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DEBORAH SIMMONS

L'enchanteresse

Harlequins

LES HISTORIQUES

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Cet ouvrage a été publié en langue anglaise Sous le titre :

THE DEVIL'S LADY

Traduction française de

PIERRE LEBON

Ce roman a déjà été publié dans la collection LES HISTORIQUES (N° 101) en

février 1998.

HARLEQUIN® est une marque déposée du Groupe Harlequin et Les Historiques

® est une marque déposée d'Harlequin S.A. Toute représentation ou reproduction,

par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les

articles 425 et suivants du Code pénal. © 1994, Deborah Simmons. © 1998, 2002,

Traduction française : Harlequin S.A. 83-85. Boulevard Vincent-Auriol. 75013

Paris — Tél. : 01 42 16 63 63

Service Lectrices — Tél : 01 45 82 47 47 ISBN 2-280-12749-0 — ISSN 1159-5981

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Chapitre 1

Londres, en l'an 1195

Edith était aux anges. — Choisir un mari ! Quelle chance est la vôtre, comtesse ! Avoir le plaisir de

choisir un époux, n'est-ce pas notre rêve, à nous autres femmes? Si Richard notre

bon roi a fait battre tambour, ce n'est pas pour jeter son dévolu sur une dame. Il

entend, dans sa bonté, vous permettre à vous, sa vassale, de désigner parmi tous

les seigneurs de sa cour celui qui aura l'honneur de vous épouser. N'est-ce pas

merveilleux ?

Isobel, hautaine et dédaigneuse, observait en compagnie d'Edith, sa fidèle

gouvernante, la foule des seigneurs qui faisaient ripaille. Depuis la haute galerie

d'où elle dominait la grande salle du palais de Whitehall, près de Westminster, le

spectacle du festin offert par le roi provoquait en elle plus que du malaise, une

sorte de répulsion. Que de vacarme, que de vulgarité dans cette troupe échauffée

par l'alcool ! Haussant les épaules, la jeune fille exprima son tourment. — L'heureux élu, murmura-t-elle avec amertume, aura surtout l'avantage de

prendre possession de mon fief de Wellingstone, l'un des plus convoités

d'Angleterre.

Chaque jour, je déplore la cruauté du destin, Edith. En même temps que celui de

mon père, mort de chagrin, n'a- t-il pas fallu que je porte le deuil de mon frère

Malcolm, son seul héritier mâle? Richard Cœur de Lion s'est fort illustré à la

croisade, certes, mais il en est revenu vivant. Que de morts autour de lui ! Sa suivante soupira à l'unisson, mais lui sourit aussitôt pour la réconforter. — Ne songez plus au passé, madame, dit-elle d'une voix apaisante. Malgré

votre jeunesse, vous faites prospérer vos domaines au-delà de toute espérance, et

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le roi vous accorde un rare privilège en vous permettant de choisir votre époux.

Votre décision sera sienne, il vous l'a dit.

La jeune comtesse Isobel de Wellingstone, frissonnante dans l'atmosphère

surchauffée, ramena contre sa robe de cérémonie les pans de sa cape bordée

d'hermine. — Je ne vois guère ici, ma pauvre Edith, que de cupides ivrognes qui convoitent

mes biens, et mon titre. Comme il va triompher, celui d'entre eux à qui je serai

contrainte de... de m'offrir, ainsi que mes richesses. Mais rassure-toi, je ne me

laisserai pas abattre. Le souverain lui-même ne saurait m'humilier.

— Mais pourtant..., protesta Edith.

— Je déjouerai ses desseins, coupa Isobel. Je ne céderai pas. Je vais jouer à

Richard un tour de ma façon.

Edith, dramatiquement, leva au ciel les yeux et les bras. — Lui jouer un tour? Que le Seigneur vous en dissuade, si je ne le puis ! Dans

quel embarras n'allez-vous pas vous mettre?

Amusée, Isobel lui adressa un sourire malicieux. — Richard aurait-il quelque chose à me refuser, après ma contribution à

l'énorme rançon qu'a exigée de lui l'empereur d'Allemagne, à son retour de la

croisade, l'année dernière? Je ne rappellerai pas cet épisode humiliant à celui que

l'on appelle Cœur de Lion. C'est le roi lui-même qui sera pris à son propre piège,

dit-elle avec satisfaction. Parce qu'une fille seule ne saurait gouverner un fief, il

me contraint à choisir un époux parmi ses chevaliers? Eh bien, je lui obéirai. Mais

il a bien nommé tous ses vassaux, et pas seulement ceux qu'il a réunis aujourd'hui

à Whitehall, n'est-ce pas? Le royaume est si vaste ! Je jetterai mon dévolu sur un

absent, voilà tout ! Ma décision est prise, Edith, et mon choix irrévocable !

Pendant que la jeune fille, à la fois méprisante et résolue, continuait à observer

la scène, sa gouvernante soupira, en proie à la plus vive inquiétude. Quel caprice,

quelle foucade allait emporter celle dont elle avait eu la charge depuis sa

naissance, et vers quelle catastrophe? Parvenue à la fin de son adolescence, Isobel

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de Wellingstone échappait de plus en plus à toute espèce de contrôle. Orpheline

de mère, elle avait été élevée à la garçonne par un père rude et fantasque. De ses trois frères, deux avaient succombé à une épidémie de choléra, à la fleur

de l'âge. Malcolm, leur aîné, était parti pour la croisade. La mort l'avait surpris

sous les murs de Saint-Jean-d'Acre. La nouvelle en avait été connue alors

qu'Isobel n'était âgée que d'à peine seize ans, lorsque l'un des compagnons de

Malcolm, le baron Hexham, seigneur d'un petit fief voisin, était rentré de Terre

sainte. Depuis, Isobel administrait seule son domaine, le faisait prospérer,

ouvertement satisfaite de son efficacité aussi bien que de son indépendance. Dans son for intérieur, Edith, qui l'avait vue naître, ne réprouvait pas la décision

du roi Richard. En ces périodes troublées, seul un chevalier aguerri pouvait

prétendre gouverner un fief qui excitait bien des convoitises. Trop fière et trop

entêtée pour se rendre à cette évidence, Isobel, à dix-huit ans, ne s'intéressait aux

hommes que pour se flatter de n'en avoir pas besoin. La contrainte que lui

imposait le roi en la contraignant de choisir sans tarder un époux la mettait au

supplice. Observant du coin de l'œil le visage préoccupé de sa compagne, la jeune fille

laissa échapper un petit rire. — Ne t'inquiète pas, ma bonne amie, dit-elle avec désinvolture. Dans

l'hypothèse où Richard se refuserait à me donner satisfaction, si l'on peut parler de

satisfaction en ce domaine, je n'aurais plus qu'à me soumettre, à renoncer au

mariage, et à rentrer à Wellingstone. Et crois- moi, je suis bien certaine d'essuyer

un refus de sa part!

— Ne me dites pas, s'écria Edith, que vous allez arrêter votre choix sur un

homme déjà marié !

Isobel sourit à cette absurde supposition. — Ce ne serait pas de jeu. J'ai trouvé bien mieux : un célibataire impossible à

marier.

— Mais tous les célibataires sont bons pour le mariage, par définition !

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— Un seul dans le royaume fait exception, Edith, et je l'ai trouvé !

Pour valider cette affirmation et rassurer sa compagne, la jeune comtesse se

pencha à son oreille, et prononça un nom. Edith porta la main à sa gorge, ferma les yeux et s'écroula à terre, sans

connaissance.

Le roi Richard reçut le soir même Isobel en audience privée. Devait-elle se

féliciter de cette faveur? Oui, sans doute, mais une plus large publicité n'aurait pas

nui à son dessein. Comme elle aurait aimé lancer la provocation qu'elle avait

préparée devant l'assemblée de la noblesse tout entière, devant tous ces vaniteux

avides d'honneur et d'argent qui s'estimaient dignes d'être choisis par elle! Au lieu

de quoi, elle devait se contenter de la présence des plus proches conseillers du roi,

une douzaine en tout, parmi lesquels deux évêques et trois maréchaux. Prête à l'affrontement, victorieuse par anticipation, la jeune fille releva

orgueilleusement la tête, au moment même où elle fléchissait le genou devant son

souverain. — Soyez la très bienvenue, Isobel, dit le roi. Votre séjour à la Cour vous a-t-il

été agréable ?

— Comment pourrait-il en être autrement, sire? répliqua-t-elle sans préciser si

la sincérité lui dictait sa réponse, ou bien les convenances.

Elle constata avec plaisir qu'il se produisait comme un frémissement parmi les

courtisans, et que Richard Cœur de Lion pinçait un peu les lèvres. — Ma seconde question appelle une réponse moins... diplomatique, reprit-il.

Parmi tous ceux que nous n'avons réunis que pour vous plaire, lequel avez-vous

choisi pour époux ?

Avec une tranquille audace, elle le dévisagea sans trembler, et tous les autres

après lui. — Puisque vous m'y contraignez, sire, dit-elle d'une voix posée, il a bien fallu

que je distingue l'un de vos chevaliers. Plusieurs, me semble-t-il, ont été

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empêchés de répondre à votre invitation. Mon choix peut cependant se porter sur

quelque absent à la fête, n'est-il pas vrai?

— Je vous le concède volontiers, dit noblement le roi. Mais de grâce, comtesse,

ne nous faites plus languir. Ne tardez plus à nous donner le nom de cet heureux

élu !

Certaine de son effet, Isobel ouvrit la bouche pour proclamer ce nom, mais elle

s'avisa soudain de l'énormité de sa provocation et prit une longue inspiration

avant de répondre : — Puisqu'il plaît à Votre Majesté, celui que j'ai choisi pour époux sera le

baron... le baron Tristan Montmorency de Dunmurrow.

Les exclamations proférées par les conseillers du roi, leurs protestations

véhémentes, leurs mines catastrophées, leur incrédulité aussi, confirmèrent

au-delà de toute espérance les prévisions de la jeune fille : son impossible choix

faisait scandale. — Dunmurrow... le Diable Rouge !

— Ce possédé du démon, ce sorcier! dit un évêque.

— Je le sais de source sûre, il célèbre des messes noires, ajouta l'autre.

— Ce Diable Rouge, une créature des ténèbres! Le démon, le loup-garou !

Si contente qu'elle fût de provoquer des réactions aussi négatives, et par

conséquent propices à son dessein, Isobel de Wellingstone ne pouvait s'empêcher

de frissonner au rappel des maléfices dont on accusait ce baron reclus dans sa

tanière, invisible de tous, dont le nom seul faisait trembler les voyageurs et

pleurer les enfants. Les regards de l'assemblée, chargés d'opprobre, convergeaient vers elle pour

accuser sa démence. Isobel se redressa, paradoxalement fière de la consternation

qu'elle provoquait : elle avait bien choisi en Montmorency de Dunmurrow le seul

seigneur que le roi ne puisse accepter de lui donner pour époux. Le visage de

Richard se convulsait d'ailleurs de mécontentement, sous l'effet de la surprise.

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Sans doute voyait-il sa défaite consommée. Le roi, songea la jeune fille, n'était

pas bon perdant. Il la fixait sévèrement- Dans l'ivresse de sa victoire, Isobel ne baissa pas les yeux. En le défiant du regard, ne commettait-elle pas une erreur? De toute évidence, le

roi tentait de se composer un visage, il se refusait à perdre la face. Isobel songea

alors qu'elle était allée trop loin. Tous les courtisans s'étaient tus. Un silence pesant régnait dans la salle du trône,

et se prolongeait. La jeune comtesse vit enfin, non sans soulagement, les traits du

souverain se détendre. Il sourit même, et gloussa, content sans doute de rencontrer

un adversaire à sa mesure, et de se voir opposer une aussi habile parade. Elle lui sourit en retour. L'incident allait être clos. Dans quelques jours elle

pourrait quitter Londres, rentrer dans ses domaines et jouir de son indépendance,

en toute liberté. Le roi leva la main droite, esquissant une sorte de salut, en signe de soumission.

Il se résignait. — Nous aurions naturellement préféré, dit-il avec bénignité, que votre choix se

porte sur l'un des barons de notre entourage. Ils ne manquent pas de mérites. Mais

comme vous nous l'avez si pertinemment rappelé, comtesse, il nous a plu de vous

laisser toute latitude en ce domaine, et votre volonté fait loi.

Il ménagea un silence. Chacun dans l'assistance exprimait par son attitude un

soulagement anticipé, dans l'expectative de son refus courtois. — Il va sans dire que je répugne, reprit-il en effet, à cette union contre nature

entre... disons un prince des ténèbres et la plus radieuse, la plus lumineuse, de mes

vassales.

Isobel baissa modestement les yeux, pendant que les courtisans unanimes

accueillaient par des rires discrets ce plaisant madrigal, que Richard lui-même, en

habile orateur, soulignait d'une pause. — Eh bien, conclut-il, votre roi n'a qu'une parole, mon enfant.

Son sourire bénin s'effaça soudain de ses lèvres.

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— Vous épouserez donc dans les délais les plus brefs le baron Tristan

Montmorency de Dunmurrow, conclut-il d'une voix ferme. Telle est bien notre

volonté. Isobel crut que la terre allait s'ouvrir sous ses pieds. Le piège qu'elle avait

malignement conçu contre le roi se refermait sur elle.

— Évite de retomber en pâmoison, je te l'interdis formellement! Te relever sans

cesse m'épuise, Edith. Rends-toi plutôt utile, nous partons tout à l'heure!

La pauvre gouvernante ne put répondre à cette semonce que par un

gémissement pathétique, par une de ces plaintes prolongées qui donnent toute

leur efficacité aux lamentations des pleureuses, dans les villages de Sicile ou

d'Écosse. — Quand je pense, geignit-elle, que vous auriez pu choisir le baron Lackland,

ou le comte de Fiennes. En voilà qui auraient fait de beaux maris, et de bons

maîtres !

A ce mot, Isobel réagit avec humeur. De seigneurs et de maîtres, elle ne pouvait

en souffrir. Son père lui avait tant laissé la bride sur le cou qu'elle s'était entichée

de liberté. Sans cette circonstance, aurait-elle fait au roi la folle suggestion qui

provoquait sa perte ? — Et pourquoi pas le seigneur de Goathland, poursuivit Edith, le baron

Hexham, votre voisin? Vous n'étiez encore qu'une enfant lorsqu'il est parti pour la

croisade en compagnie de votre frère, mais depuis son retour il vous fait les doux

yeux, et ne manque aucune occasion de manifester son empressement

— En annonçant la mort de mon frère Malcolm, il a causé celle de mon père, dit

Isobel, je ne lui pardonnerai jamais. Et depuis, il convoite les terres des

Wellingstone, parce que son fief lui semble trop petit pour son encombrante

personne. Je le déteste.

— Détester Hexham est une chose, admit Edith, mais choisir ce Dunmurrow !

On dit qu'il est sorcier, alchimiste, adepte de la magie noire! Un suppôt de Satan!

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— Tais-toi, dit la comtesse, excédée, et cesse de ressasser ces stupides rumeurs,

médisante engeance ! Aide- moi plutôt à fermer ce coffre !

Sa replète gouvernante pesa de tout son poids, et non sans succès, sur le

couvercle rétif, mais n'en cessa pas pour autant ses litanies. — Il n'y a jamais de fumée sans feu, objecta-t-elle en se référant implicitement

au bon sens populaire. Ce baron, si on l'appelle le Diable Rouge, ce n'est pas pour

rien, quand même ! D a conclu un pacte avec Satan après avoir massacré je ne sais

pas combien de pauvres gens, il se terre dans le donjon de son château, entouré de

magiciens et de sorciers, il a le secret des potions magiques, il jette des sorts...

— Silence! s'écria Isobel, dont il n'était pas nécessaire d'aviver les craintes.

Mais Edith n'interrompit pas pour autant l'énumération des griefs et des

fantasmes du bon peuple. — D vit seul en compagnie de fantômes, psalmodia-t-elle, et jamais on n'a vu

ressortir de sa tanière les malheureux qui s'y sont fourvoyés. L'enfer, vous dis-je,

il vit en enfer...

Excédée, la jeune fille bondit sur sa fidèle gouvernante pour la secouer avec

force. — Balivernes ! s'exclama-t-elle, et sottises ! Le baron de Dunmurrow est un

homme comme un autre, et c'est au combat qu'il a d'abord gagné son surnom de «

Diable Rouge », parce qu'il fut un fameux guerrier. Un personnage de légende

provoque des jalousies, des rancœurs, on l'accuse de tous les crimes, sans le

connaître !

— Et pourtant, objecta pertinemment Edith, vous le trouviez si

extraordinairement épouvantable, comme tout le monde, que vous comptiez

décourager le roi de vous le donner pour mari !

Isobel eut un triste sourire. — J'ai eu tort, je l'avoue, de narguer notre souverain. Pour relever mon défi, il

lui a suffi de me prendre au mot. Telle est ma punition.

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— C'en est fait de nous, gémit la pauvre Edith. Avant même que de mourir, nous

allons finir nos jours dans les ténèbres de l'enfer!

Sa maîtresse, excédée, haussa les épaules avec emportement. — Quelles sottises ne dois-je pas entendre! Le roi Richard ne m'envoie à

Dunmurrow que pour me donner une bonne leçon. D'ici quelques jours, nous

rentrerons, libres, à Wellingstone, je te le garantis !

— Mais comment...

— Pourquoi veux-tu que ce reclus volontaire s'embarrasse d'une femme? S'il se

livre à quelque activité souterraine, acceptera-t-il la présence de témoins

indiscrets ? U ne se soucie aucunement des affaires de la Cour, pas plus que de

s'enrichir. Il refusera de m'épouser, la chose est certaine, il me renverra, et je

conserverai mon indépendance.

— Mais le Diable Rouge en personne ne saurait se soustraire à la volonté du roi

!

— Je ne crois pas que le baron Montmorency soit un démon, déclara Isobel en

affichant une assurance qu'elle était loin d'éprouver, mais je sais pertinemment

qu'il s'est fait ses propres lois. Il refusera le mariage.

Elle secoua énergiquement la tête et se détourna vivement, en formant

silencieusement le vœu que la réalité se conforme bien à ses aspirations. Le gentilhomme commis par le souverain pour escorter Isobel jusqu'au château

de Dunmurrow, repaire du Diable Rouge, n'avait rien d'engageant. Sombre et

mécontent, le chevalier Tolwson n'appréciait visiblement pas la mission à lui

confiée. Quand la jeune fille et sa gouvernante le rejoignirent, il inspectait d'un air

dégoûté les dix gardes armés et les trois muletiers qui devaient assurer la sécurité

des deux femmes, et transporter leurs bagages. Dans l'air glacé du petit matin,

Isobel serra contre elle son grand manteau de voyage. Pour lui permettre de se mettre en selle, Tolwson fléchit le genou et lui offrit

son poing ganté. Elle remarqua qu'il observait avec ironie le prévôt qui rendait à

Edith, non sans difficulté, le même service.

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Un personnage âgé et ventru s'installait maladroitement sur une mule. Quel

étrange compagnon ! Pour achever d'irriter le chef d'escorte, l'occasion était trop

belle. — Pensez-vous, messire, dit innocemment Isobel, avoir bien choisi vos

compagnons? Celui-ci ne me semble guère redoutable.

En resserrant la sous-ventrière de son cheval, Tolwson sourit cruellement. — Détrompez-vous, madame, persifla-t-il. Il a le pouvoir de lier les êtres

humains, indissolublement.

— Il serait donc..., murmura la jeune fille.

— Un prêtre, bien sûr, dit joyeusement Tolwson. D doit, d'ordre du souverain,

témoigner de la réalité de votre mariage. Mais à mon avis, sa mission risque fort

de n'être pas seulement passive.

— Et pourquoi donc?

Tolwson, juché sur une haute borne de pierre, empêtré de son épée et de son

haubert, se mettait en selle. — Parce qu'il va peut-être devoir célébrer en personne votre mariage, madame.

Je doute que le Diable Rouge s'encombre de la présence d'un chapelain dans son

château hanté ! Pour éviter sans doute une réponse cinglante, le grossier personnage se porta à

la tête de la petite troupe en houspillant ses hommes, et l'on se mit en route.

Le trajet se fit à marche forcée. De toute évidence, Tolwson avait hâte de se

débarrasser d'une corvée importune, à moins que ce ne fût de la peur que lui

inspirait cette étrange expédition. Isobel, qui avait pensé faire étape avant la nuit

dans quelque demeure accueillante, en fut pour ses frais. Elle ne songea pourtant

pas à se plaindre de la hâte de son accompagnateur : plus tôt le baron

Montmorency de Dunmurrow l'aurait récusée pour épouse, plus tôt elle rentrerait

chez elle, à Wellingstone, célibataire et heureuse, débarrassée des menaces

d'alliance que Richard faisait peser sur elle. Elle serait libre, enfin.

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Mais lorsque les énormes murailles du château furent en vue, elle ne put

réfréner un frissonnement de crainte. Le soleil couchant dessinait des ombres

noires sur le donjon carré que l'on apercevait de loin au milieu des remparts

menaçants. Une brume épaisse et jaunâtre s'élevait de la lande environnante,

comme si le seigneur de ces lieux avait le pouvoir de s'entourer d'un nuage. On approchait du pont-levis. Isobel s'aperçut que plusieurs des soldats commis

à sa protection multipliaient les signes de croix, pour conjurer le sort, ou exorciser

quelque démon. Sur un geste de Tolwson, on fit halte. Quelques soldats partirent avec lui en

reconnaissance. Si désagréable que fût cette approche, Isobel songea qu'elle allait

bientôt se réchauffer à un bon feu, et recevoir l'hospitalité due à une femme de

son rang. Le lendemain, elle voulait s'en persuader, son escorte n'aurait qu'à la

raccompagner à Wellingstone, puisque l'orgueilleux baron refuserait à coup sûr

de se plier aux directives du roi. Le retour de Tolwson lui fit réviser son jugement. — On nous interdit l'accès au château, s'écria-t-il dès qu'il fut à portée de voix.

Isobel ne put se retenir d'interpréter favorablement cette rebuffade. Si le baron

Montmorency allait jusqu'à l'éconduire, elle n'aurait plus qu'à rentrer chez elle,

libre de tout engagement. — Les gardes refusent d'abaisser le pont-levis avant le lever du jour, précisa le

chevalier. J'ai pourtant présenté le parchemin qui porte le sceau royal. Quel

accueil ! Nous allons devoir camper sur place.

Pestant et maugréant, il s'éloigna en compagnie du prévôt vers une sorte

d'auvent rustique, dans l'intention sans doute d'y installer pour les dames un abri

de fortune. — Je vous l'avais bien dit, madame, murmura Edith. Nous avons affaire à un

sauvage, à une puissance des ténèbres.

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— Si tel était le cas, rétorqua Isobel, le baron se réjouirait de venir s'ébattre

parmi nous, puisque la nuit va tomber. Il me semble plutôt qu'en nous refusant

son hospitalité, il se comporte en grossier personnage.

Si désireuse qu'elle fût de reposer dans un bon lit après ce périple épuisant,

Isobel ne put se défendre pourtant d'une certaine satisfaction : puisqu'il refusait le

gîte à un émissaire du roi, nul doute que ce sauvage n'entendait pas se soumettre à

ses ordres. Prendre femme? Un solitaire de sa trempe ne s'y résoudrait jamais ! En pleine nuit, elle s'éveilla, alertée par d'étranges rumeurs. On entendait

comme des coups sourds, qui venaient du château. Une illusion, sans doute,

pensa-t-elle en sombrant de nouveau dans le sommeil.

Le lendemain matin, les gardiens du château consentirent à abaisser le

pont-levis, et l'étrange cortège nuptial put franchir les larges douves et pénétrer

dans la cour d'honneur du château fort. En même temps sans doute que l'ensemble

de ses compagnons, la jeune fille éprouva un choc en constatant que les lieux

étaient quasiment déserts. Chez elle, à Wellingstone, des dizaines de serviteurs

s'affairaient, menaient grand tapage, donnaient vie aux abords de la résidence des

maîtres. A Dunmurrow, aucune animation ne régnait. Deux ou trois domestiques

semblaient raser les murs, tandis qu'un personnage vêtu de noir s'avançait à la

rencontre du petit groupe. Au moment même où cet individu levait la main pour inviter Tolwson et les

siens à faire halte, Isobel entendit le sinistre grincement du pont-levis qu'un

mécanisme redressait, accompagné du froissement de ferraille de la herse qu'on

abaissait. Avec son escorte, elle se trouvait prisonnière du baron Montmorency de

Dunmurrow. Par une porte latérale, elle fut admise avec Edith, Tolwson et le prêtre, dans une

grande salle si obscure qu'elle en trembla. A son côté, l'émissaire du roi maniait

nerveusement le pommeau de son épée. Les étroites ouvertures ménagées dans les

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murs épais avaient été occultées, si bien que l'on ne pouvait que deviner

l'architecture intérieure du vaste hall. Des pièces aussi obscures, bien des châteaux en comportaient, sans doute, mais

on prenait soin de les éclairer de torches, de flambeaux, de lampes à huile. A

Dunmurrow, la seule lueur qui fût perceptible était celle d'un grand feu. Pendant

qu'Edith trouvait refuge au côté du prêtre et que Tolwson, dans l'expectative,

restait sur ses gardes, la jeune comtesse s'approcha de l'âtre, pour s'y réchauffer et

y voir plus clair. Paradoxalement, elle se trouva près de la cheminée comme

envahie par une sensation de froid glacial, isolée au milieu des ténèbres, si

profondes autour d'elle qu'elle ne distinguait plus les limites de la salle. Pour rompre le silence oppressant qui se prolongeait, Tolwson entreprit de faire

les cent pas sur le sol dallé. En qualité d'émissaire du souverain, il s'attendait

manifestement à un accueil plus protocolaire, accompagné de tout l'apparat

d'usage. Au lieu de quoi, on l'enfermait dans le noir en compagnie de celles qu'il

escortait, sans même un salut ! Furieux, il semblait décidé à faire un esclandre. Son élan fut heureusement apaisé par l'apparition de l'homme en noir qui, tout à

l'heure, les avait reçus. Deux valets porteurs de tréteaux le suivaient. — Mon maître recevra vos seigneuries après le repas, dit-il d'une voix

impersonnelle.

— Mais, s'écria tout à trac Edith, où sont les autres?

Elle n'obtint aucune réponse. On disposait les tréteaux, des bancs, on apportait les mets sur des planches couvertes de lin blanc, avec les

larges tranches de pain sur lesquelles on disposerait les viandes. Des pichets

contenaient un vin que Tolwson, pâle de colère, se hâta de goûter, sans

commentaire. Isobel vit que sa gouvernante, épouvantée, ne portait rien à ses lèvres. Sans

doute craignait-elle quelque empoisonnement, ou quelque maléfice. Aussi bien

ce repas pris dans la pénombre, à la seule lueur du feu, avait quelque chose de

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funèbre. Le mystérieux baron ne faisait apparemment rien pour amender sa

réputation. Jamais la jeune fille n'avait assisté à pareille scène. A Wellingstone, chaque

repas était une fête. Des dizaines de convives s'y réjouissaient, conversaient

bruyamment, à la lueur des flambeaux le soir, à celle du soleil à midi. Sans doute

sa demeure, naguère construite par son propre père, était en grande partie d'un

style plus récent, et s'ouvrait à la lumière. La demeure du Diable Rouge, massive

entre ses énormes murailles, ne comportait que d'étroites meurtrières. Mais

pourquoi les avait-on condamnées ? Et pourquoi un silence presque sépulcral

semblait-il de règle? Les deux serviteurs qui assuraient le service se déplaçaient

sans aucun bruit. C'était insupportable ! Outre de l'impatience, Isobel commençait à ressentir de sérieuses inquiétudes,

qu'aggravait encore l'affolement de sa gouvernante. — C'est un château hanté, lui glissa celle-ci.

— Balivernes! s'écria la comtesse à voix haute et claire.

— Chut ! murmura la pauvre Edith, pendant que chacun sursautait à cet éclat.

— Je doute que nous rencontrions des fantômes, poursuivit sa maîtresse en

haussant encore le ton, mais je suis certaine que le seigneur de ces lieux en use

bien mal avec ses hôtes. Après une nuit passée dans une grange, nous faire

attendre ainsi ! Il me vient le désir de m'évader de cette prison, et de rentrer

directement chez moi, avec ou sans escorte !

Tolwson, sourcilleux, allait répliquer, mais en réapparaissant, comme l'aurait

justement fait un fantôme, l'étrange majordome lui en ôta l'occasion. — Mon maître désire vous recevoir, madame, dit-il en s'inclinant.

Isobel nota qu'il ne s'adressait qu'à elle. Précédant Tolwson et le prêtre, elle s'engagea à la suite du domestique dans

l'ascension d'un escalier à vis. Ménagé dans l'épaisseur de la muraille, il

constituait un véritable puits d'obscurité. Quelle inconséquence! Le baron se

trouvait-il tellement démuni qu'il ne pût se fournir de quelque flambeau?

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Lorsqu'elle eut gravi une trentaine de marches en frôlant à tâtons la paroi qui lui

servait de guide, une lourde porte s'ouvrit en gémissant un peu. Dans ce qui était sans doute la salle d'honneur du château, seul un grand feu

donnait de la lumière, comme dans celle du bas. Des reflets pourpres couraient

sur les murailles que n'éclairait aucune ouverture, ni aucune torche. Pour vivre

dans un tel décor, le baron Montmorency de Dunmurrow s'enchantait sans doute

de la légende qui le rendait terrible et enflammait l'imagination des gens simples.

Isobel n'apercevait plus que l'ombre du majordome en noir. A côté d'elle, devant

le prêtre qui marmonnait tout bas, Tolwson respirait très fort, raidi dans l'attente

de quelque traquenard. — Notre roi me fait tenir un message qui m'étonne beaucoup, madame. La voix qui venait de faire retentir la voûte de pierre était si profonde et si forte

qu'Isobel crut que son cœur allait sauter hors de sa poitrine. Le prêtre poussa un

soupir étranglé, et Tolwson fit crisser dans son fourreau l'acier de son long

poignard. Dans le même mouvement, il s'était tourné vers le fond de la salle, à

l'opposé de la cheminée. Contre le mur, sur une estrade, on devinait la forme d'une sorte de géant. Seules

ses mains, fortes et longues, apparaissaient à la lueur vague des braises lointaines.

Il semblait vêtu de noir. Trop impressionnée pour répondre spontanément à son apostrophe, et se

défendant d'adresser la parole à une ombre, Isobel plissa les yeux pour tenter de

percer les ténèbres. En vain. Pour la première fois de son existence, Isobel de Wellingstone, qui ne croyait ni

aux sorcières ni aux fantômes, frissonna d'une terreur superstitieuse. Le visage et les épaules du baron, dans la parfaite obscurité, étaient en effet

invisibles. Une âme simple aurait pu croire que le Diable Rouge n'avait pas de

tête.

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Chapitre 2

Le silence se prolongea si longtemps que la jeune fille, comme aussi sans doute

ses compagnons, en éprouvèrent une véritable gêne. Tout était si mystérieux, tout

semblait si irréel dans cette pièce obscure, entre les énormes murailles de ce

château fort ! Sa volonté allait-elle l'abandonner dans des circonstances dramatiques, et, d'une

certaine façon, absurdes? En l'accueillant de façon aussi rustique, celui qui se

cachait dans l'ombre ne lui manquait-il pas de respect? Elle se souvint de la nuit

passée au pied du mur d'enceinte, dans le froid, du repas qu'elle venait de prendre

en si petite compagnie, comme le font les pestiférés dont on craint la contagion.

Son orgueil se réveilla. — Je me réjouis, messire, que vous ayez fini par prendre connaissance de ce

message, répondit-elle avec insolence, d'une voix haute et claire. A en juger aux

heures qu'il vous a fallu pour le déchiffrer, la pratique de la lecture n'est guère

d'usage céans. Tolwson, à son côté, grommela de mécontentement. La réaction du baron de

Dunmurrow, que la fureur sans doute rendait muet, se faisait attendre. Isobel ne

pouvait qu'imaginer ses traits convulsés, son regard brûlant de rage. Cette

atmosphère, ce silence épais, étaient décidément intenables. Elle décida d'en finir. — Je regrette, reprit-elle sèchement, d'avoir osé mêler votre nom à cette sorte

de... mascarade. Comme je le fais moi-même, vous considérez sans doute le

contenu de cet édit comme nul et non avenu, monsieur le baron. Souffrez donc

que je prenne congé, et me retire sur mes terres.

Elle crut entendre une sorte de ricanement sinon démoniaque, du moins fort

ironique. Pour la seconde fois, la voix ferme du baron se fit entendre. — Je m'étonne, madame... madame la comtesse de Wellingstone, que vous

preniez tellement à la légère les ordres de notre bon souverain. Sans doute induit

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en erreur par une mauvaise lecture, comme vous le suggérez, j'avais cru

comprendre que Sa Majesté désirait me combler de ses bienfaits.

Isobel se mordit la lèvre. Ce fourbe feignait de ne pas avoir retenu son nom, il se

raillait sans vergogne de sa mésaventure. Quelle humiliation, et quel embarras ! — Cette missive, poursuivit-il sans plus aucune nuance d'humour, m'informe

qu'invitée à choisir un époux parmi les vassaux du roi Richard, c'est à moi que

vous avez donné la préférence, madame la comtesse. Pouvez-vous me dire les

raisons de cette faveur, je vous prie?

Isobel sentit un frisson glacial parcourir tout son corps. A en juger par l'âpreté

de son intonation, Montmorency de Dunmurrow ressentait à son encontre de la

méfiance, de l'incrédulité, de la colère peut-être. Ne risquait-elle pas de voir sa

ruse percée à jour? Comptant rencontrer un solitaire distrait, ou quelque ermite

frappé de folie, elle s'effrayait d'avoir affaire à un esprit curieux, conscient de sa

réputation et de son étrangeté. Comme elle ne trouvait aucune réponse à formuler, elle crut voir dans l'ombre le

baron s'agiter d'impatience. On l'entendit respirer avec force. — Puisqu'elle se tait, s'écria-t-il soudain, répondez à sa place, vous, le chevalier

de sa garde ! Si personne n'en veut, est-elle à ce point garce?

Étouffée de fureur, Isobel aurait voulu massacrer l'insolent, et écharper

Tolwson, qui ricanait. — Si j'en crois sa réputation, répondit ce dernier avec une insupportable

complaisance, madame la comtesse s'emporte et s'entête plus souvent qu'il ne

conviendrait. Mais il est peu de seigneurs qui ne briguent sa main.

— A ce compte, demanda le baron d'une voix soudain paterne, vous voulez dire,

chevalier, que ses richesses à elles seules lui donnent tout son attrait?

— Si grandes soient-elles, certes non pas, messire.

— Elle vous paraît donc avenante et gracieuse?

De nouveau, la jeune fille eut le souffle coupé. Ces grossiers personnages

osaient tenir le langage de maquignons sur un champ de foire, parlant d'elle

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comme de quelque pouliche mise sur la montre. Elle songea à part soi que

quelques flambeaux auraient évité au Diable Rouge cet insolent interrogatoire.

Tolwson, que l'événement ne semblait pas choquer le moins du monde, la regarda

de côté, à la lueur du feu, comme pour vérifier ses impressions. — La plupart des dames de la Cour sont jalouses de la blondeur et de la sveltesse

de madame, affirma-t-il avec légèreté, et le roi en personne ne cache pas son

admiration pour l'éclat de son regard. Madame la comtesse est réputée pour sa

grande beauté.

Ce misérable Tolwson vantait positivement la marchandise, avec tant de

cynisme que celle dont il faisait l'éloge en resta sans voix. Le baron lui-même

marqua un petit silence. A la lueur confuse du feu, il détaillait sans doute la

silhouette qui se dessinait à contre-jour. — Réputée par sa beauté, donc, murmura-t-il. Comme par son mauvais

caractère, si je vous ai bien compris ?

Tolwson ne répondit à Dunmurrow que par un sourire complice. Isobel l'eût

volontiers giflé. — Vous m'avez donc choisi, reprit pensivement le baron. Peut-être les jolis

garçons de la Cour vous ont-ils paru indignes de vous, madame. Peut-être les

avez-vous trouvés trop insignifiants, trop inoffensifs... moins originaux en

somme que... que le Diable Rouge?

Sur ces derniers mots, il avait élevé la voix. Il tonnait presque. Isobel frémit. Le

baron connaissait donc le surnom dont on l'affublait, et s'en offusquait, à juste

titre. La prescience d'un danger rendit à la jeune fille un peu de son calme et de sa

présence d'esprit. — Disons qu'il s'agit d'une erreur, messire, d'une fâcheuse erreur.

Elle l'entendit soupirer, souffler plutôt, avec force. Sans doute le baron allait-il

la congédier avec dédain. — Il s'agit d'une erreur, en effet, dit-il avec une sorte de détachement.

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Il se tut. Isobel se détendit. Elle respirait mieux, l'entrevue arrivait à son terme,

ce ridicule épisode allait prendre fin et dans une heure, elle serait avec ses

bagages et son escorte sur le chemin de Wellingstone. — Mais cette erreur est la vôtre, reprit froidement le baron, il ne vous reste qu'à

l'endosser. Que la volonté du roi soit faite.

Isobel eut l'impression que son cœur cessait de battre. Elle n'entendit qu'à

travers une sorte de brouillard ouaté la suite des propos que proférait le Diable

Rouge. — Cyrille, disait-il au majordome vêtu de noir, faites préparer la chapelle, nous

allons régler cette affaire sans attendre. Mes hôtes excuseront sans doute

l'indigence de notre hospitalité. Ils mettront sa rusticité sur le compte de

l'imprévu. Expliquez-leur que les visites ne sont pas fréquentes, dans la solitude

de Dunmurrow. Madame la comtesse, et vous, chevalier, vous pouvez disposer.

L'une de ses grandes mains apparut, plus claire dans l'ombre. D'un geste, il

congédiait la petite assemblée. Tolwson et le prêtre suivaient déjà le dénommé

Cyrille. — Attendez! s'écria la jeune fille, avec une telle panique dans la voix qu'elle en

éprouva comme de la honte. Que ces messieurs se retirent, puisque vous le

voulez. Mais puis-je vous parler un moment seule à seul, seigneur?

— Certainement, répondit la voix grave.

Le chevalier du roi et l'abbé bedonnant étaient déjà dans l'escalier, visiblement

heureux de prendre le large. Isobel resta seule avec le baron. Quel étrange

personnage était-il, pour se confiner ainsi dans une obscurité totale? Quelle folie

le hantait? Elle rassembla tout son courage, et lassée de parler à distance entreprit

de se rapprocher de son interlocuteur. A peine avait-elle fait un pas en avant qu'un grondement sourd se fit entendre,

presque au niveau du sol. — Restez où vous êtes, ordonna le Diable Rouge, d'une voix brève.

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Isobel, sans tenir compte de cet ordre inattendu, avança d'un pas encore. C'est

alors qu'elle vit avec horreur apparaître dans le noir les crocs clairs et les yeux

rouges d'un énorme molosse qui s'était levé. Un autre chien, invisible, grondait de

son côté. — Couché, Castor, dit impérieusement le baron. Et vous, madame,

asseyez-vous.

Il lui avait parlé sur le ton même dont il usait avec son chien. Subjuguée, privée de toute velléité de révolte, Isobel recula jusqu'au banc de

pierre qui bordait la cheminée. Une fois assise, il lui fallut rassembler de nouveau son énergie, son courage. Ne

devait-elle pas échapper au piège qu'elle avait elle-même tendu ? — Baron Montmorency, seigneur de Dunmurrow, je veux vous le redire

solennellement et sans témoins, il ne s'agit que d'une cruelle méprise, dit-elle en

tentant de raffermir sa voix.

— Je l'entends bien ainsi, répliqua le fantôme, dont elle ne voyait plus rien

depuis qu'elle s'était rapprochée de la seule source de lumière. De cette méprise,

je connais la raison. Vous avez cru sans doute, en vous fondant sur ma seule

réputation, que j'étais homme à défier l'autorité de notre souverain?

Comme elle ne trouvait que répondre, il fit résonner la vaste salle d'un rire amer. — Votre silence est un aveu, poursuivit-il impitoyablement. Ou peut-être

avez-vous imaginé que, d'un coup de baguette magique, le Diable Rouge allait

faire disparaître le parchemin royal ?

Isobel ne put retenir une exclamation de crainte et de dépit. — Aurais-je ce pouvoir que je n'en userais pas, madame. Je respecte trop le roi

pour lui désobéir. Votre ruse a échoué, tirez-en les conséquences. Vous

connaissez l'adage : « Comme on fait son lit, on se couche. » Eh bien, vous avez

fait votre lit, comtesse.

Éperdue, désespérée, humiliée, la jeune fille resta si profondément interdite

qu'elle ne s'étonna pas de voir sortir de l'ombre Cyrille, l'homme en noir qui

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venait de descendre avec Tolwson l'étroit escalier. Les paroles du baron sonnèrent

dans sa tête comme un glas. — Cyrille, disait-il, montrez à ma fiancée son appartement, dans la tour Magne.

Vous la conduirez à la chapelle dès que tout sera prêt.

Aucun verrou ne fermait la chambre où l'on avait conduit Isobel. Il lui serait

aisé d'en sortir, de se glisser discrètement dans les couloirs obscurs, d'accéder à la

cour du château... Mais comment reconnaître son chemin dans ce dédale

inconnu? Comment se montrer au jour extérieur sans se faire remarquer,

convaincre les gardes de baisser le pont-levis ou d'entrouvrir quelque poterne?

Comment voyager, seule, dans cette campagne lointaine ? Pour exprimer son

désarroi, Isobel émit un juron jadis familier à son père, blasphème incongru dans

la bouche d'une jeune fille, mais parfaitement adapté à la gravité de sa situation. Tous les plans qu'elle avait établis, toutes ses ruses, se retournaient contre elle.

Victime d'un cuisant échec, elle allait, dans la fleur de l'âge, aliéner pour toujours

sa liberté en prenant époux. Et quel époux ! Non pas l'un de ces élégants et jeunes

seigneurs qui la voyaient d'un œil fort doux, mais une sorte de fauve invisible et

sans doute monstrueux, tapi dans une tanière obscure, en compagnie de chiens

noirs et d'un serviteur funèbre. Quelques heures avant de l'épouser, cette brute

n'avait pas même voulu qu'elle s'approchât de lui ! Impuissante et captive, elle refusait cependant de s'abandonner à la panique, en

digne descendante d'une illustre famille. Les Wellingstone étaient inaccessibles à

la peur, si l'on en croyait la tradition, et leur étendard, sur lequel figurait un cerf

blanc orgueilleusement dressé. A moins que ce ne fût une légende? Comme pour confirmer ses hésitations, un coup frappé à la porte la fit sursauter.

Elle se composa aussitôt un visage résolu. Edith sans doute venait se lamenter, au

risque de lui faire perdre toute patience, à défaut de toute résolution. Elle n'eut pas à supporter les jérémiades de sa gouvernante, étrangement

absente. La porte s'ouvrit sur l'inévitable Cyrille, que son costume uniformément

noir rendait presque invisible, tant il se confondait avec l'ombre.

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— Monseigneur vous attend à la chapelle, dit-il d'une voix sans timbre, aussi

inexpressive que ses traits austères. Isobel, surprise et confondue, se sentit blêmir affreusement. Elle n'aurait donc

aucun délai de grâce? La sentence qu'elle venait d'entendre prononcer serait donc

exécutée dans l'instant? Elle ouvrit la bouche pour protester, pour réclamer ses

malles, ses brosses, ses onguents, pour exiger l'assistance de sa suivante. Et puis

elle se mordit la lèvre. A quoi bon formuler des désirs inutiles? A quoi bon se

parer pour accompagner à l'autel un homme dont elle ne connaissait pas le visage

? Ce rustre méritait-il que l'on prît pour lui quelque soin? Non, sans doute. Elle se leva en silence et suivit Cyrille, qui guidait ses pas, telle une martyre des

premiers temps conduite au supplice par quelque bourreau. On circulait dans le vieux château fort comme dans un inextricable labyrinthe de

passages creusés dans l'épaisseur des murs, de couloirs et d'escaliers étroits, dont

la plupart ne comportaient que quelques marches. Comme la jeune fille avait

depuis son arrivée perdu tout repère temporel, elle crut un instant la nuit tombée

quand elle entra dans la chapelle, que n'éclairaient très faiblement que deux

cierges, ou plutôt deux chandelles. Mais l'après-midi ne faisait que commencer. Il

faisait donc grand jour à l'extérieur. C'est à dessein que les ouvertures étaient si

bien occultées qu'aucun rayon de lumière, si ténu fût-il, ne perçait les ténèbres.

Quelle était la raison de cet enfermement? Pour le coup, Isobel frissonna sans pouvoir se contrô1er. Le Diable Rouge

pratiquait-il la magie noire, célébrait-il des mystères cachés? A la suite de Cyrille, elle s'avança vers les bougies. Deux personnes allaient

seules constituer l'assistance : le chevalier Tolwson, dont l'armure légère grinçait

un peu, et la pauvre Edith, qui se lamentait tout bas. En passant près d'elle, Isobel

l'entendit prononcer le mot sacrilège, et elle frémit derechef. Le Diable Rouge

n'était-il pas en effet démoniaque? Cette salle sombre et humide, pouvait-on la

considérer sans blasphème comme la maison du Seigneur?

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Isobel de Wellingstone se raidit courageusement. Non, elle n'allait pas se laisser

gagner par la superstition qui terrorisait sa gouvernante. Le baron Montmorency

n'était ni un sorcier, ni un nécromancien, mais un de ces personnages étranges qui

se terrent dans leur domaine, un de ces seigneurs qui s'offusquent des fastes de la

Cour, et la fuient, rien de plus. L'épouvantable erreur commise la veille, elle

devait l'endosser. Pour la première fois, elle vit, lui tournant le dos, la silhouette entière du baron,

et elle eut un choc. Il paraissait un géant, un surhomme. Très droit et parfaitement

immobile, il faisait face au prêtre, dont le visage inquiet semblait capter à lui seul

la piteuse lumière dispensée par les deux chandelles posées de part et d'autre de

l'autel. Quand elle parvint à sa hauteur, elle sursauta : il venait de lui poser sur l'épaule

sa main, forte mais légère, pour l'immobiliser, à moins que ce ne fût pour la

rassurer, peut-être. Elle leva brièvement les yeux vers lui, sans rien apercevoir de

son visage, ni rien de son costume, qu'une manche de tissu pourpre et une sorte de

col qui s'évasait très haut. Il y avait quelque chose de véritablement

extraordinaire, d'irréel, dans cette cérémonie qui allait l'unir à un personnage dont

les traits lui étaient encore inconnus. Le nez dans son livre, le prêtre entreprit sans tarder la lecture des prières

rituelles, avec une célérité qui en disait long sur son intention d'en avoir

rapidement fini. On ne pouvait en vouloir au brave homme, tant l'atmosphère était

oppressante, l'obscurité ambiante épaisse, presque palpable. Isobel avait déjà assisté à bien des mariages, parmi une assistance chaleureuse,

lors de fêtes fastueuses, pleines de lumière et de couleurs. Elle savait donc que le

prêtre allait inviter l'époux à lui prendre la main, au moment des déclarations

sacramentelles. Mais cette circonstance lui était tellement sortie de l'esprit qu'au

moment où elle sentit sur sa peau le frôlement des doigts de Montmorency, elle

faillit bondir, telle une biche aux abois. Elle se reprit aussitôt et abandonna sa

main à celle du baron, avec une brève pensée pour Edith, dont les suppositions

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pessimistes se trouvaient infirmées : Montmorency n'avait au bout des bras ni

serre d'aigle ni sabot d'âne. Rien de cela, en effet. Et même, le contact de sa paume et de ses longs doigts

avait quelque chose d'extraordinairement caressant, de rassurant, presque. Loin

d'éprouver quelque terreur, ou quelque répulsion, Isobel se sentait parcourue au

contraire d'une sorte de frémissement de fièvre, de chaleur inconnue. Cette

mystérieuse excitation se transmettait par le contact de leurs mains, la sienne,

frêle et fine, celle du baron, large et forte, mais en même temps si délicate ! Isobel fut saisie d'un soudain soupçon. Montmorency de Dunmurrow était

peut-être possesseur en effet de quelque pouvoir magique, puisqu'à son seul

contact elle éprouvait comme un transport de tout son être. Elle ne jouissait

soudain plus de son indépendance, de sa liberté. Elle se trouvait prisonnière. Il

n'en fallait pas douter : le Diable Rouge venait à coup sûr de lui jeter un sort. L'intention de retirer sa main ne la traversa qu'un instant. Elle s'ébroua

mentalement, honteuse des bouffées de superstition qui venaient de la traverser.

Croire aux démons, à la sorcellerie ? Quelle puérilité ! Isobel s'efforça d'attacher

son attention aux paroles du prêtre, sans grand succès. La vibration silencieuse

qui persistait entre sa paume et celle du baron, entre ses doigts et les siens, ne

cessait de la faire frémir. N'y avait-il pas à cette sensation si exceptionnelle quelque explication

raisonnable ? Si, bien sûr, et la jeune fille n'eut aucune peine à la découvrir. C'est

que jamais elle n'avait ainsi tenu longuement contre la sienne la main d'un

homme. C'était là la raison ! Son père la considérait avec tant de distance qu'elle

ne se souvenait pas d'avoir été touchée par lui, fût-ce pour une caresse sur la joue.

Avec ses trois frères, emportés par la maladie et la croisade, elle n'avait guère

échangé que des coups de poing. L'émoi qu'elle ressentait en ce jour s'expliquait donc de la façon la plus logique

: cet attouchement prolongé constituait pour elle une première expérience.

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« Une première expérience. » A cette pensée, elle crut que son cœur allait cesser

de battre. Les événement précipités de la veille, les surprises et les déconvenues

avaient éloigné d'elle une préoccupation que son esprit sans doute voulait

censurer, chasser de sa conscience. Qu'allait-il se passer tout à l'heure.

Qu'appelait-on au juste une « nuit de noces » ? Cette main qui lui semblait si

douce, par quelque magie peut-être, comment allait-elle se porter sur son corps ?

Faudrait-il qu'elle se soumette à ce géant sans jamais avoir vu son visage, sans

doute repoussant, puisqu'il le dissimulait avec tant de soin? « Comme on fait son

lit, on se couche », lui avait-il rappelé tout à l'heure. Dans quelle intention, avec

quelle arrière-pensée ? Le baron lisait nécessairement dans son âme, puisqu'il lui pressa la main, pour

lui transmettre un message. Message de menace? D'apaisement? Isobel n'aurait su

le dire. Mais il exerçait de toute évidence sur elle un pouvoir souverain. Comme

prise dans un brouillard, elle s'entendit en effet redire après le prêtre les paroles

sacramentelles, et s'engager devant Dieu à aimer et servir cet inconnu. Lorsque Montmorency lui lâcha la main, Isobel se trouva soulagée, échappant à

son emprise. Mais ce soulagement s'évanouit dans l'instant même. Avant qu'elle eût le temps de s'écarter de lui, il la saisit en effet par les bras et la

souleva contre lui, tout au long de son corps. Isobel ne put retenir un léger cri de

surprise et de peur, au moment même où elle ressentait une sensation nouvelle, et

combien plus excitante, celle du contact de ses seins contre le torse puissant d'un

athlète. En public, en pleine lumière, dans une atmosphère de fête, l'impression eût été

forte, sans doute. Mais dans cette ténébreuse chapelle, hors de la vue de témoins,

c'est un tourbillon qui emportait la jeune fille, prise de vertige, avec pour seul

point d'ancrage l'étreinte du Diable Rouge. Instinctivement, elle leva les mains pour les presser contre les épaules ou la

nuque de son vainqueur. Mais avant qu'elle eût le loisir d'achever son geste, il lui

baisa les lèvres avec force, et la reposa aussitôt au sol.

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Isobel ne comprit qu'après coup ce qui venait de se produire. Elle éprouvait

comme un manque, une frustration. — Je ne vous importunerai pas de ma présence jusqu'à l'heure du dîner,

l'entendit-elle préciser. Et puis elle se retrouva seule, abandonnée dans l'obscurité, inconsciente et

désorientée. Quelle incertitude! Quelle aventure venait donc d'avoir lieu?

Pourquoi le temps avait-il cessé de s'écouler? Le prêtre, la chapelle, l'assistance,

rien de tout cela ne semblait véritable. Elle venait de vivre hors du temps, dans un

espace magique, la main dans celle de l'inconnu, les lèvres contre les siennes. Son

mari venait-il de lui imposer sa griffe, de la marquer de son sceau ? Elle se morigéna, mécontente de sa naïveté. Les racontars colportés par Edith

lui tournaient de toute évidence la tête. On lui avait pris la main, on lui avait

donné le baiser nuptial. Rien de plus ordinaire, si l'on oubliait toutefois les

circonstances. Son imagination débridée l'avait égarée. Cette sensation de

douceur, de réconfort, n'était-elle pas imaginaire? Son mari ne se souciait pas

d'elle, puisqu'il venait de lui donner congé. Elle se passa nerveusement la langue sur les lèvres. Les événements se

précipitaient, elle ne contrôlait plus rien. Accoutumée malgré sa jeunesse à

régenter les choses, à dominer les situations, elle se trouvait soudain impuissante

et captive, épouse assujettie d'un mari qu'elle s'était imposé. Toutes ses manœuvres se retournaient en définitive contre elle. Loin de ses

terres et de la Cour, Isobel de Wellingstone n'était plus que l'épouse du Diable

Rouge, personnage effrayant par sa légende mais aussi, elle venait de le

comprendre, par sa capacité tangible à envoûter autrui par son magnétisme.

De retour dans sa chambre, Isobel y trouva ses malles rassemblées, comme

pour lui rappeler qu'elle était désormais chez elle dans ce château hostile, exilée

loin des lieux de son enfance, de sa jeunesse, de son bonheur passé. Elle s'aperçut

qu'un autre symbole lui signifiait sa condition nouvelle : le lourd anneau d'or que

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le baron lui avait passé au doigt, sans qu'elle s'en souvînt. Elle éprouva l'envie de

se jeter sur son lit et de pleurer toutes les larmes de son corps. Au lieu de cela, elle prit sur elle-même, se raidit, et houspilla Edith qui se livrait

tout entière au désespoir. Elle ouvrit la porte pour appeler quelque domestique.

Instantanément, l'homme en noir, Cyrille, qu'elle croyait près de son maître, se

matérialisa devant ses yeux. — Apportez-moi des chandelles et des lampes, dit-elle abruptement, sans

prendre le temps de quelque préambule.

Le visage fermé, Cyrille, comme résigné, fit de la tête un signe d'acquiescement. — Et puis, envoyez-moi du monde pour nettoyer cette pièce. Elle sent la

poussière et le renfermé.

Sans attendre de réponse, elle s'approcha des volets intérieurs qui occultaient les

deux étroites fenêtres et les ouvrit. Un peu d'air frais pénétra dans la pièce, avec de

la lumière. La chambre était nue, et seulement meublée d'un lit aux lourdes colonnes, ainsi

que d'un banc à dossier. Dans un âtre noirci, on n'avait de toute évidence pas

allumé de feu depuis longtemps. Isobel hocha la tête, plus déconcertée encore que

choquée par la rusticité des lieux. — Quelle honte! gémit Edith. Une bauge pareille, pour une dame de votre

qualité ! Voyez, madame, il n'y a même ni tréteaux, ni tabouret, ni console !

— Eh bien, remercions le ciel de disposer d'un banc, suggéra avec optimisme la

jeune fille. Nous y mettrons des coussins. Et puis, je ne m'attendais pas à voir une

cheminée dans cette pièce. On n'en installe d'ordinaire que dans les châteaux les

plus récents. Celui-ci me semble tellement ancien...

Elle se tut, pour ne pas avoir à décrire l'appartement qu'elle imaginait malgré

elle, vaste et spacieux, digne d'une comtesse ou d'une baronne. Quelle étrange

préoccupation ! Lui venait-elle tout simplement de son désir d'un plus grand

confort? Ou avait-elle une autre origine? Mieux valait sans doute ne plus y

penser.

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— Cette chambre me convient parfaitement, reprit-elle avec une conviction

qu'elle était loin d'éprouver. Un bon nettoyage, quelques coussins, et tout sera dit.

Nous ferons venir des femmes du village voisin, et qu'importe la dépense...

Elle s'interrompit, frappée par une pensée soudaine. — J'y songe, Edith. Le baron vit pauvrement, à coup sûr. Son domaine,

peut-être, ne lui rapporte rien. Son château est presque désert, on n'y voit que peu

de domestiques, une sorte d'écuyer, et quelques gardes... Il n'y a d'éclairage nulle

part... Voilà la raison !

L'incrédulité boudeuse dont Edith fit preuve en haussant les épaules ne parvint

pas à calmer l'imagination galopante de la jeune fille. — S'il ne s'agit que d'une affaire d'argent, nous en ferons venir de mes

domaines, Edith. Ou plutôt... Oui, pourquoi pas? Le baron pourrait venir

s'installer chez moi, à Wellingstone !

Souriante à cette expectative, Isobel se laissait ravir par son rêve. Mais Edith,

fâcheusement réaliste, la ramena sur terre. — Il n'est pas nécessaire d'être riche pour ouvrir des volets, dit-elle, ni pour

tailler des torches dans les arbres de la forêt.

Isobel, dégrisée, se rembrunit. Sa gouvernante avait raison, bien sûr. Seules les

ténèbres de Dunmurrow pouvaient convenir au Diable Rouge.

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Chapitre 3

La tête haute, Isobel parcourait derrière l'omniprésent Cyrille les couloirs et les

passages qui devaient la conduire à la table du dîner. Sa chambre, ainsi que la

petite pièce attenante, avait été convenablement nettoyée, mais frappait encore

malgré sa clarté revenue, ou peut- être à cause d'elle, par son extrême austérité.

Pour donner quelque chaleur et quelque couleur à ce lieu, il lui faudrait sans doute

faire apporter du château de Wellingstone l'une ou l'autre des tapisseries de haute

lisse qui en faisaient l'ornement. Ces considérations pratiques, elle en était bien consciente, lui fournissaient

surtout quelque dérivatif à des préoccupations autrement importantes. Mais

comment enlever de son esprit le souvenir de ses erreurs récentes? Par

aveuglement, elle avait mal préjugé de la réaction des hommes, risqué son avenir

sur un pari, et elle perdait tout. Le roi Richard Cœur de Lion n'était pas tombé

dans son piège, Montmorency de Dunmurrow, si démoniaque qu'il fût, s'était

avéré vassal obéissant, et voilà qu'elle se trouvait prise au piège, recluse pour

toujours peut-être dans une antique et lugubre demeure. Son choix, manifestement, aurait dû se porter sur un autre. Mais après avoir

passé en revue ceux qui pouvaient légitimement prétendre à sa main, ne les

avait-elle pas tous récusés, pour les meilleures raisons du monde ? Hexham, son

plus proche voisin n'était-il pas le plus détestable d'entre eux, pour des raisons

qu'elle s'expliquait mal ? Sans doute avait-il sur Montmorency le privilège de ne

pas être invisible. Mais cette qualité le servait-elle? On pouvait en douter. A vrai dire, Isobel n'était pas encore véritablement mariée, s'il fallait en croire

Edith, qui après l'étrange cérémonie du mariage, pendant qu'on nettoyait sa

chambre, n'avait cessé de lui seriner que le Diable Rouge ne pouvait être

considéré comme un époux, puisqu'il n'était qu'un fantôme, une évanescente

émanation de l'enfer. Mais pour avoir senti sur la sienne la main du baron, et ses

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lèvres sur les siennes, Isobel savait bien que son époux n'était pas véritablement

un spectre. Et si pourtant Edith avait raison, s'il fallait prêter foi à ses superstitions ? Un tel

époux, immatériel et désincarné, ne serait-il pas à tout prendre préférable à

quelque joyeux drille bien en chair, ou à quelque nobliau imbu de sa personne?

L'un ou l'autre ne seraient-ils pas plus difficiles à satisfaire, ou à régenter? Un être

de l'au-delà ne se désintéresserait-il pas aisément de toute préoccupation sensuelle

et terrestre? Isobel repoussa en soupirant cette chimère. Homme ou démon, le

Diable Rouge ne se laisserait pas aisément gouverner, elle en avait, plus que le

pressentiment, la certitude. Dans l'obscurité d'un couloir, elle faillit trébucher, et retint juste à temps un

juron qui peut-être aurait surpris Cyrille, guide nécessaire au sein de ce dédale

inextricable et plongé dans la nuit. Que l'enfer engloutisse Montmorency!

Quelque autre des vassaux du roi lui aurait sans doute causé d'autres soucis, mais

aucun ne lui aurait enlevé la faculté de voir! L'obscurité permanente qui régnait

dans le château faisait naître une sorte d'angoisse qui annihilait toute velléité

d'optimisme. Comme il était d'usage, le seigneur de Dunmurrow se faisait servir son repas

dans la pièce qu'il occupait en permanence, et où se dressait sans doute son lit.

Isobel ne put apercevoir ce meuble, tant l'obscurité était épaisse en ce lieu, plus

noire encore que dans son souvenir. Un assez maigre feu éclairait seul l'espace,

jetant quelques reflets rouges sur les murailles de pierre. Derrière la table que l'on avait dressée dans l'ombre sur des tréteaux, elle

entrevit la silhouette haute et dominatrice du baron. Isobel ne put réprimer un

frisson d'angoisse. Immobile et muet, Montmorency de Dunmurrow faisait

penser à quelque fauve nocturne en attente de sa proie. Elle s'avança noblement vers lui, sans hésitation. Mais un double grondement

sourd, bestial, la pétrifia sur place, le cœur battant. — Couché, Pollux! ordonna le baron. Au pied, Castor!

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Isobel retrouva sa respiration, quelque peu rassérénée : l'espace d'un instant,

elle avait cru que cette manifestation d'hostilité émanait du maître, et non pas des

chiens. La présence permanente des molosses n'était pas faite non plus pour la

rassurer. De quel danger étaient-ils censés protéger Dunmurrow? Qui pouvait-il

redouter, au cœur même de son inexpugnable forteresse? A moins qu'il ne veuille

éloigner tout témoin de ses disgrâces physiques, de ses tares apparentes?

Peut-être était-il affligé d'un groin, ou d'une hure de sanglier, avec des crocs

pointus de vampire et de grandes oreilles velues. A moins qu'il ne fût un cyclope,

avec un gros œil au milieu du front? — Prenez place et soyez rassurée, dit-il, comme s'il lisait dans les pensées de

son épouse. Je ne vais pas vous manger.

L'âpreté de son intonation, son agressivité, excluaient toute manifestation

d'humour. En proférant cette promesse, d'ordinaire faite à des enfants, il ne

plaisantait pas. Isobel s'abstint de prononcer la riposte cinglante qui lui montait aux lèvres. Ne

valait-il pas mieux mépriser cette brute insolente? Elle prit donc silencieusement place en face de lui. Le plateau de la table

semblait extraordinairement large, à tel point que les convives ne pouvaient guère

s'apercevoir. Contre l'usage en pratique dans toute noble demeure, il semblait

qu'aucune foule de commensaux ne dût prendre le repas en même temps que le

seigneur et sa dame. Les hôtes d'occasion eux-mêmes étaient absents. — Devrons-nous attendre la venue du prêtre, et celle de Tolwson, l'émissaire du

roi? demanda-t-elle tout à trac.

Son vis-à-vis ricana avant de répondre : — Ils ont déguerpi dès leur rôle achevé. Nul doute que Sa Majesté ne puisse se

passer longtemps de leur présence.

Il exprimait à la fois de l'amusement et de l'amertume. Mais un être aussi

étrange pouvait-il se targuer d'éveiller quelque sympathie? Avait-il seulement

invité les deux uniques témoins de son mariage à partager, sinon un repas de

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noces, du moins son dîner ? Isobel se rappela les festins donnés à la Cour et dans

les châteaux en de telles occasions. Le contraste était si marqué qu'elle eut envie

d'en rire, et d'en pleurer. Le départ de Tolwson et celui du prêtre scellaient aussi son destin. Toute

relation avec le monde extérieur se trouvait désormais abolie. Si résolue qu'elle

fût à assumer son destin sans inutiles jérémiades, Isobel ne put s'empêcher de

manifester quelque humeur. — Ces messieurs auraient pu, ce me semble, me saluer avant leur départ,

observa-t-elle.

— Leur hâte à reprendre la route les en a empêchés sans doute, suggéra le

baron.

La goujaterie des deux couards dépassait cependant la mesure. — Ils ne se sont pas même inquiétés d'éventuelles festivités? insista Isobel. Il

m'est difficile de le croire.

— Des festivités? A quoi bon? s'étonna Dunmurrow. Je n'en vois pas la

nécessité, ni l'occasion.

Cette impertinence fit à la jeune fille l'effet d'une gifle. — L'occasion de célébrer une fête, dit-elle avec acrimonie, vous l'aurez en

recevant de mes domaines à Wellingstone les sacs d'or dont le mariage vous fait

propriétaire.

Un formidable coup de poing assené sur la table fit sauter en l'air corbeilles et

gobelets, tandis que les voûtes retentissaient d'échos prolongés. — Jamais ! hurla le baron, je n'accepterai jamais rien de vous !

— Vraiment? répliqua-t-elle sans se départir de son calme. Vous en avez

pourtant grand besoin, si j'en juge d'après le dénuement dans lequel vous vivez, et

le délabrement de votre demeure.

Avec une tranquillité affichée, elle vida posément son gobelet. Abasourdi, le

baron resta d'abord sans voix. On ne pouvait apercevoir son visage, sans doute

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cramoisi de colère, mais on l'entendit haleter, comme pour éviter de s'étouffer de

rage. — Comtesse de Wellingstone, ironisa-t-il quand il eut repris son souffle, puis-je

vous rappeler que je ne suis pas allé vous chercher, que je ne vous ai rien

demandé, que non contente de forcer l'entrée de ma retraite et de m'imposer votre

présence, vous m'avez imposé le mariage !

La pertinence de ces observations était sans appel. Autant qu'Isobel pouvait en

juger, Dunmurrow, quelque peu apaisé par sa diatribe, et jouissant du silence

auquel il contraignait son adversaire, retrouvait son calme. Peut- être même

riait-il sous cape, car il ne résista pas à l'envie de lancer une dernière pointe. — Songez-vous, reprit-il d'une voix adoucie, que je pourrais moi aussi me poser

en victime ? Vous êtes-vous inquiétée de savoir si j'étais libre? En me

contraignant au mariage, ne m'avez-vous pas condamné à rompre une autre

alliance, à briser quelque cœur, et le mien même?

S'amusait-il? Parlait-il sérieusement? Isobel eut un moment d'hésitation. Que le

Diable Rouge fût amoureux, voilà qui semblait fort improbable. Mais la vie

intime des êtres ne démentait-elle pas souvent leur réputation ? — Est-ce le cas? demanda-t-elle avec une vivacité dont elle s'étonna la

première.

Elle l'entendit s'accoter à la muraille et prendre du recul, comme pour mieux

réfléchir, ou pour mieux la dévisager. Sans doute ne pouvait-il dans cette

obscurité discerner clairement ses traits, mais un aussi étrange personnage ne

disposait-il pas de pouvoirs exceptionnels? N'était-il pas nyctalope, ne voyait-il

pas dans le noir, comme certains félins ou certains rapaces ? Il laissa longtemps s'étirer le silence, si longtemps qu'Isobel, excédée, pensa

défaillir, ou hurler d'impatience. Sans qu'elle sût vraiment pourquoi, elle attachait

à la réponse qui tardait tant une importance très particulière. Elle voulait savoir. — Non, bien sûr, dit-il enfin, désinvolte et railleur.

De fureur, elle choqua violemment la table du manche

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de son couteau, et poussa une exclamation excédée. — Mais s'il en était autrement? se hâta de déclarer Montmorency, pour couper

court à quelque protestation.

Vous ne vous êtes interrogée ni sur mes sentiments ni sur mes éventuels projets,

au moment où vous avez conçu ce traquenard qui devait vous éviter d'aliéner

votre liberté. Isobel sourcilla. Il ne fallait pas que cet être retors lui donne le mauvais rôle à

elle, innocente victime de l'entêtement du roi, puis de la docilité d'un baron assez

fou pour se soumettre aux commandements les plus absurdes. — Pourquoi me serais-je intéressée à vous, demanda-t-elle avec emportement,

puisque vous ne deviez pas m'épouser.

Il se contenta d'acquiescer d'un simple grognement, d'un grommellement

entendu, riche de significations critiques. — Que voulez-vous dire? s'exclama-t-elle avec plus de force encore.

Non content de dissimuler son visage, ce malotru dissimulait encore ses

pensées. Quel impossible dialogue ! — Je veux dire, ma chère femme, que vous n'êtes qu'une enfant gâtée.

— Comment? Une...

— Une sale gosse, si vous préférez.

— Et de quel droit...

— Du droit d'un mari, madame. Faut-il vous rappeler que j'ai l'honneur de vous

avoir prise pour épouse?

— Je ne risque pas de l'oublier, assura-t-elle entre ses dents.

Ce raclement de gorge, n'était-ce pas un ricanement dissimulé? Non, sans

doute. Isobel préféra imputer à Castor ou à Pollux une telle incongruité. Coupant

court à la conversation, elle se consacra avec détermination à la consommation

des mets. Montmorency ne manquait pas de présence d'esprit, songea-t-elle en reprenant

du ragoût de sanglier aux airelles. Pour abattre un pareil adversaire, pour percer

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sa défense, il lui faudrait élaborer une stratégie toute particulière. L'esprit en

alerte, elle commença à passer en revue toutes les ouvertures possibles. A défaut

d'humilier le baron par une victoire totale, ne pouvait-elle pas tout simplement le

désarmer, couper court à ses sarcasmes ? Elle retint un sourire. Une solution s'imposait, claire et facile : l'annulation. Un mariage peut être déclaré nul lorsqu'il a été contracté par contrainte, sous la

menace. Parce qu'elle avait sottement demandé la main du baron en présence du

roi et de nobles témoins, Isobel ne pouvait bien sûr se poser en victime.

Montmorency, au contraire, pouvait faire valoir ses droits. Le Diable Rouge ne manifestait pour elle aucune inclination, il ne souhaitait pas

s'enrichir de ses biens. Son consentement, il ne l'avait donné que sur un ordre

express du roi Richard. Cette circonstance ne constituait- elle pas une contrainte,

fondement de toute annulation? Isobel reprenait confiance, elle rayonnait presque. Une fois Montmorency

instruit de ses droits et convaincu de les faire valoir, il serait aisé de mettre fin à

une plaisanterie qui n'avait que trop duré. Sa liberté retrouvée, elle reprendrait sa

vie heureuse à Wellingstone, l'esprit tranquille. Les choses étaient claires. En

choisissant un époux, elle s'était acquittée de son devoir, comme Montmorency

du sien, en la prenant pour femme. Mais d'un commun accord, ils allaient

dissoudre ce lien temporaire, mettre un terme à un contrat imposé, et par

conséquent nul. Se mettant pour la première fois en frais de sourires, sinon pour séduire son

mari, du moins pour l'amadouer, Isobel le couva d'un regard charmeur. — J'ai trouvé une solution, messire.

— Une solution, grommela-t-il, une solution pour quoi faire?

— Pour vous délivrer de ma présence, dit-elle d'une voix gamine.

— Vraiment? Alors j'ai hâte de la connaître!

Enjôleuse et complice, Isobel accentua son sourire.

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— Vous alliez sans doute y penser vous-même, dit- elle par souci de ménager

l'amour-propre de son époux. Voilà. En fait de mariage, la contrainte constitue un

empêchement, donc un motif d'annulation. Il nous suffit d'exciper de cette

circonstance pour faire valoir nos droits, et recouvrer notre liberté !

Elle put croire un instant que le baron allait exulter comme elle, mais en vain. — L'annulation? Que me chantez-vous là? dit-il, à la fois incrédule et

mécontent.

— Mais oui, insista-t-elle. Puisque l'un d'entre nous s'y est trouvé obligé par une

volonté extérieure, il y a lieu d'annuler ce mariage!

Sans le vouloir, Isobel avait élevé le ton, un peu surprise et contrariée d'avoir

affaire à un esprit aussi lent. En supposant au Diable Rouge quelques qualités

intellectuelles, elle lui avait sans doute accordé trop de crédit. Depuis l'autre côté de la table lui parvenaient des sons rauques et inarticulés,

primitifs en quelque sorte. Les chiens, peut-être... — Eh bien, reprit-elle, nous sommes bien d'accord?

— Je refuse de croire, dit le baron d'une voix qui s'étranglait étrangement, que

vous parlez sérieusement.

Il s'étonnait, de toute évidence, que cette solution fût si aisément à leur portée. — Jamais je n'ai parlé plus sérieusement, je vous l'assure, messire. Notre

problème se résout de lui-même. Une fois déliés de nos serments, nous

reprendrons chacun de notre côté notre indépendance, comme si rien n'était

advenu.

De nouveau, ces bruits de gorge et ces halètements étranges. Pollux et Castor

s'impatientaient peut-être, eux aussi... — Précisons les choses, continua Isobel, poursuivant son avantage. Dans mon

esprit...

— Esprit malade ! Folie furieuse !

Pour cette fois, Montmorency de Dunmurrow avait poussé un véritable

rugissement. Soudain dressé de toute sa taille, il heurta violemment la table du

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poing, et puis se laissa retomber lourdement sur son banc, qui émit un grincement

déchirant. Un sifflement accompagnait sa respiration rauque et précipitée,

pareille à celle d'un lutteur exténué. Isobel ne savait quelle attitude adopter. Elle s'était mal fait comprendre, mais

comment s'expliquer plus clairement? Elle s'avisa que le Diable Rouge était

certainement sujet à des crises de démence. Lorsqu'il parlait d'« esprit malade »,

c'est du sien qu'il était question. Le pauvre homme, si cruellement lucide en plein

accès d'hystérie ! Elle lui aurait volontiers tapoté la main pour lui signifier sa

sympathie, mais trop de distance les séparait. Quand il retrouva l'usage de la parole, Montmorency, pour le plus grand

soulagement d'Isobel, put s'exprimer en termes mesurés, sans éclat. Ses crises

n'étaient donc que très brèves, songea-t-elle pour se rassurer. — Je voudrais bien comprendre vos intentions, les comprendre clairement,

dit-il d'une voix posée mais tendue. Quand le roi Richard vous a invitée à choisir

un mari, vous avez avancé mon nom, et il a acquiescé à votre décision. Et vous

voudriez maintenant réclamer une annulation en prétextant la violence qui vous

aurait été faite?

— Mais non, messire, ce n'est absolument pas ce que je voulais dire.

Le soupir de satisfaction qu'elle crut entendre résonna comme un

encouragement. — C'est à vous, baron, que violence a été faite. C'est donc à vous de réclamer

justice, et d'exiger l'annulation de ce mariage que vous n'avez pas voulu. Je

n'élèverai naturellement aucune protestation, et témoignerai bien sûr en votre

faveur.

D'abord, il ne répondit pas. Mais comme il respirait fort! Et soudain, le Diable

Rouge se dressa, renversant avec fracas son banc. Il écumait. — Moi? Victime d'une violence, d'une contrainte? Je...

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Après avoir effroyablement mugi, il étouffait. Allait-il bondir sur elle pour la

massacrer? Comment se comporter en présence d'un fauve menaçant? Isobel,

recroquevillée sur elle-même, se figea dans une prudente immobilité. De nature réservée, la jeune comtesse dédaignait les manifestations excessives

de sentiments, quels qu'ils fussent. Lors des obsèques de son père, mort de

désespoir après les décès successifs de ses trois fils, les lamentations de ses

proches, et celles d'Edith en particulier, lui avaient causé comme un malaise. Avec le Diable Rouge, son époux provisoire, les effusions de douleur

atteignaient un insupportable paroxysme. Parce qu'il prenait conscience qu'une

injustice lui était faite, Montmorency entrait dans une véritable transe. S'il ne

pouvait raisonnablement être pris pour une créature diabolique, il appartenait de

toute évidence à l'espèce des individus primitifs, incapables de se contrôler. Tout comme il l'avait fait précédemment, le baron semblait revenir à la réalité,

et reprendre son empire sur lui-même. Isobel soupira de soulagement quand elle

l'entendit remettre son banc en place et s'y rasseoir. Il grommelait encore, mais ce

n'était sans doute que pour exprimer quelque regret. — Alors, risqua-t-elle avec ténacité, nous sommes bien d'accord?

Il se fit encore un silence. Quelle épreuve qu'un mariage, songea la jeune fille,

alors même qu'il est fictif! — Votre proposition est parfaitement ridicule, décréta son époux pour la

détromper. Pourquoi mentir? Jamais personne ne m'a fait violence, ne m'a

contraint à agir contre mon gré. Je n'ai pas voulu ce mariage, mais je l'ai accepté

de mon plein gré, parce qu'il me convient de complaire à la volonté de mon roi. D

exige beaucoup de moi en me donnant une femme telle que vous, trop, peut- être,

en tout cas plus que je ne le pensais, mais quelle satisfaction que celle du devoir

accompli !

Pour un peu, Isobel aurait préféré les cris du baron à ses raisonnements, et à ses

arguties. — Pensez-vous que je puisse vivre entre ces murs? s'écria-t-elle.

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— Vous l'avez voulu, répliqua-t-il froidement.

A cette réponse, Isobel se sentit parcourue par un frisson. Elle avait oublié à

quel personnage étrange elle parlait, et quelle était sa réputation. Dans

l'impossibilité de l'amener à ses vues, du moins pouvait-elle tenter de lui offrir

d'autres échappatoires. — Puisque l'annulation ne vous convient pas, argua-t-elle, peut-être

pourrions-nous vivre séparément, sans cesser d'être mari et femme. Vous pourriez

même venir me visiter à Wellingstone, où l'accueil le plus déférent vous serait

réservé.

Elle se mordit la langue. A quoi bon parler d'accueil à un personnage aussi

étranger à toute notion d'hospitalité? Ses repentirs étaient si vains qu'elle en eut la

preuve immédiate. — Que cela vous plaise ou non, dit le Diable Rouge, votre place est ici, au

château de Dunmurrow, et nulle- part ailleurs.

Isobel n'était pas femme à se laisser impressionner par semblable assurance.

Elle tenta un autre biais. — Ma présence est nécessaire dans mes domaines, plaida-t-elle, ils ne peuvent

prospérer hors de ma présence. Mes revenus...

— Qu'importent des revenus dont je ne veux faire usage, s'écria impatiemment

le baron. De rien, je n'ai besoin de rien, vous dis-je !

C'en était trop. Faisant fi de toute délicatesse, Isobel laissa libre cours à ses

griefs. — Vous n'avez besoin de rien, messire, voire ! Si vous êtes tant à l'aise,

pourquoi vos hôtes sont-ils si mal reçus ? Pourquoi votre vieille demeure est-elle

aussi vide et solitaire? Pourquoi n'y voit-on ni flambeau ni lumière? Pourquoi

vous terrez-vous dans l'obscurité?

Elle s'attendait à une explosion de colère, qui ne vint pas. Cantonné dans un

silence pesant, le Diable Rouge restait muet. Mais son silence lui-même

constituait une menace, toute proche, presque tangible.

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— Si vous avez peur du noir, dit-il enfin, comme avec peine, il ne fallait pas

choisir le Diable Rouge.

Elle se raidit sous l'offense, d'autant plus cruelle qu'elle était pertinente. A quoi

bon poursuivre cette traumatisante conversation? — Permettez-moi de me retirer, messire, dit-elle d'une voix glaciale.

Elle repoussa son siège et prit à tâtons la direction présumée de la porte. — Cyrille ! appela Montmorency.

Avec autant d'effroi que de soulagement, Isobel vit se matérialiser dans

l'embrasure mystérieusement ouverte la silhouette du serviteur aux traits

impassibles. Cyrille tenait en main une sorte de lumignon.

Edith, inquiète et dolente, attendait Isobel dans sa chambre. — Vous voilà déjà de retour, madame, est-il si tard?

— Mais non, Edith. Tu es lasse. Va donc te reposer. Je n'ai plus besoin de toi.

De toute évidence, la bonne Edith éprouvait quelque embarras. Son visage

potelé, d'ordinaire lisse et rose, était pâle et froissé d'inquiétude. — Je pourrais peut-être, suggéra-t-elle, dormir dans le réduit d'à côté.

Elle désignait ainsi une sorte de recoin séparé de la pièce par un mince rideau. — Si tu as peur de la solitude, oui, bien sûr.

A mieux l'examiner, Edith semblait en effet dévorée par l'angoisse. — Tout ici me fait peur, avoua-t-elle en balbutiant, mais c'est surtout pour vous

que je crains, pauvre ange. Je crains...

Elle ne put poursuivre, comme étranglée par quelque interdit. — Quand je pense, reprit-elle avec effort, que cette nuit sera... qu'elle doit être...

votre nuit de noces !

Isobel, qui se défaisait de sa robe, interrompit son geste. La nuit de noces, en

effet... Préoccupée par sa discussion avec l'ombre impressionnante de son mari,

elle n'avait pas même songé aux droits physiques qu'il avait sur elle.

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— Si votre maman était encore de ce monde, poursuivit Edith, c'est elle qui

vous dirait... Mais puisque jusqu'à ce jour je reste seule à veiller sur vous, il faut

bien que je vous prévienne...

Devant le regard attentif d'Isobel, elle préféra baisser les yeux. — Vous avez vu vos frères enfants, vous savez donc comment les hommes sont

faits. La première fois, cela fait un peu mal, si je m'en souviens bien, mais vous

avez du courage... Et puis, c'est le seul moyen de faire un bébé! conclut-elle avec

force, comme délivrée d'une tâche embarrassante.

Du courage, songea Isobel, elle n'en manquait pas. Mais à ce point... — Sois sans inquiétude, claironna-t-elle sans vergogne, je ne crains rien !

C'était là un pieux mensonge puisqu'il était destiné à rassurer sa chère Edith.

Mais celle-ci ne désarma pas pour autant. — De toute façon, dit-elle encore, cela ne prend que quelques minutes, au plus.

Du moins, ajouta-t-elle après une seconde de réflexion, quand il s'agit de gens

normaux. Avec ce Diable Rouge... Qui peut savoir?

Elle éclata en sanglots si bruyants qu'Isobel en conçut quelque gêne. Edith

aurait voulu l'inquiéter qu'elle n'aurait pas autrement agi. Mais ce n'était pas tout. — C'est un satyre ! Un bouc velu ! se lamenta Edith. S'il se cache, c'est qu'il a

des grandes cornes, et des poils partout sur le museau, et le reste !

Pour ridicules qu'ils fussent, ces propos avaient quelque chose de si effrayant

qu'Isobel répugnait à les entendre. — Tais-toi, Edith. Ce n'est qu'un homme, affirma-t-elle avec autorité.

— Mais il pratique la magie noire, protesta l'incrédule, tout le monde le dit, il

fait rôtir des enfants, il s'abreuve du sang des vierges ! Malheur, malheur à nous !

— C'est ta langue qu'il faudrait faire rôtir, insupportable bavarde ! s'écria Isobel,

exaspérée. Va te coucher !

Edith acquiesça, sans pour autant se soumettre tout à fait. — Je reste dans les parages, dit-elle en baissant la voix. En cas de besoin, criez,

et j'accourrai à l'aide.

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— Tu aurais la force de combattre les puissances de l'ombre? s'enquit

ironiquement Isobel.

— En faisant des signes de croix, oui, sans doute. Et puis, nous pourrions

prendre la fuite jusqu'au couvent le plus proche.

Isobel haussa les épaules. En congédiant sa gouvernante, elle ne prit même pas

la peine de réfuter un projet aussi chimérique. Incertaine et désorientée, elle se mit à attendre, interminablement. Ce Diable

Rouge n'était sans doute qu'un homme, mais pourquoi se dissimulait-il? Pourquoi

chérissait-il les ténèbres? Comme pour exorciser sa venue, elle alluma plusieurs chandelles, mais en vain.

Il ne se manifestait pas. Ne voulait-il pas d'elle? La nuit s'avançait. Isobel finit par souhaiter la présence de son époux, pour en

avoir plus tôt fini, pour que prenne fin cette veillée insupportable. Mais il ne vint pas.

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Chapitre 4

Combien de temps était-elle restée éveillée, dans une éprouvante attente? Isobel

n'aurait su le dire. C'est en s'éveillant qu'elle prit conscience d'avoir fini par

succomber au sommeil. Lucide dès le premier instant, elle garda d'abord les yeux

fermés. Montmorency de Dunmurrow reposait-il à son côté? Le temps d'une brève appréhension, elle leva les paupières, et vit que personne

ne partageait sa couche. Elle était seule. Rien dans sa chambre n'avait été déplacé.

Les chandelles s'étaient éteintes d'elles-mêmes, et seules quelques braises

rougissaient encore dans la cheminée. Tel le prince de légende qui vient en secret

assister au sommeil de sa belle, le baron de Dunmurrow était-il passé secrètement

dans ces lieux cette nuit pour l'observer? Rien ne le laissait croire. Riant

nerveusement, Isobel se fit une raison : ni baron ni prince ne l'avait éveillée d'un

baiser ou d'une caresse, comme cela se voit dans les contes. Un instant plus tard, adossée au coussin qui lui tenait lieu d'oreiller, elle se

laissa envahir par une évidence qui lui ouvrait de larges perspectives : le Diable

Rouge la dédaignait

Toute jeune épouse se serait formalisée de ce mépris, mais Isobel, quant à elle,

ne pouvait que s'en féliciter. Comment éprouver quelque attirance à l'égard d'un

mari invisible et fantasque, d'un personnage obstiné, d'un ermite aigri et fanatique

? Plus agressif et bruyant que les chiens qui l'isolaient du monde, ce personnage

n'était certes pas de ceux dont on recherche l'intimité. Rien, donc, ne pouvait la satisfaire davantage que l'indifférence dont elle

bénéficiait. Montmorency de Dunmurrow n'avait pas cru bon d'exercer ses

prérogatives conjugales la nuit même de ses noces, ne fût-ce que par respect des

convenances, ou par simple politesse. Grand bien lui fasse! Cela signifiait donc

qu'il y renonçait pour toujours. Quel soulagement, quelle chance ! Elle n'aurait à

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souffrir ni de la présence, ni des appétits brutaux de l'étrange mari qu'elle s'était

choisi. De façon très provisoire, toutefois. Un mariage qui n'était pas « consommé »,

selon le vilain terme en usage, ne pouvait-il pas être annulé, au même titre qu'un

mariage forcé ? Puisque le baron refusait de reconnaître la contrainte dont il était

victime, ne pourrait-on tirer argument de son refus de partager le lit conjugal ?

Argument décisif, celui-là, et irréfutable. Mais à peine Isobel venait- elle de s'en

réjouir, qu'elle rougit violemment. Oserait- elle se plaindre aux autorités de la

carence de son mari ? Quelle honte, et quel scandale à la Cour ! Enserrant des deux bras ses jambes repliées, le menton appuyé à un genou, la

comtesse reprit sa méditation. Quels êtres capricieux et imprévisibles que les

hommes! Le baron ne voulait pas d'elle et pourtant il refusait de lui donner sa

liberté. Vivant en reclus, il voulait paradoxalement lui faire partager sa propre

solitude. Quelle absurdité! Elle soupira. Dans cette chambre, passant par un interstice des volets de bois, un

très mince rai de soleil perçait à peine l'obscurité. Comme la lumière devait

ruisseler dans le grand hall de Wellingstone, réchauffée par tous les bleus et les

rouges des vitraux ! Trop énergique et entreprenante pour s'abandonner longtemps à la nostalgie,

Isobel mobilisa sa volonté : elle devait coûte que coûte échapper à cet

enfermement ! Ses efforts furent récompensés, puisque, bientôt, elle retrouva le sourire. Elle

tenait la solution! Un moyen imparable, qui ne dépendrait pas de la volonté d'un

mari indifférent mais tyrannique, et ne la contraindrait pas à des confidences

humiliantes pour l'un comme pour l'autre. Pour éviter la fâcheuse pratique des mariages consanguins et la décadence de

nobles familles adonnées à l'endogamie, l'Église aussi bien que la Couronne

interdisaient depuis une génération le mariage entre cousins, jusqu'au quatrième

degré. A la connaissance d'Isobel, jamais les Wellingstone et les Dunmurrow

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n'avaient conclu d'alliance. Mais en cherchant bien... Toutes les lignées

aristocratiques ne possèdent-elles pas des origines communes? Et puis, n'y a-t-il

pas de par le monde des généalogistes assez complaisants pour établir quelque

parenté, moyennant finances? A la pensée du bon tour qu'elle s'apprêtait à jouer au Diable Rouge, Isobel ne

put retenir en sautant de son lit une exclamation d'allégresse. Edith, qui sans doute n'attendait que ce signal pour sortir du réduit dans lequel

elle avait monté une garde vigilante, fit son apparition, sa figure reflétant mille

questions informulées. — Bonjour, Edith, s'écria gaiement la jeune fille. Ne perdons pas de temps !

Puisque cette pièce est à peu près en ordre, nous allons tenter de porter plus loin

nos efforts ! A sa gouvernante abasourdie, Isobel ne voulut pas faire la confidence de son

projet, de manière à lui éviter une déception, et d'éviter tout bavardage inutile. En

attendant, ne valait-il pas mieux se consacrer à des activités diverses, comme elle

avait coutume de le faire dans son propre domaine? Le vieux château de

Dunmurrow, fort négligé, appelait de toute évidence d'urgents aménagements. Et

puisque, pour quelques jours encore, elle allait porter le titre de dame de ces lieux,

pourquoi ne pas en assumer aussi les responsabilités? — Tout à l'heure, reprit-elle, nous irons au village recruter des femmes qui

viendront faire le ménage. D en faudra une pour aider aux cuisines. Engage aussi

des hommes, pour les gros travaux. Quand tout sera en ordre, nous y verrons plus

clair...

Elle s'interrompit et se mit à rire. Comment parler de clarté dans cette pièce

calfeutrée, aux deux fenêtres occultées ? Non sans effort, elle eut tôt fait de

donner de la lumière en faisant sauter les chevilles qui bloquaient les gros volets

de bois. — Mais, madame, dit peureusement Edith, êtes-vous sûre qu'il approuve ce

chambardement?

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Prise de court, Isobel hésita un instant, et fit un geste désinvolte. — A vrai dire, avoua-t-elle, je n'ai pas eu l'occasion de lui en parler. Mais le

résultat ne peut être que positif, n'est-ce pas? Ce vieux château fort ne manque pas

d'une austère beauté. Mais il a besoin d'être mis en valeur, et mieux organisé. Je

compte d'abord mener une enquête pour découvrir le responsable de la cuisine. Il

va devoir apprendre son métier, d'urgence. Je vais voir aussi de quelles réserves

nous disposons dans les celliers et les caves...

— Les caves ? s'écria sa gouvernante en se cachant les yeux d'une main

tremblante. Pas les caves, par pitié!

— Et pourquoi, je te prie ?

— C'est là qu'il fait ses manigances, pour sûr.

— Qui donc, Montmorency?

— Bien sûr ! Les alchimistes travaillent toujours dans des caves, ou des

souterrains. Il y fait sûrement une chaleur d'enfer, avec tout le soufre qui brûle, et

le sang de crapaud qui bout dans des alambics. Je parie qu'il pèse de la poudre de

mandragore dans des balances de toile d'araignée, pour nourrir les fantômes. Et

ne riez pas, poursuivit-elle, parce que je parle sérieusement! Le Diable Rouge ne

peut vivre que dans un château hanté !

— Eh bien, conclut Isobel avec entrain, nous y mettrons nous aussi un peu

d'animation. Par exception, le Diable Rouge agréera peut-être les services de la

bonne fée que lui envoie son roi !

— La comtesse s'est éveillée d'excellente humeur, messire.

Pour toute réponse, Cyrille n'obtint qu'un grognement énigmatique de son

maître, qui achevait de passer son surcot. Tristan de Dunmurrow songeait à part soi que cette bonne humeur trouvait sans

doute son origine dans la discrétion dont il avait fait preuve en s'abstenant

d'occuper le lit conjugal. Il s'était imaginé la veille faire offense à son épouse en

ne remplissant pas ses devoirs d'époux. Quelle ridicule naïveté! Loin de s'en

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formaliser, voilà que sa jeune épouse célébrait au contraire cette défection. Il

grommela derechef. A quoi bon se formaliser? Eût-il vraiment été plus flatteur de

la savoir en larmes ? — Elle sollicite une audience, ajouta Cyrille.

— Tu veux dire qu'elle l'exige, je gage?

— En effet, messire.

Dunmurrow haussa ses larges épaules en lissant sur sa poitrine les plis du

surcot. — Alors, dis-lui de venir déjeuner avec moi tout à l'heure.

En homme accoutumé à une familiarité de tous les instants, le valet suspendit

ses gestes et esquissa une grimace de contrariété. — Ne serait-ce pas une imprudence?

Une imprudence? C'en était une, bien sûr. Mais ce matin, pour la première fois

depuis de longs mois, Tristan de Dunmurrow s'était éveillé avec dans l'esprit des

images nouvelles. Ce n'était plus sa perpétuelle et insupportable obsession, mais

la représentation idéale de longs cheveux d'un blond très clair, de prunelles

lumineuses... Il y avait aussi bien sûr, sensations bien réelles, la musique un peu voilée de sa

voix presque enfantine encore mais si sensuelle, et puis son parfum léger de jeune

fille, frais et vert. D l'avait respiré de près dans la chapelle, et surtout au moment

où pour lui baiser les lèvres il l'avait soulevée entre ses bras. Au souvenir de la

tendre pression de la gorge juvénile contre la soie de son pourpoint, un

frémissement le parcourut. Perdu dans la réminiscence de ces sensations si rares,

il en négligeait de répondre à son fidèle serviteur. — Un mari qui veut admettre sa femme à sa table, tu y trouves à redire?

grommela-t-il de la voix menaçante dont il fardait ses faiblesses.

Cyrille, qui n'était pas dupe, restait soucieux. Agenouillé devant son maître, il

acheva de lacer ses hautes jambières dans un silence boudeur. — Vous lui faites confiance ? dit-il tout à trac.

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— Non, bien sûr, répondit le baron sans relever l'impertinence du propos. Mais

elle m'intéresse, parce qu'elle sort vraiment de l'ordinaire.

Le mot était faible. Le plan conçu par la jeune comtesse pour duper le roi avait

échoué sans doute, mais que de hardiesse dans sa conception, que de panache

dans sa mise en œuvre ! Cette fille était un véritable stratège. Autre qualité que

Dunmurrow se plaisait à trouver chez les combattants : l'élégance dans l'échec

accepté, la dignité dans la défaite. Plus d'un champion en telle circonstance se

serait dérobé, aurait connu la déroute. Elle était restée stoïque et digne. Cela

surtout enchantait le baron, d'ordinaire peu enclin à l'admiration. — Le risque est trop grand, monseigneur, insista Cyrille après avoir un moment

laissé son maître méditer.

Il se releva et fit silencieusement trois pas en arrière. Les réactions du baron

étaient parfois redoutables. Mais loin de s'insurger, Dunmurrow opina du chef. — A la place de votre seigneurie, reprit le valet, je ferais annuler ce mariage.

Une brève pulsion de colère altéra les traits de Tristan et lui fit serrer les poings.

Mais il se reprit aussitôt. Un conseil n'était-il pas toujours bon à examiner, quand

il venait d'un confident? — Et comment, malin singe?

— Pour consanguinité, messire. Aucun mariage n'est licite sans autorisation

spéciale entre cousins, jusqu'au quatrième degré. Moyennant quelques écus, je

me fais fort de trouver une demi-douzaine de témoins, plus irréprochables et

authentiques les uns que les autres. Leur voix fera autorité.

— Bien sûr, dit Dunmurrow en se rasseyant au bord du lit et en se caressant le

menton. J'aurais dû y penser hier.

Il se rappela les propositions absurdes de la jeune fille, qui la veille avait osé

suggérer la clause de contrainte exercée sur lui, Tristan Montmorency de

Dunmurrow. Plutôt que de s'emporter comme il l'avait fait, absurde- ment, il aurait été plus

avisé d'avancer cette contre- proposition, tellement plus élégante, et efficace !

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Mais dans le fond de son cœur, il savait quelles étaient les raisons intimes de la

révolte qu'Isobel avait suscitée chez lui en suggérant leur séparation. Tout en elle

l'avait ensorcelé, profondément : sa voix, son parfum, ses absurdités, son courage,

sa simple présence enfin. Cette jeune fille possédait de toute évidence un pouvoir,

celui d'envoûter celui que l'on appelait, avec quelle cruauté, le Diable Rouge. Cyrille, qui continuait à s'affairer dans la pièce, à son habitude, avait raison : il

fallait écarter tout danger, en éloignant pour toujours celle qui s'était condamnée à

devenir sa femme. Mais le souvenir de sa présence lumineuse en face de lui le

hantait. Quelle merveilleuse surprise que l'irruption de cette jeunesse, de cette

beauté, dans sa vie solitaire ! — Jamais le roi n'acceptera qu'une fille de cet âge continue à gérer seule un

domaine aussi florissant que Wellingstone, songea-t-il tout haut. Si l'Église

annule ce mariage, Richard lui trouvera aussitôt un autre mari.

— Vous n'avez donc pas à vous inquiéter pour elle, conclut pertinemment

Cyrille. Une fois sur ses terres, elle ne vous menacera plus.

Montmorency grommela des paroles indistinctes. Il s'imagina Isobel quittant

pour toujours le château de Dunmurrow. Pourquoi cette scène lui paraissait-elle

tellement désagréable? Il n'aurait pu le dire. Quel seigneur serait le prochain

époux de la jeune comtesse ? Tristan de Dunmurrow tenait en piètre estime la

plupart de ses pairs. Ceux qui trouvaient grâce à ses yeux étaient presque tous

mariés. Aussi bien les circonstances de son isolement l'avaient-elles contraint à

interrompre toute relation sociale ou mondaine. Seuls trois amis sûrs, dont le roi

en personne, partageaient son secret. Un autre mari? Cette éventualité,

étrangement, lui répugnait. Il imagina cette enfant soumise à un autre, et cette

vision l'horrifia. — A la réflexion, déclara-t-il en se campant résolument sur ses longues jambes,

ton idée ne vaut rien, mon pauvre Cyrille. Je connais bien Richard : malgré les

apparences, il est fort attaché à la morale et au respect du mariage. Il ne serait pas

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dupe d'un tel subterfuge. Nous n'entreprendrons donc rien de ce genre. N'en

parlons plus.

— Puisque tel est votre bon plaisir, monsieur le baron, dit le valet d'une voix

qu'il tentait de rendre impersonnelle.

Il ménagea un court silence, puis insista : — Mais dans ce cas, vous allez l'envoyer vivre chez elle, dans son riche

domaine?

— Non ! Jamais ! rugit Dunmurrow en brandissant le poing. Une femme mariée

vit sous le toit de son époux, et pas ailleurs! Que sais-tu de ces choses? Tu n'es pas

marié, ce me semble !

— Dieu m'en préserve, messire. Mais alors, vous allez devoir lui dire...

— Rien ! Je ne lui dirai rien ! Et toi non plus ! Reste bouche cousue, en toute

circonstance. Gare à ses ruses ! Elle va s'acharner à te faire parler, car les femmes

sont curieuses. Méfie-toi de la fine mouche, si tu tiens à tes oreilles !

De toute évidence décontenancé et furieux, Cyrille se dandinait d'un pied sur

l'autre. — Mais alors, monseigneur, comment nous organiser? Vous-même, vous ne

pouvez...

Dunmurrow l'interrompit impatiemment, le congédiant de la voix et du geste. — Pas de changement jusqu'à nouvel ordre. J'aviserai en temps utile.

Resté seul, Tristan appuya son front à la muraille de pierre, qu'il frappa

lentement du plat de la main droite. Les molosses, comme pour lui apporter une

consolation, vinrent lui flairer les jambes et s'y frotter. Sans abandonner sa

posture, il leur gratta la tête et caressa leurs mufles. — Eh bien, Castor, et toi, Pollux, qu'en dites-vous? Que pensez-vous d'elle?

En entendant prononcer leurs noms, les deux chiens ravis émirent de tendres

glapissements, en dansant sur place. — Elle vous plaît? A moi aussi, mes chiens. Quand elle me parle sur tous les

tons, je voudrais la faire taire. Je sais comment...

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Le baron se gourmanda. Rêver tout haut, rêver l'impossible, quelle sottise ! — En tout cas, conclut-il, Richard doit bien rire, là- bas, à Londres. Je le vois

d'ici... Je le vois... Quelle misère !

D'un battement de queue sur les dalles, Castor et Pollux signifièrent à leur

maître qu'ils le comprenaient.

En se présentant à table, quelques heures plus tard, Isobel dut faire effort pour se

composer une attitude modeste et discrète. Intérieurement, elle frémissait de

joyeuse excitation. Le spectacle même, pourtant si inquiétant, de

l'impressionnante silhouette sombre que l'on ne distinguait qu'à peine dans le

noir, ne parvint pas à altérer son allégresse. Sans doute parce qu'il renonçait

tacitement à ses privilèges conjugaux, son étrange mari lui semblait moins

redoutable que la veille. Qu'il lui plût de vivre dans l'obscurité, qu'importait cette

manie, puisque dans quelques jours, ou dans quelques semaines, elle aurait

regagné son château natal. A Wellingstone aussi, elle avait vécu en compagnie d'hommes rudes, ses frères,

et son père surtout, personnage austère et sombre abattu par les deuils. A cette

rigueur, n'avait-elle pas trouvé un palliatif en se consacrant, avec quel

enthousiasme, à la gestion du domaine? A un âge où beaucoup de jeunes filles

recluses dans un couvent en attendant qu'on les marie vivent dans l'ignorance du

monde, elle avait fait l'expérience exaltante du pouvoir. En attendant de quitter Dunmurrow, elle se réjouissait d'avoir trouvé dans ce

château presque désert et abandonné, un riche terrain d'action, puisque tout y était

à faire. Dans la matinée déjà, elle s'était complu à mettre de la vie, et même de

l'agitation, dans les cuisines, contraignant les trois cuisiniers, personnages

pittoresques mais âgés et tout couturés de cicatrices, tels d'anciens guerriers, à

effectuer un grand ménage, à disposer autrement le matériel, à lui céder même les

fourneaux pour une leçon de gastronomie. En peu de temps, elle se flattait

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d'accomplir des merveilles, heureuse de trouver en quelque sorte une tâche à la

mesure de son ambition. En conséquence, elle connaissait une sorte d'allégresse. En attendant sa

délivrance, pourquoi ne pas considérer Montmorency de Dunmurrow comme une

sorte de père original et bougon, mais à tout prendre inoffensif? A condition

toutefois qu'il lui laisse le champ libre. Mais pourquoi s'opposerait-il aux progrès

les plus tangibles, les plus évidents? Pour agir avec diplomatie, la rouée avait

même pris soin de se ménager une habile entrée en matière. Au moment où elle se disposait à demander au baron son avis sur la qualité d'un

plat, ce fut lui qui prévint sa question. — Cette gigue de chevreuil en croûte me surprend, dit-il presque

suspicieusement. Mes lascars avaient bien caché leur jeu ! Mais vous riez,

madame ? Dois-je penser...

Enchantée du succès de son entreprise, Isobel, coquette, feignit la modestie. — Cela n'est rien, dit-elle avec une désinvolture très étudiée. Rien de plus

simple, en vérité.

Dunmurrow ne répondit que par un léger grognement, à la fois ironique et

sceptique. Il n'était pas dupe. Le moment était venu de pousser son avantage. — Nous pourrions faire beaucoup mieux avec un peu d'aide extérieure,

ajouta-t-elle. Cet après-midi, je descendrai au village pour recruter des femmes de

cuisine et des hommes de peine. Ils auront fort à faire. A moins que je n'envoie

dame Edith, ma gouvernante.

Isobel avait pris soin de ne pas présenter ce programme comme une requête.

Elle posait au contraire une simple affirmation, qui n'appelait pas de discussion.

Inquiète et tendue, elle s'immobilisa, interrompant son geste, sa coupe à

mi-chemin de ses lèvres. Comment son mari allait-il réagir à de telles prétentions?

Il restait pour l'instant silencieux. Isobel, en attente, reposa sa main pour ne rien

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laisser paraître de son inquiétude. S'il formulait quelque objection, la jeune fille

était bien prête à lui tenir tête. Elle avait décidé de sortir, et n'en démordrait pas. — Excellente initiative, dit-il enfin avec affabilité.

En même temps que du plaisir, cette réponse bienveillante apporta à Isobel une

sorte de frustration. D'un caractère dynamique et conquérant, il ne lui déplaisait

pas de rencontrer quelque résistance. Avant de se lancer dans l'exposé de son

programme, elle prit une profonde inspiration. — Votre approbation m'enchante, messire. Voici comment je vois les choses.

Il me semble nécessaire que Cyrille, votre homme de confiance, soit déchargé de

ses tâches de simple serviteur pour exercer pleinement et uniquement celles de

majordome. D régentera l'ensemble des domestiques. Il nous en faut beaucoup,

pour le service intérieur, pour lessiver les sols et les murs, assurer l'entretien, fixer

aux murs des torchères et des candélabres. Il nous faut en effet abondance de

flambeaux et de chandelles, ne serait-ce que pour éclairer les corridors, et le

travail des femmes qui tisseront la laine. Car j'ai constaté avec étonnement que

personne ne file ni ne tisse dans votre château.

Comme elle entendait le baron continuer sa dégustation sans faire de

commentaire, Isobel poursuivit son avantage. — Au village, je contrôlerai l'élevage et les cultures. Vos cuisines devront être

mieux approvisionnées, en produits laitiers surtout. J'en ai l'expérience, il suffit

souvent de quelques conseils donnés aux paysans pour en obtenir des merveilles.

Je suppose que votre Cyrille n'a pas le loisir de surveiller le menu peuple. Vos

paysans et vos serfs sont-ils nombreux?

Tristan de Dunmurrow ne répondit à cette question directe que par un

toussotement fort évasif. — Vous ne manquez ni d'ambition, ni d'énergie, madame, observa-t-il d'une

voix neutre, sur le ton de la simple constatation.

Isobel, partagée entre la timidité et la défiance, ne put s'empêcher de rougir. Le

baron raillait-il sa façon de se dépenser? Était-il content d'elle, ou bien fâché? Elle

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ne pouvait le dire. Vivant dans l'obscurité, Montmorency de Dunmurrow ne

s'exprimait pas toujours clairement, comme elle aurait pu le prévoir. Le Diable

Rouge n'était pas exactement un homme comme le sont tous les autres. Vivement désireuse d'aller mettre ses projets en œuvre, Isobel attendait avec

impatience que le repas fût terminé. Mais elle n'en avait pas fini avec son

commensal, qui, peut-être attendri par la bonne chère, se prit à lui manifester de

l'intérêt. — Votre père est décédé? demanda-t-il.

— Depuis plus d'un an, messire.

— Et vous n'avez pas d'autre famille?

— J'avais trois frères. Les deux plus jeunes ont été emportés par les fièvres, et le

troisième a trouvé la mort à Saint-Jean-d'Acre.

Le baron resta un moment pensif. — J'ai vu Saint-Jean-d'Acre, et Jaffa, et Jérusalem, il y a des années,

murmura-t-il d'une étrange voix, pleine de nostalgie.

Il soupira longuement, une sorte de plainte. — Mais trêve de regrets, reprit-il d'une voix raffermie. Privée de votre famille,

restée seule au monde, l'existence a dû vous paraître bien pénible.

Avant de prendre la parole, Isobel observa un silence. Devait-elle répondre avec

sincérité, au risque de choquer son vis-à-vis? — A vrai dire, non, eut-elle le courage de reconnaître. La solitude ne m'a jamais

pesé, parce qu'elle a concouru à ma liberté. J'ai pris la responsabilité de gérer

seule Wellingstone, et de succéder à mon père envers et contre tous. J'ose dire que

sous ma conduite le domaine a beaucoup prospéré, et que ce succès m'a rendue

fière. J'aurais volontiers continué de mener cette existence. Mais notre bon roi

Richard ne fait pas trop confiance aux dames. Il a donc décidé qu'il me fallait un

mari, c'est-à-dire un tuteur, vous savez le reste.

— Vous n'avez donc jamais de vous-même songé à prendre époux ?

demanda-t-il avec détachement.

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— Pas du tout. Je n'ai besoin de personne pour gérer mes domaines. A quoi bon

m'encombrer de quelque seigneur? Les hommes ne songent qu'à la guerre, et ne

causent que des ruines.

Le silence qui suivit parut à Isobel interminable. Était-il réprobateur? — Vous ne voulez pas avoir des fils ?

— A quoi bon? Pour les voir mourir, comme mes frères?

La conversation prenait décidément un tour trop personnel au gré de la jeune

fille, qui ne savait quelle contenance adopter. — Eh bien, reprit le Diable Rouge, nous sommes bien faits pour nous entendre.

— Vraiment? demanda-t-elle sur un ton ouvertement sarcastique.

— Bien sûr. Vous ne voulez pas d'un homme, et moi je ne veux pas d'une

épouse. Et pour notre malheur, nous voici mari et femme.

Isobel étouffa un rire, et dut faire effort pour reprendre son sérieux. — Fallait-il que vous soyez démunie de prétendants, poursuivit le baron, qui

semblait décidément fort intrigué. N'auriez-vous pas pu jeter votre dévolu sur

quelque ami de votre famille, ou sur quelque voisin ?

Isobel sourit amèrement. — En fait de voisin, je n'ai que le baron Hexham, seigneur de Goathland,

personnage détestable s'il en fut. Parce qu'il avait en personne fermé les yeux de

mon frère Malcolm, à Saint-Jean-d'Acre, il se croyait des droits sur moi. C'est lui

qui est venu annoncer à mon père l'horrible nouvelle, et qui sans pudeur ni

retenue a manifesté l'ambition de devenir mon époux, sans respecter aucun délai

de convenance, ni dissimuler son avidité.

— Parce qu'il espérait vous épouser! s'écria Dunmurrow avec une indignation

un peu surprenante.

Oubliant qu'ils étaient dans le noir, Isobel se contenta d'abord de hocher

affirmativement la tête. — Bien sûr, dit-elle avec quelque réticence, car ce rappel lui était désagréable.

Ce triste sire a toujours convoité nos terres et nos biens. Lorsque mon père est

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mort de chagrin, quelques mois après avoir appris la funeste nouvelle, le fourbe a

répété ses prétentions, avec une insupportable arrogance. Il s'est montré si

insistant que j'ai dû pour finir lui fermer ma porte. Bien qu'il ait été croisé en Terre

sainte, je le tiens pour un lâche. Le sot personnage! Il est si infatué de sa personne

qu'il ne comprend pas qu'une fille le refuse. Son domaine d'ailleurs lui a été

apporté en dot par une malheureuse qu'il a su séduire.

— Comment cela?

— Il est veuf depuis des années déjà. Sa pauvre femme est morte de tristesse,

sans doute parce qu'il la tenait enfermée tout le jour, dans son triste donjon...

A ces mots de « triste donjon », Isobel fit une pause. Montmorency n'allait-il pas

se formaliser de ce qu'il pouvait prendre pour une allusion désagréable à sa propre

demeure? Elle plissa les yeux dans l'espoir vain de percer l'obscurité. Comme il

aurait été intéressant de voir à l'expression de Montmorency quelles étaient ses

réactions ! — Il pensait donc, reprit ce dernier sans relever autrement le propos, pouvoir

attirer vos faveurs.

— J'en suis certaine. Il se croit fort séduisant, et je le connais depuis longtemps.

Le roi lui-même souhaitait me voir épouser mon voisin, un intime, en quelque

sorte.

— Quelle déception cela doit être pour l'un comme pour l'autre, fit observer

comme ingénument le Diable

Rouge. Au risque de déplaire, vous avez voulu faire un choix, disons... plus

original. — Sans doute, approuva-t-elle, mais le mot me semble un peu faible, messire. Il sembla à Isobel que, de l'autre côté de la table, son mari souriait, lui aussi.

C'est dans l'enthousiasme d'une noble tâche à entreprendre qu'Isobel, allègre et

pleine d'allant, avait quitté la table. Quand elle y revint le soir, elle bouillait de

colère et de frustration. L'obscurité, qui le midi lui était apparue comme banale et

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inoffensive, se dressait maintenant devant elle comme une menace, comme un

rempart dressé par le Diable Rouge. Le traître, qui ne l'avait pas mise en garde, se

divertissait sans doute de sa surprise, et de son désarroi. Elle prit place sans mot

dire, tirant le banc de bois avec une violence qui en disait long sur son humeur. Elle aimait les situations nettes. Ni ses frères ni son père ne l'avaient jamais

entourée d'égards particuliers. Mais il ne leur était jamais arrivé de lui jouer des

tours pendables ni de la ridiculiser par traîtrise, comme venait de le faire ce

personnage de la nuit. Pendant toute la durée du repas, elle resta muette, et Montmorency crut inutile

d'entretenir quelque conversation. Le silence s'éternisait, seulement souligné par

le bruit des couteaux et les soupirs des chiens. Plus encore que de l'obscurité,

Isobel souffrait de cet isolement. A Wellingstone, les repas se prenaient en

nombreuse compagnie, dans une atmosphère joyeuse. Si d'aventure la châtelaine

prenait seule son repas dans son appartement, elle se trouvait entourée de

servantes qui l'égayaient de leur babillage et de leurs incessantes allées et venues.

A Dunmurrow, on ne faisait qu'entrevoir fugitivement l'omniprésent Cyrille,

silhouette sombre, serviteur muet qui, dans le noir, figurait comme un fantôme de

domestique. Bien qu'il répondît au sien, le silence dans lequel se confinait Montmorency

était insupportable à la jeune fille. Dire qu'il avait été si affable, lors du déjeuner !

Mais c'est qu'il voulait alors satisfaire sa curiosité. L'enjouement, d'ailleurs très

relatif, dont il avait fait preuve était intéressé, tout simplement. Pourquoi s'était-il enquis de sa famille, de ses projets, de ses appréhensions

aussi, puisqu'il l'avait conduite à dénoncer en quelque sorte les ambitions

d'Hexham, son détestable voisin? Ce Diable Rouge, quelles intentions perverses

nourrissait-il? Voulait-il la punir de l'avoir choisi ? La haïssait-il ? En faisant étalage de ses qualités de bonne organisatrice, en disant la joie qu'elle

éprouvait à reprendre en mains un domaine si négligé que tout y était à faire,

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Isobel avait donné à Montmorency de Dunmurrow l'occasion de l'humilier de la

plus vile façon. Elle se souvint avec colère de la surprise, de la réprobation même de Cyrille,

lorsqu'elle lui avait signifié son intention de se rendre au village, avec

l'autorisation du baron. Sans doute par souci de ne pas la perdre de vue, il s'était

joint à l'escorte qui devait l'accompagner avec Edith au village tout proche. Isobel, d'abord étonnée de se voir entourée d'une dizaine de gardes en armes

pour aller rendre visite à de paisibles paysans et à leurs femmes, avait bientôt

compris la nécessité de leur présence, et les raisons de leur nervosité. Quel affront

avait-elle subi, en présence de ces soudards, et surtout de Cyrille, dont le visage

impassible semblait un masque ! De la façon la plus inattendue, la voix de son commensal retentit enfin. Sans

doute s'était-il lassé le premier de cet effrayant silence. — Votre influence sur mes cuisiniers me semble tout à fait bénéfique, dit-il

comme incidemment. J'aime beaucoup ces galettes au miel.

A ce compliment, Isobel décida de ne pas répondre. — Vous leur avez donné de bonnes leçons, ajouta-t-il en revenant à la charge,

sans se décourager. A moins que vous n'ayez en personne mis à la main à la pâte,

ce serait le cas de le dire !

Le fourbe désirait de toute évidence lui faire baisser sa garde en plaisantant

ainsi, et susciter un dialogue. Pour ne pas lui donner satisfaction, car elle savait

s'entêter, la jeune fille se contenta d'esquisser un hochement de tête. Que ce repas

se termine, songeait-elle, pour qu'elle puisse retourner dans sa chambre et

s'inventer, sans même attendre les secours de généalogistes, des alliances

familiales avec l'odieux Diable Rouge! Son mariage annulé, elle aurait tôt fait

d'oublier cet infernal séjour dans la tanière de l'insolent. — Mais à propos, poursuivit-il, vos occupations de cet après-midi vous

ont-elles donné toute satisfaction?

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Il avait gagné. Incapable de se contenir davantage, Isobel, ivre de ressentiments,

laissa éclater sa fureur. — Cet après-midi? Mes occupations? Vous en savez tout, dit-elle d'une voix

sifflante de colère, puisqu'il vous a plu de me faire suivre par ce Cyrille, votre

âme damnée ! Il a fallu que vos gardes brutalisent les pauvres gens du village,

qu'ils les maintiennent, pour les contraindre à répondre à celle qui n'est pour eux

que la femme du Diable Rouge ! Votre château leur inspire une terreur telle

qu'aucun d'entre eux n'accepte d'y venir exercer ses talents, d'y résider, à plus

forte raison! Vous le saviez!

Vous m'avez volontairement exposée à cette épreuve, à cet affront ! Je vous

déteste, parce que vous me méprisez ! Elle se tut, honteuse d'en avoir trop dit, et de donner à Montmorency trop de

raisons de se réjouir. — Je ne vous méprise pas, affirma-t-il posément.

— Comment voulez-vous me le faire croire? s'écria-t-elle avec emportement.

Edith, ma gouvernante, s'est trouvée traumatisée par les circonstances de cette

expédition. L'attitude des paysans l'a confirmée dans sa superstition : elle vous

prend comme eux pour le Diable en personne !

— Et vous ne partagez pas cette conviction ? questionna-t-il d'une voix à la fois

ironique et désespérée.

— Je ne suis pas une ignorante esclave, une de vos pauvres serves qui

croupissent dans l'ignorance, messire! Je lis, j'écris, j'ai voyagé ! Je dessine

même, et je chante parfois ballades et virelais. Me pensez-vous ignorante ? Je sais

trop bien que certains seigneurs suscitent autour de leur nom des légendes qui leur

permettent de subjuguer leurs victimes en les terrorisant.

— Vous ne tombez donc pas dans ce piège?

— Moi, Isobel de Wellingstone, me laisser impressionner par des mots, par des

simagrées, par du vent ? Ma naissance, mon éducation, aussi bien que ma fortune

me mettent à cent lieues au-dessus des manants de Dunmurrow, et me font au

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moins l'égale de leur maître! Quelle ingratitude est la vôtre, baron ! Mon choix en

eût comblé plus d'un, parmi vos semblables !

Le poing de Montmorency heurta violemment la table, faisant tressauter vases

et gobelets. — Je ne suis semblable à personne ! hurla-t-il en se dressant avec bruit. Et vous

le saviez ! Et c'est pour cela que vous m'avez choisi. Par la passion de Dieu,

croyez- vous que je veuille m'encombrer d'une femme, qui vienne mettre son

museau dans mes affaires?

Isobel se leva et fit un pas en arrière, consciente du danger qu'elle encourait. Il

faisait le tour de la table, il la menaçait. Allait-elle fuir? Elle frémit, trembla, et

puis brava l'adversaire. Il ne serait pas dit que la dernière représentante des

illustres Wellingstone se soit dérobée devant une menace. L'instant d'après, la silhouette immense la dominait, des serres puissantes se

refermaient sur ses bras. Allait-il la briser, la réduire à sa merci? Elle voulut crier

sa révolte. En vain. Les lèvres de son vainqueur scellaient les siennes, les prenaient avec

force, les dévoraient. Délivrée d'un coup de toute la terreur qui l'avait envahie, Isobel ne songeait plus

à s'enfuir. Dunmurrow eût-il relâché la pression qu'il exerçait sur sa nuque,

qu'elle ne se serait pas dérobée. Au moment le plus inattendu, elle s'initiait à une

volupté sensuelle jusqu'alors insoupçonnée. Elle ferma les yeux. Plus rien n'existait que cette chaleur, que le contact d'un

doigt qui lui ouvrait la bouche, d'une main qui la soulevait, éperdue, contre le

torse puissant de Tristan, de sa langue qui cherchait la sienne. Le monde extérieur

n'existait plus. Sans savoir ce qu'elle faisait, elle leva les bras pour les refermer

autour du cou, contre la chevelure de son vainqueur. Ses pieds ne touchaient plus

terre, le temps même était annihilé. Le monde qu'elle habitait se limitait à cet

espace où le Diable Rouge la tenait recluse, et tellement heureuse !

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Il sembla à Isobel que Tristan murmurait son nom, qu'il voulait reprendre son

souffle, prononcer des mots... Il lui ouvrit les bras et s'écarta d'elle, sans qu'elle

pût apercevoir son visage. — Je vous suis reconnaissant de tolérer ma façon de vivre, murmura-t-il avec

effort. Pour récompenser votre patience et vous témoigner ma reconnaissance, je

vous permets d'agir à votre guise dans cette demeure, qui jamais sans doute ne

sera digne de vous, si grands que soient vos efforts. Vous saurez, j'en suis certain,

persuader des gens du village de vous apporter leur aide. A défaut de volontaires,

je les contraindrai sans pitié. Elle aurait voulu protester, prendre la défense des pauvres gens. Mais d'un

geste, il la congédia, comme pour ne pas avoir à se livrer davantage, avec tant

d'autorité qu'Isobel n'osa s'exprimer. Le cœur battant, elle gagna la porte, que dessinait une faible lueur. D'où lui

venait donc son tourment? Pourquoi le Diable Rouge s'était-il dépris d'elle?

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Chapitre 5

Le lendemain matin, Isobel sortit sans plaisir d'un sommeil agité. Il lui était sans

doute agréable de dormir seule, à son habitude, dans un lit que n'encombrait

aucune présence masculine. Mais le souvenir des lèvres de Montmorency sur les

siennes, de son étreinte, des explorations auxquelles s'était livrée sa langue ne

laissait pas de l'alerter. En revivant la scène, elle sentait le sang ruisseler si fort dans ses veines qu'il

bourdonnait à ses oreilles. Son mari respectait sa pudeur, et désertait sa couche.

De cette discrétion, devait-elle se réjouir, ou se formaliser? Difficile dilemme,

inquiétante alternative. Peut-être ne la trouvait-il pas assez séduisante?

Hypothèse désagréable sans doute, mais tellement plausible ! Jamais Isobel n'avait eu à se soucier de son apparence physique. Ses frères,

frustes et brutaux, la considéraient d'une certaine façon comme un garçon

manqué, et son père comme une maîtresse de maison suppléante. Était-elle vraiment si peu avenante ? Dans sa chambre, comme d'ailleurs dans

tout le château de Dunmurrow, il n'y avait, étrangement, aucun miroir. Isobel ne

pouvait donc se livrer à quelque examen que ce fût. Elle parcourut des deux mains

son visage. A quoi bon ? Ses doigts ne lui montraient rien. Et puis, le Diable

Rouge, presque un géant, était peut-être enclin à chérir les grandes et fortes filles

aux formes généreuses, de celles qui attirent le regard des hommes. Mécontente d'elle-même et de ses rêvasseries, Isobel se morigéna. A quoi bon

méditer sur les goûts du Diable Rouge, d'un époux qui bientôt ne serait plus le

sien? Mille tâches l'attendaient, que les engagements pris la veille par

Montmorency allaient faciliter. Leurs réticences une fois vaincues, les gens du

village n'auraient pas à regretter de se voir enrôlés, car ils auraient leur

récompense. Le château de Dunmurrow offrait un terrain d'activité si vaste à un

esprit entreprenant ! Elle imaginait par anticipation les améliorations

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spectaculaires qu'elle pourrait apporter, pourvu que Montmorency lui laissât les

coudées franches. Et pourquoi en eût-il été autrement? Comme il s'était

métamorphosé soudain, à la fin du dîner! Grondeur, furieux et menaçant,

véritablement démoniaque l'instant d'avant, et puis tellement tendre, fascinant... Elle se passa doucement les doigts sur les lèvres, sur ces lèvres qu'avaient

caressées avec un art si consommé celles de son mari. En dédaignant toutes les

implications du mariage, ne se privait-elle pas de bien des félicités? Elle haussa

les épaules, excédée par le dérèglement de son esprit. Y avait-il quelque

commune mesure entre un simple baiser et le fait de partager la couche, de subir

les assauts brutaux d'un homme? Circonstance aggravante, Montmorency de Dunmurrow n'était pas un homme

comme sont tous les autres, mais un personnage mystérieux, maître ou victime

des forces du Mal, un monstre peut-être, dont elle n'avait jamais vu le visage. Et pourtant, ses bras s'étaient levés pour étreindre le cou puissant de cet être qui

sans doute ne ressemblait à nul autre, ses mains avaient frôlé une chevelure dont

elle ne connaissait ni la couleur ni la nuance. Les affabulations qui contribuaient à

la légende du Diable Rouge lui revinrent à la mémoire. Elle frissonna, mais en

sourit. Montmorency n'était pas un fantôme, une apparence immatérielle, mais un

homme fait de chair, de muscles puissants et forts. Isobel pouvait s'en porter

garante. Elle frissonna encore, mais ce fut cette fois d'un frémissement tiède et

voluptueux. Elle se gourmanda derechef. Si agréables que fussent les baisers de

Montmorency, il était de son devoir de parachever son plan, et de se trouver avec

lui le lien de parenté nécessaire à l'annulation de leur mariage forcé. Cette résolution lui laissait peu de temps pour mener à bien la réorganisation du

château. Il importait donc de l'entreprendre sans délai. Modifier un physique

ingrat pour tenter de plaire au châtelain, c'était chose impossible, et inutile. Mais

redonner du lustre à sa demeure, la rendre véritablement habitable, il y avait là de

quoi l'éblouir à tout le moins.

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L'esprit pourtant fort éloigné des préoccupations de coquetterie familières aux

femmes superficielles, Isobel décida de porter la plus élégante de ses robes, d'un

joli bleu clair, avec le surcot assorti de couleur turquoise, tout à fait propre à

mettre en valeur sa chevelure d'or pâle, dont même son père, pourtant fort avare

de compliments, chantait merveilles. Ne pas disposer d'un miroir, quel ennui! Puisqu'elle était mariée, Isobel ne

pouvait plus laisser ses cheveux ruisseler sur ses épaules et sur son dos. Il fallait

les réunir en tresses compliquées, au-dessus de la tête. Edith, qui l'assistait à sa

toilette, venait d'effectuer ce délicat arrangement. Pour maintenir l'ensemble et

couronner en quel- que sorte le tout, Isobel accepta de porter une résille ornée de

brillants. Coiffure un peu éclatante sans doute, mais qui, à défaut d'impressionner

Montmorency, ferait peut-être son effet auprès des villageois. — Comme vous voilà belle, s'écria Edith. Si nous étions encore au palais de

Whitehall, les plus puissants seigneurs seraient tous à vos pieds !

— Nous n'y sommes plus, Dieu merci, riposta la jeune fille. La peste soit des

prétendants ! Je ne me suis jamais parée pour plaire à un homme, et je m'en porte

bien. Le moment serait mal venu pour entreprendre une carrière de séductrice,

avoue-le.

Elle suivit d'un œil suspicieux les évolutions de sa gouvernante. Edith

n'avait-elle pas voulu la taquiner, lui prêter, faussement bien sûr, l'intention

d'éveiller l'intérêt du baron ? Non, sans doute. Encore fallait-il bien préciser les

choses. — Je veux que les manants comprennent bien qui je suis, expliqua-t-elle. Un

peu d'apparat, quelques brillants, rien de tel pour impressionner ces gens simples.

— Un manteau d'hermine et une couronne de reine n'y suffiraient pas, madame,

objecta sa vieille amie. Les gens du village disent que dès son retour de la guerre,

il y a presque deux ans, leur seigneur s'est enfermé dans son château et n'en a plus

jamais franchi les douves. La magie noire et la sorcellerie, voilà ses seules

occupations. On m'a dit...

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— Qu'importent les ragots! s'écria Isobel avec emportement. Il me faut du

monde, et j'en aurai ! Tu doutes de moi? Tu refuses de m'accompagner? Eh bien,

tant pis. Je te laisse à tes fantasmes !

Edith fit un violent signe de dénégation. Dans son émotion, elle se tordait les

mains. — J'ai une idée, dit-elle, une bonne idée, madame.

Voilà. Puisque le baron ne sort jamais du château, nous pourrions nous enfuir

toutes les deux et trouver refuge dans quelque couvent. Qu'en pensez-vous? Isobel leva les yeux au ciel et haussa les épaules. — Balivernes, ma pauvre Edith ! Nous sommes en ce lieu, nous ne le quitterons

que par les voies les plus régulières. Il faut que tu me tiennes en piètre estime pour

me proposer de prendre honteusement la fuite ! Une Wellingstone ne se dérobe

jamais ! En attendant l'annulation, je vais mettre de l'ordre dans ce vieux château,

et dans l'esprit de quelques-uns !

— Vous oubliez le baron, risqua timidement sa compagne.

— Eh bien, qu'importe le baron, s'il me laisse la bride sur le cou !

Sur cette fière déclaration, Isobel sortit noblement, laissant derrière elle une

Edith ébaubie. Si impatiente qu'elle fût de gagner le repaire que Montmorency semblait ne

jamais quitter, elle dut ralentir sa marche pour ne pas trébucher dans l'obscurité

des couloirs. Entreprendre des travaux, persuader des travailleurs, en recruter,

quelle tâche exaltante ! Nul doute qu'elle ne parvienne à intéresser Dunmurrow à

cette vaste entreprise. Quelle bonne conversation ils allaient avoir ! A sa grande surprise, une torche donnait un peu de lumière dans la chambre du

seigneur de ces lieux. Mais il en était absent. Cyrille, imperturbable à son

accoutumée, se penchait sur un coffre. — Monsieur le baron est retenu par ses occupations, dit-il d'une voix unie. Il

m'a chargé de vous conduire au village.

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Isobel ne put se départir d'un certain agacement. De quelles importantes

occupations s'agissait-il? Elle faillit poser la question. Mais de quel droit

aurait-elle pris des renseignements sur un personnage aussi soucieux d'entretenir

autour de lui un pareil mystère? Cyrille aussi bien n'était pas homme à trahir son

maître. Et puis, ne se dis- posait-elle pas à prendre bientôt congé de lui? — Eh bien, partons sans tarder, dit-elle simplement.

Pour éviter de répéter l'échec qu'elle avait connu la veille, une stratégie nouvelle

s'imposait. Au moment où, dans la cour intérieure, on lui présenta la jument bâtée

qui devait lui tenir lieu de palefroi, elle appela d'un geste Cyrille, dont le cheval

piaffait d'impatience. Une dizaine de gardes à pied, sans doute les mêmes que la

veille, attendaient en bon ordre qu'on abaisse le pont-levis. — Je veux bien, déclara-t-elle, que ces gens nous escortent au long du chemin.

Mais j'interdis qu'ils pénètrent dans le village, parce que leur seul aspect terrorise

les braves gens à qui je veux parler. Vous-même vous tiendrez à l'écart.

Cyrille déroba à la comtesse son regard, et pinça les lèvres. Ce dispositif, de

toute évidence, ne lui convenait pas. — Le risque est trop grand, madame, je ne saurais...

Il n'alla pas plus loin. — Croyez-vous que la peur puisse m'atteindre? dit- elle avec hauteur. Un noble

cœur ne craint rien.

— Cependant...

— Cela suffit, écuyer.

Comme Cyrille se raidissait, Isobel lui adressa un sourire apaisant. — Songez-y bien, ajouta-t-elle, ni vous ni moi ne sommes véritablement

accessibles à la peur. Lorsque l'on fréquente chaque jour le Diable Rouge dans le

noir, peut-on craindre quelque bergère en plein jour ?

Cyrille était-il absolument insensible à tout humour? Il ne réagit à ce trait que

par un regard triste et pénétrant.

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Le village voisin de l'austère château féodal qui se dressait sur la hauteur portait

le nom de Dunney. A l'abri d'un vallon verdoyant, il avait un certain air de

prospérité, que le contraste rendait plus éclatant. Chevauchant lentement dans

l'unique rue qui s'étirait entre les maisons et les granges, Isobel avait bien

conscience d'être la cible de tous les regards. A distance respectueuse, les membres de l'escorte, casqués, vêtus de gros cuir et

de jambières de métal, ne la quittaient pas des yeux, comme à l'affût d'une

occasion de se rendre utiles. A l'extrémité de la rue, Cyrille était resté en selle,

silencieux et vigilant. Mais la jeune fille n'avait cure de l'attention de tous ces anges gardiens. Seule

lui importait la curiosité extrême de la population. L'originalité du spectacle

qu'elle offrait était à vrai dire garante de son succès. En surcot turquoise, des

brillants constellant les tresses relevées de sa chevelure blonde, la jambe gauche

appuyée à l'étrier, la droite un peu relevée sur sa selle d'amazone, l'épouse du

Diable Rouge faisait figure de bonne fée. Sans faire illusion pourtant : la rue était déserte, les témoins se cachaient, ne

l'observant qu'à la dérobée. Sans se formaliser de cette solitude, elle parcourut

tout le chemin, au pas lent de sa jument. Quand elle tourna bride, à l'extrémité du village, un groupe de jeunes enfants,

plus hardis ou moins bien surveillés que les autres, se pressa soudain vers elle, qui

fit halte en souriant. — C'est toi, la femme au Diable Rouge? Questionna un petit effronté. Cet enfant roux, à qui manquait une incisive, avait une voix haute et claire, si

bien que chacun alentour n'en perdait sans doute pas un mot. — Je le suis, en effet, répondit Isobel de fort bonne grâce. Quel est ton nom?

— Moi c'est Kendrick, dit le gamin en se gonflant d'importance, et elle c'est

Moira, ma sœur.

Sans lui laisser le temps de réagir, la jeune Moira apostropha la cavalière. — Alors, t'es une sorcière?

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Quelle voix, elle aussi ! Isobel craignit un instant que Cyrille, à qui ce dialogue

ne pouvait échapper, ne juge bon d'intervenir. Elle lui jeta un bref coup d'œil. Par

une étrange illusion d'optique, l'écuyer semblait esquisser comme l'ombre d'un

sourire. — Non, mon enfant, répondit-elle en élevant assez le ton pour se faire entendre

de tous ceux qui l'épiaient, je ne suis pas une sorcière et le baron Montmorency de

Dunmurrow n'est ni diable ni démon. Il doit se faire craindre de ses ennemis, mais

pas de ses gens, de son peuple, qu'il protège. Car il vous protège! Les pillards

osent-ils venir vous rançonner ? Non, bien sûr, ils ont trop peur. Mais vous, gens

de Dunney, vous vivez en paix, grâce à lui !

Ce morceau d'éloquence fut suivi d'une rumeur confuse. Les habitants

chuchotaient, discutaient, s'interpellaient. Ces discussions laissaient penser que

les avis étaient partagés. Dans ce cas, certains se déclaraient sans doute déjà

convaincus par la bonne parole. Pour donner plus d'éclat encore à son intervention, Isobel répandit sur le sol

quelques poignées de menue monnaie. Ceux des enfants que l'on tenait à l'écart se

précipitèrent auprès des autres pour bénéficier de cette manne. Isobel vit des

silhouettes se détacher des coins des portes, et bientôt les adultes, hommes et

femmes, se trouvèrent regroupés devant les maisons. Ils observaient en silence la

mêlée confuse de leur progéniture, mais surtout la belle dame, qui semblait si

avenante et si confiante quand elle était seule, loin de ses gardes armés. Comme elle remontait la rue, une femme, puis une autre, se détachèrent de la

petite foule. — Hier, vous cherchiez du monde, madame, dit la première. Je suis veuve avec

deux enfants, alors je prends le risque.

— Moi, dit l'autre, j'ai un mari et pas d'enfant, mais j'ai besoin de sous.

Isobel respira profondément. Elle avait réussi. — Vous ne risquez rien, dit-elle en s'efforçant de ne pas manifester la

jubilation qui l'envahissait, et vous serez bien payées, jour après jour.

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Un fort gaillard s'avança, le chapeau à la main. — C'est moi le mari de Glenna, j'aime autant aller avec elle au château, on sait

jamais, avec ces gardes !

Il redoutait donc davantage, songea avec amusement la comtesse, les appétits

des soldats que les maléfices supposés de leur maître. N'était-ce pas bon signe? Deux autres hommes, ainsi qu'un adolescent sans famille, porteur d'une vielle,

proposèrent leurs services et furent aussitôt acceptés. Les sceptiques ne

désarmaient pourtant pas. — On les reverra jamais, prédit une vieille édentée. Le Diable Rouge, il les

mange ! Il aime la chair fraîche !

— Tant mieux pour vous, ma bonne amie, vous ne risquez donc rien, rétorqua

Isobel, qui l'avait entendue.

Il y eut quelques rires. Mais bien des visages restaient fermés. Fallait-il que

Montmorency se soit rendu terrible à ses gens ! — Que les volontaires me suivent, reprit-elle. Ils rentreront chez eux dès avant

la nuit tombée, à moins qu'ils ne veuillent prendre leurs quartiers au château.

Fort contente d'elle-même, Isobel remonta la rue. Cyrille, qui l'attendait, talonna sa monture pour la faire volter. Quel étrange

regard était le sien ! Il exprimait à la fois de l'admiration, et une étrange

réprobation. On y lisait surtout une infinie tristesse. N'aurait-il pas dû se réjouir, en serviteur zélé de son maître? Isobel haussa les épaules. A quoi bon s'inquiéter? Si la conduite de ce simple

écuyer lui semblait absurde, que penser de la sienne propre ? Elle prenait bien en

mains les intérêts d'un être inconnu, dont elle n'avait jamais vu le visage.

Lorsque vint l'heure du dîner, Isobel s'aperçut avec effroi que sa tenue laissait à

désirer. Ses tresses se défaisaient, parce qu'elle s'était débarrassée de sa résille, et

de la poussière avait sali sa robe. Oserait-elle, pour se faire belle, laisser attendre

le baron, auquel elle avait tant à dire? Mais à quoi bon le faire attendre, puisqu'il

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ne l'apercevait vaguement que dans l'ombre? Un tel époux décourageait toute

coquetterie. Isobel, que ses succès rendaient loquace, se plut à raconter sa journée, son

expédition au village, l'installation des femmes dans les cuisines, des hommes

dans une galerie qu'il fallait restaurer d'urgence. — Ce n'est qu'un début ! conclut-elle avec conviction.

Restant sur la réserve, Montmorency se contentait de ponctuer ce discours de

quelques grommellements indistincts. Isobel quant à elle n'avait cure de sa

bouderie. — Nous recruterons les plus capables, ajouta-t-elle, quand chacun aura bien

compris que vous ne vous nourrissez pas de chair humaine.

— Qui vous dit que je ne m'en repais pas ? dit-il d'une voix grave et menaçante.

Prise au dépourvu, Isobel resta un instant silencieuse. Cette remarque allait-elle

lui rappeler le mystère qui régnait en ce lieu, l'étrangeté de son mari, sa solitude,

sa vie cachée? Que non pas. Elle se sentait trop heureuse pour s'abandonner à la

crainte. — Eh bien, vous ne m'avez pas mangée! répliqua-t-elle en toute innocence.

Montmorency émit comme une toux, ou comme un râle. Il sembla à Isobel qu'il

étouffait. — Voulez-vous que je vous frappe dans le dos? proposa-t-elle, inquiète, à demi

levée déjà.

— N'en faites rien, dit-il précipitamment. Une arête dans la gorge, sans doute.

Le baron faisait nécessairement erreur, puisque Glenna la cuisinière avait fait

rôtir une oie. Mais il respirait normalement, cela seul importait. Isobel put passer

à l'étape suivante : l'exposé de ses projets d'avenir. — Il faut dès maintenant prévoir les fêtes de fin d'année, reprit-elle avec

assurance. Pour vous concilier la population, rien de tel qu'un grand dîner de

Noël. Il nous faudra des épices et du sucre, pour les gâteaux, et puis aussi

abondance de venaison, et du vin pour les hommes. Je suis fâchée de voir vos

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vilains et vos serfs s'épouvanter à votre nom, messire. Il serait bon de les rassurer,

ce me semble.

Montmorency resta un moment silencieux. Sans doute lui fallait-il du temps

pour assimiler tant d'informations, et se pénétrer de ce programme ambitieux. — Isobel, dit-il enfin.

Elle sursauta. Comme la voix du Diable Rouge s'était adoucie tout à coup en

prononçant son prénom, pour la première fois sans doute ! — Messire?

— Tristan. Je m'appelle Tristan.

— Tristan, répéta-t-elle après lui.

Ce prénom lui plaisait. Ë amenait par deux fois la pointe de la langue entre les

dents, lèvres entrouvertes... Isobel rougit violemment, heureuse pour une fois de

l'obscurité ambiante, qui dissimulait sa honte. Pourquoi se rappelait-elle soudain

les baisers reçus, échangés? Comme... Tristan semblait s'adoucir, comme il lui

paraissait plus proche ! Allait-il de nouveau la prendre dans ses bras ? Le souvenir

de cette étreinte, elle l'avait tout le jour relégué hors de sa conscience, et voilà qu'il

resurgissait ! Cet homme, son mari, ce géant de l'ombre, elle éprouvait pour lui du

désir. Sans qu'elle pût s'en défendre, elle attendait qu'il l'attirât contre lui. Il y eut un froissement, un raclement de banc. Sans doute Montmorency se

penchait-il sur Castor et Pollux. Isobel les entendit soupirer d'aise. Heureux les

chiens, objets de l'attention du maître ! Tristan, de toute évidence, restait

insensible à l'appel muet qui lui venait de l'autre côté de la table. — Vous m'avez dit hier vos qualités de musicienne, dit-il tout à trac. Vous

plairait-il de m'en faire la démonstration ?

— Si vous le désirez, répondit-elle avec une aménité dont elle s'étonna la

première.

Quel mouvement la portait donc à satisfaire d'aussi bon gré les souhaits du

baron ? Il ne pouvait être question de séduction, naturellement. Quelque étrange

euphorie, sans doute, l'animait.

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Isobel n'était pas au bout de ses surprises, car le baron, de la façon la plus

naturelle, lui fit une proposition extraordinaire. — Puisque le garçon que vous avez recruté s'installe, paraît-il, au château, et

qu'il semble sonner assez joliment de la vielle, il pourrait vous accompagner, ce

me semble.

— Quelle imprudence! s'écria-t-elle sans réfléchir.

Isobel rougit, et se tut. Voilà qu'à présent elle se faisait complice du mystère dans

lequel s'enveloppait le Diable Rouge, qu'elle craignait l'indiscrétion de l'orphelin.

S'il racontait au village que Dunmurrow se tenait invisible, que l'on n'en

apercevait qu'une ombre formidable, tous les braves gens ne seraient-ils pas

terrorisés, et confortés dans leur mauvaise opinion? En lisant dans ses pensées, Tristan mit le comble à sa gêne. — J'ai moins à me soucier de ma réputation, madame, puisque vous prenez soin

de la défendre, et avec quelle éloquence !

Il prit le temps de rire un peu, pendant que la jeune fille, mécontente et honteuse,

se mordait la lèvre. Comme elle aurait pu le prévoir, Cyrille avait fait au baron un

compte rendu fidèle et détaillé de leur expédition. — Vous est-il venu à l'esprit, poursuivit le Diable Rouge, que je cultive avec

soin la légende qui m'entoure, parce qu'elle me met à l'abri des importuns et des

indiscrets ?

Il le voulait donc? Cette déclaration avait de quoi piquer la curiosité. — Pour quelle raison, messire ?

— Tristan.

Isobel dut prendre une profonde inspiration. — Pour quelle raison, Tristan ?

— Disons que j'ai mes raisons d'agir ainsi, que cela vous suffise.

Il avait répondu avec brusquerie, comme entravé par une contrainte. — Si malencontreuse que soit votre intervention, reprit-il plus doucement, elle

part d'une bonne intention.

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Vous avez décidé quelques téméraires à pénétrer dans mon antre, et le plus hardi à

y séjourner? Eh bien, tirons avantage de nos petits malheurs, et profitons de

l'aubaine! Cyrille! L'écuyer apparut instantanément. Se tenait-il derrière la porte, l'oreille aux

aguets, ou simplement dans l'ombre profonde de la pièce? On aurait pu croire en

tout cas qu'il suivait la conversation, car aussitôt l'ordre donné, il fit entrer le jeune

musicien et l'installa dans la lumière du grand feu. Isobel craignit un instant que le joueur de vielle se trouble en n'apercevant que

des ténèbres. Mais sans doute ce garçon pensait-il qu'il s'agissait là d'un

comportement tout naturel à de jeunes mariés, car il joua d'emblée sans se

troubler, et sans fausse note. Isobel chanta une ballade, puis une chanson d'amour, puis une autre.

L'encourageant et la félicitant à mi-voix, Tristan tint à entendre tout son

répertoire. Heureuse de son succès, elle sut que son mari, s'il n'approuvait pas

toutes ses initiatives, appréciait hautement sa voix et son style. Elle avait déjà reçu des éloges plus bruyants et plus prolixes, mais en quelques

mots simplement murmurés, Tristan lui avait fait le plus précieux des

compliments, tant il y mettait de sincérité.

Resté seul, Montmorency se plaisait à entendre encore dans le souvenir les

accents frais et délicieux qui l'avaient enchanté. L'épouse qui lui était tombée du

ciel possédait une voix plus puissante et plus fortement timbrée que ne le laissait

supposer la délicatesse de son corps. Encore sous le charme, il n'avait pas même

songé à quitter le siège où sa rêverie le retenait lorsque Cyrille vint le préparer

pour la nuit. — Elle a fait allumer des torches dans la salle basse, révéla le fidèle serviteur.

Tristan s'irrita d'une intrusion qui interrompait le cours de ses songes. Et puis,

de quel droit Cyrille désignait-il sans plus de précision la responsable de ses

soucis ? Pourquoi en parlait-il comme d'une ennemie commune?

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— Elle a fait mettre deux lampes dans le corridor du bas, poursuivit l'autre. Les

gens de Dunney risquent d'apporter tous leurs paillasses dans l'ancienne salle

d'armes, il y en a déjà trois, ce sera bientôt un dortoir...

— Et alors? s'exclama Montmorency, comme excédé.

— Eh bien, ces gens-là vous empêchent d'aller et de venir chez vous, on risque

de marcher dessus, et ce n'est qu'un début!

— Et alors? répéta son maître avec une désinvolture dont il n'était pas

coutumier. Ce n'est qu'un début, en effet. A quoi bon tenter d'échapper à la

fatalité?

Cyrille leva les yeux au ciel et hocha tristement la tête. — Cela ne fait que commencer, monseigneur, vous l'avez dit. Mais fort

prématurément, à mon sens. Qu'allons-nous faire de votre épouse?

« Son épouse. » Tristan resta coi. Si étrange que cela pût paraître, il était marié,

en effet. Qu'adviendrait-il d'Isobel lorsque tomberait en ruine l'édifice qu'il s'était

si laborieusement ingénié à construire, ce monde artificiel fondé sur la

dissimulation? Maugréant et furieux, le baron congédia son écuyer d'un geste rageur. Que

d'inconséquence en effet! Quelle étonnante attitude était la sienne! Lui fallait-il se

préoccuper du sort de cette étourdie par qui allait éclater le scandale, et sa honte?

Cette fille téméraire, insolente qui fonçait tête baissée dans le mystère des

ténèbres, fallait-il qu'elle sortît sauve de la catastrophe? Tristan soupira longuement. Isobel était bien tout cela en effet. Elle venait de

déclencher le mécanisme implacable d'une calamité prévisible. Mais comme elle chantait l'amour! Comme sa voix céleste et sensuelle

emportait bien l'âme!

Quel agrément qu'un bon bain chaud après une journée consacrée à l'inspection

des fermes et des étables! Les genoux relevés, les bras mollement appuyés aux

linges qui bordaient le grand cuveau de bois, Isobel se laissait aller à la douceur

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des choses, trempant dans l'eau parfumée, pendant que la fidèle Edith peignait sa

chevelure blonde. En entendant sa suivante chantonner avec insouciance, elle sourit. Que de

progrès depuis leur arrivée à Dunmurrow ! Edith ne prédisait plus à tout instant un

trépas imminent dans d'infinies souffrances. Sans trop se faire prier, elle avait

abandonné le réduit contigu à la chambre d'Isobel pour s'installer dans une grande

pièce toute ronde, au bout du corridor. Il semblait même qu'elle ait lié quelques

relations amicales avec les gens d'armes : la vie en partie recluse dans un château

fort impliquait une certaine familiarité. — Tu me sembles d'humeur bien gaie, observa malicieusement Isobel.

— Si on récriminait sans cesse, où serait le plaisir de se plaindre? répliqua Edith,

jamais en retard d'un paradoxe. Il faut bien que je me repose de temps en temps. Et

puis ce Diable Rouge est moins terrible que je n'aurais cru! Un démon, sans doute,

mais un démon qui vous laisse tranquille, madame, pendant que vous pouvez

jouer à mettre tout en ordre dans sa maison. J'ai bien réfléchi, vous savez, je vais

rester à votre service.

Isobel étouffa un rire : jamais Edith n'avait songé sérieusement à mettre à

exécution la menace qu'elle brandissait parfois. Comme il était doux de se laisser

aller à l'indolence dans ce baquet d'eau bien chaude, après une journée bien

employée. Elle n'était à vrai dire pas mécontente d'elle-même. Quelle révélation !

Jamais elle n'aurait imaginé trouver quelque agrément à «jouer» comme disait

Edith, le rôle de châtelaine entre les murs énormes de Dunmurrow. Et voilà qu'elle

s'y complaisait, que dans la noire demeure de son époux fantomatique, le

déconcertant Diable Rouge, elle éprouvait une sorte de confort paisible. Après bien des réticences, Tristan s'était résigné à lui laisser les coudées

franches pour exercer dans sa plénitude la fonction de régente des lieux. Isobel

pouvait dans ce domaine relativement restreint donner libre cours à ses initiatives

et dépenser pleinement son énergie.

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A Wellingstone, un intendant, Matthew Brown, gérait en toute confiance le

domaine beaucoup plus vaste qu'elle avait depuis une année organisé selon ses

vœux. Mais l'insupportable Hexham ne tenterait-il pas d'y semer la zizanie?

Peut-être pourrait-elle regagner le lieu de sa naissance avant le printemps? Et si

l'annulation de son mariage n'intervenait pas de sitôt, peut-être pourrait- elle y

effectuer une rapide visite d'inspection? La vie à Dunmurrow, réformée par ses

soins, devenait supportable, et Tristan lui-même ne manifestait-il pas de plus en

plus d'humanité? Edith, à son habitude accompagnait sans doute les pensées de sa maîtresse,

puisqu'elle les illustra à sa façon. — Ce Diable Rouge, on a beau dire, il vous laisse faire tout ce qui vous plaît, ou

presque. C'est un malin, bien sûr. Et puis, il est tellement puissant ! Isobel la vit poser sur le lit la robe qu'elle devait mettre pour le dîner.

— Les choses se passent plutôt bien, reprit la gouvernante, trop bien, peut-être.

Je me dis quelquefois...

Elle se tut, soucieuse de ménager son effet. Isobel n'appréciait guère ce genre de

silence entendu. — Eh bien? fit-elle avec impatience.

— Je me dis que ce sorcier peut faire n'importe quoi avec sa magie. Vous rendre

bien aise, par exemple, vous faire croire faussement des choses...

— Balivernes !

— Il n'empêche. S'il vous a jeté un charme, vous n'en savez rien, pauvre de vous

!

Isobel renonça à débattre plus avant sur la nature profonde de Tristan. Peut-on

se faire entendre d'un esprit superstitieux ? Dans le cocon des draps qui recouvraient le cuveau d'eau chaude, elle poursuivit

sa songerie. Un charme... non, bien sûr. Savoir... A quoi bon? Que lui importait

Montmorency de Dunmurrow, après tout? Qu'il ne vive que dans l'ombre, tel un

rapace nocturne, qu'importait, puisqu'elle-même avait toute licence de parcourir

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la campagne, et de placer des flambeaux jusque dans les recoins les plus obscurs

du château fort? Qu'il se penche peut- être la nuit sur quelque mystérieux alambic

en lisant quelque vieux grimoire, libre à lui, puisque les mets servis à sa table ne

sortaient pas d'un antre secret, mais des cuisines familières? Bien que mariée, Isobel vivait libre de penser et d'entreprendre. Cela seul

importait. Elle n'en parlait pas à la fidèle Edith, qui, sans doute, ne l'aurait pas

comprise. Mais à bien y réfléchir, la malice du roi Richard tournait à l'avantage de

celle dont il avait voulu sanctionner le choix provocateur. En ne réfutant pas son

absurde prétention à épouser le Diable Rouge, il s'était fait son bienfaiteur. Mariée

à tout autre seigneur, Isobel aurait-elle pu jouir d'une telle indépendance?

Probablement pas. Un époux moins... exceptionnel que le sien se serait-il contenté

d'un chaste baiser? Certes non. Il l'aurait contrainte à partager sa couche, et à

satisfaire ses appétits bestiaux. Car les prétendants à sa main, elle en était bien consciente, ne convoitaient pas

seulement sa fortune. Elle avait surpris sur son passage plus d'un regard oblique,

plus d'un sourire équivoque. Que dire en ce domaine de son insupportable voisin

Hexham qui, devenu propriétaire terrien grâce à la dot de sa pauvre femme, avait

confiné la malheureuse dans la tour de son manoir, si cruellement qu'en peu de

mois, elle l'avait laissé veuf, pour sa plus grande satisfaction. Le fourbe convoitait

une alliance qui lui aurait donné la jouissance de Wellingstone, mais aussi celle

de sa jeune héritière. Montmorency de Dunmurrow était un personnage étrange,

sans doute. Mais il abandonnait à son épouse l'usage de ses biens propres, et

abusait si peu de son pouvoir sur elle qu'il n'en usait même pas. Conformément à une détestable habitude, la pensée d'Edith, se déplaçant par

des chemins de traverse, rejoignit celle de sa maîtresse. — Par chance, dit-elle, le Diable Rouge ne se fait pas donner le bain par vous. Importunée, Isobel fit un geste d'impatience. L'eau, tout à coup, ne lui paraissait

plus aussi chaude. Elle commença à se laver pour en finir bientôt avec ses

ablutions. Il ne lui plaisait pas que quiconque, fût-ce la plus intime des

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confidentes, aborde certains sujets. Certes Tristan, outre qu'il ne la contraignait

pas à devenir sa femme au sens intime du terme, n'exigeait pas non plus d'elle

qu'elle remplisse des fonctions en usage entre époux, traditions destinées à

rappeler aux femmes leur état de sujétion. Le bain donné par l'épouse à l'époux,

en public ou en privé, n'était pas la moins pittoresque. Tristan ne lui avait en effet jamais demandé de lacer ses houseaux, de lui verser

à boire ou de répandre sur lui l'eau parfumée du bain. Jamais Isobel, l'éponge et le

savon à la main, ne s'était mise en devoir pour complaire à son époux de frotter

partout son corps avant de l'envelopper de linges secs. Comme il savait ménager

sa pudeur ! Que de générosité dans ce renoncement ! Isobel n'en éprouvait

cependant qu'une satisfaction fort mitigée. Renoncer à ses services, n'était-ce pas

d'une certaine façon la mépriser? Soulevant un peu le drap qui couvrait le cuveau pour se contempler tout entière

dans sa nudité, la jeune fille examina successivement d'un œil critique les

éléments principaux de son anatomie. Bien qu'elle ne fût pas grande, les jambes

minces semblaient pourtant très longues. Les hanches un peu étroites, peut-être,

et bien sûr une poitrine que les canons de la mode auraient voulu plus plantureuse.

Comment séduire vraiment lorsqu'on ne possède en fait d'appas que des seins bien

galbés sans doute et haut placés, mais si fermes que leurs globes ne puissent

osciller voluptueusement, de manière à solliciter l'attention et à éveiller, pourquoi

pas, le désir des hommes? Cette préoccupation lui était restée étrangère, parce

qu'à Wellingstone ses trois frères la traitaient si bien en garçon qu'elle avait fini

par leur ressembler. Comment attirer l'attention d'un noble chevalier? A la Cour, les belles dames

jouaient de la prunelle, battaient des cils, soupiraient languissamment,

roucoulaient, exhibaient des poitrines frémissantes. Pour des raisons diverses, la

malheureuse Isobel ne pouvait mettre en œuvre pareille stratégie. Dans l'obscurité

ambiante, Tristan ne pouvait sans doute guère apercevoir que sa silhouette, et la

table derrière laquelle il semblait se retrancher était si large que tout soupir eût été

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inaudible. Leurs corps ne s'étaient véritablement approchés qu'une seule fois, et si

brièvement! Cette étreinte, elle la revivait par le souvenir, tentant vainement d'en retrouver

l'intensité. Elle se passa la langue et le doigt sur les lèvres. Cette sensation perdue,

ne l'avait-elle ressentie qu'en rêve? Elle semblait s'attiédir, de même que l'eau du

bain se refroidissait. Repoussant loin d'elle ces pensées oiseuses et ces rêvasseries ridicules, Isobel

s'ébroua et sortit de son bain. A quoi bon se donner la peine de plaire, lorsqu'on a

pour vocation la tranquillité du célibat? A quoi bon s'inquiéter des goûts d'un

Diable Rouge quand on s'apprête à délaisser son gîte? Il y avait mieux à penser,

vraiment. En conséquence de cette bonne résolution, la jeune fille décida de se faire

vraiment belle pour se rendre à la table du dîner. Quand elle prit place devant

Montmorency qui l'attendait, elle portait sa résille ornée de brillants; un pendentif

assorti attirait le regard entre ses seins juvéniles certes, mais un peu débordants du

corsage étroit qui les tenait prisonniers. En tournant de côté la tête pour faire

apparaître son visage dans la lumière diffuse du feu, elle haussa et baissa ses

longs cils à la manière d'éventails. Insensible à ces démonstrations, le baron ne les

salua d'aucun commentaire. Isobel ne put se retenir d'en éprouver quelque déception. A quoi bon se mettre

en frais de toilette, si les louanges ne récompensent pas l'effort? Mais à tout

prendre, des félicitations n'eussent-elles pas été embarrassantes, venant d'un

époux aussi lointain et si peu concerné? Pourquoi se mettre vainement martel en

tête? Les phases changeantes de la lune la rendaient-elles capricieuse? Que

Montmorency de Dunmurrow reste muet, tant mieux ! Grand bien lui fasse ! Mais lorsque la voix grave et tendre de Tristan résonna dans la salle, Isobel se

départit comme par enchantement de toute acrimonie. — Ce soir, vous plairait-il de chanter? dit-il avec une sorte d'appréhension.

— Avec plaisir, répondit-elle vivement. Je fais appeler Guillery et sa vielle.

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— A quoi bon? protesta Montmorency. Votre voix à elle seule me paraît si

mélodieuse qu'il me semble inutile de lui donner un accompagnement.

Enchantée de cet éloge flatteur, Isobel chanta avec âme tous les airs de son

répertoire, et reprit même pour conclure cette audition privée la ballade

sentimentale qui l'avait ouverte. — Je vous ai chanté tout mon répertoire, ajouta-t-elle en riant de plaisir. Il faut

que je me taise maintenant, de peur de vous lasser.

— Jamais votre voix ne me lassera, répondit le baron d'une voix si sérieuse

qu'assurément, ce compliment n'avait rien d'affecté.

— Je crains aussi de croasser demain comme un corbeau, en outrepassant mes

limites.

— Voilà qui serait fâcheux. Eh bien, j'attendrai. Aussi bien, il se fait tard. Je

vous remercie.

Isobel quitta son siège. Elle hésitait. Comme ils étaient seuls, tous deux dans

l'ombre épaisse, sans témoins ! Mue par une impulsion, au lieu de se diriger vers

l'encadrement plus clair de la porte, Isobel longea la table pour la contourner,

scrutant l'obscurité afin de discerner la silhouette de son mari. Aussitôt, l'un des

chiens, dont elle avait oublié la présence, gronda sourdement. — Que faites-vous? demanda Tristan, sur la défensive.

— Je voudrais vous souhaiter la bonne nuit, messire.

Elle se passa la langue sur les lèvres, fort embarrassée. Quelle initiative, et

quelle parole malheureuse! Un tel vœu ne pouvait-il pas passer pour une

provocation ? Mais qu'importait, puisqu'elle désirait en effet provoquer une

rencontre, abolir une distance? — Eh bien, bonne nuit, Isobel. Il la congédiait. Elle resta un instant interdite, et puis sans ajouter un mot, elle

gagna la porte.

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Quel affront! Mais aussi, quelle folie était la sienne! Venir mendier un baiser!

Par quelle aberration? Sans doute fallait-il que le Diable Rouge l'ait envoûtée,

comme le pensait Edith. Mais à quoi bon jeter un sort à une femme, si l'on n'en jouissait pas?

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Chapitre 6

Dans la profondeur des ténèbres, Montmorency attendait sans impatience

l'arrivée de son fidèle vassal, le chevalier Herbert, chargé par lui de conduire ses

troupes et d'assurer la surveillance de son fief. Herbert, jadis formé au combat par

ses soins, pouvait s'honorer plus que tout autre de la confiance de celui qu'il

n'aurait jamais songé à appeler le Diable Rouge. Le baron de Dunmurrow s'abandonnait pour le moment à une méditation

solitaire. Quelle absurdité que la conduite de son existence ! Sa femme lui faisait

courir un danger permanent, et cependant il ne respirait plus que dans l'attente de

sa présence, deux fois par jour, aux heures des repas. Isobel lui était nécessaire,

elle seule animait sa force et le détournait du désespoir. Si souvent et si longtemps

tenté de mettre fin à ses jours, il ne vivait plus que pour elle, alors qu'elle

augmentait encore ses tourments. Le parfum délicat qu'elle exhalait, les accents mélodieux de sa voix, étaient une

harmonie céleste, une vision de paradis. Comme il aimait l'entendre raconter avec

enjouement les petits événements de la vie quotidienne, lui faire part avec

conviction de ses projets grandioses, évoquer discrètement les rêves et les

épreuves de son enfance ! A certains moments, pris sous le charme, il lui arrivait

de se faire illusion, de vivre un moment de bonheur paisible, comme s'ils étaient

véritablement mari et femme, comme si en couple uni ils jouissaient ensemble

d'un calme bien-être. Quelle étrange situation était la leur ! Comme Isobel, et

mieux qu'elle, Tristan savait cette euphorie menacée par la course du temps, mais

il ne pouvait se résoudre à en accepter la condamnation. Avec quel entrain elle régentait le vieux château, que désormais tout un petit

peuple animait le soir, au grand dam de Cyrille ! Du fond de sa retraite, Tristan

entendait les échos de cette vie qui renaissait, alors que lui-même...

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La rumeur qui montait vaguement se fit soudain plus forte, parce qu'on

soulevait une épaisse tenture. Montmorency se ressaisit. Herbert venait d'entrer et

s'avançait à grands pas en faisant résonner les dalles. Dans sa hâte, il avait gardé

une partie de son harnachement, qui faisait un bruit métallique. — Eh bien, messire, s'écria-t-il avec une bonne humeur dont il ne se départissait

jamais, fût-ce dans les pires circonstances, j'en vois de belles! Pendant que j'allais

faire régner votre autorité jusqu'aux confins de vos terres, les manants

envahissent votre salle basse !

— Ma femme leur donne l'hospitalité pour la nuit, comme c'est l'usage, paraît-il,

répondit le baron du ton le plus détaché qu'il put affecter. Donne-moi plutôt des

nouvelles de mes terres.

Au lieu d'obtempérer, le nouveau venu observa d'abord un silence à la fois

inquiet et réprobateur. — Une femme?

— J'ai dit ma femme, Herbert. J'ai pris femme, d'ordre du roi.

Un nouveau silence pesa sur les deux hommes, plus éloquent encore que le

premier. — Mais alors, elle sait..., balbutia Herbert.

— Elle ne sait rien.

— Comment faites-vous...

— Cela me regarde. Comment vont mes terres, et mes gens, comment se

comportent nos voisins? Je t'écoute.

Pendant que son lieutenant lui faisait son rapport, le baron Montmorency de

Dunmurrow, distrait, méditait sur sa propre attitude. Pourquoi voyait-il en cette

occasion le chevalier Herbert, son homme lige, comme un importun ?

Ce matin-là, Isobel choisit de porter une de ses plus vieilles robes, de celles

qu'elle aurait d'ordinaire mises au rebut. Mille tâches l'attendaient dans la journée.

Et puis, à quoi bon se faire belle, quand personne ne vous regarde? En l'absence

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de Cyrille, qui se manifestait en toute occasion, et particulièrement lorsqu'elle

allait rejoindre son mari, car alors il l'escortait cérémonieusement, elle aurait pu

prendre place à table toute nue. Cette indécence, à coup sûr, passerait inaperçue. Cette pensée saugrenue la fit rire un instant. Mais elle se retint aussitôt, frappée

d'une idée plus étrange encore. Cet époux dont elle n'apercevait vaguement que

l'imposante silhouette, il aurait pu lui aussi en faire autant ! Les deux mains sur le

visage pour dissimuler à d'improbables témoins qu'elle rougissait, Isobel se

reprocha d'éprouver de si troubles fantasmes. Quelle perte de temps, et d'énergie ! Combien d'heures passait-elle inutilement à

penser au baron, à multiplier les efforts pour le comprendre ! Lui en savait-il gré ?

Non, bien sûr, puisque la veille tous les efforts qu'elle avait multipliés pour lui

plaire étaient restés vains. Quelle déconvenue ! Elle éprouvait donc une « déconvenue » ? Que voilà une étrange découverte,

choquante à plus d'un égard. Avait- elle désiré recevoir un baiser du Diable

Rouge, frémir sous son étreinte ? Oui, sans doute, à la réflexion, elle ne pouvait se

le dissimuler. Mais alors, fallait-il en croire Edith, accepter l'idée d'une

sorcellerie, d'un charme secret ? A la vérité, elle se préoccupait de cet homme plus qu'il n'eût été nécessaire.

Lorsque, la veille, elle avait contourné la table pour aller lui souhaiter la bonne

nuit, n'était-ce pas dans l'espoir d'en recevoir un baiser? Cette tentation, en

était-elle responsable, ou fallait-il l'imputer à quelque diablerie? Un philtre d'amour? Isobel s'imaginait mal l'imposant baron Montmorency

penché sur sa coupe pour y répandre une poudre magique. A vrai dire, ce

personnage, de toute évidence, ne lui portait pas assez d'intérêt pour vouloir la

séduire ! Sans doute était-elle influencée par les divagations de la chère Edith,

propagatrice enthousiaste des pires rumeurs concernant le Diable Rouge, dont elle

évoquait volontiers les crimes supposés, sans aucun souci de vraisemblance.

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En soupirant de lassitude, Isobel entreprit de remonter sur sa tête ses tresses

blondes, et puis les laissa retomber. Pourquoi faire cet effort, puisque nul à

Dunmurrow n'en avait cure ? Seules les jouvencelles pouvaient libérer leur

chevelure? A la bonne heure ! Elle, Isobel, n'était-elle pas encore, véritablement,

une jeune fille ? Haussant les épaules, elle descendit à la salle basse. Edith sortait des cuisines, le visage plissé par de multiples préoccupations. — J'ai envoyé les hommes au village, selon vos ordres, pour que tout le monde

les voit vivants...

— C'est bien le moins. Afin d'apprivoiser davantage encore les braves gens de

Dunney, nous pourrions organiser une fête pour Noël, qu'en penses-tu? J'en ai

suggéré l'idée au baron, qui ne m'a pas répondu précisément. Qui ne dit mot,

consent. Je pourrais faire apporter de Wellingstone tous les éléments d'un festin. Il

y aurait, je gage, de quoi en rassurer plus d'un.

Assurément, cette proposition n'avait pas de quoi séduire Edith. — Ventre bien plein n'a pas plus d'oreille que ventre affamé, mais la peur le

tient toujours ! Tous ces gens vivront dans la terreur tant que le Diable Rouge ne

se montrera pas, et à mon idée, il ne se montrera jamais !

— Qu'en sais-tu? s'écria Isobel avec humeur.

Au moment même où elle lançait ce défi, elle sut combien il était vain. A la

vérité, Tristan ne quittait à sa connaissance jamais la pièce dans laquelle il se

confinait. Lorsqu'elle était arrivée à Dunmurrow, une obscurité profonde régnait dans le

château tout entier. Des volets avaient été enlevés par ses soins, des flambeaux et

des torches donnaient dorénavant de la lumière dans les corridors et dans les

salles, la nuit venue. Mais l'antre du Diable Rouge restait délibérément obscur,

avec obstination. Isobel refusait de croire à une incarnation du démon. Mais alors, que penser?

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— On ne le verra jamais, et vous le savez bien ! reprit Edith en revenant à la

charge.

— Tais-toi, mauvaise langue !

— Non, madame, pour cette fois, je ne me tairai pas ! Vous agissez ici à votre

guise, mais le mystère demeure. Que voulez-vous que je leur dise, aux gens du

village, quand ils veulent savoir? La seule fois que j'ai vu le baron, si on peut dire,

c'était dans le noir, puisque vous vous êtes mariée dans le noir! A quoi

ressemble-t-il, ce Diable Rouge, et pourquoi est-ce qu'il se cache?

Confrontée à une interrogation aussi directe, Isobel resta d'abord interdite. Que

répondre, en effet? Elle s'accoutumait sans doute aux habitudes étranges du

baron, sa présence dans les ténèbres lui devenait familière, mais pour tout un

chacun n'incarnait-il pas le mystère, et la terreur? Cyrille lui-même l'avait-il vu en

face? Elle ne l'aurait pas juré. Quelle peste que cette Edith, avec ses questions indiscrètes ! Isobel releva le

menton et pinça les lèvres avant de répondre : — Eh bien, mon époux est très grand, avec des cheveux noirs.

La fidèle suivante allait-elle se laisser abuser par cette description sommaire?

Non, bien sûr. — C'est bien ce que je pensais, s'écria-t-elle avec effroi, vous ne l'avez jamais

vu ! Ce démon vous a ensorcelée, pour sûr !

— Sottises ! Je n'y crois pas ! s'exclama la jeune fille, comme désireuse de se

convaincre elle-même.

Dans un mouvement de contrariété, elle entra en coup de vent dans la grande

cuisine. Une scène touchante l'y attendait : Glenna soufflait avec énergie sur la

main de sa fille, la petite Moira, celle-là même qui à Dunney avait la première

adressé la parole à Isobel. La petite, le visage inondé de larmes, détournait avec

horreur les yeux de sa main endolorie. — Elle s'est brûlée à la queue de la poêle, dit la mère, ça va passer.

— Pauvre petite! compatit Isobel. Tu me montres ta main?

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Pour toute réponse, Moira secoua violemment la tête. — Allons, Moira, laisse-moi la voir, je t'en prie...

— Non, je veux pas, cria la petite avec une force étonnante, tu ne peux pas voir,

c'est affreux !

A ce mot, Isobel sursauta, saisie par une évidence. « C'est affreux. »

L'impression était si vive qu'elle faillit tituber en se redressant. Enchantée de

l'effet produit, Moira s'empressa de revenir à la charge. — Affreux, répéta-t-elle, ça fait peur ! En la voyant, tu vas tomber évanouie !

Isobel oublia un moment la main qu'on lui cachait, pour ne plus voir que la

haute silhouette de son mari, que protégeait l'obscurité. « Affreux. » Le Diable

Rouge était-il défiguré par une cicatrice, par des traces d'anciennes brûlures?

Paradoxalement, cette pensée lui apporta un immense soulagement. Bien sûr,

c'était là l'explication la plus vraisemblable, l'explication logique de sa

claustration. Ni la sorcellerie ni la magie noire n'étaient en cause. Tristan n'était

pas un monstre, mais une victime, soucieuse de ne pas effrayer les gens. Elle sourit à l'enfant, que son silence intriguait. — Sois tranquille, dit-elle, j'ai le cœur bien accroché ! Et puis, si je tombe, on

me ramassera.

Quelques instants plus tard, elle préparait avec de l'huile et de la farine un petit

emplâtre pour recouvrir, par jeu, la chair à peine rougie. Ce faisant, elle laissait

son esprit échafauder des hypothèses, et esquisser des projets. Rien d'étonnant à ce qu'un guerrier aussi redoutable porte sur son visage la

marque de ses anciens combats. Il se réfugiait dans le noir pour n'en rien laisser

paraître. Il évitait d'épouvanter, mais à quel prix ! Avec le temps, peut-être se

laisserait-il convaincre de se montrer à la lumière ? Ne pouvait-il à la rigueur se

faire confectionner un masque de cuir? En revenant dans la grande salle, Isobel éprouva un choc et fit halte, interdite.

Un inconnu était là, l'air avantageux, et qui souriait. — Je vous présente mes respects, madame ! dit-il cordialement.

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Il fallut à la jeune fille plusieurs secondes pour se remettre de son émotion et

rendre son salut à l'homme qui venait d'apparaître. Dans le monde fermé de

Dunmurrow, un nouveau visage faisait en effet figure d'apparition. A ce signe,

Isobel prit la mesure du confinement dont elle-même était la victime. De taille moyenne mais fortement charpenté, ce chevalier était de toute

évidence un homme de plein air. Se trouvait-il soudain frappé par quelque

impression violente? Son attitude détendue sembla se raidir, le sourire engageant

qui éclairait son visage s'en effaça pour faire place à une impression de désarroi,

d'incompréhension. Isobel sourcilla. Sans doute ce personnage s'étonnait-il de la

voir aussi simplement accoutrée? — Madame, dit-il d'une voix plus émue qu'il n'était d'usage, permettez-moi de

me présenter à vous. Je suis Herbert Clinton, lieutenant d'armes de mon seigneur.

Puis-je vous dire qu'à l'honneur de lui appartenir s'ajoutera désormais le plaisir de

vous servir, madame, en toute occasion ?

Herbert, en parlant, reprenait de l'assurance. Déconcerté de découvrir dans

l'épouse du baron une beauté si éclatante, il en était d'abord resté abasourdi. En

apercevant tout à l'heure, de dos, une femme de taille moyenne vêtue d'une robe

sombre, il avait escompté se trouver en présence d'une fille terne, au visage ingrat,

une de ces filles de famille laissées pour compte que le roi Richard aurait voulu

doter d'un époux afin de lui épargner la disgrâce supplémentaire du célibat. Quelle

erreur ! Par quelle aberration fallait-il qu'une pareille splendeur se trouve confinée

à Dunmurrow, dans l'ombre du Diable Rouge ? — Merci, messire. Je suis Isobel de... Isobel Montmorency de Dunmurrow.

Dans son émotion, elle avait failli oublier qu'en principe, elle ne devait plus,

pour le moment, porter son nom de jeune fille. — Votre visite m'agrée au plus haut point, ajouta-t-elle, très sincèrement.

Elle ne mentait pas. Recluse dans ce vieux château fort en compagnie d'un

homme invisible et lointain, avec pour seule compagnie celle d'Edith, Isobel

n'avait proprement personne à qui parler. Ce chevalier venu du monde extérieur

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apportait dans son existence comme un souffle d'air frais, comme un rayon de

soleil. Quelques minutes plus tard, une chope de bière posée près de lui, Herbert

Clinton faisait la démonstration de ses dons de narrateur en donnant à l'épouse de

son suzerain mille nouvelles du monde extérieur, et particulièrement des

observations qu'il avait pu faire sur le fief dont il assurait le contrôle et la défense.

Très attaché à Dunmurrow, il félicita si bien Isobel des améliorations qu'elle y

avait apportées qu'elle rougit de plaisir. Encouragée par la chaleur de ses

compliments, elle lui fit part de ses projets. — Vous pouvez compter sur mon aide, madame, assura Clinton. Je vais

signaler aux habitants des bourgs et des hameaux que le travail ne manque pas au

château.

— Mais croyez-vous qu'ils oseront y venir? laissa-t-elle échapper tout à trac.

Elle rougit et baissa les yeux pour dissimuler son embarras. Faire allusion à la

terreur qu'inspirait le Diable Rouge, n'était-ce pas de la dernière incongruité? Son

interlocuteur en tout cas eut le bon goût de ne pas relever directement le propos. — Lorsqu'ils sauront quelle bonne maîtresse les appelle à son service, ils

accourront en foule! dit-il si plaisamment qu'Isobel ne put se défendre de lui

adresser un éclatant sourire.

Ébloui, le chevalier faillit en perdre contenance. Si l'épouse du baron était

naturellement ravissante, un tel sourire la transfigurait. Quelle étrange fatalité

l'avait conduite entre ces murs? D'où venait-elle? Dévoré de curiosité, Herbert ne

put s'empêcher de vouloir la satisfaire. — Connaissant tous les fiefs du voisinage, je m'étonne de ne pas savoir quel

château vous a vue naître, avança-t-il, au risque de paraître indiscret.

— Je viens d'assez loin, dit-elle, une ombre de nostalgie voilant son regard. De

Wellingstone, que vous connaissez sans doute.

Herbert resta bouche bée. Qui ne connaissait le comté de Wellingstone, en effet,

l'un des plus riches du royaume ?

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— Je n'y suis jamais allé, répondit-il. On dit que le château est magnifique.

— Le mot est un peu fort, dit-elle en faisant la moue. Disons qu'on y trouve ce

qui manque tant à Dunmurrow, beaucoup de lumière. Il ne faut pas s'en étonner,

puisque mon père l'a fait agrandir, dix ans avant ma naissance.

A cette révélation, l'étonnement du chevalier fut à son comble. L'épouse

imposée à son maître, outre la beauté, possédait la fortune. Il y avait dans ce

mariage quelque chose de véritablement extraordinaire. — Vous êtes... la comtesse de Wellingstone ! s'exclama-t-il sans plus dissimuler

sa curiosité. Le roi vous a donc pris sous sa protection ?

— Disons plutôt sous sa tutelle, répliqua-t-elle non sans un peu d'acrimonie.

Herbert comprit à son ton que les rapports entre la comtesse et Richard devaient

être quelque peu tendus. Il lui fallait se taire, maintenant, sous peine d'indiscrétion

manifeste. Mais comment garder le silence, quand le désir de savoir vous ronge? — Et alors, vous avez rencontré Tristan...

Il laissa la phrase en suspens, pour qu'elle la complète. Mais ce complément ne

vint pas. — Je ne l'avais jamais rencontré, non, dit-elle après avoir observé un silence.

Sa voix s'était altérée, ses yeux brillaient d'un éclat inquiétant. Herbert Clinton,

honteux et confus, sut qu'à défaut de s'excuser, il devait faire diversion. — Je parle, je parle, dit-il rondement, et j'en oublie l'essentiel. De coutume,

j'écourte mes visites à Dunmurrow, parce que l'ordinaire y est

extraordinairement... ordinaire, même pour un soldat. Je gage que votre présence

rehausse la réputation des cuisines, madame, mais cela demande vérification !

Lorsque Isobel sourit à le voir froncer comiquement les sourcils, Clinton en fut

soulagé : elle lui avait pardonné. Sans se soucier d'en avertir Cyrille, la comtesse se hâta de faire servir le repas

du chevalier en pleine lumière, sous l'une des rares ouvertures de la grande salle.

Dans un élan, elle décida d'y prendre part avec lui.

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Échapper pour une fois à un déjeuner dans l'ombre, quelle satisfaction ! Et puis,

il y avait autour d'elle et de son commensal de si agréables allées et venues! Edith

semblait présider non loin d'elle une table où le personnel de la cuisine et

quelques gardes faisaient un joyeux brouhaha. Isobel ne s'était de longtemps

autant divertie. Quel soulagement elle éprouvait, et quelle allégresse ! Mais aussi, quel sentiment de culpabilité. Elle n'entendait bien sûr établir aucune comparaison entre son mari et Herbert

Clinton. Cependant, pourquoi bouder son plaisir? Se trouver en présence d'une

personne dont on voit les gestes, les yeux, les expressions changeantes, c'était là

une satisfaction dont autrefois elle n'était pas consciente, tant elle lui semblait

naturelle. En ce jour, ces sensations en prenaient une intensité nouvelle. Et puis, il y avait quelque chose de si avenant chez cet aimable chevalier ! Il ne

la considérait pas avec curiosité, comme les conseillers du roi, avec ironie,

comme Richard en personne, avec mépris, comme Tolwson, son gentilhomme

d'escorte. Tristan, quant à lui, restait souvent sur la défensive, opposait à ses

approches de l'indifférence, il mettait de la distance entre eux. Herbert au

contraire se comportait en ami, lui adressait des compliments qui lui plaisaient

d'autant plus agréablement que depuis son arrivée à Dunmurrow elle en était

sevrée. Quel agrément elle éprouvait à reprendre, grâce à ce visiteur inattendu,

confiance en elle-même ! — Eh bien, s'écria-t-il en s'écartant un peu de la table, voici le jugement que je

rends : avant votre venue, madame, la pitance était si mauvaise à Dunmurrow qu'il

était facile, je dirais même inévitable, de l'améliorer...

Il observa un silence, afin de ménager son effet. — ... mais à ce point ! J'en lève les bras au ciel, je m'incline bien bas, je

m'écartèle d'admiration!

Isobel s'enchanta de le voir joindre le geste à la parole.

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— Un seul mot s'impose: succulent! Je dépose les armes, je déserte les chemins,

et consacre mes jours à la bombance. Plutôt périr à table qu'à cheval, d'une bonne

indigestion que d'un mauvais coup !

En voyant Isobel rire aux éclats, sa gouvernante, intriguée, quitta sa place et

s'approcha. — Si mes gens d'armes sont aussi bien traités que moi, poursuivit le chevalier, il

est à craindre qu'ils ne s'agglutinent autour de vos cuisines, et refusent de battre la

campagne !

— Voilà qui nous changerait, observa perfidement la bonne Edith, on ne voit

guère de gardes au château !

— Rassurez-vous, ma chère, le fief de Dunmurrow est vaste, mais nous ne

sommes jamais loin ! Aussi bien, je laisse toujours une petite garnison sur place,

bien que nous ne redoutions pour le moment aucune agression.

Isobel trouva inutile d'épiloguer sur ce sujet. Pouvait-on se sentir menacé, entre

les murailles du château ? Non, bien sûr. La réputation du Diable Rouge à elle

seule suffisait à écarter les plus entreprenants. Edith, sans doute, voulait surtout

exprimer sa mauvaise humeur. Après tout, n'était-elle pas elle aussi recluse dans

cette triste demeure, et sans véritable espoir de s'en évader? Clinton, au demeurant, semblait bien conscient du scepticisme de son

interlocutrice. — Mais j'y songe, reprit-il avec le plus grand sérieux, peut-être vous plairait-il,

madame, que j'attache un garde à votre protection rapprochée? Vous n'en

dormiriez que plus tranquille.

Une petite lueur taquine brillait dans ses yeux. Isobel craignit qu'Edith ne

s'insurge contre cette impertinence. Elle en fut pour ses frais. — Eh bien, messire, dit la prudente femme, j'accepte volontiers.

Elle s'en fut dignement. Échangeant avec Isobel un regard amusé, le lieutenant

du baron s'étira sur son siège.

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— Il me faudrait je crois prendre un peu d'exercice, après un tel festin !

Connaissez-vous les environs, madame? Vous siérait-il de les visiter?

Isobel eut d'abord un pincement au cœur. De toute évidence, le vassal de son

mari savait que celui-ci ne l'avait jamais emmenée en promenade à l'extérieur du

château. Mais, dans l'instant qui suivit, cette impression désagréable se trouva

abolie. Sortir ! Chevaucher en plein air, hors de ces murs et de ces voûtes de

pierre, quelle libération, quel enchantement en perspective ! Sa décision fut vite

prise. En passant avec son compagnon le pont-levis, Isobel éprouva un bonheur sans

commune mesure avec le plaisir d'une promenade somme toute fort ordinaire.

Fouettée par le grand air, il lui semblait sortir d'une prison. Elle exultait. De nouveau, elle ressentit les affres de la culpabilité. Les yeux levés vers l'énorme donjon, elle tenta de deviner par quelle meurtrière

son époux observait son départ. Car il l'observait, elle en avait le pressentiment, et

même la certitude. Mais à quoi bon s'attendrir sur ce reclus volontaire? Isobel, tout au plaisir de

l'escapade, pressa son palefroi. A quelque distance s'étendait un bois de chênes et de hêtres, sur les pentes

douces d'un vallon parcouru par un large ruisseau qui s'écoulait en cascade

bruissant dans un bassin tranquille, qui faisait comme un petit lac. Malgré la

saison, des oiseaux pépiaient alentour. Quel agréable site! Isobel songea qu'en été, il serait fort agréable sans doute de

se baigner dans cette retenue d'eau, au sein de cette nature solitaire. Elle se reprit

aussitôt, étonnée de son inconséquence : en été, sans doute serait-elle rentrée à

Wellingstone, libérée de tout mariage, loin de Dunmurrow, de ses bois et de ses

eaux ruisselantes. Elle s'aperçut que sa méditation s'était prolongée. Quand elle leva les yeux, elle

vit que ceux d'Herbert Clinton restaient fixés sur elle, pensifs eux aussi.

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— Cette vallée est tout à fait ravissante, dit-elle pour rompre le silence. Je vous

remercie de me l'avoir fait visiter, messire.

— Il y a encore d'autres choses à voir, répondit-il. Mais il fait frais, ce me

semble. Nous allons rentrer au château.

— Mais pas du tout! s'écria-t-elle vivement. Il fait très doux pour la saison, au

contraire !

Comment accepter de bon cœur en effet de couper court à une si intéressante

promenade? — Eh bien, suggéra-t-il, voulez-vous que nous allions jusqu'à Dunney? Cela

me tiendra lieu de tournée d'inspection.

Pour sortir du bois et remonter la pente, Herbert laissa sa monture au pas.

Isobel, qui le suivait, s'interrogeait. Ainsi, il « inspectait » le village. Tristan de

Dunmurrow ne s'y rendait donc jamais en personne. — Sans doute connaissez-vous le baron depuis longtemps? dit-elle quand elle

put mettre sa jument à la hauteur du hongre d'Herbert.

— Depuis longtemps, en effet, répondit-il sans se compromettre.

Ne pas pouvoir, ne pas oser interroger plus avant ce lieutenant qui,

manifestement, en savait long sur son maître, quelle insupportable frustration !

Isobel se résigna pourtant à respecter la réserve dont il faisait preuve, pour ne

s'intéresser pour l'heure qu'aux villageois de Dunney. Les habitants, en présence de Clinton, restèrent sur une prudente réserve. En

distribuant aux enfants des pièces de monnaie, Isobel obtint son succès habituel,

et elle promit à quelques malades ou nécessiteux des secours. Mais il se faisait

tard, et Clinton l'invita non sans fermeté à rentrer au château. En tournant bride,

Isobel se plut à imaginer que son compagnon n'était pas simplement l'émissaire

de son mari, mais le baron lui-même, attentif à ses paysans et à ses serfs, désireux

de les voir et de les entendre. Sur le chemin du retour, elle n'y tint plus. En quelques heures, elle s'était fait un

ami d'Herbert Clinton, pour ainsi dire. Elle n'allait certes pas abuser de cette

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familiarité nouvelle, mais certains mystères étaient par trop insupportables. Il

fallait les éclaircir. — On m'a dit au village que personne n'y a jamais vu mon mari, dit-elle en

feignant la désinvolture.

— C'est bien possible, répondit son compagnon, dont le visage se ferma

soudain. Je ne passe à Dunmurrow que pour y prendre les ordres. La plupart du

temps, je déplace les troupes, pour les maintenir en alerte.

— Tristan vous abandonne donc le commandement? questionna-t-elle

innocemment.

— Bien sûr. Il a ses propres occupations.

Réponse bien lapidaire, et bien sujette à caution, songea Isobel. De quelles

occupations s'agissait-il? D'alchimie? De sorcellerie? D'envoûtements?

Hypothèses ridicules, sans doute, et qu'elle récusait avec force. Mais comment

interpréter autrement la conduite de son époux? Pourquoi vivait-il dans

l'obscurité? Pourquoi ne s'exposait-il jamais aux rayons du soleil ? Elle sursauta soudain, saisie d'une insupportable intuition. Cette volonté que

manifestait Tristan de n'apparaître à quiconque, n'était-elle pas sélective?

Lorsqu'il recevait son lieutenant, lorsqu'il se trouvait avec Cyrille, ne se

montrait-il pas en plein jour? A ces fidèles serviteurs il accordait sans doute sa

confiance, cette confiance qu'il déniait à sa propre épouse ! A cette question, Herbert connaissait la réponse. Mais comment la lui poser?

Comment lui avouer qu'elle- même n'avait jamais vu son mari en face, qu'elle ne

connaissait ni la couleur de ses yeux, ni celle de sa chevelure? Qu'elle n'était pas

véritablement l'épouse du baron ? Non, elle ne pouvait laisser passer cette

occasion de tout savoir. Au prix de sa renommée, elle devait se montrer

indiscrète. — Vous qui connaissez Tristan depuis tant d'années, dit-elle d'une voix blanche,

pouvez-vous me dire pourquoi... pourquoi il reste cloîtré dans le noir?

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Herbert Clinton détourna les yeux. Apparemment incapable de trouver une

réponse pertinente à une question aussi simple, il choisit de feindre la surdité. — Rentrons vite, dit-il. Si le baron s'aperçoit que je néglige mon service, il me

fera couper la tête! Et s'il apprend que j'escorte trop longtemps sa jeune et belle

épouse, mon sort sera plus épouvantable encore ! Ni cet humour ni ce compliment ne firent sourire Isobel. Qui se souciait de son

absence? Personne. Qu'on l'ait pour une fois débarrassé de la présence de la

femme qui s'était imposée à lui, voilà qui devait au contraire enchanter le Diable

Rouge !

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Chapitre 7

Écumant de rage, le Diable Rouge parcourait à grands pas l'espace de sa vaste

chambre, comme excité, fouaillé, par les paroles que lui distillait Cyrille, son

fidèle serviteur. — Et puis après?

— Ils sont allés à Dunney, monseigneur.

— A Dunney ! Après un joyeux bavardage, un joyeux passage à table, et une

joyeuse excursion dans les bois !

— C'est ce que m'ont rapporté mes informateurs, messire. Mais à la vérité, il

semble que ni l'un ni l'autre n'ait commis quelque infraction aux usages. Ils ne se

sont jamais dispensés des devoirs de leur condition. Rien que de convenable dans

leur attitude.

— « Convenable » ! hurla Tristan, convenable !

Incapable d'exprimer plus éloquemment son courroux, il défonça du poing le

plateau d'une table voisine. Convenable! Alors qu'il avait en tête d'autres termes,

moins flatteurs, comme « infidélité », ou « adultère », ou « cocuage » ! C'en était

trop, il allait éclater! — Il me semble, monseigneur, reprit Cyrille sans s'émouvoir, qu'il n'y a pas lieu

de suspecter les mœurs de la comtesse de Wellingstone. Je n'en dirais pas autant

de son indiscrétion.

— Comment! Qu'oses-tu insinuer, misérable?

— Votre épouse me semble fort intriguée, et fort habile, messire. Si elle parvient

à arracher au chevalier Clinton votre secret, elle aura barre sur vous,

nécessairement. C'est là un risque à ne pas négliger.

Cyrille était dans le vrai, bien sûr. Mais qu'importaient au baron ces menaces

lointaines? Pour l'instant, il n'avait aucune préoccupation de l'avenir, si proche

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fût-il. Seul lui importait le présent, cette promenade en liberté, dans la lumière,

dont il connaissait si bien les charmes ! Mais à quoi bon cette rage qu'il ne pouvait assouvir? Par un formidable effort de

volonté, Tristan parvint à retrouver la maîtrise de ses sens et de ses pensées. — Tu leur diras à tous deux que, ce soir, ils s'assiéront à ma table. Et trêve de

commentaires. Préviens-les vite ! Convenable ! C'est à moi seul de juger de ce qui

me convient ! Va-t'en, Cyrille !

Resté seul, Tristan appuya longuement son front à la muraille de pierre, et puis il

reprit ses allées et venues dans la chambre. Au passage, il heurta les montants de

son grand lit. Que d'ironie, songea-t-il, dans ce geste manqué !

Pour une fois, Edith ne se répandait pas en médisances sur le seigneur de

Dunmurrow, elle n'énumérait pas ses crimes supposés, elle ne décrivait pas non

plus l'arsenal de têtes d'ail et de croix de bois qui protégeaient les braves gens des

sorciers et autres vampires. A lui seul, le gardien mis à sa disposition par Herbert

Clinton nourrissait son inspiration du moment. — Son nom est William, mais il m'a proposé de l'appeler Willie, vous vous

rendez compte! Comme si nous avions gardé les cochons ensemble ! Je lui ai dit

que j'étais madame Edith. Si vous aviez vu son regard polisson! Je préférerais

avoir un serpent... un serpent dans mon lit, plutôt que ce garde à ma porte !

— S'il t'ennuie, dit Isobel, on t'en donnera un autre.

Sourde à cette proposition, Edith continua à énumérer ses griefs. — A tous les coups, ce n'est pas un foudre de guerre. Pas très grand, trop

maigre, donc pas très rassurant. Ce gringalet, il a dû me le donner rien que pour se

moquer de moi, votre vassal !

Isobel haussa les épaules, en soupirant de lassitude. — Clinton n'est pas mon vassal, mais celui du baron. Excuse-le de ne pas avoir

mis à ta disposition l'apollon ou l'hercule de tes rêves!

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— Ceux-là, je ne les connais pas, dit la gouvernante. Mais à en juger par

William, les hommes du Diable Rouge ne sont que des fantômes, que des ombres

d'hommes! Comme leur maître en personne!

— Eh bien, donne-lui à manger, tu verras s'il en profite!

— Et comment, que je vais le faire grossir ! Jusqu'à ce qu'il ait de la chair sur les

os, le pauvre!

Restée seule, Isobel poussa un soupir de soulagement. Sans doute la présence

du nommé William auprès d'Edith était-elle parfaitement inutile, dans cette

forteresse inexpugnable. Mais au moins offrait-il à cette incorrigible bavarde un

nouveau sujet de conversation. Si ce garde évitait au moins à Isobel d'entendre

sans cesse les lamentations calamiteuses que son mari inspirait à sa gouvernante,

William était le bienvenu. Herbert aurait droit à des remerciements bien mérités.

Quelle agréable pensée ! Mais le sourire s'effaça de ses lèvres. En considérant Clinton comme son propre

vassal, Edith avait fait une confusion qui ne lui était peut-être pas particulière. En

voyant le chevalier caracoler dans le village en sa compagnie, paysans et serfs ne

risquaient-ils pas de le considérer comme leur maître? Voilà qui serait fort

désagréable. Le baron de Dunmurrow en concevrait sans nul doute une vive

contrariété, qui ne manquerait pas de retentir sur son humeur. Tristan, ce soir, voudrait sans doute dîner en tête à tête avec son lieutenant, la

libérant ainsi du souci de faire bonne figure à table, et lui épargnant peut-être du

même coup quelques remarques acerbes. Mais à y bien réfléchir, avait-elle lieu de

se reprocher le plaisir éprouvé dans l'après-midi? Était-il criminel de prendre l'air,

de sortir dans la campagne et dans le village sous bonne escorte ? Le baron

pouvait-il s'estimer trahi parce qu'aux mystères de l'ombre, elle préférait à

l'occasion la clarté du jour? On frappa à sa porte. Tout de noir vêtu, à son accoutumée, Cyrille s'encadra

dans l'embrasure. En fidèle imitateur des habitudes de son maître, et parfaitement

à l'aise dans le labyrinthe des couloirs et des corridors, il ne trouvait pas utile de

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s'éclairer d'une torche pour les parcourir. Dans la lumière venue de la chambre, il

cligna des yeux, tel un rapace nocturne que le jour éblouit. Quel être inquiétant,

dans sa morne et perpétuelle impassibilité! Son visage blême semblait de cire. Sans doute venait-il annoncer que, ce soir, le baron souhaitait dîner seul avec

son lieutenant, comme elle l'avait prévu. — Monseigneur vous invite à le rejoindre à sa table, madame la baronne.

Isobel eut un mouvement d'humeur, à la mesure de sa déconvenue. Et puis ce

titre ne lui convenait guère, puisqu'elle en portait un autre, plus prestigieux. — Grande nouvelle ! s'exclama-t-elle avec une ironie mordante. Comme si

j'avais coutume de m'en absenter!

Comme de bien entendu, Cyrille ne manifesta pour sa part aucune sorte

d'émotion. L'aigreur du propos n'avait pas prise sur lui. Mais pourquoi cette

étrange convocation? Le Diable Rouge méditait-il quelque malice? — Pourquoi cette insistance, poursuivit-elle, le baron serait-il inquiet? Quelle

mouche le pique? Eh bien, parlez, je vous écoute !

Cyrille allait sans doute, en domestique stylé, laisser passer l'orage sans réagir

davantage. Lorsque Isobel l'entendit répondre, elle en fut d'autant plus étonnée. — Mon maître n'approuve pas toutes vos initiatives, madame. La cordialité

dont vous avez fait preuve publiquement à l'égard de son vassal pourrait faire

jaser les mauvaises langues...

Alerté par l'expression indignée de la comtesse, il n'alla pas plus avant. — Moi, s'écria-t-elle, faire jaser! Mais faire jaser qui, entre ces murs désolés?

Emportée par la colère, révoltée, toute trace de remords abolie, elle aurait voulu

frapper le malheureux messager. — Faire jaser! Comme si le Diable Rouge en personne ne faisait pas jaser, lui, et

dans tout le royaume, encore ! Il ne se passe pas de jour sans qu'à la Cour on ne

l'accuse des pires turpitudes ! Il mangerait...

A quoi bon poursuivre? Déjà, Cyrille s'effaçait devant elle pour l'inviter à le

précéder jusqu'à l'appartement du baron, comme elle le faisait chaque soir.

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Il ne lui fallut pas moins de tout le trajet pour reprendre assez d'empire sur

elle-même, tant les choses lui paraissaient absurdes. Comment? Ce mari qu'elle

n'avait jamais vu, qui ne l'emmenait jamais en promenade, qui ne daignait pas

descendre dans la grande salle et la méprisait de tout son haut s'offusquait d'une

promenade de quelques heures, faite en compagnie de son féal, de son homme

lige! Pourvu que, pour comble de ridicule, Herbert Clinton ne subisse pas le courroux

de Montmorency ! Quelle faute avait-il commise, sinon que d'être un individu

normal dans un monde qui ne l'était pas, un homme du dehors, un homme libre,

visiteur occasionnel d'une prison ! En entrant dans la grande pièce, Isobel eut la surprise de constater la présence à

la table du baron d'Herbert en personne, qui riait de bon cœur. Tristan n'était donc

pas fâché? Cyrille, poussé par quelque démon, l'avait alarmée inconsidérément.

Ainsi en allait-il des domestiques trop officieux. Elle prit à la table sa place habituelle, en face du baron. Clinton se trouvait du

même côté, à sa droite. Il semblait de fort joyeuse humeur. — J'accusais Tristan de dissimulation, que dis-je, de dissimulation, de recel !

déclara-t-il avec emphase.

— Vraiment, messire? fit prudemment Isobel.

— Flagrant délit de recel ! Il détient en votre personne un diamant, et le cache

dans son donjon !

Isobel, choquée, faillit s'étrangler de surprise. Quel jeu jouait ce mauvais

plaisant? Cherchait-il à irriter Montmorency? Mais Herbert n'en avait pas fini. — A Dunney, reprit-il, les braves gens prétendent que leur Diable Rouge a

épousé un ange. Quel sens de l'observation on trouve dans ce bas peuple ! Car le

mot n'est pas trop fort, j'en atteste !

Tristan allait-il hurler de colère, comme il le faisait parfois? Momentanément

soulagée, mais d'autant plus anxieuse pour la suite, Isobel put constater qu'il se

contenait, au contraire.

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— On me dit en effet, approuva-t-il d'une voix étonnamment égale, que tous

ceux qui ont le privilège d'admirer la comtesse la trouvent extrêmement avenante.

Il ironisait, bien sûr. Isobel sentait monter en elle cette peur qu'il lui inspirait

parfois. L'homme que l'ombre engloutissait était porteur de toutes les menaces.

Ce péril échappait-il à son voisin? Herbert Clinton était-il à ce point inconscient? Oui, sans doute, car il se complut ensuite à multiplier les propos les plus

provocants, et, à tout prendre, les plus indiscrets. — On m'a dit, madame, que Richard en personne a fait votre mariage,

poursuivit-il. Se trouver promise au Diable Rouge, voilà qui doit causer un choc !

Ce fou était-il tout à fait inconscient, incurable, n'allait-il pas se taire? A

chacune de ses saillies, la malheureuse suffoquait. — Notre souverain n'y est pour rien, dit-elle d'une voix qui tremblait un peu. J'ai

moi-même fait ce choix.

Elle ne dit pas que ce choix, elle le regrettait, et qu'elle incriminait la cruauté du

roi. A quoi bon? — Est-il possible? s'écria dramatiquement Herbert. Voilà un choix

extraordinaire, un choix... sidérant !

Isobel aurait voulu rentrer sous terre. Parce qu'il était près d'elle, elle pouvait

deviner dans l'ombre les gesticulations de l'insolent, qui se croyait obligé de

souligner d'une mimique éloquente l'ampleur de son désarroi. Dans la journée, les

règles de la courtoisie avaient bridé sa curiosité. Ce soir, elle se déchaînait.

Comment l'apaiser? — Le roi m'a laissée libre de ma décision, expliqua-t-elle sur le ton le plus

neutre. Parmi les seigneurs du royaume, ma préférence est allée à Montmorency

de Dunmurrow. Vous en savez assez, je pense.

Quelle attitude observait dans le noir son mari ? Comment réagissait-il? Si

seulement elle avait pu le voir! Allait-il bientôt intervenir, voler à son secours? Et

cet Herbert Clinton qui ne désarmait pas !

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— Encore un mot, insista-t-il. Pourquoi choisir mes- sire Tristan, alors que

vous ne l'aviez jamais rencontré? Voilà bien du mystère !

Le poing du Diable Rouge allait-il faire sauter jusqu'aux voûtes pichets et

viandes, en s'écrasant sur la table? Allait-il rugir? Mais non, tout restait calme de

l'autre côté de la table, et même, étrangement silencieux. — Sa renommée m'a suffi, répondit-elle.

Isobel était au supplice. Quand donc cet insupportable interrogatoire allait-il

prendre fin? — Vous voulez dire, ses hauts faits d'armes? Ses victoires ?

— C'est cela, dit-elle, dans un souffle.

Que dire de plus? La vérité? La malignité du roi, sa propre maladresse, l'échec

de son plan, la soumission étrange du baron... Révéler qu'elle était encore vierge,

peut-être ? On n'entendait plus que les frôlements et les froissements des couteaux, des

tranches de pain et des gobelets. Herbert s'était tu, occupé sans doute à assimiler

les résultats de son enquête. Lorsqu'il reprit la parole, Isobel faillit bondir. — Donc, dit-il posément, si je comprends bien, vous n'avez voulu recruter le

plus valeureux des seigneurs du royaume, que pour assurer la protection de tous

vos énormes domaines, et de votre beau château?

Elle l'aurait tué. Et le baron, qui laissait faire, qui s'amusait peut-être d'entendre

ce ridicule dialogue. Il en souriait, sans doute. Car Clinton, étant de longue date

son lieutenant, le connaissait nécessairement, savait les raisons de sa claustration

volontaire. Montmorency n'avait pas de secret pour lui, infiniment moins en tout

cas que pour sa propre épouse. C'en était trop. — Je vous ai menti, dit-elle simplement.

— Je m'en doutais...

Elle lui coupa la parole.

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— Je vous ai menti sur la réputation du baron. Je ne connais pas ses prouesses

au combat, et mes biens sont parfaitement protégés, ne vous faites pas de souci.

Mais, voyez-vous, il me fallait un abri sûr pour y ranger mon balai.

— Votre... votre balai?

— Mon balai de sorcière, naturellement. A notre grand sabbat annuel, nous

avons accordé la griffe d'or des forces infernales au baron Montmorency de

Dunmurrow, prince des ténèbres et suppôt de Satan. Rien ne peut braver sa loi

maléfique, car il est tout-puissant. Le roi Richard digère mal? Le lait tourne? La

bière surit? Les enfants pleurent? C'est que le Diable Rouge est passé par là !

— Je crains que cette réputation ne soit un peu surfaite, risqua timidement

Herbert, désarçonné par tant d'ironique persiflage.

— Grave erreur, chevalier! Au moment même où vous mettez ses pouvoirs en

doute, il ne serait pas étonnant qu'au moyen d'une incantation cabalistique le

Diable Rouge vous métamorphose en crapaud !

Elle s'associa de bon cœur au rire un peu embarrassé avec lequel son voisin

accueillait cette mauvaise plaisanterie. Très fâcheusement, aucun son ne lui

parvenait depuis l'autre côté de la table. L'intéressé ne semblait pas apprécier ce

déballage d'humour provocateur. Comme pour mettre un comble à son embarras, Clinton trouva bon de relever

les propos de la jeune fille. — De ce côté-là, dit-il après un temps de réflexion, je ne crains pas

grand-chose. Tristan ne m'infligera pas ce supplice. Pour commander ses troupes,

un crapaud ne lui servirait à rien, madame. Nos gens d'armes n'entendent que la

langue courante, avec difficulté parfois. Comprendraient-ils des coassements?

Non, sans doute. Le baron ne saurait se passer de moi. Il faut donc qu'il me garde

tel que je suis, pour le servir !

« Il ne saurait se passer de son vassal », se répéta Isobel. Pourquoi? De toute

évidence, parce qu'il ne pouvait commander en personne ses propres troupes.

Mais pour quelle raison? Voilà qui ne cessait de l'intriguer.

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Afin de rompre le très long silence qui suivit, elle tenta d'intéresser le Diable

Rouge au récit de son excursion du jour. Mais Clinton, conscient peut-être de

l'impair qu'il avait commis en rappelant son rôle, ne lui vint pas en aide. Quant au

baron, elle n'en entendit que quelques vagues grognements. Étaient-ils même

approbatifs? On pouvait en douter. Sans doute ne s'intéressait-il pas davantage à

ses terres et à ses gens qu'à sa propre épouse. Quelle insupportable compagnie !

Plaise au ciel que sans tarder elle puisse engager la procédure d'annulation de son

mariage ! Quand donc retrouverait-elle sa liberté pleine et entière? Le silence revint, si lourd qu'Isobel souhaita le retour de Cyrille, qui, au moins,

aurait pu faire diversion. Mais quand la voix sombre de son époux fit retentir les voûtes, elle se désespéra

de l'entendre. — Le roi Richard en donnant à la comtesse de Wellingstone son accord m'a

comblé de ses faveurs, dit posément Tristan. Il m'a fait un cadeau certes fort

inattendu, mais à vrai dire inestimable. Ne trouvant aucun commentaire pertinent à ajouter à ce propos, ni Clinton ni

Isobel ne le relevèrent. Isobel savait pourtant à part soi que son époux ne disait

pas la vérité. Il en voulait au roi de l'avoir contraint à prendre femme, pour

quelque obscure raison. La chose eût-elle été douteuse que le comportement du

baron l'aurait révélée : ce mariage imposé, il s'était refusé à le consommer, à le

mener jusqu'à son terme, pour le plus grand soulagement, bien sûr, de sa victime. Mais en s'abstenant de jouir de sa jeune épouse, Tristan de Dunmurrow faisait-il

preuve de retenue, ou d'un fort désagréable dédain? A en juger par la bouffée de

colère qui lui montait au visage, l'épouse du Diable Rouge comprit, pour sa plus

grande honte, que sa nature, et son caractère, étaient davantage enclins à souffrir

de son dédain qu'à se féliciter du respect qu'il lui témoignait. Quelle insupportable

découverte ! Au moment même où elle allait, à bout de forces, se lever pour prendre congé

des deux hommes, Montmorency prévint son geste.

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— Il se fait tard, Herbert, bonne nuit.

Clinton, sans un mot, se leva du banc. Isobel comprit qu'il s'inclinait pour

prendre congé. Elle se serait volontiers dressée pour quitter la table elle aussi,

mais sans doute était-il plus convenable de laisser le lieutenant sortir le premier,

et seul. Les mains croisées dans son giron, la respiration retenue, elle attendit qu'un

délai convenable se soit écoulé, et puis elle se leva à son tour. — Isobel.

Sortie de l'ombre, la voix de Tristan semblait plus sourde, contrainte presque,

ou forcée. Elle s'immobilisa. Allait-il lui adresser des reproches, critiquer sa

conduite, lui gâcher le plaisir qu'elle avait pris le jour même, commenter la

conversation ridicule qu'elle avait soutenue contre le maladroit Herbert Clinton ?

Non, elle était décidée à ne rien souffrir de tout cela. Une nuit de repos, de

solitude, cela seul lui convenait. — N'allumez ce soir aucun flambeau dans votre chambre, dit-il. Je ne veux

aucune lumière.

Tétanisée, n'en croyant pas ses oreilles, la jeune fille faillit perdre l'équilibre. — Et assurez-vous que les rideaux de votre lit sont parfaitement fermés,

ajouta-t-il. Vous recevrez ma visite ce soir, madame mon épouse.

Tremblante, Isobel tenta de percer l'obscurité. Le visage de son mari, ne

pouvait-elle donc le voir, avant... — Comme il vous plaira, messire, s'entendit-elle répondre.

Cyrille lui tint la porte ouverte, s'apprêtant à l'accompagner, comme de

coutume. Elle l'éconduisit d'un geste. Il ferma la porte derrière elle. Comment répondre autrement? La terreur qu'elle éprouvait, elle pouvait d'une

certaine façon ne pas s'en laisser aveugler, puisqu'elle en était bien consciente. Le

Diable Rouge ne pouvait être qu'un homme, affreusement défiguré, sans doute,

mais enfin il n'était ni monstre ni démon. La décision dont il venait de lui faire

part ne témoignait-elle pas, en quelque sorte, de son humanité? Et puis, il ne la

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méprisait plus. Quelque prix qu'elle dût payer pour éprouver ce soulagement, ne

devait-elle pas s'en trouver satisfaite? Arrivée dans sa chambre, elle en vit distraitement sortir l'inévitable Cyrille.

Assise sur le bord de son lit, dans une complète obscurité, elle tenta de reprendre

ses esprits égarés. Il n'était plus temps de se divertir seulement à administrer

Dunmurrow, à réformer les cuisines et à faire planter des flambeaux sur les

murs... Elle sursauta. De flambeau, Tristan n'en voulait voir aucun, ni aucune lumière.

A tâtons, elle alla contrôler les gros bougeoirs de fer et les anneaux scellés dans

les murs. Torches et chandelles de cire en avaient été enlevées, les supports

étaient vides. Le Diable Rouge ne pouvait pourtant pas les avoir fait disparaître

par quelque enchantement ! En lui apparaissant, l'explication rationnelle des circonstances de ce

déménagement vint aussitôt rasséréner son esprit. Cyrille venait de s'en occuper,

puisqu'elle l'avait vu sortir de chez elle, où il n'avait que faire. Un instant soulagée, elle sursauta derechef. En l'espace de quelques secondes,

elle avait vu Cyrille à la fois entrer dans la chambre de son maître et sortir de la

sienne. Si rapide qu'il fut, comment aurait-il pu la précéder? Le don d'ubiquité

n'est-il pas l'apanage des démons? L'homme en noir au visage immobile, ne

fallait-il pas voir en lui l'âme damnée du baron? Les préjugés superstitieux

d'Edith se fondaient-ils sur une épouvantable réalité? Isobel venait de voir le

domestique évoluer en deux lieux différents. Quels pouvoirs surnaturels devaient

être ceux de son maître! Tout à l'heure, se disposait-il à venir la visiter en esprit ? Elle frémit dans l'obscurité, emportée par le vertige du désespoir. Comment

échapper à son destin, où trouver du secours, un sursis à ses angoisses? Le

moment de sa condamnation était venu. Elle crut entendre un frôlement dans le corridor. Éperdue, elle bondit sur le lit et

en tira étroitement les rideaux. Dans ce refuge dérisoire, ou plutôt enfermée dans

ce piège, elle retint son souffle. Pour la première fois, Isobel de Wellingstone

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souhaitait de tout son cœur n'avoir à connaître, pas plus que son secret, le visage

et le corps du Diable Rouge.

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Chapitre 8

Anxieuse, le cœur battant si fort qu'elle l'entendait résonner à ses tempes, Isobel

serrait des deux poings le bord de sa couverture. Ce frêle écran aurait-il pu la

protéger de certaines ondes maléfiques ? Ces ondes existaient- elles ? Elle se

refusait à le croire. En femme réaliste et rationnelle, ennemie de tout illogisme, Isobel n'avait cure

des superstitions et des naïves croyances populaires. Jamais elle n'avait consulté

quelque diseuse de bonne aventure ni écouté les incantations de jeteuses de sort.

Elle ne croyait pas même aux légendes qui entretenaient le mystère autour du

Diable Rouge. Et cependant, le valet du baron s'était bien trouvé en deux endroits à la fois. Y

avait-il à ce phénomène quelque explication raisonnable? Non, bien sûr, mais

l'apparition était bien réelle, avérée. Peut-être le château était-il peuplé de

répliques de Cyrille? Cyrille, pétrifié d'impassibilité, n'était-il pas un zombie, un

mort vivant? Tout à cette pensée, Isobel haletait si fort sous le double cocon que lui faisaient

son couvre-lit et les rideaux fermés du baldaquin qu'elle ne perçut l'arrivée de

Tristan qu'au moment où celui-ci referma sur lui ces rideaux et se glissa près

d'elle. Éperdue, elle émit un soupir de surprise, et frissonna longuement. — Avez-vous peur de moi ?

C'était bien là la voix de Tristan, près de son oreille, elle la reconnut avec une

sorte de réconfort. Le Diable Rouge n'était bien qu'un homme, après tout, il ne

feulait pas comme un tigre, il ne crachait pas de flammes. Cette voix, Isobel, dès

le premier jour, en avait aimé la douceur et la force, le calme souverain. Elle

connaissait les lèvres de cet homme, aussi, pour en avoir senti sur les siennes

l'exigeante pression. Non, elle n'avait pas peur. Le mystère de l'ubiquité de Cyrille

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demeurait, mais le moment ne semblait pas bien choisi pour le résoudre. Et puis,

certaines réponses ne sont-elles pas plus effrayantes que l'énigme même? — Isobel, répéta doucement son mari, avez-vous peur de moi?

— Non, je n'ai pas peur, dit-elle avec toute la détermination que confère la

sincérité, car elle ne mentait pas.

— J'étais certain de votre courage, Isobel. En cas de doute, je ne serais pas venu

jusqu'à vous.

Elle l'entendait respirer, sans rien discerner de son visage, pourtant tout proche,

tant l'obscurité était totale. Un bras qui semblait nu lui effleurait l'épaule. Quelle

douceur, mais aussi quelle angoisse, dans cette proximité, dans cette attente ! — Pourquoi... pourquoi venez-vous? murmura-t-elle.

L'absurdité de sa question la fit rougir de honte. Si près d'elle, Tristan ne

ressentait-il pas la chaleur soudaine de sa joue ? Mais elle voulait entendre sa

voix, et peut- être aussi prolonger cet instant unique. — Votre bonheur m'a fait mal, ma chère.

Du coup, l'étonnement en elle l'emporta sur l'appréhension. — Mon bonheur? Lequel?

— Celui que vous avez pris à la promenade, Isobel, et à la compagnie de mon

vassal. Je veux que moi aussi...

Il ne put achever. Isobel sentit son cœur battre plus vite. Montmorency jaloux de

son lieutenant? Quelle extravagance! Il y avait là de quoi se fâcher, vraiment.

Mais sans qu'elle sût pourquoi, elle ne put se retenir de trouver quelque charme à

ce ridicule et vain sentiment de rivalité. — Jamais un seul instant, dit-elle, je n'ai...

Laissant comme en suspens sa large main sur la bouche d'Isobel, à la toucher,

Tristan lui imposa le silence. — Jamais je n'ai douté de vous, assura-t-il. Mais je crois que les temps sont

venus où nos engagements doivent aller jusqu'à leur fin. Votre choix s'est porté

sur moi, Isobel. Il me faut l'accepter et m'offrir à vous, moi aussi, sans réticence.

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Ironisait-il? Voulait-il exercer quelque vengeance? Parlait-il du fond du cœur? Sans se soucier de percer ce mystère, Isobel pouvait se prévaloir de n'éprouver

aucun préjugé, de ne subir aucune contrainte. Jamais en effet elle n'avait éprouvé

de désir pour un garçon, jamais elle n'avait ressenti les tourments de l'amour. A la

vérité, elle n'éprouvait d'attirance que pour Tristan, dont elle aimait la voix, les

baisers, les seuls qu'elle eût jamais reçus. Comme elle se sentait en cet instant

démunie, et dépendante ! Était-elle subjuguée par sa présence, sa force, son

mystère, l'obscurité même qui l'entourait? Toute contingence extérieure semblait être abolie, ils étaient seuls au monde.

Isobel ne ressentait que la chaleur de Montmorency à son côté, et que le

magnétisme de la main tendue au-dessus de son visage, comme irradiant la vie. Il n'était plus question pour elle de faire annuler son mariage. La puissance qui

émanait de Tristan abolissait tout projet, dissolvait toute réticence. Elle lui

promettait la jouissance de félicités dont elle n'avait pas même rêvé, et qui lui

apparaissaient si désirables, maintenant, et si accessibles ! Tout son corps, jusque-là crispé, se détendit à cette sensation. Dans ce mouvement, sa joue frôla le bras nu de Tristan. Elle sentit qu'il vibrait,

elle l'entendit soupirer profondément, comme pour exprimer un bonheur imprévu.

Elle aurait voulu lui dire sa propre liesse, son espérance, mais d'un index passé sur

ses lèvres il sembla lui imposer silence. Et puis sa main, ses doigts, sa paume,

parcoururent le visage d'Isobel, les paupières, le nez, la courbe des joues, les

fossettes, en un amoureux parcours de découverte. Sensation grisante, et si tendre

! Il lui caressait l'oreille, la nuque, l'épaule, sa main descendait plus bas encore... D'un mouvement vif, Tristan rejeta soudain l'ample tissu qui les couvrait. Isobel

se raidit, dans l'attente de la douleur imminente dont Edith lui avait parlé. Mais

son mari se contenta de jouer avec ses cheveux dénoués, de les lisser bien à plat

sur sa peau nue. Il gémissait de contentement. D'autres mèches, très longues,

passèrent entre ses doigts, et il les lissa de même tout au long des épaules et de la

poitrine d'Isobel, tout naturellement, jusque sur ses seins, jusqu'à les effleurer,

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jusqu'à se poser sur eux alternativement, dans un geste si doux, si souhaité par

elle, qu'Isobel se sentit défaillir. Il lui posa alors sur les lèvres des baisers, légers et retenus d'abord, puis plus

insistants, plus appuyés. D'une main tremblante, elle lui caressa la joue, lisse et

fraîche. Toute lucidité l'abandonnait, toute conscience de son des- tin lui devenait

étrangère. Elle émit un gémissement de soumission, auquel répondit un profond

soupir. Du bout de la langue, Tristan lui écarta les lèvres, et elle gémit plus fort,

envahie d'une jouissance nouvelle. Elle lui caressa les épaules, laissa descendre ses mains sur ses flancs, le long de

son dos, émue mais non pas effrayée de sentir sous ses doigts toute cette

puissance accumulée. Le relief de quelques cicatrices rappelait la violence

d'anciennes batailles et conférait à Tristan plus de prestige, ainsi que plus

d'humanité. — Que de beauté, que de délicatesse, murmura-t-il en la palpant doucement,

comme pour la connaître du bout des doigts. Il frôla longuement du creux de la paume la pointe de ses seins, jusqu'à la faire

défaillir, et puis il reprit ses lèvres. Isobel, vibrante, lui griffa les épaules. Lorsque Tristan écarta son visage, Isobel éprouva pendant un instant le vertige

de la frustration. Mais à peine avait-elle pu ressentir cet abandon qu'elle sentit la

langue et les lèvres du baron se poser sur un sein, puis sur l'autre, enveloppant

leurs aréoles de leur caresse, en goûtant la chair, les prenant tour à tour dans sa

bouche. Instinctivement, pour augmenter la pression de son visage sur son torse, elle lui

passa la main dans les cheveux, et se cambra avec fièvre. En réponse, sans cesser

de titiller de la langue et d'aspirer entre ses lèvres les seins durcis de volupté,

Tristan lui saisit les reins et les éleva contre son corps avec force. Elle sentit une

grande main, à la fois possessive et précautionneuse, lui parcourir le dos,

descendre sur son flanc, sa hanche, sa jambe, jusqu'au talon, et remonter

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lentement, explorant la chair tendre, au creux de son genou, s'insinuant plus haut

entre les cuisses serrées, aux muscles tendus. Les lèvres de Tristan glissèrent le long de sa peau, la goûtant avec une tendre

avidité, descendirent encore, éveillant en Isobel une sorte de délicieuse panique.

Elle l'entendit gémir. Quand il parvint au creux de l'aine, Isobel, dans un mouvement d'offrande,

écarta les genoux, prévenant instinctivement le geste de Tristan, qui dans le

même instant lui soulevait les reins et savourait sa chair la plus secrète, faisant

courir en elle des rafales de volupté fantastique. La parfaite obscurité donnait en effet quelque chose d'irréel à ces effusions

sensuelles, puissantes et secrètes, comme concentrées. Toute pensée perdue dans

cette débauche d'émois, Isobel s'étonnait cependant de n'éprouver aucune honte,

de se livrer sans retenue, d'en vouloir encore et encore... — Encore, oui, ma belle, encore, l'entendit-elle balbutier.

Elle avait donc sans le savoir, sans le vouloir, parlé à haute voix. Mais cette

circonstance même lui fut indifférente, puisque la promesse de nouvelles félicités

l'emportait plus loin encore. Haletant, résolu, Tristan se redressa sans relâcher sa prise. Au centre même de

sa jouissance, elle éprouva un contact intime et insistant, puis l'objet de son plaisir

se retira pour revenir en elle, lentement, fortement, à demi engagé. Saisie d'une

sorte d'exaltation, Isobel poussa une exclamation rauque, en griffant des deux

mains les épaules de Tristan et son dos. Dans ce mouvement, ce fut elle qui

accéléra le rythme, exigeante, tandis qu'il contenait son élan, pour augmenter son

plaisir en le retardant. A l'instant crucial, alors qu'elle défaillait au bord du gouffre, il se retint encore

l'espace d'un instant avant d'y sombrer avec elle. — Maintenant, gémit-il, maintenant... soyez mienne!

Elle cria, hors de souffle, de surprise plutôt que de douleur, quand Tristan vint

tout à fait en elle, profondément, voluptueusement, complètement. Dans une sorte

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de galop ascendant, dans une chevauchée sauvage où l'un et l'autre se fouaillaient,

s'emportaient, ils parvinrent ensemble au sommet de la jouissance, jusqu'à

l'extase. Ivre de bonheur jusqu'à l'évanouissement, Isobel reprit ses sens dans un monde

nouveau. Le grand corps de son mari pesait sur elle, abandonné, vulnérable, et

frémissant encore. Leurs respirations se confondaient, leurs cheveux emmêlés se

collaient à leurs épaules, comme indissociables. Plus forte que la volupté même,

Isobel sentit une émotion profonde envahir son cœur. Elle saisit à deux mains le visage de Tristan et le releva un peu, contre le sien,

avant de l'explorer des doigts avec avidité, comme pour vaincre l'obscurité, pour

prendre connaissance de ses traits en les parcourant dans leurs détails. Elle palpa

le lobe de ses oreilles, les pommettes un peu saillantes, les arcades sourcilières,

l'orbite des yeux, la douceur des paupières fermées, les lèvres ourlées, qu'elle prit

ensuite entre les siennes, avec douceur d'abord, puis avec exigence. A cette caresse, elle éprouva en elle une chaude dilatation, et comprit que son

mari retrouvait sa vigueur. Dans un élan instinctif, elle l'enveloppa de ses jambes,

lui posa les chevilles sur les reins, comme pour le talonner, ce qu'elle fit pendant

la nouvelle course qui les mena dans un délire de sensations enivrantes, odeurs,

soupirs, attouchements fiévreux, jusqu'à la volupté suprême. Quand pour la seconde fois Isobel put reprendre son souffle et sa conscience,

elle songea que cela, peut-être, s'appelait de l'amour. Lorsque Isobel s'éveilla, elle eut l'étrange impression de sortir d'un rêve. Elle

frissonna, soudain saisie par la fraîcheur de la solitude. — Tristan ? murmura-t-elle, consciente de la vanité de cet appel avant même de

l'avoir prononcé. Elle écarta peureusement les rideaux de son lit, dans l'attente ou la crainte de

quelque spectacle étonnant. Mais sa chambre était vide, et le vague rougeoiement

des braises ne faisait qu'approfondir l'obscurité ambiante. Elle s'enveloppa

frileusement d'un manteau et vint s'asseoir, pensive, au coin du feu qui mourait.

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Elle le ranima, comme elle ranimait ses souvenirs de la merveilleuse, de

l'étrange nuit qu'elle venait de vivre. Que d'émotions, de jouissance, mais aussi

quel tournant dans son destin ! Il n'était plus question désormais d'argumenter

l'annulation de son mariage, pour la bonne raison que toute idée de séparation lui

était maintenant intolérable. Tristan n'avait cessé d'exercer sur elle une puissante

attirance. Il s'agissait depuis la nuit de tout autre chose. Ramassée sur elle-même, les bras frileusement croisés devant sa poitrine, elle

revécut par la pensée les épisodes de leur union, de cette fête des sens. Que de

privautés inouïes elle avait permises à Tristan, que d'initiatives hardies et

inattendues elle avait prises ! C'était à en rougir, vraiment. Et pourtant, elle sourit,

car elle n'éprouvait aucune honte. Un mari, après tout, ne pouvait-il réclamer de

son épouse tout ce qui contribuait à satisfaire ses sens ? N'avait-il pas tout pouvoir

sur elle, toute licence de jouir de son corps ? Elle y avait pris tant de plaisir,

faisant avec lui de si étranges, de si merveilleuses découvertes ! Pourquoi n'était-il plus dans cette chambre, endormi dans ce lit? Comme il

serait excitant et doux d'aller l'y rejoindre, de baiser ses lèvres, sa peau, ses

muscles puissants, tout son corps... Son corps ! Isobel, déconcertée, sursauta à ce souvenir. Elle savait maintenant,

pour l'avoir palpé de toutes parts, que le corps de Tristan était celui d'un athlète en

tout point remarquable, mais parfaitement normal. Aucune difformité, aucune

mutilation, ne le rendait étrange ou effrayant. Son visage noble et régulier, qu'elle

avait scruté des doigts avec une attention pointilleuse, ne portait aucune marque

particulière, aucune trace qui justifiât la dissimulation. Les deux mains étreignant

étroitement ses bras, elle s'interrogea avec perplexité. La découverte qu'elle

venait de faire lui apportait-elle le soulagement, ou devait-elle renforcer son

inquiétude? Puisqu'il était normalement constitué, pourquoi son mari vivait-il

ainsi solitaire et reclus, dans l'obscurité ? Il y avait bien à cette attitude quelque

justification profonde. Comment la connaître? Dans l'emportement de la passion,

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quelque indice peut-être avait échappé à son attention. Il y avait de quoi devenir

folle, en vérité ! Et ce mystérieux valet, ce Cyrille omniprésent qui traversait les murailles tel un

sombre fantôme, n'était-il pas de toute évidence l'âme damnée du Diable Rouge?

A quel autre maître en effet pouvait appartenir cet esprit des ténèbres, sinon à

quelque puissant sorcier? Comme le racontent les récits fantastiques, le démon en

personne a- t-il le pouvoir de s'incarner en quelque personnage de son choix?

L'athlète qui venait de conquérir son corps n'était-il qu'une métamorphose, un

avatar, du Malin? Non, la jeune femme se refusait à le croire. A moins que la

propre transformation qu'elle venait d'éprouver dans son corps et dans son esprit,

cet enchantement des sens, cet envahissement de l'âme, ne fût en effet à

proprement parler qu'un sortilège, une magie. Quelle inquiétude, après tant de

félicité! Une victime de Satan serait-elle donc si satisfaite d'en être possédée? Au cours de la journée, les souvenirs les plus troublants vinrent assaillir Isobel

aux moments les plus imprévisibles, la faisant parfois rougir comme une pivoine

au milieu des occupations les plus ordinaires. Elle se félicita d'abord de ne pas

rencontrer l'indiscret Herbert Clinton, qui n'aurait sans doute pas manqué de se

livrer à de fâcheuses réflexions. Un moment plus tard, elle apprit que

Montmorency avait renvoyé son lieutenant et la plus grande partie de ses troupes,

ce qui n'était pas pour l'étonner : dans les sentiments que Tristan entretenait à son

égard, la jalousie sans doute n'était pas absente. Ainsi sont faits les hommes,

songea-t-elle. Les plus puissants et les plus dominateurs peuvent faire parfois

preuve d'une ridicule puérilité. Un être véritablement satanique aurait sans doute

été à l'abri d'une telle faiblesse. En apercevant Cyrille qui passait le long d'un mur de la grande salle, affairé et

concentré comme de coutume, Isobel éprouva d'abord une vive inquiétude, car

elle se souvenait de son don d'ubiquité. Et puis elle se reprit. Une comtesse de

Wellingstone allait-elle se laisser aller à la couardise, à la superstition, céder à la

peur? Les sourcils froncés, l'air impérieux, elle l'appela d'un signe, d'autant plus

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aisément qu'à mesure de sa progression l'homme en noir ne semblait pas la quitter

des yeux. Il obtempéra avec une docilité presque décourageante. — Cyrille, lui demanda-t-elle sans préambule, en le fixant droit dans les yeux,

est-ce bien vous qui avez emporté les chandelles et les flambeaux de ma chambre

?

— C'est bien moi, répondit-il avec une étonnante assurance. D'ordre de mon

maître, crut-il bon d'ajouter.

— Mais...

Isobel cherchait ses mots, la gorge sèche. Comment s'insurger contre une

pratique aussi tyrannique sans paraître ridicule, avec si peu d'espoir de se faire

entendre ? — Vous pouvez disposer, dit-elle avec hauteur. Elle avait articulé ces mots en désespoir de cause, car elle s'adressait

manifestement à un personnage inaccessible à toute autre autorité que celle du

baron. Le regard atone, Cyrille s'inclina et repartit, comme si de rien n'était. Le maître d'un tel individu ne devait-il pas avoir quelque chose d'exceptionnel?

Pouvait-il être seulement humain? Une fois de plus, Isobel se représenta, avec

quelle exaltante précision, l'un des actes qui l'avaient éveillée à la volupté, la nuit

passée, et elle en rougit derechef. Comment pouvait-on désirer si violemment la

présence d'un homme qui s'entourait de tant de mystère? Pour éloigner d'elle ses fantasmes et distraire ses pensées, elle se rendit dans la

cour intérieure, pour y inspecter les travaux. Mais elle ne put se retenir de lever

souvent les yeux vers le donjon, vers les étroites ouvertures par lesquelles Tristan

l'observait peut-être, comme elle en avait le pressentiment. Un peu plus tard, elle éprouva une certaine déception. Pour une fois, Cyrille

n'était pas venu la prier d'aller prendre son repas dans la chambre haute, avec le

seigneur des lieux. Pourquoi Tristan ne désirait-il pas la voir? N'avait-il rien à lui

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dire, aucune confidence à lui faire? Regrettait-il d'avoir manifesté une aussi

évidente humanité? Obscurément frustrée, Isobel alla présider sa table de châtelaine, dans la grande

salle. En y prenant place, elle craignit de rencontrer les regards de sa gouvernante

ou d'attirer son attention. Pourrait-elle lui dissimuler la métamorphose qu'avait

opérée en elle la révélation des secrets de la chair, l'épanouissement d'une

sensualité jusqu'alors ignorée? Edith la connaissait depuis si longtemps ! Fort heureusement, l'excellente femme semblait avoir d'autres chats à fouetter.

Elle concentrait pour l'instant son attention sur un personnage vif et mince,

remarquable par une dentition si parfaite qu'il souriait en permanence, comme

pour mieux l'exhiber. Le visage de cet homme d'armes était parcouru de rides qui

devaient un peu à l'âge, sans doute, mais surtout à une inaltérable bonne humeur,

car elles plissaient la commissure de ses paupières et les fossettes de ses joues de

la plus plaisante façon. Quel contraste entre cet optimisme affiché et l'inquiétude

permanente qui altérait depuis son arrivée au château de Dunmurrow l'humeur

d'Edith! — Laissez-moi, à la fin, s'écriait cette dernière, mi- fâchée, mi-ravie, au

moment où sa maîtresse prenait place.

Souriant et content de lui, son interlocuteur ne se laissait pas démonter pour

autant. — Commandé par mon capitaine, l'intraitable Herbert Clinton, de monter bonne

garde autour de votre agréable personne, madame et bonne amie, je m'acquitte de

ma mission sans faiblir, nuit et jour, jour et nuit !

Il souligna son propos d'une œillade assassine. Isobel se trouvait donc en présence du nommé William, garde du corps attaché

à la personne d'Edith par le lieutenant du baron. Il semblait pour le moins prendre

sa tâche à cœur. — Silence, coquin, protesta la digne femme, ou il vous en cuira ! Vous finirez

vos jours dans quelque cul- de-basse-fosse, si je le veux !

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— Et vous, bien seule, dans un lit bien froid, sans personne pour vous

réchauffer... les pieds ! rétorqua William.

Isobel songea qu'Edith allait arracher les yeux de l'insolent, ou pour le moins lui

couper les oreilles. Mais, à sa grande surprise, il n'en fut rien. — On ne fait pas le malin quand on n'a que la peau sur les os, et rien d'autre!

lança Edith.

— Mon « rien d'autre », il vous dit bien des choses ! s'exclama avec vivacité

William, en veine de repartie.

— Me dire quelque chose ? Il bafouille, railla Edith, il bégaie ! D'ailleurs...

Elle aperçut Isobel, et pinça les lèvres, soudain fort réservée. — Respectez au moins madame la comtesse, faquin, ses chastes oreilles...

Loin de se démonter, William s'esclaffa. — Quand on a un tel mari, s'écria-t-il sans vergogne, aussi bien mon... aussi

bien pourvu, on peut tout entendre !

Pendant qu'Isobel feignait de n'avoir rien entendu, Edith se leva noblement,

telle une princesse outragée. — Du calme, je n'ai pas fini ! protesta son gardien.

— Que m'importe votre présence, pour ce que j'en ai à faire ! déclara

dédaigneusement la gouvernante, sans se retourner.

Isobel vit William se remplir la bouche de viande, saisir deux larges tranches de

pain, et, muni de ce viatique, se lancer à la suite d'Edith. Quelque peu déconcertée, Isobel suivit des yeux le couple qui s'éloignait.

Jamais depuis son lointain veuvage Edith ne s'était laissée aller à se commettre

avec un homme. De toute évidence, le gardien que Clinton avait attaché à sa

personne l'importunait beaucoup moins qu'elle ne voulait le dire. Isobel poussa un

soupir de soulagement. Sa gouvernante allait peut-être supporter avec moins de

réticence l'atmosphère étrange du château? A cette pensée, Isobel fit un retour sur elle-même. Ses rapports avec

Dunmurrow avaient-ils changé? Oui, sans doute. Après les événements de la nuit,

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elle ne pouvait plus considérer le repaire du Diable Rouge comme une résidence

provisoire. Elle s'y trouvait établie, bel et bien mariée au maître des lieux, soumise

à son affection, et à ses exigences. Devenir pleinement, dans tous les sens du terme, la châtelaine de Dunmurrow

ne lui déplaisait pas. Mais elle savait aussi que jamais elle ne tiendrait un rôle dans

une charmante scène de jeu amoureux, comme celle dont elle venait d'être témoin.

Tristan n'accepterait jamais de prendre place à son côté, en présence de ses gens.

Accepterait-il de l'accompagner par monts et par vaux, dans la campagne, de

traverser le village de Dunney avec elle? Non, sans doute. Plus inquiétant que jamais, le Diable Rouge gardait son mystère. Qu'importait

qu'il fût son époux, et qu'il l'ait révélée à elle-même? Malgré l'intimité de leurs

rapports, il restait pour elle un inconnu.

Si soucieuse qu'elle fût de s'étourdir d'occupations diverses, Isobel ne put

empêcher sa pensée de vagabonder autour de souvenirs brûlants, et

d'imaginations plus brûlantes encore. Ces rêves ayant l'attrait du fruit défendu,

elle ne les en chérissait qu'avec plus de force. Dans la chambre haute où elle

prenait en compagnie de Tristan ses repas, n'y avait-il pas un grand lit? Ne

pouvait-elle espérer qu'il l'y porte entre ses bras, qu'il lui fasse la démonstration de

sa force, de la réalité de son corps, de la fermeté, de la délicatesse, de ses mains ?

Et ses lèvres sur sa peau nue... Quand elle entra le soir dans la pièce, Isobel éprouva quelque difficulté à

chasser de son esprit ces images embarrassantes. — Bonsoir, Tristan, dit-elle en affectant une voix inexpressive, pour ne rien

laisser paraître de ses préoccupations.

— Bonsoir, Isobel, répondit-il tout uniment.

Étonnante placidité! Après tous ces élans sensuels, après toute cette intimité partagée, comme il semblait indifférent! Rien n'avait

donc véritablement changé? Allaient-ils s'installer dans leurs habitudes, prendre

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leurs repas en tête à tête dans l'obscurité, sans effusion, sans un mot de tendresse?

Quelle déception! Rien n'allait donc marquer la modification de leurs rapports? La détresse l'envahit. La nuit précédente, le baron Montmorency avait peut-être

voulu tout simplement accomplir son devoir conjugal, pour être en paix avec sa

conscience, et assumer ses responsabilités. Déçue, désenchantée, Isobel ne fit rien pour rompre le silence. Si mélancolique

qu'elle fût, elle ne put s'empêcher pourtant de tressaillir d'émoi au souvenir des

caresses dont, la veille, Tristan l'avait embrasée. Une fois de plus, elle put se

féliciter de l'obscurité ambiante, qui dissimulait sa rougeur, et sa honte. — Vous n'êtes pas bien bavarde, ce soir, observa soudain son mari. Quelque

préoccupation vous troublerait- elle l'esprit?

Il avait parlé d'une voix rude, un peu agressive, ironique peut-être. Isobel, reposant lentement sa coupe, prit son temps pour méditer sa réponse.

Elle ne pouvait sans provoquer son courroux demander à Tristan des explications

sur la personnalité réelle de Cyrille. Aussi bien préférait-elle rester dans

l'ignorance, plutôt que d'entrer dans une confidence qui pourrait l'épouvanter. Il

n'était pas question non plus de s'enquérir des raisons de son confinement dans

l'obscurité. Encore moins de lui expliquer le désir poignant qui la taraudait, le

désir de nouvelles caresses, de nouvelles extases amoureuses. Ses préoccupations, elle ne pouvait donc les communiquer à personne. — Non, vraiment, ce n'est rien, dit-elle platement.

Pour bien marquer qu'il n'était pas dupe du laconisme de cette réponse, Tristan la souligna d'un grognement sceptique, et retomba dans

le silence. Se pouvait-il que l'ombre menaçante et muette qu'elle ne pouvait que deviner

dans le noir ne fît qu'un avec l'époux passionné qui, la veille, l'avait comblée de

bonheur? — J'ai renvoyé mon indiscret lieutenant, reprit soudain Tristan. Vous regrettez

sans doute sa compagnie?

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Isobel sursauta. Fallait-il que son mari fût doté d'un étrange caractère, violent et

possessif, pour prendre ombrage de la bonne humeur d'un vassal ! — Je ne regrette personne en particulier, dit-elle posément. Mais il m'arrive de

me sentir bien seule, je l'avoue volontiers.

— Bien seule ? grommela-t-il, bien seule ? La compagnie ne vous fait pourtant

pas défaut. Vous avez votre gouvernante, Cyrille n'est jamais loin, et puis il y a

tous ces gens du village qui servent au château, et tous les autres qui transforment

la salle basse en dortoir, me dit- on !

Isobel dut se mordre la lèvre. Que d'opiniâtreté, que d'obstination dans

l'ignorance! Son époux ne comprenait donc pas qu'en fait de compagnie, c'était la

sienne surtout qu'elle appelait de ses vœux? Pourquoi l'abandonnait-il, lui

refusait-il son attention? — La compagnie de ces gens ne saurait me suffire, répondit-elle avec sévérité.

Ils n'ont pas de conversation, ils ne lisent pas, ils ne jouent pas aux échecs, ils ne

connaissent pas les plaisirs de la chasse...

Elle porta la main à sa bouche comme pour la fermer, et se tut soudain. La

lecture, les jeux, la chasse, rien de tout cela bien sûr ne pouvait se faire dans

l'obscurité. A certains égards, les domestiques eux-mêmes étaient en cela mieux

lotis que leur maître. En énumérant des activités dont le Diable Rouge se trouvait

exclu, Isobel le ravalait en quelque sorte au rang du plus ignare de ses serfs.

N'allait-il pas s'en formaliser, laisser éclater sa colère? Pour éviter un éclat,

comment se le concilier? — Peut-être pourrions-nous un jour aller nous promener dans les bois et dans

les champs, suggéra-t-elle timidement. Ce serait tellement...

— Non ! hurla-t-il d'un coup, sauvagement.

Isobel, indignée par tant de brutalité, oubliant à l'instant toute prudence, ne put

retenir sa colère, ni étouffer ses griefs.

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— Et pourquoi ? Pourquoi vous terrer en permanence dans le noir? Pourquoi

vous rendre invisible? Pour justifier votre réputation ? Pour tromper le monde ?

Je le sais bien, moi, que vous n'êtes pas le diable !

— En êtes-vous bien certaine? s'écria-t-il avec force.

Elle frémit. L'air autour de lui allait-il s'embraser? Satan allait-il apparaître soudain, enveloppé de flammes, hideux, et l'emporter

dans les profondeurs de l'enfer? Aussitôt excédée de sa propre pusillanimité, de la coupable faiblesse d'esprit

qui faisait naître en elle d'absurdes fantasmes, Isobel recula son siège et se leva. — C'en est assez, dit-elle sèchement. Puisque vous avez décidé de me

tourmenter, de me menacer, souffrez que je quitte votre table, messire.

— Espérez-vous d'autre compagnie que la mienne?

La voix de Montmorency exprimait à la fois le défi et le désespoir. — Si seulement je pouvais vous voir, messire mon mari, je me sentirais sans

doute moins seule !

Il y eut un instant de silence. — Languiriez-vous de ma présence, madame?

Comme dégrisé, il ironisait tristement, à la fois sceptique et amer. Isobel ne

trouvait pas ses mots. Allait-elle s'insurger encore, ou bien... — Vous me manquez beaucoup en effet, dit-elle le plus simplement du monde.

Si vous vouliez m'accompagner... la campagne est si belle, l'eau de la cascade si

claire...

— Cela suffit, coupa-t-il furieusement, ne rêvez pas de l'impossible !

— Mais pourquoi, Tristan, pourquoi vivez-vous dans le noir? Je suis votre

épouse, non? Ne pouvez-vous pas vous confier à votre propre femme?

— Ma femme? Une écervelée, une intrigante qui fait irruption dans ma vie et

me force au mariage ! Lui faire confiance ?

La rage, ou le remords peut-être, réduisirent le baron au silence. Puis il partit

d'un rire amer.

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Exaspérée par d'aussi injustes sarcasmes, Isobel fixa un long moment la grande

ombre noire. Comment avait- elle pu imaginer que l'on pouvait aimer une si

inhumaine créature ? Quelle folie ! Elle sortit de la chambre haute avec une telle précipitation que Cyrille n'eut que

le temps de s'effacer.

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Chapitre 9

Dans sa chambre, flambeaux et chandelles avaient repris leurs places dans les

anneaux de fer et les bougeoirs. Et cependant, bien qu'elle eût la certitude de rester

seule cette nuit dans son lit, Isobel n'avait fait allumer aucun luminaire et attendait

dans le noir, comme si l'obscurité pouvait attirer près d'elle celui dont elle

languissait tant. Ces désirs qu'elle éprouvait, elle en voyait toute l'absurdité. De

cet époux qui ne revenait pas près d'elle, elle ressentait l'égoïsme et la morgue :

une fois son devoir conjugal accompli, une fois exercés ses droits de propriétaire,

il n'avait cure de ses sentiments. Sans doute ne reviendrait-il jamais près d'elle. Pour atténuer son tourment, elle tentait bien de se convaincre elle-même de son

bonheur : délivrée des attentions du Diable Rouge, elle devait se féliciter de cette

liberté retrouvée. Mais son imagination n'était pas dupe de ces arguties : par le

souvenir, elle revivait intensément les folies et les délices de la nuit précédente, de

sa nuit de noces, et ne souhaitait que les connaître encore, et mieux, dans sa chair,

et non plus seulement dans le souvenir. Qu'il aille au diable, ce démon qui l'avait...

ensorcelée ! Dolente et lasse, elle finit pourtant par laisser le sommeil la gagner. Elle

somnolait lorsqu'un murmure la mit en alerte. Cette voix n'était pas celle de son

mari, mais celle d'Edith, plus effarouchée et lamentable que jamais. — Madame ! Madame la comtesse ! Éveillez-vous, vite !

En un éclair, toutes sortes d'hypothèses traversèrent l'esprit de la jeune femme.

Un incendie? Une attaque de brigands ? Le château investi ? Les courtines du lit

avaient été tirées. Edith apparaissait dramatiquement entre elles, une lampe à

huile à la main, le visage convulsé d'effroi. On entendait dans le lointain un fracas

métallique. — Dis-moi, quel est ce bruit?

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— Le Diable Rouge, madame, le Diable Rouge en personne ! Il fait de sa magie,

c'est sûr, et même un sacrifice humain, tant il frappe et cogne ! Je l'ai vu, de mes

yeux vu ! J'ai vu le mort, attaché au poteau ! Affreux ! C'est affreux ! Et mon

gardien qui ne veut rien faire ! Le diable est en bas, au pied du donjon !

Pendant que la malheureuse éructait ces jérémiades apocalyptiques, Isobel,

s'étant saisie d'un surcot, s'en enveloppa, avant de se précipiter à la meurtrière et

d'en retirer le volet de bois. A la lueur de la pleine lune se déroulait un spectacle

extraordinaire. Seul, armé de pied en cap, Montmorency de Dunmurrow combattait en hurlant

un ennemi immobile qui ne faisait rien pour éviter ses attaques. Quelle silhouette

extraordinaire que celle de Tristan ! Jamais Isobel ne l'avait vu aussi

distinctement. Faisant tournoyer une énorme épée à deux mains, il en assenait des

coups en ahanant comme un bûcheron. Comment son adversaire ne succombait-il

pas à ces ébranlements et ces taillades, qui ne pouvaient qu'être mortels? Le

Diable Rouge combattait-il quelque autre puissance des ténèbres, quelque

fantôme invulnérable ? L'épée rebondissait pourtant à chaque choc avec un bruit

sourd, la victime restait dressée, immobile, résignée... La folie superstitieuse d'Edith semblait dangereusement contagieuse, songea

Isobel en se reprenant. Elle haussa les épaules, mécontente d'avoir laissé

vagabonder aussi stupidement son imagination. — Tu devrais te laver les yeux, pauvre sotte ! s'écria-t-elle sans faire part à Edith

de ses propres délires. Tu devrais être damnée, pour voir des diables partout! Le

baron s'entraîne aux armes, tout simplement ! Il frappe un mannequin de paille et

de bois, un poteau solide, et tu vas t'imaginer...

— Edith ! Madame Edith ! cria-t-on dans le corridor. Vous êtes là? Sortez tout

de suite, arrêtez d'espionner le baron, espèce de fouine !

— Ce William, il me revaudra ça! s'insurgea en aparté la gouvernante, outragée.

Arrête de m'espionner toi-même, demi-portion ! poursuivit-elle d'une voix de

stentor. Je parle à ma maîtresse !

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Isobel, comme fascinée, ne pouvait s'écarter de l'étroite ouverture. — Il crie, murmura-t-elle, écoute.

— Justement, il dit des horreurs, des blasphèmes épouvantables, renchérit

Edith.

Des imprécations montaient en effet jusqu'à elles, des hurlements déformés sans

doute par le heaume de fer. On distinguait parfois quelques mots. — Pas de cela, Cyrille ! ... le ciel ! Le ciel ! Tue, Cyrille, tue ! ... Meurs ! ... du

sang, du sang !

Affreusement gênée, Isobel tenta de manifester autant d'assurance que de

désinvolture. — Ce n'est rien, dit-elle avec une feinte légèreté, il a pris trop d'alcool, voilà

tout. Mon époux n'est qu'un homme comme les autres, il n'est pas le premier à trop

boire, et il ne sera pas le dernier. A vrai dire, ajouta-t-elle sur un ton doctoral qui

laissait supposer une longue expérience en ce domaine, un homme qui ne

s'enivrerait jamais ne serait pas véritablement un homme.

— Mon défunt mari buvait plus qu'un autre, et il n'en était pas pour cela plus

homme, observa Edith avec dans la voix une nuance de déception.

— Edith ! clama William de l'autre côté de la porte, si tu ne sors pas

immédiatement, je viens te chercher! Mande pardon, madame la baronne !

— Ne t'inquiète pas, dit Isobel, et va vite rejoindre ton garde, avant qu'il ne

défonce ma porte! Je te remercie, ma bonne, mais tu t'es inquiétée pour rien.

Montmorency est ivre, voilà tout, n'en parlons plus !

Edith grommela quelques propos confus sur les hommes en général, et sur la

soldatesque en particulier, avec une mention spéciale pour les gringalets. Par

l'embrasure de la porte aussi rapidement ouverte que refermée, Isobel put

apercevoir l'espace d'un instant celui qu'Edith accablait de reproches pour le

récompenser de sa sollicitude. Quel spectacle émouvant que celui d'un couple

aussi mal assorti, en apparence !

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Pour éviter d'épouvanter Edith, sa maîtresse s'était bien gardée de lui faire part

de ses projets immédiats. Mais aussitôt seule, elle se vêtit en hâte, s'enveloppa

d'un grand manteau et s'engagea résolument, une torche à la main, dans le

corridor qui menait de la tour Magne au donjon, puis emprunta l'escalier à vis. A

son grand soulagement, elle ne rencontra aucune des sentinelles qui en temps

ordinaire auraient pour le moins ralenti sa course. Parvenue au bas du donjon, elle comptait courir jusqu'à son mari pour le

prendre dans ses bras, mais au spectacle qui l'attendait, elle s'arrêta net. Revêtu de la tête aux pieds d'un haubert de mailles d'acier, des gantelets de fer

aux mains, la tête entièrement protégée par un heaume damasquiné d'argent

surmonté d'une aigrette rouge, Tristan attaquait d'estoc et de taille un mannequin

délabré dont ne restait plus que le support massif, une poutre scellée

verticalement entre les dalles de la cour. Il exécutait une sorte de danse guerrière,

incroyablement élégante et légère malgré sa haute taille, dans le bruissement

sonore de l'acier froissé. La lourde lame vibrait en frappant le poteau ou sifflait

dans l'air en manquant son but, car sous l'effet de l'ivresse, Montmorency frappait

parfois dans le vide. Le baron de Dunmurrow se livrait certes à une démonstration pour le moins

incongrue, et pour tout dire scandaleuse. Mais quelle beauté, quelle puissance,

émanaient de son corps d'apollon géant, bien qu'il fût recouvert d'une armure, et

visiblement amoindri par ses excès. En véritable fille de grande famille, Isobel

avait assisté à de nombreux tournois, et quotidiennement assisté à l'entraînement

que donnaient à ses frères les meilleurs jouteurs. Jamais elle n'avait eu la chance

de voir un champion aussi exceptionnel. Seul, au clair de lune, dans des

circonstances à tout prendre un peu ridicules, Montmorency surpassait les plus

grands. Isobel, transportée d'admiration, sentit monter en elle un élan irrépressible. Cet

homme, son mari, elle voulait participer à son extravagance, jouir de sa vigueur,

de son déchaînement, assouvir entre ses bras les désirs que sa violence faisait

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monter en elle. Dès qu'elle les eut conçues, elle rougit de ces folles espérances.

Pouvait-elle incriminer l'influence magique de la pleine lune, propice, disait-on,

aux délires de la folie? Non, sans doute. Ces aspirations sensuelles n'étaient après

tout que profondément humaines. Aussi bien son époux semblait-il en cet instant beau- coup trop soûl pour

recevoir quelque témoignage de tendresse, ni pour en manifester. Il n'aurait cure

de ses marques de sollicitude. Néanmoins, n'est-il pas du devoir d'une femme de

soutenir son mari au milieu des vicissitudes de l'existence? Elle ne renoncerait

donc pas à sa mission, si périlleuse fût-elle. Il lui fallait parler doucement à

Tristan, le désarmer, et le conduire à sa chambre. Le scandale prendrait fin, et les

gens du château cesseraient de trembler de peur. Elle ouvrit la bouche pour

l'appeler, mais sa tentative fut couverte par une nouvelle vocifération du Diable

Rouge, qui se déchaînait de plus belle. — Elle... elle me prend pour un impuissant ! hurla-t-il, Elle... me prend... pour

un impuissant !

En répétant les mots, il redoublait ses coups. Isobel en resta abasourdie. De

quelle personne pouvait-il s'agir, sinon d'elle-même? Mais pourquoi aurait-elle eu

de lui une si piètre opinion, alors qu'il lui avait démontré jusqu'au ravissement ses

capacités amoureuses? Manifestement en proie à un accès de démence, Tristan

était pour le moment inaccessible à toute discussion. La mort dans l'âme, elle esquissa le geste de battre en retraite pour regagner sa

chambre. Dans le mouvement qu'elle fit pour pousser le vantail de la porte, une

lance appuyée à la muraille et qu'elle n'avait pas vue chuta sur le sol avec fracas.

S'immobilisant soudain, l'oreille aux aguets, le Diable Rouge cessa son manège,

penché en avant, prêt à repousser quelque assaut. Isobel sursauta lorsque dans le silence oppressant qui suivit une voix se fit

entendre. — Pas du tout, monseigneur, protestait Cyrille, presque invisible dans l'ombre

épaisse, tout au fond de la cour. Au contraire, elle vous...

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— Silence, vermine, silence ! rugit le baron.

Un revirement subit s'opéra dans le cœur d'Isobel. Puisque le fidèle second de

son mari ne pouvait s'en faire entendre, le ramener à la raison, ne se devait-elle

pas d'intervenir? Tous ses muscles tendus, toutes ses forces rassemblées, elle

s'avança de quelques pas, audacieuse- ment. — Venez prendre votre repos, messire mon époux, dit-elle d'une voix assurée,

qui sonna clair dans le silence de la nuit.

Elle ne s'attendait certes pas qu'il se soumette. Mais la réaction du Diable

Rouge fut si brutale, si rapide, qu'elle eut le souffle coupé. En un éclair il lui avait

fait face, immense et lourd guerrier tout recouvert d'acier, et sa longue épée avait

fendu l'air avec un sifflement aigu, en cercle autour de lui, si impétueusement

qu'elle en ressentit comme la douleur d'une brûlure. — Isobel?

De quelle voix rauque et désespérée avait-il lancé cet appel ! — Il est bien tard pour vous exercer de la sorte, reprit- elle aussi posément

qu'elle le put. Votre lit vous attend.

Pour seule réponse, Isobel n'obtint qu'un cri de fureur désespérée, si pathétique

qu'elle en frémit jusqu'au tréfonds de l'âme. Sans lui laisser le temps de reprendre

ses esprits, Cyrille, qu'elle venait d'entendre parler depuis la muraille lointaine, se

dressa soudain à son côté, la repoussant vers le donjon. — Regagnez votre chambre à l'instant, madame, il le faut ! murmura-t-il de la

façon la plus pressante.

Joignant le geste à la parole, il osait lui prendre les bras et la repousser en

arrière. Isobel, rétive, se raidit. Pardessus l'épaule de l'écuyer, elle voyait la

silhouette massive de Tristan, qui continuait à se démener. — Je ne le puis, protesta-t-elle. Il a besoin de mon secours. Ne voyez-vous pas

qu'il souffre?

— Rentrez chez vous, madame.

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Isobel sentit contre ses épaules la rugosité de la muraille. Elle s'y appuya, pour

mieux résister aux instances de Cyrille. — J'exige, dit-elle aussi calmement que possible, que vous me laissiez libre de

mes mouvements, et de mes décisions.

— Je ne le puis, madame, sous peine de ma mort... et de la sienne aussi.

Elle ne quittait pas Montmorency des yeux. La rage qui possédait Tristan

semblait toute-puissante, incoercible. Elle vit tournoyer de nouveau la longue

lame, et dans le même instant sauter en l'air tout le haut de la poutre fracassée. Frappée d'épouvante, Isobel se dégagea d'un coup des mains qui la tenaient, et

s'enfuit précipitamment dans les ténèbres du donjon.

Effrayantes, les rumeurs qui faisaient la réputation du Diable Rouge l'étaient

sans doute. Mais la scène dont Isobel avait été témoin provoquait en elle une

crainte plus réelle, plus fondée, plus tangible. Que pouvait-elle attendre d'un géant

que possédait par pulsions soudaines une fureur irrépressible, véritablement

démentielle? Déconcertée, inquiète, Isobel ne savait quelle attitude adopter. Toute la journée

du lendemain, elle parvint à éviter la présence de Montmorency jusqu'au repas du

soir, auquel elle ne pouvait se dérober. Quand elle prit place à table, elle ne se serait pas étonnée de l'entendre grincer

des dents ou remâcher sa rage. Mais il se tenait à son accoutumée silencieux et

tranquille, dans le noir. S'était-il délivré de toute sa folie? On pouvait le croire.

Montmorency de Dunmurrow possédait apparemment une personnalité fort

complexe. Comment aurait-elle pu en connaître toutes les facettes? — Comment vous portez-vous, madame? dit-il avec dans la voix une trace

d'ironie.

— Je suis heureuse, répondit-elle simplement, de vous trouver si calme, après

tous ces emportements. J'ai craint je l'avoue pour votre santé.

— Vraiment? dit-il sur un ton sarcastique. Eh bien, soyez rassurée !

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Malgré l'obscurité ambiante, Isobel eut la sensation d'être percée à jour par le

regard incisif de Tristan, qui sans doute la scrutait, pour pénétrer toutes ses

pensées. Elle ne put s'empêcher de rougir. La veille, la terreur l'avait saisie, sans doute.

Mais le souvenir qui restait le plus vivace en elle était bien celui des émois qu'elle

avait ressentis au spectacle d'une telle puissance, d'une telle grâce, d'une telle

séduction animale. Comme il aurait été enivrant d'appartenir à cet être

exceptionnel, en un tel moment de surexcitation ! A quelles jouissances extrêmes

n'avait-elle pas rêvé? Confuse, Isobel plongea le nez dans sa coupe, afin de

dissimuler à Tristan sa confusion. N'était-elle pas après tout vraiment victime de

quelque envoûtement ? — Je regrette de m'être ainsi donné en spectacle, reprit-il sur un autre ton.

Cyrille m'a informé de vos bonnes intentions à mon égard. J'espère ne pas vous

avoir gravement offensée.

Le Diable Rouge était donc capable de présenter des excuses ? Quel personnage

étrange, inattendu ! Isobel se passa la langue sur les lèvres, cherchant ses mots. — J'espère... j'espère n'avoir rien fait pour provoquer votre colère, dit-elle

timidement. Nous avons eu des mots, sans doute, mais je ne voudrais pas... avoir

à me reprocher votre amertume.

Elle ne mentait pas. L'animosité de Tristan lui avait paru si détestable, après la

nuit d'amour dont il lui avait fait connaître les délices ! Peut-être ces folles

étreintes ne signifiaient-elles rien pour lui, mais quel souvenir elle en gardait dans

son cœur ! Il resta un moment silencieux, mais elle le sentit tendu et agité, bien qu'il ne fît

aucun mouvement. — Vous n'avez rien à vous reprocher, dit-il enfin. Oublions cet incident.

Parlez-moi plutôt de votre journée, voulez-vous ? Isobel lui obéit de bonne grâce, heureuse de se détendre au récit de ses

occupations familières. Quel agréable moment de calme, d'intimité partagée! Les

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hommes à vrai dire n'étaient plus eux-mêmes, sous l'influence de l'alcool. Isobel

jadis avait parfois vu ses frères en assez piètre état. Mais aucun n'avait manifesté

dans son délire une telle violence, une telle sauvagerie. Les passions du Diable

Rouge étaient aussi d'une autre force que celles du commun des mortels. Elle s'immobilisa soudain, interrompant sa parole et son geste, saisie de

nouveau par un fantasme de félicité. Si, emporté dans sa colère, Tristan

manifestait une semblable énergie en d'autres circonstances? Dans les joutes

amoureuses, par exemple? Être aimée aussi follement, avec autant de fougue et de

démesure, quel rêve ! Plus et mieux que des caresses, une possession brutale,

farouche, ne devait-elle pas lui ouvrir des horizons ignorés, la conduire à des

rivages nouveaux? Voilà qu'elle ressassait ses chimères, à présent! De quelle folie était-elle donc

atteinte? Mécontente et honteuse, Isobel baissa la tête, les sourcils froncés. Ses

rêvasseries l'égaraient sur des chemins dangereux et inconnus. Jamais elle n'avait

recherché l'affection de quiconque, et voilà qu'elle attendait tout d'un inconnu,

d'un personnage étrange, d'un être de démesure et de mystère. De nouveau,

l'hypothèse d'un enchantement magique vint traverser sa pensée. — J'aime votre parfum, dit soudain Tristan.

— Et moi le vôtre, répondit-elle dans un élan. Il me semble que la senteur de la

lavande sied bien aux hommes.

Elle se mordit la lèvre et retint un geste de contrariété. Par quelle aberration

s'exprimait-elle aussi ingénument, au risque de paraître ridicule? Loin de se moquer, son mari accepta au contraire le compliment de fort bonne

grâce. — Je suis heureux qu'il vous plaise, dit-il avec une chaleureuse simplicité.

Isobel sentit son cœur s'épanouir de joie. Montmorency avait quelque chose de

sauvage; il était peut-être d'un aspect repoussant, pour se confiner ainsi dans une

obscurité permanente. Mais il était sensible et simple, et tellement ardent et

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généreux dans la volupté! Si seulement... Elle s'interdit de penser, pour éviter des

représentations trop précises. Un peu plus tard, elle ne songea pas à faire appeler Guillery, le jeune joueur de

vielle, quand son mari exprima son désir de l'entendre. Debout près de la

cheminée, elle commença par une vieille mélodie qui chantait l'espoir, le

printemps et l'amour. Parmi les ballades que Tristan avait déjà entendues, elle

choisit ensuite celles qu'il préférait. Elle ne le voyait pas, il demeurait silencieux,

mais Isobel savait bien que jamais elle n'avait eu auditoire aussi attentif. Quand elle se tut, elle éprouva, en même temps qu'une vive satisfaction, une

sorte d'angoisse, tant était forte son attente. Dans cette pièce obscure et paisible,

hors du monde, les mots d'amour et de rêves prenaient une force particulière,

parce qu'ils exprimaient des émotions en quelque sorte vivantes, qui vibraient

encore dans l'air après qu'elle s'était tue. Comme pour ne pas rompre l'enchantement, Montmorency garda un moment le

silence. — Jamais, murmura-t-il enfin, je n'ai entendu voix plus fraîche, et plus juste.

Tant de beauté me transporte, ma chère.

Profondément sensible à ce compliment, Isobel, en proie à mille émotions ne

put trouver ses mots, si bien qu'un silence tendu s'instaura entre eux. Ce fut Tristan qui le rompit. — Il se fait tard, grommela-t-il impatiemment. Vous pouvez me laisser seul.

Ce brusque revirement avait quelque chose de déroutant. Comment un mari

pouvait-il passer de la tendresse admirative à une telle froideur? Isobel avait-elle

véritablement épousé quelque puissance des ténèbres, dont elle ne percerait

jamais le secret? Devait-elle se retirer dans sa solitude, alors que tout son être

brûlait du désir de n'en rien faire? Elle avança de quelques pas. Castor et Pollux, désormais accoutumés à sa

présence, ne réagirent pas. Avec l'audace que confèrent la timidité et l'innocence,

elle se pencha par-dessus le plateau de la table et prit à tâtons la main de son mari,

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avec une telle vivacité qu'il sursauta de surprise, en même temps qu'elle ressentait,

remontant tout au long de son bras jusqu'au cœur comme une secousse

magnétique. Elle bénit pour une fois l'obscurité qui dissimulait son embarras, bien

qu'elle sût que Tristan devait le percevoir. — Eh bien? dit-il d'une voix sourde.

Avant de pouvoir articuler un son, il lui fallut déglutir et s'humecter les lèvres. — Je voudrais savoir, murmura-t-elle en tremblant comme une feuille, je

voudrais savoir... si ce soir je dois éteindre tous les flambeaux de ma chambre.

Éperdue, elle retira sa main. Tristan restait coi. Allait-il éclater de rire, ou de

colère ? — Souhaitez-vous les éteindre? questionna-t-il dans un souffle.

— Je le souhaite, en effet, Tristan.

Tristan émit une sorte de grondement et repoussa violemment son siège.

L'instant d'après, il avait fait le tour de la table, soulevé Isobel dans ses bras et

l'emportait, légère et enthousiaste. Elle lui étreignit le cou pour mieux jouir des

lèvres qui recherchaient les siennes, pour mieux offrir le bout de sa langue à la

bouche avide de son mari. Déjà, il ouvrait les courtines, la déposait sans relâcher son étreinte au bord d'un

grand lit, et fouillait avec impatience ses dessous et sa robe. Il referma d'un coup le rideau du baldaquin, de sorte que l'obscurité devint

totale. Privée de toute perception visuelle, Isobel ne percevait plus que le souffle

haletant de son mari, les battements de leurs cœurs, son poids sur elle, le

froissement du tissu qu'il écartait avec fièvre et le contact impérieux de ses mains

et de sa bouche en quête de possession. Par un surprenant paradoxe, le Diable

Rouge entrouvrait pour elle les portes d'un paradis. Lorsqu'elle fut presque nue, il la prit par la taille et les reins et observa une

pause, comme pour donner à ce qui allait suivre une sorte de solennité. Qu'il était

puissant, et comme elle se sentait fragile, mais si heureuse dans l'attente du

bonheur!

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Dans un gémissement, Isobel émit comme un appel. D'elles-mêmes, ses

hanches montèrent à la rencontre de Tristan, ses cuisses effleurèrent sa virilité

dressée. En râlant de désir, il vint d'abord très doucement en elle, et puis, n'y

tenant plus, la chevaucha avec une ardeur tempétueuse, illimitée. Le rêve

qu'Isobel avait caressé la veille devenait réalité. Montmorency mettait dans la

passion virile autant de vigueur et de puissance que dans ses accès de fureur

belliqueuse. Il se déchaînait tant qu'Isobel en conçut un moment quelque terreur délicieuse.

Mais bientôt, comme s'il avait libéré en elle des instincts insoupçonnés, elle se

surprit à répondre à ses élans sauvages par de semblables assauts, lui mordant les

épaules, lui griffant le dos, le talonnant en criant des paroles sans suite, se tordant

entre ses bras dans un paroxysme de sensualité... telle une véritable diablesse.

Ils avaient fini par reprendre leur souffle et reposaient dans le silence revenu, au

sein d'une profonde obscurité. Lovée au creux du corps musculeux de Tristan,

Isobel s'émerveillait de ce bonheur, de cette intimité. L'amour passionné

n'apporte-t-il pas la plus immédiate et la plus efficace connaissance d'autrui?

Jamais plus rien ne les séparerait, elle le savait, ils ne faisaient plus qu'un. Et

pourtant, que de mystères encore obscurcissaient leurs relations! Tristan

refuserait-il d'en dévoiler certains? — Pourquoi vous appelle-t-on le Diable Rouge? demanda-t-elle sans

préambule, de la façon la plus naturelle qui fût.

Elle l'entendit d'abord soupirer profondément. Allait-il se dérober, préserver son

secret, à son accoutumée ? Elle se détendit quand elle sentit dans sa chevelure

dénouée le souffle de son mari, quand elle entendit résonner sa voix basse et

chaude. — Seuls certains guerriers s'en souviennent, dit-il lentement. C'était à la

croisade, en Terre sainte, alors que j'accompagnais notre roi Richard sous les

murailles de Jérusalem. Pendant un engagement acharné, un cheval tué sur un

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talus au-dessus de ma tête s'est vidé de tout son sang sur mon heaume, mon

haubert et mon bouclier. Mes gantelets eux-mêmes en étaient tout poissés. Les

autres ont cru un moment que ce sang était le mien, et que seule une puissance de

l'au-delà me donnait la force de poursuivre le combat. Ce jour-là, les ennemis en

fuite m'ont donné le nom de Prince du Sang, et celui de Diable Rouge. Notre bon

roi a préféré le second, comme il fallait s'y attendre. Il me l'a rappelé en bien des

occasions, et cela m'est resté. La légende s'est propagée partout.

— Et votre vaillance a beaucoup fait pour l'augmenter, commenta Isobel, car

chacun se souvient de vos faits d'armes.

— Sans oublier les accusations de sorcellerie. Il ne fait pas bon passer pour

immortel, sur un champ de bataille, parce que cela attire les coups.

— Mais vous avez en effet survécu, dit-elle étourdi- ment.

Pour lui montrer sans doute qu'il lui pardonnait cette réflexion, son mari baisa

sa chevelure et s'y caressa le visage, si tendrement qu'elle en frémit. — J'ai survécu, en effet dit-il, avec une sorte de désinvolture désespérée.

— Et vous avez continué à vous battre jusque...

— ... jusqu'au moment où Richard, mon suzerain, m'a donné un fief, et le

château de Dunmurrow.

Il lui avait coupé vivement la parole. Isobel s'attendait à des explications et à

des commentaires, qui ne vinrent pas. Piquée de curiosité, elle tenta d'en savoir

plus. — Ce même château dans lequel vous avez décidé de vivre reclus, loin du

monde? suggéra-t-elle.

Elle sentit qu'à cette observation, il se raidissait. Sa respiration, un instant

interrompue, reprit pourtant son rythme lent. — Il faut croire, dit-il avec humour, que les douves n'étaient pas assez larges, et

les remparts mal défendus, puisqu'une jeune beauté a investi sans coup férir mon

vieux donjon, en a pris possession et m'a imposé le mariage. Elle n'a pas craint le

Diable Rouge, cette luronne aux longues cuisses !

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Parcourant d'une main sa peau fine et tendre, depuis la hanche jusqu'au genou, il

administra à son profit dans cette caresse la preuve de ce jugement. Ses doigts suivirent la courbe de la jambe, s'attardèrent sur la cheville, si fine, sur

la cambrure du pied, qu'il souleva, étroit dans sa large paume. — Quel joli petit pied vous avez, ma conquérante, murmura-t-il en le portant

dévotement à ses lèvres.

Sans savoir pourquoi, Isobel fut saisie d'un rire nerveux, et tenta, mais en vain, de

se dégager. Avec un rire étouffé, Tristan poursuivit son manège. — Pitié, pitié! balbutia-t-elle. Que faites-vous? Jamais...

— Je vous chatouille, tout simplement.

— C'est donc cela...

Frappé d'étonnement, Tristan immobilisa son pouce et se pencha sur elle. — Serait-ce la première fois, Isobel? Ne vous a-t-on jamais chatouillée?

— Non, répondit-elle, un peu interdite.

— Ne me faites pas croire que vos frères...

Elle baissa les yeux et détourna la tête, bien que la complète obscurité rendît cette

précaution inutile. Aussi bien, sa voix n'allait-elle pas la trahir? — Nous formions une famille unie, certes, mais nous n'avons jamais été très

proches, dit-elle avec simplicité.

Mes frères m'aimaient bien sans doute, mais ils ne plaisantaient jamais avec moi.

C'étaient de grands garçons, vous comprenez, et je n'étais qu'une petite fille. Ils

n'avaient que faire d'enfantillages. — Moi non plus, déclara-t-il le plus sérieusement du monde. Mais pour un

mari, il est tant d'autres façons de vous faire... frémir! Soucieux sans doute de prouver qu'il ne mentait pas, Tristan se livra aussitôt à

une convaincante démonstration de son propos. Ses lèvres baisèrent doucement

l'épaule d'Isobel, puis remontèrent le long de sa nuque. De la pointe de la langue,

il lui titilla l'oreille, avant de lui en mordiller le lobe. De sa main ouverte en coupe

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et pressée sur le buste de la jeune femme, il éprouvait la chaleur et la rondeur de

ses seins, irradiant dans tout son corps des vagues de volupté. Ivre de langueur et d'abandon, elle était vraiment à sa merci, entièrement

offerte, prise sous le charme d'un enchantement. Ensorcelée, peut-être?

L'ascendant qu'il prenait avait-il quelque origine surnaturelle? Son serviteur

ubiquiste et omniprésent n'était-il qu'un ectoplasme? Comment le savoir? Mais les caresses qui la transportaient étaient si charnelles, les lèvres de Tristan

si chaudes sur ses paupières, sur ses lèvres ! Leurs langues se cherchaient,

s'épousaient. Toute inquiétude en elle s'évanouit. Il se mit sur le flanc, la pressant contre lui, imprimant le relief de ses muscles

aux courbes délicates de sa chair. Elle sentit que Tristan lui prenait la cheville,

soulevait sa jambe pour dresser sa cuisse au-dessus des siennes... Elle poussa un cri de surprise et de joie. Chevauchant son mari, elle en

éprouvait au plus profond d'elle-même toute la vigueur. Haletante, elle se

cambrait en arrière, puis se penchait en avant, les mains pressées sur les muscles

puissants de ses bras, comme pour fouailler une monture, en accélérer la course.

Ni l'un ni l'autre n'imposait son rythme, emportés qu'ils étaient dans une même

course. Ils auraient voulu que cette cavalcade ne prît jamais fin, et en même temps

aspiraient passionnément à son aboutissement. C'est ensemble qu'ils parvinrent,

en criant de bonheur, à la félicité suprême. Il fallut à Isobel plusieurs minutes pour reprendre ses esprits. Enveloppée dans

les bras de Tristan, les jambes mêlées aux siennes, sa chevelure éparse sur le torse

puissant du Diable Rouge dont elle entendait distinctement battre le cœur, elle se

trouvait hors du monde, dans une sorte de cocon de chaleur sensuelle, plus isolée

encore par une obscurité qui semblait presque surnaturelle à force d'être intense.

De quelle intimité tranquille elle jouissait entre les bras de son mari ! Mais quelle

atmosphère étrange, irréelle, enveloppait le Diable Rouge !

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— Vous ne pouvez être un démon, murmura-t-elle, mais vous avez des pouvoirs

qui ne sont pas de ce monde. Je crois qu'il faudrait vous nommer Tristan

l'Enchanteur, car vous m'avez bel et bien ensorcelée, messire.

Elle prononçait ces paroles avec tant d'innocente tendresse, qu'il ne put se

retenir de la serrer plus fort contre lui, en soupirant d'aise. — Je vous croyais assez raisonnable pour être exempte de crédulité, à l'abri de

toute superstition, dit-il avec humour. Rien dans mon comportement, que je

sache, n'implique la possession de pouvoirs particuliers.

Isobel fut heureuse que l'obscurité ambiante empêche son mari se surprendre

sur son visage une moue sceptique. N'était-il pas vraiment extraordinaire, en

effet? Comment lui dire... — Et Cyrille? s'écria-t-elle tout à trac.

Avant même qu'il réponde, elle perçut à son contact sa surprise. — Je ne vois pas, protesta-t-il, en quoi mes gens pourraient se trouver mis en

cause !

— Mais votre Cyrille... il apparaît partout en même temps !

Montmorency éclata de rire, les côtes secouées de mouvements spasmodiques. — Partout, certes non! répliqua-t-il lorsqu'il eut maîtrisé sa respiration. En deux

endroits, sans doute, mais pas plus ! Et je le prouve !

Il s'écarta d'elle un instant, dressant un bras, autant qu'elle put en juger, vers le

ciel de lit. On entendit une poulie grincer un peu. L'extrémité d'un cordage tiré

vint lui frôler l'épaule. Dans le même mouvement, Tristan ouvrait un peu les

rideaux. La lueur pourpre de l'âtre apparut, tout au fond de la vaste salle. Une

porte basse s'ouvrit, et Cyrille apparut. — Va chercher l'autre! lui cria Montmorency, sans quitter sa couche.

Comme pour la rassurer, il caressa l'épaule et la taille d'Isobel. Cyrille, qui

venait de sortir sans bruit, rentra presque aussitôt, tout aussi silencieusement. Une

ombre l'accompagnait, identique à la sienne. La jeune femme frémit. Il s'était

dédoublé !

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— Nous sommes là tous les deux, messire, dit l'écuyer, comme si sa double

présence n'avait pas été évidente.

— Interrogez-les, proposa Tristan à voix basse.

— Je ne le puis, murmura-t-elle, craintive et décontenancée.

De nouveau, Tristan eut un rire silencieux. — Dites vos noms ! cria-t-il.

— Cyrille! répondirent d'une seule voix, à l'unisson, les deux personnages.

— Des jumeaux ! s'exclama Isobel sans souci de taire sa présence, ni de

dissimuler son étonnement. Mais pourquoi un seul nom?

— Notre mère n'a pas voulu faire de différence entre nous, voilà pourquoi, dit

l'un d'eux.

— Et c'est plus pratique, ajouta l'autre.

Pour qui? Isobel renonça à le savoir, car Tristan les congédiait déjà, et refermait

les rideaux. — Vous sentez-vous rassurée? Eux-mêmes, je le crois, ne font pas la différence,

dit-il plaisamment.

Isobel hocha silencieusement la tête, et se pressa contre le corps de son époux.

Avant de succomber au sommeil, elle eut le temps de penser que le mystère des

deux Cyrille était désormais éclairci. Mais quand lèverait-elle celui de la nuit

permanente qui, seule, convenait au Diable Rouge?

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Chapitre 10

Passer toute la nuit dans le lit conjugal, entre les bras de son mari, peut-on rêver

bonheur plus merveilleux? Isobel entendait la respiration calme de Tristan, elle

sentait contre sa joue et sous la paume de sa main le torse puissant s'élever et

s'abaisser de la façon la plus naturelle, la plus rassurante. Parce qu'il était très tard, l'obscurité elle-même semblait naturelle. Isobel ne

vivait pas autrement cet instant que ne le font les femmes ordinaires, qui

s'éveillent un instant dans la nuit pour le bonheur d'assister en silence au sommeil

réparateur d'un époux qui vient de dépenser ses forces dans l'acte d'amour. Elle

songea aussi qu'elle jouissait par exception d'une joie que les mœurs de

l'aristocratie interdisent aux nobles dames, traditionnellement délaissées par des

époux plus soucieux d'expéditions guerrières que de vie de famille. Combien de

comtesses et des baronnes de sa connaissance avaient langui, espérant dans la

solitude le retour hypothétique de quelque croisé, ou rassemblant à grand-peine la

rançon d'un lointain prisonnier ! Comtesse de Wellingstone, baronne de

Dunmurrow, elle avait près d'elle un mari qui partageait peut-être le tendre

attachement qu'elle éprouvait à son égard. Bonheur incomplet cependant, puisque seule sans doute de toutes les femmes

du royaume, elle n'avait jamais vu le visage de son époux. Circonstance

extraordinaire ! Se faire aimer par une ombre, quelle gageure ! A quoi

ressemblait-il? Au toucher, son visage ne semblait comporter aucune

défectuosité, mais, faute d'expérience, elle ne pouvait se le représenter. La

chevelure abondante de Tristan était-elle noire ou blonde, ou même d'une

rousseur flamboyante, comme il sied à un Diable Rouge? — Isobel...

La voix basse et vibrante qu'elle aimait tant vint arracher la jeune femme à ses

rêveries. Il la baisa au front, et elle sourit de contentement. Quel amant infatigable

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qu'un tel époux ! Il allait vouloir réitérer sans doute ses exploits, et elle n'aurait ni

la force ni le désir de lui résister... — Tristan..., ronronna-t-elle en se pelotonnant plus étroitement au creux de son

épaule.

— Il se fait tard, dit-il avec désinvolture. Il est temps de regagner votre

chambre.

Instantanément en alerte, elle sortit de son engourdissement et ouvrit sur la nuit

des yeux courroucés. Il la renvoyait donc ? Il lui refusait la chaleur de sa couche ?

Quelle déconvenue ! Ses rêves de bonheur évanouis, Isobel se redressa vivement

pour s'échapper, cherchant à tâtons ses vêtements épars. Comment les trouver?

Elle poussa brusquement un soupir de colère impatiente, qui aurait aussi bien pu

passer pour un sanglot. — Isobel, ma chérie, voyons...

Elle haussa les épaules et s'agita de plus belle. A quoi bon des paroles

affectueuses, si elles accompagnaient une action aussi scélérate? Il la chassait

positivement de son lit. Comme l'on fait de quelque catin vénale, il la repoussait !

Se démenant avec rage, Isobel ne savait plus si elle était en quête de ses vêtements

égarés, ou de sa gloire perdue. Dans l'intention sans doute d'apaiser son courroux, Tristan lui prit délicatement

le bras pour la ramener contre son torse, mais d'un mouvement souple elle

s'échappa, jeta les deux pieds hors du lit et les posa sur l'un des molosses

endormis, si violemment que les poumons de Castor, à moins que ce ne fût ceux

de Pollux, se vidèrent en sifflant de tout leur air. En une fraction de seconde, elle trouva refuge au plus loin, les jambes repliées

sous elle, pendant que la pauvre bête s'indignait en glapissant. Arrivée à ce niveau

d'infortune, Isobel faillit s'envelopper d'une simple couverture pour regagner sa

chambre, l'un des Cyrille dût-il s'en offusquer. Mais Tristan, qui, comme par enchantement, venait de rassembler ses

vêtements en un gros tas, le lui mit dans les bras. N'aurait-on pas dit qu'il ne lui

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rendait ce service que pour s'affranchir de sa présence? Tant bien que mal, Isobel

revêtit ses atours, s'assura en tâtonnant du pied, telle une baigneuse réticente,

qu'aucun chien ne s'exposait à lui tenir lieu de carpette, et gagna la porte à la lueur

mourante du foyer. Cyrille, qui montait sans doute la garde à l'extérieur de la pièce, l'escorta sans

mot dire jusqu'à sa propre chambre, dans la tour Magne. A la lueur du flambeau,

sa couche solitaire semblait si peu faite pour un sommeil heureux !

Le lendemain matin, comme Edith l'assistait à sa toilette, Isobel prit la ferme

résolution de devenir enfin raisonnable. Se jeter dans le lit du Diable Rouge, se

morfondre de ses dédains, ces lâchetés coupables, ces errements, convenaient-ils

à une personne digne et sensée? Sa jeunesse, elle l'avait consacrée au culte de la

liberté, en préservant son cœur de toute attache. Et elle irait se soumettre aux

caprices d'un tyran? Quelle dérision ! Pendant qu'Edith peignait sa longue chevelure, Isobel se sentait cependant tout

imprégnée encore de l'odeur de son mari, qui lui rappelait leurs ébats amoureux.

Souvenir émouvant sans doute, mais qu'il lui fallait écarter, puisqu'il l'avait

chassée de son lit. Pour se défaire de ce parfum d'amour, demanderait-elle qu'on

lui prépare un bain? A cette heure du jour, c'était s'exposer aux commentaires

indiscrets de sa fidèle suivante, ainsi qu'à ses propos cataclysmiques sur les

femmes assez malheureuses et faibles pour tomber dans les pièges de l'amour

sorcier. Aussi bien, Edith savait nécessairement que le Diable Rouge et sa maîtresse

n'étaient plus véritablement étrangers l'un à l'autre. Mais de la façon la plus

étonnante, elle ne semblait pas en prendre ombrage. Elle n'en avait cure. Elle

s'activait à sa tâche le plus allègrement du monde, et même... oui, elle fredonnait

une chanson de corps de garde ! Cette manifestation étonnante de bonne humeur aurait éveillé la jalousie d'un

être pusillanime et envieux. Préservée de cette calamité par son caractère

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généreux, Isobel ne s'en sentait pas moins plus solitaire encore. Et cette sotte qui

ne pipait mot ! — Edith, fit-elle tout à trac, j'ai découvert le secret de Cyrille. Je sais pourquoi

on peut le voir simultanément en deux endroits.

— Ah bon? répondit distraitement la brave femme, sans manifester le moindre

intérêt pour une information qui naguère l'aurait laissée pantelante de curiosité.

— Cyrille n'est pas seul, insista Isobel. Ils sont deux. Des jumeaux.

— Moi aussi, rétorqua Edith, j'aimerais bien avoir une jumelle. Elle s'occuperait

de tout mon travail, pendant que j'irais...

Pour une raison indéterminée, elle interrompit son discours et se remit à

chantonner un air espiègle. Isobel ne savait que penser. Edith, comme

métamorphosée, était-elle, elle aussi, victime de quelque enchantement? A peine

sa tâche achevée, elle avait pris congé. Pour un peu, on aurait pu croire qu'elle

était attendue ailleurs. Dans les minutes qui suivirent le départ d'Edith, Isobel tenta de se consacrer aux

tâches qu'elle s'était assignées, mais tout, autour d'elle, la ramenait au souvenir du

Diable Rouge. Le feu qui brûlait dans l'âtre lui rappelait sa chaleur, un rire

entendu de l'autre côté de la porte était comme l'écho du sien, quand il lui

chatouillait la plante des pieds. Quand elle quitta sa chambre, elle aperçut Cyrille,

et se souvint que, quelques heures plus tôt, elle en avait vu deux... Ce personnage

n'était plus un ectoplasme, mais l'ensorcellement qui la gouvernait s'en était-il

dissipé pour autant? Le Diable Rouge n'était pas, malgré son nom, un être démoniaque. Mais

n'avait-il pas le pouvoir de l'attirer dans son lit, de lui faire sentir ses rebuffades

comme autant d'affronts, d'occuper toutes ses pensées? Dans l'obscurité comme à

la lumière du soleil, sa pensée la hantait, véritablement. Si seulement il s'était

cantonné, comme au début de leur mariage, dans une attitude solitaire et lointaine

! Devenue femme, par son fait, elle était autre. Quel embarras, et quelle menace

pour sa tranquillité !

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Afin d'exorciser ses obsessions, Isobel se rendit aux cuisines, théâtre de toutes

sortes de tragédies, et de comédies, domestiques. Glenna, la villageoise promue

au rang de cuisinière en chef, exerçait sur ses aides une autorité reconnue mais

sans cesse remise en cause. Lorsque la châtelaine pénétra dans les lieux, elle fut

témoin des difficultés que rencontrait la jeune femme. Ses assistants, anciens

combattants, gâte-sauces détrônés et adeptes des simplifications culinaires en

vigueur dans toutes les armées du monde, mettaient en cause sa technique

d'attendrissement de la chair de sanglier. — Deux ou trois jours au soleil! clamait l'un d'eux.

— Trois jours dans le vin d'Aquitaine, rétorquait Glenna, avec de la menthe et

du sel, et du thym !

— Le vin, c'est pas pour les bêtes, c'est pour les hommes! protestait l'autre.

Lorsque, d'un toussotement, Isobel eut manifesté sa présence, elle eut le plaisir

de voir chacun des acteurs de ce drame gastronomique retrouver toute sa sérénité

et sa bonne humeur. Glenna, consciente de ses devoirs, se porta à sa rencontre. — Ah, madame, on peut dire que vous avez un don ! La brûlure de ma petite, il

n'y paraît presque plus !

Isobel sourit avec bienveillance. La petite Moira n'était pas sérieusement

atteinte, bien sûr. Bientôt il n'y paraîtrait plus, en effet. Elle n'aurait pas à cacher

une cicatrice... Le Diable Rouge en portait-il, lui? Était-il défiguré? Isobel aurait pu jurer, pour

l'avoir récemment palpé, que le visage de son mari était indemne de toute

blessure, de toute déformation. Alors pourquoi le dissimulait-il dans l'obscurité la

plus profonde? Il lui avait expliqué l'origine de son surnom, les sources de sa

légende, il avait repoussé avec ironie toute imputation de sorcellerie. Mais il mentait peut-être. Quel sorcier en effet aurait l'audace de reconnaître sa

vassalité à l'égard de Satan, du prince des ténèbres? Isobel, murée dans ses préoccupations, n'entendait que vaguement le bavardage

des gens de la cuisine.

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— Avoir une guérisseuse au château, disait l'un, ça rassure.

— Bien dit, approuva le jeune Guillery, qui avait pendu sa vielle à un croc de fer

et, pour l'instant, faisait la vaisselle. La vieille du village, elle a fait son temps !

— La veuve Nebbs? dit Glenna. Une bien bonne femme. Quand mon homme

est mort, elle m'a bien aidée...

— A l'expédier plus vite? suggéra un farceur.

— Tais-toi, morveux ! riposta Glenna. Elle est vieille, c'est vrai, mais personne

connaît aussi bien les vertus des plantes, comme on dit. Les anciens, on fait pas

mieux qu'eux, voilà la vérité vraie.

— Tu crois qu'elle a des philtres d'amour? reprit le jeune musicien.

— Si tu veux te faire aimer, mignon, repartit la cuisinière en chef, va donc...

Isobel, qui préférait ne pas entendre la suite, regagna le grand hall, toute

pensive. La veuve Nebbs... Dans le village voisin, la guérisseuse jouissait tout

naturellement d'une grande réputation, révérée comme une sainte femme par

ceux qu'elle avait guéris, détestée par les victimes supposées de ses hypothétiques

maléfices. Isobel, elle-même férue de médecine, et aussi compétente que l'on

pouvait l'être à son âge en matière de propriétés des plantes, se promit de

comparer ses connaissances à celles de la vieille femme. La veuve Nebbs ne jouissait-elle pas en effet d'une expérience presque

séculaire, si l'on en croyait la légende locale, qui lui attribuait une origine fort

lointaine, et quasi miraculeuse? Elle pouvait en tout cas se targuer d'être la

doyenne du village et de ses environs. Une châtelaine soucieuse de ses devoirs ne

lui devait- elle pas une visite de courtoisie? Certains, Isobel le savait, osaient sous le manteau taxer la vieille de sorcellerie.

Superstition ridicule, bien sûr. Et cependant... La veuve en savait peut-être plus

que quiconque sur la nature profonde du Diable Rouge ? Peut-être détenait-elle le

secret de sa claustration ?

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Isobel s'inquiétait aussi de l'étrange attachement qui la mettait sous la

domination de Montmorency, qui lui donnait un tel empire sur sa volonté, un tel

pouvoir sur ses sens. S'il ne s'agissait pas d'un charme magique, cela y ressemblait

fort. La veuve Nebbs pourrait peut- être apporter des éclaircissements décisifs sur

cette importante question. Edith fit dans la vaste salle une entrée quelque peu indiscrète, tant elle riait à

quelque saillie du garde attaché par Herbert Clinton à sa personne. Malgré

l'absence de son chef, le nommé William s'acquittait de sa mission avec tant de

conscience qu'il vivait positivement dans l'ombre de sa protégée. Sans doute,

songea Isobel, se couchait-il la nuit en travers de sa porte, prêt à toute éventualité. — Madame aura-t-elle besoin de mes services, cet après-midi ? demanda Edith,

rosissante. Parce que Willie voudrait m'emmener prendre l'air en dehors des

remparts, si vous le permettez.

Isobel acquiesça en souriant. Malgré son austérité, le château de Dunmurrow

semblait avoir sur sa gouvernante une heureuse influence : depuis quelques jours,

plus gaie, plus vive, elle paraissait avoir rajeuni de plusieurs années. — Alors, allons-y, bergère, dit rondement l'entreprenant Willie. A nous les verts

pâturages !

— Excusez-le madame, il est bête à manger du foin, ça me fait honte. Edith était-elle sincèrement mortifiée? Son allégresse et ses rires en faisaient

douter. Restée seule, Isobel ne put s'empêcher d'envier tant d'insouciance et de

simplicité. Ce couple en apparence si mal assorti, Edith la replète et William

l'efflanqué, allait s'ébattre au grand air, en pleine lumière, hors des limites du

château. Pendant ce temps, elle, la châtelaine, se morfondrait entre les

formidables murailles, l'esprit tout entier tourné vers la chambre ténébreuse

qu'elle ne quittait pourtant qu'à regret. Allait-elle un jour se confiner

volontairement à son tour dans l'obscurité, loin du monde et du bruit? Allait-elle

succomber à la malédiction qui sans doute pesait sur le Diable Rouge, et vouloir

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l'assumer avec lui? Devait-elle, en pleine jeunesse, se résoudre à n'être plus

qu'une créature de la nuit? A cette pensée, elle frissonna de crainte. Trop attachée au mari qu'elle avait

choisi, trop émue par sa présence, elle risquait d'en subir la contagion. Comment

échapper à ce tourment? Ramenée dans le passé si proche, au temps de son

célibat, se lancerait-elle dans la même aventure? Incertaine de ses sentiments et

consciente de ses angoisses, elle en doutait. Saisie d'une impulsion soudaine, elle alla prendre un manteau, passa par les

cuisines et descendit aux écuries. Une visite à la veuve Nebbs s'imposait. Lorsque son palefroi fut harnaché, le commandant des gardes lui imposa une

escorte de quatre hommes d'armes, qu'elle laissa à l'entrée de la grand-rue de

Dunney, de manière à ne pas jeter la perturbation parmi les villageois. Bien

qu'elle tentât de se convaincre du caractère banal de sa démarche, Isobel n'en

sentait pas moins battre très fort son cœur lorsqu'elle approcha de la chaumière à

l'épais toit de chaume, sanctuaire de la mystérieuse vieille femme. Avant même qu'elle eût frappé à la porte, une voix éraillée lui cria d'entrer,

ajoutant ainsi à sa confusion. Elle eut un mouvement de surprise en pénétrant dans

le logis misérable et rustique, car il y régnait une pénombre si épaisse qu'elle

rappelait fâcheusement celle où se complaisait le Diable Rouge. Il fallut à la

visiteuse quelques secondes pour accommoder sa vue et adapter sa respiration à

l'atmosphère enfumée. Son attention attirée par une sorte de raclement, elle

aperçut enfin une vieille au dos voûté, accroupie sur un tabouret bas, qui touillait

quelque mixture sur une sorte de réchaud rond, fait de métal et de pierre. Cette personne attendit pour réagir que la jeune femme se soit présentée, et lui

ait offert en guise de cadeau propitiatoire le vin, le fromage et le gâteau qui

venaient des cuisines de Dunmurrow. — Ainsi, croassa-t-elle, la dame du château, c'est vous. Je vous attendais, ma

belle. Approchez que je vous voie mieux, n'ayez pas peur.

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Sans doute épuisée d'émotions contradictoires, Isobel, contre son habitude, ne

pouvait se défendre d'une vague appréhension, qui bridait sa spontanéité

naturelle. Elle fit à regret trois pas vers la veuve Nebbs. Trop abondante pour pouvoir être contenue, la chevelure blanche de la

guérisseuse croulait sur ses épaules. Des rides profondes comme des sillons

labouraient son menton et le pourtour de ses yeux, mais ses pommettes,

proéminentes et vernissées, étaient si lisses qu'elles semblaient taillées dans le

buis. — Je suis venue..., dit Isobel.

— ... satisfaire votre curiosité et peut-être prendre ma place de guérisseuse,

compléta la vieille. Ne vous en défendez pas, ma fille, j'ai fait mon temps! Mais

dites- moi, de quoi souffrez-vous?

— Mais... de rien ! Je n'ai besoin de personne pour me venir en aide !

Sans cesser de tourner la cuiller dans son pot, la vieille émit un ricanement

railleur. — Personne ne vient me voir s'il n'a quelque problème. Quel est le vôtre, mon

enfant?

La jeune femme s'étonna d'une telle perspicacité. Cette vieille femme

pouvait-elle lire en elle? Quelle contrariété ! — Je n'ai rien...

— Balivernes! Vous savez bien qu'il est des maux auxquels la plus habile des

guérisseuses ne saurait remédier.

— En effet, répondit Isobel.

Pourquoi laissait-elle aussi facilement cette femme prendre l'initiative, diriger

sa pensée? Les senteurs fortes d'une foule de plantes aromatiques suspendues en

bouquets aux solives du plafond l'enivraient sans doute, la chaleur de l'âtre

fumeux engourdissait son esprit. — Bien souvent, reprit la vieille en ricanant, le remède est pire que le mal,

quand il s'agit d'affaires de cœur.

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Isobel retint sa respiration. En aucun cas elle ne devait perdre la claire

conscience des choses. Mais comme cette fumée, comme ces odeurs l'entêtaient... — Du mal dont vous souffrez, bien des femmes seraient satisfaites, gloussa la

veuve Nebbs. Si vous saviez combien viennent me demander quelque élixir

d'amour! Et vous, vous voudriez conjurer votre sort? Quelle folie ! Mais je vais

vous donner le philtre que vous désirez. Écoutez-moi bien : s'il vous guérit, c'est

que vous n'avez jamais été malade. S'il n'a pas d'effet, c'est que votre mal est sans

remède. Rien de tel qu'un beau rêve pour bien connaître le fond de son propre

cœur. Vous voilà prévenue !

Isobel n'entendait ces paroles que dans un brouillard, elle dodelinait de la tête,

dolente et engourdie. Quand elle rouvrit les yeux, la vieille avait disparu, laissant

son tabouret vide. L'instant d'après, elle manifesta de nouveau sa présence auprès

de la jeune femme, et lui mit dans la main un sachet d'herbes. — Prenez cela en infusion, dit-elle, juste une petite pincée, pas plus, surtout !

Vous allez faire un rêve, qui vous dira la vérité. J'ai bien dit : une pincée à la fois

! Vous en reprendrez plus tard, si vous voulez, pour faire de nouveaux rêves.

Quelques brins de ces herbes suffisent amplement. Merci de votre visite, et venez

me voir quand vous voulez, madame la baronne. J'aime tant bavarder avec vous !

Elle ricanait d'ironie, à moins que ce ne fût de gentillesse, comment le savoir?

L'épouse du Diable Rouge prit congé, quelque peu confondue. Le temps de revenir au château, elle avait oublié ce cadeau. Ce fut Glenna qui le

découvrit au fond du panier qu'elle rapportait aux cuisines. — La vieille vous a donné un remède, dit-elle. Est-il pour vous, madame?

Distraite par la présence de Cyrille, qui passait par là, Isobel fit un geste évasif,

et la cuisinière retourna à ses occupations sans plus insister. Quelle étrange consultation, songea la jeune femme. Elle était allée voir la

guérisseuse pour échanger avec elle des recettes de pommades et d'onguents, pour

l'interroger sur les pouvoirs occultes du seigneur de Dunmurrow. Incapable de

s'exprimer, elle avait gardé le silence, comme assoupie. En quittant le château,

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elle n'avait en tête que le désir, sinon d'échapper à l'emprise de son époux, du

moins à la comprendre, mais à aucun moment elle n'en avait fait mention. La

guérisseuse était-elle douée d'un don de divination? Ces herbes avaient-elles le

pouvoir de la rendre en quelque sorte... libre?

Frémissante, elle jeta au sachet un regard apeuré. Non, de cette infusion, elle ne

ferait jamais usage, fût-ce à petite dose. A quoi bon provoquer des rêves? Ne

rêvassait-elle pas en mille occasions, sans stimulation aucune ? Quelle sottise était la sienne, songea-t-elle dans les instants qui suivirent.

Tristan n'exerçait pas la sorcellerie, Cyrille n'était pas son démon familier, et la

vieille n'avait pas le pouvoir de rompre le lien qui l'unissait si étroitement à son

mari. De ce lien, par quelle aberration s'était-elle mis en tête de se libérer? Isobel

s'appuya à la muraille, incertaine, déroutée. La rebuffade infligée inopinément

par Tristan l'avait blessée, sans aucun doute, l'avait même profondément affligée.

Mais de quelles satisfactions, de quelles jouissances ne l'avait-il pas comblée

auparavant? Les soupirs et les râles arrachés par ses caresses, par ses étreintes, la chaleur de

son corps, leur connivence dans le calme du repos, entre deux paroxysmes de

bonheur, la voix douce et grave de Tristan, sa tendresse, ses attentions...

Comment avait-elle pu vouloir les oublier, s'en défaire, se condamner à la froide

monotonie de la solitude ? Au plus profond d'elle-même, une voix le lui disait : son cœur s'était ouvert au

monde des sentiments, à une autre vie. Elle vivait pour la première fois. Utiliser

les plantes offertes par la veuve Nebbs, c'était peut-être détruire cette nouvelle

existence, ses attentes de bonheur. Cyrille la tira soudain de sa méditation en venant lui annoncer l'arrivée de

travailleurs, qu'Herbert Clinton dépêchait à Dunmurrow depuis un bourg éloigné.

Il fallut à la jeune femme plusieurs secondes pour revenir à ces préoccupations

matérielles.

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— Des ouvriers... Tant mieux. Nous allons voir cela.

Elle quitta la cuisine, l'écuyer de Tristan sur ses talons. Lequel des deux Cyrille

était-il ? Aurait-il pu le dire? Isobel ne vit pas Glenna se saisir du sachet. — J'en mettrai dans son vin, murmura entre ses dents la mère de Moira. Un

remède, ça ne peut pas faire de mal. Dans la coupe d'argent...

Isobel brûlait d'impatience. Quel accueil son mari allait-il lui réserver?

Manifesterait-il de l'indifférence? Non, sans doute. Allait-il l'enlever entre ses

bras dès après le repas pour la jeter sur son lit et lui faire connaître de nouvelles

extases? N'allait-il pas, dans un élan sauvage, exercer sa passion avant même

qu'on ait apporté sur la table les éléments du dîner ? Et après ? La laisserait-il

dormir entre ses bras, ou la renverrait-il triste et seule dans sa chambre, comme il

l'avait fait la veille? Comment comprendre un être aussi imprévisible? Quelle

épreuve que celle de l'incertitude! Quand elle prit place en hâte, presque timidement, sur son siège, elle entendit la

voix grave de son mari, qui la saluait courtoisement. Il n'allait donc pas tout de

suite... Rougissante et embarrassée de ses désirs et de ses fantasmes, elle but aux

trois quarts, contre son habitude, le contenu de la coupe d'argent sur laquelle l'âtre

allumé au loin jetait des reflets pourpres. — La journée m'a semblé bien longue, ma chère, dit Tristan. Parce que je l'ai

passée loin de vous, sans doute.

Quelle voix caressante il avait, malgré sa tonalité profonde, et son humour!

Isobel rougit encore, l'esprit quelque peu égaré par la certitude de félicités

nouvelles. Avec l'audace que seule confère la timidité, elle n'hésita pas à lui

renvoyer le madrigal, en l'aggravant. — Moi, dit-elle tout à trac, c'est la nuit qui m'a semblé longue, messire. Parce

que je l'ai passée loin de vous, sans doute.

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Tristan salua cette repartie d'un grognement amusé, mais plein de réticence. De

manière à dissimuler son embarras, Isobel acheva d'un trait de vider sa coupe. Un

peu de lie la salissait. — Ce vin me semble un peu amer, dit-elle, parce que c'était vrai, mais surtout

pour faire diversion.

— Vraiment? Je ne l'ai pas remarqué. Votre présence me distrait de toute autre

préoccupation, il faut bien le dire.

Isobel sourit. Que de bonheurs semblait annoncer cet innocent dialogue !

Comme le Diable Rouge s'humanisait ! En pensée, la jeune femme imaginait déjà

la scène qui allait suivre. Allait-il lui arracher sa robe, la dénuder, la libérer de ses

vêtements, et la prendre vigoureusement, dans l'urgence, sans préliminaires? Grisée de désir, elle se pencha un peu en avant, prête à tout. Mais l'instant

d'après elle se raidit sur son siège, tendue, hostile, comme révoltée. — Isobel?

Il l'appelait, mais un subit transport l'empêchait de parler, de lui répondre. Des

forces opposées s'affrontaient dans son corps et dans son cœur, sa respiration se

bloquait, une transe la paralysait, ses yeux se révulsaient... Elle bondit sur ses

pieds, et s'écroula sur le sol. — Isobel ! Il tenta de la relever, de la prendre dans ses bras, mais au contact de ses mains

elle ressentit comme une brûlure, et cria. L'obscurité s'appesantissait sur elle,

l'écrasait. Elle se débattit, frappa des deux bras et des ongles, au hasard, comme

une folle. Quand elle reprit un semblant de conscience, elle sut que Cyrille l'emportait

dans ses bras, en silence, qu'il la posait sur son lit, qu'Edith, prête à tous les

dévouements débitait des paroles confuses mais apaisantes. On lui posait sur le

front un linge humide et frais. En vain. Un furieux conflit faisait rage en elle, la

déchirait. Fermant les yeux, abandonnée, elle fit taire en elle toute pensée, et

s'évanouit derechef.

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Les membres lourds, la tête bourdonnante dans un sommeil agité, Isobel

succombait à l'enchantement magique du cauchemar. La veuve Nebbs,

grimaçante et rieuse, la dominait de toute sa taille, qui s'était prodigieusement

élevée. Elle tenait entre ses doigts desséchés un sachet verdâtre, menaçant. — Mets-le dans son vin, disait-elle, et tu le verras disparaître, il n'existera plus !

A jamais !

Que signifiait cette apparition? Isobel aurait-elle inconsciemment invoqué la

sorcière, appelé à son chevet la jeteuse de sorts ? — Que faites-vous, balbutiait-elle, je ne vous comprends pas...

— Tu ne me comprends que trop bien, ma petite âme. Mets cette poudre dans la

coupe de Montmorency, du Diable Rouge, de ton mari, et l'enchantement qui

t'emprisonne cessera, et tu te retrouveras libre, seule, débarrassée de son pouvoir

comme de sa présence ! Tu retrouveras ton château natal, sa lumière, son luxe...

Ne veux-tu pas revoir Wellingstone?

— Je le veux, répondait-elle, mais pourtant...

— Une seule pincée de ma poudre, et le Diable Rouge redescend en enfer,

insistait la voix de la vieille, qui prenait maintenant l'apparence d'un gnome

insidieusement penché à son oreille.

Isobel s'en écarta, secouant la tête avec violence, douloureusement. La

silhouette immense de son mari se profilait devant elle, elle ressentait sur ses

doigts et ses paumes la chaleur et la force de ses muscles tendus, sur ses épaules la

pression de ses bras, celle de tout son corps si puissant contre le sien... Qu'importe

qu'il fût un démon, elle ne pouvait, elle ne voulait pas le détruire. — Non ! Non ! hurla-t-elle, de toutes ses forces. Je ne peux pas !

— Petite sotte, reprenait l'apparition. Une seule pincée de poudre, et tout

disparaît de lui, jusqu'à son souvenir !

Isobel se trouvait maintenant recroquevillée dans le coin le plus obscur du logis

de la vieille. Elle se faisait minuscule, la bouche édentée de la guérisseuse ricanait

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très fort au-dessus d'elle et lui jetait sans cesse un ordre, toujours le même, d'une

voix lancinante. — Renvoie-le en enfer, renvoie-le en enfer...

Le sang battait à ses tempes, elle haletait au rythme incantatoire de l'injonction

répétée. Aurait-elle la force d'échapper aux pouvoirs de cet épouvantable philtre

de haine ? — Jamais ! s'exclama Isobel dans un cri déchirant. Tristan ! Tristan ! C'est

Tristan que je veux ! Je veux Tristan !

— Je suis là, ma chérie, répondit la voix profonde qui, d'un coup, dissolvait les

fantômes fantastiques du rêve.

Tristan. La pression, la chaleur de ses muscles, l'énergie de son embrassement,

elle les ressentait maintenant, dans l'émerveillement de la conscience retrouvée. Il

lui parlait, elle revenait à la vie, elle retrouvait son mari, son port d'attache...

Isobel ne reprit véritablement conscience qu'en s'éveillant le lendemain matin, à

l'aube. Elle éprouvait une sensation de libération et de plénitude. Au toucher de sa

couverture, elle sut qu'elle se trouvait dans son lit, mais lorsqu'elle souleva les

paupières, ses yeux s'ouvrirent sur une obscurité absolue. Le bras qui l'enserrait

était celui de Tristan, c'était le cœur de Tristan qui battait à son oreille, tout près,

puisque sa joue reposait sur le torse de son mari, que sa chevelure était répandue

sur le torse du Diable Rouge. — Tristan? murmura-t-elle maladroitement, la bouche sèche et le cerveau

embrumé.

Elle se souvint de sa visite au village, de son retour au château, du début du

repas... et puis plus rien, le vide, l'absence, hantée de cauchemars. Le sachet donné par la guérisseuse, elle l'avait bien laissé au fond du panier, et

cependant... S'y trouvait-il encore? Rien n'était moins sûr. Quel horrible

cauchemar elle venait de vivre ! Pourquoi lui semblait-il sortir d'une sorte

d'ivresse maléfique, qui l'aurait un moment arrachée à ses devoirs, à sa fidélité?

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Isobel se serra plus fort contre le corps de Tristan, palpant dans le noir ses bras

forts et son torse, comme pour s'assurer de sa réalité solide, de sa force et de sa

pesanteur. En réponse, il caressa doucement sa chevelure, et le contour de son

visage. — Isobel ? dit-il dans un souffle. Vous allez mieux ?

Elle ne put qu'opiner vivement de la tête, naïvement, comme l'aurait fait un

enfant. Quelle démarche stupide avait été la sienne ! Rendre visite à cette vieille

guérisseuse, trop apte à percevoir les pulsions momentanées de ses visiteuses, et

trop habile à les confondre ! Et par quelle maladresse, ou quelle malédiction, en

était-elle venue à absorber le prétendu remède? — Pourquoi? demanda-t-il encore. Pourquoi être allée chez cette guérisseuse ?

Vous sentez-vous malade ?

Son mari savait donc tout de ses agissements, songea Isobel. Nul doute que l'un

ou l'autre Cyrille, ou les deux, peut-être, ne l'aient espionnée. — Je ne lui ai rien demandé, dit-elle lentement, je vous en donne ma parole!

Tout cela s'est passé d'une façon si étrange, comme une sorte de rêve... Je suis

allée la voir pour échanger avec elle des recettes de médecine, mais je n'en ai pas

eu le temps. Elle m'a renvoyée avec un petit sachet d'herbes... Je l'ai oublié au

fond du panier... et je ne me souviens de rien. Tout se passe comme si j'avais

commis je ne sais quel excès. Comme j'ai trouvé ce vin amer...

Elle s'étonna de l'entendre rire doucement. — Je pense avoir trouvé l'explication de tout ce mystère, dit-il.

— Vraiment?

— Ces sorcières de village tiennent trop à leurs pouvoirs, et à leur clientèle,

pour ne pas craindre la concurrence. Que la dame du château, que dis-je, que

l'épouse du Diable Rouge, se mette à guérir les blessures et à soigner les enfants,

voilà qui ne convient sans doute pas à cette mauvaise vieille. Elle vous aura

donné quelque drogue âcre et soporifique, que vous aurez prise à votre insu. A

moins qu'elle ne vous ait suggessionnée... La vilaine canaille ! Une aussi piètre

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créature ne mérite pas le bûcher. Mais je compte bien la faire fouetter

d'importance, dès ce matin.

— Par pitié, épargnez-la, messire !

— Et pourquoi, je vous prie?

Isobel dut s'y reprendre à deux fois pour exprimer sa pensée. — Je crois, dit-elle, que la veuve Nebbs a malgré tout bien rempli son office de

guérisseuse. Elle m'a débarrassée de mes incertitudes, et de mes contradictions.

Comme je suis bien entre vos bras, mon cher époux.

Il se fit un long silence. Tristan souriait-il ? Fronçait-il les sourcils ? Se posait-il

des questions ? — Eh bien, dit-il enfin, alors, il ne me reste plus qu'à faire envoyer de la galette

et des fleurs à cette mégère !

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Chapitre 11

Quand Isobel s'éveilla, elle était seule. De tous les événements qui lui

revenaient à la mémoire, lesquels appartenaient-ils à la réalité, lesquels au monde

du rêve et de l'imagination? Elle avait voulu rendre visite à la vieille guérisseuse

du village, avec l'intention confuse et irrationnelle de trouver chez elle quelque

talisman qui pût la délivrer de l'emprise du Diable Rouge : celui-ci ne l'avait-il pas

cruellement mortifiée en la chassant de son lit, ne pouvait-elle se plaindre de ce

mauvais procédé ? Et l'amertume qu'elle en avait conçue ne manifestait-elle pas

un état de dépendance intolérable pour une personne de son caractère, et de son

éducation? Avant même qu'elle se fût exprimée — et qu'aurait- elle pu dire? — la veuve

Nebbs lui avait mis entre les mains un sachet d'herbes prétendument magiques,

qu'Isobel s'était refusée à utiliser. Elle comprenait mieux les choses. En lui offrant

ces herbes à rêver, la guérisseuse avait surtout voulu lui donner une leçon : il ne

seyait pas à une femme amoureuse de se défendre de sa passion, d'autant que

celle-ci était légitime. De quelle perspicacité démoniaque faisait preuve cette sorcière de village ! En

recevant la visite inopinée de la châtelaine, elle avait aussitôt compris qu'Isobel

venait chercher chez elle non pas la délivrance, mais la confirmation de son

attachement. A la réflexion, Isobel ne regrettait pas cette expérience, quelle qu'en fût la cause.

Les nausées provoquées par la mixture, et le sommeil profond qui l'accompagnait,

cette punition en quelque sorte lui rappellerait désormais que l'enchantement de

l'amour n'est pas de ceux dont on peut s'exorciser, puisqu'il naît de lui-même, dans

le cœur, sans l'intervention d'un sorcier ou d'un mage.

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Enchantée, elle l'était le plus naturellement du monde, et l'attachement qui la

liait si étroitement à son époux n'avait rien pour lui déplaire. Il allait se développer

sans doute, s'approfondir, parce qu'il était vivant, naissant, qu'il devait grandir en

se fortifiant. Dans cette dépendance enchanteresse, Isobel ne trouvait-elle pas le

bonheur? Mais son mari, le seul objet de ses désirs, était-elle condamnée à ne pas le voir,

irrévocablement ? Ne le rencontrerait-elle toujours que dans les ténèbres, ne

pourrait-elle jamais l'aimer en pleine lumière, le connaître totalement? Dans l'après-midi, elle voulut se lever, mais la fidèle Edith l'en empêcha. — Nous avons reçu des ordres, déclara-t-elle avec componction. Monsieur

Cyrille me les a transmis. Vous ne devez pas quitter la chambre. Ainsi l'a décrété

votre époux. Isobel s'étonna à part soi que sa gouvernante, d'ordinaire si hostile au Diable

Rouge et à sa mauvaise réputation, transmette ses ordres avec tant d'exactitude et

de sérieux. Elle s'était si radicalement métamorphosée que l'on aurait pu croire à

quelque nouvel enchantement. Comment interpréter les attentions de Tristan ? Ne voulait-il plus la voir? Après

avoir excusé dans l'euphorie de la guéri- son sa démarche auprès de la vieille, le

Diable Rouge s'était-il ravisé? Lui en voulait-il, à présent? Comme une antipathie,

un subit rejet de sa part, eussent été traumatisants, au moment même où Isobel

trouvait tant de satisfactions dans le destin que, par bravade, elle avait choisi ! Non, elle ne pouvait accepter ce doute, supporter cette angoisse. — Je veux mon mari, je veux qu'il vienne! dit-elle avec véhémence.

Quel enfantillage ! Ne se comportait-elle pas en petite fille capricieuse et gâtée?

Et quelle révolution dans ses habitudes, dans ses principes? Paradoxalement, elle

n'attendait plus de secours que du Diable Rouge, à présent ! — Soyez tranquille, madame, dit Edith en remontant ses coussins et en la

tapotant de la main, comme on fait à un bébé, il va venir. Je vais transmettre le

message à monsieur Cyrille.

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Isobel faillit insister, ordonner à Edith de s'assurer que sa demande était bien

transmise, et approuvée. Que de faiblesse et de naïveté ! Pour un peu, elle aurait

exigé que sa faible gouvernante lui amène de force, en le tirant par l'oreille, le

tout-puissant baron de Dunmurrow. Pour dissimuler son embarras, elle prit le parti de se réfugier tout entière,

jusqu'au-dessus des cheveux, sous ses couvertures. Mais au moment où Edith

allait quitter la pièce, elle en resurgit, saisie d'une inspiration subite. — Edith, ferme le volet, éteins la lampe et les flambeaux, ferme bien les

courtines tout autour de mon lit !

— C'est comme si c'était fait, répondit la brave femme. Vous voulez de

l'obscurité, à la bonne heure ! On ne dort bien que dans le noir.

Isobel se dissimula de nouveau le visage, pour qu'Edith ne la voie pas sourire.

Dormir? Il n'en était pas question. Elle voulait seulement laisser un libre accès à

son époux, amoureux des ténèbres. Edith, comme hésitante, semblait ne pas se résoudre à sortir. — Madame, dit-elle enfin, maintenant que vous ne me voyez plus, je peux

parler. Voilà. Depuis hier Glenna pleure toutes les larmes de son corps. Il faut lui

pardonner, madame, elle ne l'a pas fait exprès.

— Quoi donc?

— De vous rendre malade.

— Comment cela?

— Le sachet d'herbes, au fond du panier, elle l'a fait tremper dans un pichet de

vin et... elle en a mis dans votre coupe d'argent.

— C'était donc cela, murmura Isobel. Une petite pincée, je ne devais en

prendre qu'une petite pincée.

— Elle a peur d'être chassée du château, madame, et de recevoir le fouet.

— Dis-lui de ne rien craindre, Edith, je lui pardonne, à condition de n'en plus

jamais parler.

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Enchantée du succès de sa mission, sa gouvernante poussa un soupir d'allègre

soulagement. — Merci pour elle, madame. Heureusement que la vieille Nebbs fait peur à

mon William, sinon...

Isobel émit une interjection d'étonnement. — William ? Et pourquoi ?

— Eh bien, figurez-vous qu'il en voudrait encore, de ces plantes.

— Mais...

— Vous savez comment sont les hommes, alors le coquin a fini le pichet dans

la cuisine, comme il fait toujours, juste quelques gouttes, et il a fait des rêves...

des rêves de houris, comme il dit, des fleurs de l'Orient, à ce qu'il paraît. Mais je

me sauve, pour rassurer Glenna.

— Vois d'abord Cyrille, dit Isobel, peu soucieuse d'élucider le mystère des

houris. Restée seule dans le noir, elle attendit.

Quelques minutes s'étaient-elles passées, ou une heure tout au plus ? Les

rideaux de son lit bruissaient, un grand corps s'allongeait près d'elle, une main

froissait le tissu qui la recouvrait. — On me dit que vous souhaitez ma présence, madame mon épouse.

— Je la souhaite, en effet, répondit-elle d'une voix étouffée.

A son contact, elle sentit qu'il était tout habillé. Quelle déception puérile !

Comme elle aurait aimé qu'il fût dénudé, prêt à tout ! Elle le voulait. Et pourtant, songea-t-elle, il s'était tenu tout à l'heure à son côté, à cette même

place, au moment où elle sortait des brouillards de l'inconscience. Ses attentions,

ses embrassements, les avait-elle rêvés? Non sans doute. Et cependant, elle en

éprouvait une nouvelle appétence, une nouvelle soif. Fallait-il que son désir fût

grand !

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Ce désir la transportait d'étonnement, mais elle n'en avait pas honte. Tristan

prenait tant de place dans son cœur, dans sa volonté, il faisait tellement partie

d'elle- même ! Comme pour lui prouver qu'il comprenait le sens de son appel, sans qu'il fût

nécessaire de l'expliciter, Tristan lui prit les lèvres, parcourut des doigts

lentement, voluptueusement, ses membres, sa peau, toutes les courbes de son

corps, avec une sorte de soin maniaque. Perdue dans l'appréhension de l'extase,

Isobel n'avait pas pris conscience qu'il se défaisait d'une ample robe de chambre

et qu'il était nu contre elle, prêt à combler ses vœux. Quand il vint en elle, Isobel gémit de bonheur, en possession de tous les

pouvoirs, de toutes les capacités de son être.

Dès lors, à leur satisfaction mutuelle, Montmorency de Dunmurrow et Isobel de

Wellingstone, son épouse, observèrent une sorte de rituel. Durant le jour, Isobel

vaquait aux travaux d'organisation et de restauration du château, veillait à la

gestion des plantations et des récoltes autour du village voisin mais aussi dans tout

le fief, avec la collaboration d'Herbert Clinton, responsable des actions

extérieures. Pendant la nuit, après avoir dîné seule en sa présence, elle accueillait

son époux dans son lit, pour le plus grand plaisir de l'un comme de l'autre. Disposition idyllique, à bien des égards. Mais il manquait quelque chose au

bonheur de la jeune femme : pourquoi, après une nuit d'amour, s'éveillait-elle

toujours seule, parce que son mari désertait sa couche avant le lever de l'aurore, et

pourquoi s'obstinait-il opiniâtrement à dissimuler son apparence ? Dévorée de

curiosité, Isobel ne songeait qu'à percer ce mystère.

La préparation des festivités de Noël offrait pourtant quelque dérivatif à ses

préoccupations. Isobel, bien convaincue de la mission qui incombe aux puissants,

avait un grand souci du bonheur des humbles, qu'ils fussent serfs, laboureurs ou

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tâcherons. Quelle meilleure occasion que la célébration d'une fête pour réunir tout

un peuple et ses maîtres dans la même allégresse? Dans cette perspective, elle dirigeait avec une particulière attention le personnel

de la cuisine, dont on attendait des merveilles. La diligente Glenna, qui

manifestait d'inattendues aptitudes au commandement, ne régnait plus seulement

sur ses aides, vieux guerriers reconvertis dans la gastronomie, ainsi que sur le

jeune Guillery, joueur de vielle à ses heures et tourneur de broche émérite, mais

aussi sur toute une équipe de recrutement récent. Un beau matin, comme après une séance de travail elle s'était réfugiée dans un

recoin de la grande salle, déserte à cette heure, pour rédiger un message à

l'intention de Matthew Brown, son intendant à Wellingstone, sa réflexion se

trouva interrompue par l'intrusion du couple le plus mal assorti mais le plus

indissociable qui fût à Dunmurrow. Edith s'avançait, pimpante et allègre, suivie

d'un William bougonnant, qui attachait à grand-peine la boucle de son ceinturon. — Du calme, bougresse, du calme! maugréait-il en mettant en place la longue

épée qui battait ses maigres jambes. Je n'étais pas prêt ! On n'a pas idée de partir

sans son garde du corps, comme une dératée, quand on est une dame !

— Le monde, déclama Edith, qui n'avait pas aperçu sa maîtresse, appartient à

ceux qui se lèvent tôt. Pas de chance pour les ronfleurs du petit matin, suivez mon

regard.

— Moi, ronfler, m'endormir sur l'ouvrage? Mensonge, médisance ! Que dis-je,

médisance ? Calomnie pure et simple !

Comme pour souligner sa mauvaise foi, le visage hilare de William démentait

ses protestations indignées. Isobel se souvint que le matin même la fidèle Edith s'était, contre son habitude,

abstenue de lui apporter son assistance. Les choses étaient claires, désormais :

Edith, qui redoutait en entrant à Dunmurrow d'être consumée par les flammes de

l'enfer, y avait trouvé dans celles de l'amour une satisfaisante échappatoire.

Jamais elle n'avait paru plus jeune, et plus gaie.

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Elle sortit, William sur ses talons, sans avoir vu Isobel, que dissimulait aux

regards le lutrin qui lui servait d'écritoire. L'espace d'un instant, Isobel éprouva la morsure de l'envie. Comme ils étaient

heureux, ces gens simples, qui jouissaient nuit et jour, librement, de leurs

sentiments, manifestant sans discontinuer leur bonne entente ! Jamais elle n'avait

vu de couple aussi naturellement heureux. Mais elle réfréna sans peine ses mauvais sentiments. N'était-elle pas, en vérité,

une femme comblée? Elle avait imposé sa présence à un inconnu, en ne misant

que sur la mauvaise réputation du Diable Rouge, et elle se trouvait nantie d'un

mari affectueux, dont les caresses la comblaient, qu'elle n'aurait voulu quitter

pour rien au monde, et qui de plus la laissait libre de gérer à son gré son domaine.

Beaucoup de femmes pouvaient-elles se targuer d'une telle réussite? Non, bien sûr. La curiosité qui la rongeait n'était qu'une manifestation de sa

ridicule pusillanimité. La volonté qu'avait son mari de vivre dans l'obscurité

n'était qu'un caprice sans conséquence. L'amour ne suppose-t-il pas une totale

confiance, une acceptation de toutes les originalités ? Mais un obstacle de taille s'opposait à son bonheur : ces principes dont Isobel

reconnaissait l'évidence, elle se sentait incapable de les mettre en pratique. Elle

tenta de se concentrer sur le message qu'elle rédigeait. En vain. Elle ne pouvait se

figurer le visage du destinataire de la lettre, les jardins ensoleillés de son château

de Wellingstone, sa grande chapelle, ses galeries et ses arcades... Toutes ses

pensées allaient aux ténèbres de la chambre où se dressaient les tréteaux du dîner,

loin de l'âtre, et plus loin encore le lit immense qu'elle ne connaissait que pour y

avoir pris place, avec quel bonheur! Mais en savait- t-elle seulement la couleur

des rideaux, pouvait-elle se représenter les boiseries sculptées, les colonnades?

Non, bien sûr. Que faisait en ce moment Tristan, plongé en plein jour dans l'obscurité la plus

épaisse? Rêvait-il des cerfs et des sangliers qu'il traquait jadis? Des hérons

qu'abattaient pour lui faucons et gerfauts, projetés de son gant de cuir dans la

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lumière de l'été? Des combats de sa jeunesse, sans doute, du sang et du carnage,

de l'excitation de la bataille, des armes étincelantes au soleil de la Terre sainte,

des riches couleurs de l'Orient? Toutes ces expériences, Isobel le savait, son mari les avait vécues, il avait été

l'un des compagnons du roi jusqu'aux confins de l'Europe, il avait animé des

troupes entières, connu de bruyants triomphes... Pourquoi vivait-il désormais en reclus, dans une solitude presque totale ?

Encore le château était-il un peu plus peuplé, depuis qu'Isobel y avait attiré des

villageois et des manœuvres. Mais auparavant, quelle sinistre demeure ! Et

pourquoi ne voulait-il voir personne, ni être vu de quiconque? Accoutumée à

résoudre avec logique tous les problèmes de l'existence, Isobel affrontait pour la

première fois de sa vie le mystère de l'irrationnel. Aucune ouverture ne lui permettait de percer à jour cet étrange secret, personne

ne la seconderait dans sa quête. Les deux Cyrille étaient des personnages trop

particuliers pour qu'on les interroge, Herbert, qui nécessairement était au courant

de l'essentiel, se refusait à témoigner. Quant à Tristan, l'évocation de son passé le

jetait dans d'horribles accès de fureur. Poursuivant tant bien que mal la rédaction de sa lettre, Isobel vit du coin de l'œil

Cyrille descendre, accompagné de deux charpentiers, l'escalier étroit qui menait

aux profondeurs des caves et des oubliettes. Comme ils ne s'éclairaient à eux trois

que d'un seul flambeau, il se disposait nécessairement à surveiller en personne

leurs travaux. Un instant plus tard, Isobel aperçut, par un hasard exceptionnel, l'autre Cyrille.

Celui-ci, vêtu d'une courte cotte de mailles, tenait à la main un casque d'acier à

large visière. Précédé d'un valet d'armes, il quittait le donjon par une étroite

poterne. D partait en mission dans la campagne environnante. Les deux séides du

Diable Rouge désertaient donc le seuil de son appartement. Mue par une impulsion soudaine, Isobel se leva, sa lettre à la main, et gagna

vivement l'étroit escalier en spirale qui donnait accès à l'étage supérieur. Aucun

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flambeau n'y donnait de lumière, mais Isobel aurait aussi bien pu à force

d'habitude le gravir les yeux fermés. Consciente de braver un interdit, elle sentait

son cœur battre un peu plus fort à mesure qu'elle s'élevait. Une sorte de nécessité la pressait. Elle voulait en savoir davantage sur Tristan,

et cette fois l'occasion était trop belle de le surprendre à une heure inhabituelle, en

pleine journée. A quelles occupations se livrait-il? S'exilait-il dans quelque

repaire caché, dans quelque cabinet d'alchimiste? Quand il était seul, donnait-il de

la lumière? En survenant à l'improviste, peut-être aurait- elle la chance de

l'apercevoir. Et si la vaste pièce était vide, peut-être pourrait-elle trouver quelque

indice qui lui permettrait d'en savoir davantage sur le mystérieux Diable Rouge. En haut de l'escalier, personne ne montait la garde : la seule réputation du baron

de Dunmurrow écartait de lui toute présence, qu'elle fût hostile ou non.

Épouvantée de sa propre audace, Isobel poussa hardiment la porte et la referma

aussitôt derrière elle. Comme de coutume, il n'y avait rien à voir que la lueur rougeâtre du feu. Le

reste de la pièce baignait dans une obscurité profonde. On n'entendait aucun autre

bruit que le craquement sec des braises et le sifflement modulé d'une vapeur de

sève. Comme elle prêtait l'oreille, elle surprit cependant un autre bruit, celui d'un

reniflement humide, et des frottements souples et rythmés sur les dalles. Castor et

Pollux, désormais habitués à elle, venaient à sa rencontre. L'instant d'après, bien qu'elle se fût mentalement garantie de toute surprise, elle

bondit de saisissement : du fond des ténèbres, on l'appelait. — Isobel ? Vous ici, à cette heure ?

Haletante, la jeune femme se força à prendre une profonde inspiration pour

apaiser son esprit troublé. Non, il ne s'agissait ni de magie ni de sorcellerie. Cette

voix grave et profonde, c'était celle de son mari. De quelle humeur allait-il

l'accueillir? Devait-elle s'attendre à un accès de colère? Elle dut s'humecter les

lèvres pour pouvoir s'exprimer.

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— Je crains de vous importuner, dit-elle aussi naturellement qu'elle le put. Je

viens d'écrire une lettre à l'intendant de Wellingstone...

Il l'interrompit rudement. — Où est Cyrille? questionna-t-il sans dissimuler sa contrariété.

— Il sortait au moment où j'ai pris l'escalier, répondit-elle sommairement, peu

désireuse de fournir des précisions embarrassantes. Si vous n'avez pas le temps...

— Asseyez-vous. N'était-il pas question d'un message?

L'oreille basse, Isobel prit place sur un tabouret et lut le parchemin à la lueur du

foyer. Quand elle en eut fini, elle put se dire avec satisfaction que sa voix n'avait

pas trop tremblé. Comme elle se sentait intimidée et troublée, en compagnie de

son époux ! Aurait-elle éprouvé une appréhension aussi grande si elle avait pu lire

les réactions sur son visage? — Lecture intéressante en effet, persifla Tristan, et instructive, mais

parfaitement inutile. Vous savez bien, madame la baronne, que je me refuse à

intervenir dans les affaires de la comtesse de Wellingstone. Mon approbation

maritale, s'il en faut une, vous est acquise, quelles que soient vos décisions.

Isobel, rouge de confusion, avait courbé la tête. L'ironie dont faisait preuve son

mari signifiait éloquemment qu'il n'était pas dupe de son prétexte, et qu'il avait

bien conscience de sa naïve indiscrétion. Que pouvait-elle opposer à tant de perspicacité? N'allait-elle pas avoir à subir

ses moqueries, et ses sarcasmes ? — Eh bien, reprit-il sur un tout autre ton, il me semble que vous supportez mal la

solitude, ma chère, et que vous recherchez la présence de votre époux, quelque

ruse qu'il dût vous en coûter.

Heureuse, déchargée de tout sentiment de culpabilité, Isobel respira librement.

Tristan ne lui tenait pas rancune de son stratagème, il l'accueillait avec

bienveillance, avec tendresse... — Cette présence, je la recherche en effet, répondit- elle en toute sincérité.

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Cet aveu dénué d'artifice portait en lui une telle charge d'émotion qu'elle en fut

elle-même surprise, et ravie. — Eh bien, dit tout aussi simplement Tristan, venez donc me rejoindre, ma

femme, car moi aussi je languis de vous.

Transportée de bonheur, elle s'avança dans la nuit. Comme s'ils étaient

conscients du bonheur de leur maître, Castor et Pollux lui faisaient fête. Des bras

la saisirent, des lèvres fermes et avides parcoururent sa nuque et sa chevelure. Oublieuse de ses inquiétudes, elle s'abandonna à la magie charnelle dont

l'enchantait le Diable Rouge.

— Pour la fête de Noël, il nous faudra force tourtes, et des pâtés de toutes sortes.

De la bière aussi pour les villageois, et nous ferons cuire abondance de pain de

froment, tellement qu'ils pourront tous en rapporter dans leurs chaumières.

Edith opinait énergiquement de la tête. — Ce sera une bien belle fête, madame, dit-elle d'un ton convaincu. Les braves

gens n'en ont jamais connu de telle. Ils en rêvent déjà. William m'a promis de me

faire découvrir des danses d'Égypte et de Syrie, des danses pour les femmes qu'il a

vues chez les Sarrasins. Il dit que c'est un mystère, j'ai hâte de savoir. Je n'ai pas

dansé depuis si longtemps ! Moi aussi, j'en rêve, de ce jour-là!

— Même si le Diable Rouge ne prend pas part aux festivités ? questionna Isobel

à seule fin de la taquiner.

— Eh bien, voyez-vous, je m'en méfie encore, répondit sa gouvernante avec le

plus grand sérieux. Un diable sera toujours un diable. Mais William en fait un tel

éloge, il l'admire tellement... Votre époux doit sans doute bénéficier de

circonstances atténuantes, comme on dit, alors je réserve mon jugement.

Isobel éprouva comme de l'agacement : fallait-il qu'elle défendît bien mal la

réputation de son mari, pour que l'avis d'un soudard pesât plus que le sien ! Elle

s'était sans cesse raillée des légendes absurdes qui entouraient Montmorency,

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mais l'avait-elle fait avec assez de conviction ? Avait-elle dit à sa suivante

combien Tristan pouvait être attentif, sensible, amoureux? — Mon époux est le meilleur des hommes, dit-elle avec conviction.

— Sans vous faire offense, vous êtes mal placée pour en juger, rétorqua Edith,

qui semblait cultiver avec une égale dilection le paradoxe et le scepticisme.

Puisque mon Willie en a si grande opinion, ça ne doit pas être tout à fait le pire.

Mais on ne sait jamais, ouvrons l'œil !

Elle se remit à l'ouvrage en chantonnant. Sur ces entrefaites, William, le témoin

de moralité dont il venait d'être fait mention, survint, tout guilleret. — Edith, ma colombe, on réclame votre présence dans la cuisine, dit-il avec

enjouement, bien qu'il eût la bouche pleine. Les petits gâteaux sont-ils assez cuits

? Je le crois, mais cette chère et bienveillante Glenna ne veut empiéter en rien sur

vos respectables prérogatives.

— Des gâteaux, j'espère qu'il en reste, vandale! s'écria la digne femme. Quel

goinfre ! Si seulement cela te faisait grossir un peu, mauviette !

Elle sortit en ricanant, les sourcils froncés. Insensible à sa mauvaise humeur

comme à son ironie, William vint s'installer sur un tabouret, près du feu, et sans

vergogne sortit de sa manche quelques macarons encore fumants, qu'il se mit en

devoir d'engloutir avec gourmandise. Témoin de cette scène pittoresque, Isobel, amusée, hocha la tête avec

indulgence. L'instant d'après, elle ne souriait plus, le regard qu'elle portait sur

William devenait pensif, perçant. Cet homme si simple, ce soldat, était depuis

longtemps au service de Montmorency de Dunmurrow, il l'avait vu sur les

champs de bataille. Ne connaissait-il pas son secret? S'assurant du coin de l'œil qu'Edith s'affairait encore dans la cuisine et ne

risquait pas d'intervenir, Isobel prit le prétexte de quelque débris à jeter au feu

pour s'approcher aussi naturellement que possible de ce garde si particulier. — William, dit-elle, avez-vous longtemps servi sous les ordres du baron, et de

ses lieutenants?

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— Depuis toujours, madame.

Isobel s'attendait à des confidences, à des récits, péché mignon des anciens

combattants, mais elle en fut pour ses frais. A l'accoutumée fort disert, le

compagnon d'Edith restait sur la réserve. Comme pour éviter de croiser son

regard, il fixait le sien sur les flammes du foyer. — Cela fait-il beaucoup d'années? interrogea-t-elle avec humour.

— Pas mal d'années, on peut le dire.

Quelle torture ! Cet homme avait vu le Diable Rouge dans son existence

antérieure, il aurait pu le décrire sans doute, et elle ne pouvait lui poser les

questions qui lui brûlaient les lèvres, sous peine de révéler sa propre ignorance,

bien qu'elle fût l'épouse de ce héros ! — Je suppose, avança-t-elle, que sa haute taille en imposait à chacun, et surtout

à ses adversaires.

— Pour être grand, il est grand, admit William sans se compromettre

davantage.

Quelle buse! Isobel aurait voulu pouvoir le frapper, pour en tirer toutes les

informations dont elle se trouvait dépossédée. Tristan. De quelle couleur étaient

ses yeux, sa chevelure? De quel faciès épouvantable était-il affligé? — Rien que par son aspect, provoquait-il... l'effroi?

— Forcément, dit William, comme excédé par une telle évidence.

Toute autre se fût découragée. Isobel résolut de s'entêter : quitte à se

compromettre, autant aller jusqu'au bout de l'épreuve ! — Etait-il donc si... épouvantable?

William dodelina de la tête. De toute évidence, il regrettait d'avoir choisi la

grande salle pour prendre un moment de repos. La compagnie de la châtelaine l'importunait, à n'en pas douter.

— Pour sûr, dit-il, comme à regret. Et puis, quand le roi Richard s'est mis dans

sa tête de mule — pardonnez- moi, madame — de lui donner ce nom de Diable

Rouge, tous les abrutis se sont mis à inventer des choses, les abrutis de Jérusalem,

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de Palestine, du pays de Galles, d'Écosse, d'Angleterre et d'ailleurs. Des abrutis, il

y en a partout.

Comme saisi d'étonnement par l'évidence de cette assertion, le gardien attaché à

la personne d'Edith hocha la tête avec conviction. Sans partager nécessairement les jugements sommaires du bonhomme, Isobel

en retint cependant une leçon. L'hypothèse de la sorcellerie ou de quelque pouvoir

occulte n'effleurait pas cette âme simple. L'effroi provoqué par son mari ne

pouvait donc résulter que d'une difformité physique, ou bien de naissance, ou bien

acquise sur quelque champ de bataille. Elle connaissait pourtant de près Tristan,

pour avoir senti son corps contre le sien, pour avoir palpé sous ses doigts, avec

quelle fièvre, le modelé de son visage. Comment déceler cette infirmité secrète ? Une idée lui vint, qui peut-être allait déjouer l'excessive discrétion de William. — Je me demande, dit-elle, pourquoi le baron ne s'occupe pas personnellement

de l'entraînement de ses gens d'armes.

— Il fait confiance à Herbert Clinton, et il n'a pas tort. Et puis vous savez, après

tous ses exploits, il a bien le droit de se reposer, il me semble.

Du repos ? Isobel faillit exploser de colère. Comme si la seule fatigue pouvait

donner un sens aux mystères d'une telle existence ! — Mais il ne quitte jamais sa chambre, s'écria-t-elle, il vit en permanence dans

le noir !

Elle se mordit aussitôt la lèvre. Quelle indiscrétion elle venait de commettre!

L'exaspération l'avait emporté sur la prudence, ce cri du cœur lui avait échappé. Le visage d'ordinaire avenant de William s'était fermé. Soudain préoccupé, il se

leva, les yeux ostensiblement tournés vers les cuisines. — Je cause, je cause, et pendant ce temps-là, je néglige tous mes devoirs, dit-il

le plus sérieusement du monde. Cette pauvre madame Edith ! Si Herbert la voyait

seule, gare à mes oreilles ! Les ordres sont les ordres, comme on dit.

Sur ces fortes paroles, il s'esquiva vivement, abandonnant près du feu sa bière.

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Restée seule, Isobel ramassa pensivement la timbale encore à moitié pleine. La

chaleur du foyer avait tiédi la bière. A ce contact, elle sourit, parce qu'il lui

rappelait les prescriptions que la veuve Nebbs lui avait données au cours de son

cauchemar provoqué, et le pouvoir des plantes. Si seulement, songea-t-elle, il en

existait une qui pût délier les langues, quel avantage cela serait! Une potion qui

rendrait bavards les plus réticents... Isobel n'en connaissait pas. Les seules qu'elle

sût préparer étaient des remèdes, des purges, des somnifères... Elle reposa la timbale, qu'elle se disposait, dans sa simplicité, à rapporter à

l'office. Il y avait mieux à faire.

Tristan lui cria d'entrer. Isobel eut une hésitation. Oserait-elle... Il était temps

encore de renoncer à son entreprise. Mais en femme décidée, accoutumée à aller

jusqu'au bout de ses intentions, elle poussa bravement la porte, une main crispée

sur la petite fiole, et pénétra dans le repaire du Diable Rouge. — Il est bien tôt pour le dîner, observa-t-il d'une voix un peu sarcastique.

Seriez-vous à ce point affamée, ma chère?

De toute évidence, il sous-entendait que le désir charnel attirait surtout Isobel

dans sa chambre. Elle se raidit un peu. Si désireuse qu'elle fût de complaire à son

mari, elle ne devait pas se jeter à son cou pour recevoir avant le repas ses

hommages, sous peine de ruiner ses projets. — Ce n'est pas encore servi ? Je meurs positivement de faim, dit-elle aussi

naturellement que possible, sans relever l'insinuation.

Au silence boudeur qui suivit, elle comprit que Tristan s'attendait à une réaction

bien différente. Sa frustration muette aurait fait sourire de bonheur la jeune

femme, si son inquiétude avait été moins vive. Elle se hâta de prendre place sur son siège, devant les tréteaux déjà dressés.

Comme elle l'avait prévu, Cyrille n'avait encore rien apporté sur la table. Elle ne

s'installait de coutume qu'une fois disposés les tranchoirs, les flacons, les

couteaux et les coupes. En attendant, pour meubler le silence, elle entreprit,

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comme si de rien n'était, de faire avec enjouement le récit de ses activités du jour.

Tout en babillant, elle tendait l'oreille, attentive à l'arrivée du service. Cyrille se présenta ponctuellement, porteur du vaste plateau qui supportait le

matériel et les mets. A en juger par sa dextérité, il était nyctalope, car tous ses

gestes étaient d'une remarquable précision. Au moment où il posa devant le baron

la grande coupe d'argent doré qui lui était réservée, Isobel tendit prestement le

bras pour rectifier la position de l'objet, qu'elle saisit par-dessus, de sa main

grande ouverte. L'instant d'après, elle glissait dans sa manche le flacon vide. Cyrille s'étant retiré, le cérémonial du repas se déroula, comme d'habitude, dans

l'obscurité. Isobel parlait des préparatifs de la fête de Noël et mangeait

distraitement. Chaque fois qu'elle entendait Tristan boire un peu de son vin, elle

retenait sa respiration. La quantité de liqueur n'était-elle pas trop faible? Ou trop

forte? A un personnage aussi grand et fortement construit, elle avait cru pouvoir

donner une dose considérable. Encore fallait-il que les effets n'en soient pas trop

durables, sous peine de scandale. Quand il se mit à bâiller, elle se dressa sur ses jambes. Il ne fallait pas perdre un

instant. — Tristan, dit-elle aussi posément, et aussi chaleureusement que possible,

permettez-moi de me retirer.

— Seriez-vous lasse, ma chère?

Elle lui sourit, honteuse de sa duplicité. — Je vous attends dans ma chambre, Tristan.

D'un éloquent soupir de satisfaction, il approuva cette proposition. Isobel quitta

la pièce, et se retint de presser le pas pour se rendre chez elle. Bien qu'ils eussent fait l'amour dans chacun de leurs lits, elle savait que son mari

préférait venir chez elle, parce qu'il pouvait l'abandonner à son sommeil et

retrouver l'obscurité de son domaine, en pleine nuit. Comme ils se connaissaient

bien, désormais ! Des lèvres, des mains, de toute leur peau, ils se caressaient,

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s'exploraient mutuellement, rien dans le corps de l'autre ne leur était étranger. Et

cependant, à supposer qu'Isobel ait croisé son mari en chemin, au grand jour, elle

n'aurait pu l'identifier. Quelle intolérable frustration ! Isobel ne pouvait plus la supporter. La

machination dangereuse qu'elle tramait serait-elle couronnée de succès? Elle

saurait alors le secret du Diable Rouge. Puisque le toucher ne révélait en lui

aucune infirmité, puisqu'il dissimulait son visage, c'est que sa peau peut-être était

affectée d'une affreuse coloration, à moins qu'elle ne fût entièrement décolorée, le

faisant ressembler à quelque fantôme. Voir, il fallait voir. Le choc serait affreux

sans doute, mais la plus vive émotion ne pouvait être plus traumatisante que cette

intolérable incertitude. Le mari attentif qui la chérissait avec tant de fougue n'était de toute évidence pas

un être surnaturel, comme pouvaient le prétendre les plus superstitieux. Mais tout

humain qu'il fût, son secret faisait peser sur lui une étrange suspicion. L'amour

même qu'éprouvait Isobel à son égard se trouvait comme bridé, entravé par cette

énigme permanente. Le mystère était d'autant plus blessant que certains proches s'en trouvaient

affranchis. Herbert Clinton et les deux Cyrille étaient nécessairement dans le

secret. William, quelques gardes, et sans doute aussi le roi Richard en savaient

quelque chose. Quelle injustice ! Exclure une épouse que l'on cajole, dont on

n'entend pas se séparer, d'un cercle aussi hétéroclite de confidents, n'y avait-il pas

là de quoi justifier quelque rouerie ? Ainsi songeait Isobel, ressassant ses griefs et ses raisons, comme pour mieux se

convaincre de leur légitimité. Cette nuit, elle allait enfin voir le visage du Diable Rouge.

La joue posée contre le torse de son mari, Isobel entendait l'inspiration et

l'expiration de l'air dans ses poumons. Elle sentait sous sa main, qui effleurait le

sein gauche, battre son cœur, qui semblait un peu ralenti, sous l'effet de la drogue

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peut-être. La tranquillité de Tristan, la régularité de sa respiration, faisaient un vif

contraste avec son propre émoi. Malgré les précautions prises, Isobel retenait son

souffle, empêchait le frémissement de ses doigts, s'efforçait en vain de discipliner

les à-coups du sang qui battait à ses tempes. Tristan ne dormait-il que de son sommeil naturel, ou se trouvait-il entièrement

sous l'influence du narcotique? Il l'avait aimée tout à l'heure, jusqu'à l'extase, mais

s'était vite assoupi, contre son habitude. En revivant ce moment de volupté, la

jeune femme dut étouffer un sanglot. Son indiscrétion n'allait-elle pas

compromettre son bonheur, ruiner ses espérances? Montmorency de Dunmurrow

ne manquait sans doute pas de raisons pour ne vouloir se montrer à personne... Au

moment de passer à l'acte décisif, la crainte l'emportait en elle sur l'excitation de

la découverte. — Tristan? Appela-t-elle. Il ne répondit pas. Il fallait agir, dans l'urgence. Quand il se réveillerait, dans

quelques courts moments peut-être, il ne fallait pas qu'il sache qu'elle avait voulu

le contempler. S'il tenait tant à son mystère, avec quelle fureur apprendrait-il qu'il

était dévoilé! En homme violent, il sévirait sans doute. En possible suppôt de

Satan, jetterait-il une malédiction ? Isobel frissonna de plus belle. Et si son visage

était marqué, non pas d'une pâleur morbide ou d'une coloration étrange, mais par

quelque symbole de l'au-delà, par quelque stigmate satanique? Ne risquait- elle

pas de se trouver pétrifiée comme la trop curieuse femme de Loth, transformée en

statue de sel, en se retournant vers Sodome? Dans un effort de volonté, elle tenta d'écarter ces pensées ridicules, mais

terrifiantes. Elle s'écarta souplement du grand corps étendu, entrouvrit les

courtines du lit, et sentit sous ses pieds nus la douceur de la peau d'ours étalée sur

les dalles. Enveloppée d'une ample tunique, elle s'approcha ensuite de la

cheminée où couvaient les derniers feux. La grosse chandelle était prête, dans un

recoin. Quand Isobel présenta la mèche aux braises rougeoyantes, elle dut répéter

son geste, tant sa main tremblait.

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Avant de se retourner, il lui fallut prendre une profonde inspiration. Le sort en

était jeté. Elle leva bien haut le lumignon. La jambe nue de Tristan apparut d'abord. Son

épouse, lentement, avec une crainte révérencieuse, écarta le drap froissé qui

reposait sur lui et le dissimulait, choisissant ainsi de découvrir d'abord son corps. C'était presque celui d'un géant, comme elle le savait déjà, mais aussi celui

d'une sorte d'apollon. Sur ses jambes très longues les muscles se dessinaient

nettement sous la peau très lisse. Faisant glisser son regard jusqu'en haut des

cuisses, elle contempla avec saisissement sa virilité, au repos dans une abondante

toison blonde. Entre les hanches par comparaison fort étroites, le ventre plat était

marqué du relief des abdominaux puissants. Sa hanche était marquée d'une

cicatrice fort ancienne. Sur le torse, très développé, les pectoraux saillaient dans un brouillard de poils

blonds et fins. Un bras mollement étendu donnait la même impression de

puissance et d'équilibre. Isobel retint sa respiration. Elle n'avait observé qu'un

corps sans défaut, celui d'un athlète, le plus fascinant que l'on pût imaginer. Son

élégance dans l'abandon suggérait celle de la perfection même. La tête baignait encore dans l'ombre. Un instant, Isobel dut fermer les yeux.

Après tant de splendeur charnelle, quelle surprise l'attendait-elle, quel contraste,

quelle discordance? Sur le visage sans doute se lisait toute l'horreur qui

condamnait aux ténèbres le Diable Rouge. Elle écarta davantage la courtine, la releva, pour voir... La chandelle qu'elle tenait très haut faillit tomber sur le sol, tant le spectacle qui

s'offrait à elle la suffoquait. Le Diable Rouge avait le visage d'un archange. Sa chevelure blonde ondulait sur son épaule et sur sa joue. Les sourcils droits,

les yeux soulignés d'une barrière de longs cils plus sombres sous les paupières

fermées, il avait la bouche sensuelle, aux lèvres un peu ourlées, presque

pulpeuses. Le nez rectiligne et le menton volontaire suggéraient l'autorité et le

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goût du commandement, marqués encore par les pommettes hautes au-dessus des

joues lisses, aux méplats rectilignes. Rien ne venait altérer la beauté de ce visage digne d'un dieu, pas même la fine

cicatrice qui faisait un trait léger entre un sourcil et la tempe, du côté droit. Isobel

se pencha pour mieux voir, une main crispée sur sa gorge, de l'autre approchant

un peu la lumière. Ce n'était que la trace d'une mince estafilade, peut-être

relativement récente, mais à tout prendre anodine. Ce souvenir de quelque bataille ajoutait encore à l'impression de force que

dégageait le visage mâle, en le rendant aussi en quelque sorte plus humain. Il

faisait penser à saint Georges après qu'il eut terrassé le dragon, ou à l'archange

Gabriel, vainqueur de Lucifer. Lucifer. Le Diable en personne. Ne disait-on pas qu'il revêtait parfois les plus

flatteuses apparences, pour séduire à son gré les pauvres mortels? Ébranlée,

incertaine, Isobel allait murmurer quelque oraison propitiatoire, quand soudain le

corps magnifique qui s'offrait à ses regards se mit en mouvement. Il s'étirait.

Haletante de terreur, elle faillit laisser choir la chandelle en la soufflant, en même

temps qu'elle remettait en place les courtines. Il lui fallait reprendre sa place dans le lit... En aurait- elle le courage? Un long

moment, elle resta debout, confuse et angoissée, incapable de se décider. Mais à la fin elle eut honte d'elle-même. Jamais elle n'avait connu la peur, dans

sa vie antérieure. Ni l'obscurité, ni la sévérité de son père, ni les taquineries

cruelles de ses frères n'avaient eu le pouvoir de l'effrayer. Elle se riait des histoires

de fantômes et de spectres que colportait la trop crédule Edith. Elle fit le tour du baldaquin, abandonna la tunique qui la revêtait et reprit avec

résolution sa place près de son mari. D'abord immobile et tendue, elle reposa la

tête contre l'épaule de Tristan, les larmes aux yeux. Comme elle l'aimait! Le

mystère qui entourait le seigneur de Dunmurrow s'épaississait, contre toute

attente. Jouissant d'une pareille beauté, pourquoi se dérobait-il aux regards?

Était-il ange, ou bien démon? Qui aimait-elle?

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Qu'importait cette incertitude? Elle l'aimait, cela seul comptait.

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Chapitre 12

Comme il faisait bon se prélasser en s'éveillant, dans ce lit chaleureux! L'air

tiède sentait bon l'amour, le simple contact des peaux semblait une caresse intime,

il n'était jusqu'au rythme régulier d'une respiration familière qui ne fît comme une

légère musique. Isobel dormait encore, sans doute, puisqu'elle rêvait, qu'elle

imaginait, qu'elle ressentait en songe la présence de son mari. Eût- elle ouvert les

yeux, qu'elle aurait vu la toison blonde et légère de son torse puissant, la courbe de

son épaule, et le galbe élégant de son cou... Quel enchantement ! Il était bien là, tout de force et de douceur... Le vol du

temps se suspendit soudain, le pouls d'Isobel s'accéléra, et puis son cœur cessa de

battre. Le souffle interrompu, elle accéda d'un coup à la claire conscience. Tristan n'avait pas bougé. Il dormait encore. Dans sa crainte de ne pouvoir

accomplir son projet, et sous- estimant sans doute l'efficacité du somnifère, elle

s'était laissée aller à augmenter la dose au-delà du raisonnable. Le Diable Rouge

allait nécessairement savoir qu'elle avait prolongé son sommeil, en s'éveillant,

contre son habitude, dans la tour Magne. Plus rien désormais ne serait comme

auparavant, elle ne pourrait feindre l'innocence. Quelle catastrophe ! Le soleil

était-il déjà levé ? Comme troublé par l'angoisse qui la faisait frémir, Tristan s'étira, replia le bras,

se tourna lentement vers l'autre côté, largement étalé sur le lit, pendant qu'Isobel

au contraire se recroquevillait, pour lui laisser toute la place, et surtout pour

retarder le plus possible l'instant fatal. Ce sursis, pourrait-elle le mettre à profit?

Et comment? Elle ne put échafauder de plan : on frappait à la porte, la voix d'Edith retentissait

dans le corridor. — Madame, madame, je peux entrer ? Il est fort tard, vous ne seriez pas encore

souffrante, au moins?

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— Tout va bien, je me lèverai plus tard, répondit Isobel en retenant sa voix.

Laisse-moi !

La porte s'ouvrit avec un bruit qui sembla assourdissant aux oreilles de la jeune

femme. — Il ne sera pas dit que je vous aie laissée seule quand vous êtes souffrante, dit

la chère Edith en entrant d'autorité dans la pièce. A en juger par votre ton, vous

avez une toute petite mine, ce matin !

Épouvantée, Isobel entendit les pas de sa gouvernante sur les dalles, le volet

intérieur grinça quand elle l'enleva de son support, de la lumière filtrait entre les

courtines... Pourvu qu'Edith ne les écarte pas ! — Laisse-moi, répéta-t-elle. Mon mari est avec moi, dut-elle ajouter en

désespoir de cause.

Elle entendit presque simultanément Edith pousser un cri étouffé et la porte se

refermer sur elle. Isobel aurait souri, si Tristan lui en avait laissé le loisir. — Ce bruit..., grommelait-il, Cyrille, c'est le matin?

— C'est le matin en effet, dit la jeune femme d'une voix qu'elle espéra posée, et

vous êtes dans mon lit, messire.

Ce disant, elle écarta les courtines, pour laisser entrer la lumière sous le

baldaquin. Elle soupira d'abord de soulagement. Tristan n'avait pas changé

d'aspect à la levée du jour comme l'aurait peut-être fait quelque démon. Il était

plus beau encore, de blondeur, de charme, de matité de peau. Comme pour éviter

la lumière, il tenait un bras replié au-dessus de son visage. Telle un flot d'or pâle,

sa chevelure inondait l'oreiller et son épaule. Ses joues lisses s'ornaient d'une

barbe naissante, à peine visible. Ses lèvres surtout, voluptueuses et pleines,

fascinaient. Après la vision parcellaire de la nuit, faite à la lueur hésitante d'une

chandelle, le tableau général avait quelque chose de grandiose. A genoux près de

lui, presque en adoration, Isobel ne put s'empêcher d'exprimer son émotion. — Messire mon époux, murmura-t-elle d'une voix frémissante de sincérité,

quelle beauté est la vôtre !

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Pour toute réponse, Tristan poussa un hurlement sauvage, en même temps qu'il

bondissait comme un fauve, s'écartant avec violence n'importe où, comme au

hasard. — Arrière, arrière! vociféra-t-il avec fièvre, arrière, misérable ! Cyrille ! Je

veux Cyrille !

Épouvantée, elle se couvrit en tremblant de sa tunique, pendant que Tristan,

secoué de spasmes, s'asseyait au bord du lit, nu, la tête dans les mains, comme

abandonné aux sanglots. La gorge nouée, elle s'approcha, tout entière tendue dans

l'attente. Elle tremblait, non pas de peur, bien qu'il ait pu d'un revers la fracasser

contre le mur, mais plutôt de commisération oppressante, instinctive. Comme il

devait souffrir! — Ne me chassez pas loin de vous, murmura-t-elle, je vous aime tant.

En poussant un étrange gémissement, il ferma les poings et releva la tête.

Frappée d'admiration, Isobel éprouva un véritable choc esthétique. Quelle beauté

avait ce visage, dans le désespoir même ! Elle voyait pour la première fois ses

yeux, d'un bleu très clair, étrangement lumineux entre les cils très longs, les

paupières largement ouvertes, comme un peu écarquillées. Elle ne put retenir un soupir d'admiration et de tendresse, et se pencha lentement

vers lui. Ces yeux si beaux, elle allait les baiser, l'un après l'autre, sur leur tendre

paupière. Au mouvement qu'elle fit, Tristan ne cilla pas. Son regard, comme halluciné,

hagard, resta fixe. Il ne la voyait pas. Isobel, chancelante d'étonnement, en un éclair comprit tout : la réclusion

volontaire du Diable Rouge, sa passion de l'obscurité, la rareté de ses confidents,

sa honte. Le Diable Rouge ne s'adonnait ni à la sorcellerie ni à la magie noire, il

n'entendait pas cacher au monde un mufle affreux. Le Diable Rouge était aveugle.

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Immobile et tendu, les traits durs, tout son corps incarnait une sombre menace

silencieuse. Toute autre à cet aspect aurait pris la fuite. Isobel, ferme et résolue,

osa poser la question qui devait lever enfin le secret de Tristan. — Depuis quand? dit-elle d'une voix égale. Dans un cri farouche, il bondit avec une telle impétuosité que la jeune femme

roula sur le sol. Elle se redressa d'un bond pour se réfugier dans un coin, le souffle

coupé, le cœur au bord des lèvres. Tel un fauve déchaîné, Tristan errait d'une

muraille à l'autre, brisant tout sur son passage. Le banc et son dossier furent

rompus, les colonnes du lit disloquées. Il souleva au-dessus de sa tête un lourd

coffre qu'il avait heurté du genou, et le fracassa sur le sol en ahanant.

Recroquevillée derrière le lit, Isobel savait qu'elle risquait la mort. Jamais au cours de son existence une peur aussi immédiate et brutale ne s'était

emparée d'elle. Les craintes qu'elle avait éprouvées en arrivant à Dunmurrow, les

angoisses du doute, le mystère des ténèbres permanentes, tout cela n'était plus

rien. Elle n'entrevoyait plus une vague silhouette, elle n'avait plus à imaginer un

visage effrayant. Devant elle, tout près, en pleine lumière, entièrement nu,

gesticulait une sorte de dément herculéen, un être effroyable à force d'extrême

séduction. Elle ferma les yeux pour cesser de le voir, elle se boucha des deux

mains les oreilles pour ne plus entendre ses clameurs. Soudain, ce fut le silence, et l'immobilité. Figé, debout, les bras et les mains

crispés, tel un lutteur ou un bourreau qui s'apprête à sévir, il exprimait jusque par

l'éclat de ses yeux morts une haine désespérée. — Je devrais vous tuer, dit-il entre ses dents.

A cette imprécation, Isobel éprouva comme un déchirement, une douleur

insupportable. Rien n'était donc plus de leur tendresse, de leurs abandons, de leur

intimité? Ces nuits de passion vécues ensemble, ces jouissances quotidiennement

exacerbées, et avec quelle fougue, tout le bonheur d'aimer se trouvait aboli ? De terreur, Isobel, paradoxalement, n'en éprouvait plus. Elle se trouvait à la fois

épuisée et forte, débarrassée de tout scrupule. A la crainte se substituaient un

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grand calme, un orgueilleux détachement. Elle se sentait comme morte à toute

émotion. — Je vous invite à me parler sur un autre ton, messire mon époux, dit-elle d'une

voix ferme et assurée. Je vous ai posé une question. Elle vaut qu'on y réponde, ce

me semble. Quand?

Une main levée, Tristan tituba au hasard, égaré. Au moment où il put prendre

appui contre le mur, il baissa la tête, puis la tourna, ses yeux aveugles fixant un

point, un peu à l'écart d'elle. — Il y a plus de deux ans, dit-il à voix basse, toute colère abolie.

— Et comment?

— Au combat. Je ne portais pas mon heaume, parce que l'ennemi me semblait

négligeable. Et pourtant l'un de ces Gallois a réussi à me jeter au sol, parce qu'un

de ses valets avait pu couper le jarret de mon cheval. Il allait m'achever, quand

Herbert l'a foudroyé d'une flèche dans la gorge. Mais la hache qui devait me tuer a

heurté une pierre, tout près de moi. Après, je ne me souviens pas. Il y avait du

sang, des éclats, et puis... cette douleur, qui ne me quitte pas.

De la façon la plus étrange, Isobel se sentait revivre. Elle savait tout, enfin.

Comme elle aurait voulu se précipiter dans ses bras, compatir à sa souffrance...

Mais cet apitoiement ne risquait-il pas de heurter son mari, d'exacerber sa peine,

de réveiller sa colère? — Je m'y connais quelque peu en remèdes, dit-elle d'une façon aussi neutre que

possible. Peut-être pourrai-je vous venir en aide ?

— Des remèdes? s'insurgea Tristan. Pensez-vous que je ne les ai pas tous

essayés ? De prétendus médecins, des guérisseuses de toutes sortes, j'en ai trop vu

!

Il s'avançait vers elle, les mains levées, désespéré, presque menaçant. — Peu m'importent les charlatans, répondit-elle. Ce que je sais en fait de

médecine, je le sais bien. Faites-moi confiance, je vous prie.

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— J'ai tout essayé, en vain ! Ce n'est qu'une question de mois, ou de jours. Il se

trouvera bien un esprit malin pour percer mon secret, pour me défier sur mes

terres... Votre fief de Wellingstone, les ambitieux risquent de s'en emparer, et ce

cupide Hexham, votre voisin, le tout premier. Lorsqu'on saura que Montmorency

de Dunmurrow ne vaut plus rien, comment empêcher les vautours de s'abattre?

— Mais le roi Richard...

— Croyez-vous qu'il attende quelque soutien d'un vassal inutile, d'un infirme?

A quoi pourrais-je servir au combat ? Pour défendre ses frontières, il lui faut des

vassaux valides ! Il connaît mon secret, il le tait. Mais quand la vérité se fera jour,

quand chacun dans le royaume saura que l'épouvantable Diable Rouge n'est qu'un

pauvre homme, inoffensif et vulnérable, alors Richard ne pourra plus rien pour

moi. Qu'adviendra-t-il de mon fief? Qui protégera le vôtre? Cette pensée

m'obsède.

— En ce cas, nous aviserons, dit-elle sur un ton désinvolte, repoussant en

quelque sorte la fatale échéance.

Tristan partit d'un rire sceptique. — Nous ne pourrons aviser, car nous serons perdus ! s'écria-t-il amèrement. Le

choix que vous avez fait, le choix d'épouser le Diable Rouge, vous le regrettez

sans doute, ma chère, je n'en doute pas !

— Je ne regrette rien, rétorqua-t-elle avec emportement. Jamais je ne saurais

vous haïr, si cruel et injuste que vous soyez à mon égard !

Avant qu'elle ait pu reprendre ses esprits, Isobel se trouva prise entre les bras de

Tristan, pressée contre le torse de Tristan. Rien n'existait plus de sa colère

démente, de ses menaces. Elle enserra des deux bras sa taille, souple et solide

comme un tronc de noisetier. Il ne voulait bien sûr pas sa mort, ni sa désertion. Le

désespoir seul l'avait inspiré. Ce désespoir, cette rage, Isobel savait qu'il lui

faudrait beaucoup de temps et de réflexion pour en mesurer l'ampleur. Pour un homme de lumière, accoutumé aux grands espaces, au commandement

guerrier, à l'éclat des batailles, quelle torture que la cécité! Il s'était d'abord cloîtré

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au château de Dunmurrow, don du roi, parmi ses fidèles compagnons. Herbert

Clinton, les Cyrille, certains soldats aussi, comme les trois cantiniers de la cuisine

ou William, étaient dans le secret. Mais lorsque par cruelle malice le roi Richard

lui avait envoyé, avec un émissaire et un prêtre, une épouse inattendue, alors il

s'était trouvé contraint de faire condamner en hâte toutes les ouvertures, et de se

confiner dans un espace restreint, celui de la salle haute. Les martèlements

entendus depuis l'extérieur des remparts, pendant la nuit d'attente au-delà des

douves, au moment de son arrivée, n'avaient pas d'autre origine. Tout à coup, sans transition, après avoir connu la crainte, la douleur, la révolte,

Isobel éclata d'un rire juvénile et joyeux. — Comme je suis heureuse de savoir que vous n'êtes pas vraiment le Diable !

— Et pourquoi, je vous prie ?

— Parce que, fussiez-vous démon, je vous aimerais pourtant, messire et cher

époux.

Pour preuve de sa sincérité, elle lui baisa la poitrine, juste en dessous du sein

gauche, là où battait son cœur. Dans un soupir, Tristan se cambra, puis abaissa la tête en soulevant contre lui

Isobel, presque nue sous la tunique qui béait. La caresse lente, prolongée, de leurs

corps dénudés, le frôlement intime, appuyé, de leurs peaux les firent gémir

longuement, dans la certitude d'une jouissance attendue. Haletante de désir,

soucieuse de l'accomplissement qu'elle attendait, Isobel, griffant presque les

flancs de son époux à force de les presser, l'entraîna avec elle, à reculons, vers la

structure effondrée du lit. Quand elle sentit contre ses mollets l'effleurement de la

peau d'ours, elle bascula en arrière, entraînant Tristan sur elle. Roulant sur la fourrure, ils se dévorèrent mutuellement des lèvres, des dents, de

la langue. Celle de Tristan parcourait les seins, la gorge, les reins, l'intérieur des

cuisses d'Isobel, sa chair la plus intime. Avec une égale avidité, elle baisait avec

emportement tout ce que le hasard de leurs caresses plaçait sous ses lèvres.

Jusqu'au bord de l'extase, ils s'exercèrent à cette joute amoureuse. Leurs corps ne

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s'étreignirent étroitement, ne faisant plus qu'un, que pour atteindre ensemble

l'exaltation suprême.

Les yeux de Tristan brillaient d'un tel éclat qu'ils semblaient encore actifs,

avides de voir. Isobel les examinait en pleine lumière, sans que le soleil les fît

ciller le moins du monde. Aucune blessure apparente ne se manifestait, ils

paraissaient intacts, en raison sans doute d'une complète cicatrisation du globe

oculaire. — Vous avez sans doute reçu des éclats de silex ou d'acier qui s'interposent

entre vos nerfs et le jour, dit- elle. Lorsque... lorsque c'est arrivé, avez-vous pris

soin de vous baigner les yeux?

— Avec de l'eau tiède, bien sûr, ils me brûlaient tellement ! Mais à quoi bon ?

Mais dites-moi, ma chère, vous me semblez bien savante !

— J'ai eu la chance de lire le traité de botanique d'Hildegarde de Bingen, une

vénérable religieuse germanique de la génération précédente. Un médecin italien

que mon père avait ramené avec lui de son grand voyage me l'a donné à copier.

Cet Italien a voulu me communiquer aussi le fruit de ses recherches, toutes ses

recettes d'onguents et de remèdes.

Tristan leva la main dans un geste de protestation, un sourire railleur éclairant

son visage. — De toutes ses drogues, voulez-vous dire, et surtout de ces soporifiques qui

mettent à votre merci les époux les plus...

— ... les plus cachottiers, il est vrai, compléta-t-elle. Cela n'est pas le moindre de

mes talents. Mais dites-moi, avez-vous consulté des guérisseurs, des thérapeutes?

— Des dizaines, qui m'ont infligé mille tortures. Ils ne savaient pas qui j'étais,

bien sûr, car aucun n'aurait voulu s'approcher du Diable Rouge. Exécrable

engeance! Le dernier m'a dégoûté de son art : il entendait m'enlever un œil, pour

permettre à l'autre de retrouver la vue.

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— Quelle horreur! Mais dites-moi, souffrez-vous encore? Je veux dire...

physiquement.

Il resta un moment silencieux, le visage creusé, vulnérable et désarmé. — D'une façon parfois intolérable, dit-il sourdement.

— Eh bien, cela signifie que votre mal est en constante évolution, s'écria-t-elle.

Peut-être se résorbera-t-il ? En attendant, je vais vous préparer une décoction qui

devrait atténuer vos douleurs, et même vous les faire oublier.

— En me plongeant dans l'inconscience, pour exécuter vos desseins pervers ?

— Plus jamais je ne vous endormirai, Tristan. Je vous préfère tellement...

lorsque je vous sens bien éveillé, et actif...

Isobel venait de décrocher les volets de bois. Le jour se levait à peine, les

dernières étoiles s'effaçaient du ciel limpide. On pouvait bien augurer du succès

de la fête : dans la cour du château régnait déjà une agitation inhabituelle, des

odeurs appétissantes semblaient escalader le donjon. La jeune femme écarta d'un

geste large les courtines de son grand lit, pour inonder de lumière le corps de

Tristan, encore endormi. Elle ne se lassait pas de le contempler. Après des semaines de frustration,

d'angoisse, Isobel ne parvenait pas à se rassasier du spectacle du Diable Rouge

abandonné à ses regards, dans le plus simple appareil. Sa chevelure blonde et

bouclée entourait d'un halo soyeux son visage, le visage de quelque adonis ou de

quelque apollon. La cicatrice même qui montait de son sourcil à sa tempe ajoutait

quelque chose à son charme, en rappelant ses exploits guerriers. Avec son nez

mince et droit, ses joues planes et ses lèvres généreuses, il était véritablement le

plus bel homme qu'Isobel ait jamais vu. Elle se pencha vers lui, dans l'espoir de le surprendre d'un baiser, mais elle en

fut pour ses frais : une main rapide la surprit, et Tristan la retint prisonnière, le

visage au creux de son épaule.

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Allait-il la séduire, l'enchanter, la retenir près de lui, comme il le faisait si

aisément? Mais cette fois, il n'en était pas question : une châtelaine ne saurait

s'attarder au lit le jour de Noël ! — On m'attend aux cuisines, à la salle basse, à la chapelle, où sais-je encore...

Tout le village est en ébullition. Glenna et ses aides ont fait des merveilles.

— Isobel, murmura-t-il, je ne peux assister à la fête, vous le comprenez bien. Il

ne faut pas qu'on sache-

Il ne fallait pas en effet que le Diable Rouge perde de son mystère, sous peine

de voir ses terres envahies peut- être, et de provoquer la convoitise sur le fief de

Wellingstone. Hexham n'était-il pas aux aguets? La jeune femme hocha la tête.

Elle comprenait. — Je me rends à vos raisons, concéda-t-elle, mais en ce jour de Noël j'ose vous

demander une grâce, Tristan.

— Laquelle?

— Je voudrais vous emmener au-dehors, à l'extérieur des remparts. Non,

taisez-vous, laissez-moi vous dire...

Rien que nous deux. Vous pourriez porter un heaume, et nous n'irions pas très

loin. Mais j'en ai tellement envie, Tristan. Je veux... je veux vous faire rencontrer

le cerf blanc ! — Un cerf blanc ?

— Oui, répondit-elle avec conviction, on dit aussi le cerf d'argent. Il assure le

bonheur de tous ceux qui l'approchent, le jour de Noël en particulier!

— Jamais je n'ai entendu parler d'une telle sornette, protesta-t-il avec une ironie

amusée.

— Ce n'est pas une sornette, mais une légende celtique. Chaque année, depuis

ma plus tendre enfance, je me mets en quête de l'apparition, messire le mécréant !

— Et ce cerf, vous l'avez déjà vu?

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— Seulement sur le blason des Wellingstone, brodé d'argent sur fond d'azur, je

le confesse, dit-elle humblement. Mais on ne sait jamais... Ma nourrice en parlait

avec tant de conviction... Il ne peut être vraiment imaginaire !

— Quel devin pourra me dire les mystères d'un cœur de femme?

Isobel allait protester, mais elle en fut empêchée par la main qui précisément

atteignait sa poitrine et la caressait, comme pour mesurer en effet les battements

de son cœur. — Je sais combien il vous en coûte, reprit-elle, mais je voudrais tant chevaucher

à vos côtés, m'enivrer avec vous d'air pur... Il fait froid mais si beau, la forêt est

tellement lumineuse en hiver, quand les chênes et les hêtres sont dénudés, et les

fougères mortes !

— C'est trop dangereux, dit-il après un moment de réflexion.

— Cyrille pourrait nous suivre à quelque distance, suggéra-t-elle.

Au grognement sceptique qu'il fit entendre, elle comprit que Tristan n'était pas

convaincu. — Je vous en prie, insista-t-elle.

Il restait réticent, le visage fermé, en proie à quelque appréhension profonde. — Oui, plus tard peut-être, murmura-t-il enfin. Quand tous vos invités auront

roulé sous les tables...

— Oh, merci, Tristan ! Vous ne le regretterez pas. Et puis, cette année, nous

allons peut-être le rencontrer!

— Le rencontrer? Qui donc?

— Le cerf d'argent, bien sûr!

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Chapitre 13

Ils chevauchèrent d'abord en silence. Isobel voulait surtout faire apprécier à

Tristan, avec la fraîcheur de l'air, le parfum de la liberté retrouvée. Si le Diable

Rouge restait prisonnier de son infirmité, il n'en avait pas moins accepté de quitter

les épaisses murailles de son donjon, et cela, pensait-elle, laissait bien augurer de

l'avenir. Tristan n'allait-il pas renaître en quelque sorte à la vie? Tout s'y prêtait,

en ce jour de Noël. Une brise vivifiante parcourait la campagne, des merles

effrontés sifflaient, des moineaux pépiaient. Très droit sur son destrier, Tristan était à la fois formidable et pathétique. D'une

taille hors du commun, il respirait la puissance. Le heaume qu'il portait rappelait

sa vaillance, et son rang. Mais cet apparat guerrier, le seul dont il se fût muni, ne

lui servait qu'à dissimuler son visage. L'épée qui battait le flanc de son cheval,

jamais plus il n'aurait l'occasion de la brandir. La scène avait été cruelle, quelques moments plus tôt, lorsque des gardes

choisis pour leur discrétion avaient aidé le Diable Rouge à se mettre en selle.

Aussi bien, par précaution, l'un des deux Cyrille accompagné de six gens d'armes

suivait le couple à quelque distance, prêt à toute éventualité. Mais l'important n'était-il pas dans cette sortie même, qui en cas de succès serait

suivie de bien d'autres? Ne fallait-il pas que Tristan s'accoutume, en quelque

sorte, à voir par d'autres yeux que les siens? Pour l'y préparer, Isobel rompit le

silence pour décrire le paysage, faisant part de détails anodins qui en temps

normal auraient échappé à son attention, comme le reflet du soleil sur une mare

ou sur l'écorce humide d'un bouleau, la découpe de branches dénudées sur la

clarté laiteuse du ciel, le départ d'un lièvre efflanqué... Ils faisaient un étrange couple : lui, raide et guindé, sur un grand étalon, ancien

compagnon de bataille, elle, fragile et mince sur sa selle d'amazone, attentive au

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chemin, mais à demi tournée en arrière, attentive à maintenir lente et régulière

l'allure des chevaux. — Nous entrons en forêt, dit soudain Tristan. Je ressens l'humidité du sous-bois.

Ne devrions-nous pas attendre les autres? En cas de mauvaise rencontre...

D n'acheva pas sa phrase. D ne pourrait la défendre, sans doute. Mais si près

encore du château, la réputation du Diable Rouge écartait les rôdeurs. — N'en ayez cure, répondit-elle. Je veux vous conduire jusqu'au petit lac, il

offre une vue enchanteresse.

— Une vue..., murmura-t-il avec amertume.

— Je vous la décrirai, Tristan. Et puis... je voudrais tant revoir ce site.

D'un grommellement, il se rendit à cette raison. Le petit lac, bien sûr, c'est là

qu'Herbert Clinton son lieutenant avait conduit Isobel. Comment refuser ce plaisir

à sa jeune femme, à cette beauté qu'il ne connaîtrait jamais avec les yeux? Elle ne

méritait pas de vivre en recluse, elle aussi, dans la lugubre forteresse de

Dunmurrow. Et puis, puisqu'elle était parvenue à ses fins en découvrant son

secret, leurs relations n'allaient-elles pas s'en trouver facilitées, simplifiées? Il

n'aurait plus à lui mentir, désormais, fût-ce par omission. — Qui sait, reprit-elle avec enjouement quelques instants plus tard, vous savez

bien qu'en ce jour de Noël nous aurons peut-être la chance de faire une bonne

rencontre !

— Vraiment?

— Mais oui ! Celle du cerf d'argent, vous savez bien, celui de la légende des

Celtes !

— Billevesées ! protesta Tristan sur un ton moqueur. Va pour votre lac, puisqu'il

le faut Je me souviens m'y être baigné par un beau jour d'été. Même au milieu du

mois d'août l'eau y était d'une fraîcheur glaciale. J'en frissonne encore !

Isobel se sentit à ces mots parcourue d'une vague de tiédeur et de contentement

Amer et contraint au départ du château, Tristan se détendait il évoquait des

souvenirs heureux, il rappelait sa sympathie pour la nature. De semblables

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excursions, ils en feraient encore, souvent. En été, peut-être le Diable Rouge

accepterait-il de retrouver, avec elle, le plaisir de la baignade dans l'eau claire? — Nous y voici, dit-elle bientôt

Tristan tira la bride de l'étalon, qui fit halte, pendant que la monture d'Isobel

s'avançait de quelques pas encore. On entendait le ruissellement de l'eau de la

cascade, le craquement des branches sollicitées par la brise. Bientôt ce fut le

reniflement indiscret de la jument qui s'abreuvait. — Ne la laissez pas boire, conseilla Tristan. Elle va prendre du mal. Ne serait-il

pas temps de rentrer?

Pour toute réponse, il ne perçut qu'une exclamation étouffée, un soupir de

surprise. — Tristan, murmurait Isobel d'une voix sourde, c'est lui, je le vois ! Lui !

Frémissant d'inquiétude impuissante, Montmorency porta la main à son épée.

Mais à quoi bon ? — Que voyez-vous?

— Je le vois... le cerf d'argent !

Offusqué, le baron ne put retenir un éclat de contrariété. Quel ridicule enfantillage! Fallait-il que sa jeune épouse méprise assez sa dignité,

pour se livrer à semblable plaisanterie ! Et voilà qu'elle récidivait ! — Il est là... au soleil... Il regarde vers nous... Un dix- cors magnifique...

— Cela suffit, ce me semble, protesta-t-il en bougonnant.

Mais à ce jeu cruel, Isobel semblait se complaire. — Des bois énormes, poursuivait-elle, et blanc! D'une blancheur... Attention!

Aaah! Il charge! Voltez, Tristan! Voltez à dextre !

En habitué des champs de bataille, d'instinct, le baron talonna brutalement à

dextre le flanc d'Alexandre, qui bondit. Le roulement énorme d'une course

précipitée s'accéléra, grandit, s'enfla, couvrant presque le hennissement affolé de

la jument, le cri lancé par Isobel, l'explosion de l'eau jaillissante, et puis plus rien. Plus rien qu'une odeur de fauve, et le roulement qui décroissait, vite éteint

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Le souffle coupé, Tristan n'entendait plus que les battements précipités de son

cœur. IL appela Isobel. Sa voix se brisait. IL l'appela de nouveau. En vain. Hurlant une clameur de détresse et de désespoir, il sut que Cyrille et les siens

l'entendraient sans doute. Mais chaque instant comptait Sautant de son cheval, il

arracha son heaume et jeta sa lourde épée, puis sa tunique de cuir. Sous ses pieds

le terrain de la rive s'abaissait, de plus en plus spongieux. Il tentait de rappeler à sa

mémoire la configuration exacte du site, mais son esprit, qu'aucun combat n'avait

jamais amoindri, n'était plus que trouble et souffrance. Des douleurs irradiaient

dans son crâne, ses pauvres yeux morts lui faisaient mal, affreusement. De l'eau clapota vaguement, droit devant lui. Un poisson, peut-être? Ou bien... Il plongea en avant, aussitôt tétanisé par l'eau glaciale, qui fit comme une

brûlure sur son visage et ses yeux, pendant que ses poumons se bloquaient.

Haletant, il se redressa, inhala en un cri aigu tout l'air possible et replongea en

avant, entièrement immergé, tâtonnant des deux mains au hasard, passionnément.

La retenue d'eau n'était profonde que par endroits, le sable et la vase se

soulevaient parfois, des plantes visqueuses retardaient sa progression, leurraient

ses prises. Il dut reprendre souffle et de nouveau plongea, gesticulant avec

l'énergie du désespoir. S'éloignait-il du corps d'Isobel? N'allait-il rencontrer qu'un

cadavre? Venait-il de la frôler? Une sorte de buisson aquatique entravait son

avance. Il le repoussa et, libéré, y revint aussitôt. Ne venait-il pas de frôler autre

chose ? Un tissu, peut-être, ou une chevelure? Ou n'était-ce qu'une algue ? Il se jeta en

avant, avec fièvre. Un pied nu ! La robe collée, la taille fragile de sa bien-aimée... Cyrille et ses hommes le virent jaillir de l'eau en poussant un hurlement si

sauvage que leurs chevaux se cabrèrent en hennissant. Montmorency de

Dunmurrow ne faisait plus en ce moment figure de Diable Rouge. Tel un Triton

ou un Neptune, victorieux de quelque combat contre les monstres aquatiques, il

levait au-dessus de sa tête le corps d'Isobel, inanimée et ruisselante, pitoyable.

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Quatre cavaliers engagèrent sans hésiter leurs montures au bord du petit lac.

L'un d'entre eux saisit la victime, la plaça en travers de sa selle et fouailla son

cheval. Cyrille et les deux autres avaient déjà déposé leurs capes. Isobel entre

leurs bras ne pesait rien, elle se trouva étroitement enveloppée des tissus épais. Tristan, éperdu, gravit en forcené la pente de la rive, s'appuyant de droite et de

gauche aux étriers des cavaliers qui guidaient sa sortie. Dès qu'il foula le sol sec,

Cyrille le héla. — Par ici, monseigneur ! Elle a froid...

Tristan s'était précipité, il s'agenouillait, palpait le visage glacé de sa femme, sa

chevelure dégoulinante d'eau. Respirait-elle encore? En sanglotant, il la prit dans

ses bras, toute enveloppée des capes superposées, lui baisa le front, le nez, les

joues... Elle était glacée. — Puis-je suggérer..., dit Cyrille, qui tentait de s'interposer.

D n'eut pas le temps d'achever. Tristan avait crié d'irritation et de rage, le

repoussant avec violence, serrant plus fort encore Isobel contre lui. Comme pour exprimer une vive protestation, elle eut un violent hoquet, émit un

bruit de gorge étrange et régurgita en jet un flot abondant. A ce bruit, Tristan

poussa un cri de triomphe : elle vivait ! Cyrille, en apparence impassible, comme

de coutume, jeta un regard torve à celui des gardes qui se gaussait sans discrétion

de le voir inondé. La promenade, commencée sous de si paisibles auspices, se termina en

chevauchée héroïque. Un cavalier lancé au triple galop partit ameuter les gens du

château. Remis en selle, Tristan tenait tout contre lui le corps d'Isobel grelottante.

Cyrille, montant un hongre noir, tenait l'étalon par la bride, attentif à éviter tout

trébuchement et tout écart. Autant qu'il était possible, il couvait des yeux son

maître, qui grondait d'impatience, tête nue. Quel horrible spectacle! Sous les paupières baissées du Diable Rouge, des

larmes coulaient, mêlées de sang.

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Isobel, à peine rentrée au château, avait été emportée jusqu'à sa chambre de la

tour Magne, déshabillée et séchée par les soins diligents de sa suivante,

enveloppée de linges douillets, et même de peaux tannées de chats sauvages,

réputées pour leurs vertus calorifiques et curatives. Elle se tenait maintenant non loin du feu, dans la salle haute du donjon. Elle

savait que l'un des Cyrille s'affairait autour de son maître, près du lit. Dans un

grand baquet de bois, de l'eau très chaude fumait près d'elle. — Laisse-nous seuls, Cyrille, dit soudain le baron. Nous n'avons plus besoin de

toi.

Cyrille s'éclipsa si discrètement qu'Isobel ne le vit pas sortir. Tristan au

contraire s'avançait vers le baquet et vers elle avec une sorte de bruyante

allégresse. Elle leva les yeux et en resta saisie. Jusqu'alors inaccessible à toute

pudeur, en raison sans doute de sa cécité, Tristan se dressait devant elle, le bas du

corps enveloppé d'un linge. Guidé par la tiédeur humide de l'air, il s'avança

hardiment vers elle. Cet homme dont elle n'avait vu que depuis si peu de temps le corps dénudé lui

apparaissait dans toute sa gloire. Le visage, le torse et le front colorés de pourpre

par les braises rougeoyantes, il était de la façon la plus saisissante une incarnation

du Diable Rouge. Avec quelque chose de différent, peut-être, une sorte d'autorité nouvelle. Parce

qu'il venait de lui sauver la vie, sans doute. — J'ai tout à l'heure baigné dans la même eau que vous, à mon corps défendant,

dit-il avec humour, souriant comme il ne le faisait jamais. Vous ne trouverez pas

mauvais, je gage, de me rendre la politesse en partageant mon bain.

— Que je partage vos ablutions..., murmura-t-elle, à la fois réticente et ravie.

— Votre pudeur vous honore, ma chère, mais ne pouvez-vous un moment vous

en départir ? Ne sommes- nous pas mari et femme? Avons-nous à nous... cacher

quoi que ce soit?

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Sa bonne humeur avait quelque chose de pathétique, songea Isobel en

frissonnant. Comment cacher quelque spectacle aux malheureux qui ont perdu la

vue? Mais la proposition l'enchantait tant qu'elle laissa tomber autour d'elle les

fourrures et les linges qui l'enveloppaient, et mit le pied, puis la jambe, dans l'eau

du bain. En entendant le clapotis léger qu'elle causait, Tristan réagit de la façon la

plus merveilleuse, et la plus étonnante. Les paupières levées, il s'avança en

tremblant, tout le corps frémissant, les mains tendues, pâlissant tout à coup.

Enjambant sans hésitation la hauteur du baquet, il tendit les bras vers elle,

abandonnant sur les dalles l'étoffe qui lui ceignait les reins, et l'entraîna contre lui,

assise et serrée entre ses jambes, ne lui laissant qu'un instant apercevoir l'orgueil

de sa virilité. Rougissante, la jeune femme se félicita de la proximité des bûches allumées

dans l'âtre, parce que leur éclat lui permettait de voir son propre corps en proie

aux caresses de son mari, les mains chaudes et mouillées de Tristan parcourant sa

poitrine, s'attardant à palper ses seins, à en titiller la pointe, plongeant dans l'eau

jusqu'à ses pieds pour remonter tout au long de ses jambes, étroitement étreintes,

puis de ses cuisses, à l'extérieur jusqu'à ses hanches et ses reins, au- dedans

jusqu'aux confins de sa chair la plus intime, et puis en elle... Elle n'en pouvait plus. Haletante, elle balbutia son nom. Sans souci d'inonder le

sol, il la souleva soudain, et la contraignit à lui faire face. Leurs jambes

s'emmêlaient, elle vit entre les lèvres de Tristan sa langue s'avancer pour éprouver

le gonflement de ses seins, la rigidité de leurs pointes. Et puis, glissant dans l'eau

sous elle, il l'agenouilla, comme écartelée, de part et d'autre de ses hanches

étroites et lui baisa les lèvres, longuement. Quand ils reprirent leur respiration, Tristan lui saisit des deux mains la taille, et

abaissa lentement son corps à la rencontre de sa virilité dressée. Égarée,

emportée, Isobel le sentit monter en elle, la soulever jusqu'au vertige, elle vit les

muscles de ses épaules et de son torse saillir, parce qu'il arquait les reins.

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D'elle-même, lentement, avec une sorte d'application fervente la jeune femme se

guinda, toute droite, comme pour échapper, puis revint en gémissant de bonheur à

son délicieux supplice. Pendant qu'il restait tétanisé, le mouvement reprit

lentement, régulièrement, au rythme qu'elle imposait. Ils se sentaient tous deux

défaillir d'aise, dans l'attente d'une extase imminente, qu'ils tentaient tous deux de

retarder. Soudain, elle lui tenailla de ses doigts fins les flancs, et entama une sorte de

mélopée sauvage, ascendante. Le rythme de ses reins s'accéléra, leur course

s'amplifia encore, et tous deux crièrent en même temps de volupté libérée,

assouvie. Épuisés, ils demeurèrent un moment immobiles à la lueur du feu, les membres

emmêlés dans le baquet à présent presque vidé de son eau. Isobel ne reprit

conscience qu'au moment où Tristan la portait jusqu'au lit où ils se lovèrent en

silence l'un contre l'autre, sous la chaleur des linges et des fourrures. Toute pénétrée de jouissance, la jeune femme laissa son esprit vagabonder. Que

de chemin parcouru, en quelques mois ! La convocation du roi Richard, les fêtes à

la Cour, sa propre feinte, la riposte cruelle du souverain qui l'avait prise au mot, et

puis cette arrivée sinistre au château de Dunmurrow, ce mariage fantasmagorique

avec un prince des ténèbres! Quelle erreur avait été la sienne, quel apparent fiasco

que ce mariage ! Mais avec le temps, quelle humanité le Diable Rouge n'avait-il pas manifestée !

Ce personnage mythique, dont le nom seul terrorisait aussi bien les conseillers du

roi que les plus humbles des serfs, quel bon mari il faisait, et si tendrement aimé !

En lui sauvant la vie, Tristan ne lui avait-il pas donné la plus éclatante preuve

d'amour? Lui-même ne s'était-il pas exposé à la mort? Pouvait-on imaginer union

charnelle plus parfaite que celle dont elle jouissait avec lui ? En lui faisant

l'amour dans ce baquet, ne venait-il pas de manifester une allégresse, un

enthousiasme, qui ne lui étaient pas coutumiers ? Nul doute que le succès de son

sauvetage n'ait déclenché en lui quelque sentiment d'orgueil légitime,

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d'accomplissement, de libération. Si traumatisante que fût son infirmité, il ne

serait sans doute plus jamais le même. Respirant lentement, comme lui, tout contre sa poitrine, elle savait qu'il ne

dormait pas encore. — Vous m'avez sauvé la vie, murmura-t-elle.

— Par pur égoïsme, répondit-il avec humour. Pourrais-je, moi-même, vivre sans

vous ? Cela me semble difficile à concevoir.

Elle sourit d'abord, et puis redevint grave, sous l'effet du remords. — Vous auriez pu vous noyer avec moi. Quelle sotte j'ai été, en me laissant jeter

à l'eau par ma stupide jument ! Elle s'est dérobée devant ce ridicule vieux cerf dix

cors, qui ne faisait que passer. Quand je pense que par je ne sais quelle aberration

j'ai cru voir le cerf d'argent, celui de la légende, celui qui porte bonheur! Quelle

sottise! Au diable les Celtes, et leurs légendes !

— Ne les décriez pas si vite, repartit Tristan. Un porte- bonheur? Sait-on

jamais? Jadis, aux croisades, une brune Égyptienne ne m'a-t-elle pas prédit qu'un

jour, une fée blonde croiserait mon chemin, et m'apporterait le bonheur, oui, c'est

cela, le bonheur, à moins qu'elle n'ait parlé de lumière? Je ne sais plus.

Isobel sourit, un peu tristement. Tristan trouvait la force de plaisanter de son

infirmité. Son cœur était donc guéri, sa détresse dominée. Mais que de

souffrances encore l'attendaient, et quelle frustration pour chacun, qui ne pouvait

se reconnaître dans le regard de l'autre ! A la fois heureuse et dolente, rompue de fatigue et épuisée de bienheureuses

caresses, Isobel glissa peu à peu dans le sommeil. Un grand cerf blanc vint hanter ses rêves.

Dans la cheminée, les dernières bûches s'écroulaient en jetant des lueurs plus

vives. A travers des larmes de bonheur, Tristan se repaissait en tremblant du

spectacle de la fée blonde qui dormait, confiante, dans ses bras. Il n'en voyait plus

que le contour d'une épaule ronde, et la courbe lisse de la joue ombragée de longs

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cils. Mais de quel extraordinaire spectacle il avait joui tout à l'heure, dans la

lumière rouge de l'âtre ! Il voyait ! Au moins ne mourrait-il pas sans avoir vu de ses yeux le corps de son épouse, sa

blondeur, sa candeur, la merveilleuse splendeur de son corps fin et gracile. Devait-il révéler son secret, proclamer son bonheur? Tremblant d'enthousiasme

et d'inquiétude, Tristan comprit qu'il ne devait pour l'instant rien révéler du

miracle qui venait de lui rendre la vue. Mais peut-être ne s'agissait-il que d'une

rémission? S'il sombrait de nouveau dans les ténèbres, quelle désillusion, et pour

lui, et pour elle, surtout. Non, ne rien dire, attendre, espérer... Les dernières braises mouraient. L'obscurité terrible et familière revint, et il s'y

réfugia avec confiance. Mais il ne put trouver le sommeil. Le Diable Rouge, dans

le noir, attendait la naissance de l'aurore.

Pendant la semaine qui suivit, cent fois par jour, Tristan, assis sur le banc de

pierre, devant la cheminée, ou dressé à un créneau sur la plate-forme du donjon,

entre deux mâchicoulis, se contraignait à fermer les yeux, longuement, et puis il

les rouvrait. Le miracle chaque fois se reproduisait, il voyait le pourpre et le

vermillon des braises rougeoyantes, le jade et l'émeraude de la rivière, le vert

profond des résineux, les nuances bleues et grises du ciel changeant. Bientôt, dans un délai raisonnable, il pourrait tenir pour certaine sa guérison.

Alors seulement, il ferait partager sa joie à Isobel. Quelle merveilleuse existence

les attendait tous deux ! Il y aurait d'abord des promenades en forêt, et puis ce

serait la visite du village de Dunney, tout proche, celle de ses terres et de son fief.

Un jour peut-être, sans crier gare, ferait-il à la Cour une véritable apparition. Le

Diable Rouge perdrait sans doute alors de son mystère, mais quelle belle occasion

de revanche sur Richard Cœur de Lion, bienfaiteur malgré lui ! Sans oser se l'avouer, Montmorency de Dunmurrow, en taisant son nouvel état,

prenait un plaisir étrange à cette mystification. Isobel était parvenue naguère à

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percer son secret, à force d'entêtement, mais aussi de ruse et même de tromperie.

Est-il convenable en effet de prolonger artificiellement le sommeil d'un innocent

époux ? Par un juste retour des choses, Tristan, détenteur d'un nouveau secret,

reprenait l'avantage !

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Chapitre 14

Au château de Dunmurrow, les visites étaient fort rares. Les membres de la

garde se souvenaient encore de l'arrivée d'un émissaire du roi, escortant la

nouvelle maîtresse des lieux. Lorsque le héraut d'une maigre compagnie de cinq

cavaliers prétendit faire abaisser le pont- levis, il y eut donc sur les remparts un

beau remue- ménage. Les échos des négociations parvinrent, comme il se devait,

jusqu'aux oreilles du baron Montmorency, par le truchement de l'inévitable

Cyrille, interprète obligé de la pétition des visiteurs, comme de la volonté de son

maître. Lequel des deux Cyrille parlait? Le Diable Rouge, peut-être, en savait le

mystère. Isobel n'aurait pu le dire. — Monseigneur, un homme est devant les douves avec quatre des siens, qui

demande audience à madame la comtesse de Wellingstone. Isobel put voir les traits de son mari s'assombrir. Pour lui complaire sans doute,

et pour lui permettre de prendre ses repas autrement que dans l'obscurité, Tristan

faisait en effet depuis quelque temps allumer des flambeaux dans la salle haute, si

bien qu'elle pouvait à présent le contempler en permanence. Par le jeu d'une

illusion sans doute, il semblait même à la jeune femme que parfois les yeux de

son mari suivaient ses déplacements, ou scrutaient son visage, ses mains, sa

parure. — Quel est son nom? demanda suspicieusement le baron.

— D'après le prévôt d'armes, il a lancé comme le chant du coq : Roderico !

— Rodrigue ! s'écria Isobel, c'est mon Rodrigue, mon écuyer!

— Je ne savais pas, fit remarquer avec humour Tristan, qu'une dame, que dis-je,

une pucelle, puisse se prévaloir de l'assistance d'un écuyer.

— Un écuyer pour rire, bien sûr ! Il est mon frère de lait. Comme ma pauvre

maman a perdu la vie en me mettant au monde, mon père m'a donné pour nourrice

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une servante espagnole qui venait d'accoucher d'un garçon. Il faut que je voie

Rodrigue sans tarder, messire. Quelles nouvelles m'apporte-t-il de Wellingstone?

Je brûle de le savoir.

Tristan s'inclina. — Que l'on admette ce cavalier et ses compagnons, que l'on nourrisse hommes

et chevaux, dit-il avec bienveillance. Je crois, ma chère amie, que vous feriez bien

de descendre à sa rencontre, tant vous brûlez de le voir !

Isobel se hâta si bien qu'elle put assister de loin à l'entrée des visiteurs. Le jeune

Rodrigue et ses compagnons, tous quatre d'âge plus mûr, semblaient tendus,

inquiets, comme dans l'attente de quelque danger. Ils observaient les défenseurs

de Dunmurrow avec une sorte d'appréhension superstitieuse. En voyant l'un d'entre eux tracer discrètement sur son plastron de métal un signe

de croix, elle comprit les raisons de leur attitude : en pénétrant dans le repaire du

Diable Rouge, ils considéraient sans doute ses gardes, sinon comme autant de

démons, du moins comme autant de suppôts de Satan ! L'attitude de Rodrigue lui-même vint confirmer cette intuition. Quand il aperçut

Isobel, il s'épanouit en effet d'un étonnement ravi. — Quel soulagement, madame ! Je vous vois saine et sauve. Comment se

peut-il...

Il se tut en rougissant, et baissa les yeux. — Comment se peut-il que le Diable Rouge ne m'ait pas lacérée de ses griffes?

compléta-t-elle en riant. C'est parce que le baron Montmorency de Dunmurrow

n'en possède pas, voilà tout ! Il n'est pas aussi diable qu'on le dit!

Souriante d'attendrissement, elle attendit que des valets aient débarrassé le

jeune homme d'une partie de son équipement, et elle l'emmena dans la partie la

mieux éclairée de la salle basse, près de la cheminée. En prenant place avec lui

sur le banc de pierre qu'elle affectionnait, Isobel revint à des préoccupations plus

graves.

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Tout à la surprise et à la joie de revoir après une aussi longue séparation le

compagnon de son enfance, elle ne s'était pas interrogée sur la raison de sa visite.

L'affaire devait être d'importance, puisque Matthew Brown, son intendant à

Wellingstone, n'avait pas, comme de coutume, fait confiance à un simple

messager. — Eh bien, dit-elle d'une voix ferme, ne perdons pas de temps en propos

inutiles. Que se passe-t-il dans mon fief?

— Tout est la faute du baron Hexham, dit amèrement le jeune homme. Il

devient comme fou. Ses gens empiètent sur vos terres, ils persécutent vos serfs et

vos paysans. Personne n'ose plus aller au hameau d'Isenglade, parce qu'ils l'ont

annexé.

— Mais de quel droit s'en prend-il à mon apanage?

Rodrigue haussa les épaules, découragé. — Du droit du plus fort, madame. Mais il avance aussi quelques raisons.

Wellingstone à l'en croire doit lui revenir, parce que vous êtes toujours

célibataire, et que le défunt comte votre père lui avait secrètement promis votre

main.

— Jamais mon père... Quel misérable affabulateur que ce bandit ! Comment

ose-t-il... Il a accompagné en Terre sainte mon frère Malcolm, il l'a vu succomber

sous les coups des infidèles... C'est lui qui a rapporté à Wellingstone l'anneau d'or

que portait mon frère, pour preuve de sa mort. Mais cela ne lui confère aucun

droit sur mes domaines ! Mon mariage fait de mon seul époux le détenteur de mes

biens, et de mes titres.

Elle vit Rodrigue hocher la tête. — Justement, c'est le problème, dit-il avec embarras.

— Comment? Mettrait-on en doute la loi et la coutume?

— Hexham répète à qui veut l'entendre que votre mariage avec le D... avec le

baron Montmorency est nul et non avenu, et qu'en conséquence il a droit de se

rendre maître de votre fief, comme de votre personne.

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Bondissant d'indignation, Isobel se mit à arpenter les dalles, les mains crispées,

comme prête à se battre. — Le misérable ! C'est Richard Cœur de Lion en personne qui a décidé de mon

mariage ! Hexham oserait donc défier le roi ! Quel scandale ! J'irai me plaindre à

la Cour...

Au regard qu'elle surprit dans les yeux de Rodrigue, Isobel s'interrompit. Elle y

avait vu passer comme une hésitation, ou la confirmation d'un doute, d'un

soupçon. Sans qu'il eût à s'exprimer, elle comprit ce qui lui passait par la tête, et

qui sans nul doute ne devait pas échapper à ses pairs : demander au roi son appui,

n'était-ce pas un aveu de faiblesse? Pourquoi attendre de lui quelque secours,

lorsqu'on est l'épouse du plus redoutable des guerriers du royaume ? Puisque

Tristan de Montmorency, par son mariage, pouvait se déclarer seigneur et maître

du comté de Wellingstone, que ne défendait-il en personne ses intérêts contre les

entreprises des prédateurs ? Elle éprouva un moment d'abattement. Le roi sans doute ne nourrissait pas à

l'égard du baron Hexham une estime particulière, mais il le savait valide, et

capable de le soutenir de ses armes. Lui avait-il pardonné à elle, son insolence,

s'estimait-il assez vengé par son mariage? Rien n'était moins sûr. Richard, de

surcroît, connaissait le secret du Diable Rouge. Il avait naguère apprécié sa

vaillance au combat, il s'était plu à lui conférer ce surnom, comme on confère un

titre de noblesse. Mais il le savait désormais inutile à sa gloire, condamné par son

infirmité à une orgueilleuse réclusion. Le Diable Rouge épouvantait encore,

parce qu'au souvenir de ses exploits s'ajoutait sa sulfureuse réputation de sorcier.

Mais qu'adviendrait-il de sa sécurité, si son impuissance devenait manifeste? Isobel se redressa. Il ne serait pas dit que le découragement l'emporterait sur

elle. Une première mesure s'imposait. — Tenez-vous prêt, Rodrigue, à faire votre rapport à mon époux. Le baron

Montmorency va vous recevoir dans un moment.

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Sur le visage juvénile de son frère de lait, elle vit passer deux émotions fort

opposées. De la crainte, bien sûr, parce qu'il s'effrayait de rencontrer un

personnage de redoutable réputation. Mais du soulagement aussi : le Diable

Rouge n'était pas un personnage mythique, puisque Isobel allait le conduire à lui,

et se déclarait son épouse, sans réticence aucune. Avec le temps, les espérances du jeune homme seraient sans doute trompées,

puisqu'il allait être reçu, comme tout un chacun, dans l'obscurité. Mais

qu'importait? Isobel n'éprouvait en elle-même aucune faiblesse, puisque l'amour

la rendait forte.

Avertie de la présence de Rodrigue, Edith vint l'embrasser sans façon et lui tint

compagnie pendant qu'Isobel et Cyrille préparaient l'audience. Sans qu'ils eussent besoin de se concerter, ils firent d'abord disparaître de la

salle haute tout éclairage. A la seule lueur des flammes, le repaire du Diable

Rouge reprit son aspect habituel. Isobel tenta de retrouver les impressions

funestes qu'elle avait éprouvées lors de ses premiers pas dans cette pièce

tellement obscure que l'on n'en percevait pas les limites, mais en vain. Elle y

voyait maintenant, de la façon la plus paradoxale, la lumière et la chaleur de

l'amour. L'intimité du grand lit, invisible dans l'ombre, l'attendait à tout moment.

Le foyer rougeoyant avait été le témoin d'ébats amoureux dont le souvenir la

ravissait. Lorsque Cyrille alla chercher Rodrigue, elle comprit pourtant l'effarement du

garçon. Pour le mettre un peu à l'aise, elle vint à sa rencontre, le prit par la main et

le plaça le dos à la cheminée, tourné vers le fond de la pièce, où l'ombre semblait

plus épaisse encore. — Monseigneur mon époux, dit-elle d'une voix claire, voici Rodrigue, fils de

ma nourrice, que nous envoie Matthew Brown, notre intendant de Wellingstone.

Qu'il vous plaise de l'entendre.

— Qu'il soit le bienvenu, et qu'il parle.

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Isobel fut tentée de sourire, car elle avait senti Rodrigue sursauter en entendant

résonner la voix forte et grave. Elle lui pressa la main, puis s'enfonça dans l'ombre

et vint rejoindre Tristan. Rodrigue répéta son rapport, avec plus de précautions oratoires cette fois, mais

avec une égale nervosité. Aussi bien Tristan en savait-il déjà l'essentiel. — Vous ne m'avez pas dit, observa ce dernier quand le jeune homme en eut fini,

l'opinion de ce baron Hexham sur ma propre personne.

Le messager venu de Wellingstone, dont Isobel ne voyait que la silhouette, à

contre-jour, se figea, comme paralysé dans un silence embarrassé. — Parle sans crainte, et sans réserve, dit Isobel. Sa seigneurie chérit trop la

vérité pour condamner ta franchise.

Malgré cette assurance, Rodrigue, incapable de s'exprimer, se contenta d'abord

de baisser la tête. De toute évidence, l'énormité des paroles qu'il allait proférer

l'épouvantait. — Eh bien, finit-il par dire, tout à trac, le baron Hexham prétend que le Diable

Rouge est mort, et que la comtesse vit en recluse, qu'elle se cache à l'ombre d'un

fantôme. Pardonnez, monseigneur, ce sont ses paroles à lui.

Isobel craignit que malgré les promesses faites à l'émissaire, Montmorency ne

succombe à une crise de rage. Mais il se domina. — Je serais donc mort? dit-il avec une cruelle ironie.

— Monseigneur, je...

Rodrigue ne put poursuivre, tant il tremblait. La voix sortie de l'ombre lui

semblait sans doute sépulcrale. Aussi bien, cette scène étrange n'était pas pour

démentir les propos insolents du baron Hexham. Isobel posa la main sur le bras de

son mari. — Puisque cet impudent me défie, reprit celui-ci, il va nous attaquer, sans

doute. Pensez-vous qu'il s'en prenne d'abord à Wellingstone, pour confisquer le

fief, ou bien d'abord à Dunmurrow?

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Rodrigue, certainement dépassé par l'étendue de la question, et préférant

considérer que le Diable Rouge se la posait à lui-même, resta muet. — Ce lâche n'osera jamais attaquer Dunmurrow, suggéra Isobel.

— Laissez ce garçon répondre, dit Tristan. Eh bien ?

— Il a toujours convoité le fief de Wellingstone, articula Rodrigue en

affermissant sa voix, parce qu'il est contigu au sien, mais beaucoup plus riche. A

mon avis, il n'attaquera jamais Dunmurrow tant qu'il ne sera pas parvenu à vous

en faire sortir.

— Pourquoi en sortirais-je ?

— Pour entrer en campagne contre lui, monseigneur. Ou alors il faudrait qu'il

soit vraiment certain...

Il se tut derechef. Tristan partit d'un rire sardonique, qui fit résonner les voûtes. — Vous voulez dire : qu'il soit vraiment certain que le Diable Rouge est bien

mort? S'il n'était même qu'un fantôme, n'aurait-il pas lieu de le craindre, en effet?

Depuis l'étroite poterne du donjon, si élevée qu'elle en semblait aérienne, en

haut de l'escalier de bois, Isobel observait le départ de Rodrigue, auquel elle

venait, non pas de faire ses adieux, mais de donner rendez-vous à Wellingstone,

où il allait porter les ordres du Diable Rouge. Pour leur départ, le jeune homme et

les quatre membres de son escorte étaient en armes et à cheval à l'intérieur même

des remparts. Le baron Montmorency de Dunmurrow leur faisait ainsi l'honneur

de sa confiance. Lorsque la herse se leva en grinçant, Rodrigue se retourna un

instant vers elle et la salua d'une inclinaison de son casque, un morion d'acier qui

semblait trop lourd et trop grand pour sa tête. Isobel soupira. Son frère de lait avait en elle une confiance absolue, il

nourrissait à son égard une véritable dévotion. Il s'était persuadé, sur sa parole,

que le baron Montmorency était bien vivant, et puis il avait entendu résonner dans

ses oreilles la voix souveraine du Diable Rouge. Mais ses yeux ne pouvaient

témoigner de son apparence, de son existence. Comment allait-il expliquer à

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Brown, l'intendant de Wellingstone, cette étrange circonstance? Ce mystère,

comment allait-il l'interpréter? Certes, Tristan l'avait quelque peu apaisé en l'assurant d'une assistance résolue,

et en lui affirmant qu'il prenait sur lui la responsabilité des opérations. Rodrigue

quittait Dunmurrow plus tranquille sans doute, avec la satisfaction d'une mission

bien remplie. Mais il ne savait pas tout. Isobel mesurait l'étendue possible de la catastrophe imminente. Aux fortes

paroles de Tristan, à ses promesses audacieuses, quelle réalité, quelle efficacité

pourraient répondre ? En entendant retomber la herse derrière les cavaliers, elle

éprouva de la détresse. La tentation lui vint de ne pas regagner la salle haute, de

rester à l'écart de son époux, tant elle craignait les manifestations de son

désespoir, et de sa rage impuissante. Honteuse de sa pusillanimité, Isobel se résolut à la surmonter. Éviter la

présence de Tristan en de telles circonstances, ce serait faire acte de lâcheté.

Quels que fussent les risques encourus, elle devait affronter l'inévitable épreuve. Prête à tout, le corps et l'esprit tendus, elle monta l'escalier à vis dont l'ouverture

étroite s'ouvrait dans la salle basse pour accéder au niveau supérieur. Quel ne fut

pas son étonnement, quand elle vit la salle haute généreusement éclairée de

torches. Cyrille s'affairait déjà aux préparatifs du dîner. Tristan la salua brièvement, parce que sans doute il avait la tête ailleurs. — Herbert mon lieutenant ne saurait tarder, dit-il, je l'ai convoqué d'urgence. Je

prendrai son avis, bien sûr, mais il me semble dès à présent que nous devons

constituer deux troupes, l'une pour défendre Dunmurrow, et l'autre, la plus

importante, pour aller faire une démonstration de force du côté de Wellingstone.

Avec un peu de chance, cet appareil guerrier peut décourager dès l'abord les

ambitions de ce baron Hexham.

Isobel retint son souffle. Comment son époux pouvait-il manifester autant de

flegme, et aussi ouvertement? Il trônait au fond de la pièce, mais en pleine lumière

cette fois. Sa très haute taille, l'espace même qu'il occupait, suggéraient un

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personnage de légende. Concentré, les sourcils froncés dans la réflexion, il

semblait aussi lucide, et plus puissant encore, que ne peut être un quelconque chef

de guerre. — Vous avez l'intention de lancer un défi à Hexham? questionna-t-elle en

tremblant.

Il penchait un peu la tête comme pour l'interroger du regard, ainsi que l'aurait

fait un homme en possession de toutes ses facultés, de tous ses sens. — On ne défie vraiment que ceux qui méritent quelque estime, dit-il avec

hauteur. Ce pleutre, je veux seulement l'intimider. Comptiez-vous sur ma

passivité, ma chère?

— Non, bien sûr, répondit Isobel, peu soucieuse de provoquer la susceptibilité

de son époux. Mais... disposez-vous de troupes suffisantes?

— Le château de Dunmurrow est réputé, à juste titre, imprenable. Une faible

garnison suffit à sa garde. Je consacrerai toutes mes forces à la sauvegarde de vos

biens.

Contre l'évidence, il était parfaitement certain du succès de son entreprise.

Isobel dut détourner la tête, comme s'il lui eût fallu dissimuler à son mari ses

remords, et son embarras. Les tourments qui assaillaient le Diable Rouge, les

obligations qui s'imposaient à lui, elle en était seule responsable. Si dans un

mouvement d'orgueil, pour défier le roi, elle n'avait pas avancé son nom, Tristan

Montmorency de Dunmurrow n'aurait pas eu à affronter un personnage aussi

dangereux que le baron Hexham. Sous le couvert d'une réputation détestable mais

incontestée, il jouirait dans la solitude d'une parfaite tranquillité... Sa présence à elle jetait le trouble dans la vie du Diable Rouge. Mais ne lui

apportait-elle pas quelque réconfort? Et pouvait-elle choisir une existence dont il

fût exclu? Non, c'était impossible. — Il vaudrait peut-être mieux le laisser faire, dit-elle d'une voix blanche.

— Le laisser faire? Dites-moi que j'ai mal entendu !

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— Nous pourrions lui abandonner Wellingstone, sous certaines conditions.

Voyez-vous, Tristan, je me sens si bien près de vous, à Dunmurrow... Je ne puis

souhaiter d'autre résidence.

En affirmant tant d'indifférence à l'égard du fief de sa famille, Isobel tentait de

faire illusion. Son attachement au domaine de ses ancêtres était profond. Mais

pourquoi préserver cet héritage, s'il fallait que ce fût au prix d'un conflit incertain,

impossible? Montmorency de Dunmurrow ne pouvait quitter son repaire sans

dévoiler à tous son secret, et pour quel résultat ? La risée publique, sans doute, la

ruine de sa réputation d'invincibilité, à supposer même que ses lieutenants

remportent pour lui la victoire. Tristan resta un moment silencieux, l'air pénétré. Il hochait la tête, comme pour

manifester sa surprise, et son incrédulité. Et puis il lui tendit les bras, et Isobel s'y

précipita, les yeux humides d'émotion. Certes, elle devait se résigner à perdre le

domaine héréditaire, berceau de son enfance. Par sa faute, le mystère du Diable

Rouge risquait d'être découvert, et d'imprévisibles conflits allaient menacer sa

solitude. Mais aussi, quelle joie dans la chaleur de ses embrassements, dans

l'émerveillement d'un amour partagé ! — Il n'est pas question, murmura Tristan en la berçant doucement contre son

corps, d'abandonner quoi que ce soit à ce barbare. J'ai fait mander Herbert, qui va

rassembler ses hommes autour de Dunmurrow, et nous aviserons. Sachez en tous

cas que je saurai me montrer intraitable. Le cœur serré, Isobel acquiesça de la tête. Mais elle n'était pas convaincue. Si

Tristan avait pu voir son visage, son pauvre sourire, il y aurait lu du désarroi, et du

scepticisme.

Trois jours plus tard, du haut du parapet de la tour Magne, Isobel éprouva à la

fois une vive surprise, et un profond apaisement. Un campement militaire

s'étendait au loin dans la plaine, jusqu'aux limites de la forêt. Sur le pont-levis

qu'on maintenait baissé, des chevaux et des mules se croisaient. Dans l'enceinte

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intérieure, des gens d'armes en foule menaient grand tapage autour de bannières

et d'oriflammes rassemblées en faisceaux. Elle n'avait pas imaginé que le Diable Rouge, non content de tenir à l'écart les

intrus par une terreur superstitieuse, disposait aussi de troupes aussi nombreuses,

habituellement dispersées sur ses terres et réunies pour l'occasion. A la rumeur guerrière qui montait jusqu'en haut de la tour se mêla une voix de

femme, d'abord faible, puis de plus en plus forte. — Madame! Madame la comtesse! criait-elle d'une voix qui s'essoufflait.

Edith appelait au secours, elle gravissait l'escalier de bois. Éperdue, elle

atteignit la terrasse. Si heureuse et détendue depuis le jour où on avait commis à sa garde le jovial

William, la gouvernante d'Isobel semblait pour cette fois fort abattue. — Madame, s'écria-t-elle d'une voix brisée par l'émotion, c'en est fait ! Ils me le

prennent !

Isobel comprit à demi-mot, et dans un premier mouvement haussa

négligemment les épaules. — Eh bien, dit-elle, c'est un homme d'armes, il faut bien qu'il les porte !

— Mais, madame, il n'a plus vingt ans !

Dans son for intérieur, Isobel songea que cette circonstance n'avait pas que de

fâcheuses implications : un jouvenceau aurait-il assuré la protection d'Edith d'une

façon aussi... rapprochée que le faisait William? Après avoir souri de la sollicitude inquiète que manifestait sa suivante, la jeune

femme se prit à réfléchir. Quelle serait son attitude, si son époux gouvernait en

personne ses troupes sur le champ de bataille, s'il s'exposait aux coups, s'il défiait

la mort? Taraudée d'angoisse, elle ne vivrait plus, sans doute. — Sois tranquille, dit-elle avec une bonté retrouvée. Je vais demander au baron

mon époux d'affecter ton William à la garnison de Dunmurrow. Aussi bien

faudra-t-il retenir au château assez d'hommes pour en assurer la défense.

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— Mais pas du tout, madame, il n'en est pas question ! Ce stupide animal ne

rêve que d'occuper les avant-postes, de se battre comme un lion, d'en découdre

avec les plus coriaces, de donner sa vie au Dia... je veux dire au baron

Montmorency.

A la fois déconcertée et admirative, Isobel se trouvait à court d'arguments. — Ma bonne Edith, ton William sait-il à quel point il va te manquer, te causer du

souci ? S'il savait... Il suffirait peut-être de lui dire...

— Madame, répondit noblement Edith, jamais je n'ai demandé quoi que ce soit à

un homme, et je n'ai pas envie de commencer à m'humilier ainsi, pour rien au

monde !

Sur ces paroles définitives, elle sortit dignement, grommelant à part soi force

griefs et récriminations. Pendant deux heures, Isobel se demanda comment résoudre le problème sans

choquer la susceptibilité de sa suivante, ni entamer le prestige de l'impétueux

William. Quel ne fut pas son étonnement, quand elle vit réapparaître une Edith

détendue et heureuse, épanouie de bonheur. Son garde du corps la suivait de près,

l'air pour une fois sérieux, les deux mains malaxant le cuir de son ceinturon. — Madame, déclara Edith avec une noble emphase, nous voulons nous marier,

ce polichinelle et moi.

— Quelle heureuse nouvelle ! s'écria Isobel. Mais comment...

— On y a pensé, madame la comtesse, dit William. Comme on ne trouve pas de

curé à Dunmurrow, attendu qu'ils ont tous peur du Diable Rouge, on va se marier

là- bas, à Wellingstone. Comme ça, je vais pouvoir montrer aux jeunots ce que

c'est qu'un vrai soldat, et en même temps, je veillerai sur ma petite caille. Ce n'est

pas seulement un gardien fidèle qu'elle aura à sa disposition, mais tout un

régiment !

Que de miracles l'amour n'accomplit-il pas, songea Isobel avec attendrissement.

Edith, agitée naguère d'une peur superstitieuse et ridicule en accompagnant sa

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maîtresse au château de Dunmurrow, quittait maintenant l'une et l'autre pour se

rendre sur un possible champ de bataille, au hasard de la guerre. William s'étant retiré, le menton levé et la nuque raide, dans l'attitude du

conquérant des cœurs comme dans celle de la vaillance en action, Edith insista

pour demeurer un moment près d'Isobel et lui brosser les cheveux, comme elle le

faisait chaque jour. — Puisque vous avez la bonté de me laisser rentrer à Wellingstone, dit-elle, il

va vous falloir trouver une autre dame d'atours.

— Ne t'inquiète en aucune façon, lui répondit Isobel. J'en trouverai une sans

grande peine. Mais rassure-toi : nulle ne te surpassera en habileté. Tu seras

toujours la meilleure, Edith, ta fierté n'aura pas à en pâtir. Et puis, si Dieu le veut,

avec le soutien du Diable Rouge, nous serons bientôt réunies !

Après que la cérémonie du brossage eut pris fin, et que les deux femmes se

furent répété leurs adieux, Edith s'attarda, préoccupée. De toute évidence, elle

voulait délivrer à sa maîtresse un message important. — Eh bien, dit en souriant Isobel, n'aurais-tu pas encore quelque chose sur le

cœur?

— Oui-da, madame, mais je n'ose...

— Ose donc, nous sommes seules !

— C'est que, pour... pour la nuit de noces, je vous avais prévenue que... c'était

pénible, mais que ça ne durerait pas longtemps, et qu'après, on n'y pensait plus.

En fait, je me souvenais mal. Il y avait si longtemps, comment m'expliquer... la

première fois ! Maintenant, je peux vous dire qu'on n'arrête pas d'y penser, et

qu'on y revient dès qu'on le peut! Voilà, madame, je ne voulais pas vous laisser

dans l'ignorance.

Incapable de se contenir plus longtemps, Isobel éclata de rire. — Oserais-tu me donner des leçons, gourgandine? Tout ce que tu pourrais

m'apprendre, le Diable Rouge me l'a enseigné depuis le premier soir, et bien

davantage encore !

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Edith, éberluée, en resta sans voix.

Lorsque Tristan ouvrit les yeux en s'éveillant, il cessa un moment de respirer.

Les ténèbres l'enveloppaient, l'oppressaient. Il retrouvait le mystère et l'horreur de

la cécité, sa solitude, son impuissance. Il fallut que les fantômes de la nuit

s'évanouissent, que la claire conscience lui revienne pour qu'il fasse taire son

inquiétude. Tendant le bras, il écarta les lourds rideaux du lit. La lumière était bien

là, de fins téguments y dansaient, un rai de soleil mettait des reflets dans l'œil de

Pollux, qui soulevait paresseusement une paupière. Quelle joie exaltante, après

des mois de désespoir, lui inspirait ce minuscule arc-en-ciel, cette irisation de la

prunelle d'un molosse affectueux ! Isobel dormait encore à son côté, souriante, délicate, et si blonde ! Depuis

presque un mois, depuis le jour de Noël et la baignade salvatrice dans l'eau glacée,

il la suivait des yeux, à la dérobée. Il la voyait nue, le soir, ravie des caresses qu'il

lui prodiguait avec une fougue amoureuse dont elle ne connaissait pas toutes les

causes. Il la voyait de loin, entourée de servantes dans le potager du château ou

montant sa haquenée dans la cour d'honneur, au retour de quelque visite aux

fermiers du village. Pendant leurs repas, il préférait baisser les yeux, pour lui

dérober leur éclat révélateur. Que de grâces étaient les siennes, qu'elle fût vêtue avec une savante simplicité,

ou dénudée dans l'innocente impudeur d'une beauté qui se sait préservée de tout

regard, à l'abri de tout spectateur! La minceur de sa taille, inhabituelle en

Angleterre chez les femmes de sa génération, ses hanches galbées mais fines, ses

longues cuisses fuselées et la finesse de ses attaches en faisaient une sorte de fée,

à la fois élancée et délicate. Ses seins surtout, fermes et juvéniles, avaient la grâce

de l'enfance et l'orgueilleuse audace de la plénitude. Leurs pointes dressées à la

fraîcheur de l'air ou de l'eau, sous la caresse de la paume ou de la langue de Tristan

faisaient monter en lui de surprenantes pulsions sensuelles. Au moment même où

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il la contemplait dans le demi-jour, abandonnée au sommeil, il voyait sa poitrine

nue s'élever au rythme de sa paisible respiration. Quelle splendeur ! Pour éviter de succomber à la tentation et de la réveiller à force de baisers,

Tristan se glissa doucement hors du lit pour aller à l'étroite ouverture qui donnait

vue sur les champs et les bois. D y resta un long moment, seulement vêtu d'une

lourde pelisse de peau d'ours, qui le faisait ressembler à un géant des premiers

âges, de ceux qui hantent la légende des Celtes ou des Saxons. — Déjà levé, messire mon époux?

Il se tourna d'un bloc, et se figea, fasciné et ravi, paralysé d'admiration. Isobel,

assise au bord du lit, ne portait rien sur elle. Un peu inclinée en arrière, elle

allongeait une jambe et la déplaçait de côté, tâtonnant du bout de son petit pied si

fin à la recherche de ses pantoufles de cuir. L'expression égarée et tendue qui se

lisait sur le visage de Tristan sembla l'alerter, car elle le considéra avec

étonnement. — Je refuse de marcher pieds nus sur les dalles, il me faut mes chaussons,

expliqua-t-elle.

Elle avait parlé avec une sorte de timidité, mais sans esquisser le moindre

mouvement pour dissimuler les plus adorables de ses charmes. — Les rouges? dit posément Tristan. Castor en tient un dans sa gueule, et il est

couché sur l'autre.

— Tristan !

En hurlant son nom, elle s'était dressée, une main levée vers sa gorge et l'autre

couvrant le triangle blond de son intimité, telle que les enluminures représentent

Ève au paradis, en présence du Seigneur. — Voyez comme il remue la queue, ce coquin ! plaisanta Tristan.

Égarée, Isobel baissa les yeux. Castor la narguait, en effet. Elle s'évanouit.

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Lorsqu'elle reprit connaissance, Tristan la berçait, enveloppée avec lui, contre

lui, dans la fourrure épaisse. Il murmurait des mots d'amour, les yeux brillants de

larmes, à la fois ivre de bonheur et dévoré de remords. Par quelle aberration

s'était-il laissé aller à provoquer en elle cette terrible émotion? Une révélation

aussi extraordinaire, et aussi peu préparée, involontaire en quelque sorte,

n'avait-elle pas de quoi bouleverser une épouse si délicate, et si éprouvée déjà?

Mais d'autre part, quelle joie d'annoncer à sa femme chérie que son époux n'était

décidément plus un pauvre infirme, ni un fantôme tout juste bon à épouvanter les

gens, un animal blessé contraint à se tapir dans l'ombre ! Ils restèrent d'abord silencieux, les yeux dans les yeux, communiquant pour la

première fois — et de si près — par le regard. — Depuis quand? murmura-t-elle enfin.

— Depuis le jour de Noël.

— Mais vous ne m'avez rien dit! Oh, Tristan, mon amour, pourquoi?

Il sourit, contrit, parce qu'il se sentait un peu coupable. Coupable d'avoir tu la

vérité, et coupable aussi d'avoir douté de son destin. — Je ne voulais pas vous donner de fausses espérances. S'il ne s'était agi que de

quelque rémission passagère, si j'avais dû retourner dans les ténèbres, quel

désappointement, quelle souffrance pour nous deux, et pour vous surtout. J'ai

préféré garder le secret. J'en suis devenu familier, pendant tous ces longs mois

d'aveuglement. J'avais la joie de vous voir presque à la dérobée, mes yeux me

disaient combien vous êtes belle. En cas de rechute, j'aurais emporté avec moi ce

souvenir impérissable, et j'en aurais eu du bonheur, dans la solitude de la cécité.

Mais à présent...

— Mais comment... Avez-vous pris quelque remède?

— Que nenni ! Je ne dois, je pense, ma guérison qu'à votre chute dans l'eau

glacée. Comme il m'a fallu me baigner avec vous, j'en ai tiré le bénéfice : le froid,

ou l'argile diluée peut-être, ont nettoyé mes pauvres yeux des éclats qui s'y

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trouvaient incrustés. J'ai pleuré ce jour-là des larmes de sang, Cyrille me l'a dit.

Nul doute qu'elles ne m'aient purifié.

— Quelle guérison étonnante, miraculeuse...

Elle l'enlaça, radieuse. Puis elle fronça des sourcils, rendue sérieuse par une

soudaine découverte. — Mais bien sûr ! C'est un miracle ! Et je sais lequel !

— Vraiment?

— Bien sûr ! Le cerf d'argent, le cerf de Noël ! C'est lui qui m'a fait tomber dans

l'eau du petit lac, parce qu'il savait que vous alliez m'y suivre! Ce regard qu'il m'a

jeté avant de charger, je ne l'oublierai jamais !

Tous deux nus, enveloppés de la grande pelisse de fourrure d'ours, ils étaient

seuls au monde. L'univers semblait s'être rétréci, limité à eux-mêmes. Quelle

liesse immense ils partageaient! Le Diable Rouge rit doucement. — Ce cerf d'argent, vos yeux, peut-être, se sont trompés sur son compte.

Puisqu'il figure sur vos armes, vous croyez le voir partout.

— Pensez-vous que ma monture elle-même ait été frappée d'hallucination? Non,

le cerf était bien réel. A moins que, par magie, il ne se soit détaché de mon blason?

La joie d'Isobel était telle que, pour un peu, elle aurait accordé foi à sa propre

absurdité !

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Chapitre 15

— Tristan! Debout! Réveillez-vous, il est l'heure!

Elle lui saisit un bras pour s'en libérer, mais en vain. Le Diable Rouge dormait trop profondément, comme anéanti. En rougissant de

bonheur plutôt que de honte, Isobel eut la tentation de renoncer à son entreprise,

et de permettre à son époux de recouvrer les forces dépensées pendant une longue

nuit d'amour. Mais son enthousiasme était trop grand, son impatience trop vive,

pour qu'elle pût attendre plus longtemps. — Debout, paresseux, levez-vous, il est l'heure ! L'heure de paraître devant vos

gens, de leur montrer qui vous êtes, de jouir de la liberté ! Allons !

D'un mouvement souple, elle repoussa le bras qui reposait sur elle, sauta hors du

lit, tapota les mufles de Castor et de Pollux qui s'empressaient affectueusement

près d'elle, et se vêtit en toute hâte, avant d'aller ouvrir l'un des coffres de bois

ferré qui contenaient les atours de son époux. Une tunique dorée retint son

attention, ainsi qu'un bliaud écarlate, tout à fait convenable à la tenue d'un Diable

Rouge. — Voilà qui devrait vous servir de parure, déclara-t-elle. Vos gens n'ont-ils pas

le droit de savoir que leur maître n'a pas un bec d'aigle et des oreilles de loup?

Comme je regrette le départ de ma chère Edith! Elle vous voyait volontiers avec

des cornes sur la tête, des serres en place de mains et des sabots fourchus.

Lorsque Tristan se fut résigné à s'extraire du grand lit et qu'il se fut fort

docilement vêtu, Isobel s'exclama d'admiration. Enveloppé de pourpre et d'or, une

lourde ceinture lui ceignant haut la taille, il évoquait un chevalier de la Table

ronde paré en vue de quelque exploit de légende. Elle leva la main pour caresser

ses cheveux dorés et les lisser des doigts. — Vous avez les plus beaux cheveux du monde, murmura-t-elle.

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— Vous n'êtes pas en reste, madame mon épouse, dit-il en imitant son geste.

Lorsque l'émissaire de Richard, ce craintif Tolwson, m'a dépeint votre blondeur,

et a évoqué vos charmes, il ne mentait pas, sans doute. Mais comme il était loin de

la vérité !

Frémissante, les jambes molles, Isobel songea que malgré ses qualités

merveilleusement humaines, le baron Montmorency de Dunmurrow devait être

une puissance de l'au- delà. Comment expliquer autrement le pouvoir

d'envoûtement, de fascination, qu'il exerçait sur elle? Pour un peu, elle en eût

oublié ses projets du jour, et se fût renfermée seule avec lui, pour jouir encore,

égoïstement, des trésors de sa présence. Résistant à la tentation, elle le prit par la main et l'entraîna résolument vers le

petit corridor. Une obscurité totale régnait dans l'escalier à vis, à l'intérieur de la

muraille, mais habitués l'un et l'autre à se déplacer dans le noir, ils le descendirent

sans trébucher. Isobel avait espéré un coup de théâtre immédiat, mais elle en fut pour ses frais.

Le premier témoin de l'apparition du Diable Rouge dans la salle basse ne fut autre

en effet que l'un des Cyrille, qui salua son maître avec une sorte d'indifférence

résignée, et poursuivit son chemin. Le second témoin, en revanche, eut une toute autre attitude. Un peu plus loin,

Glenna, régente des cuisines, en sortait, encombrée d'un large plateau couvert de

hanaps et d'aiguières. Elle s'arrêta sur place, écarquilla les yeux — et sa bouche

forma un oh ! de stupéfaction. — Monseigneur le baron Montmorency partagera notre repas en ces lieux, dit

tranquillement Isobel, comme si la chose allait de soi.

Dans un vacarme horrible, les coupes à boire s'écrasèrent sur les dalles ou y

rebondirent en tintinnabulant. Glenna tenait verticalement contre sa gorge, tel un

bouclier, son grand plateau de bois. A ce bruit, Guillery, joueur de vielle confirmé et gâte- sauce d'occasion, jaillit

de sa réserve pour ramasser les pots cassés, mais se figea à son tour à la vue de

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l'apparition. Isobel s'approcha de Glenna, et la secoua par la manche, pour la

ramener à une claire conscience des choses. — Eh bien, lui glissa-t-elle à l'oreille, tu ne le trouves pas beau garçon, le Diable

Rouge?

Glenna ne quitta sa posture de statue effarée que pour haleter d'inquiétude, et

balayer la scène d'un regard éperdu. — Il m'a l'air féroce! s'écria-t-elle d'une voix claironnante.

Tristan, qui semblait, sans doute à dessein, ne pas avoir entendu, restait un peu à

l'écart. Il examinait la salle d'un œil approbateur, sensible aux aménagements qu'y

avait apportés Isobel. Celle-ci l'observa, en recherche d'objectivité. Montmorency avait-il l'air féroce?

Il était très grand sans doute, plus grand qu'aucun des nobles chevaliers qu'elle

avait rencontrés à la Cour. Sous sa tunique, on voyait saillir sa puissante

musculature, qui semblait en permanence tendue, comme celle d'un fauve, en

effet. Les lèvres un peu pulpeuses mais étroitement fermées en une moue

volontaire suggéraient non pas la gourmandise mais la domination. Ses sourcils

fournis et rectilignes surmontaient un regard autoritaire, dans l'exercice même du

repos. La cicatrice qui courait de sa paupière à sa tempe apparaissait en un trait

mince et pâle, comme une sorte de coquetterie virile. Avait-il pour autant l'aspect d'une bête féroce? Non, sans doute, puisqu'il était si

intensément, si humainement beau. Son épouse en soupira de satisfaction naïve. Tout à sa contemplation, Isobel ne s'aperçut pas que Glenna l'observait avec

attention, et hochait la tête d'un air entendu. Aux yeux de la servante, sans aucun

doute, sa maîtresse était aveuglée par l'amour. Elle avait dompté le Diable Rouge,

désormais sorti de sa tanière. Mais en retour, le méchant tyran l'avait si bien

ensorcelée que la jeune comtesse ne voyait plus que par lui, tout entière conquise

et fascinée. Glenna songea avec un vif plaisir que les sujets de conversation

n'allaient pas manquer, dans la cuisine et au village !

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Isobel vécut d'abord comme un rêve les quelques semaines qui suivirent. Ivre de

liberté, de lumière et de grand air, Tristan chevauchait dans la campagne avec

elle, parcourait ses terres, se montrait à ses serfs et à ses laboureurs, plus

subjugués encore par sa taille impressionnante qu'ils ne l'avaient été au bruit de sa

réputation de sorcier sanguinaire. Ils comprenaient maintenant que le Diable

Rouge n'était pas un personnage irréel, un esprit maléfique et mystérieux : ils

voyaient de leurs yeux un géant redoutable, fait de chair et de sang. Le soir, ils prenaient désormais leur repas dans la salle basse, en présence de

tous leurs gens, comme il sied à un noble sire et à une noble dame. Retirés dans

l'intimité de la chambre haute, ils se recueillaient à deux, commentaient

doucement les événements de la journée, et puis faisaient l'amour avec frénésie.

Dépouillée de ses inquiétudes et de ses tourments, Isobel n'était plus l'épouse d'un

baron prestigieux mais infirme. En pleine possession de tous ses moyens, Tristan

pouvait désormais donner sans réserve libre cours à ses élans sensuels, se

déchaîner dans les excès et les délices de la passion. Avec une sorte d'étonnement

ravi, la jeune femme s'émerveillait de ces voluptueuses découvertes. Comme pour accompagner cette effervescence amoureuse, le printemps

s'annonçait. La nature verdoyait et bruissait à la venue du renouveau. Mais

comme par une funeste compensation, gens d'armes et cavaliers reprenaient

l'exercice, le baron Montmorency faisait manœuvrer ses troupes sur l'esplanade

ainsi que dans la campagne avoisinante. Spectacle exaltant sans doute que celui de son élégante puissance physique,

mais ô combien porteur d'inquiétude : en retrouvant tous ses moyens, Tristan

risquait aussi d'affronter de nouveau les blessures, et la mort. En le voyant de loin,

maniant avec vivacité la lourde épée à deux mains ou faisant tournoyer la masse

d'armes, Isobel n'était pas seulement admirative : elle redoutait l'avenir. N'allait-il

pas falloir mener campagne un jour, si le baron Hexham ne renonçait pas à ses

ridicules prétentions?

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Le danger, elle le pressentait, venait de Wellingstone. Et pourtant, tout semblait

paisible dans son fief. Herbert Clinton et ses hommes y avaient établi leur

campement, sans jamais être importunés par Hexham ni par quelqu'un des siens.

Unis par le mariage en présence du chapelain du château, Edith et William y

vivaient une sorte de lune de miel, en toute tranquillité. Tristan, sans doute, avait

vu juste : il suffisait à Hexham d'une simple démonstration de force pour qu'il se

terre peureusement dans sa tanière. Mais, tel un serpent venimeux en état

d'hibernation, n'attendait-il pas le printemps pour quitter son nid et passer à

l'attaque? Isobel, donc, vivait souvent dans l'inquiétude. Ces jours paisibles dont elle

appréciait le charme en compagnie de son époux, ces jours de bonheur,

n'étaient-ils pas comptés?

Lorsque Cyrille vint l'avertir qu'un groupe de cavaliers venant de Wellingstone

se présentait aux portes du château, Isobel sut que l'échéance fatidique était

arrivée, et que le long sursis qui lui avait été donné prenait fin. Plutôt que de se

précipiter aux nouvelles, elle préféra se contraindre à poursuivre avec application

sa tâche, qui consistait à préparer avec du suif, de l'argile et des herbes une

pommade cicatrisante pour un soldat blessé. De manière à ralentir les battements

précipités de son cœur, elle s'appliqua plus encore que de coutume, et prit soin de

s'essuyer longuement les mains avant de rejoindre son époux. Lorsqu'elle parvint à la salle haute, un émissaire qui portait les couleurs de

Wellingstone s'apprêtait à en sortir. Tristan, le visage préoccupé, méditait devant

la cheminée, immobile et pensif. Respectant son silence, Isobel s'avança d'un pas

mal assuré vers l'étroite ouverture qui donnait vue sur la campagne, mais au heu

de contempler le paysage familier elle préféra fermer les yeux, prête à tout. — Hexham me lance un défi personnel, dit enfin Montmorency. Je ne puis m'y

dérober, bien sûr.

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Isobel avait tant attendu cette échéance qu'à sa grande surprise, elle n'en éprouva

paradoxalement guère d'émotion. — Quand partez-vous? questionna-t-elle d'une voix égale.

— Après-demain.

Elle ouvrit les yeux. Le soleil brillait sur les champs et les bois verdoyants, le

printemps précoce s'annonçait magnifique. Quel contraste saisissant entre la paix

et la gaieté de la nature, et la perversité des hommes, condamnés aux souffrances

et aux guerres par la malignité et l'ambition de quelques-uns ! Pourquoi fallait-il

que son bonheur, partagé avec l'époux qu'elle chérissait, se trouvât menacé par les

éternels conflits des hommes? Les croisades n'avaient-elles pas fait assez de

victimes ? Après avoir combattu en Terre sainte à des époques différentes, mais

sous le même étendard, deux barons allaient donc se combattre, l'un pour assouvir

son appétit de conquête, l'autre pour défendre son honneur et ses biens. Quelle

dérision! Tristan venait de recouvrer la vue. Pourvu, songea Isobel avec détresse,

qu'un nouvel accident ne vienne pas l'affliger de nouveau, après que la Providence

l'avait fait bénéficier d'un véritable miracle ! — Vous souvenez-vous, murmura-t-elle, du jour où je suis allée voir cette

vieille guérisseuse, à Dunney ?

— Comment l'oublier?

— La veuve Nebbs m'a appris qu'aucune potion magique ne peut conjurer un

sortilège, quand il s'agit d'amour. J'ai compris sa leçon, et je me suis abandonnée

avec joie à l'enchantement qui me lie à vous, Tristan. Je m'en fais gloire,

désormais. Si j'ai eu un instant la tentation de m'en défaire, Tristan, c'était sans

doute pour éviter les appréhensions et les douleurs qui m'attendent. Comme il me

tarde de vous voir revenir !

Elle l'entendit s'approcher. Il l'entoura de ses bras et se berça avec elle,

tendrement. — Je reviendrai, soyez-en sûre, murmura-t-il, les lèvres dans sa chevelure

blonde.

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— Et si vous ne partiez pas ? Que nous importe Wellingstone, après tout? Si

Malcolm mon frère avait survécu, n'en serait-il pas le maître? A quoi bon

gouverner deux fiefs, lorsqu'un seul nous suffit?

— Mon honneur est en jeu, ma chérie, et j'ai la garde de vos biens. Si nous nous

laissions spolier par ce baron, croyez-vous qu'il s'en tiendrait là? Et nos voisins?

Nous respecteraient-ils encore? En ces temps de trouble, c'est la loi du plus fort

qui prévaut. Il faut que le monde entier sache qu'on ne peut défier en vain le

Diable Rouge !

Le jour venait de se lever. Palefreniers, piétons et valets d'armes s'affairaient,

les chevaux piaffaient, on entendait de toutes parts des froissements de métal :

celui des armures, des épées, des cottes de mailles. La herse relevée, le pont- levis

baissé, le cortège des mulets porteurs de provisions et d'outillage s'avançait déjà

sur le chemin. Superbe sur un grand étalon, étincelant d'acier, le baron Montmorency de

Dunmurrow voyait défiler devant lui le groupe des archers, redoutables au

combat par leur extrême mobilité. Un peu à l'écart attendaient les gens d'armes

venus de Wellingstone, prêts à le suivre. Son destrier, tout caparaçonné de fer,

était tenu à la bride par un valet. En cas d'attaque ou de bataille, c'était ce cheval

cuirassé qui viendrait se ranger près du sien, à sa droite, et lui servirait à son tour

de monture. Si angoissée qu'elle fût, Isobel ne put se retenir d'éprouver une sorte d'émotion

esthétique. Que de beauté puissante chez ce géant qui semblait invincible, sous

les mailles brillantes de son haubert, dominateur et impérieux ! Isobel contempla

le heaume qui pendait à la selle du destrier, tout prêt à protéger son noble visage,

et ses yeux ! Pourvu, songea-t-elle, qu'il ne coure pas ce risque, que le baron

Hexham, qui semblait croire au décès du Diable Rouge, soit terrorisé par son

apparition, et renonce au combat !

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Elle l'admirait avec tant d'intensité qu'il tourna la tête, conscient de ce regard

posé sur lui, et qui le dévorait. Parmi le bruit et les piétinements, elle s'approcha avec assurance, jusqu'à

effleurer sa jambière de cuir. Tristan se pencha vers elle. — Je ne m'attendais pas à vous voir à cette heure, dit-il avec un feint

étonnement, qui ne pouvait la tromper. Une chaste et noble épouse ne devrait-elle

pas reposer à l'abri de ses courtines, de si bon matin?

— Une épouse est sensible à l'absence de son époux, rétorqua Isobel, chaque

fois qu'il déserte la couche conjugale.

— Plût au ciel qu'elle l'ait été à ma présence, dit-il à mi- voix.

— Je ne voulais pas vous laisser partir sans le talisman que je vous ai préparé.

— Un talisman ? Et lequel, je vous prie ?

— Vous savez, dit-elle, que les Wellingstone portent sur leur blason un cerf

blanc dressé, sur fond d'azur.

La gorge nouée, elle lui tendit un tissu plié, que Montmorency déploya d'un

geste. C'était un grand fanion de couleur écarlate, décoré d'un cerf stylisé, en fils

d'argent. — Il m'a semblé, dit-elle, que cet étendard convenait au Diable Rouge, qu'il

exprimait à la fois son renom, et sa bonne fortune.

— Isobel, murmura-t-il en pressant le précieux tissu contre son cœur, je ne

puis...

Hors d'état de poursuivre, il se pencha, la souleva et lui baisa les lèvres, avec

passion. Quand elle reprit contact avec le sol, le cortège s'ébranlait.

Le campement hors les murs avait été levé. La foule de gens d'armes qui

occupaient la plaine l'avaient désertée. Isobel se trouvait seule, mais sans doute la

mieux protégée de toutes les châtelaines, au sein d'une forteresse, sous la garde

d'une garnison plus importante qu'elle ne l'avait pensé, en compagnie des deux

molosses, Castor et Pollux. Les deux Cyrille erraient, chacun de son côté, comme

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des âmes en peine, en quête d'occupation après le départ de leur maître. Pour un

peu, Isobel ne se serait pas étonnée de les voir s'éloigner du château, tous deux

montés sur le même cheval, tels les fils Aymon, en route vers quelque heu

mythique. Comme elle souriait à cette pensée, en haut de l'escalier de la poterne haute, elle

eut la surprise de voir Guillery le musicien s'y engager en lui faisant des signes. Sa

vielle en bandoulière lui battait le dos. — Que Votre Seigneurie me pardonne, dit-il d'une voix un peu haletante, je lui

apporte un message de la sorcière... de la veuve Nebbs, je veux dire.

Depuis sa fâcheuse expérience de prise excessive d'herbes à rêver, Isobel n'avait

pas eu l'envie, ni le courage, de rendre visite à la vieille guérisseuse. — Un message?

Avec effarement, elle le vit ramener en un tour d'épaule la vielle contre son

maigre torse, et lever la main droite, en un geste inspiré. — Elle me l'a fait apprendre par cœur, dit Guillery comme pour s'excuser, et

chanter sur un air, pour que pas une syllabe ne s'en perde. Madame, le voici :

Femme du Diable Rouge

Tu portes son enfant

Que dans ton ventre il bouge

A dit le cerf d'argent.

Comme les yeux d'Isobel s'écarquillaient, que son visage pâlissait, le porteur de

message choisit de dégringoler en hâte l'escalier de bois. Peut-être avait-il forcé

son talent? Restée seule, Isobel, pensive, pressa la main sur sa taille. Elle souriait. — Un visiteur demande audience, madame, vint annoncer Cyrille. C'est un

certain Rodrigue, qui arrive de Wellingstone.

— Rodrigue? Qu'il vienne dans l'instant!

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Isobel éprouva aussitôt le besoin d'aller se réchauffer les mains au foyer de la

salle basse, déserte à cette heure. Elle frissonnait. Quelle joie de retrouver

Rodrigue, son frère de lait. Mais aussi, pourquoi se présentait-il seul? Il apportait

des nouvelles de Tristan, sans doute, mais lesquelles? Fallait-il que la situation fût

grave pour que le Diable Rouge, qui n'avait quitté Dunmurrow que trois jours

plus tôt, lui envoie un émissaire ! Rodrigue fit son entrée, revêtu, par-dessus son armure légère et une tunique aux

couleurs des Wellingstone, d'une vaste cape, la tête protégée par un ample

capuchon. Il restait, contre son habitude, silencieux. Pendant que Cyrille se

retirait, Isobel admira combien Rodrigue s'était métamorphosé, en l'espace de

quelques semaines. D avait grandi, pris de l'ampleur, il n'était plus tout à fait le

même... Le nouveau venu ne faisait aucun geste, il demeurait en place, comme aux

aguets. Saisie d'une intuition subite, elle comprit que ce personnage n'était pas

Rodrigue. Ce ne pouvait être qu'un ennemi, assez fou pour venir la menacer chez

elle, dans la salle basse du donjon de Dunmurrow, avec des gardes et des soldats

tout alentour ! Quel qu'il fût, l'inconnu ne manquait pas d'audace, car il s'avança délibérément

vers elle. A quelques pas, il fit halte et rejeta en arrière son capuchon, dans un

geste emphatique et théâtral. Isobel reçut un coup au cœur. — Hexham ! s'écria-t-elle d'une voix sourde, que faites- vous céans ? Il faut que

vous soyez dément pour venir en ce lieu!

— Je viens au secours de la belle princesse, en chevalier vaillant ! déclara le

baron, tout gonflé de son importance.

Hexham compensait son manque de prestance par une attitude sans cesse

arrogante, comme toujours dressé sur ses ergots. Il était comme le négatif de

Montmorency, le visage pâle, et les cheveux d'un noir de jais. — Comment osez-vous...

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— Venez avec moi, Isobel ma belle. Nous allons rentrer triomphalement à

Wellingstone, après que je vous aurai arrachée à cette bauge, à cette fange!

Comment pouvez- vous vivre loin de chez vous, de chez nous, loin du confort et

du raffinement où vous devez vous épanouir, que vous méritez, qui vous sont dûs

! Venez avec moi, vous dis-je !

Les yeux noirs d'Hexham roulaient dans leurs orbites en lançant des éclairs, son

torse se gonflait d'orgueil. De toute évidence, Hexham se prenait au sérieux, et se

voyait dans son délire, le plus naturellement du monde, dans le rôle du preux

chevalier, libérateur de quelque princesse captive. Que de prouesses la démence peut-elle inspirer, et que de ruses ! pensa-t-elle.

Le défi lancé à Montmorency de Dunmurrow n'avait eu pour but que de lui faire

quitter son refuge avec une partie de sa garnison, de manière à se faciliter un

accès. Incapable d'investir par la force le château, le forban s'y était introduit par

la ruse. Quel être méprisable et bas ! Ce déguisement, ce costume d'emprunt, ces

couleurs usurpées, voilà qui caractérisait bien le personnage, capable pour

parvenir à ses fins de toutes les trahisons. Dans des circonstances où

Montmorency de Dunmurrow aurait défoncé des portes pour imposer sa loi,

Hexham se faufilait par en dessous, tel un cloporte. Des complices sans nul doute

l'attendaient au-dehors, sans doute déguisés, comme lui. Quelle infâmie ! Sa traîtrise allait nécessairement tourner à sa confusion. Comment en effet

pouvait-il espérer échapper à la vigilance des gens du château, de Cyrille, des

gardes? Dans la salle basse du donjon de Dunmurrow, il était déjà, songea Isobel,

comme prisonnier. Elle le vit avec étonnement lui tendre les bras, dans le geste le plus théâtral et le

plus ridicule qui fût. Elle comprit alors qu'Hexham se prenait effectivement pour

un sauveur, qu'il s'imaginait qu'elle allait lui sauter au cou, dans l'enthousiasme de

la liberté retrouvée. D y avait de quoi rire, vraiment.

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Comment Hexham pouvait-il l'imaginer capable d'une telle bassesse? Fallait-il

qu'il ne la connaisse pas, pour la mépriser ainsi, et l'imaginer consentante! — Venez avec moi, Isobel dit-il en amplifiant son geste, n'attendons pas.

— Et pourquoi, je vous prie ?

Elle vit passer dans les yeux du félon un éclair de fureur, mais il baissa les

paupières pour le dissimuler, tandis qu'un sourire bénin se dessinait sur ses lèvres. — Nous en parlerons en chemin, ma chère. Partons, pendant qu'il en est temps

encore.

Isobel hocha la tête. Comment comprendre un comportement aussi irrationnel? — Reprenez-vous, Hexham. Par quelle aberration vous est venue l'idée absurde

de pénétrer en ces lieux?

— Je viens vous délivrer, tout simplement. Allons, venez !

Il s'avança vivement, incapable de contenir son impatience, inquiet, sans doute,

et lâche, mais dominé par ses pulsions étranges. — Je ne vais nulle part, répondit posément la jeune femme. Je suis ici chez moi,

et j'y reste.

Le visage d'Hexham sembla se décomposer. Il enrageait — Chez vous, dans ce tas de vieilles pierres? Quelle absurdité ! dit le baron en

retenant sa voix. Votre place est au château de Wellingstone, à mes côtés !

— Que vous importe ce fief? Il appartient à Montmorency de Dunmurrow, mon

époux !

— Votre époux ? Je n'en vois pas trace ! s'esclaffa Hexham. Le comte votre père

m'a promis votre main, j'en suis certain, je le crois de toute mon âme, et vous

m'appartenez. Qui mieux que moi pourrait protéger vos terres et vos biens, régir

vos gens? Nos deux fiefs n'en feront bientôt plus qu'un seul, dame de mes pensées

!

Il se laissait sans doute emporter par son délire. Incertaine de la conduite à tenir

en présence de ce dément, Isobel s'efforça de rester calme. Fallait-il faire appel à

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sa raison? Ce serait peine perdue, sans doute. Le moment semblait bien venu de

lui dire ses vérités. — Mon père ne vous a rien promis, dit-elle d'une voix glaciale. Il vous tenait

pour ce que vous êtes, un ambitieux ridicule, un insensé, un fabulateur saisi de la

folie des grandeurs. Vous, maître de ses domaines? Vous ne le serez jamais,

pauvre homme !

Hexham ne souriait plus, fût-ce pour faire illusion. Les traits convulsés, une

lippe haineuse aux lèvres, il n'était plus qu'un ennemi enragé. — Je le serai, je le serai ! Wellingstone est à moi !

— Jamais!

Il s'avança d'un pas, menaçant. — Une fois à ma merci, vous ne pourrez plus rien, folle que vous êtes...

Isobel prit une profonde inspiration, et le domina du regard. — Osez porter la main sur moi, et mon époux vous tuera!

Sa conviction était telle que le baron marqua un temps d'arrêt. Mais il se reprit

aussitôt, emporté par l'élan de sa folle entreprise. — Un époux, laissez-moi rire! s'écria-t-il en riant en effet. Si vous avez un

époux, qu'il se montre !

— Si je n'en avais pas, lui auriez-vous lancé un défi? Il vous recherche sur votre

terrain, baron. En ce moment même, il taille en pièces vos malheureux gens

d'armes !

Hexham eut un moment d'hésitation, et lui lança un regard aigu. — Vous mentez, dit-il avec force, comme pour se convaincre lui-même.

Personne n'a vu Montmorency, depuis des mois, depuis bientôt deux ans ! Il est

mort, ou dans un tel état de faiblesse qu'il ne peut livrer bataille. S'il est

effectivement votre mari, ce dont je doute, nous ferons annuler cette union, dès

notre installation à Wellingstone, je vous le promets.

Sans s'émouvoir, Isobel porta la main à sa taille, très dignement.

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— Mariée, je le suis bien, Hexham, puisque je porte en mon sein le fruit de son

amour.

Elle le vit sursauter en faisant une grimace qui exprimait à la fois le scepticisme

et la répulsion. — Un enfant? maugréa-t-il.

— Un enfant de lui, Hexham. Montmorency est bien vivant, et plus fort que

jamais. Redoutez le Diable Rouge, baron, ses pouvoirs dépassent l'imagination !

Il blêmit et détourna un court instant les yeux. — Pourquoi se déroberait-il, poursuivit Isobel, soucieuse d'assurer son

avantage. Quel être sensé oserait le défier? Seul un fou de votre espèce peut

prendre ce risque, Hexham, et vous en serez châtié. Fuyez au loin, avant qu'il ne

vous saisisse, et ne vous saigne !

— Silence, insupportable menteuse ! s'écria le baron en s'avançant vers elle, les

mains en avant.

Dans un grondement sourd, les deux molosses couchés sous une table se

dressèrent. Hexham, frémissant de colère et de frustration, retint son geste. Avec dégoût, Isobel constata de quelle façon le misérable avait le don de se

métamorphoser. Passant presque sans effort de la menace à la soumission, il

accrocha sans transition à sa face un sourire mielleux et complice. — Puisque le Diable Rouge est tellement redoutable, je vous offre une occasion

de lui échapper, Isobel. Venez avec moi, comtesse, peu m'importe l'enfant, je

m'en accommoderai.

De son attitude bienveillante, Isobel ne fut pas dupe un seul instant. Elle savait

que cette descendance annoncée contrecarrait les desseins pervers du baron, qui

ne tolérerait pas une naissance assurant la continuité d'une lignée. A cette pensée,

elle sentit le sang lui monter à la tête, dans une pulsion de révolte. — Ce mariage peut être annulé, quelles que soient les circonstances, reprit

Hexham d'une voix cauteleuse. Nous nous appartenons l'un à l'autre, Isobel, vous

le savez bien !

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Comment pouvait-il manifester sans honte une mauvaise foi aussi évidente?

Elle eut un rire de dérision. — Je vous ai toujours détesté, Hexham, et vous êtes trop lucide pour l'ignorer.

Mais dans le cas même où je ne nourrirais aucune aversion à votre égard, je

repousserais vos stupides prétentions. Je suis bel et bien mariée, avec l'époux que

j'ai choisi, à qui j'appartiens tout entière. Ni rien ni personne ne pourra jamais

m'en séparer.

Grimaçant de fureur, Hexham serra les poings. — Maudite ! éructa-t-il, possédée du démon ! Vous abandonner au Diable

Rouge, vous faire engrosser par lui, quelle horreur, quelle profanation !

Suivez-moi, malheureuse, et je vous guérirai, je vous arracherai au démon ! Si

douloureux qu'il soit, quelque exorcisme vous ramènera à une saine vision des

choses ! Je le veux !

Dominateur et impérieux, il fit un pas en avant, mais pas un de plus. Isobel

n'avait eu qu'à murmurer leurs noms : Castor et Pollux étaient à ses côtés, prêts à

mordre. — Le château de Dunmurrow comporte paraît-il de très profonds cachots, dit

Isobel. Vous allez en visiter un, et y attendre le bon vouloir du Diable Rouge.

Elle vit passer dans les yeux d'Hexham la panique animale qu'expriment ceux

des fauves aux abois. Obnubilé par sa vanité prétentieuse, le grotesque baron

s'était sans doute attendu à un tout autre accueil. La ruine de ses projets, sa

réduction à l'impuissance, le jetaient dans un désespoir enragé. Entourée des deux

molosses, protégée par eux, Isobel n'éprouvait plus aucune peur, aucune

méfiance. — Voilà un pichet, madame. Messire le chevalier veut sans doute...

Glenna s'étrangla, hors d'haleine, la gorge étreinte par la poigne du baron, les

yeux exorbités et bouche bée. Le pot d'étain qu'elle apportait chut à grand fracas,

inondant le sol de son contenu. Comme par prestidigitation, un couteau de chasse

s'appuya au flanc de la malheureuse.

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— Si vous ne me suivez pas de bon gré, je la saigne à mort ! menaça Hexham

entre ses dents.

Isobel sentit tout son sang se glacer dans ses veines. Elle avait oublié qu'aucune

bête n'est plus dangereuse qu'au moment de l'hallali. — Les chiens vous mettront en pièces, dit-elle d'une voix qui tremblait.

— Que m'importe mon destin? dit-il d'une voix sourde. Plutôt mourir sous les

crocs de ces bêtes que subir la rage du Diable Rouge !

Pour cette fois, Isobel sut qu'Hexham disait vrai. — Ne la frappez pas, murmura-t-elle. Je ne peux que vous obéir, misérable

traître !

— Alors, écartez les chiens, ils me rendent nerveux.

— Castor, Pollux, allez coucher ! dit Isobel en tendant le bras vers les cuisines

proches.

Les deux chiens baissèrent la tête en grommelant, mais lui obéirent. Isobel resta

seule en présence du baron, et de la pauvre servante éperdue. Par quelle aberration

s'était-elle laissé flouer par ce bandit, pourquoi l'avait-elle aussi stupidement

sous-estimé? — Lâchez cette innocente, dit-elle à voix basse.

Le temps d'un éclair, il repoussa loin de lui la pauvre Glenna, et dans le même

mouvement saisit Isobel par le bras, son couteau sur sa gorge. — Que cette sotte garce reste où elle est, sans bouger d'un pouce, ou bien vous

êtes une femme morte. Tu m'as compris, misérable serve?

A genoux sur le sol au milieu du liquide répandu, Glenna, terrorisée, épuisée, ne

put faire qu'un geste d'assentiment — Vous ne sortirez pas d'ici vivant menaça Isobel.

— Nous allons voir cela, s'écria-t-il avec fougue, toute son ardeur combattive

revenue.

D'un large geste circulaire, comme dans un tourbillon, il se défit de sa grande

cape et y enveloppa sa victime, ne gardant sur lui que la livrée des Wellingstone.

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Il la prit contre lui, étroitement serrée, la pointe de son arme contre son sein, sans

que nul ne pût s'en apercevoir. — S'ils vous reconnaissent, vous direz aux gardes que nous allons au village,

paisiblement murmura-t-il d'une voix sifflante, ou bien il vous en cuira.

Isobel eut un moment d'incertitude. Devait-elle appeler au secours? Hexham

oserait-il mettre à exécution sa menace? Ce serait un geste désespéré sans doute,

mais la situation dans laquelle il s'était mis ne lui permettait aucun repentir. La

mort? Pourquoi ne pas la subir, puisqu'elle s'était laissé surprendre. Mais cet

enfant que sans nul doute elle portait en son sein, ne justifiait-il pas toutes les

compromissions? Éperdue, elle avança d'elle-même vers la poterne, résolue et

désarmée. Au bas de l'escalier de pierre, un groupe de gens d'armes attendait, aux aguets.

Isobel vit avec horreur que ces traîtres portaient tous, comme le faisait Hexham,

la livrée de Wellingstone. Personne dans la cour d'honneur ne pouvait se méfier

d'eux, puisqu'ils étaient censés appartenir à sa garde privée, venue de son propre

fief. Dès qu'elle parut, ils l'entourèrent, de manière à la dérober mieux encore aux

regards. Un palefroi revêtu d'un équipement d'amazone l'attendait. Un guerrier au visage

brutal la mit en selle, et Hexham se rangea près d'elle, maintenant étroitement la

bride de sa monture. Son rictus était véritablement démoniaque. Le pont-levis était déjà baissé pour laisser le champ libre à la petite troupe.

Pourquoi ses servants se seraient-ils méfiés ? La maîtresse des lieux recevait la

visite de ses vassaux et se déplaçait avec eux, quoi de plus naturel ? La plupart

d'entre eux ne pouvaient même l'identifier, dissimulée qu'elle était, enveloppée,

encapuchonnée de la sorte. Isobel ressentait comme un arrachement. Chacun des

pas de sa monture l'emportait plus loin de Dunmurrow, du berceau de sa félicité,

de sa vie. A l'extérieur, un corps de garde veillait pourtant, qui filtrait avec méfiance les

allées et venues. Un prévôt d'armes se porta à leur rencontre, et la reconnut.

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— Votre Seigneurie s'éloigne du château, à ce qu'il me semble, dit-il sur un ton

de reproche.

Isobel sentit Hexham se raidir, tandis qu'il serrait plus étroitement la bride de sa

jument. — Sa Seigneurie veut nous montrer le village, dit-il d'un ton neutre.

— Puisque telle est sa volonté, qu'elle soit faite, messire, répondit l'officier.

Mais cela ne se peut sans une escorte des gens de Dunmurrow. Je vais vous la

fournir dans l'instant.

Tout se passa très vite. Hexham arracha Isobel de sa selle et la pressa contre lui,

sa dague ostensiblement appuyée à sa gorge. Il piqua des deux, entraînant avec lui

son escorte, qui au passage jeta au sol le malheureux prévôt. Emportée au triple galop, Isobel crut entendre des clameurs. On allait venir à

son secours, sans doute, mais le félon et sa bande ne bénéficiaient-ils pas de l'effet

de surprise? Leur avance n'avait-elle pas de quoi décourager ses sauveteurs ? Et

que pourraient faire les gens de Dunmurrow, tant qu'elle aurait ce couteau sur la

gorge ? Tristan, son cher Tristan était si loin ! A deux jours de marche, peut-être.

Devait-elle succomber au désespoir? Non, sans doute, songeait-elle malgré les

tressautements de la course, puisqu'elle était aimée, et portait un enfant, celui du

Diable Rouge !

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Chapitre 16

Jetée en travers de la selle de son ravisseur, Isobel, éperdue de désespoir et

d'impuissance, subissait tous les chocs de la galopade. Les cavaliers atteignaient

déjà la lisière de la forêt. Elle entendit des cris, et s'aperçut avec étonnement que

le petit groupe se divisait en trois brigades, qui prenaient des chemins différents.

Manifestement, cette manœuvre avait pour but de brouiller les pistes, et d'égarer

les poursuivants. Hexham avait donc minutieusement préparé son forfait. Mais à

en juger par la vigueur avec laquelle il fouaillait sa monture, le misérable

redoutait fort d'être rejoint. Écrasée entre l'encolure du cheval et le corps du baron qui se courbait sur sa

selle pour éviter les branches basses, la jeune femme étouffait, le cœur au bord

des lèvres. A tout instant l'animal au galop pouvait trébucher sur une racine ou un

rocher, et s'abattre en pleine vitesse. L'angoisse qui lui serrait la gorge empêchait

toute réflexion, le roulement assourdissant des sabots, les vibrations de l'air et du

sol faisaient comme un accompagnement fou à la tempête d'émotions qui se

déchaînait en elle. Pour ne pas perdre la raison, Isobel parvint par un effort puissant de sa volonté à

faire un peu le vide en elle, à s'abstraire en quelque sorte du théâtre de son

aventure. Pour combler son esprit, elle parvint à y susciter l'image de Tristan, à

vivre sa foi en sa puissance, en son amour. Dans cet effort, elle restaura sa

confiance et son calme, comme si le Diable Rouge lui communiquait de loin un

peu de sa puissance. Cette cavalcade insensée devrait bientôt s'interrompre, ne fût-ce que pour

reposer les chevaux. Dans quel lieu l’emmenait-on ? Ne pourrait-elle tirer parti de

l'insanité du cruel baron pour lui échapper? Féroce, il l'était sans doute plus que

quiconque, mais faible et lâche aussi, et peut-être aveuglé par sa vanité. La force

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de l'esprit ne l'emporte-t-elle pas sur celle de la violence et des armes? Isobel le

croyait fermement, ou en tout cas s'efforçait de s'en persuader. Hexham lança un ordre sourd et se redressa, cambrant son grand cheval. Ses

compagnons firent halte, dans le même mouvement. Chacun semblait retenir sa

respiration. Pour la première fois de sa vie, Isobel souffrit d'entendre le

bruissement léger des feuilles, les murmures de la forêt, le chant des oiseaux

insouciants. Cette musique agreste soulignait le silence profond qui régnait alentour. Nul

poursuivant ne traquait donc les fuyards. Hexham et ses hommes émirent

quelques ricanements, et l'on se remit en route, en terrain découvert cette fois.

Comme Hexham rengainait son épée et redressait un peu Isobel, pour la contenir

plus commodément entre ses bras, elle vit qu'on se dirigeait vers un fort

contingent d'hommes d'armes lourdement équipés qu'entouraient des valets et des

piétons armés de grands arcs. Leur livrée était jaune, de la couleur de la seigneurie

de Goathland, celle dont Hexham s'était en quelque sorte emparé par mariage.

L'esprit parfaitement clair malgré l'horreur de sa situation, Isobel s'étonna de

l'importance des troupes que pouvait réunir le baron. Elle ne le savait pas aussi

puissant. Dès que l'on fit halte, Hexham déposa Isobel et se laissa glisser à terre, dans un

froissement de métal. — Tenez-la bien, et liez-lui les mains! cria-t-il pendant que l'on s'empressait

autour de lui pour le débarrasser de son arme et des parties les plus lourdes de sa

cuirasse.

Les valets d'armes, légitimement intimidés, semblaient indécis. — Elle n'est pas contente d'avoir été délivrée? s'enquit l'un d'eux, pendant qu'un

autre entravait effectivement les poignets de la jeune femme.

Hexham, sans doute fâché de n'être pas immédiatement obéi, poussa un

grognement d'impatience.

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— Il a fallu la forcer un peu, expliqua-t-il, parce qu'elle a été envoûtée par

Montmorency, le Diable Rouge. Elle s'imagine qu'il est son mari, la pauvre!

A la grande satisfaction d'Isobel, une rumeur d'épouvante se propagea tout

autour d'elle. — Le Diable Rouge? Alors, c'est elle, la femme du Diable Rouge? s'écria un

archer.

— Du sang ! Il ne boit que du sang ! J'en suis sûr, on me l'a dit! Il tue les pauvres

gens pour leur manger le cœur! renchérit un autre.

Hexham reprit son heaume des mains d'un valet d'armes et en assena de rudes

coups sur les crânes de chacun des deux bavards, qui battirent en retraite en se

protégeant de leurs bras repliés. — Le Diable Rouge n'existe plus ! proclama-t-il avec conviction. S'il a jamais

existé, il est mort de vieillesse!

Sensible à l'hésitation qui retenait les hommes, Isobel se redressa noblement et

se tourna vers eux. — Sachez qu'il est jeune et puissant ! Sa colère sera terrible !

Hexham haussa les épaules. — La vôtre ne me fait pas peur, pauvre envoûtée! dit-il amèrement. Attendez

que je vous exorcise, à ma façon !

Des soldats sourirent à ce sous-entendu, mais Isobel en vit d'autres qui

pâlissaient. — Écoutez-moi bien, Hexham, dit-elle en se tournant vers lui. Montmorency de

Dunmurrow ne vous mangera pas le cœur, parce qu'il n'est pas un ogre, mais un

jour il vous le percera !

L'assurance qu'elle manifestait, souriante dans le défi et la menace, faisait un vif

contraste avec la contrariété rageuse qu'exprimait le visage de son ravisseur. — Trêve de bavardage, dit Hexham en détournant la tête. Mon étalon est fatigué

d'avoir porté avec moi cette femme. Trouvez-lui une monture, amenez-en une

autre pour moi, et en route vers Goathland !

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On faisait avancer un cheval frais, légèrement harnaché. Le baron s'y jucha, un

valet plus hardi que les autres mit un genou en terre pour qu'Isobel prenne appui

sur lui et s'installe en amazone sur une mule bâtée, et le cortège s'ébranla, précédé

et suivi des piétons et des archers. Isobel était bel et bien prisonnière. Vers quel

destin l'entraînait-on ?

A Dunmurrow, les deux Cyrille, identiques de vêture et d'apparence, se

considéraient face à face, également sombres. Sans presque s'adresser la parole,

ils se comprenaient parfaitement, comme un seul homme. — Nous sommes bien d'accord? dit l'un d'eux.

— Il faut que tu sois aussi troublé que moi pour poser une question aussi

stupide, répondit l'autre.

Un moment plus tard, le jeune Guillery, joueur de vielle et aide de cuisine, se vit

promu au rang de messager. Il apprit de ce fait qu'il devait se rendre à bride

abattue en direction du château de Wellingstone, à la recherche du baron

Montmorency, et de ses troupes. On lui dit le message dont il était porteur, et il

pâlit. Trois hommes seulement lui serviraient d'escorte, qui ne porteraient ni les

couleurs du Diable Rouge ni celles de son épouse. En qualité de supposé

ménestrel, il aurait en permanence sa vielle en bandoulière, et en tant que

véritable messager, il n'oublierait pas sa leçon. — Pour notre maître et pour notre salut, dit l'un des Cyrille en le voyant partir,

j'espère qu'il réussira.

— J'allais le dire, rétorqua l'autre.

On avançait à marche forcée. Si insoucieux qu'il se prétendît d'un Diable Rouge

dont il mettait ouvertement l'existence en doute, Hexham s'attachait à s'éloigner

au plus vite de Dunmurrow. De ce Montmorency, que, par traîtrise, il avait lancé

à sa rencontre sur une fausse piste, en lançant un défi supposé, et dont il ne cessait

de redouter la présence, et la fureur.

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Le soir venu, on fit halte. Une heure plus tard, tout dormait dans le camp, à

l'exception d'une sentinelle qui veillait, sur une hauteur, et d'un garde qu'Hexham

semblait avoir attaché à la personne d'Isobel. Elle ferma les yeux et s'assoupit,

dans un sommeil agité, par une nuit noire. Les premières lueurs du jour

éclairaient la cime des arbres quand elle s'éveilla en sursaut. Une main tremblante

et maladroite lui serrait le bras, un souffle court s'approchait de son visage. — Debout, madame, je vais vous délivrer. Dépêchez- vous ! Elle eut une hésitation. Son sauveteur supposé, elle le reconnaissait à sa

silhouette, n'était autre que le soldat chargé de la surveiller. Dans quel dessein

voulait-il la libérer? Et pour l'emmener où? Instinctivement, Isobel se débattit, en

se gardant toutefois d'alerter les hommes qui dormaient alentour. C'était peine perdue. Une rumeur se fit dans un buisson voisin. Quelqu'un ou

quelque animal était là, témoin de la scène. Le soldat la repoussa vers le sol. Elle

ne voyait plus que sa main, crispée sur la garde de son épée. Et puis il y eut une

sorte de galopade légère et sonore. L'atmosphère avait changé, la nuit finissait, le

camp s'éveillait. On entendait des jurons, des protestations, des cris

d'avertissement. La galopade traversait le camp, le retraversait, des hommes

s'exclamaient, chacun s'écriait en termes indistincts. Le martèlement des sabots se

perdit enfin au loin, dans une sorte de crépitement vif. Isobel frissonna quand la voix forte de son ennemi couvrit la rumeur ambiante. — Abrutis! Incapables! s'écriait Hexham. Du gros gibier qui vous tombe dessus,

c'est un cadeau du diable, ou de saint Hubert! Une flèche, un coup d'épieu, de

dague, et son affaire était faite !

Isobel, gisant encore face contre terre, ne voyait pas les acteurs de cette scène

étrange. Quelle chance avait-elle perdue ? Quel risque avait-elle évité ? Celui qui

la gardait, dressé près d'elle, se racla bruyamment la gorge avant de prendre la

parole. — On ne tue pas un cerf blanc, monseigneur, ça porte malheur !

— Qu'importe qu'il soit blanc ou noir ou roux, pourvu que je m'en repaisse !

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Hexham écumait. Isobel se releva, toute droite et digne, dans le silence qui

s'établissait. — Un cerf blanc? dit-elle à la cantonade, il était blanc?

— Quand cela serait ! répondit le baron.

— Écoutez-moi tous! cria-t-elle. C'est un signe! Le cerf blanc figure sur mes

armes, et seul le Diable Rouge peut susciter sa présence. Il approche ! Il vient !

Cette prophétie improvisée fut accueillie par des murmures d'effroi aussi bien

que par des ricanements d'incrédulité. Hexham apparemment n'avait rien à y

objecter dans l'instant. Mais lorsqu'on se remit en chemin, il prit soin de faire

bâillonner sa prisonnière.

Montmorency de Dunmurrow méditait, la mine sombre. On avait dressé le

camp, des feux brûlaient en plein air entre les tentes. Depuis le sommet d'un

éperon rocheux, quelques gardes surveillaient les alentours, postés là pour avertir

de toute approche. Mais Tristan, frustré de combat, comprenait à présent que nul

ennemi ne viendrait sans doute mettre fin à l'inactivité de ses hommes, ni le

provoquer en duel. Sans nouvelles du baron qu'il venait affronter sur ses terres, il

mesurait désormais la lâcheté de son adversaire, et sa cynique imposture. Après

avoir attendu sur place une rencontre, il avait fait avancer ses hommes sur les

terres d'Hexham sans subir de résistance, mais sans jamais rencontrer l'auteur du

défi. Se pouvait-il qu'un ancien croisé se dérobe à une joute qu'il avait lui-même

suscitée? Les réserves formulées par Isobel, il les avait mises sur le compte d'une sorte de

défiance subjective, si habituelle dit-on chez les femmes. Mais l'expérience déjouait ses propres préventions. Il aurait peut-être dû se

méfier davantage, ne pas se précipiter loin de son domaine à la première

provocation, et sans son épouse. Arrivé seul et depuis plusieurs jours sur le

terrain, il n'y trouvait pas sa place, puisque sa présence y était inutile, et

incongrue.

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Sans doute lui fallait-il abandonner ses recherches, et rentrer à Dunmurrow. Son

honneur était sauf, puisqu'il avait relevé sans hésitation l'absurde défi lancé par le

baron Hexham, seigneur de Goathland, et puisque ce dernier se dérobait. Cette

expédition inutile ne serait qu'un interlude, une fâcheuse parenthèse, dans

l'existence heureuse qu'il connaissait enfin. Sans doute, songeait-il au cours de ses

longues veilles, serait-il galant d'emmener Isobel à la Cour. Ennemis et

contempteurs du Diable Rouge, contraints de constater sa force et sa santé, ainsi

que sa félicité conjugale, s'empoisonneraient peut-être eux-mêmes de leur propre

fiel. Son lieutenant, qui naguère avait si scrupuleusement préservé son secret et si

fidèlement servi sa cause, échangeait quelques propos avec les sentinelles.

Herbert s'approchait entre les tentes, multipliant, à son habitude, les observations

critiques à l'adresse des soldats désœuvrés, qui sans doute ne s'en formalisaient

guère, alors même qu'ils en tenaient compte. — Rien en vue, je suppose ? dit Tristan, dès qu'Herbert fut à portée de voix.

— Ni lances, ni heaumes, ni oriflammes à l'horizon, monseigneur, mais quatre

cavaliers, dont l'un porte une vielle, à ce qu'il semble. Quelque ménestrel, sans

doute.

Le Diable Rouge, furieux, se retira sous sa tente, bien résolu à ne pas partager la

bonne humeur de ses troupes qui feraient sans nul doute le plus joyeux accueil à

ces baladins en quête de public. Quelques moments plus tard, des exclamations et des piétinements vinrent le

tirer de sa méditation. Il se passait enfin quelque chose ! Plein d'espoir, il se

redressa, et sortit de son refuge, à côté du fanion qui portait ses armes. Un étrange

spectacle l'attendait. Herbert serrait le bras du jeune Guillery et le secouait avec force, comme pour le

punir ou lui rendre courage. Le jeune homme baissait la tête, une main crispée sur

le galbe de la vielle à laquelle il se raccrochait, tel un naufragé dans la tourmente. — Parle donc! s'écrièrent en même temps le lieutenant et son maître.

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Le pauvre garçon, le temps d'un éclair, osa croiser le regard de Montmorency, et

puis il ferma les yeux. — Monseigneur, balbutia-t-il avec effort, le baron Hexham a enlevé... Il a

enlevé votre épouse, madame Isobel.

Le hurlement sauvage que vociféra le Diable Rouge s'enfla jusqu'à l'horizon,

faisant vibrer la campagne, les collines et les bois. Les oiseaux apeurés se turent.

On n'entendit pour l'accompagner que la rumeur métallique et sourde des

guerriers qui se relevaient, galvanisés par la clameur. Tristan avait levé les deux poings, dans l'intention absurde et folle de détruire le

porteur de mauvaises nouvelles. Herbert s'interposa, non sans audace. — Il veut une rançon, sans doute. Combien demande- t-il?

Le garçon, quelque peu soulagé, choisit de ne plus s'adresser qu'au lieutenant de

son maître. — On ne sait pas, messire. Il fait chemin jusque dans ces parages, non loin de

Goathland, comme de Wellingstone. C'est une traîtrise, messire. Hexham s'était

déguisé, il portait la livrée de la comtesse de Wellingstone. Jamais il n'a été

question de rançon.

— Cette crapule nous tend un piège, estima Herbert en se tournant vers le

Diable Rouge.

— J'y suis déjà tombé, répliqua ce dernier. Pour mon malheur, mais aussi pour

le sien.

Que les étapes étaient longues! Entravée, bâillonnée, Isobel s'épuisait, sombrait

parfois dans un demi-sommeil, au risque de choir sur le sol. Les gardes qui

l'entouraient confondaient dans leurs efforts la sollicitude, l'animosité et la

crainte. Ils la voyaient de toute évidence comme une personne d'exception, une

captive impuissante, mais qui par sa nature les menaçait des châtiments les plus

terribles. Sa mule, qui avait failli trébucher, se redressa vivement, la ramenant à la claire

conscience des choses. Isobel ouvrit les yeux. Un cours d'eau paisible ruisselait,

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tout près d'elle. Cette rivière, elle la reconnut. Elle s'y baignait jadis, tout enfant,

avec ses frères, non loin du château de Wellingstone. Dans cette campagne

accueillante, elle était chez elle, sur son fief. Pourquoi Hexham la contraignait-il à ce retour dans son propre comté, voisin de

la baronnie de Goathland? Pour en prendre possession, sans doute, et satisfaire

ses ambitions grotesques. Ne craignait-il pas les représailles que Montmorency

allait exercer contre lui ? Un dialogue surpris entre le traître et quelqu'un de ses

sbires l'éclaira sur cette question, en même temps qu'il lui ôtait tout espoir. — Dunmurrow campe au nord, messire, loin de nous, j'en ai l'assurance, disait

l'homme d'armes. Nous avons bien fait de prendre un détour.

— Fais avertir les autres, répondit Hexham. Rassemblement autour du château

de Wellingstone. S'il persiste, Montmorency verra que de nous deux je suis le

plus fort, et qu'il doit se soumettre. Après quoi, je pourrai jouir de quelque repos...

— Et de quelque noble personne aussi, ajouta l'ignoble flagorneur.

Hexham allait-il décapiter sur place l'insolent, ou pour le moins lui couper la

langue ? Isobel en fut pour ses frais, et ne put qu'aggraver encore en elle l'idée

qu'elle se faisait du goujat. — A soumettre les femmes, dit-il avec suffisance, on trouve presque autant de

plaisir qu'à soumettre les peuples.

De toute évidence, Hexham voulait parvenir à Wellingstone avant la nuit

tombée. Le crépuscule approchait, l'ombre gagnait l'épaisseur des sous-bois.

Isobel se tenait sur ses gardes, attendant avec foi l'intervention de Tristan. Car le

Diable Rouge était nécessairement sur les traces des ravisseurs. Comment

l'attaque allait-elle se dérouler? Comment pourrait-elle s'échapper

commodément, les mains entravées devant elle, un bâillon épais lui fermant les

lèvres? En cas de nécessité, elle ne pourrait appeler au secours, ni même signaler

sa présence.

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Elle nota que le fourbe Hexham prenait bien soin de ne pas s'éloigner d'elle.

Isobel devinait la raison de cette sollicitude : en cas d'attaque brusquée, il

envisageait sans doute de la prendre en otage, d'utiliser son corps comme

bouclier. Soudain, un sifflement venu des éclaireurs légèrement armés qui ouvraient le

cortège se fit entendre, et chacun s'immobilisa, la main sur son arc, sur le

pommeau de son épée, sur la poignée de sa dague ou de son fléau d'armes. Isobel scruta la scène. Sur le chemin, un cavalier se dressait, immobile, seul, tel

un fantôme accusateur et menaçant. Une vaste cape l'enveloppait. On ne pouvait

discerner l'emblème du fanion qu'il portait à sa lance, pas plus que son visage

enfermé dans un heaume d'acier, surmonté d'une aigrette pourpre. Isobel retint sa respiration. Était-il un émissaire du Diable Rouge? — Ôte-toi de mon chemin, pauvre chevalier solitaire, cria Hexham. Que

ferais-je de ta dépouille?

— Ce que tu as fait de ma dépouille, je le sais déjà ! clama l'inconnu, si fort que

chacun put l'entendre.

Une rumeur parcourut l'escorte. — C'est un fantôme, murmura une voix.

— Un revenant !

— Sais-tu, félon, reprit le cavalier, que tu portes tes pas sur les terres des

Wellingstone ?

Isobel s'inquiéta. Si ce personnage avait été envoyé à la rencontre d'Hexham par

Montmorency, il aurait parlé des terres des Dunmurrow et non de celles des

Wellingstone. Ne savait-il pas les circonstances de son mariage ? Et qui était-il ? Après une brève hésitation, Hexham se reprit, confiant en sa garde, qui se

pressait autour de lui. — Sauve-toi, pauvre hère, avant que mes hommes et mes chiens ne te déchirent.

Ces terres sont les miennes, et nul aventurier n'y imposera sa loi !

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Le cavalier solitaire émit un long cri, qui semblait libérer en lui des forces

depuis longtemps contenues. — Par le Saint-Sépulcre, tu vas mourir, misérable assassin, ignoble usurpateur !

Ton sang nourrira ma terre !

Isobel frissonna de terreur. Cette voix puissante et vibrante, c'était celle que

faisait résonner son père, dans ses moments de colère. Il était mort de chagrin

après qu'Hexham en personne, de retour de la croisade, eut apporté la funeste

nouvelle du décès glorieux de son fils aîné Malcolm. Isobel, désormais orpheline et seule à l'âge de seize ans, s'était attachée à

maintenir l'éclat de sa maison après avoir fermé les yeux de son père. Le vieux

comte de Wellingstone venait-il à son secours, miraculeusement ressuscité d'entre

les morts? Mais non, ce ne pouvait être son fantôme, car il était plus grand, plus

mince, et véritablement charnel, plein de force virile et d'élan. Chacun dans

l'entourage d'Hexham semblait paralysé, et lui le tout premier. — Dix pièces d'argent à qui le fait taire, et pour toujours, grommela-t-il entre

ses dents. Visez le défaut de la cuirasse.

Deux piétons plus hardis ou plus cupides que les autres bandaient déjà leur arc.

Pour éviter d'assister à un meurtre, Isobel talonna sa mule, qui se porta en dehors

du chemin, vers la rivière. L'étrange cavalier lança de nouveau une clameur de

défi, qui fit trembler les plus braves. Certains pourtant s'approchèrent par les

côtés, hors de son champ de vision, que limitait son heaume d'acier percé

d'étroites fentes. — Montjoie ! cria-t-il avec force.

La mêlée qui s'ensuivit fut indescriptible. Des bois qui encadraient le chemin,

une foule de cavaliers surgit soudain en poussant une longue clameur. Ils

portaient des casques à visière surmontés d'arêtes aiguës et de pointes, ils ne

maniaient pas l'épée, mais de longs sabres recourbés en croissant de lune, et leurs

montures, petites et noires, n'étaient encombrées d'aucun caparaçon. Isobel vit

avec horreur les têtes des archers d'Hexham voler en l'air, pendant que la troupe

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s'éparpillait dans toutes les directions, dans un horrible désordre. Les nouveaux

venus s'excitaient de la voix, dans une langue inconnue. A n'en pas douter, le pire

était à craindre. Résolument, Isobel poussa sa mule vers la rivière, peu profonde

en cet endroit. Peut-être parviendrait-elle à passer inaperçue, en marge de tout ce

désordre? L'eau très froide lui baignait les pieds. Quelques mètres encore et elle se

trouverait sur l'autre rive, en terrain connu. Edith et William, parmi tant d'autres,

n'étaient-ils pas à Wellingstone? Il fallait qu'elle s'y rende, et se mette sous leur

protection. Au moment où la mule tâtait la berge du sabot, pour y accéder en toute sûreté, il

se fit derrière elle un grand bruit d'éclaboussement. Un cavalier engageait son

cheval dans le courant, pour barrer la route à la fugitive. Ignorant la langue dans

laquelle il s'exprimait, Isobel comprenait cependant son message : il lui intimait

l'ordre de s'arrêter, et de se rendre à lui. Le cheval escalada la pente avec célérité, devança la mule et lui barra le chemin.

Le guerrier avait le visage basané et les yeux d'un noir de jais, aussi bien que sa

chevelure et sa courte barbe. Il saisit le bras d'Isobel, et puis le relâcha très vite,

comme s'il s'y brûlait. Il cria quelques mots en sa langue inconnue. — Une femme ? fit une forte voix qui venait de l'autre rive, amène-la, Ali-bey,

n'aie pas peur, ça ne mord pas toujours ! Isobel frissonna. En quelles mains était-elle tombée? Qui étaient ces

personnages étranges? Des bandits de grand chemin ? Non, sans doute, car ils

étaient trop bien armés, et trop nombreux. Quelque troupe en marche ? Son chef

ne se serait pas montré seul sur la route. Héraut d'armes et gardes, fanions et

oriflammes l'auraient précédé. Saisissant la bride de la mule, le cavalier la contraignit à regagner l'autre rive, où

régnait encore une grande confusion. Quelques archers blessés gémissaient sur le

sol, d'autres ne respiraient plus. La jeune femme ferma les yeux pour éviter le

spectacle de ces horreurs sanglantes. Elle n'était plus sensible qu'aux sons et aux

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bruits, voix confuses qui s'interpellaient, hennissements et piétinements sourds de

chevaux. Hexham et la plupart de ses cavaliers avaient disparu. Isobel tentait d'échafauder un plan. Sur ses propres terres, tout près de sa

demeure seigneuriale, elle se trouvait entravée et bâillonnée sur une mule, telle

une sorcière que l'on conduit au bûcher, à la merci d'inconnus sanguinaires.

Comment percer leurs intentions, échapper à leurs menaces, les apitoyer et les

convaincre, dans la position insolite qu'elle occupait? Un groupe de cavaliers s'approchait au trot, accueilli par quelques clameurs de

bienvenue. Tous semblaient fort agités, et en particulier leur maître, qui pestait. Isobel ouvrit les yeux. Le chevalier à l'aigrette pourpre manipulait

nerveusement une masse d'armes. A son côté, un personnage au visage sombre

semblait vouloir l'apaiser. — Vous touchez au but, monseigneur, disait-il. Nous avons vu le traître. Sans

doute a-t-il plus que personne au monde l'art de s'échapper. Mais il ne peut être

loin. S'il a trouvé refuge parmi le gros de ses troupes, c'est qu'il espérait nous

attirer dans un traquenard. Vous l'occirez sans doute, parce que Dieu le veut, mais

songez à vos gens. Un simple détachement ne saurait affronter toute une armée.

Le chevalier ne répondit que par un grommellement indistinct à son second.

Celui-ci recula de sa selle sur la croupe de sa monture et s'en laissa

acrobatiquement glisser par l'arrière. Son regard très noir croisa le regard

angoissé d'Isobel. — Une captive entravée! s'exclama-t-il d'une voix railleuse. Toute la magie de

l'Orient! Il suffirait d'une chamelle à la place de cette bourrique, je veux dire la

mule, pour que l'illusion soit parfaite ! Quelque sorcière ou quelque voleuse, je

gage, troussée de la sorte !

Il poursuivit son discours en s'adressant dans une langue incompréhensible au

guerrier qui avait retenu la jeune femme dans sa fuite. Celui-ci, avec une sorte de

répugnance, arracha le bâillon qui la rendait muette. Avant qu'elle ait eu le temps

de le remercier, le même guerrier brandit un long poignard et coupa d'un seul

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coup le lien qui enserrait douloureusement ses poignets. Comme il ne lui tendait

pas le poing, et ne mettait pas un genou en terre, selon l'usage, Isobel se laissa

d'elle- même aller jusqu'au sol. Elle n'avait d'yeux que pour le chevalier, aux traits invisibles sous son heaume.

Il maugréait encore, la masse d'armes avec ses sphères hérissées de pointes

pendant maintenant au bout de son bras. La gorge nouée, la bouche sèche, elle ne

put proférer un seul mot. Son angoisse fut à son comble quand elle vit le dodelinement du heaume

s'interrompre, le corps du chevalier se figer. De toute évidence, il la fixait dans les

yeux. La masse d'armes tomba sur le sol. Il leva la main. Sur son large torse,

par-dessus le haubert, il portait une sorte de chemise rouge, ornée de l'image d'un

animal. Celle d'un cerf d'argent. Les yeux d'Isobel s'écarquillèrent. — Isobel ! s'écria-t-il d'une voix rauque. Elle cessa de respirer. Cette voix... D'un geste, il se défit de son heaume, et son visage apparut. L'épouse du Diable Rouge, terrassée par l'émotion, sombra dans l'inconscience.

Quand elle reprit quelque peu ses esprits, Isobel comprit que ses tourments

n'allaient pas prendre fin. Un vertige la saisit de nouveau. Le spectre était toujours

là, avec toutefois les apparences les plus évidentes de la vie. Il la serrait contre son

cœur, et la meurtrissait des mailles métalliques de son haubert. Son souffle

puissant faisait voleter la chevelure d'Isobel. Il sentait très fort le cheval et la

sueur, comme il sied à un noble chevalier qui vient de livrer bataille. — Malcolm, dit-elle dans un souffle, tu es...

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— Oui, je suis mort, dit-il avec impatience, enfin pas tout à fait, nous en

reparlerons. Qui t'a mise en ce triste équipage ? Hexham, sans doute. Connais-tu

sa retraite ?

Il défit son étreinte et la tint par les épaules au bout de ses longs bras. Médusée

par cette providentielle résurrection, Isobel resta d'abord sans voix. En cinq ans,

son frère semblait avoir non pas seulement mûri, mais beaucoup vieilli, jusqu'à

ressembler trait pour trait au comte son père. Son visage, jadis fin comme celui

d'une fille, était creusé de rides profondes. Ses yeux verts brillaient d'un éclat

féroce, au moment même où il retrouvait sa sœur. Les commissures de ses lèvres

pleines s'étaient abaissées, ses fossettes avaient disparu. Ce visage austère et

marqué portait l'empreinte de cruelles souffrances, il était celui d'un homme qui

ne sourit jamais. — Eh bien, parle ! reprit-il en la secouant presque. Je veux le trouver et l'occire,

et dans l'heure !

— Je ne sais, murmura Isobel. A Goathland, sur ses terres, peut-être. A moins

qu'il n'ait investi Wellingstone.

Un rictus épouvantable déforma le visage de Malcolm. Isobel sentit les mains

de son frère frémir de rage. — Et tu n'en saurais rien?

— Je viens de Dunmurrow, dans le nord, Malcolm. Hexham m'a enlevée après

avoir écarté par traîtrise mon époux...

— Ton époux ? Tu serais mariée ? A qui ?

Isobel reprit de son assurance et se redressa. — Au baron Montmorency, seigneur de Dunmurrow.

Les bras de Malcolm retombèrent. Il considéra sa sœur avec stupeur. — Le Diable Rouge?

En souriant à demi, Isobel acquiesça de la tête. Quelle étrange concours de

circonstances! Si la mort de Malcolm n'avait pas été annoncée, et par Hexham en

personne, elle n'aurait pas été contrainte de se marier, pour donner, de par la

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volonté du roi Richard, un véritable maître au comté de Wellingstone. Jamais elle

ne serait entrée dans les sombres murailles de Dunmurrow, jamais elle n'aurait

rencontré le seul homme qui pût la rendre heureuse, jamais peut-être Tristan

n'aurait-il recouvré la vue en croisant le chemin du cerf magique... Que de tourments lui avait causés la disparition de son frère, mais que de

félicités la Providence ne lui avait-elle pas apportées en compensation ! Malcolm, ébahi, en proie à une nouvelle préoccupation, semblait sur des

charbons ardents. — Puisque j'étais tenu pour mort, tu étais donc la seule héritière de notre fief?

Par le mariage, c'est au Diable Rouge qu'il appartient désormais?

— Tristan possède son propre fief, et ne s'est jamais soucié de mettre la main sur

Wellingstone. Le château, les terres et le titre te reviennent, mon frère, sans

discussion et sans partage. Mais que n'as-tu plus tôt donné signe de vie? Et qui

sont ces guerriers qui t'accompagnent, et dont je ne comprends pas le langage ?

— L'histoire est longue, dit Malcolm.

— Eh bien, décida Isobel, tu me la raconteras en chemin. En forçant les étapes,

ne pourrions-nous parvenir au château dès ce soir? J'ai tant envie de revoir ma

chère Edith ! Tristan aura donné de ses nouvelles, peut-être.

— Tristan?

— C'est mon mari.

— Prénom bizarre pour un Diable Rouge, ironisa Malcolm. J'aurais plutôt pensé

à Lucifer. Il traque sans doute

Hexham, lui aussi. Plaise au ciel qu'il ne le débusque pas le premier, car il me

priverait de ma légitime satisfaction. S'il m'est permis de connaître la paix, ce ne

sera qu'en piétinant la dépouille d'Hexham, après l'avoir de mes mains massacré ! Celui qui semblait être le second de Malcolm, et qui tout à l'heure avait si

familièrement apostrophé la jeune femme s'avança, l'allure souple, l'expression

déférente. Il tenait par la bride une jument noire, dont la selle était revêtue d'une

épaisse étoffe pourpre.

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— Madame, dit-il en s'inclinant, permettez-moi de vous offrir, avec mes

excuses, cette cavale spécialement harnachée à votre intention. La selle n'est pas

d'amazone, mais le pommeau en est si élevé, à la mode de chez nous, que vous

n'aurez pas de peine à vous y maintenir.

Surprise et émue, Isobel le remercia silencieusement d'un sourire. — Trêve de salamalecs, Guzman, dit Malcolm avec un peu d'humeur. Nous ne

sommes pas seuls à poursuivre le traître que tu connais bien. Faisons marche

forcée, avant qu'un autre de ses ennemis ne le massacre.

— Il sera fait selon votre volonté, messire, dit le dénommé Guzman en

s'inclinant derechef. Plaise pourtant à votre seigneurie de considérer que le

secours de l'ensemble de ses troupes sera peut-être nécessaire au succès de

l'entreprise. Celles d'Hexham sont beaucoup plus nombreuses que nous ne

l'avions estimé. Seulement des mercenaires, semble-t-il, qui n'ont ni foi, ni loi, ni

morale.

— Et d'où te vient cette révélation?

— J'ai pu interroger l'un de ses gens d'armes, avant que le malheureux ne

trépasse, répondit Guzman.

A en juger par le ton évasif qu'il affectait, l'homme ne souhaitait pas exposer

plus avant les circonstances de cet interrogatoire. Son visage austère marqué des rides profondes de la réflexion, Malcolm de

Wellingstone prit sans façon sa sœur par la taille et la posa sur sa selle, sans mot

dire, et puis il raccourcit la sangle de retrier, pour qu'elle puisse y engager le pied.

Le pommeau très élevé offrait en effet une prise solide. Isobel le serra assez

commodément entre son bras et sa hanche, prête au départ. Son frère, trop hanté par une idée fixe pour s'enquérir d'elle ou expliquer sa

longue absence, réfléchissait à haute voix. — Hexham veut assurément investir nos domaines, dit Malcolm. S'il s'est

entouré d'une armée nombreuse, c'est qu'il veut se prémunir contre la fureur et les

représailles de ton époux. L'escarmouche de tout à l'heure, et ta libération, lui

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ont-elles mis la puce à l'oreille? Non, sans doute. Il me croit aussi mort qu'on peut

l'être, et ne craint donc rien de moi. Il n'a pu me reconnaître.

Isobel, interdite, resta silencieuse. — Quelle amère surprise sera la sienne! reprit son frère. Mais Guzman n'a pas

tort : pour assurer ma vengeance, il m'importe de rassembler toutes mes troupes.

Mes mamelouks seraient-ils venus de si loin pour ne pas assister à mon triomphe?

Nous attendrons demain. Dès l'aube, nous attaquerons Goathland, et nous

traquerons Hexham par toute la plaine et les bois.

— Qu'est-ce qu'un mamelouk? demanda Isobel, intriguée par les étranges

personnages qui se déplaçaient autour d'eux.

— Tu le sauras plus tard. Isobel, ma sœur, te souvient-il du moulin de

l'Estrapade, où je faillis jadis te pendre, par jeu ? Il est tout près d'ici, à une courte

lieue, en amont de la rivière. Comme Guzman ne connaît pas la région, c'est toi

qui vas l'y conduire avec le gros de sa troupe. Tu seras en sécurité. Pendant ce

temps, je vais chercher les autres, qui campent à quatre lieues d'ici. Demain dès

l'aube, tu auras le plaisir de passer en revue les fiers guerriers que j'ai ramenés

avec moi de Terre sainte. Ils n'auront de repos qu'après la mort d'Hexham.

Quelques minutes plus tard, Isobel prenait la tête d'un étrange cortège de

guerriers farouches. Par contraste, sa blondeur délicate apparaissait plus éclatante

encore.

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Chapitre 17

Le combat faisait rage. Le Diable Rouge et ses hommes, pour la plupart

aguerris de longue date et bien préparés au combat, opéraient des ravages parmi

les cavaliers et les piétons, presque tous mercenaires, qu'Hexham lançait contre

eux. Après des jours d'errance et de recherche vaine, Montmorency était enfin

venu au contact de l'ennemi. Mais au lieu de rencontrer le baron en combat

singulier, comme le stipulait le défi lancé par Hexham, Tristan avait été contraint

d'affronter toute une armée, bien supérieure en nombre à ses estimations les plus

pessimistes. Que ne disposait-il de la garnison laissée à Dunmurrow pour assurer,

avec quel insuccès, la sauvegarde d'Isobel ! Rameutée soudain au son des trompes, la troupe ennemie se retira en hâte. Le

Diable Rouge retint prudemment ses hommes, pour ne pas risquer de rompre

l'ordre de bataille. La retraite des forces d'Hexham semblait une manœuvre

tactique : le traître envisageait sans doute d'attirer Montmorency dans quelque

nouveau traquenard. Entre les deux fronts un assez grand espace s'était creusé. Des blessés se

traînaient sur le sol parmi les morts, un cheval agonisait sous son caparaçon

jaune. Tristan se souvint avec tristesse des anciens combats menés au loin, en

terre étrangère. Ils avaient fait tant de morts ! Et voilà que sur le sol de

l'Angleterre un combat absurde opposait deux vassaux du roi ! Quelle absurdité ! Un cavalier porteur d'un fanion jaune, la couleur d'Hexham, seigneur de

Goathland, s'avança seul, fit halte entre les deux camps et planta sa lance en terre.

Il voulait parlementer. Montmorency vit Herbert, son lieutenant, s'avancer à son tour jusqu'à

l'émissaire, la main droite levée. Les deux hommes n'échangèrent que quelques

phrases, et se séparèrent. Au lieu de regagner sa place, à l'extrémité de la file,

Herbert vint au centre, où l'attendait son maître, pour faire son rapport.

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— Hexham propose une négociation, rapporta-t-il.

— Discuter, atermoyer, au lieu de combattre ? Jamais ! Que de temps perdu!

Pour moi la victoire, pour lui la mort, voilà mes conditions ! Reprends ton poste,

et marchons !

Herbert baissa les yeux, visiblement embarrassé. — C'est que..., murmura-t-il, il s'agit peut-être du sort de madame Isobel.

Montmorency eut comme un élancement au cœur. Exalté par l'ivresse du

combat, il s'y était plongé tout entier, sans réserve, au point qu'il s'était laissé aller

à oublier en quelque sorte quel en était la raison, et l'enjeu. — Il exige une rançon, sans doute, dit-il d'une voix changée.

— Son héraut ne m'en a rien dit, messire. Le seigneur de Goathland est

tellement fou de pouvoir, dit-on. Il veut s'approprier le comté de Wellingstone, la

chose est certaine.

— Que les fous soient heureux, si mon épouse est sauve! Allons voir ce dément.

Mais qu'il craigne mon courroux !

Une heure plus tard, lorsque Montmorency et Herbert pénétrèrent dans la vaste

tente d'apparat dressée à l'intention d'Hexham, ils échangèrent un regard. L'avis

porté par Herbert à propos de la santé mentale du baron se trouvait en effet

amplement confirmé. Hexham trônait sur un siège à haut dossier, entouré de fanions et d'étendards. Il

était revêtu d'un superbe haubert, un heaume étincelant se trouvait à son côté.

Mais la propreté et l'éclat de son équipement de bravache signifiaient sa lâcheté,

et sa répugnance au combat : de toute évidence, il n'avait pas participé à celui qui

venait d'avoir lieu. Montmorency de Dunmurrow et son lieutenant, poussiéreux et

tachés de sang, portaient les stigmates de l'effort, et l'évidence de la lutte. Sur la

personne du baron qui les avait conviés à d'incertaines palabres, on n'en voyait

pas trace. Dix chevaliers l'entouraient pour assurer sa protection, cinq de chaque côté,

coiffés de morions de fer, armés de masses ou de lourdes épées. Le Diable Rouge

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pour sa part s'appuyait sur une épée à deux mains qu'aucun fourreau n'aurait pu

contenir, tant elle était haute et massive. Cette arme avait jadis fait des ravages sur

les champs de bataille. Il ne l'avait prise, pour assister à l'étrange entretien, que

comme symbole de son propre pouvoir. — Je vois, dit en ricanant le baron Hexham, que vous vous contentez d'un seul

homme de garde. Faut-il que vous vous sentiez sûr de vous, baron de Dunmurrow

!

Tristan gronda sourdement. Pour éviter toute réaction intempestive, Herbert

s'avança hardiment. — Mon maître est fort de votre parole, monseigneur. Comment pourrait-il

mettre en doute celle d'un gentilhomme?

— Bien parlé, chevalier, dit Hexham. Mais pouvez- vous m'assurer que nous

avons affaire ici au Diable Rouge en personne ? Je ne vois ni ses pieds fourchus

ni, comment dirais-je... ni ses cornes !

Il éclata d'un gros rire, aussitôt repris par ses complaisants séides. Herbert porta la main gauche à sa dague et la droite à son épée, persuadé d'une

réaction brutale du Diable Rouge. Mais celui-ci, loin de s'emporter, s'était

pétrifié. — Rendez-moi ma femme, dit-il d'une voix sourde.

Une ombre passa sur le visage d'Hexham, qui détourna les yeux.

— Parlons plutôt du fief des Wellingstone. Je suis de ceux qui pensent que seul

un vieil ami de la famille a vocation de le gérer, baron.

— Rendez-moi ma femme, reprit Tristan.

— Votre femme? La femme d'un Diable Rouge? Un démon ne prend pas

femme, que je sache. Vous voulez parler peut-être d'Isobel, comtesse de

Wellingstone?

— Je parle d'Isobel, baronne Montmorency de Dunmurrow, mon épouse. Qu'en

avez-vous fait, misérable?

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Hexham ricana sinistrement, les yeux pleins de haine. — Vous ne pouvez rien contre moi, suppôt de Satan. Celle que vous appelez

votre femme, je l'ai livrée, entravée comme il se doit, à des brigands

barbaresques, à des recruteurs d'esclaves, sans doute! Jamais vous ne la reverrez !

Tristan poussa un hurlement de fauve enragé. Sa grande épée tournoya, fendit

l'air en sifflant, et arracha d'un coup le plastron d'acier qui recouvrait le torse

d'Hexham. Les gardes se précipitèrent vers lui. Les deux plus rapides, décapités

au second passage de la lame, éclaboussèrent de sang la tente, où se précipitaient

d'autres renforts, de toute évidence placés en embuscade. Herbert, accroupi pour éviter la mort, vit tomber dans une sorte de vertige tous

ces hommes, taillés et massacrés à la volée, poursuivis et déchiquetés dans leur

courte fuite, quand ils rompaient le combat. Le Diable Rouge hurlait sans

discontinuer, faisait autour de lui le vide. Quand il n'y eut plus dans la tente, sur l'amoncellement de cadavres, que l'odeur

de la mort et du sang, Herbert procéda à une rapide enquête. Sans illusion, car il

avait bien vu dès le premier choc Hexham s'éclipser, il constata que le corps du

traître ne figurait pas parmi les cadavres. Hexham s'était enfui.

Le soleil brillait de tout son éclat en ce début de matinée. Chevauchant en

sécurité, au milieu de cavaliers redoutables, Isobel se trouvait dramatiquement

partagée entre deux sentiments contradictoires. Elle souffrait de l'absence de Tristan, de l'anxiété dans laquelle ils vivaient l'un

et l'autre, incertains du sort de l'être aimé. Mais, en même temps, elle éprouvait le réconfort d'avoir retrouvé un frère

vaillant et fort, meneur d'une cohorte aguerrie et disciplinée, qui lui obéissait

aveuglément Quelle étrange destinée que la sienne ! Elle s'était unie par défi à un

époux impossible, mais l'avait aussitôt aimé. Elle n'avait connu de longtemps sa

cécité, avant de l'en savoir miraculeusement guéri. Enlevée par un dément elle

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avait recouvré la liberté du fait d'un frère tenu depuis longtemps pour disparu,

mais bien vivant, ressuscité d'entre les morts. Le cerf d'argent emblème de sa lignée, était à plusieurs reprises apparu pour

susciter un miracle, ou lui apporter de favorables présages. De quelles merveilles

ne pouvait-elle pas se prévaloir ! Désireuse de faire partager à son frère son

enthousiasme, elle pressa sa monture pour se porter au côté de Malcolm, qui

montait un gros cheval de somme, résistant et lourd. A sa dextre piaffait son

destrier, disponible à tous les combats. On achevait de gravir une colline. Depuis son sommet, on allait apercevoir au

loin le château de Wellingstone, ses remparts et ses tours orgueilleuses. Le visage

de Malcolm était grave. Jadis, il avait descendu cette colline, en route pour la

Terre sainte. Cinq ans plus tard, il en revenait, après qu'on l'eut cru mort. Au

moment où Isobel allait lui dire son émotion, son frère retint sa monture. Un

éclaireur armé seulement d'un arc accourait, son casque à la main. Il ouvrit la

bouche pour délivrer son message, mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge. Un

rugissement de fauve faisait vibrer l'atmosphère, et se prolongeait sinistrement.

Des chevaux s'ébrouèrent, les oreilles couchées. Des valets d'armes s'affairaient

déjà autour des cavaliers. — C'est le cri de Tristan, murmura Isobel d'une voix tremblante.

— Ou plutôt celui d'une bête féroce, dit son frère. Se pourrait-il... Cette voix

inhumaine...

— Ses colères sont terribles! Il me recherche sans doute, la folie le gagne.

Malcolm, allons le rassurer !

Le cri ne cessa de se faire entendre qu'au moment où Isobel et son frère

parvenaient en haut de la côte. On voyait au loin le château de Wellingstone, et

dans la plaine, au premier plan, le spectacle extraordinaire de centaines de gens

d'armes et de cavaliers immobiles, tournés tous dans la même direction, les yeux

fixés sur une tente d'apparat ornée d'un fanion jaune. Isobel et son frère firent

halte, pendant que les autres se déployaient tout au long de la ligne de crête.

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Un pan de la tente s'écarta, et une rumeur d'épouvante monta de la foule des

guerriers. Un personnage s'avançait, d'une très haute stature et d'une grande force,

tel un chevalier de légende. Depuis les pieds jusqu'au visage, il était de la couleur

éclatante et sombre du sang. Une clameur sourde s'éleva dans la plaine, si forte

qu'on l'entendait au loin. — Le Diable Rouge ! Le Diable Rouge !

— Ne me dis pas que ce démon serait ton époux, dit Malcolm en frissonnant.

— Il l'est pourtant, et je le tiens pour le meilleur des hommes, affirma Isobel

avec une tranquille certitude.

Devant les pas de Tristan, chacun s'écartait, dans la terreur de quelque

malédiction, ou de quelque nouveau massacre. Il semblait ne voir personne. A dix

pas de la tente où gisaient ses victimes, il fit halte, et hurla un nom. — Hexham! Hexham!

Dans un silence de mort, les gens d'armes et les cavaliers dispersés entre le bas

de la colline et la tente d'apparat se regroupèrent autour des fanions et des

gonfanons jaunes. Malcolm, pâle et tendu, était passé sur son destrier. Un valet d'armes, près de

lui, lui présentait son heaume. — J'ai craint un moment que ton Diable Rouge de mari ne m'ait privé du plaisir

de la vengeance. Mais s'il appelle Hexham, c'est que ce misérable a survécu, et

qu'il se cache. Ses mercenaires n'ont plus de chef, ils ne vont songer qu'à se tirer

d'affaire sans combattre. A moins que ce traître ne se cache parmi eux et se tienne

coi, il en est bien capable. Il serait temps, je pense, de faire connaître notre

présence, et nos intentions. Héraut ! Élevez ma bannière, et faites sonner la

trompe ! Isobel ma sœur, ta place pour le moment n'est pas à mon côté. Des

gardes vont te protéger. Ne tente pas d'échapper à leur surveillance, ce sont des

mamelouks, ils ne connaissent que leur maître !

Comme pour ajouter à la confusion d'Isobel, son frère lança des ordres en cette

langue étrange qu'elle ignorait. Des personnages farouches et ombrageux vinrent

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se ranger près d'elle. Un jeune homme à la peau très sombre vint saisir la bride de

sa monture, avec résolution. Elle vit flotter en l'air la bannière des Wellingstone, où le cerf d'argent

bondissait, sur fond d'azur. Deux antiques buccins résonnèrent ensemble.

Malcolm coiffa son heaume et prit la tête de la troupe de cavaliers et de piétons.

Isobel et sa garde rapprochée fermaient le cortège. On descendit la colline, en direction de la tente au fanion jaune. Les troupes

ameutées par Hexham s'écartaient au passage. Lorsque Malcolm parvint à

quelques mètres du formidable Diable Rouge, celui-ci déploya le tissu qu'il

portait à son col. C'était un fanion pourpre, orné du cerf d'argent des Wellingstone, celui-là même

qu'Isobel lui avait offert, quelques jours auparavant.

Les deux chevaliers restèrent un moment immobiles, aussi décontenancés l'un

que l'autre. Malcolm enleva son heaume, en signe de paix. — Pourquoi, messire, portez-vous les couleurs de mon épouse? lui dit

agressivement Montmorency.

— Parce qu'elles sont les miennes, répliqua Malcolm. Je suis son frère, et comte

de Wellingstone, Malcolm, troisième du nom.

— Malcolm de Wellingstone? Mais il est...

— Je suis mort, je le sais. Mais le devoir et le désir de vengeance m'ont rappelé,

sinon des enfers, du moins d'un autre monde, baron de Dunmurrow. L'objet de ma

vengeance n'est autre que votre ennemi, l'ignoble Hexham. Je vais de ce pas le

prendre en chasse. Mais en attendant, vous plaît-il de savoir que l'épouse dont

vous êtes en quête...

Tristan frémit. Des exclamations retentirent dans le cortège, et des cris. Isobel,

abandonnant sa monture et trompant la vigilance de ses gardiens, se précipitait en

courant comme une folle jusqu'au Diable Rouge et lui sautait au cou, la blondeur

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de sa chevelure et l'azur de sa robe faisant un surprenant contraste avec la pourpre

sanglante dont Tristan était teint tout entier. Malcolm de Wellingstone et le gros de sa troupe s'éloignaient déjà au galop.

Lorsqu'un moment plus tard les gens venus de Dunmurrow rejoignirent leur

maître, un étrange spectacle les attendait. Le Diable Rouge, que l'on voyait de

loin, tête nue, tenait amoureusement son épouse par la main. Des personnages

inconnus, étrangement vêtus de cuir et armés de grands sabres recourbés

encadraient à distance respectueuse le couple. Herbert Clinton, lieutenant de leur

maître, devisait avec trois d'entre eux, tout près d'une bannière marquée d'un cerf

dressé. Cette scène paisible faisait un vif contraste avec le désordre qui régnait dans la

plaine, où traînaient des équipements épars, sans doute abandonnés en hâte.

Quelques pillards, compagnons ordinaires des mouvements militaires, exerçaient

prudemment leur activité, à la périphérie de ce qui ressemblait à un champ de

bataille, où traînaient quelques fanions jaunes. Autour d'une tente d'apparat à

demi écroulée régnait un large espace vide. Le contingent venu de Dunmurrow avait fait halte en haut de la colline. Malgré

le mystère de cette scène inattendue, chacun n'avait d'yeux que pour Isobel. — Il a retrouvé sa femme, Dieu soit loué ! s'écria un prévôt. Si la garnison du

château se fait occire, ce ne sera pas de la main du Diable Rouge ! On eut à peine le temps de saluer par des rires cette plaisante remarque. Un fort

contingent de cavaliers sortait de la forêt voisine. Les chevaux marchaient au pas,

les lances n'étaient pas baissées en bataille. En tête, deux valets d'armes

conduisaient par la bride un superbe étalon, que montait un cavalier de haute

taille. Les autres cavaliers portaient eux aussi de larges sabres courbes. — Devons-nous les charger? dit un jeune enthousiaste, assoiffé de combat, et

toujours prêt à en découdre.

Le prévôt haussa les épaules.

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— Ils ne menacent quiconque, blanc-bec. Et vois comme notre baronne se porte

à leur rencontre ! Le chevalier qui les mène ne lui est pas inconnu, je gage !

Lorsque Malcolm, revenu de sa battue infructueuse, mit pied à terre, Isobel

l'étreignit en pleurant. — Que de joies en un jour, grâce à toi, mon bon frère ! Je retrouve vivant celui

que chacun croyait mort, tu m'évites le déshonneur en me rendant la liberté, et tu

me conduis à l'époux que je chéris. Laisse-moi pleurer de bonheur.

Contre toute attente, Malcolm de Wellingstone ne manifesta aucun

attendrissement, ne se laissa aller à aucun abandon. Agressif et tendu, comme

habité par une idée fixe, il négligea les embrassements de sa jeune sœur pour

s'adresser, avec une sorte de sécheresse tendue, au seul Tristan, qui s'approchait,

encore souillé de sang séché. — En d'autres circonstances, mon incivilité serait condamnable, messire,

puisque je semble avoir évité votre présence en poursuivant ma quête, dit-il sans

sou- rire. J'ai voulu explorer les alentours afin de lever mon gibier, avant que sa

piste ne se refroidisse. En vain, je l'avoue. La ruse d'Hexham, à n'en pas douter,

excède toute mesure, ainsi que son aptitude à fuir. Mais je n'ai pas entrepris cette

expédition sans avoir foi en son succès. Sa réussite m'est aussi nécessaire que l'air

que je respire, ou que l'honneur de mon nom. Souffrez donc, messire, que je

reprenne sans tarder mes recherches. Vos forces que j'aperçois en haut de la

colline se présentent à point pour que je n'aie aucun scrupule à vous laisser la

garde de ma sœur, et celle de mon fief, qui je pense vous a été légitimement

dévolu par le mariage. Je vais tantôt occire mon ennemi. Nous nous reverrons au

château de Wellingstone, que vous connaissez déjà, sans doute.

Le Diable Rouge, impressionnant de force et de fierté, ne contint pas son

humeur. — Je ne suis pas homme à acquérir un fief en épousant son héritière, dit-il avec

hauteur, et la nécessité de la guerre m'a seule attiré sur vos terres. A l'égard

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d'Hexham, je partage votre haine, comte de Wellingstone, et je vais de ce pas

accompagner votre battue, pour l'occire moi aussi.

Malcolm lui lança un regard de défi. Presque aussi grand que le Diable Rouge, il

était plus mince et plus nerveux. Son teint mat et bronzé soulignait jusqu'au

vertige la pâleur liquide de ses yeux verts. Son visage émacié suggérait bien des

épreuves et bien des souffrances. — Je sais vos raisons, et le crime qu'Hexham a commis à votre encontre, dit-il

d'une voix sourde. Je sais aussi que vous avez mis en déroute le coupable, et

massacré quantité de ses vassaux dans cette tente, mon fidèle Guzman a vu leurs

cadavres. Je souhaite que cette satisfaction vous suffise, messire. Depuis

plusieurs années, la vie d'Hexham m'appartient, parce qu'il a cru détruire la

mienne, et surtout parce qu'il a réduit mon père au désespoir. Laissez-le-moi, je

vous prie, et escortez ma sœur jusqu'au château de ses ancêtres. Elle mérite

quelque repos sans doute.

Isobel s'était approchée, et levait vers son mari un regard implorant. Mais le

visage de Tristan restait fermé. Il balançait de toute évidence entre le respect de la

courtoisie et le désir de traquer l'ennemi jusqu'à l'hallali. — Tristan, murmura Isobel, laissez mon frère accomplir son dessein. Il revient

de si loin, et de façon si miraculeuse. Le cerf d'argent l'a peut-être gratifié d'un

miracle, lui aussi?

— Mon offense resterait donc impunie? grommela Tristan. Le bon droit

resterait donc bafoué?

— En protégeant ma sœur et mes biens, vous avez fait de moi votre obligé, votre

homme lige, avança Malcolm. Ne sied-il pas qu'en acceptant mes services, vous

me déchargiez de ma dette? Rien ne peut ajouter à la gloire du Diable Rouge. En

me laissant atteindre au but que depuis si longtemps je poursuis, vous assurez la

mienne.

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— Aussi bien, vous ne sauriez partir en chasse dans cette tenue, insista la jeune

femme. Vit-on jamais chevalier se mettre en campagne revêtu d'un haubert tout

empesé de sang?

Tristan baissa les yeux sur sa tenue. Isobel ne mentait pas. Après tant de

violence passée, comme il brûlait de l'étreindre, et de retrouver dans ses bras la

paix du corps et de l'âme ! Comment le faire, en portant sur soi cette odeur de

mort ? — Eh bien, soit, comte, dit-il en redressant la tête. Je vous laisse la tête

d'Hexham, par amour de votre sœur. Souffrez qu'en attendant votre retour, je

prenne avec elle quelque repos dans votre demeure.

Les deux gentilshommes se saluèrent gravement. Quelques instants plus tard,

Malcolm de Wellingstone s'éloignait vers le nord, suivi de ses gens d'armes, et de

ses mystérieux mamelouks.

A la tête de la petite troupe qui venait accueillir Tristan et ses hommes aux

abords du pont-levis on distinguait William, plus rieur et plus excité que jamais.

Lorsqu'il vit de près que les gens de Dunmurrow avaient combattu, et dans quel

état se trouvait son maître, il se confondit en exclamations de surprise et

d'émerveillement. — Se peut-il, monseigneur? Se peut-il? Le Diable Rouge ! Comme avant !

— Et avec deux bons yeux, cette fois, pour voir que mes vétérans s'engraissent,

dit Tristan avec une feinte sévérité.

— Le mariage a de ces effets pervers, expliqua l'époux de dame Edith. Il fait

grossir...

Au rire joyeux qu'Isobel laissa échapper, William, prenant conscience de sa

bévue, entreprit de la réparer sur l'heure. — J'ai voulu dire, se reprit-il, que ne pouvant fléchir nos cœurs valeureux, les

femmes portent ailleurs les efforts de leurs soins. Le miel et les gâteaux sont leurs

armes...

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L'hilarité générale le réduisit au silence. — Elles en ont d'autres, assura Tristan, quand le calme fut revenu, et suscitant

ainsi de nouveaux éclats de rire. Mais trêve de badinage. Que l'on donne à boire

aux chevaux, et aux hommes, ils l'ont bien mérité. Et qu'on me débarrasse de ce

haubert avant que la rouille ne s'y mette. Ou plutôt... Entrerai-je en cet état dans le

noble château de Wellingstone? Comme ses douves me semblent accueillantes, et

leur eau claire, et peu profonde en vérité... Écuyer ! A mon aide !

Tristan se laissa glisser à bas de son cheval et se défit de sa ceinture, de ses

armes et de ses brodequins. Sous le regard épouvanté mais ravi de l'assistance, il

descendit la berge et s'avança dans l'eau des douves, qui se colora de rouge, une

main posée sur la poutre maîtresse du pont- levis. Chacun des spectateurs de cette

étrange scène béait d'admiration. Il fallut toutefois qu'à l'issue de sa traversée, les deux hommes les plus

musculeux du groupe l'aident à s'extraire de son bain improvisé, tout ruisselant

d'eau. On dut pour cela le défaire de son haubert nettoyé, qui au soleil avait des

éclats d'argent. Il apparut en pleine lumière, dans tout l'éclat d'une presque nudité,

chemise et caleçon détrempés lui collant à la peau. A ce moment précis, Edith

accourait, une cape de laine rouge sur les épaules, dans une sorte de déchaînement

d'inquiétude et de joie confondues. — Edith, ma chère Edith ! s'écria Isobel.

Mais sa gouvernante ne lui accorda pas un regard. Elle n'avait d'yeux que pour

le héros de la scène. — Seigneur! s'écria-t-elle avec autant de force que de naïveté, il va prendre

froid, cet ange blond !

Maternellement, elle enveloppa de son manteau le pittoresque baigneur. — Je vous remercie, madame, déclara Tristan le plus sérieusement du monde,

de rendre sa couleur au Diable Rouge.

Lorsque Edith, pétrifiée, reprit son souffle, il ne restait plus auprès d'elle que

William, son époux.

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— Quel bel homme, murmura-t-elle, mais comme il m'a punie de mes

mauvaises paroles !

— En te disant merci, idole de mon cœur, susurra William. Quelle bonté de sa

part ! Songe que par sa magie, il aurait pu te renvoyer au royaume des grenouilles

!

Comme on n'avait pu trouver de cuveau assez grand pour contenir à la fois le

Diable Rouge et son épouse, chacun occupait un vaste baquet garni de linges

blancs, un peu étroit pour Tristan, mais très confortable pour Isobel. — Que pensez-vous du château de Wellingstone ? dit- elle quand les

domestiques se furent retirés. N'est-il pas accueillant ?

— Si je n'en juge que par la chaleur de l'eau et la beauté de la châtelaine, celui

de Dunmurrow n'a rien à lui envier, ce me semble !

— Mais ces larges ouvertures, et cette lumière?

— En est-il de plus vive que celle de vos yeux, mon adorée ? Au sein même des

ténèbres les plus profondes, je crois qu'elle éclairerait mon chemin. Quelle beauté

est la vôtre, et comme vos appas me semblent...

— La gorge d'une femme prend un peu de volume, dès qu'elle est enceinte,

argua innocemment Isobel.

— On le dit, je le sais. Encore faudrait-il...

Sa voix s'étrangla. Son corps tressauta, il bondit hors du baquet, le renversant,

inondant les dalles. L'instant d'après, il se penchait sur Isobel, dans le plus simple

appareil, et la baisait aux lèvres, avec dévotion.

Trois jours plus tard, Malcolm et sa troupe se présentèrent devant Wellingstone.

Pendant que ses étranges guerriers établissaient leur camp, à l'extérieur des murs,

celui que l'on avait cru mort pénétra dans l'enceinte du château qui, désormais,

était le sien. Il était si seul, et si abattu, qu'aucun des vieux serviteurs, qui avaient

connu son père, n'osa lui faire fête.

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Après une aussi longue absence, il avait été décidé de donner quelque apparat à

son retour. Dans la salle d'honneur, son siège seigneurial était prêt. Isobel

occupait un siège bas, tout près de l'estrade, Montmorency debout derrière elle, en

attente. Au lieu de saluer sa sœur et son époux, et d'occuper la place qu'imposait le

protocole, Malcolm, en tenue d'expédition, préféra s'asseoir sans façon au bord de

l'estrade, la tête dans les mains. — Hexham, ce fourbe, s'est encore échappé, maugréa- t-il, j'en deviendrai fou !

Venir de si loin pour exercer ma vengeance, le savoir dans les parages de ma

demeure, qu'il convoitait, et ne pouvoir le massacrer, quelle épouvantable torture

!

Tristan échangea avec Isobel un regard entendu. Malcolm n'en pouvait plus. — J'ai moi-même trop de griefs contre Hexham pour ne pas partager votre

affliction, dit Montmorency d'une voix égale, presque conciliante. Les principaux

vassaux du baron ne sont plus là pour le défendre. L'incroyable bande de

mercenaires qu'il avait recrutée s'est honteusement dispersée. Naguère si sûr de

lui, il est contraint de se dissimuler. Sans doute a-t-il déserté son manoir de

Goathland...

— Cette demeure a été mise à sac et brûlée par mes hommes, dit sinistrement

Malcolm. Il est sans refuge, désormais. Mais où le trouver?

— Je vous propose, reprit Tristan, de prendre à Wellingstone quelque repos.

Pendant ce temps, mes gens fouilleront la campagne, des émissaires iront s'il le

faut jusqu'aux confins du royaume. Si je ne puis l'occire moi- même, l'un de mes

lieutenants se fera fort de m'apporter sa tête.

Abattu et morose, Malcolm de Wellingstone semblait ne rien entendre. — Tu dois d'abord reprendre en mains ton fief, insista Isobel. Tu l'as quitté

depuis trop longtemps. Depuis la mort de notre père...

— C'est Hexham qui l'a tué, répondit Malcolm. Ce misérable a annoncé ma

mort, sachant que notre père ne survivrait pas à la ruine de sa lignée.

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— Il te croyait donc disparu ?

— Il m'a vu blessé, me vidant de mon sang, à la suite d'une embuscade.

Lorsqu'il est arrivé sur les lieux, seul, j'ai pu l'appeler, trop heureux d'avoir affaire

au seigneur de Goathland, un voisin que je connaissais bien. Au lieu de me

secourir, il a manifesté une joie mauvaise, sans même descendre de son cheval. Je

me souviens à la lettre de chacune de ses paroles : « Tu vas mourir, Malcolm de

Wellingstone, ton fief me reviendra, car je posséderai tes domaines en possédant

ta sœur. » Et sur ces mots, il m'a fait rouler dans un ravin. J'entends encore le rire

de triomphe dément qu'il a poussé en s'éloignant vers Saint- Jean-d'Acre. Lorsque

j'ai repris connaissance, je me trouvais dans une sorte de hutte, la demeure d'un

pauvre ermite, un Égyptien expert en plantes médicinales. Il m'a soigné pendant

des mois. A la fin de ma convalescence, le roi Richard avait quitté

Saint-Jean-d'Acre. Le sultan Saladin avait accordé une trêve aux croisés, et leur

laissait libre accès aux Lieux saints de Jérusalem. C'est dans cette ville que j'ai eu

l'honneur de lui être présenté. Il m'a proposé de diriger un détachement de

mamelouks, des guerriers à toute épreuve, qui contrôleraient avec moi le bon

déroulement de la trêve. Il me fallait rassembler des ressources, et je faisais

confiance à mon père pour résister aux manœuvres d'Hexham. J'ai donc accepté

cette mission. Lorsque le sultan a trouvé la mort, je suis resté au service de son

successeur, qui n'était autre que son propre frère, retardant sans cesse le moment

de mon retour, parce que je me savais utile à la paix, et bon serviteur du roi

Richard.

Il marqua une pause, avant de conclure : — Il y a quelques mois, la nouvelle de la mort de mon père m'a surpris à

Saint-Jean-d'Acre. Le chevalier qui me l'a annoncée m'en a dit la cause, et instruit

des manœuvres du seigneur de Goathland. Les plus fidèles de mes mamelouks

n'ont pas voulu me quitter. Deux navires nous ont conduits en Angleterre. Il ne

nous a fallu que quatre jours pour venir de Liverpool. Vous savez le reste.

Il se tut. Chacun faisait silence, absorbé par ses pensées.

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— Quelle extraordinaire aventure, murmura enfin Isobel. Mais dis-moi,

pourquoi ne pas être rentré plus tôt, ne fût-ce que pour châtier le coupable ?

— Sur le conseil de l'ermite, et par respect de la religion, j'ai pratiqué le pardon

des offenses, publiquement, par une déclaration faite devant le Saint-Sépulcre, à

Jérusalem. Mais la mort provoquée de mon père m'a délié de mon serment.

Lorsque j'ai su que notre fief n'aurait plus de défenseur, mes griefs se sont

ravivés, et j'ai compris qu'il me fallait ressusciter d'entre les morts pour exercer

ma vengeance.

— En ce qui concerne notre fief, tes craintes étaient vaines, reprit Isobel. Le roi

Richard a voulu me donner un époux pour défendre mes biens, et m'a laissé

choisir le plus digne d'estime. Mais Hexham, dans sa folie, est allé jusqu'à

m'enlever de vive force. Sans ton intervention, que serais-je devenue?

— Ton noble époux t'aurait bientôt délivrée, je n'en fais aucun doute, répondit

Malcolm. On n'épouse pas pour rien le Di... Je veux dire : le baron Montmorency

de Dunmurrow, comme il sied. Dès que ma vengeance sera accomplie, j'irai au

palais de Westminster en faire part au roi, et lui annoncer mon retour.

— Eh bien, dit Tristan, vous pourrez ainsi porter à Richard Cœur de Lion le

salut du Diable Rouge.

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Chapitre 18

On se souviendrait sans doute longtemps à Wellingstone de la fête qui fut

improvisée dans les heures qui suivirent, fête d'autant plus joyeuse qu'elle était

inattendue, et mettait fin à bien des préoccupations et des angoisses, et même à un

deuil, puisque l'héritier du fief, miraculeusement, était bien vivant. On célébrait à

la fois le retour du jeune homme que l'on croyait mort depuis des années, celui de

sa sœur, qui naguère s'était rendue auprès du roi, au palais de Whitehall, mais n'en

était pas revenue, et la déroute du baron Hexham, dont les hommes ne risquaient

plus de tracasser et de rançonner les braves gens des alentours. Vieux et jeunes serviteurs, gens d'armes, officiers et dames d'atour, nul ne savait

où donner de la tête, sur quel personnage jeter les yeux. Tristan de Montmorency

étonnait tout un chacun, car personne au château, et la bonne Edith la première, ne

lui avait jamais soupçonné apparence aussi flatteuse, et visage aussi avenant. Du

massacre accompli le jour même, seul le discret Herbert Clinton avait été le

témoin direct. En choisissant de faire son entrée à Wellingstone en chemise, et

baigné d'eau claire, Tristan avait aussi bien donné l'image de la plus simple

humanité, ainsi que d'une fantaisie que personne ne lui soupçonnait. Le retour imprévu, et providentiel, de Malcolm, excitait particulièrement ceux

de l'assemblée qui avaient eu le privilège de servir sous les ordres de son père,

dont ils retrouvaient l'image en lui. — Voilà qui me rajeunit! disait à qui voulait l'entendre Matthew Brown,

l'intendant, personnage d'importance, blanc de cheveux et vermillon de visage.

Madame Isobel m'a longtemps laissé la bride sur le cou. Il était temps que la main

ferme d'un maître strict reprenne les rênes, j'allais me faire tant de graisse que

j'étais bon pour l'équarrissage ! Quitte à se sous-estimer, non sans coquetterie, Brown s'enchantait tant de cette

plaisanterie qu'il allait la répétant partout.

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Rodrigue, frère de lait de celle qui n'était plus comtesse de Wellingstone, mais

que chacun chérissait, ne quittait Isobel que pour aller exécuter ses moindres

désirs et revenir près d'elle. Si grand que fussent en effet le prestige de son mari et

celui de son frère, Isobel était bien la reine de la fête, admirée, adulée, chérie de

tous. Edith, toute gonflée de son importance, disputait à Rodrigue le soin de la

servir. A chacune de ses paroles, à chacun de ses sourires, tous se récriaient

d'admiration. Tristan observait en souriant l'assemblée nombreuse qui banquetait avec

enthousiasme. Il mesurait mieux encore la pénitence qu'avait dû être pour Isobel

son séjour dans les ténèbres et la solitude de Dunmurrow. Dans la vaste salle, les

serviteurs se pressaient en foule, on riait, on chantait. Des joueurs de luth, de flûte

et de tambourin menaient grand tapage, éclipsant les prestations de Guillery le

joueur de vielle, que d'ailleurs Tristan n'apercevait nulle part. Ce gamin, où

pouvait-il avoir dis- paru ? Les musiciens se déchaînaient. Quelle débauche de

musique, et de bruit, et de rires, et de joie ! Comme il se perdait dans cette contemplation, Tristan vit Malcolm se lever et

parler bas à l'oreille de sa sœur. Ils furent bientôt près de lui. Isobel semblait

inquiète et malheureuse, son frère agressif et tendu. — Je viens prendre congé, baron, dit Malcolm, car dès avant l'aube, avec les

guerriers sarrasins qui m'accompagnent, je reprendrai la piste d'Hexham. Je ne

reviendrai à Wellingstone qu'une fois le criminel puni. En attendant, je vous

laisse maître du château. Aussi bien n'y prendrai-je pas mon repos. Mes fidèles

mamelouks ont trop besoin de ma présence, si loin de leur pays. Ma place est pour

l'heure auprès d'eux, dans leur campement. Adieu. Le Diable Rouge ne trouva utile ni de discuter ni de critiquer ce discours. Mais

il se leva, et, avec Isobel, accompagna le jeune comte de Wellingstone jusqu'à

l'esplanade où se dressaient des tentes ornées, telles qu'on n'en avait jamais vu sur

la terre anglaise. Un peu à l'écart, un personnage en qui Isobel reconnut le nommé

Guzman souriait.

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Au milieu d'un cercle de guerriers au visage sombre et farouche, le gentil

Guillery faisait sonner sa vielle, et chantait.

Tristan, après une bienfaisante mais trop courte plongée dans l'inconscience du

sommeil, ne trouvait plus le repos, agité qu'il était par mille impressions

contradictoires. Certes, le retour d'Isobel ne pouvait que le combler de joie, le

carnage accompli la veille dans la tente d'Hexham avait de quoi le rassurer sur sa

valeur intacte, mais le cadre même où l'amenaient les péripéties de ses aventures

le troublait. Loin des murailles nues et noires de Dunmurrow, de son dépouillement, de son

austérité, le luxe qui régnait à Wellingstone était fort étonnant. Les tapisseries

surtout qui couvraient les murs faisaient naître dans chaque salle, grande ou

petite, une atmosphère particulière, mais toujours chaleureuse. Les coffres,

principal objet d'ameublement, étaient de bois précieux, leurs couvercles

s'ornaient de savantes sculptures. En contre-pas du donjon régnait un cloître de

forme carrée agrémenté de fines colonnes, autour d'un jardin fleuri. Isobel était née dans cette sorte de paradis, elle y était chez elle. C'est ici sans

nul doute qu'elle voudrait vivre, mettre au monde l'enfant qu'elle portait, l'espoir

de sa lignée. Il quitta sa couche pour aller à une fenêtre à meneaux, que fermait un grillage de

bois. Hors des remparts, les troupes de Malcolm, sarrasins et autres, levaient déjà

le camp. Ils allaient partir en chasse. Comme Tristan aurait voulu les

accompagner! Comme il enviait au frère d'Isobel le privilège de mettre à mort le

vil ravisseur ! Mais sa parole était donnée, il laissait à Malcolm l'avantage de

conduire l'hallali. Isobel à son tour s'éveillait, bien que le jour ne fût pas tout à fait levé encore.

Tristan retourna vers elle.

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— Quelle beauté que celle de votre demeure, murmura-t-il en lui baisant les

paupières. Sans doute voulez-vous y demeurer, pour y mettre au monde notre

enfant?

Elle sourit, et fit lentement un signe de dénégation. — Notre fils ne naîtra que dans ma véritable demeure, celle de son père, dit-elle.

J'ai hâte de rentrer à Dunmurrow, pour y préparer de longue date l'heureux

événement.

Accompli à l'aller dans d'épouvantables conditions pour l'un comme pour

l'autre, le voyage du retour à Dunmurrow se fit le plus agréablement du monde.

Une fois parvenu aux confins de son fief, encore très loin de son château fort,

Montmorency, pour le plus grand plaisir d'Isobel, se complut à saluer les

populations de tous les villages traversés. Beaucoup redoutaient sa présence, et

s'en méfiaient : il fallait les apprivoiser. D'autres au contraire s'en félicitaient à

l'avance, enchantés de savoir leur seigneur valide et vaillant. Partout où le cortège passait, chacun s'étonnait bien sûr de constater que le

Diable Rouge s'incarnait en un très bel homme blond, qui s'efforçait malgré sa

haute taille et sa réputation sulfureuse de ne semer nulle part la terreur parmi ses

gens. C'était surtout son attitude à l'égard de son épouse qui rappelait son

humanité : les attentions tendres dont il l'entourait témoignaient d'une délicatesse

que l'on n'aurait pas soupçonnée chez un personnage aussi redoutable. — A Goathland, disait l'un, il en a décapité dix d'un seul revers!

— Cent têtes sont tombées, renchérissait un autre, mais il a dû s'y reprendre à

plusieurs fois !

— Voyez comme il caresse madame la baronne, concluait une bonne femme.

Quel bon mari cela doit être, un homme pareil !

Isobel attendait avec un intérêt tout particulier la dernière étape du voyage de

retour. Comment allaient les accueillir les habitants de Dunney, dont certains

restaient irréductibles, malgré tous ses efforts, encore traumatisés par la

proximité du château de Dunmurrow? Elle fut promptement rassurée. A peine les

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éclaireurs de l'escorte étaient-ils en vue du village qu'une clameur s'éleva. Sur un

signe de William, qui en l'absence d'Herbert Clinton, chargé de la garde de

Wellingstone, régentait les piétons et les archers, les fanions pourpres furent

dressés. Derrière cette troupe de fantassins, Tristan, tête nue, en courte cotte de

mailles, montait un étalon de très grande taille, le seul qui fût en harmonie avec sa

propre stature. La haquenée d'Isobel et la mule d'Edith, un peu en retrait, étaient

tenues en bride par des valets. Les archers à cheval venaient derrière.

Lorsque l'avant-garde s'engagea dans l'unique rue du village, un chemin de terre

bordé de chaumières disparates, hommes, femmes, enfants, nourrissons et

vieillards, toute la population se pressait pour assister au retour annoncé du maître

des lieux. — Le Diable Rouge! Le Diable Rouge! criait-on de toutes parts.

Tristan leva la main et fit halte, imité par ceux qui le suivaient. Les clameurs se

turent aussitôt. — La paix sur vous! cria-t-il, noble et altier, de sa voix grave et forte, la voix de

stentor qui sied au commandement.

Intimidés, les gens du village frémirent, et restèrent silencieux. En son for

intérieur, Isobel ne put se retenir d'appréhender que certains ne s'enfuient, tant la

présence de Tristan au milieu d'eux, et l'évidence de sa puissance, étaient de

nature à les effrayer. Sans doute conscient de l'embarras qui paralysait la foule, Tristan choisit de

faire diversion. — Féaux du Diable Rouge, soyez heureux ! Vous m'avez craint, je vous veux

contents ! Je me suis dérobé à vos yeux, vous me verrez sans cesse ! En gage de

bienveillance, chacun d'entre vous, homme ou femme, enfançon ou vieillard

chenu, recevra une pièce d'argent et un morceau de venaison, qu'il pourra cacher

sous sa paillasse ou dévorer!

Le cortège reprit sa route au milieu des rires et de la liesse populaire. Chacun se

réjouissait bruyamment. Isobel, radieuse, saluait avec bienveillance des visages

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connus. Devant sa chaumière, installée tout de guingois sur un tabouret tripode, la

veuve Nebbs, guérisseuse et prophétesse, agitait avec exultation une longue

cuillère de bois, et poussait de sa bouche édentée des gloussements

d'enthousiasme, telle une bonne fée déguisée en sorcière, et triomphante.

Comme il faisait bon vivre dans la tranquillité, après cette folle équipée ! Ruiné

et proscrit, Hexham, désormais inoffensif, s'était sans doute exilé dans quelque

hameau ignoré de la lointaine Écosse, puisque le frère d'Isobel semblait avoir

perdu sa trace. Grâce à la sollicitude de Tristan, Isobel menait une existence

douillette et se préparait à la naissance prochaine. Sans égaler le faste qui régnait

à Wellingstone, l'existence à Dunmurrow était devenue des plus confortables.

Edith, qui veillait jalousement au confort de sa maîtresse, se faisait aider par

l'officieux William, son époux, qui sans doute pour lui plaire, s'enveloppait de

rondeurs. Cyrille et Cyrille, à force de ne plus vivre dans l'obscurité, prenaient des

couleurs, et même, disait-on, l'on avait entendu l'un d'eux rire, mais lequel ? Fort

du succès de sa mission de messager et de sa rencontre récente avec le monde de

l'Islam, le jeune Guillery envisageait de se faire trouvère et de parcourir le vaste

monde, la vielle ou le rebec en bandoulière.

Par un bel après-midi d'été, Isobel, dans la lumière d'une haute ouverture,

attendait que Glenna vienne prendre ses instructions, lorsqu'elle vit pénétrer, à

l'autre extrémité de la salle basse, un homme vêtu d'une ample robe sombre au

capuchon modestement baissé. C'était un prêtre, le premier qu'on ait vu à

Dunmurrow depuis le mariage bâclé du châtelain et de la châtelaine. Cette arrivée enchantait positivement Isobel, qui entendait bien normaliser les

mœurs du fief dont Tristan était le maître. Une châtellenie ne se conçoit pas sans

au moins un chapelain, ou un aumônier. La réputation désastreuse du Diable

Rouge ayant privé ses gens des secours de la religion, il importait de mettre fin à

cette anomalie. Dunmurrow recevait enfin le religieux qu'Isobel avait réclamé

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quelques jours plus tôt aux autorités ecclésiastiques. Elle ne put s'empêcher de

s'émerveiller un instant de leur célérité. Isobel s'avança avec empressement à la rencontre du prêtre. — Soyez le bienvenu, mon père, dit-elle avec effusion.

— Que le Seigneur soit avec vous, répondit-il benoîtement.

Il se redressa. Isobel s'aperçut du coin de l'œil, non sans irritation, que Glenna,

sortie de la cuisine, faisait demi-tour en levant les bras au ciel, grimaçante. La

population locale, par dévotion secrète à l'égard du Diable Rouge, était sans nul

doute devenue allergique à la religion, et à ses serviteurs. Agacée, Isobel fit

quelques pas encore, et puis se pétrifia, sidérée. Le prêtre venait de rejeter à demi sa capuche en arrière. C'était Hexham. — Hexham ! s'écria-t-elle, Hexham ! Mais... vous êtes dément !

D'un seul élan, il fut sur elle, une dague à la main, appuyée contre sa gorge. — Dément, sans doute, admit-il entre ses dents. Par la faute de qui ? De votre

frère, Isobel ! Il me traque, il me pourchasse, dans les comtés, dans les

campagnes, je ne cesse de l'avoir à mes trousses. Il me persécute ! N'appelez pas,

ou je vous tranche la gorge ! Votre frère Malcolm est un démon, aussi bien que

votre époux ! Mais je vous tiens, et ne vous lâcherai pas !

De toute évidence, Hexham, baron de Goathland, avait perdu la tête. Raison de

plus, songea Isobel, pour se méfier de réactions irréfléchies, que nul ne pouvait

plus contrôler. A quelles extrémités un homme poussé à bout ne peut-il être

conduit? Comment l'apaiser? Par quelque flatterie, peut-être? — Quelle habileté est la vôtre, baron, dit-elle d'une voix qu'elle s'efforçait

d'affermir. Comment avez-vous pu franchir les remparts, et parvenir jusqu'à moi?

— J'ai ouï dire que Montmorency cherchait un aumônier, répondit Hexham,

cela m'a facilité les choses.

— Quelle intelligence ! s'écria Isobel, dans le seul but de le distraire, et de

gagner du temps. Seriez-vous venu seul?

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— Je n'avais pas le choix, grommela-t-il. Tous mes hommes sont morts. Votre

damné frère a pourvu à leur perte. Ses Turcs et ses Sarrasins, et tous les autres, les

ont traqués et massacrés, jusqu'au dernier. Je suis un homme seul, Isobel.

Il modifia sa prise, pour lui faire face. De tout près, Isobel pu voir l'altération de

ses traits, et sa détresse. Émacié, les traits creusés, désespéré, hagard, Hexham

n'était plus que l'ombre de lui-même. Ce qui lui restait d'énergie semblait

concentré dans le poignard qui frôlait la gorge de la jeune femme. Il la poussait

vers le passage par lequel on l'avait fait entrer, lentement, résolument. — Pourquoi me persécutez-vous ? plaida-t-elle avec persuasion. Wellingstone

ne m'appartient plus, puisque mon frère est de retour. Que pouvez-vous espérer

de moi?

— Au diable Wellingstone ! Au diable Goathland, que les damnés mamelouks

de ce revenant ont détruit ! Je n'ai plus d'espoir qu'en vous, malheureuse, parce

que vous êtes mon seul rempart contre la mort! Tant que vous serez en mon

pouvoir, ni Malcolm ni Montmorency ne pourront rien contre moi !

On entendit à l'autre extrémité de la salle une sorte de rugissement, un

grondement qui libéra Isobel de ses pires angoisses. — Se servir d'une femme comme bouclier? raillait cruellement Tristan de

Dunmurrow. J'attendais mieux d'un baron du royaume, et d'un ancien croisé!

Le personnage incriminé fit face, tournant ainsi Isobel vers son époux, vêtu d'un

surcot rouge, derrière lequel on apercevait Glenna, éperdue. Saisi par l'ivresse du risque, tous ses sens égarés par le vertige de la terreur,

Hexham cria sa haine, et son défi. — Te voilà donc, Diable Rouge, ou prétendu tel ! Je tiens ta femme, tu ne peux

rien contre moi ! Laisse-moi rire ! Sans l'aide de Wellingstone et de ses infidèles,

tu serais un homme mort, et je triompherais ! Tu ne peux rien contre moi,

Montmorency !

Isobel ferma les yeux. Tristan, nécessairement pris d'une folie meurtrière après

tant de provocations, allait sans doute mettre fin à cette épouvantable scène par

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une action d'éclat. Elle s'attendait par avance à sentir le long de son dos ruisseler

le sang d'Hexham décapité. Aucune clameur ne lui parvint. Loin d'exprimer une rage meurtrière, Tristan

riait au contraire, d'un rire que l'on pouvait à juste titre qualifier de démoniaque. — Malcolm de Wellingstone, un « revenant », baron, un être venu d'entre les

morts? Mais il l'est en effet, puisque j'ai de moi-même, en vertu de mes pouvoirs

infernaux, rappelé son âme de l'empire des morts, pour assurer ma vengeance, et

ta perte! Les morts sont avec moi, misérable, ils t'appellent, et ceux que tu as tués

te dépèceront !

Isobel retint sa respiration. Jamais elle n'avait vu ni entendu Montmorency se

targuer de sa légende pour prendre quelque avantage. Fallait-il pour cela qu'il

méprise Hexham! Celui-ci, malgré sa farouche résolution, n'était pas insensible

aux menaces de son adversaire, car sa voix se fêla quand il voulut se rebeller. — Une histoire de revenant ? grommela-t-il aigrement, les vieilles et les

enfants peuvent y croire, peut-être, mais je n'en suis pas dupe ! Regarde la gorge

de ta femme et mon poignard, Dunmurrow, si tu ne m'ouvres pas le chemin, d'un

seul geste je la tue !

— Relâche-la, et je te laisse la vie sauve, dit Tristan sans s'émouvoir.

Hexham éclata d'un ricanement désespéré. — Je te défie, Diable Rouge ! Appelle tes démons, tes êtres des ténèbres, et

qu'ils me déchirent, s'ils le peuvent !

— Tu l'auras voulu, murmura Montmorency, menaçant.

Il émit tout bas un son rauque. A ce signal, deux fauves noirs bondirent de sous

le banc de pierre, la gueule ouverte sur d'énormes crocs. Isobel tomba à genoux,

brutalement libérée des mains de son bourreau. Saisi à la gorge, à l'épaule,

sanguinolent déjà, Hexham, impuissant, se tordait en vain sur les dalles. Castor et

Pollux, venus de nulle part, s'appliquaient à le déchirer. Tristan lança un autre signal, très bref. Les deux molosses, haletants, lâchèrent

aussitôt leur proie, et se tinrent en réserve. Allongé sur le sol, éperdu, Hexham

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glapissait de terreur. Il tenta de se relever, mais la pointe d'une épée le clouait au

sol. — Si je n'écoutais que la voix de ma vengeance, dit le Diable Rouge, tu serais

un homme mort. Mais ta vie appartient à celui qui depuis la Terre sainte est venu

te la prendre, pour venger la mort de son père. Malcolm de Wellingstone, frère

d'Isobel, disposera de ta dépouille. Gardes ! Qu'on le jette au cachot !

Des hommes d'armes s'approchaient. Hexham, anéanti, la prunelle immobile, ne

semblait plus respirer. — Le revenant? Jamais! hurla-t-il soudain.

Dans un mouvement fulgurant, il saisit à deux mains la garde du glaive dont le

menaçait Tristan, plia violemment les bras, se cambra d'un élan forcené pour se

jeter à la rencontre de l'arme, et s'en perça le cœur. Le sang gicla. Il était mort. Horrifiée, Isobel détourna le visage. Les gardes s'empressaient, on emmenait le

corps. Glenna, Edith et les autres, accourues, se récriaient. Tristan prit Isobel dans

ses bras. — Votre frère aurait préféré l'exécuter en personne, dit-il d'une voix apaisante.

Nous pourrons lui dire quelle terreur il inspirait au traître, puisque Hexham a

préféré le suicide à la confrontation.

Épuisée, Isobel leva les yeux. Tristan la serrait contre son cœur. Le plus grand

désordre régnait tout alentour. — Ces chiens, marmottait Glenna, ils n'étaient pas là tout à l'heure ! Je les aurais

vus !

Isobel tenta de rappeler ses souvenirs. Non, à y bien réfléchir, elle non plus

n'avait pas perçu la présence de Castor et de Pollux, avant leur intervention. Le

Diable Rouge était-il doté en effet de pouvoirs magiques? — Rassurez-vous, dit Tristan, comme s'il lisait dans les pensées de sa femme,

ils étaient bien là, sous votre siège, pour s'y tenir au frais. Mes propres démons ne

s'enchantent que des flammes de l'enfer!

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Il partit d'un rire supposé diabolique. Mais l'instant d'après, souriant et attentif,

il emmenait Isobel vers la chambre haute, tendrement.

Lorsque Malcolm, lancé dans une quête éperdue sur les traces d'Hexham,

parvint à Dunmurrow, suivant sa piste, sa déception fut grande. — Je voulais le voir mourir en pleurant, et de ma propre main, dit-il amèrement.

Mais ce lâche est parvenu à m'échapper, comme il l'a fait pendant des semaines,

pour la dernière fois.

— C'est dans la mort qu'il a trouvé refuge, fit observer Tristan. En apprenant

que j'allais le mettre à votre merci, il s'est trouvé pris d'un vertige de

désespérance. Que cette issue vous contente, mon frère. Au moins n'aurez-vous

pas à vous faire pardonner par le roi Richard le sang versé, et votre épée n'en sera

pas souillée. Prenez donc à Dunmurrow quelque repos, comte de Wellingstone, et

puis rentrez sur vos terres, paisiblement.

Deux semaines plus tard, évêques, maréchaux de camp, laïcs et clercs, étaient

réunis en conseil, autour du roi. Comme il était de coutume en petit cercle, les

langues allaient bon train. Des rumeurs couraient, selon lesquelles un croisé que

l'on avait cru mort en Palestine était miraculeusement ressuscité. On avait vu dans

les environs de Nottingham une petite troupe de Sarrasins. Dans tous les fiefs ou

presque, des rivalités de voisinage donnaient lieu à des affrontements

sporadiques. — Au moins, persifla un notable, Isobel de Wellingstone n'aura rien à souffrir.

Son fief sera volé, sans doute, mais personne ne viendra la déloger de la tanière

du Diable Rouge. Montmorency en aura fait une sorcière, je gage. Qu'en

dites-vous, sire? Le visage de Richard Cœur de Lion se rembrunit. — Il ne sied point, dit-il sèchement, de railler Montmorency de Dunmurrow.

Pour avoir été témoin de ses exploits au service de la Couronne, je sais ce que

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nous lui devons. S'il m'avait accompagné dans mon retour de Terre sainte,

l'empereur d'Allemagne n'aurait sans doute pas pu, en s'assurant de ma personne,

exiger de mes vassaux une insupportable rançon. Respectons sa retraite,

messeigneurs. Quant à Isobel... Sans doute aurais-je dû la dissuader d'agir de la

sorte. Il me vient parfois des remords...

— Mais aussi, quelle audace fut la sienne ! dit un courtisan. Lancer un tel défi !

Il y eut derrière la tenture un bref désordre, le tissu s'écarta largement, et l'on vit

apparaître un géant blond, qui repoussait d'une main les assauts du chevalier

Tolwson. — Si le roi n'avait pas relevé ce défi, dit fortement celui qui entrait en force, il

n'aurait pas fait le bonheur du Diable Rouge !

Chacun s'était levé, sur la défensive. Richard, penché en avant, comme fasciné,

était frappé de stupeur. — Tristan ! s'écria-t-il. Je vous croyais... N'aviez-vous pas perdu...

— La bonne fée que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'envoyer m'a rendu la

vue, sire, par l'effet de sa magie, je pense. Souffrez donc que je vous fasse

l'hommage de mes remerciements. Le chevalier Tolwson prétendait m'interdire le

passage, sans songer un instant qu'en accompagnant à Dunmurrow la sœur de

Malcolm, comte de Wellingstone, il a naguère concouru à ma félicité.

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Épilogue

Des rumeurs joyeuses montaient jusqu'à la plate-forme du donjon. Tristan s'y

était réfugié pour y méditer, en évitant le brouhaha de la salle basse, les allées et

venues de la cour intérieure et de l'esplanade, sur lesquelles fourmillait une foule

de gens d'armes et de villageois. En ce jour de Noël, le seigneur de Dunmurrow et

son épouse allaient fêter non seulement la Nativité, mais aussi un autre

anniversaire : celui du jour où Tristan, plongé dans l'eau glacée du petit lac, avait

recouvré la vue. Dans la chambre haute, Isobel reposait tranquille, heureuse, en

attente de l'enfant qu'elle portait. Le chapelain dépêché par l'évêque de Nottingham s'apprêtait à célébrer

plusieurs messes, la première dans la chapelle du château, mais d'autres aussi,

dans la salle basse, pour sanctifier la foule des serviteurs et des gens d'armes, et

même dans la cour d'honneur, où devaient se rassembler les villageois de

Dunney. — Il ne sera pas dit, avait déclaré le saint homme, que le domaine du Diable

Rouge, seigneur de Dunmurrow, échappe à la toute-puissante grâce du Seigneur

des cieux ! Tristan, au sommet de sa tour, revivait en pensée les événements récents : après

la mort d'Hexham, son voyage à Londres, et l'émoi qu'avait suscité à la Cour son

apparition inattendue. A Wellingstone, le comte Malcolm avait établi sa petite

colonie de Sarrasins, en attendant un possible retour en Orient. La baronnie de

Goathland avait été jointe à son apanage, en réparation des dommages subis. En

une année, que d'événements extraordinaires, et que d'aventures ! De l'obscurité

et de la solitude, Tristan était passé à la lumière, et à la joie de l'amour partagé.

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Montmorency fut tiré de sa méditation par l'arrivée de William, à son

accoutumée joyeux, mais quelque peu essoufflé. L'escalier à vis était-il trop raide,

ou l'embonpoint menaçait-il l'époux de dame Edith? — Monseigneur, madame Isobel est entrée... Il n'eut pas le temps d'en dire davantage. Tristan s'était rué dans la descente, et

dévalait les marches.

— Il est si petit ! balbutia Tristan, pour la vingtième fois.

D'habitude dominateur et impérieux, Montmorency, timide et rempli de

confusion, se tenait gauchement au chevet de sa femme. Isobel, les yeux mi-clos,

souriait de soulagement et de joie. Des langes blancs qui enveloppaient

étroitement le nouveau-né, on voyait dépasser quelques cheveux blonds. — Monseigneur, décréta Edith, il est temps que vous nous laissiez en repos. Ne

voyez-vous pas que vous tenez céans trop de place?

— Je sors, je sors, pardonnez-moi, répondit le Diable Rouge, subjugué. Ne

pourrais-je pas...

— Rejoignez vos serviteurs, et annoncez-leur la bonne nouvelle, murmura

l'heureuse maman. Qu'ils fêtent à la fois Noël et sa naissance. Je vous aime,

Tristan.

— Je vous aime, Isobel, dit-il en écho, dans un souffle.

Un genou sur le sol, il baisa la main qu'Isobel lui tendait. Que de beauté, de

tendresse, chez cette enchanteresse qui, jadis, l'avait choisi, pour lui rendre la

lumière ! Cyrille, qui l'attendait à la porte, le précéda jusqu'à la salle basse. Quand Tristan

y pénétra, il se fit un grand silence. — Braves gens, proclama-t-il d'une voix qui s'enrouait, buvez à la santé de mon

fils ! Une formidable ovation lui répondit.

Page 288: L'enchateresse de DEBORAH SIMMONS - Eklablogdata0.eklablog.com/livresromantiques/perso/l-enchateresse de... · Isobel, hautaine et dédaigneuse, observait en compagnie d'Edith, sa

Le cœur dilaté de bonheur, Tristan avait regagné la terrasse du donjon, afin de

savourer dans la tranquillité retrouvée toutes les satisfactions dont cette journée

de Noël était pleine. Dans son grand lit, Isobel dormait d'un sommeil paisible, son

enfant non loin d'elle, dans un berceau d'osier. Des femmes la veillaient. La nuit était depuis longtemps tombée. Souvenir de la fête qui venait de réjouir

le château et ses abords, quelques torches achevaient de se consumer sur le

chemin qui menait à Dunney. Après avoir soulevé l'enthousiasme des plus

proches, il avait en effet fallu que le seigneur de Dunmurrow se laisse conduire en

cortège triomphal jusqu'aux chaumières du village, et subisse les hourras de la

population. William s'était chargé de vider au profit de la foule une bourse pleine,

à la satisfaction générale. Tristan sourit de contentement. Quel jour extraordinaire, que le jour de Noël à

Dunmurrow ! Un an plus tôt, il avait recouvré la vue. Aujourd'hui, un fils lui était

né. La malédiction du Diable Rouge n'appartiendrait plus désormais qu'à la

légende. La nature elle-même semblait participer à son bonheur. Dans un ciel sans

nuages, les étoiles scintillaient. La lune pleine jetait sa pâle lueur sur les hêtres et

les chênes de la forêt toute proche. Le cœur du Diable Rouge cessa soudain de battre. A l'orée du bois, il lui sembla

qu'apparaissait dans une lumière intense une silhouette élégante et fière, telle

qu'on n'en vit jamais. Celle d'un grand cerf blanc, un dix-cors. Le cerf d'argent des

Wellingstone...