L´epopée homerique

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de Nicolas BERTRAND. Ce texte est la version écrite d’une communication présentée lors de la Journée de l’École doctorale I « Mondes anciens et médiévaux » à l’Université de Paris–Sorbonne (Paris IV) le 17 janvier 2009. Je remercie les participants pour leurs questions et leurs suggestions, qui m’ont permis de l’améliorer, ainsi que M. Charles de Lamberterie pour sa relecture attentive. Les erreurs qui subsistent sont évidemment les miennes.

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  • Camenulae n3 juin 2009

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    Nicolas BERTRAND

    LEPOPEE HOMERIQUE, DE LORALITE A LECRITURE1

    Cest un lieu commun que de dire que lIliade et lOdysse sont lorigine de la cultureoccidentale. Il y aurait certes beaucoup dire sur ce lieu commun lui-mme, surtout si on leformule de faon aussi simpliste. Le simple fait de parler, propos dHomre, de cultureoccidentale , par exemple, est en soi problmatique, ne serait-ce que parce quune telle formule alair dtablir une quivalence entre culture occidentale et civilisation grecque , ou parcequelle semble rattacher Homre uniquement la sphre occidentale, sans tenir compte de soncontexte proche-oriental2. Ce quon peut dire en tout cas, plus prudemment, cest que lIliade etlOdysse reprsentent les deux plus anciens textes littraires en grec. Mais on peut aller plus loin etaffirmer que les pomes homriques reprsentent galement pour la culture occidentale, depuislAntiquit, un enjeu culturel essentiel. DHomre ducateur de la Grce chez Platon3 lafroce opposition entre Unitaires et Analystes au XIXe sicle, en passant par la querelle desAnciens et des Modernes dans la France du XVIIe sicle, Homre occupe une position centraledans la littrature occidentale. Plus que des textes fondateurs, ce sont donc des textes quisemblent concentrer, de faon rcurrente, les interrogations littraires et culturelles dune poquedonne.

    Aussi mon intention est-elle daborder brivement un problme que nous posent aujourdhuiles pomes homriques, en interrogeant leur statut mme de textes, selon trois aspectsinextricablement lis :

    1. la nature des pomes homriques : quest-ce que cest au juste que ces deux objets ?2. lhistoire de la tradition qui a donn naissance aux pomes : comment ces objets textuels

    sont-ils apparus ? quest-ce qui les a rendus possibles ?3. lhistoire de la tradition manuscrite :comment ces textes ont-ils pris leur forme actuelle ?Anticipons un peu sur la suite du dveloppement : parmi les homristes, on aimerait souvent,

    par souci de simplicit pistmologique, que les pomes homriques soient une sorte decharnire, de prfrence bien marque, situe la jonction entre tradition orale en amont ettradition manuscrite en aval. Cest--dire quon aimerait que la tradition orale sarrte l ocommence la tradition manuscrite, au point exact o surgissent les pomes homriques constitusen textes. La textualisation des pomes homriques serait la fois le point darrt de la traditionorale (ou plus exactement, dune tradition orale qui puisse continuer informer les pomeshomriques) et le point de dpart dune tradition manuscrite qui, travers les avanies habituellesde la transmission des textes antiques et mdivaux, mnerait jusqu nous. LIliade et lOdysse quenous lisons dans les ditions modernes seraient donc peu ou prou lquivalent, ou le reflet plus oumoins dform selon loptimisme du lecteur, de pomes constitus une fois pour toutes au VIIIesicle av. J.-C. (selon la datation la plus largement accepte). On voudrait donc quil en ailledHomre comme des autres auteurs de lAntiquit, dont on considre que ldition moderne estune approximation du texte original, lequel est gnralement perdu.

    1 Ce texte est la version crite dune communication prsente lors de la Journe de lcole doctorale I Mondesanciens et mdivaux lUniversit de ParisSorbonne (Paris IV) le 17 janvier 2009. Je remercie les participantspour leurs questions et leurs suggestions, qui mont permis de lamliorer, ainsi que M. Charles de Lamberterie poursa relecture attentive. Les erreurs qui subsistent sont videmment les miennes.2 Sur la posie homrique comme genre proche-oriental, voir notamment M. L. West, The East face of Helicon : WestAsiatic elements in Greek poetry and myth, Oxford, Clarendon Press, 1997.3 Plat. Rp. X 606 e : les admirateurs dHomre prtendent que ce pote a duqu la Grce ( ).

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    Or notre texte dHomre se prsente plutt comme le fruit du travail ddition des savantsalexandrins au milieu du IIe sicle av. J.-C., travail qui a fix, selon des critres parfois difficiles tablir, un texte plus ou moins dfinitif, quon appelle la Vulgate. Le problme serait donc deremonter au-del de cette barrire alexandrine, pour atteindre le texte original. Le troisime aspectdu problme, celui de la tradition manuscrite, est donc plus prcisment celui de la transmissiondu texte entre le VIIIe sicle et les Alexandrins, car ce qui se passe aprs ce moment-l nest gurediffrent de ce qui se passe dans le cas de nimporte quel auteur antique, et na rien despcifiquement homrique.

    Pour comprendre ce que sont lIliade et lOdysse, on tentera donc denvisager les rapports entreces pomes et la tradition orale de lpope grecque, dabord en analysant les pomes homriquescomme des pomes oraux pour essayer den entrevoir la prhistoire, puis en montrant comment apu se produire leur textualisation, cest--dire leur transformation en textes crits. Le but de monexpos est de montrer que la prhistoire des pomes et lhistoire de leur texte ne sont pas deuxphnomnes spars, mais se superposent et interagissent pendant de longs sicles, dissolvantlvnement de la textualisation en un processus long et complexe.

    LES ORIGINES DE LEPOPEE HOMERIQUE

    Techniques de composition oraleLes pomes homriques prsentent un certain nombre de caractristiques originales, qui ont

    fait lobjet de nombreuses recherches au cours du XXe sicle, notamment de la part de MilmanParry et de son lve Albert B. Lord, et, indpendamment, de Walter Arend. Ces particularitssont ce quon appelle dune part les FORMULES homriques et dautre part les SCENES TYPIQUES.

    Parry a montr dans sa thse de 1928 que les pithtes associes aux noms des hrosconstituaient un systme4. Pour dsigner Achille, par exemple, le pote dispose, dans sonrpertoire (ou, pour mieux dire, dans le lexique de lidiome traditionnel quil pratique), duncertain nombre de formules associant une forme du nom dAchille un ou plusieurs adjectifs,chaque formule nom+pithte ainsi constitue couvrant un espace diffrent dans le vers.Parry dfinit donc la formule comme expression qui est rgulirement employe, dans lesmmes conditions mtriques, pour exprimer une certaine ide essentielle5 . Cette dfinitionstricte de la formule homrique a t critique et largie du point de vue de ses trois composantes(rgularit demploi, identit des conditions mtriques, dfinition de l ide essentielle ), sansquon parvienne un consensus gnral sur ce que cest au juste quune formule homrique.Disons que la dfinition de Parry peut servir pour linstant dune approximation fonctionnelle duconcept de formule. Ce quil est important de souligner, cest que Parry voit dans la prsence desformules la trace de la composition traditionnelle des pomes homriques, dans la mesure o lacration dun tel systme nest pas la porte dun seul homme, mais quil sagit dune crationcollective, dont lart est transmis de gnration en gnration.

    Paralllement aux travaux de Parry, Arend dcrit en 1933 le systme de ce quil appelle SCENESTYPIQUES6. De mme que les formules permettent de construire correctement des vers, lemploirpt de squences dactions semblables permet de raconter correctement des pisodes. Lesformules sont les lments de construction du vers ; les scnes typiques sont les lments deconstruction des pisodes. Pour dcrire un sacrifice, un banquet, un dpart en bateau, etc., lepote suit un script prcis, mentionnant les mmes actions dans le mme ordre, en variant

    4 M. Parry, Lpithte traditionnelle dans Homre : essai sur un problme de style homrique, Paris, Les Belles Lettres, 1928 ; lestravaux de Parry sont commodment rassembls dans The making of Homeric verse : the collected papers of Milman Parry,Oxford, Clarendon Press, 1971.5 Parry, Lpithte traditionnelle, p. 16.6 W. Arend, Die typischen Scenen bei Homer, Berlin, Weidmann [Problemata 7], 1933.

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    lexpansion quil donne chacun de ces lments7. Lord a montr par ailleurs que cettecomposition par units narratives traditionnelles stend lensemble de larchitecture des pomeshomriques, par le biais de ce quil appelle COMPOSITION PAR THEMES8.

    Tous ces lments indiquent donc une origine traditionnelle des pomes homriques, ou (pourle formuler plus prcisment) indiquent que les pomes homriques ont t composs selon desprocds traditionnels. Mais Parry et, sa suite, Lord, ont franchi un pas supplmentaire en allantobserver et recueillir la tradition pique yougoslave (epske pjesme) et en utilisant cette dernirecomme un modle pour comprendre les pomes homriques. Non seulement, concluent-ils,Homre serait un pote traditionnel, mais il serait aussi un pote oral. Lord affirme ainsi que lesformules sont la consquence de loralit, car elles ne sont ncessaires que pour permettre aupote dimproviser un texte loral. Cest loralit de la performance potique qui cre le besoinde formules et de thmes.

    En effet, Parry et Lord dcouvraient et observaient, par le moyen de dictes,denregistrements, dexprimentations, comment fonctionnait rellement une tradition piqueorale vivante. Ils y rencontraient des bardes de talents varis, certains tant, comme le fameuxAvdo Meedovi, de vritables Homre des Balkans , qui ils pouvaient poser des questionssur leur art. Bref, lpope des guslari yougoslaves offrait un point de comparaison extrmementintressant9, et la dmarche comparatiste de Parry et Lord a ouvert la voie de nombreusesrecherches dans ce sens, tant sur les traditions grecque et yougoslaves que dans dautres parties dumonde10.

    videmment, comme dans toute comparaison, il est ncessaire de tenir compte autant desdiffrences que des ressemblances entre les deux traditions, ce qui na pas toujours t le casparmi les homristes11. Ainsi pour ce qui est du systme formulaire. La posie pique serbo-croate emploie des formules peu prs de la mme faon que la posie homrique. Cependant, lastructure mme de lhexamtre dactylique, avec ses trois csures mobiles divisant le vers en quatremembres ingaux (cla), est trs diffrente de celle du dcasyllabe pique serbo-croate (epskideseterac), qui est divis en deux membres de 4 et 6 syllabes. Cette diffrence a un certain nombrede consquences sur lemploi des formules : seuls deux types (4 et 6 syllabes) sont ncessaires enserbo-croate, mais en grec les csures dessinent 12 types de cla diffrents. Toute comparaison dessystmes formulaires des deux traditions doit donc tenir compte de ces diffrences et necomparer que ce qui est comparable : par exemple, on peut observer que la suture entre lesformules occasionne souvent des hiatus, chez Homre comme chez les guslari. De ce point de vueprcis, on pourrait dire que la moisson nest pas trs riche : outre une correspondance grossire,les systmes mtriques sont trop diffrents pour permettre une comparaison vraiment rvlatrice.

    Mais ltude de terrain profonde et intelligente de Parry et Lord a permis par ailleurs desavances trs importantes, du point de vue de la thorie de la formule, grce au concept de mot (re) pour les guslari. Leurs performances de lpope sont, les en croire, composes derei, de mots , mais le sens quils donnent ce terme nous apprend beaucoup sur lefonctionnement de lidiome potique et du systme formulaire. Daprs J. M. Foley, lextensiondun re est lastique : un re correspond au minimum une unit mtrique clon ou vers , mais

    7 Pour une explication cognitive de lemploi des scnes typiques, voir E. Minchin, Homer and the resources of memory :some applications of cognitive theory to the Iliad and the Odyssey, Oxford, Oxford University Press, 2001.8 Voir surtout A. B. Lord, The singer of tales, Cambridge & Londres, Harvard University Press [Harvard Studies inComparative Literature 24], 2000 (1e d. 1960), ainsi que Epic singers and oral tradition, Ithaca & Londres, CornellUniversity Press [Myth and poetics], 1991.9 Le nom des guslari (sing. guslar) est driv de celui de leur instrument, la gusla, une sorte vile une corde quiaccompagne les epske pjesme.10 Ces recherches de terrain ont galement inspir le roman dIsmail Kadare, Le dossier H. [Dosja H.], trad. delalbanais par J. Vrioni, Paris, Fayard, 1989.11 Je suis ici le raisonnement de J. M. Foley, Homers traditional art, University Park, Pennsylvania State University Press,1999, chapitre 3.

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    peut stendre un discours entier, une scne, voire tout un pome, pourvu quon puisse leconsidrer comme un acte de langage unique et complet. Le re est donc lunit de base de lacomposition orale, ce qui confirme les dcouvertes de Parry sur lemploi des formules parHomre. Ainsi, alors que la comparaison des techniques de versification dans les deux traditionsne permettait gure de tirer des conclusions vraiment neuves, les entretiens avec les guslari mnent une meilleure comprhension du fonctionnement de la posie traditionnelle.

    Cette comparaison avec la posie pique yougoslave a ainsi pouss Parry et Lord conclureque les pomes homriques, eux aussi, avaient t composs loral. Le systme de formules etde scnes typiques permet au pote de composer en acte (performance), en improvisant son pome.Lord va jusqu affirmer quil ne sert qu cela, et quen dehors de la performance et de lexigencedimprovisation, il ne peut y avoir de formules.

    Les oralistes , comme les appellent leurs adversaires, se reprsentent donc Homre (entendu comme le nom du pote de lIliade et/ou de lOdysse) comme un ade, cest--direlquivalent grec dun guslar yougoslave. Illettr par ncessit, selon Lord, il compose ses pomespar improvisation loral selon les techniques traditionnelles (formules, scnes typiques, thmes).Il ressemble donc aux reprsentations homriques de lade (Dmodocos et Phmios danslOdysse), qui pratique son art lors de banquets. Cependant, il nest gure envisageable que lIliadeet lOdysse soient en fait la transcription dune telle performance lors dun banquet : leur seulelongueur (respectivement 15 693 et 12 110 vers) les exclut de ce genre de contexte. Ce qui estdsormais gnralement admis, en tout cas, cest quil a exist des ades dont les performancestaient similaires celles des ades reprsents dans lpope, et dont la pratique ntait pas sansrappeler celle des guslari yougoslaves ; ces derniers fournissent donc un point de comparaison trsintressant pour tudier une tradition orale vivante, qui se dveloppe lcart de lcriture. Cesades taient verss dans lart traditionnel de composition en acte, et chaque performance pouvaittre considre comme une ralisation neuve et unique de la tradition. Bien entendu, loralit de latradition pique est ncessaire par dfaut avant ladoption de lalphabet, qui d se produire autourde 800 av. J.-C. (dautres dates, plus hautes, ont t proposes, mais labsence dinscriptions lesrend purement spculatives). Mais la thse de Parry et Lord est que loralit est aussi unecondition sine qua non de la cration de lIliade et lOdysse telles que nous les avons, ce qui ne laissepas de poser un certain nombre de problmes, comme on va le voir.

    Anciennet de la tradition pique grecqueAuparavant, je voudrais insister sur lanciennet de la tradition pique grecque telle quelle se

    devine dans les pomes homriques, parce que, comme on va le voir, les archasmes quon trouvedans les pomes homriques prouvent lexistence dune tradition pique depuis lpoquemycnienne et, au-del, depuis une posie indo-europenne. Ces archasmes sont de deux types :historico-culturels et linguistiques.

    En effet, on trouve dans la posie pique un certain nombre de reprsentations du monde quenous pouvons considrer comme refltant, dune faon plus ou moins dforme, le mondemycnien. Or, entre le monde mycnien de la fin du second millnaire av. J.-C. et lpoquehomrique (au plus tt au VIIIe sicle), lcriture nest plus employe en Grce12. Cest donc laseule tradition pique qui permet la transmission dune mmoire relative au monde mycnienpendant plusieurs sicles sans criture.

    Les exemples sont nombreux et bien connus (usage darmes en bronze, chars de combat, etc.),mais je me contenterai dun seul : le mot , cantonn quelques formules fossilises,dsigne chez Homre une baignoire, et, quelle que soit son tymologie (le mot nest pas grec lorigine), il est bien attest en mycnien, sous la forme a-sa-mi-to. Les scnes typiques dcrivantdes bains dans lpope sont charges en outre dun vocabulaire quon rencontre couramment

    12 Cela vaut pour toute la Grce, lexception de Chypre, o les premires traces du syllabaires paphien utilis au Iermillnaire sont attestes ds le XIe sicle (voir V. Karageorghis, Fouilles l'Ancienne-Paphos de Chypre : lespremiers colons grecs , Comptes-rendus des sances de lAcadmie des inscriptions et belles-lettres, 1980, 1, p. 122-136).

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    dans les tablettes, ce qui lui confre une forte couleur mycnienne. Dautre part, on a retrouv detelles baignoires mycniennes intactes, mais il ne semble pas quelles aient t encore en usagedans les sicles obscurs , comme on appelle la priode qui spare lpoque mycnienne etlpoque archaque. On peut donc dire dans un cas comme celui-ci, avec Steve Reece :

    Les objets luxueux de la culture palatiale mycnienne comme les avaient sans doutephysiquement disparu au cours des Sicles obscurs qui les ont suivis, mais leur souvenir a survcuparce quils taient inclus dans la diction formulaire conservatrice de la langue artistique delpope13.

    Lexemple du terme nous apporte deux enseignements. Dune part, il existait unetradition de posie pique lpoque mycnienne (ce qui nest gure discut aujourdhui), quicomportait des descriptions de la vie contemporaine mycnienne, et lpope archaque ionienne,dont les pomes homriques sont pour nous les seuls exemples, est lhritire de cette tradition.Dautre part, les caractristiques techniques de lpope (formules, scnes typiques, compositionpar thmes), cest--dire les outils qui permettaient aux potes de composer leurs pomes defaon traditionnelle, sont les conditions de possibilit de cette transmission. Cest--dire quelusage de formules fixes par la tradition, de scnes typiques dcrivant des usages disparus, etc.,permet la transmission de la mmoire du pass dans le prsent de la performance. En ce sens, lesanachronismes qui sont prsents dans notre texte homrique sont la preuve de lexistence dunetradition continue depuis lpoque o ces reprsentations taient celles de la vie contemporaine,comme le sont aussi chez Homre la mention de la phalange de soldats, en mme temps que lecombat individuel sur char la mycnienne . Sans cette tradition, ces anachronismes seraientimpossibles.

    Certains lments sont mmes plus anciens que lpoque mycnienne, et remontentprobablement une posie indoeuropenne. Ainsi, lquivalence entre gloireimprissable et les formules indiennes quivalentes rvah ksitam du Rigveda a permis depuislongtemps dimaginer une origine commune pour ces traditions potiques. Au fil du temps,dautres exemples, nombreux, ont t accumuls par les chercheurs dans cette direction. Lpopehomrique conserverait donc le souvenir de la posie indoeuropenne.

    Du point de vue linguistique, galement, les textes homriques permettent dentrevoir ce quapu tre lvolution de la tradition14. Le fait quil sagisse dune transmission longue permet larecherche philologique sur les strates chronologiques (notamment dialectales). On considregnralement que lpope grecque tait dabord compose en dialecte achen (ou mycnien) ;puis, la chute des palais mycniens, les ades auraient quitt la Crte pour gagner lAsie mineureet les les, o dbute la phase dite olienne : la langue de lpope devient majoritairementolienne, ne conservant les traits achens que l o il tait mtriquement impossible dutiliser laforme olienne courante. Enfin, la tradition gagne des rgions ioniennes (au Sud de lAsiemineure ou en Eube), o elle subit un nouveau changement de dialecte, ne conservant lesarchasmes achens et les olismes que l o ils taient mtriquement indispensables. Cesdiffrentes phases dadaptation un nouveau dialecte majoritaire, voire quasiment de traductiondans un nouveau dialecte, ont laiss des traces dans le texte transmis, et il en rsulte une languecomposite, majoritairement ionienne, mais mtine dolismes et de mycnismes. (Quant auxtraits proprement attiques, ils doivent probablement tre mis au compte de la recension effectuepar les Pisistratides au VIe sicle av. J.-C., si elle a eu lieu). Remarquons en passant que lidiome

    13 S. Reece, The Homeric : stirring the water of the mycenaean bath , Mnemosyne, 55, 2002, p. 703-708.14 Je me bornerai ici faire tat de lopinion communment admise sur ce sujet (voir notamment C. J. Ruijgh,Llment achen dans la langue pique, Assen, Van Gorcum [Bibliotheca classica Vangorcumiana 8], 1957 et P. Wathelet,Les traits oliens dans la langue de lpope grecque, Rome, Edizioni dellAteneo [Incunabula graeca 37], 1970), bien quelleait t rcemment discute (voir notamment D. T. T. Haug, Les phases de l'volution de la langue pique : trois tudes delinguistique homrique, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht [Hypomnemata 142], 2002).

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    pique des guslari est galement composite du point de vue dialectal : par exemple, les epske pjesmemusulmans de la rgion de Stolac en Herzgovine mlent jusque dans le mme vers des formesijekaviennes (typiquement bosniaques ou croates) et ekaviennes (typiquement serbes). Du pointde vue linguistique, donc, les textes homriques transmettent la fois des formes particulirementarchaques, qui devaient tre hors dusage dans la langue courante que parlaient les ades ioniens,et des formes trangres leur dialecte, cause de lhistoire de la tradition orale. Ceconservatisme aussi est rendu possible par lemploi de formules, cest--dire par la compositionpar rei, et non par mots.

    LA TEXTUALISATION DHOMEREJen viens prsent au problme central de mon expos. Sil est tabli que les textes

    homriques sont issus, dune manire ou dune autre, de la tradition orale, cela revient-il direquils ont t ncessairement composs oralement ? Et, quelle que soit la rponse la questionprcdente, comment est-on pass de la tradition orale des textes crits ? A-t-on raisondidentifier les produits des performances orales des ades piques aux textes homriques ? Bref,comment a pu se produire la textualisation des pomes homriques ?

    Jai dit tout lheure que, pour les oralistes , en particulier Lord, la technique decomposition traditionnelle orale est incompatible avec la matrise de lcriture. Il utilise commepreuve le fait (attest) que certains guslari, aprs avoir appris lire et crire, ont essay decomposer des pomes piques lcrit et ny ont pas russi. Lord voit donc criture et oralitcomme strictement incompatibles. Plus exactement, il considre le style oral commestrictement incompatible avec une conception crite. Pour quun pome puisse tre composselon les mthodes propres loralit, il est ncessaire que lcriture ny joue aucun rle, car sonemploi ne pourrait quempcher la posie orale de se dployer. Or je crois quil faut rejeter unetelle vision15.Pour commencer, on peut distinguer deux niveaux dans lopposition oralit / criture. Le premiera trait au moyen dexpression dun discours, qui peut tre soit PARLE soit ECRIT. Ces deux moyensdexpression sont mutuellement exclusifs (soit on parle, soit on crit). Mais lopposition va plusloin que la simple diffrence de support (signes phoniques / signes visuels) : chacun de cesmoyens est en effet une activit diffrente, qui met en uvre des stratgies linguistiques etcognitives diffrentes la fois dans la prsentation du discours et dans sa rception par sesdestinataires. Lopposition se retrouve donc une deuxime niveau, celui de la conception dudiscours, dont les deux ples sont la conception ORALE et la conception LETTREE16.

    La distinction est ncessaire, dabord, parce que les deux niveaux peuvent sarticuler dediffrentes faons. Ainsi, un discours peut tre conu oralement, mais crit quant son support(comme les pome piques recueillis sous la dicte par Parry et Lord) ; inversement, il peut avoirune conception lettre, mais passer par un support oral (comme la t la prsentation de cetexpos).

    Dautre part (et cest l le point le plus important), au niveau de la conception dun discours,les deux termes ne constituent plus une dichotomie, mais plutt les deux ples dun continuum.Un discours peut tre radicalement oral, quand il utilise plein les ressources du moyendexpression parl ; il peut aussi tre radicalement lettr, cest--dire ne se servir que desressources du moyen dexpression crit. Mais en fait la plupart des discours sont situs quelquepart entre ces deux extrmes, et font appel aux ressources de lexpression parle et de lexpressioncrite des degrs infiniment variables. Lopposition progressive au niveau de la conception dudiscours a en outre des consquences sur la conception de lcriture du discours, qui peut aller dela simple transcription la composition par crit (par dinnombrables intermdiaires entre ces

    15 Je suivrai ici le raisonnement de E. J. Bakker, Pointing at the past : from formula to performance in Homeric poetics,Cambridge & Londres, Harvard University Press [Hellenic Studies 12], 2005, chapitre 3.16 Jutilise ce terme dans lacception vieillie quon retrouve dans langlais literate.

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    deux ples), ainsi que sur la conception de la lecture, qui peut aller de la voix humaine une voixentirement fictive, lors dune lecture silencieuse.

    Ce qui est en jeu ici, cest que lopposition entre une conception orale et une conceptionlettre dun discours prend une valeur culturelle, et pas seulement descriptive : en effet, on dfinitloralit par opposition notre propre culture lettre, comme loppos de cette culture. Oral estdfini comme non-lettr, et non pas selon ses propres termes ; loralit comme un dfaut dcriture,le style oral comme loppos du style crit . Ce faisant, on commet une erreur, qui estdappliquer lantinomie du support parl/crit au continuum qui va de loralit lcriture lettre,cest--dire quon applique ce qui vaut pour le premier niveau, celui du moyen dexpression, ausecond niveau, celui de la conception. Or, si lon garde lesprit la distinction entre ces deuxniveaux, et surtout le fait que le second niveau est progressif, et non pas catgorique, et que cetteprogression se retrouve au niveau de la mise lcrit et de la lecture, on ne voit pas pourquoi, enprincipe, lcriture ne pourrait pas avoir jou un rle dans la conception du texte homrique ;videmment, une telle criture serait une activit bien diffrente de ce que nous appelons criture,qui se place souvent lextrmit lettre de lchelle de la conception du discours que nous avonsdfinie.

    Cela pos, on peut examiner les diffrentes thories qui expliquent le passage de la traditionorale (la prhistoire homrique) nos textes de lIliade et lOdysse.

    Modalits de la textualisation dHomreOn peut distinguer, parmi les homristes, trois courants thoriques qui sopposent sur la

    question de savoir comment sont ns les pomes homriques17.La premire cole, celle des scripsistes18 reprsente par exemple par M. L. West, est

    quHomre ntait pas, ou plus, un pote oral, mais que, nourri de posie pique traditionnelle, il acompos deux uvres monumentales lcrit, un peu comme Elias Lnnrot a compos leKalevala partir des pomes traditionnels quil avait lui-mme recueillis en Carlie. Loralit, pourles tenants de cette thse, ne concerne que la tradition pr-homrique, mais lIliade et lOdysse sontdes textes composs laide de lcriture. Largument principal de cette thorie est la supposeimpossibilit dune conception orale pour des pomes aussi longs, voire pour des pomes aussigniaux. Cest mon avis une position anachronique, cest--dire qui repose sur des conceptionsanachroniques et errones de loralit et de lcriture : non seulement loralit serait contraire lcriture, mais elle lui serait infrieure. Le raisonnement semble tre que seule une criture lettrepourrait avoir donn naissance des pomes qui sont la base de notre propre culture lettre.

    La deuxime hypothse est celle des oralistes : les pomes homriques seraient des textesoraux dicts. Cest la position de Lord (suivi, entre autres, par B. B. Powell ou R. Janko). Seloncette hypothse, les pomes homriques seraient le rsultat dune dicte : un scribe aurait transcritles pomes sous la dicte dHomre lui-mme. Outre largument de principe (limpossibilit duntexte transitionnel entre oralit et criture), Lord apporte un argument tir de son exprience deterrain en Yougoslavie : les pomes sont meilleurs et plus longs sous la dicte qulenregistrement sonore. En fait, il semble que la transcription, qui exige une plus grande lenteurde la part du guslar, permet celui-ci de dployer son art dans de meilleures conditions que dansle contexte normal de ses performances, dans les kafane (cafs) ou les maisons. Cest ainsi que lesquelques 12 000 vers du Mariage de Smailagi Meho ont t dicts Parry par Avdo Meedovi.Cette hypothse part de la conception radicale dune opposition catgorique entre oralit etcriture. En fait, cest la seule explication possible si lon considre quun pome qui prsente tantde marques dune facture traditionnelle orale nous est parvenu sous une forme crite

    17 Il est vident que cette prsentation nglige les distinctions et les nuances apportes par les tenants de tel ou telcourant, qui nen sont pas toujours des sectateurs intransigeants.18 Le terme scripsiste a t invent par Oliver Taplin (O. Taplin, Homeric soundings : the shaping of the Iliad, Oxford,Clarendon Press, 1992) pour faire pendant au terme oraliste qui tait employ gnralement pour critiquer la thsedune composition orale des pomes homriques.

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    (lenregistrement sonore tant videmment impossible). Powell va jusqu imaginer, mon avisgratuitement, que lalphabet grec a t introduit partir de lalphabet phnicien spcialementpour transcrire les pomes homriques19. Cette thorie du texte oral dict a engendr son tourde nombreuses hypothses sur les circonstances historiques qui ont permis un vnement aussiextraordinaire. Cependant, comme le souligne Thrse de Vet, lanalogie entre le travail de terrainde Parry et Lord et la dicte cense avoir eu lieu au VIIIe sicle av. J.-C. est elle-mme errone20. Enfait, les transcriptions faites par les deux savants amricains nont pas eu pour rsultat de fixer uneversion dfinitive des pomes en question, qui ont continu leur vie de pomes oraux dans latradition yougoslave. Or, pour la Grce, on suppose que lapparition de pomes sous forme critea eu pour effet que les chanteurs (dsormais appels des rhapsodes, et non plus des ades, bien queles deux termes restent interchangeables jusquau IVe sicle) ont mmoris le texte crit pour lechanter tel quel pendant plusieurs sicles, jusqu ce que les Alexandrins lditent de faon peuprs dfinitive. Le modle yougoslave, trs clairant pour la composition en acte et la conceptionde la performance pique, nest donc pas opratoire pour ce qui est de la transcription et de latransmission du texte.

    Remarquons en outre que lhypothse de la dicte et lhypothse dun Homre crivain ont lemme prsuppos : il y aurait bien un Urtext, compos par Homre , et le texte desAlexandrins serait peu ou prou le mme texte que cet original. Ce prsuppos repose lui-mmesur lapriori que composition orale et composition lettre sont catgoriquement opposs. Ensomme, les deux modles sont plus proches que lpre dbat entre les partisans de lun ou delautre ne le laisse supposer : cest la technique de composition employe qui est en jeu, mais laconception de lantinomie entre composition orale et composition lettre est aussi anachroniquedans les deux cas, et la conception du texte comme un vnement dfinitif est la mme. Lenjeunest que de savoir sil faut attribuer notre Iliade et notre Odysse lun ou lautre de ces modes decomposition, qui sont dfinis par rapport nos prconceptions.

    La troisime hypothse est celle de Gregory Nagy21 : la fixation du texte ne serait pas unvnement unique, mais un processus long et complexe, qui irait, selon diffrentes phases, dunevariabilit maximale une fixit maximale du texte. Sous la pousse de lidologie panhellnique,lpope tendrait se confondre de plus en plus avec luvre d Homre , au fur et mesureque les recompositions en acte (les performances du texte homrique) perdent leur variabilit etgagnent en fixit. Ce nest quau VIe sicle que, sous limpulsion des Pisistratides Athnes, destextes crits auraient t mis en circulation, pour asseoir lautorit de chaque performance dont ilsformeraient le script. Pour rsumer, Nagy pose cinq phases, quil appelle les cinq gesdHomre :1. du dbut du IIe millnaire au milieu du VIIIe sicle :

    priode de fluidit maximale, sans textes crits ;2. du milieu du VIIIe sicle au milieu du VIe sicle :

    priode panhellnique de formation, toujours sans textes crits ;3. du milieu du VIe sicle la fin du IVe sicle :

    priode dfinitive, centre sur Athnes, avec des textes potentiels au sens detranscriptions/scripts (destins la performance) ;

    19 B. B. Powell, Homer and the origin of the Greek alphabet, Cambridge, New York & Melbourne, Cambridge UniversityPress, 1991, et encore Text, orality, literacy, tradition, dictation, education, and other paradigms of explication inGreek literary studies , Oral Tradition, 15, 2000, p. 96-125.20 T. de Vet, The joint role of orality and literacy in the composition, transmission, and performance of theHomeric texts: a comparative view , Transactions of the American Philological Association, 126, 1996, p. 43-76.21 Voir notamment G. Nagy, Homeric questions, Austin, University of Texas Press, 1996, et G. Nagy, The best ofAchaeans : concepts of the hero in the archaic Greek poetry, Baltimore & Londres, Johns Hopkins University Press, 1999 (1ed. 1979).

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    4. de la fin du IVe sicle au milieu du IIe sicle :priode de standardisation, partir de la rforme de Dmtrius de Phalre Athnes (317-307 av. J.-C.)

    5. partir du milieu du IIe sicle :priode de rigidit maximale qui commence avec ldition dAristarque (vers 150 av. J.-C.).

    Quelle que soit la valeur de ce modle dans le dtail, il a lavantage de permettre une volutionlongue, sur plusieurs sicles, qui mne dune tradition orale des textes fixs de faon dfinitive.Il est, dune certaine faon, plus raliste, en ce quil dcrit, non pas la transcription dun texteconstitu et sa transmission presque inchange pendant plusieurs sicles, mais lvolution vers uneplus grande textualit, o lpope finit par se fixer en un texte crit.

    Or ce type dvolution est attest dans dautres traditions orales que la tradition grecque. Ainsi,afin de proposer un autre modle pour la textualisation de lpope homrique, de Vet dcrit lasituation de la tradition orale contemporaine Bali22. Celle-ci est base sur des versionsinnombrables du Rmayana et du Mhabhrata, introduites depuis lInde au IXe sicle au plus tard,en mme temps que lcriture. Or il ny a apparemment aucune incompatibilit entre oralit etcriture dans la tradition balinaise.

    Comme lpope grecque, la posie traditionnelle balinaise sexprime dans un idiomespcifique, une Kunstsprache particulirement archaque (il sagit du balinais ancien, qui correspond peu prs la langue du XIVe sicle), comprenant beaucoup de termes en sanscrit ou en javanaisancien. (Larchasme de la langue est tel que la prsence dun traducteur est la plupart du tempsncessaire.)

    De trs nombreux textes circulent, sous la forme de manuscrits sur feuille de palme (lontar).Ces manuscrits, souvent recopis, servent de base des performances improvises, qui tirentgalement leur matire de sujets transmis oralement. Ils peuvent tre combins, modifis, tendusou contracts pendant la performance. Ce qui est intressant, cest que les interprtes sont engnral des lettrs, qui possdent de tels lontars et sont verss dans la Kunstsprache, et cesconnaissances littraires leur permettent damliorer leurs performances.

    Dautre part, il leur arrive souvent de composer des pomes par crit, parfois pour quilsservent de base une performance future, parfois non. Ils doivent galement trs souventrecopier les lontars (pour des raisons de conservation), et, ce faisant, leur attitude par rapport aurespect de loriginal est trs instructive : dun ct, ils se permettent de supprimer, ajouter oumodifier des pisodes entiers dont ils ne sont pas satisfaits (pour diverses raisons) ; mais delautre, ils se montrent gnralement trs conservateurs pour ce qui est de supprimer ou modifierun vers unique ou un mot dans un vers quils ne comprennent pas ou qui, bien que transmis parla tradition, comporte une apparente erreur de versification. Ils sont attentifs aussi, dans leursajouts, faire en sorte que la texture de leur langue soit indiscernable de loriginal, et crer desliens et des rappels (thmatiques, phoniques, etc.) entre leurs interpolations et le reste du texte,afin que le tout soit bien cousu ensemble23. Le but est manifestement que lajout soit indtectable.En fait, la transmission de textes crits est tout aussi fluide que celle de pomes oraux. Et nonseulement cette fluidit joue au sein de chaque support, parl comme crit, mais elle joue entre lesdeux, dans un continuel va-et-vient.

    La tradition balinaise fournit donc un modle attest (et contemporain) o les processus decration orale et les processus de cration crite sont en permanente interaction. En un sens, il estplus proche de la situation en Grce que lexemple yougoslave, notamment par la placeprimordiale dans la culture qui est accorde la posie traditionnelle en Grce et Bali,contrairement la position trs marginale de la posie pique yougoslave par rapport aux centresculturels lettrs. Ainsi, Bali, les rcits piques servent de bases toutes sortes de performances(dans les salons de lecture, le thtre de marionnettes wayang, lopra, et mme dans les sries

    22 De Vet, The joint role of orality and literacy .23 Jemploie dessein cette mtaphore de la couture, qui est lorigine du terme grec , le couseur dechants .

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    tlvises), ainsi qu des reprsentations figures (statues, peintures, temples, etc.). Toute laculture balinaise est empreinte de posie pique. De la mme faon en Grce, Homre est danstout et tout est dans Homre.

    Comme laffirme de Vet, nous ne devrions pas diviser lhistoire grecque entre une priode pr-lettre et une priode lettre, en attribuant la conception des pomes uniquement la premire etleur transmission uniquement la seconde, simplement parce que nous sommes incapables depenser loralit autrement que comme labsence de lcriture. Il est prfrable dimaginer que lesdeux modes peuvent coexister pendant plusieurs sicles, et non seulement coexister, mais serenforcer lun lautre.

    Potique de la tradition et rfrentialit traditionnellePour finir, je voudrais revenir trs brivement sur lide quHomre reprsente pour nous un

    enjeu culturel, prcisment cause de lhistoire complexe des textes que nous lisons. En effet,quel que soit le processus par lequel le pome oral sest transform en texte crit, il reste que latradition informe les pomes homriques dune autre manire, plus profonde encore : ellelinsuffle de sa potique propre. Cela ne veut pas dire que, lorsquon aborde les pomeshomriques, on doive abandonner tous les principes dexplication littraire ou potique qui ontt forgs pour lexgse de textes crits (la plupart restent valables, si on ne les applique pas sansdiscernement), mais quil y a une modalit de signification particulire qui nest possible que dansle cadre dun pome traditionnel, cest--dire ancr dans sa tradition. Cest ce que Foley appelle rfrentialit traditionnelle24 . Ainsi, si lon mentionne Achille aux pieds rapides ou Ulysseaux mille tours , lpithte ornementale ne sert pas qu combler lespace du vers, mais elle est unmoyen conventionnel de faire surgir dans le pome lensemble des associations thmatiques etsmantiques traditionnellement attaches ce personnage. La rfrentialit traditionnelle est en cesens mtonymique, car chaque mention dun rfrent traditionnel voque tout un rseau designification immanent. Il suffit dinvoquer Achille aux pieds rapides pour que toute latradition concernant le personnage dAchille sactive dans le texte. Les formules et les scnestypiques sont donc des signes qui permettent la tradition, pour ainsi dire, dentrer dans le texte,dont les modalits dinterprtations sont lies ce procd : lIliade et lOdysse prennent doncsens, non seulement en tant quobjets textuels fixes, mais aussi en tant que fentre sur la traditiontout entire, dont ils sont indissociables.

    En ce sens, il devient possible de caractriser lessence des pomes homriques. Ils ne sont pasle dernier produit de la tradition pique (version oraliste), ni des drivs lettrs de cette tradition(version scripsiste), mais bien des uvres toujours grosses de la tradition dans laquelle ils sontplongs, et ce quelle que soit la modalit exacte de leur venue au monde. Lenjeu pour nous estdaccepter la prsence de cette tradition dans les pomes homriques, pas au sens o lonrechercherait les traces dune volution diachronique, mais au sens o lon tenterait decomprendre, dun point de vue synchronique, quel modes de signification sont permis par latradition, et quelles en sont les consquences dans notre propre manire de lire les texteshomriques. Cest pourquoi la question homrique , cest--dire la question de lorigine despomes homriques, est une question actuelle, qui interroge notre propre rapport ces textes et,plus gnralement, nos prsupposs culturels lettrs.

    24 J. M. Foley, Immanent art : from structure to meaning in traditional oral epic, Bloomington & Indianapolis, IndianaUniversity Press, 1991.

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