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Séance mensuelle du 13 novembre 2009 Société d’histoire et d’archéologie [email protected] www.amis-de-montlucon.com n° 142 - 15 e année 1 LES BÉTYLES ORNÉS DE BELLEFAYE ET DE MONTLUÇON. À QUARANTE ANS DINTERVALLE, DEUX DÉCOUVERTES DEXCEPTION Q uarante-sept personnes étaient présentes à l’insolite conférence faite aux Amis de Montluçon, par Maurice Toussaint, sur une grosse et curieuse pierre qui avait retenu l’attention d’Olivier Troubat lors de fouilles archéologiques subaquatiques, en 2006, dans le lit du Cher. Cette pierre, qui semble entourée de cordages taillés, est maintenant exposée à l’hôtel de ville de Montluçon. Elle a une grande ressemblance avec une autre pierre retrouvée par le conférencier lui-même à Bellefaye, commune de Soumans, en 1966, sur laquelle il avait fait une étude publiée. Pour lui, c’est un bétyle, orné, c’est-à-dire une pierre sacrée remontant à la nuit des temps. Jusqu’à présent dix étaient recensées, celle-ci est la onzième. D’emblée, quittant les berges du Cher, les auditeurs ont suivi un parcours posément décrit par le conférencier mais difficile à interpréter pour les non-initiés. Devenus des béotiens sur le sujet, les Amis de Montluçon ont donc suivi un virtuel parcours ésotérique et cosmique partagé entre le terrestre et le céleste, à la rencontre des mythes préhistoriques ou des divinités antiques, des peuples du Moyen-Orient aux peuples irlandais ou bretons, en passant par les Bituriges et Lémovices… Pour comprendre il faut présenter le conférencier. Maurice Toussaint, éminent érudit montluçonnais, est un ancien professeur de lettres, latin et grec du lycée de garçons où, élève en 1947, il fut lauréat du concours général, deuxième prix en latin. Il fit ses études supérieures au lycée Louis-le-Grand et à la Sorbonne. Toute sa vie il fut féru d’archéologie, de paléographie, d’histoire locale et de linguistique. C’est certainement pourquoi d’ailleurs il a expliqué minutieusement la sémantique celte ou latine de certains mots. Personne d’autre que lui ne pouvait aborder ce sujet spécifique, pointu et abstrait, et ne voulant pas altérer son travail, nous lui avons demandé de faire le résumé de sa conférence qui a duré une heure et demie. Suivons-le… Maurice Malleret Vendredi 11 décembre 2009, 20 h 30, salle Salicis : Assemblée générale annuelle MM. Daniel Gibiat - Jean-François Brun : Florane, dessinateur humoriste, peintre et illustrateur. Vendredi 8 janvier 2010, 17 h, salle Salicis : M. Jean-Paul Perrin : Promenade dans le Domérat des années 1900-1950 : de la Belle époque à l’après guerre. À noter sur votre agenda… Le bétyle de Montluçon découvert en 2006.

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Séance mensuelle du 13 novembre 2009

La lettre desAmis de Montluçon

Société d’histoire et d’arché[email protected]

www.amis-de-montlucon.com

n° 142 - 15e année

1

Les bétyLes ornés de beLLefaye et de MontLuçon.À quarante ans d’intervaLLe, deux découvertes d’exception

Quarante-sept personnes étaient présentes à l’insolite conférence faite aux Amis de Montluçon, par Maurice Toussaint, sur une grosse et curieuse pierre qui avait retenu l’attention d’Olivier Troubat lors de fouilles archéologiques subaquatiques, en 2006, dans le lit du Cher.

Cette pierre, qui semble entourée de cordages taillés, est maintenant exposée à l’hôtel de ville de Montluçon. Elle a une grande ressemblance avec une autre pierre retrouvée par le conférencier lui-même à Bellefaye, commune de Soumans, en 1966, sur laquelle il avait fait une étude publiée. Pour lui, c’est un bétyle, orné, c’est-à-dire une pierre sacrée remontant à la nuit des temps. Jusqu’à présent dix étaient recensées, celle-ci est la onzième.

D’emblée, quittant les berges du Cher, les auditeurs ont suivi un parcours posément décrit par le conférencier mais difficile à interpréter pour les non-initiés. Devenus des béotiens sur le sujet, les Amis de Montluçon ont donc suivi un virtuel parcours ésotérique et cosmique partagé entre le terrestre et le céleste, à la rencontre des mythes préhistoriques ou des divinités antiques, des peuples du Moyen-Orient aux peuples irlandais ou bretons, en passant par les Bituriges et Lémovices…

Pour comprendre il faut présenter le conférencier. Maurice Toussaint, éminent érudit montluçonnais, est un ancien professeur de lettres, latin et grec du lycée de garçons où, élève en 1947, il fut lauréat du concours général, deuxième prix en latin. Il fit ses études supérieures au lycée Louis-le-Grand et à la Sorbonne. Toute sa vie il fut féru d’archéologie, de paléographie, d’histoire locale et de linguistique. C’est certainement pourquoi d’ailleurs il a expliqué minutieusement la sémantique celte ou latine de certains mots.

Personne d’autre que lui ne pouvait aborder ce sujet spécifique, pointu et abstrait, et ne voulant pas altérer son travail, nous lui avons demandé de faire le résumé de sa conférence qui a duré une heure et demie. Suivons-le…

Maurice Malleret

Vendredi 11 décembre 2009,

20 h 30, salle Salicis :Assemblée générale annuelle

MM. Daniel Gibiat - Jean-François Brun : Florane, dessinateur humoriste, peintre et illustrateur.

Vendredi 8 janvier 2010,

17 h, salle Salicis :M. Jean-Paul Perrin : Promenade dans le Domérat des années 1900-1950 : de la Belle époque à l’après guerre.

À noter sur votre agenda…

Le bétyle deMontluçon

découvert en 2006.

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« Le monolithe sorti du Cher à Montluçon en 2006 entre le pont Saint-Pierre et celui de Saint-Jacques par Olivier Troubat et son équipe de plongeurs nous rappelle l’existence d’un monument du même genre, le bétyle de Bellefaye, que j’avais découvert en 1966 à Soumans dans la Creuse avec d’autres pierres auxquelles j’ai consacré une étude.

« De forme ovoïde comme celui de Bellefaye, un peu plus petit et ceinturé de reliefs cordés, le bétyle de Montluçon est plus grossier et moins élaboré que son homologue creusois, partiellement couvert quant à lui de moulures rondes, simples ou doubles, qui s’entrecroisent et lui donnent un bel aspect nervuré. En granit tous les deux, ils présentent – sur deux faces à Bellefaye, sur trois à Montluçon – un réseau de triangles, plus ou moins incurvés sur le second. Dans les deux cas, nous avons affaire à un travail exécuté avec un outil.

« On connaît quelques autres pierres comparables aux deux bétyles bituriges et qui étaient censées renfermer ou représenter la divinité. Certaines ont pu avoir une origine céleste ; ce n’est pas le cas des nôtres.

« Dans le domaine oriental, la plus célèbre est le bétyle de Delphes, dont il existe encore une copie tardive revêtue d’un maillage très serré et qui était considéré comme l’« omphalos », c’est-à-dire le nombril du disque terrestre. D’autres bétyles, connus par des monnaies (celui d’Emèse en Syrie assimilé au Baal solaire, celui de Pessinonte à la déesse

Cybèle chez les Galates et Phrygiens du plateau anatolien, celui de Mallos en Cilicie en rapport avec la constellation triangulaire de la tête du Taureau), n’étaient pas sculptés et ne sont pas parvenus jusqu’à nous.

« En Occident, à l’instar d’une douzaine de stèles hautes ornées, présentes surtout dans le Finistère sud, qui sont des monuments plus anciens à vocation funéraire et dont quelques-unes portent déjà des motifs triangulaires – dont la stèle aux trois rayons de Bellefaye –, les seuls véritables bétyles décorés qui subsistent, très rares, se situent dans le domaine celtique. On en connaît six en Irlande, de style essentiellement curviligne :

- Mullaghmast, sa base en zigzag et son œil à deux prunelles fait d’une sorte de pelte ou palmette celtique encadrée de triangles incurvés ;

- Turoe dont les triscèles latéraux font penser à la course du soleil du monde céleste au monde souterrain ;

- Castlestrange et ses enroulements dextrogyres associés à la pelte, évoquant un visage humain motif symbolique de l’Arbre de Vie ou arbre cosmique, axe autour duquel s’effectue la rotation des astres ;

- Killycluggin, finement spiralé ; - Derrykeighan et ses guirlandes d’yeux assemblés

tête-bêche à la verticale ;- La pierre de Saint-Kieran dans l’île de Cape

Clear, portant au sommet une gravure cruciforme.« Les quatre premiers sont disposés en arc de

Le bétyle de Bellefaye découvert en 1966.

Dessin d’un triscèle

Le bétyle de Turoe (Irlande).

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cercle au sud, à l’ouest, au nord-ouest et au nord de ce qui fut le centre sacré de l’île, le « Mide » ou milieu, les deux autres à l’extrême nord et à l’extrême sud de l’Irlande. En Bretagne armoricaine, la pyramide tronquée de Kermaria en Pont-l’Abbé, très ornée de figures géométriques – notamment d’un carré partagé en triangles par deux lignes radiales – est gravée au sommet, comme à Cape Clear, d’une croix symbolisant la jonction entre les mondes terrestre, souterrain et céleste : elle a pu marquer le centre sacré du territoire des Osismes1. En Allemagne, le pilier de Pfalzfeld ou Sankt Goar au bord du Rhin chez les Trévires, avec ses masques coiffés de la double feuille de gui et flanqués de S spiralés – donc assimilés à l’Arbre de Vie –, et la pierre à section quadrangulaire de Steinenbronn près de Stuttgart, avec ses rinceaux, ses croix et ses « Tau », ont dû avoir également une fonction d’omphalos2. À ces neuf bétyles ornés on doit ajouter maintenant ceux, plus sobres, de Bellefaye et

de Montluçon chez les Bituriges.

« Ces deux derniers se rattachent au style géométrique de l’art celte du IIIe siècle avant notre ère, de tradition hallstattienne, dont on trouve des équivalents sur des objets en terre cuite. Notre datation est même susceptible d’être plus resserrée quand on

1 - Les Osismes sont un des peuples gaulois du groupe des Celtes armoricains.

2 - Le mot omphalos signifie ombilic en grec mais il désigne aussi, d’une façon générale, tout ce qui est centre, et plus spécia-lement le moyeu d’une roue.

songe à l’expédition des Gaulois en Grèce et au sac de Delphes en 279 avant notre ère. Certains participants de notre région à la grande aventure, revenus dans leur pays d’origine, ont pu s’inspirer de l’ornement réticulé couvrant le fameux « omphalos » pour sculpter dans leur art propre, non figuratif, ces petits bétyles destinés a symboliser le caractère trinitaire de leur divinité – correspondant aux trois faces de l’univers dont ils désignaient le point de croisement – et à sacraliser les limites de leur territoire. On peut donc dater nos deux bétyles de la fin du premier quart ou du début du deuxième quart du IIIe siècle avant notre ère.

« Les motifs ornementaux ou symboliques comportant trois éléments comme le triscèle ou le triangle étaient familiers aux Celtes, qui attribuaient au nombre trois des propriétés mystiques. Pareillement, aux débutx de la chrétienté, on a fait du triangle le symbole de la Trinité, dont le culte est encore attesté à Bellefaye par une belle statue du Père Éternel coiffé de la tiare. Quant au caractère serpentiforme du cordage ou cordon ombilical propre au bétyle de Montluçon, il peut être, comme on l’a dit, en connexion avec la rivière voisine. Mais ce serait une erreur de ne voir dans ce symbole secondaire que le côté sombre et destructeur qu’a voulu diaboliser la christianisation. Gardien de l’Arbre de Vie, le serpent était un attribut du dieu gaulois – ou de la déesse – et représentait la lumière créatrice de vie et l’eau bienfaisante et fécondante tout autant que les forces, parfois redoutables, issues des profondeurs ; il y a entre ces deux pôles une complémentarité essentielle, une dépendance réciproque. Le bétyle de Montluçon n’est donc pas un vulgaire talisman, un objet propitiatoire, mais, comme celui de Bellefaye, une manifestation de la présence divine, un ombilic d’où irradie l’énergie universelle et où elle vient en retour se concentrer, assurant équilibre et harmonie sur le plan des hommes et des éléments et dans les rapports qu’ils ont entre eux.

« Que le bétyle de Bellefaye ait pu désigner un centre sacré (« mediolanon ») aux confins de peuples voisins est évident quand on remarque la position du lieu à l’extrême sud-est du Berry dont il formait une

La pyramide tronquée de Kermaria à Pont-l’Abbé

Le pilier de Pfalzfelden Allemagne

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enclave. Des cartes du XVIe siècle, notamment celle de Plancius3/Bouguereau en 15934, figurent à cet endroit un orme limite séparant plusieurs provinces et montrent la pérennité d’un important lieu sacralisé d’origine antique, à une ancienne limite de cités (Bituriges et Lémovices) et à proximité d’un sanctuaire de l’orme de l’autre côté chez les Lémovices5 (Ceux qui doivent la victoire à l’orme [de leurs lances]) dont c’était l’arbre sacré : Soumans (« Solmant » en 1194, du gaulois « *Sulementon », endroit bien planté d’ormes : préfixe « su- », bon, bien, « lem(o) », orme, suffixe « -ento- »), où le microtoponyme la Pierre « au May », entendons la pierre de « L’aumet », c’est-à-dire de l’ormaie, conserve le souvenir du bois disparu.

« L’emplacement du bétyle de Montluçon peut surprendre quand on connaît la frontière plus méridionale – vers Marcillat – des territoires biturige et arverne qui a déterminé celle des anciens diocèses de Bourges et Clermont. Mais il s’agit là d’un dernier état : l’érection du bétyle au bord du Cher date certainement d’une époque où la rivière limitait ici la cité biturige.

« L’hypothèse selon laquelle le bloc montluçonnais aurait été immergé pour protéger la population des

3 - Petrus Plancius (1552-1622), cartographe et commerçant néerlandais d’Amsterdam qui dessina plusieurs cartes et mappe-mondes qui firent longtemps référence.

4 - On doit à Maurice Bouguereau, imprimeur à Tours, la publi-cation en 1594 du premier atlas français sous le titre de « Théâtre françoys ».

5 - Les Lémovices - latin Lemovices - étaient un peuple qui occu-pait le territoire de l’actuel Limousin mais aussi une partie de la Charente, de la Dordogne et du Berry.

inondations est à écarter résolument. En effet, d’après une croyance populaire très ancienne, le contact brutal de la pierre et de l’eau aurait au contraire provoqué, par imitation, la montée subite des eaux. On pense au rite celtique de la fontaine de Barenton en Brocéliande – attesté aussi au Pays de Galles – suivant lequel l’eau répandue sur le perron voisin déchaîne la tempête.

« C’est donc bien au sec que le bétyle a été placé, alors que le cours du Cher était différent du cours actuel et la fonction de pierre limite et de centre sacré était la même que celle du bétyle de Bellefaye.

« Outre l’appropriation du territoire, ils ont marqué tous deux, à l’écart des sanctuaires proprement dits, des sites chargés d’énergie divine, des aires à la fois de culte et de réunion, des lieux de regroupement pour les guerriers, les pèlerins, les participants à une fête ou à une cérémonie solennelle, voire des points de rencontre et d’assemblées intercommunautaires de peuples voisins.

« L’étonnante découverte, lors des fouilles subaquatiques de 2006, du bétyle de Montluçon, quarante ans après l’identification que j’avais faite du si curieux bétyle de Bellefaye6 auquel il s’apparente par sa forme et son ornementation, est certes comme la précédente un événement exceptionnel et d’une importance capitale pour notre région ».

Maurice Toussaint

6 - Le bétyle de Bellefaye est depuis 1967 dans le jardin de son inventeur.

Carte de Plancius/Bouguereau (1593) avec l’image de l’orme limite (1) et la légende latine (2) qui masque la région montluçonnaise : « Ulmus haec quatuor collateralium provinciarum fines attingit » : Cet orme touche aux confins de quatre provinces limitrophes.

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