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Spirale - Revue de Recherches en Éducation - N° 9 Nicole EVERAERT-DESMEDT LES ALBUMS ILLUSTRES POUR ENFANTS ET LA STRUCTURATION NARRATIVE Comment choisir dans l’abondante production des albums illus- trés pour enfants ? On en voit de toutes les couleurs et de tous les formats… Cependant, les meilleurs sont parfois en noir et blanc, et parfois de petite taille ; parfois aussi ils sont peu bavards : ils laissent parler les images et invitent ainsi l’enfant-lecteur à participer à la construction du récit. De multiples raisons peuvent guider le choix d’un album : il en existe d’excellents pour toutes les circonstances, pour les divers pro- blèmes psychosociologiques que peuvent rencontrer les enfants, pour tous les types de "leçons de choses". Nous ne prendrons en considéra- tion ici que des albums qui contiennent un récit, et nous ne parlerons guère des contenus informatifs et thématiques de ces albums, mais essentiellement de leur structure narrative, et de leur rôle dans l’apprentissage d’une démarche de lecture. La "démarche de lecture", telle que nous l’entendons, consiste en une expérience esthétique, au cours de laquelle se développent corrélativement les processus cogni- tifs et émotionnels. Bien avant que l’enfant ne puisse déchiffrer l’écriture, certains livres d’images bien connus lui ouvrent les portes de la littérature. I - LA STRUCTURE NARRATIVE Il importe de choisir des albums qui présentent une structure narrative cohérente. Comment s’en assurer ? En partant d’une défini-

LES ALBUMS ILLUSTRES POUR ENFANTS ET LA …spirale-edu-revue.fr/IMG/pdf/7_everaert_spi9.pdf · situation finale qui commande rétrospectivement toute la chaîne des ... un pêcheur,

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Spirale - Revue de Recherches en Éducation - N° 9

Nicole EVERAERT-DESMEDT

LES ALBUMS ILLUSTRES POUR ENFANTS

ET LA STRUCTURATION NARRATIVE Comment choisir dans l’abondante production des albums illus-

trés pour enfants ? On en voit de toutes les couleurs et de tous les formats… Cependant, les meilleurs sont parfois en noir et blanc, et parfois de petite taille ; parfois aussi ils sont peu bavards : ils laissent parler les images et invitent ainsi l’enfant-lecteur à participer à la construction du récit.

De multiples raisons peuvent guider le choix d’un album : il en existe d’excellents pour toutes les circonstances, pour les divers pro-blèmes psychosociologiques que peuvent rencontrer les enfants, pour tous les types de "leçons de choses". Nous ne prendrons en considéra-tion ici que des albums qui contiennent un récit, et nous ne parlerons guère des contenus informatifs et thématiques de ces albums, mais essentiellement de leur structure narrative, et de leur rôle dans l’apprentissage d’une démarche de lecture. La "démarche de lecture", telle que nous l’entendons, consiste en une expérience esthétique, au cours de laquelle se développent corrélativement les processus cogni-tifs et émotionnels. Bien avant que l’enfant ne puisse déchiffrer l’écriture, certains livres d’images bien connus lui ouvrent les portes de la littérature.

I-LASTRUCTURENARRATIVEIl importe de choisir des albums qui présentent une structure

narrative cohérente. Comment s’en assurer ? En partant d’une défini-

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tion élémentaire du récit1.

1.1.LastructurenarrativeélémentaireNous pouvons définir le récit comme étant la représentation

d’un événement. Précisons : un événement est une transformation, un passage d’un état S à un état S’.

Par exemple, un accident de la circulation est un événement qui provoque le passage d’un état S (voiture intacte) à un état S’ (voiture endommagée). Cependant l’accident de la circulation n’est pas un récit ; il ne le devient que lorsqu’il est représenté, rapporté par quelqu’un (raconté, filmé, mis en scène…). Ces deux éléments (repré-sentation + événement) doivent être considérés comme des conditions nécessaires pour obtenir un récit. Nous venons de dire qu’un événe-ment non représenté n’était pas un récit ; de même, une représentation sans événement ne constitue pas un récit, mais une description. C’est le cas de la plupart des albums de la série Martine, qui se contentent de décrire (en les idéalisant) des situations de la vie quotidienne.

Nous pouvons représenter la structure narrative sur un axe qui articule, dans une succession temporelle, deux états contraires (qui possèdent à la fois un dénominateur commun et des différences). Par exemple, dans le cas du récit d’un accident de la circulation :

S --------------- > S’

voiture = voiture

intacte ≠ endommagée Les articulations S et S’ correspondent aux situations initiale et

finale, et le passage de l’une à l’autre se produit à un moment déter-miné T. Le récit s’organise logiquement en fonction de sa fin : c’est la situation finale qui commande rétrospectivement toute la chaîne des actions antérieures. Un contenu sémantique est posé à la fin du récit ;

1 Nous avons développé une méthodologie d’analyse du récit dans N. Everaert-

Desmedt, Sémiotique du récit, Bruxelles, De Boeck-Université, 1989.

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avant le moment T de la transformation (qui peut être soudaine, ou se décomposer en plusieurs étapes progressives), ce contenu était donc inversé :

transformation

T avant après

S ------------------------------- > S’ situation initiale contenu inversé

situation finale contenu posé

Ainsi, c’est parce que ma voiture est endommagée (contenu po-

sé) que je raconte l’accident (transformation) qui s’est produit sur ma voiture intacte (contenu inversé).

Pratiquement, comment procéder pour dégager la structure gé-nérale d’un récit ?

1) Observons la situation finale. 2) Recherchons la situation initiale correspondante : celle-ci

doit présenter au moins un trait commun et un trait différent par rap-port à la situation finale. Si nous ne considérons pas d’abord la situa-tion finale, nous ne savons pas quels traits seront pertinents pour dé-limiter la situation initiale. En effet, celle-ci n’est pas nécessairement définie à la première ligne, ni au premier paragraphe, ni même au premier chapitre d’un roman.

3) Notons ensuite à quel moment a lieu la transformation, si elle est soudaine ou progressive.

Voici un exemple de récit en images admirablement structuré : Le jour de la lessive (Ch. Bruel, A. Bozellec, Collection "Le

sourire qui mord", Gallimard, 1987) Il s’agit d’un livre d’images, en noir et blanc, sans texte. Un enfant marche le long d’une corde à linge sur laquelle sa

maman est occupée à étendre la lessive. Il écarte un drap pour regar-der de l’autre côté. Il entre ainsi dans un univers imaginaire. Il marche à nouveau le long de la corde, mais de l’autre côté, et en sens inverse.

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Sur la corde sont pendus, dans le prolongement de la lessive "réelle", vue précédemment, des vêtements et autres objets appartenant aux personnages que l’enfant rencontre dans l’"imaginaire". Ces person-nages proviennent de différents domaines qui constituent un réservoir d’images commun aux enfants de notre époque : des ours en peluche, semblables à celui que l’enfant emporte avec lui (ce qui permet l’em-brayage du réel sur l’imaginaire), des animaux, des lutins, une reine, un pêcheur, un robot, un chevalier, des "sauvages", le chapelier et le chat souriant d’Alice au pays des merveilles. Ces personnages se suc-cèdent, sans autre lien entre eux que la corde à linge. Celle-ci opère également la liaison entre le réel et l’imaginaire. Effrayé par un monstre préhistorique surgi dans l’imaginaire, l’enfant se cache der-rière le dernier vêtement de cet univers : le pardessus du chapelier. Il se retrouve ainsi de ce côté-ci de la corde, dans le réel, et court se ré-fugier auprès de sa mère. On s’aperçoit alors que la promenade dans l’imaginaire s’est effectuée pendant le court laps de temps nécessaire à la mère pour longer un drap et y fixer deux pinces à linge. Pendant ce temps, l’enfant a fait, en réalité, le tour de la corde à linge.

La structure narrative apparaît lorsqu’on met en rapport la situa-tion finale (dernière image, où l’on voit la mère fixer une deuxième pince à linge à l’extrémité droite du drap, tout en caressant la tête de l’enfant qui s’accroche à elle) et la situation initiale (les trois pre-mières images, où l’on voit la mère fixer une première pince à linge à l’extrémité gauche du drap, tandis que l’enfant passe près d’elle sans s’arrêter). Juste après la situation initiale, l’enfant écarte le drap et entre dans l’univers imaginaire ; juste avant la situation finale, l’en-fant s’échappe de l’univers imaginaire en se cachant derrière le par-dessus du chapelier. L’incursion dans l’imaginaire constitue donc la transformation narrative et explique le changement d’attitude de l’enfant. Une signification du récit apparaît : l’enfant trouve, auprès de sa mère, dans le réel, un apaisement à l’angoisse provoquée par l’imaginaire :

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Le double passage est marqué graphiquement par les deux faces

du drap et du pardessus : la corde à linge constitue, dans ces deux moments, la frontière entre le réel et l’imaginaire. Dans les autres images, le monde réel (au début et à la fin) et le monde imaginaire (pendant tout le reste du livre) sont traversés par la corde à linge. Celle-ci réalise donc à la fois la rupture entre les deux mondes, et leur continuité.

Il faut ajouter que, lorsqu’il revient dans l’univers réel, l’enfant porte deux objets qu’il n’avait pas au départ : un biscuit et un ruban autour du poignet. Une observation des images précédentes nous fait découvrir que le biscuit était tenu par le chat, et le ruban par les sau-vages. L’enfant emporte donc, dans le réel, des cadeaux en prove-nance de l’univers imaginaire. Le récit prend dès lors une autre signi-fication : l’imaginaire est inquiétant, certes (on y rencontre des monstres préhistoriques, qui font fuir), mais il est aussi enrichissant (on en revient avec un viatique et un talisman). Au-delà des codes narratif et graphique qui nous ont permis de les distinguer, voici que l’imaginaire et le réel se rejoignent. Un doute ébranle le lecteur : s’il est possible de ramener, dans le réel, des objets venus de l’imaginaire, les deux univers ne sont peut-être pas aussi distincts que ce que la maîtrise des codes nous donnait à croire… Une faille s’introduit dans les codes et provoque le mystère, pour le plus grand plaisir du lecteur.

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Nous avons eu l’occasion d’assister à la présentation du livre dans plusieurs groupes d’enfants de 5 ans. L’aptitude à l’interprétation des images (les doubles faces du drap et du pardessus), et donc de la structure narrative (situation initiale, transformation, situation finale), est apparue très variable d’un groupe à l’autre, bien que la présenta-tion ait été faite par la même institutrice.

Lorsque l’enfant-personnage écarte le drap (troisième page), les enfants-lecteurs font diverses suggestions : "Il regarde si c’est séché", "Il tord le drap", "Il joue à cache-cache" Et s’il se trouve quelqu’un dans le groupe qui suggère : "Il a envie d’aller de l’autre côté, la lec-ture démarre. A la page suivante, les enfants donnent libre cours à leur plaisir de la découverte : "Il voit des nounours !", "Il ne le savait pas !". Ils imaginent des hypothèses : "C’est peut-être Saint-Nicolas qui est passé !", "Ce sont peut-être de vrais ours déguisés en faux !". Dans le meilleur des cas, un enfant récapitule la situation : "Il a bien fait de regarder derrière le rideau !", confirmant ainsi pour le groupe des lecteurs, la distinction entre les deux espaces. Par contre, dans les groupes où ce premier passage n’est pas suffisamment remarqué, le réel et l’imaginaire restent confondus, malgré les tentatives de con-frontation, après la première lecture, de la situation finale avec la si-tuation initiale : les enfants, qui n’ont perçu, au fur et à mesure, qu’une suite d’images sans liens sont lassés, et ne manifestent plus d’intérêt pour le livre. Mais lorsque la présence d’un monde derrière le rideau est perçue dès le départ, les enfants s’en réjouissent. Ils ac-ceptent alors avec joie les scènes successives et inventent des liens : "C’est peut-être l’oiseau qui s’est transformé en robot", "C’est peut-être le lutin qui sait faire de la magie, et qui a transformé l’oiseau en robot", "C’est peut-être le lutin qui s’est transformé en dinosaure" Toutes ces transformations sont possibles, puisque nous sommes der-rière un "rideau magique". Si le premier passage est compris, celui du retour au réel l’est également, sans grande difficulté : "Il rentre à sa maison parce qu’il a peur", "Il va aller le dire à sa maman", "La ma-man est une vraie maman ; le reste, c’est comme un rêve".

Avec les groupes qui ont perçu, au cours de la première lecture, le double passage du réel à l’imaginaire, puis de l’imaginaire au réel,

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il est possible de revenir en arrière et d’attirer alors l’attention sur la présence merveilleusement discrète du viatique (le biscuit du chat) et du talisman (le ruban des indiens), et de laisser se confondre, peut-être, finalement, les deux univers que la structuration graphique et narrative avait d’abord permis de distinguer. Les enfants font alors la constatation émerveillée : "Il n’a donc pas rêvé : il a été vraiment dans le pays magique !".

1.2.DesépisodessuccessifsIl se peut qu’un récit ne contienne pas une transformation géné-

rale, mais une suite de transformations : la situation résultant d’une première transformation constitue la nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante :

S --------- > S’ --------- > S’’

Dans ce cas, nous dirons que le récit est constitué d’épisodes

successifs. Nous appelons épisode un fragment de texte qui constitue un récit en soi (donc qui contient une transformation) et qui s’intègre comme élément d’un récit global.

Nous donnerons deux exemples (parmi beaucoup d’autres) d’albums qui présentent une structure narrative très claire et intéres-sante en deux épisodes :

1) Elisabeth la jalouse (F. Brandenberg, Aliki, Castor Poche Flammarion, 1990)

Ce livre a un contenu très simple. Il traite d’un thème : la jalou-sie entre frère et soeur, et met en relation deux motifs, c’est-à-dire deux domaines concrets d’expérience, familiers à l’enfant-lecteur :

1) L’enfant malade - qui a le plaisir de se faire dorloter par tous les membres de la

famille, - qui a ensuite le plaisir d’être guéri et de retrouver ses activités

quotidiennes. 2) Les tâches quotidiennes

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Se lever, s’habiller, faire son lit, aller à l’école faire ses devoirs et jouer du piano, laver la vaisselle et donner à manger aux animaux : c’est lassant, mais aussi quel plaisir de retrouver toutes ces tâches quotidienne après une maladie !

L’intérêt de ce livre tient à sa structure narrative, qui se présente comme ceci :

S, S’ et S’’ sont parallèles. C’est un plaisir pour l’enfant-lecteur

de retrouver ce parallélisme qui crée un rythme : 4 scènes représen-tent la situation du malade (dorloté successivement par sa mère, son père, sa grand-mère, et enfin l’oncle et la tante) et les tâches quoti-diennes sont également présentées en 4 situations. Ces 4 situations sont répétées trois fois.

Le parallélisme des situations fait d’autant mieux ressortir les actions qui ne sont pas répétées :

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- en S’, Edouard prend soin de sa soeur malade ; alors qu’en S, Elisabeth, jalouse, ne s’est pas occupée de son frère ;

- une fois guéris, les enfants ont une attention à l’égard des dif-férents membres de la famille qui ont pris soin d’eux pendant leur maladie : la tante et l’oncle, la grand-mère, les parents ;

- la dernière image montre les deux enfants qui font ensemble, sagement, la vaisselle.

Le livre procède par une simple description des situations, ac-

compagnée d’une interprétation par les deux enfants ; la transforma-tion de l’état physique (être malade / être guéri) s’accompagne en ef-fet d’une transformation cognitive :

T1 T2

S -----------------/--- > S’ -----/--------- > S’’ S : "Ce n’est pas juste, se disait Elisabeth. Je dois me lever et

m’habiller pendant que Maman sert Edouard au lit" (p. 10) = interpré-tation de la situation par Elisabeth.

T1 :"Moi aussi, je voudrais être malade ! se dit Elisabeth" (p. 14) = transformation cognitive, qui précède la transformation phy-sique.

S’ : "Ce n’est pas juste, dit Elisabeth. Tu as de la chance de pouvoir faire tout cela !" (p. 22) = interprétation de la situation par Elisabeth.

T2 : "J’espère que tu seras vite guérie, lui répondit Edouard" (p. 22) = transformation annoncée sur le plan cognitif avant d’être physiquement réalisée.

S" : "Quand on est malade, dit Edouard, le plus agréable, c’est d’être guéri. Elisabeth était bien d’accord avec lui" (p. 31-32) = inter-prétation finale par les deux enfants.

Par cette association de la composante pragmatique (physique) du récit et de la composante cognitive (interprétation), l’enfant-lecteur est amené à faire lui aussi le même parcours interprétatif, et à partager

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l’avis final d’Edouard et Elisabeth, donc à accepter de meilleure grâce les tâches quotidiennes.

2) Ce livre est à nous (A. Wouters, L’école des loisirs, 1991) Ce livre traite d’un thème : l’angoisse que peut éprouver

l’enfant dans l’obscurité, et met en relation deux motifs : 1) Motif plastique : La page blanche, sur laquelle se trouvent un ours et une taupe,

est progressivement envahie par du bleu ; il ne reste bientôt, sur la page devenue bleue, qu’un petit point blanc, qui s’agrandit à son tour.

2) Motif métaphorique : La nuit tombe… mais reste cependant éclairée par une source de

lumière (étoile, lune, veilleuse…). Ce livre d’images sans texte est structuré comme ceci :

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- La page 8 (S’) est presque toute bleue ; il reste cependant un peu de blanc - qui va bientôt être recouvert dans le coin inférieur gauche ; les personnages tournent le dos à tout ce bleu… ils ne voient donc pas encore le point blanc… qui apparaît à la page suivante : l’obscurité n’est jamais totale.

- Il apparaît beaucoup de tendresse dans la relation entre les deux personnages : un ours et une taupe, image de l’enfant et de sa peluche. La solitude n’est pas totale.

Nous reviendrons plus loin sur le grand intérêt de ce récit en

images.

1.3.DesépisodeshiérarchisésLe récit se base sur une transformation générale qui apparaît si

l’on compare la situation finale et la situation initiale. Mais, au cours de la lecture, on rencontre d’autres transformations qui déterminent donc, suivant notre définition, des épisodes, c’est-à-dire d’autres ré-cits intégrés dans un récit global. Ces récits intégrés peuvent à leur tour en contenir d’autres, selon le schéma suivant :

Un cas particulièrement intéressant de structure hiérarchisée

consiste en l’introduction du "récit dans le récit". Cette structure per-met d’induire une réflexion sur l’objet "récit" en tant que tel (un objet de valeur, d’ordre cognitif) et sur l’acte de raconter qui, comme tout acte, provoque une transformation.

Voyons trois exemples :

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1) Nounoupetit va au lit (T. Danblon, Ph. Thomas, Gamma, 1989)

Nounoupetit n’a pas envie d’aller dormir. Mais son papa va lui raconter une histoire… une histoire de quand il était lui-même petit. Or, quand il était petit, papa n’aimait pas non plus aller dormir.

L’histoire racontée par le père à l’enfant, qui met donc en scène le père quand il était petit, se distingue graphiquement de l’histoire principale par un traitement de l’image dans les tons gris bleu et un contour en forme de nuage.

Ce livre est intéressant pour la structure du récit dans le récit, et aussi, d’un point de vue psychologique, pour le motif "aller dormir" qui concerne tous les enfants, et pour le rapport enfants-adultes :

"Quand les papas sont petits, ils sont exactement comme leurs oursons. Ils ont les mêmes peurs et font les mêmes bêtises".

2) La maison la plus grande du monde (L. Lionni, L’école des loisirs, 1971)

Un père escargot raconte à son fils, qui désirait avoir la maison la plus grande du monde, l’histoire d’un petit escargot qui désirait, lui aussi, avoir la maison la plus grande du monde ; il l’a obtenue et s’y est trouvé prisonnier, ne pouvant plus se déplacer avec une maison si encombrante. A la suite de ce récit, notre petit escargot s’est contenté d’une toute petite maison :

"Les saisons passèrent, les années passèrent… Mais jamais notre escargot n’oublia l’histoire que son père lui avait racontée ! Et quand on lui demandait pourquoi il avait une aussi petite maison, il racontait à son tour l’histoire de la maison la plus grande du monde". 3) Les escargots n’ont pas d’histoire (Cl. Boujon, L’école des

loisirs, 1987) Le titre est présenté, sur la couverture, dans un phylactère dont

l’appendice renvoie à un escargot. C’est donc un escargot qui dit : "Les escargots n’ont pas d’histoire". Cet escargot se met à raconter "des histoires avec des lapins, des chats, des souris ou des rois". Toutes ces histoires constituent autant de récits dans le récit. Elles se

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distinguent clairement du récit principal où un conteur escargot ra-conte des histoires à des auditeurs escargots : chaque histoire est insé-rée dans un phylactère prononcé par le conteur. A chaque page, à chaque nouvelle histoire, les escargots auditeurs sont de plus en plus nombreux. Lorsque, à la fin, le conteur s’endort, un des auditeurs conclut qu’"il ne pourra plus dire que les escargots n’ont pas d’histoires. Il y a maintenant celle de l’escargot qui raconte des his-toires à d’autres escargots". On voit bien, dans cet exemple, comment le fait de raconter une histoire est un acte qui transforme une situa-tion :

T S ----------------------|--------------------- > S’

il n’existe pas d’histoire

d’escargot

histoires racontées

par l’escargot

il existe désormais une histoire d’escargot

Et l’enfant-lecteur pourra, à son tour, raconter cette histoire de

l’escargot qui raconte des histoires !...

1.4.DesrécitsàstructureparallèleLa lecture successive de deux ou trois albums d’un même au-

teur, construits précisément selon la même structure, et mettant en scène le même personnage, peut constituer une expérience très stimu-lante pour la compréhension de ce qu’est un récit. Les enfants-lecteurs sont invités à comparer les structures parallèles, à départager les élé-ments semblables et les variations, et à créer ensuite un nouveau récit parallèle aux premiers. C’est ainsi que nous avons exploité parallèle-ment, avec des groupes d’enfants de 3 à 5 ans, les albums suivants :

1) a) Histoire d’une petite souris qui était enfermée dans un livre b) Deuxième histoire d’une petite souris (M. Félix, Gallimard-Tournesol, 1985) 2) a) Il y a une baleine dans mon bain b) Il y a un ours dans mon lit

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c) Il y a un panda dans la cuisine (A. J. Wood, Ch. Forsey, Bias, 1988) Les enfants ont ensuite réalisé avec beaucoup de plaisir : 1) "Troisième histoire d’une petite souris" 2) "Il y a un éléphant dans le garage"

II-UNEREPRESENTATIONDYNAMIQUEUne structure narrative cohérente n’implique pas pour autant un

récit linéaire, stéréotypé, ni une disposition régulière, monotone, des images et du texte. En reprenant les deux termes de notre définition du récit, nous dirons qu’il faut que l’événement représenté (le conte-nu) soit clairement structuré, mais que la représentation de l’événement (l’expression) soit faite de façon dynamique, souple, ou-verte.

Dans notre ouvrage Sémiotique du récit2, nous opposions les ré-cits pour enfants à "structure fermée" et à "structure ouverte". Les premiers (par exemple, la série des Musti, éd. Dupuis) se caractérisent par une segmentation régulière en séquences, reliées entre elles par des transitions explicites, et un déroulement narratif canonique, depuis l’envoi en mission du héros jusqu’à la glorification finale et le retour à la maison. Nous marquions notre préférence pour les seconds, qui présentent davantage de souplesse, aussi bien dans l’agencement des séquences que dans la syntaxe narrative. Par exemple, le livre Com-ment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde (E. Delessert, J. Piaget, L’école des loisirs, 1971 ; rééd. Gallimard, Folio Benjamin, 1980) présente une grande variété dans la mise en page, un certain va-et-vient des personnages et une aventure qui ne fait que commencer quand le livre se termine… Mais, sous ce désordre appa-rent, le livre rapporte un événement bien structuré, qui est annoncé dans le titre et se trouve résumé, après la fin du récit, en deux petites images mises côte à côte : la souris dans son trou, sous la terre (fond

2 N. Everaert-Desmedt, Sémiotique du récit, Bruxelles, De Boeck-Université, 1989.

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noir : situation initiale) et la souris à l’extérieur, sur la terre (fond rose, sac au dos, une fleur bleue entre les dents : situation finale).

La démarche de lecture proposée aux enfants par ces deux types de livres est très différente. Dans le premier cas (type Musti), il s’agit d’une lecture linéaire, par rapport à laquelle il est difficile de dévier ; l’enfant-lecteur ne peut que se laisser conduire, comme un wagon sur des rails ; la pratique abusive et exclusive de ce type de livres ne peut que préparer l’enfant à une lecture passive, de consommation. Au contraire, un livre comme celui de E. Delessert se présente davantage comme un puzzle ou un jeu de construction ; il fait appel à la créativi-té de l’enfant, qui est amené à reconstruire le récit à son propre rythme, avec des retours en arrière possibles, et à imaginer la suite de l’aventure ; ce type de livre prépare à la lecture littéraire.

III-LERECITENIMAGESLe livre de E. Delessert, dont nous venons de parler comporte

un texte fort long. Il se prête dès lors davantage à une lecture suivie, faite par un adulte, à "l’heure du conte". Les images, tout en étant très belles, ne font qu’illustrer le récit ; elles permettent à l’enfant de se remémorer l’histoire après une première lecture. Mais elles ne partici-pent pas à l’élaboration du récit.

Or, une structure narrative cohérente n’implique pas du tout l’importance, ni même la nécessité du texte. Notre préférence, dans le choix des albums pour les enfants en âge d’école maternelle, irait même davantage vers des récits en images sans texte, ou comportant peu de texte. Et lorsque l’album comprend du texte, nous serons parti-culièrement attentive au rapport texte/image. Il importe que ce rapport soit dynamique ; que le texte et l’image ne fassent pas double emploi, mais qu’ils se complètent et se relaient pour constituer la narration, et que leur interaction provoque une lecture active.

3.1.DesalbumssanstexteLes albums sans texte ont l’avantage de mettre l’enfant en situa-

tion d’égalité avec l’adulte pour la découverte du récit - et parfois

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même en situation de supériorité, car les enfants observent mieux les images.

Voici quelques exemples d’albums sans texte, que nous avons eu l’occasion d’exploiter à l’école maternelle, et qui nous semblent de très grande qualité :

1) Le jour de la lessive (Ch. Bruel, A. Bozellec, Gallimard, Col-lection "Le sourire qui mord", 1987) , que nous avons déjà présenté ci-dessus.

2) Adèle s’en mêle (Cl. Ponti, Gallimard, 1987) Il s’agit d’un album de grand format (42 x 26 cm), à découvrir

sans se lasser pendant des heures… Adèle se trouve dans son lit, qui est en même temps un livre.

Les enfants-lecteurs éprouvent beaucoup de plaisir à cette métaphore : Adèle déchire du doigt le papier peint de sa chambre ou/et une page blanche d’un livre grand ouvert. Les pages suivantes nous montrent le verso de la page déchirée, l’envers de la page blanche : un univers imaginaire, très animé, surréaliste, débordant de détails extraordi-naires. Après quelques temps d’observation, on aperçoit le doigt d’Adèle qui s’introduit dans la page. La déchirure s’élargit dans les pages suivantes, et bientôt Adèle passe par le trou et pénètre dans l’univers imaginaire. Elle se promène, accompagnée d’une ribambelle de petits personnages étonnants, dans un paysage en perpétuelle mé-tamorphose, visite l’intérieur d’un monstre-maison, en ressort dans une espèce de sous-marin qui traverse un miroir et la reconduit, en compagnie de tous les petits personnages,... dans son lit. La dernière image montre Adèle endormie, dans la réalité, dans son lit de départ. Mais elle a ramené de son voyage tous les petits amis qui dorment avec elle. Ainsi, comme dans Le jour de la lessive, la réalité s’est en-richie au contact de l’imaginaire.

3) Histoire d’une petite souris qui était enfermée dans un livre, et Deuxième histoire d’une petite souris (M. Felix, Gallimard-Tour-nesol, 1985)

Nous avons déjà cité ces deux albums pour l’intérêt de leur structure narrative parallèle. Mais, indépendamment de ce parallé-

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lisme, ils sont aussi intéressants pour la réflexion qu’ils permettent de faire sur l’image et le livre illustré.

Une petite souris, seule sur la page blanche du livre, se met à déchiqueter celle-ci ; elle découvre, sous la page, un dessin coloré, représentant de façon réaliste un monde "réel" (la campagne ou la mer) ; elle continue à grignoter soigneusement le contour de la page, puis elle l’enlève, et, par un système de pliage, elle transforme cette page en un moyen de locomotion (un avion ou un bateau), dont elle se sert pour rejoindre le monde "réel" qui se trouvait derrière la page. La dernière image montre la souris dans ce monde "réel", mais c’est une image, précisément, en format plus réduit que les images précédentes, et strictement encadrée : une image dans un livre !

La petite souris est donc sortie d’une page blanche pour entrer dans une image. Bien plus, elle s’est servie, matériellement, de la page blanche pour rejoindre l’image. Elle n’est pas sortie du livre, elle est entrée dans un livre illustré ! Ce livre illustré (sans texte) raconte, métaphoriquement, l’acte même de sa création : le surgissement des images par un travail sur la page blanche. Nous pensons que les deux ouvrages de M. Felix mettent à la portée des enfants, avec beaucoup de fraîcheur et de subtilité, une réflexion sur l’oeuvre créée/à créer, sur le livre-objet.

4) Ce livre est à nous (A. Wouters, L’école des loisirs, 1991) Ce récit très simple, dont nous avons montré ci-dessus la struc-

ture narrative en deux épisodes successifs, est un véritable récit en images : c’est l’image elle-même qui, en se transformant (du blanc au bleu), raconte une histoire, ou plutôt permet à l’enfant de se raconter une histoire. Les personnages défendent leur livre contre l’envahissement par l’obscurité. De même, l’enfant-lecteur a son livre, qu’il peut lire seul (puisqu’il n’y a pas de texte), pour apprendre à apprivoiser la nuit.

Nous avons lu ce livre avec plusieurs groupes d’enfants. De ces diverses expériences, on retiendra : - L’importance de la couverture : il faut laisser décrire par les

enfants l’attitude des personnages, qui annonce ce qui va se passer ; et lire le titre, qui leur plaît beaucoup.

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- L’importance, aussi, de la première page, qui exprime le bien-être, la sécurité.

- La richesse de la métaphore, qui reste suffisamment indéter-minée pour les enfants. Ils ne se contentent pas de dire : "C’est la nuit". Pour eux, c’est essentiellement "le bleu" qui envahit la page, et qui représente une vague menace : "ça ne s’arrête pas". Ils ne limitent pas le sens. Voici un extrait de leur commentaire :

"Il pousse le ciel parce qu’il en a marre, parce que ça ne s’arrête pas.

- Quoi ? - Le bleu… C’est peut-être le vent… ça ne s’arrête pas… Ils

sont fatigués… Le petit a envie d’aller dans les bras… Il fait froid… Il a peur… C’est comme mon papa, quand j’ai peur, je vais dans ses bras.

- Ils soufflent… Ils vont faire partir le bleu, alors il y aura le blanc, et ils seront contents.

- Il prend le petit dans les bras. Il pleure. - Pourquoi ? - Parce que ça ne s’arrête pas… C’est le froid…le vent… la

tempête… la nuit… ça continue… L’ours veut essayer de mettre le petit à l’abri".

- L’importance de s’interroger sur le titre, après la lecture. Nous

avons demandé aux enfants s’ils se souvenaient du titre. Ils avaient retenu l’idée, parfois formulée autrement, par exemple : "C’est le livre pour nous". Et quand on leur a demandé qui est "nous", ils ont répon-du avec conviction : "C’est tous les enfants !", "C’est notre histoire", "L’auteur a mis ce titre parce qu’il n’y a pas d’écrit, donc il n’y a pas de vraie histoire, donc c’est nous qui pouvons inventer notre histoire".

Conclusion : ce livre nous semble excellent, parce qu’il parvient à évoquer beaucoup, sans limiter le sens, cela grâce à l’absence de texte, au titre, et à la métaphore. L’adéquation est remarquable entre le signifiant et le signifié, entre le récit plastique concernant la maté-rialité du livre, et le récit métaphorique concernant un enfant dans la nuit. Le récit plastique, sur le plan du signifiant (envahissement de la

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page blanche par du bleu) est interprété, sur le plan du signifié, direc-tement à un niveau abstrait, thématique (sécurité - menace - lutte - retour de la sécurité), sans devoir se fixer au niveau concret, figuratif (le bleu est désigné comme "ça" ; il peut être le froid, le vent, la tem-pête, la nuit, le ciel…).

5) Le Petit Chaperon Rouge (dessiné par W. Lavater, A. Maeght éd., 1965)

Le livre se présente plié comme un accordéon. On peut le dé-rouler page par page, ou le déplier totalement sur toute sa longueur, on peut facilement revenir en arrière, et juxtaposer deux pages éloi-gnées pour les comparer.

Les personnages (le petit chaperon rouge, la mère, la grand-mère, le loup, le chasseur) ainsi que les lieux (la forêt, la maison) sont représentés par des points de couleurs différentes. Le code graphique est présenté dans une légende sur la page de garde. Mais il est plus stimulant de laisser découvrir le code par les enfants à partir des images.

Dans La revue des livres pour enfants, une institutrice rapporte une expérience qu’elle a menée sur ce livre avec un groupe d’enfants de 5 ans :

"Les enfants ont noté la différence des fréquences d’apparition de tel point par rapport à tel autre, et la permanence de certains (c’est ainsi que se définissent les personnages dans une histoire). Ils ont éva-lué leurs positions dans l’espace et par rapport à d’autres points. Ils se sont interrogés sur la signification de leurs couleurs et sur l’évolution de leurs formes :

- Pourquoi le rouge est-il dans le noir maintenant ? - on dirait qu’il le mange ! - c’est peut-être un ogre, un monstre ? Peut-être Zorro ! - oui, mais il ne mange personne, Zorro ! - alors c’est peut-être un loup. - oui, alors le rouge serait le Chaperon Rouge ! Et de questions en réponses, d’hypothèses en argumentations,

les enfants ont découvert l’histoire encodée. Une relecture de

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l’ensemble s’est avérée indispensable pour vérifier la dernière hypo-thèse, et l’étude de la légende a mis fin à tous les doutes. Ce livre fra-gile, précieux, ne pouvant être emprunté (à la bibliothèque) pour le regarder encore, il a fallu, une fois de retour à l’école, le recréer, en faisant sien le codage, retrouver les étapes essentielles de l’histoire, les retranscrire et organiser les pages. C’est en recréant l’histoire que les enfants ont vraiment compris le rôle important des points rouge, noir et bleu, qui font avancer le récit, et le rôle secondaire des points verts (les arbres de la forêt) qui remplissent une fonction différente : indiquer le cadre de l’action, traduire le paysage"3.

3.2.Interactiondutexteetdel’imageDu Petit Chaperon Rouge encodé par W. Lavater, nous passons

à l’album bien connu de L. Lionni, Petit-Bleu et Petit-Jaune (L’école des loisirs, 1982).

Cet album est constitué, lui aussi, graphiquement, de tâches, va-riant en formes et en couleurs, qui représentent des personnages et des lieux. Le graphisme extrêmement dépouillé est accompagné d’un texte également réduit à l’essentiel.

L’histoire est très simple : un jour, Petit-Bleu et Petit-Jaune, heureux de se rencontrer, s’embrassent. Dans l’embrassade, ils de-viennent verts, c’est-à-dire qu’ils forment ensemble une seule tâche verte. Mais sous leur nouvelle apparence, leurs parents respectifs ne les reconnaissent pas. Très tristes, les deux enfants "fondent en larmes jaunes et bleues" et reprennent ainsi leur apparence première : une tâche bleue et une tâche jaune. Les parents, cette fois, les reconnais-sent. Les parents bleus embrassent leur Petit-Bleu ; ils embrassent aussi Petit-Jaune. Et voilà que dans l’embrassade ils deviennent verts ! Ils comprennent alors ce qui s’est passé et courent porter la bonne nouvelle aux parents jaunes. Les parents jaunes et bleus, en s’embrassant à leur tour, mélangent également leurs couleurs.

3 N. Nuss, « Le Petit Chaperon Rouge à la maternelle », in La revue des livres pour

enfants, n° 137-138, 1991.

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Ce livre, d’une grande simplicité apparente, recèle cependant des mécanismes sémiotiques complexes et présente un contenu très riche. Les premières pages du livre mettent en place, très progressi-vement, un code graphique qui servira ensuite de moyen d’expression pour le contenu narratif. L’élaboration du code fait appel à des raison-nements de différents types (induction, abduction et déduction), qui s’appuient essentiellement sur l’image. Le texte n’apporte que le complément d’information nécessaire.

Nous avons présenté ailleurs4 une analyse détaillée de cet al-bum ; nous reprenons ici la conclusion de cette analyse. Petit-Bleu et Petit-Jaune présente, à nos yeux, de nombreuses qualités : clarté du récit, richesse du thème, simplicité de l’expression tant graphique que verbale…

Cependant le principal intérêt de ce livre tient, pour nous au processus cognitif que sa lecture suscite. C’est ce processus que notre analyse a mis en évidence. L’enfant-lecteur assiste à l’élaboration progressive d’un code, suivie d’une subversion, puis d’un enrichisse-ment du code. Ainsi, Petit-Bleu et Petit-Jaune proposent une dé-marche de lecture dynamique, au cours de laquelle l’interprétation et l’émotion interagissent :

- C’est une première surprise qui, à l’ouverture du livre, suscite l’intérêt et déclenche la lecture : la tâche bleue n’est pas une tâche, mais un personnage !

- Sur cette émotion de base, le processus interprétatif se met en branle : le lecteur reconnaît le personnage de page en page, il dé-couvre d’autres personnages, des lieux, des attitudes… ; il saisit pro-gressivement le code.

- Une double faille dans le code provoque à nouveau la sur-prise : il s’agit d’abord du fond de la page soudain noir, puis rouge ; et ensuite de la métamorphose des deux amis en une seule tâche verte.

4 Nicole Everaert-Desmedt « Une expérience artistique : la lecture d’un album pour

enfants » in G. Maurand (éd.) Lire et enseigner le texte et l’image, Actes du 9e Colloque d’Albi, Université de Toulouse-le-Mirail, 1989. Nous avons repris les grandes lignes de notre analyse de Petit-Bleu et Petit-Jaune dans notre ouvrage Le processus interprétatif, Introduc-tion à la sémiotique de Ch. S. Peirce, Liège, Mardaga, 1990.

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Or, la tâche verte est une incongruité dans le code graphique tel que le livre l’a établi, selon lequel

- une tâche représente un personnage ; - la couleur de la tâche signifie l’appartenance du personnage à

une famille. L’émotion est, cette fois, plus intense qu’au départ, parce

qu’elle vient rompre un savoir intellectuel à peine constitué. Loin d’être un phénomène immédiat, primaire, spontané, "sentimental" (se-lon une conception néo-romantique), l’émotion est préparée par le processus cognitif qu’elle perturbe un moment.

- Mais aussitôt l’émotion stimule le processus cognitif. L’éton-nement sollicite l’interprétation. Le lecteur est interpellé : il formule de nouvelles hypothèses. Une première hypothèse, éventuelle, à pro-pos du noir et du rouge de la page, ne reçoit aucune réponse - ni con-firmation, ni infirmation -, elle reste ouverte : la qualité émotionnelle des pages noire et rouge n’acquiert aucune signification codée. Une deuxième hypothèse concerne l’identité de la tâche verte. Celle-ci est d’abord mise en doute, puis confirmée. Elle constitue alors une nou-velle règle qui entre dans le code : celle du mélange des couleurs de deux tâches-personnages.

C’est à une véritable expérience esthétique à la portée des en-

fants que conduit la lecture de Petit-Bleu et Petit-Jaune. Nous enten-dons par "expérience esthétique" toute démarche de production ou de réception d’une oeuvre, dans laquelle les émotions fonctionnent co-gnitivement, c’est-à-dire que les émotions sont déterminées par les processus cognitifs et que, réciproquement, elles participent à la pro-duction d’une connaissance conceptuelle.

Lorsqu’on aborde Petit-Bleu et Petit-Jaune avec un groupe d’enfants, il nous apparaît important de veiller à ce que les conditions de lecture ne détruisent pas, mais au contraire favorisent l’expérience esthétique, c’est-à-dire l’interaction entre les émotions et les proces-sus cognitifs.

Il convient de s’assurer que les enfants ont saisi le code (dans les 9 premières pages), avant d’ouvrir les pages qui contiennnent les

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surprises. Il faut alors laisser s’exprimer l’étonnement et surgir les hypothèses, puis laisser planer le doute sur l’identité de la tâche verte lorsque celle-ci est contestée par les personnages du récit, car le doute appelle une vérification de l’hypothèse, apportée par une deuxième expérimentation du vert (lorsque les parents, à leur tour, deviennent verts et "comprennent ce qui est arrivé"). La mise en doute, suivie de la vérification, permet de fixer davantage la nouvelle règle venue per-turber puis enrichir le code.

Il serait dommage de réduire la lecture de Petit-Bleu et Petit-Jaune à une leçon de choses visant l’apprentissage du réel des cou-leurs ! D’ailleurs, si le mélange du jaune et du bleu produisant le vert correspond bien à une réalité physique, il n’est pas conforme à la réa-lité observable que du vert, en "fondant", se divise en jaune et bleu ! L’intérêt de ce livre ne tient pas essentiellement, pensons-nous, à une observation du réel, mais au mouvement dialectique qu’il opère entre le symbolisme et l’imaginaire. Ce mouvement dialectique détermine, lors de la lecture, l’intensité du processus cognitif : le lecteur accède progressivement à un code (apprentissage du symbolisme), qui se détruit soudainement par l’intrusion d’éléments non codés (ouverture sur l’imaginaire), et s’enrichit finalement en intégrant, sous la forme d’une nouvelle règle, l’un des éléments intrus (évolution du symbo-lisme). Ce mouvement résulte de l’expression conjointe de l’image et du texte : c’est l’image, et non le texte, qui permet l’intrusion du rouge et du noir, ou qui suggère une généralisation de la règle du mé-lange des couleurs ; mais c’est le texte, et non l’image, qui met en doute l’identité de la tâche verte, appelant une vérification, nécessaire à l’établissement de la règle.

CONCLUSIONL’accès à la littérature, à la lecture considérée comme une expé-

rience esthétique, se prépare dès l’école maternelle. Dans cette pers-pective, le choix des albums que l’on présente aux enfants n’est pas indifférent. Il y a, d’une part, les albums qui invitent à une lecture passive et linéaire ; et, d’autre part, ceux qui suscitent une démarche de lecture active et créative. Ces derniers se caractérisent à la fois par

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une structure narrative cohérente et une expression dynamique : les événements qu’ils rapportent sont clairement organisés, mais la repré-sentation de ces événements fait appel à la collaboration de l’enfant-lecteur qui est invité à mettre en rapport les images et les textes pour construire le récit.

Nicole EVERAERT-DESMEDT Universitaires Saint-Louis (Bruxeles),

Institut des Hautes Etudes Des Communications Sociales (Bruxelles)

Institut Supérieur d’Architecture Saint-Luc de Wallonie

(Tournai)

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