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L’enseignement de la sociologie visuelle Enjeux méthodologiques et défis épistémologiques de l’usage spéculatif des images en sociologie 12 DANIEL VANDER GUCHT Docteur en sociologie Professeur à l’Université libre de Bruxelles Directeur du Groupe de recherche en socio- logie de l’art et de la culture à l’Institut de sociologie Directeur de la Revue de l’Institut de sociologie Du bon usage des images en sociologie n La sociologie, en tant qu’entre- prise de connaissance et de maîtrise scientifique du monde social, est l’héritière de la démographie (soit le nombre – dès lors que les premières grandes études sociographiques à l’ère industrielle étaient démographiques et qu’elles ont été progressivement remplacées par des enquêtes statis- tiques par questionnaire standardisé et des sondages d’opinion) et de la philosophie (soit le logos – Auguste Comte était lui-même un mathéma- ticien nourri de la philosophie morale des Lumières et de la doctrine socia- liste de Saint-Simon dont il fut le secrétaire). La science sociologique s’est donc bâtie en n’accordant crédit qu’au nombre et au logos alors que la base méthodologique des sciences humaines est constituée par l’obser- vation et la description de la réalité sociale. Notons du reste que la nais- sance de la sociologie coïncide à peu près avec celle de la photographie (en 1839, Auguste Comte adopte le terme de « sociologie » pour caractériser son entreprise de « physique sociale » tan- dis que Louis Daguerre présente le daguerréotype à l’Académie française des sciences) qui constitue la tech- nique d’enregistrement et d’archivage la plus appropriée qui soit à ces fins documentaires. Les anthropologues ne s’y trom- pèrent pas qui, d’emblée, recoururent assez systématiquement à ces appa- reils d’enregistrement, sans doute du fait que la réalité observée était plus éloignée, à tout point de vue, et qu’ils pouvaient ainsi continuer à étudier leur objet à leur retour et partager leurs découvertes avec leurs collègues, étudiants et lecteurs. L’anthropologue entretient, du reste, un rapport plus naturel à l’endroit des documents audiovisuels et plus décrispé à l’égard du narratif, comme l’atteste la pra- tique généralisée de la tenue d’un journal de bord par les ethnologues voyageurs et encore aujourd’hui l’ac- climatation de l’idée que le discours anthropologique puisse s’apparen- ter à une forme de récit1. Ainsi, dès 1925, Marcel Mauss introduisait dans ses leçons d’ethnologie l’idée que le procédé photographique permet de collecter des données visuelles et de mémoriser de multiples détails rela- tifs aux faits observés. Gregory Bate- son manifestera pour sa part, dans les dernières pages de La Cérémonie du Naven, paru en 1936, son sou- hait d’élaborer des techniques adé- quates de description et d’analyse du langage non-verbal. Il entreprendra ce programme dès l’année suivante, en partant à Bali avec son épouse, l’anthropologue Margaret Mead, en 1937 et en ramènera 25 000 photos et 7 000 m de pellicule. De retour à New York, Bateson et Mead sélectionnent et commentent 759 photographies qui constitueront le corpus icono- graphique de Balinese Character : A Photographic Analysis, qui paraît en 19422. Au tournant des années 1950,

L’enseignement de la sociologie visuellerevue-des-sciences-sociales.com/pdf/rss54-vander-gucht.pdf · phier les taudis de Paris en 1908 mais ses clichés seront réservés à la

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Daniel Vander Gucht L’enseignement de la sociologie visuelle

L’enseignement de la sociologie visuelleEnjeux méthodologiques et défis épistémologiques de l’usage spéculatif des images en sociologie

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Daniel VanDer GucHtDocteur en sociologie Professeur à l’Université libre de Bruxelles Directeur du Groupe de recherche en socio-logie de l’art et de la culture à l’Institut de sociologie Directeur de la Revue de l’Institut de sociologie

Du bon usage des images en sociologie

n

La sociologie, en tant qu’entre-prise de connaissance et de maîtrise scientifique du monde social, est l’héritière de la démographie (soit le nombre – dès lors que les premières grandes études socio graphiques à l’ère industrielle étaient démographiques et qu’elles ont été progressivement remplacées par des enquêtes statis-tiques par questionnaire standardisé et des sondages d’opinion) et de la philosophie (soit le logos – Auguste Comte était lui-même un mathéma-ticien nourri de la philosophie morale des Lumières et de la doctrine socia-liste de Saint-Simon dont il fut le secrétaire). La science sociologique s’est donc bâtie en n’accordant crédit qu’au nombre et au logos alors que la base méthodologique des sciences humaines est constituée par l’obser-vation et la description de la réalité sociale. Notons du reste que la nais-

sance de la sociologie coïncide à peu près avec celle de la photographie (en 1839, Auguste Comte adopte le terme de « sociologie » pour caractériser son entreprise de « physique sociale » tan-dis que Louis Daguerre présente le daguerréotype à l’Académie française des sciences) qui constitue la tech-nique d’enregistrement et d’archivage la plus appropriée qui soit à ces fins documentaires.

Les anthropologues ne s’y trom-pèrent pas qui, d’emblée, recoururent assez systématiquement à ces appa-reils d’enregistrement, sans doute du fait que la réalité observée était plus éloignée, à tout point de vue, et qu’ils pouvaient ainsi continuer à étudier leur objet à leur retour et partager leurs découvertes avec leurs collègues, étudiants et lecteurs. L’anthropologue entretient, du reste, un rapport plus naturel à l’endroit des documents audiovisuels et plus décrispé à l’égard du narratif, comme l’atteste la pra-tique généralisée de la tenue d’un journal de bord par les ethnologues

voyageurs et encore aujourd’hui l’ac-climatation de l’idée que le discours anthropologique puisse s’apparen-ter à une forme de récit1. Ainsi, dès 1925, Marcel Mauss introduisait dans ses leçons d’ethnologie l’idée que le procédé photographique permet de collecter des données visuelles et de mémoriser de multiples détails rela-tifs aux faits observés. Gregory Bate-son manifestera pour sa part, dans les dernières pages de La Cérémonie du Naven, paru en 1936, son sou-hait d’élaborer des techniques adé-quates de description et d’analyse du langage non-verbal. Il entreprendra ce programme dès l’année suivante, en partant à Bali avec son épouse, l’anthropologue Margaret Mead, en 1937 et en ramènera 25 000 photos et 7 000 m de pellicule. De retour à New York, Bateson et Mead sélectionnent et commentent 759 photographies qui constitueront le corpus icono-graphique de Balinese Character : A Photographic Analysis, qui paraît en 19422. Au tournant des années 1950,

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L’enseignement de la sociologie visuelleEnjeux méthodologiques et défis épistémologiques de l’usage spéculatif des images en sociologie

Daniel VanDer GucHtDocteur en sociologie Professeur à l’Université libre de Bruxelles Directeur du Groupe de recherche en socio-logie de l’art et de la culture à l’Institut de sociologie Directeur de la Revue de l’Institut de sociologie

l’anthropologie visuelle s’institution-nalise en France avec la tenue, en 1947, du premier Congrès international du film d’ethnologie et de géographie humaine au Musée de l’Homme où André Leroi-Gourhan prend la parole pour encourager l’usage de la camé-ra en anthropologie, soit comme un « bloc-note » soit comme film « prépa-ré, organisé comme une publication », puis dans la foulée avec la création par Jean Rouch au même Musée de l’Homme le comité du film ethnogra-phique3.

Il faut bien constater qu’aux pre-miers temps de la sociologie, la pho-tographie fut utilisée, mais de manière très parcimonieuse et seulement à titre illustratif, pour rendre compte de cer-taines réalités sociales méconnues de la bonne société et des classes moyennes dont étaient issus la plupart des socio-logues et leur public. On ne peut donc que supposer que les sociologues devaient sans doute estimer que la réalité qu’ils étudiaient était immédia-tement à disposition sous leurs yeux, et que cette réalité étant par ailleurs tout aussi familière à leurs lecteurs, le recours à l’image photographique n’était pas nécessaire. On en trouve pourtant un certain nombre (notam-ment de Jacob Riis ou de Lewis Hine) dans les premiers tomes de l’American Journal of Sociology entre 1896 et 1916, avant que la photo ne disparaisse au profit exclusif de tableaux statistiques. Maurice Halbwachs s’en va photogra-phier les taudis de Paris en 1908 mais ses clichés seront réservés à la presse et non aux revues scientifiques, et Nels Anderson accompagne son livre sur les vagabonds (The Hobo, 1923) de quelques photographies qui ne sont du reste pas commentées ni analysées dans le texte — tout comme les pho-tographies prises par Pierre Bourdieu en Algérie à l’occasion de ses premiers travaux de jeune sociologue qui étaient d’ailleurs plutôt de nature anthropolo-gique. Le discrédit de l’image dans la sociologie universitaire est manifeste si l’on examine précisément l’attitude de Bourdieu dont il aura quasiment fallu attendre près de 40 ans pour qu’il exhume ces photos et accepte avec réticence qu’elles soient présentées au public, en veillant bien à ce qu’on ne le

prenne surtout pas pour un artiste et en précisant que ces photos n’ont eu en tout état de cause aucune incidence sur ses recherches savantes4. Sans doute faut-il y voir un effet de ce que Bourdieu lui-même appelait un « habi-tus académique » très français engoncé dans une tradition philosophique qui a toujours privilégié le document écrit, qui célèbre le logos, la parole, et conti-nue à juger les images trompeuses et superficielles, depuis Platon en pas-sant par Pascal et Rousseau jusqu’aux critiques de tout poil de la « société du spectacle » qui assimilent toute pro-duction représentation à une forme de manipulation. Il faudra attendre 1960 pour que le sociologue Edgar Morin propose à Jean Rouch de collaborer sur un film qui porterait cette fois sur la société française de l’époque à partir d’un semblant de sondage d’opi-nion sur le thème du bonheur, ce qui donnera naissance à Chronique d’un été qui marque en quelque sorte la naissance du film sociologique. Mais lorsqu’en 1976, un sociologue, et non des moindres, Erving Goffman, publie une étude intitulée « Gender Advertisements » qui traite des repré-sentations sexuées dans la publicité en s’appuyant sur l’analyse de 500 images, c’est encore dans une revue d’anthro-pologie qu’elle paraîtra : Studies in the Anthropology of Visual Communica-tion5. Ceci explique du reste l’avance considérable prise par l’anthropolo-gie visuelle sur la sociologie visuelle dont les fondations sont à chercher en dehors de la discipline elle-même, du côté des photo-reporters et des docu-mentaristes.

Cette proximité de méthode et d’objet entre sociologie visuelle et documentaire pose du reste question au sociologue, attaché à la fameuse « rupture épistémologique » censée garantir l’objectivité, et partant la qua-lité scientifique de ses investigations. Le respect de la spécificité et de l’inté-grité de la démarche sociologique par rapport au photo-journalisme ou au cinéma documentaire qui imposent au choix des images comme à leur interprétation des critères qui tiennent à leur instance de production, comme l’amontré Howard S. Becker6, n’est toutefois pas une exigence ridicule,

d’autant que la sociologie visuelle se trouve le plus souvent reléguée dans les départements de communication et de cinéma, du simple fait qu’elle est caractérisée par un médium et néces-site une formation technique étrangers aux départements de sociologie. Suf-fit-il pour autant d’aborder des sujets sociaux, de montrer des tranches de vie, de tourner des films « réalistes » de cinéma-vérité sans décors, sans scénario ni acteurs professionnels, comme le préconisait Dziga Vertov pour leur garantir une vérité et une qualité sociologiques ? Bien sûr que non. La question que se pose alors le sociologue qui se pique de travailler avec le médium de la photo ou du film est la suivante : dans quelle mesure et à quelles conditions peut-on pen-ser sociologiquement en image et par l’image, sans se cantonner au simple commentaire journalistique ni réduire l’image à une simple illustration de thèses sociologiques élaborées en amont suivant des règles classiques ? En d’autres termes, y aurait-il moyen de dégager quelque chose comme des « règles de la méthode sociologique » propres à la sociologie visuelle de manière à pouvoir ériger celle-ci en discipline à part entière, ou faut-il plus modestement considérer que la socio-logie visuelle ne serait qu’une panoplie de techniques de prise de vue et de son qui nécessitent quelques précau-tions particulières pour leur usage en sociologie ?

Le simple fait que des cours univer-sitaires soient dispensés aux étudiants et des soutenances de thèse organisées par vidéoconférences ou via skype, ou encore la diffusion de documen-taires scientifiques audiovisuels à fina-lité pédagogique, devraient achever de nous convaincre que l’audiovisuel a sa place dans l’enseignement de la sociologie comme dans celui de bien d’autres domaines académiques. Mais quelle est sa place dans la pratique de notre discipline ? L’observation consti-tue la technique primordiale d’explo-ration et d’investigation en sciences sociales. À ce titre on peut postuler que la méthode visuelle en sociologie comme en anthropologie est à la fois la voie d’accès privilégiée du social dans la mesure où elle implique l’immer-

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sion, la rencontre, la reconnaissance et l’étude raisonnée du « social brut », quand bien même cette valeur heu-ristique de la méthode visuelle serait articulée avec d’autres méthodes (entretiens, archives, statistiques, etc.) qui permettent d’accéder à d’autres niveaux d’intelligibilité du social, et une manière originale et valide et fruc-tueuse de faire de la sociologie ou de l’anthropologie. Ce saut épistémique de simple support heuristique vers la formulation de théories étayées par l’expérience empirique suppose évi-demment que la sociologie visuelle se dote de règles méthodologiques propres, tant en ce qui concerne les protocoles d’observation et d’enre-gistrement des données visuelles (ou audiovisuelles) que les propriétés du langage visuel (picto-photo-cinémato-graphique) et son aptitude à s’articuler avec les autres langages et méthodes sociologiques d’investigation et de compréhension des cadres matériels et spatio-temporels du monde social, du jeu de ses institutions, des logiques de ses acteurs et de la réalité de ses inte-ractions pour formuler des discours articulés et des propositions à pré-tention scientifique. Après les expéri-mentations des pionniers du cinéma documentaire (de Flaherty à Rouch et Morin ou encore Depardon ou Wise-man), c’est cette tache consistant à énoncer ces règles méthodologiques spécifiques de la sociologie visuelle qui incombe à la génération actuelle de chercheurs (comme le proposent, par exemple, Joyce Sebag et le collectif « Image et société »7) afin de conférer à cette approche une légitimité scienti-fique à la mesure de sa reconnaissance institutionnelle sans précédent.

Le contraste est, en effet, saisis-sant entre l’effervescence qui semble avoir gagné le petit monde universi-taire francophone qui se préoccupe aujourd’hui de sociologie visuelle et l’état d’isolement, le sentiment de mar-ginalité qu’ont vécu ceux qui faisaient de la sociologie de l’image ou ceux plus téméraires encore qui ambitionnaient de faire de la sociologie en image et par l’image il y a une vingtaine d’années à peine, et ne peut que frapper l’acteur et le témoin que je suis de l’organisation et de l’institutionnalisation récentes de

cette discipline dans le monde acadé-mique. Et c’est un bout bien modeste de cette histoire que je veux évoquer à travers mon expérience tâtonnante de l’enseignement de la sociologie visuelle à l’Université libre de Bruxelles et sans négliger la part déterminante qu’ont pris dans cette entreprise la partici-pation, l’inventivité et l’enthousiasme jamais démentis de mes étudiants.

Programme et objectifs d’un cours de sociologie visuelle

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Aujourd’hui les travaux photogra-phiques d’Eugène Atget, d’August Sander, de Walker Evans, de Robert Franck ou de Martin Parr, les films de Dziga Vertov, de Robert Flaherty, de Jean Rouch, de Raymond Depar-don ou de Frederick Wiseman font partie intégrante de la culture socio-logique et il est regrettable que cela échappe à la formation dispensée aux étudiants en sociologie à l’université sous prétexte qu’il s’agit là de photo-graphie ou de cinéma. C’est en partie à quoi s’emploie l’enseignement de la sociologie visuelle que j’ai initié à l’Université libre de Bruxelles il y a plus de quinze ans déjà, même si mon objectif n’était pas seulement de par-faire la culture sociologique de mes étudiants mais bien de leur procurer des compétences singulièrement utiles dans notre monde de l’image où le « regard sociologique » est concurren-cé par d’autres visions et la production d’images, c’est-à-dire de réprésenta-tions du monde social, soumise à des visées moins désintéressées comme celles des médias, des annonceurs publicitaires, des industries culturelles ou de l’État. Apprendre à décoder les représentations imagées du social qui nous sont quotidiennement adressées par des sources et avec des intentions pas toujours identifiables et à analy-ser ces regards croisés est donc bien une nécessité pour pouvoir exercer de manière informée et non naïve le métier de sociologue. Et plutôt que de travailler à partir de ces images déjà connotées et biaisées, il est urgent que le sociologue apprenne à produire ses

propres images, c’est-à-dire à penser sociologiquement en images comme à traduire et communiquer cette pensée par l’image.

Préalablement formé à la socio-logie de l’art et à la sémiologie, j’ai découvert tout l’intérêt d’appliquer les méthodes audiovisuelles aux sciences sociales grâce aux publications du réseau national des pratiques audio-visuelles en sciences sociales dans la seconde moitié des années 19808, et enhardi par les multiples exhortations d’Howard Becker à l’adresse de ses confrères sociologues à s’inspirer des méthodes et des dispositifs d’inves-tigation du réel mis au point par les écrivains et les artistes9 et à produire eux-mêmes leur propre matériau ico-nographique dans le cours de leurs recherches plutôt que de s’en tenir aux documents et archives existants, je me décidai à sauter le pas en consacrant à la sociologie visuelle un séminaire de sociologie qui me fut confié en 1999 par le professeur Claude Javeau à l’Université libre de Bruxelles. Il va sans dire que ce modeste séminaire ne disposait d’aucun moyen de former les étudiants aux techniques de la prise de vue photographique ou cinéma-tographique, de la prise de son ou à l’art du montage et qu’aucune forma-tion de ce type n’existait à l’université. Nous ne disposions d’aucun matériel à mettre à la disposition des étudiants qui devaient donc travailler avec leurs propres appareils et se les partager. Une précieuse assistante technique me fut néanmoins apportée gracieu-sement d’abord par le photographe André Goldberg qui, dès le départ et plusieurs années d’affilée, vint expli-quer aux étudiants le maniement de leur appareil photo, de leur caméra et toutes les astuces de la prise de vue (de nuit, dans un espace réduit, à bord d’un véhicule en mouvement et dans toutes les circonstances imaginables où peut se trouver un sociologue dési-reux de saisir sur le vif une situation), puis par une autre collaboratrice béné-vole, Natalia de Mello, artiste plasti-cienne et professeur de vidéo venue nous prêter main-forte en expliquant aux étudiants les rudiments du mon-tage son et image. C’est ainsi qu’est né un cycle de séminaire expérimental

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qui allait conduire à la création d’une chaire de sociologie visuelle en 2007 que j’occupe encore.

À titre d’exemple du déroulement de ce séminaire destiné aux étudiants de master en sociologie, outre des discussions sur le statut épistémologique de l’image dans les sciences sociales à partir d’une anthologie de textes choisis que je leur fournissais, la première édition consista à emmener ces étudiants voir les films documentaires qui passaient dans les rares festivals qui en programmaient durant la période où se donnait ce cours, soit de février à avril, le mois de mai étant dévolu à la réalisation et à la présentation de leurs travaux pratiques. C’est ainsi qu’ils purent visionner cinq documentaires classiques belges projetés dans le cadre du festival Viewpoint à Gand : Misère au Borinage (1933) du Belge Henri Storck, le père du documentaire social belge, et du Hollandais Joris Ivens qui s’attachent ici aux rudes conditions de vie des mineurs du Borinage ; Visite à Picasso (1949) de Paul Haesaerts, autre documentariste belge dont le film, sacré meilleur documentaire par la British Academy of Film and Tele-vision arts en 1950, montre Picasso à Vallauris en train de peindre sur des plaques de verre de sorte qu’on puisse bien observer ses gestes, et cela neuf ans avant le célèbre Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot ; Les Gestes du repas (1958) de Luc De Heusch, professeur d’ethnologie réputé ensei-gnant à l’Université libre de Bruxelles, et par ailleurs gendre d’Henri Stock, qui signe ici une sorte d’ethno-fic-tion documentant les rituels du repas dans différentes occasions de la vie et dans tous les milieux sociaux pour composer un portrait malicieux de la société belge de l’époque ; Frans Masereel (1980) de Frans Buyens, cinéaste indépendant et engagé belge ; Dimanche d’Edmond Bernhard, pro-fesseur à l’INSAS, l’école de cinéma de Bruxelles, court-métrage lyrique sur une journée d’oisiveté à Bruxelles tra-vers ses attractions dominicales et ses parcs, ou encore un documentaire sur la mondialisation du réalisateur autri-chien Michael Glawogger qui venait tout juste de sortir Megacities (1998).

Le travail pratique consistait en un reportage photographique et je me contentai cette année-là de leur parler de divers usages et sujets possibles du médium photographique en termes d’observation de terrain et leur indi-quai comme cadre d’observation l’es-pace urbain avec sa tension entre privé et public, dans l’esprit notamment de ce qu’avait fait Sophie Calle dans son livre L’Erouv de Jérusalem10, les formes de présentation de soi en public et les rites d’interaction11. Les étudiants réunis en petites équipes de travail proposaient des idées sur base de leurs lectures et de leurs envies, et nous recadrions ensuite ensemble, concep-tuellement et méthodologiquement, ces sujets afin de leur conférer une pertinence opérationnelle et une vali-dité sociologique : affiner les concepts et dégager les indicateurs visuels qui puissent en rendre compte, circons-crire le territoire et définir un proto-cole de recherche et un dispositif de prise de vue qui réponde aux critères classiques de représentativité dans les méthodes qualitatives en sciences sociales en termes d’échantillonnage comme d’analyse comparative et structurale (repérer des différences mais aussi des absences), etc., effectuer une sélection, un classement et une articulation narrative des images ainsi qu’une mise en espace de ces photos qui fasse office d’exposition des résul-tats en satisfaisant aux exigences de cohérence, de logique et de démons-tration propre à toute recherche scientifique. C’est ainsi que plusieurs groupes réalisèrent des « reportages sociologiques » dans l’espace public en s’appuyant sur les études de proxé-mie ou de kinésique12 (occupation des abribus ou des bancs publics dans les parcs de la ville en fonction des moments et des quartiers ; organisa-tion de l’espace et modes d’exposition de la marchandise dans les étals de braderies, de brocantes et de marchés aux puces ; repérage et étude des « bas-tions identitaires » basés sur l’homogé-néité relative du look de la population de quartier ; identification des lieux de sociabilité dans l’espace public ato-misé ; postures de travail sur les chan-tiers ; fréquentation et activités dans les plaines de jeux (fig. 1) ; attitudes

et tactiques de la mendicité de rue (fig. 2) ; aménagement et appropria-tion des arrières d’immeubles dans les îlots urbains ; usage des téléphones portables comme irruption de bulles privées dans l’espace public ; inte-ractions dans les salons lavoirs et les cafés comme espaces semi-publics ; images du corps dans l’affichage urbain ; socialité des navetteurs dans les compartiments des trains (fig. 3) ; identification des automobilistes à leur véhicule (fig.4 et 5) ou des humains à leurs compagnons canins, sans oublier les inscriptions publiques).

J’ai reconduit le séminaire sur le même principe l’année suivante, convaincu qu’il restait encore de nom-breuses pistes à explorer sur ce même thème et fort du succès remporté tant en termes de fréquentation (quatre séminaires sur des thèmes différents étaient proposés à une centaine d’étu-diants et une quarantaine d’entre eux avaient opté pour le séminaire de sociologie visuelle) que de résultats (assidus et motivés, les travaux remis apportaient, à mes yeux du moins, la preuve que l’observation de l’espace social à travers un objectif photogra-phique avait non seulement stimulé l’« imagination sociologique » de mes étudiants mais les avait en outre litté-ralement rapproché de leur sujet d’ob-servation en allant à la rencontre des gens sans biaiser sur leurs intentions et ils en avaient rapporté des images significatives dont l’agencement rai-sonné et argumenté faisait sens et pro-longeait leurs lectures théoriques.

Dès 2001, j’ai suggéré de recentrer le terrain sur le site même du campus universitaire et proposé aux étudiants de cartographier les lieux, inventorier les pratiques, rencontrer les catégories de personnes qui y vivent, travaillent ou ne font qu’y passer et de s’atta-cher à les suivre dans leurs routines quotidiennes. Quels sont les modes d’appropriation de l’espace du campus par les étudiants (usages instrumen-taux, sociaux, culturels, politiques, horaires de présence et parcours rou-tiniers, modes de communication comme l’affichage ou les inscriptions dans les lieux publics, etc.) ? Quelles sont les modalités de reconnaissance, d’affiliation, de regroupement entre

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étudiants ? Quelles sont les caracté-ristiques de la structuration et de la hiérarchisation de cette population étudiante ? Quelle est la nature de son sentiment identitaire ? etc. L’objectif pédagogique consistait donc à obser-ver, d’investiguer et d’analyser l’es-pace social public, à la fois physique et mental, architectural et symbolique, de leur campus universitaire. Même

un campus universitaire comme celui de l’Université libre de Bruxelles, situé en plein cœur de la ville, demeure un espace traversé et défini par des lignes de démarcation entre le monde adolescent sous tutelle parentale et le monde professionnel adulte, mais aussi entre universitaires et non uni-versitaires. Enclave, forteresse, zone interdite ou terra incognita pour les

usagers de la ville qui ne font pas par-tie de la communauté universitaire, le campus est également un lieu émi-nemment symbolique du passage, au double sens de franchissement d’un seuil, c’est-à-dire de métamorphose individuelle, et de transmission de savoir, soit de relais, de passage du témoin d’une génération à une autre. C’est aussi le lieu du commerce intel-lectuel et social : c’est à l’Université que se nouent de nouvelles amitiés, que se font des rencontres inattendues, que l’on se confronte aux opinions, aux idées, aux convictions différentes des siennes et que l’on apprend à argu-menter pour en débattre et, ultime-ment, pour s’enrichir de la différence des autres et s’émanciper de ses pré-jugés.

Les travaux ont ainsi largement porté sur la réappropriation des dif-férents lieux de la cité universitaire appréhendée comme une ville à part entière avec sa vie, ses modes de com-munication – et ses graffitis (fig. 7) – ses codes et ses usages propres, par la communauté universitaire, et en bonne part, la vie universitaire vue par les nouveaux impétrants et leur intégration à travers la découverte du folklore estudiantin, des cercles facul-taires ou politiques, des fêtes et, acces-soirement, des cours (fig. 6). Plusieurs travaux ont au demeurant eu recours à la technique de la « photo-élicita-tion » pour obtenir un « feed-back » de la part des personnes photographiées ou encore de la « caméra indigène » pratiquée en ethnologie partagée en confiant l’appareil photo aux témoins eux-mêmes pour leur demander de photographier tout ce qui aura été marquant pour eux à l’arrivée dans le pays (Fig. 8) et dans leur parcours d’intégration à l’université. Une grande place est ainsi faite à la parole des étudiants qui ouvrent la porte de leur logement, dévoilent leur intimité domestique (et leur vie de couple ou de famille) autant que leurs angoisses et les désirs, font la démonstration de leur solidarité ou de leur solitude, emmènent les enquêteurs dans leurs virées ou dans leur famille, bref, brossent un portrait sensible de la condition étudiante au tournant du siècle en montrant de quoi sont faits

Fig 1. Pierre Étienne Jacquemart et Xavier Planckaert, Gestion d’un espace public : la plage et ses rites, travail de séminaire, ULB, 2001.

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leur quotidien aussi bien que leurs aspirations.

À partir de 2007, le séminaire a fait place à un cours de sociologie visuelle dont l’ambition est de former les étu-diants à la méthode de la sociologie visuelle entendue ici comme une pra-tique de la sociologie en image ou par l’image (manuelle ou mécanique, fixe, animée ou en mouvement) et non pas comme l’analyse sociologique des images (ce qui pourrait donner lieu à un autre type de cours de sociolo-gie ou de sémiologie de l’image, qui

s’avérerait au demeurant très profi-table aussi pour les étudiants) même si ces compétences analytiques sont inévitablement mobilisées également dans la formation de tout sociologue visuel. Ce cours poursuit un double objectif : initier les étudiants au voca-bulaire, à la grammaire et à la syn-taxe du langage visuel (avec l’étude et l’exemplification des notions clas-siques en dessin, en photo, en vidéo ou au cinéma des différents types de composition, de scénarisation, de nar-ration, de cadrage et de montage) et

les former à la pratique audiovisuelle afin de produire des petits films ou des reportages photographiques qui répondent à un raisonnement socio-logique. J’ai donc le souci de leur par-ler et de leur montrer, semaine après semaine, des films documentaires ou de fiction qui ont constitué des jalons dans la constitution d’une sociologie visuelle qui exploite toutes les facettes de l’art cinématographique pour for-ger une sociologie filmique capable de rivaliser avec les meilleurs essais sociologiques.

Je les invite donc à découvrir et à discuter un corpus constitué de films relativement peu connus en expliquant à chaque fois en quoi ils contribuent à la mise en place d’un dispositif de saisie et d’interprétation du social qui permette tour à tour de témoigner de la vie sociale dans sa réalité la plus immédiate ou mise en scène selon des protocoles contrôlés et raisonnés dans des documentaires et des reportages qui s’apparentent à des récits de vie ou à des entretiens, de dévoiler ses mécanismes, sa logique et ses enjeux en confrontant les points de vue antagonistes comme le ferait la sociologie critique ou d’investiga-tion, ou encore d’en rendre compte à travers une fiction exemplaire qui en fournit par approximation un modèle plausible à la manière de l’idéal-type wébérien, voire une satire qui charge les traits pour en révéler par l’absurde la fonction latente mertonnienne. Sur base du visionnage d’extraits choisis et commentés de documents et de films projetés tout au long du cours, je tente de dégager progressivement, avec les étudiants, les principes (théo-riques, méthodologiques, pratiques) qui permettent de qualifier un film, un reportage ou un documentaire de « sociologique ». En effet, l’usage du médium filmique ou photographique ne dispense pas la sociologie visuelle de respecter un certain nombre de règles, de contraintes et d’attentes qui dis-tinguent la pensée et le discours socio-logiques (fussent-ils visuels plutôt que verbaux ou mathématiques) d’autres formes de discours sur le social. Il est ainsi attendu de tout travail sociolo-gique qu’il traite une question plutôt qu’un sujet, qu’il expose et fournisse

Fig 2. Saïda Benghallam et Julie Toussaint, Figures de la mendicité, travail de séminaire, ULB, 2001.

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un type d’explication (ou de compré-hension au sens wébérien du terme) de la question traitée sans se limiter à un commentaire journalistique, qu’il satisfasse au principe de neutralité axiologique et de respect de la parole et de l’image des acteurs et des témoins de l’enquêteur. Il convient aussi que la sociologie visuelle exploite pleinement les potentialités du médium choisi, c’est-à-dire qu’elle « donne à voir » et à comprendre par l’image et ne se contente pas d’utiliser l’image enre-gistrée pour illustrer un propos dont le sens est donné indépendamment de l’image (comme des entretiens filmés dans lesquels le dispositif de prise de vues ou les images elles-mêmes n’ap-portent pas d’information significative par rapport à la parole des personnes filmées, ou dont cette information spécifiquement visuelle ne ferait pas l’objet d’une analyse signifiante).

Bilan n

La création d’une chaire de socio-logie visuelle à l’université demeure encore une exception, sinon une curiosité, dans un monde académique francophone longtemps indifférent, voire réfractaire à l’usage des images dans le travail sociologique. Quelques initiatives isolées et sporadiques ont bien vu le jour au fil du temps mais les manifestations consacrés à la sociolo-gie visuelle et filmique commencent à se multiplier dans le monde fran-cophone, comme l’atteste la tenue du colloque international de socio-logie visuelle organisé par le comité de recherche en sociologie de l’art de l’AISLF, en partenariat avec le réseau français Opus, à l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles en octobre 201013. La sociologie visuelle francophone connaît un net regain d’intérêt depuis une vingtaine d’an-nées et tend à rattraper le retard pris par rapport à l’anthropologie visuelle avec la fédération des équipes de recherche, l’offre d’enseignement et la production de thèses universitaires en sociologie visuelle ou encore la publi-cation d’ouvrages théorique et pra-tiques dans ce domaine.

Dans le monde anglo-saxon, la sociologie visuelle semble mieux implantée dans les départements de sociologie et de communication et l’on y compte un bon nombre de départements de Visual Studies. Mais que l’on ne s’y trompe pas, comme le font remarquer les spécialistes anglo-saxons eux-mêmes, la sociolo-gie visuelle y reste malgré tout « mar-ginalisée », écrit John Grady14, voire « complètement rejetée » par la socio-logie normale (ou paradigmatique, au sens de Kuhn)15, et le fait que la revue de l’Association internationale de sociologie visuelle / International Visual Sociology Association (IVSA) ait été rebaptisée Visual Studies (et non plus Visual Sociology) illustre le risque que court la sociologie visuelle d’être happée puis digérée par les sciences de la communication au sens large du terme.

Il n’existe par ailleurs pas encore à ce jour de réel consensus entre socio-logues sur la « bonne définition » de la sociologie visuelle qui n’est qu’une technique d’analyse sociologique des images, une méthode d’investigation sociologique parmi d’autres, pour les uns, ou au contraire une nouvelle façon de faire de la sociologie qui doit encore faire ses preuves et se forger ses propres règles méthodologiques, pour les autres16. Pas plus d’ailleurs que sur la « bonne pratique » de la sociologie visuelle. Même parmi les plus ardents promoteurs de la sociologie visuelle en tant que production de films socio-logiques, on entend affirmer que la sociologie visuelle ne peut jouer qu’un rôle auxiliaire ou complémentaire en sociologie dès lors que, comme l’écrit Monique Haicault, « le film sociolo-gique s’attache donc à montrer sans démontrer. Il peut également briser les présupposés sociaux, moraux, religieux, disciplinaires en révélant des mécanismes, des portions de réa-lité sans jamais prétendre livrer une connaissance pleine et entière. Sur le plan de la connaissance scientifique il ne rivalise pas avec un travail de thèse, il doit donc montrer d’emblée son point de vue, ses limites, sans craindre de laisser voir l’angle sous lequel sont abordés l’objet du film et celui de la recherche »17, comme si tel n’était pas

Fig 3. Frédrique Camby, Sylvie Lepage, San-drine Lesuisse et Cyrille Thoulen, La sociabilité et l’occupation de l’espace dans les trains, travail de séminaire, ULB, 2000.

Fig 4-5. Laurence Van Hove, Le rapport du propriétaire à sa voiture, travail de séminaire, ULB, 2000.

Fig 6. Quentin Labarre, Régis Lanoye et Can-dice Perriaux, Les cercles étudiants, travail de séminaire, ULB, 2002.

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le cas de toute recherche sociologique. C’est qu’au moins deux malentendus tenaces se mêlent ici et continuent à miner la confiance que l’on peut placer dans la capacité des images à véhiculer du sens et de la pensée : 1° ce n’est pas l’image en elle-même, pas plus du reste que le verbe ou le chiffre, qui génère de la pensée visuelle mais bien les opérations logiques et signi-

fiantes qui composent et articulent entre elles ces images en un discours pour produire du sens intelligible ; 2° à prétendre que le langage cinématogra-phique exclut l’usage de la parole et que le sociologue qui travaille avec des images doit s’en remettre exclusive-ment aux propriétés du langage visuel, tout se passe comme si la sociologie visuelle n’avait pas encore découvert le

cinéma parlant ! On a donc parfois le sentiment qu’une acception délibéré-ment étriquée et restrictive de l’image comme support d’un discours articulé et savant se conjugue à une conception pour le coup scientiste de la socio-logie considérée comme une science exacte exigeant des démonstrations de type mathématique pour maintenir le film sociologique au rang de simple document et lui dénier par principe l’aptitude à formuler une thèse — ce que font pourtant depuis toujours les documentaires dont l’appellation même rappelle qu’il ne s’agit pas là de simples collectes de documents mais bien de discours articulés par le langage cinématographique en vue de montrer et de comprendre des situa-tions en précisant au spectateur aussi bien le contexte que le rapport du cinéaste à son objet. Et si tel n’était pas l’objectif des thèses universitaires sou-tenues en sciences sociales, il y aurait lieu de commencer par contester et de refuser au sein même du monde aca-démique. Il est au demeurant curieux de constater combien les sociologues sont soucieux de ne pas être les dupes d’un discours cinématographique tou-jours soupçonné de manipuler la « réa-lité » par son recours à l’art du cadrage comme grammaire et du montage comme syntaxe, dont ils maîtrisent pourtant parfaitement les codes dans leur grande majorité, alors qu’ils se soucient si peu des figures de style et de rhétorique qui fleurissent dans la littérature sociologique, comme si cette écriture reflétait de manière parfaitement transparente et neutre cette même « réalité »18. Et comme si, suivant un vieux réflexe positiviste qui colle décidément à la discipline, la scientificité de la sociologie tenait encore à la restitution fidèle d’une réa-lité hypostasiée, et non dans l’énoncé de conjectures thétiques établissant des rapports logiques et confirmés par l’expérience entre des concepts.

Reste à savoir si cette posture intel-lectuelle peut se conjuguer avec un mode de construction scientifique du savoir basé sur la logique et la mathé-matisation du monde ou si elle opère une manière de « révolution épis-témologique » dans le champ de la sociologie professionnelle. On perçoit

Fig 6. Jean-Pierre Gerkens, Les inscriptions publiques dans la cité universitaire, travail de sémi-naire, ULB, 2005.

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intuitivement les affinités méthodo-logiques entre la sociologie visuelle et l’ethnométhodologie qui partagent une posture intellectuelle commune. En effet, au « regard éloigné » de l’an-thropologue ou au « regard impliqué » du sociologue s’impose le « regard croisé » de l’ethnométhodologue. Du reste, la sociologie visuelle constitue un outil épistémologique qui interroge de manière réflexive et expérimentale la pratique sociologique elle-même. Non seulement la possibilité même de chercher, par une forme de « learning by doing », n’y est pas subordonnée à l’obligation de trouver, mais elle est postulée et encouragée dans la mesure où l’investigation sociologique fait corps avec le processus d’objectiva-tion inscrit dans le regard de l’obser-vateur. La mise en forme de la réalité qu’opère le regard de l’observateur est toujours une opération qui l’engage comme sujet de son objet d’étude, et le regard des autres, dans le mou-vement processuel et intersubjectif de co-construction de la réalité, elle garantit à sa vision d’autres angles de vue auxquels il lui faut se confron-ter pour assurer à son discours une validité épistémologique. Tout comme Robert Flaherty qui filmait pour voir19,

lorsque le sociologue s’empare de l’ap-pareil photo ou de la caméra, c’est pour mieux voir avant même de pen-ser à montrer. Il procède alors par induction pour parvenir à formuler des théories ancrées dans le réel et non suivant le modèle hypothético-déductif prôné par la science moderne. À cet égard, la sociologie visuelle s’apparente à la Grounded Theory20 et participe clairement d’un paradigme sociologique déjà bien balisé.

L’enjeu est donc bien en fin de compte le statut même de l’image dans les sciences sociales : est-elle appro-priée et propice à l’investigation et à l’analyse sociologique ou est-elle condamnée à n’être qu’un accessoire, un auxiliaire parmi les multiples « documents » que peut mobiliser une discipline centrée sur le verbe et légitimée par le nombre ? S’agit-il seulement de trouver des « usages sociologiques de l’image photogra-phique » et de proposer un « mode d’argumentation fondé sur l’image »21 ou ne conviendrait-il pas plutôt de soumettre le langage visuel au même titre que le langage verbal ou le lan-gage mathématique aux mêmes exi-gences de scientificité et aux mêmes règles de la méthode sociologique ?

Cette question essentielle reste en l’état actuel du débat ouverte et sujette à controverse, mais on peut s’en référer aux travaux de plus en plus nombreux et concluants produits spécifique-ment dans le domaine de la sociologie visuelle sans se départir des exigences classiques de la méthode sociolo-gique (notamment ceux réalisés dans le cadre de mon séminaire devenu depuis cours de sociologie visuelle dont cet article rend compte comme autant de propositions exploratoires et d’exercices pratiques) pour soutenir que la pensée visuelle peut valable-ment constituer le fondement d’un programme de recherche en socio-logie. Des traités de la méthode et des manuels pratiques de sociologie visuelle commencent du reste à voir le jour dans l’édition francophone et je n’exclus pas, même si les résistances du monde académique à ce type de production savante demeurent pro-fondément ancrées dans une tradition logocentrée et quantophrénique, de voir apparaître ces prochaines années des thèses de sociologie sous forme de documentaires et de films socio-logiques.

Fig 8. Julie Hilgers, Contacts de culture, travail de séminaire, ULB, 2001.

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Notes

1. Cf. Richard Rorty (s.l.d.), The Linguis-tic Turn. Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, The University of Chicago Press, 1967 ; Régis Bernard, « La sociologie comme récit », in Récit et connaissance, Lyon, PUL, 1998, p. 255-265 ; Clifford Geertz, Ici et là-bas, l’anthro-pologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996 ; James Clifford, « De l’autorité en ethnographie. Le récit anthropologique comme texte littéraire », in Daniel Céfaï (s.l.d.), L’Enquête de terrain, Paris, La Découverte/ Mauss, 2003 ; Vincent Debaene, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2013.

2. Cf. Gregory Bateson et Margaret Mead, Balinese Characters: A Photographie Anal-ysis, New York, New York Academy of Sciences, 1942 ; Gregory Bateson et Mar-garet Mead, « On the Use of the Camera in Anthropology », Studies in the Anthropol-ogy of Visual Communication, 4 (2), 1977, p. 78-80.

3. Cf. Gwenaële Rot, « Les débuts de l’“instrumentation audiovisuelle” au service de la sociologie empirique », in Réjane Hamus-Vallée (s.l.d.), Sociologie de l’image, sociologie par l’image, Condé-sur-Noireau, CinémAction-Éditions Cor-let, 2013, p. 134-141.

4. Cf. Pierre Bourdieu, Images d’Algérie. Une affinité élective, Arles, Actes Sud/Sindbad/Camera Austria, 2003 ; André Ducret et Franz Schultheis (s.l.d.), Un photographe de circonstance. Pierre Bour-dieu en Algérie, Genève, AES de l’Univer-sité de Genève, 2005.

5. Erving Goffman, « Gender Adverti-sements », Studies in the Anthropology of Visual Communication, 3: 2, 1976, p. 69-154, réédité en livre : Gender Adver-tisements, Londres, Macmillan, 1979 ; traduction partielle sous le titre « La ritualisation de la féminité » in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 14, avril 1977, p. 34-50, repris in Yves Win-kin (s.l.d.), Erving Goffman : les moments et leurs hommes, Paris, Le Seuil/Minuit, 1988, p. 150-185.

6. Howard S. Becker, « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojour-nalisme », Communication, n° 71, 2001, p. 333-352 ; repris in Howard S. Becker, Comment parler de la société : artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, Paris, La Découverte, 2009, p. 197-215.

7. Joyce Sebag et le collectif « Image et socié-té » de l’Université d’Évry, « Quatorze propositions pour une sociologie visuelle et filmique », in Réjane Hamus-Vallée

(s.l.d.), Sociologie de l’image, sociologie par l’image, Condé-sur-Noireau, CinémAc-tion-Éditions Corlet, 2013, p. 145-148.

8. Anne Guilhou et Monique Haicault (s.l.d.), Méthodologie de l’image en sciences sociales, Cahiers du réseau national Pra-tiques audiovisuelles en sciences sociales, CD-Rom, 2005, reprend les 3 cahiers épui-sés : Pratiques audiovisuelles en sociologie. Actes de la rencontre du Réseau national des pratiques audio visuelles en sciences sociales, Cahiers n° 1, Nantes, LERSCO/CNRS/LEST, 1987, 247 p. ; La Parole dans le film. Actes de la 2e rencontre du Réseau national des pratiques audiovisuelles en sciences de la société, Cahiers n° 2, Aix-en-Provence, CNRS/LEST, 1988, 249 p. ; La Caméra sur le terrain. Actes de la ren-contre du Réseau national des pratiques audiovisuelles en sciences de la société, Cahiers n° 3, Vaucresson, CNRS/LEST, 1989, 156 p.

9. Howard S. Becker, « Photography and Sociology », Studies in the Anthropology of Visual Communication, 1, 1974, p. 3-26. ; Howard S. Becker (s.l.d.), Exploring Soci-ety Photographically, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1981. ; Howard S. Becker, Doing Things Togeth-er: Selected Papers, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1986 ; Howard S. Becker, Comment parler de la société : artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, Paris, La Décou-verte, 2009 ; Howard S. Becker et John Walton, L’Imagination sociologique de Hans Haacke, Bruxelles, La Lettre volée, 2013.

10. Sophie Calle, L’Erouv de Jerusalem, Arles, Actes sud, 1996.

11. Cf. Yves Winkin (s.l.d.), La Nouvelle Com-munication. Paris, Éditions du Seuil, 1981.

12. Idem.13. Daniel Vander Gucht (s.l.d.), La Socio-

logie par l’image, actes du colloque de sociologie visuelle organisé par le GdR oPus (CNRS), le CR 18 de l’AISLF et le GRESAC de l’Université libre de Bruxelles sous la présidence d’honneur d’Howard S. Becker et de Claude Javeau les 28-29 octobre 2010, Revue de l’Institut de socio-logie, 2010-2011, 2013.

14. John Grady, « Becoming a Visual Sociol-ogist », Sociological Imagination, n° 38, 2001/ 1-2, p. 83.

15. Douglas Harper, « Visual Sociology: Expanding Sociological Vision », The American Sociologist, 1988, p. 58.

16. « Certains sociologues prennent des photos pour étudier le monde social tandis que d’autres analysent les photos prises par d’autres » (Douglas Harper, « Visual Sociology: Expanding Sociologi-cal Vision », loc. cit., p. 55).

17. Monique Haicault, « La méthodologie de l’image peut-elle être utile à la recherche en sciences sociales ? » (version reprise et actualisée en 2010, extension d’un article publié en 2003 dans la revue brésilienne Sociedade e Estado, Inovacoes no campo da Metodologia das Ciencias Sociais, vol. XVII, n° 2, décembre 2002), p. 7 du pdf : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00498016/document.

18. « Les sociologues se sont peu préoccupés du langage qu’ils emploient. » (Pierre Naville, « Les langages de la sociologie », Logique et sociologie, Épistémologie socio-logique, n° 7, 1969).

19. Gilles Delavaud et Pierre Baudry, Filmer pour voir. Flaherty et la mise en scène documentaire, coffret 3 DVD, 40 mn., Éditions Montparnasse, 1994.

20. Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss, La Découverte de la théorie ancrée. Stra-tégies pour la recherche qualitative, Paris, Armand Colin, 2010.

21. Argumentaire du concours de sociologie visuelle de l’ENS Cachan en 2004 sur le thème « Urbanité(s) », jury présidé par Bruno Latour (http://www.melissa.ens-cachan.fr/rubrique.php3?id_rubrique =145, consulté en 2005, http://calenda.org/188641?formatage=print, consulté en 2015).

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