeunes

Bernard Spitz Grasset, 162 pages, 14 euros

Page 42: Le_Monde_23_Octobre_2015.pdf

8 | MÉDIAS&PIXELS VENDREDI 23 OCTOBRE 2015

0123

Jukin, la société derrière les vidéos qui font le buzz L’entreprise californienne repère sur le Web des séquences à fort potentiel viral, qu’elle monétise

Un chien qui marche àreculons, un adoles-cent qui fait des sautspérilleux arrière sur

son skateboard, un homme envoiture qui casse le nez d’un pié-ton avec un godemiché brandipar la portière, une femme qui ac-couche seule dans une voiture enmarche, un rat qui traîne une partde pizza dans le métro de NewYork… Ces vidéos, comme tantd’autres, filmées avec un télé-phone mobile ou par une camérade surveillance, sont diffuséespar leurs auteurs sur des plates-formes telles que YouTube – parjeu, pour amuser leurs amis ou sefaire connaître sur le Net.

Très vite, certaines de ces« œuvres » deviennent virales : le grand public les apprécie, les com-mente et les partage, jusqu’à enfaire des succès planétaires. Deschaînes de télévision les diffusentà leur tour, ce qui déclenche une deuxième vague de visionnages sur Internet, encore plus massive. Le nombre de visites « Web plus télévision » se compte alors en di-zaines de millions.

En réalité, le succès de ces peti-tes séquences divertissantes n’est pas entièrement spontané.En coulisses, leur diffusion mul-tisupport est organisée et fi-nancée dès l’origine par des professionnels, qui les exploitentcommercialement de différentesfaçons. Le leader sur ce marchéest l’entreprise Jukin, située à LosAngeles, qui compte actuelle-ment plus de 120 salariés et a ouvert des bureaux à New York et à Londres. Son patron et fonda-teur, Jonathan Skogmo, est un an-cien producteur de télévisiond’Hollywood.

Le cœur de métier de Jukin estd’effectuer une veille continue surInternet pour détecter des vidéos possédant un « fort potentiel de vi-ralité » mais qui sont encore con-fidentielles : « Si possible, quelquescentaines de vues, et jamais plus de50 000 », explique M. Skogmo. La matière première ne manque pas : « A lui seul, YouTube reçoit chaque minute plus de 400 heures d’images, dont la plupart seront très peu regardées. »

Droits à perpétuité

Pour assurer une veille sérieuse 24 heures sur 24, Jukin utilise deslogiciels de détection très sophis-tiqués. Par ailleurs, les amateurs connaissant un peu le dessous descartes peuvent se signaler directe-ment auprès de Jukin. Quand c’estpossible, la société fait une en-quête pour s’assurer que la vidéoest authentique, qu’elle n’a pas étémise en scène.

Une fois la vidéo sélectionnée,les juristes de Jukin prennent le re-lais : ils contactent l’auteur et lui proposent l’achat de ses droits de distribution. Selon le potentiel de la vidéo, le tarif va de 50 à 5 000 dollars (de 44 à 4 404 euros).Autre option : l’auteur d’une vidéo

à fort potentiel peut se contenter d’une petite somme pour clore l’affaire, et touchera un pourcen-tage sur les recettes ultérieures. Selon M. Skogmo, certains auteursont gagné beaucoup d’argent : « Letype qui prenait un selfie vidéo le long d’une voie ferrée et qui a été gi-flé par le conducteur d’une locomo-tive passant à pleine vitesse a tou-ché 30 000 dollars. »

Dans tous les cas, Jukin exige lesdroits exclusifs, à perpétuité.« C’est la seule façon de s’assurer le contrôle intégral de chaque étape de la diffusion et d’empêcher uneexploitation chaotique. » La vira-lité selon Jukin est un processus fermé et surveillé. Dans les faits, lasociété doit respecter le droit des sites non commerciaux à intégrerleurs vidéos dans leur page, une pratique encouragée par You-Tube. Mais quand elle découvrequ’un site l’exploite commerciale-ment, elle exige le retrait immé-diat, sous peine de poursuites ju-diciaires. « Nous n’aimons pas faire la police, mais c’est un aspect important de la gestion de nos droits », explique le PDG.

Pour monétiser ses vidéos, Ju-kin utilise plusieurs procédés. Sur

YouTube, elle peut les placer sur l’une de ses chaînes thématiques en marque blanche : animaux, ex-ploits physiques spectaculaires,gags grotesques… Elle se rému-nère grâce aux clips publicitairesfournis par la régie de Google.

Des pépites ultra-rentables

Jukin diffuse aussi les vidéos surson site officiel, pour les proposer à ses nombreux clients – télévi-sions, sites d’information, agencesde marketing, portails comme Ya-hoo! et AOL, sites d’entreprises, si-tes promotionnels consacrés à une marque… Selon M. Skogmo, cemarché est en pleine expansion. « Avec l’explosion mondiale des smartphones, des mini-caméras GoPro et de la vidéosurveillance,notre choix s’élargit de jour en jour. » Côté ventes, la demande pour les vidéos authentiques est de plus en plus forte, notamment chez les publicitaires. Ces temps-ci,Jukin sélectionne près de 200 vi-déos par semaine.

Parfois il tombe sur une pépite,ultrarentable. La vidéo d’une femme accouchant sur le siège passager d’une voiture roulant surune route du Texas a été vue plus

de 26 millions de fois sur YouTubeentre juillet et octobre. Elle a aussi été vendue à des chaînes de télévi-sion, des sites d’information, dessites médicaux et people, et une longue liste de journaux britanni-ques. Encore plus fort : la jeune maman a réussi à enlever son pan-talon et extraire le bébé de son ventre sans dévoiler ses parties in-times devant la caméra fixée entreles deux sièges avant – un exploit qui a permis à Jukin d’étiqueter lavidéo « pas de nudité, tous pu-blics », et de la vendre sans en-trave. Le mari, qui conduisait, a choisi de continuer à rouler vers l’hôpital au lieu de s’arrêter pour aider sa femme – commerciale-ment, il a eu le bon réflexe.

De son côté, le « Pizza Rat » tota-lise presque 8 millions de vues en un mois sur YouTube. La société Jukin gère ce succès depuis l’ori-gine car elle a repéré la vidéo alorsqu’elle n’avait que très peu de vues. L’auteur de celle-ci est MattLittle, un comédien professionnelnew-yorkais qui utilise régulière-ment YouTube pour faire sonautopromotion. Cette fois, il a ga-gné son pari : il a été invité sur le plateau de la chaîne d’informa-tion MSNBC pour une interview. Le journaliste présentateur ne précise pas que Matt Little est un pro et ne mentionne pas l’exis-tence de Jukin.

Pizza Rat a également été ache-tée par les sites de nombreux journaux américains. Pour en faire la promotion par écrit, ils ontdû être créatifs. Le New York Daily News a par exemple publié un ar-ticle rédigé à la première per-sonne, qui donne la parole au pro-tagoniste – on découvre ainsi qu’il n’aime pas le surnom de « Pizza Rat » et que son vrai nom est « Subway Rat » (« rat du mé-tro »). Jukin a des alliés de poidsdans les vieux médias. p

yves eudes

La vidéo du rat qui baladait une tranche de pizza à travers New York a été vue presque 8 millions de fois en un mois. #MATT LITTLE

« Le type giflé par

le conducteur

d’une locomotive

passant à pleine

vitesse a touché

30 000 dollars »

JONATHAN SKOGMO

PDG de Jukin

La demande

pour des vidéos

authentiques

est de plus

en plus forte,

notamment chez

les publicitaires

CINÉMA

Disney veut distribuer directementses contenus Disney lance au Royaume-Uni Disney Life, son propre service d’abonnement à ses contenus, à travers lequel il proposera directement des films, dessins animés, séries, livres et musi-que, annonce le Financial Ti-mes, qui a interviewé Bob Iger, le patron du géant d’Hol-lywood. Selon le quotidien, Disney Life proposera pour 9,99 livres (13 euros) le catalo-gue complet des films d’ani-mation de Pixar (Toy Stories, etc.) et les classiques comme Blanche-Neige ou Le Livre de la jungle. Les Marvel et les Star Wars ne sont pas concernés.

TÉLÉVISION

Le Sénat veut supprimer la publicité dans les programmes jeunesseLe Sénat a voté mercredi 21 octobre, contre l’avis du gouvernement, une proposi-tion de loi écologiste pré-voyant la suppression de la publicité dans les program-mes de France Télévisions destinés aux moins de 12 ans. Toutefois pour pouvoir être appliquée, cette proposition de loi doit être aussi votée à l’Assemblée nationale, ce qui semble peu probable en rai-

son de l’opposition du gou-vernement. – (AFP.)

LCI : L’Autoritéde la concurrence moins hostileL’Autorité de la concurrence a légèrement infléchi sa posi-tion sur un éventuel passage en clair de LCI, la chaîne d’info du groupe TF1. Dans un avis publié jeudi 22 octobre, elle maintient ses recom-mandations à savoir l’inter-diction aux deux chaînes de faire leur promotion mu-tuelle et de proposer aux an-nonceurs des offres publici-taires communes, mais elle recommande au CSA d’ins-taurer une « clause de ren-dez-vous », en cas de passage de LCI en clair. – (AFP.)

JEUX VIDÉO

Vivendi augmentesa participation dans Ubisoft et GameloftVivendi a augmenté sa partici-pation dans Ubisoft et Game-loft, deux sociétés françaises spécialisées dans les jeux vi-déo, pour les porter à 10,39 % et 10,20 %. La société de M. Bolloré a annoncé détenir 11,60 millions d’actions Ubi-soft et 8,68 millions d’actions qu’elle a payé 244 millions d’euros et 34,41 millions.

YouTube lance une offre sans pub à 10 dollars par moisBaptisé « Red », le nouvel abonnement ne sera d’abord proposé qu’aux Etats-Unis

san francisco - correspondance

F aire payer les internautespour des vidéos sur Inter-net, c’est le nouveau pari de

YouTube. Mercredi 21 octobre, lafiliale de Google a officialisé le lancement d’une offre d’abonne-ment payante. Pour 9,99 dollarspar mois, elle donnera notam-ment accès à l’ensemble des vi-déos du site sans aucune publi-cité. « Depuis des années, les fans de YouTube réclament l’option de regarder leurs vidéos préférées de manière ininterrompue », justifieMatt Leske, responsable produit au sein de la société.

Baptisée Red, cette nouvelle offrene sera, dans un premier temps, disponible qu’aux Etats-Unis, dès mercredi 28 octobre. YouTube pro-met de l’étendre à d’autres pays en 2016. Ce n’est pas la première fois que la plate-forme tente d’im-poser un modèle par abonne-ment. En 2013, elle avait lancé plu-sieurs dizaines de chaînes payan-tes, à partir de 99 centimes par mois. Elles sont aujourd’hui quasi-ment toutes inactives.

En plus de l’absence de publicité,les abonnés pourront visionner

des contenus exclusifs créés par des youtubeurs vedettes. Parmi eux : PewDiePie, un jeune Suédoisdont les clips sur les jeux vidéo ont été regardés plus de dix mil-liards de fois. Le catalogue necomprendra cependant pas de films ni de séries télé. Le service de YouTube ne sera donc pas unconcurrent de Netflix, dont l’offre la plus populaire est aussi propo-sée à 9,99 dollars par mois.

L’abonnement à Red offrira éga-lement la possibilité d’enregistrer des vidéos sur un ordinateur ou un smartphone afin de pouvoir lesregarder hors ligne, par exemple dans un avion. Ou encore l’accès gratuit à Google Play Music, l’offre de streaming musical de la société Mountain View, concurrente de Spotify, Deezer et Apple Music.

« Filtrer » les internautes

« La proposition de valeur est bonne, estime Brian Blau, ana-lyste au cabinet Gartner. Mais se-ra-t-elle suffisante pour convain-cre les internautes de dépenser120 dollars par an ? Combien d’en-tre eux seront prêts à payer pour neplus voir de publicités ? » Sur Spo-tify, les trois quarts des utilisa-

Les abonnés

pourront

visionner hors

ligne des vidéos

enregistrées

ou accéder

gratuitement

à Google Play

Music

teurs (soit 55 millions de person-nes sur 75 millions) se contentent ainsi de l’offre gratuite, financée par des annonces publicitaires.

« Les modèles d’abonnementpour des contenus sans publicité progressent à un rythme incroya-ble », rétorque Robert Kyncl, res-ponsable des opérations commer-ciales de YouTube. Avec un mil-liard d’utilisateurs, la plate-forme n’aura besoin d’en convaincre qu’une partie pour enregistrer plusieurs millions d’abonnés à son offre payante. Mais « il faudra leur proposer toujours plus de con-tenus exclusifs », prédit M. Blau.

Fondé en 2005, YouTube a étéracheté par Google l’année sui-vante pour 1,65 milliard de dol-lars. Sa monétisation repose pourle moment entièrement sur la pu-blicité. Selon le Wall Street Jour-nal, son chiffre d’affaires, confi-dentiel, se serait élevé à 4 mil-liards de dollars en 2014. Pour autant, la société parviendraittout juste à équilibrer ses comp-tes. Pour améliorer la situation,Google avait choisi l’an passé deremplacer le patron de sa filiale par Susan Wojcicki, l’une de ses employés vedette.

YouTube Red offrira « une nou-velle source de revenus », indiqueM. Kyncl. La plate-forme ne con-servera que 45 % des sommes per-çues. Les 55 % restants seront re-distribués aux créateurs de conte-nus, en fonction du temps passé par les abonnés sur leurs vidéos.Cette offre pourrait aussi avoir unimpact positif sur le prix des pu-blicités affichées sur la partie gra-tuite. « Elle va permettre de filtrer une partie des internautes qui dé-testent la publicité et pour lesquelsles annonceurs ne souhaitent pas payer », estime M. Blau. p

jérôme marin