26

Les amoureux du Bosphore - Numilog

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Les amoureux du Bosphore - Numilog
Page 2: Les amoureux du Bosphore - Numilog

LES AMOUREUX DU BOSPHORE

Page 3: Les amoureux du Bosphore - Numilog
Page 4: Les amoureux du Bosphore - Numilog

SIDIKA KÜLÜR

LES AMOUREUX D U B O S P H O R E

N O U V E L L E S E D I T I O N S L A T I N E S

I, rue Palatine — PARIS ( V I

Page 5: Les amoureux du Bosphore - Numilog

© 1968 by Nouvelles Editions Latines, Paris

Page 6: Les amoureux du Bosphore - Numilog

Paix dans mon Pays, Paix dans le monde.

ATATÜRK.

Page 7: Les amoureux du Bosphore - Numilog
Page 8: Les amoureux du Bosphore - Numilog

P R E M I E R E P A R T I E

Et dire que je vais traverser tous ces coins de Paradis, avec le sombre « pétché » sur le visage ! Tout ce luxe de la nature, qui ferait les délices des peintres et des poètes, je ne l'ai contemplé qu'à travers mon voile.

LEYLA HANOUM (Ma mère)

Page 9: Les amoureux du Bosphore - Numilog
Page 10: Les amoureux du Bosphore - Numilog

CHAPITRE PREMIER

Mon histoire est l'histoire d'une époque, d'une époque héritière d'un passé prestigieux mais lourd de conséquences. Ce passé devait aboutir à des effervescences d'ordre national et politique enga- geant le destin d'un peuple.

Au début de la guerre de l'Indépendance qui suivit la première Guerre Mondiale, mon père était parti à Paris pour une mission de quelques mois. Il avait emmené ma mère avec lui. Il con- sidérait la France comme sa seconde patrie, non seulement parce qu'il y avait fait ses études, mais encore parce qu'il avait toujours éprouvé une attirance spéciale pour ce pays.

Pour ma mère c'était un monde nouveau. La capitale l'enchanta, elle en fut éblouie. Surtout,

Page 11: Les amoureux du Bosphore - Numilog

la liberté dont jouissaient les Françaises l'amena à réfléchir sur l'état social de la femme turque. Elle se mit aussitôt à apprendre la langue et à s'habiller à l'européenne.

A cette époque, chez nous, peu de gens possé- daient une langue étrangère, surtout parmi les femmes. Ma grand-mère maternelle, formée par une gouvernante, parlait bien le français et jouait du piano à merveille. Mais, ma mère, orpheline très jeune, avait été élevée par une aïeule qui n'avait pu lui donner une instruction complète. Son engouement pour le français était venu du besoin de culture.

Le séjour de mes parents avait été de courte durée. Car, à la demande du Comité d'Insurrection des Forces Nationalistes, ils quittèrent la France pour revenir en Turquie. Mon père était appelé à travailler aux côtés de Mustafa Kemal Pacha, le futur Atatürk, et à prendre part aux combats de la Libération.

Quant à ma mère, elle avait déjà dès cette épo- que, dans sa jeune tête, des opinions bien arrêtées sur le futur destin de sa patrie. Parmi les objets qu'elle rapporta, les plus précieux pour elle furent ses livres de français et ses chapeaux. Je dois noter

Page 12: Les amoureux du Bosphore - Numilog

que ma mère avait alors l'âme d'une étudiante de dix-sept ans.

Pour ses chapeaux, elle savait très bien qu'elle ne s'en servirait jamais dans son pays, où les fem- mes ne portaient que le voile et le « tcharchaf », étant donné qu'à cette époque la Révolution de Mustafa Kemal Pacha n'était pas encore amorcée.

Pourtant, elle ne cessait de dire : — Ah ! Si jamais, un jour, la femme turque

pouvait s'habiller et porter des chapeaux comme les femmes occidentales !

Et elle ajoutait : — En tout cas, lorsqu'un jour j 'aurai une fille,

je lui ferai donner une éducation moderne. Je ferai venir de Paris des vêtements pour elle. Je ne tolérerai jamais qu'elle porte le voile tradi- tionnel. Aussi vais-je imposer cette nouveauté à mon entourage. Qu'elle soit approuvée ou non, je lutterai jusqu'à ce qu'on l'admette.

Pour réaliser son idée, elle n'attendit pas la nais- sance de sa fille. Tout de suite elle se mit en cam- pagne, et cela, à une époque où il ne pouvait pas encore être question de chapeau ni de réforme vestimentaire en Turquie.

Un jour qu'elle était invitée à Péra (Beyoglu), chez des amis, elle s'était habillée à l'européenne,

Page 13: Les amoureux du Bosphore - Numilog

avec son plus beau chapeau, ses gants, son sac et des escarpins assortis. Elle prit une voiture qu'elle fit arrêter devant la patisserie « Les Déli- ces », célèbre magasin de Péra. Pendant qu'on lui préparait une boîte de chocolat, elle entendit des chuchotements où elle crut distinguer le mot « gia- vour » (infidèle), épithète injurieuse et méprisante que certains musulmans donnaient aux chrétiens. Elle avait été reconnue par certaines dames dont le visage demeurait caché sous le « pétché ». Ma mère fit semblant de ne pas entendre. Mais au bout d'un moment un commissaire faisait son apparition dans la boutique. Il se dirigea vers ma mère. Celle-ci se mit à trembler à son approche, car, à la pensée d'un incident possible, elle songea aussitôt à l'honneur de son mari qui se trouvait alors en Anatolie.

— Il est insensé pour une musulmane, disait l'une des assistantes, de se promener comme cela en « giavour ».

Mais une diversion inattendue se produisit : un monsieur, très convenable, tendait la main à ma mère, affectant de lui parler en langue étrangère.

— Bonjour, Madame ! — Bonjour, Monsieur. — Vous êtes seule ? — Oui, je suis seule...

Page 14: Les amoureux du Bosphore - Numilog

Ma mère essayait de répondre avec le peu de français qu'elle savait. Le danger était conjuré. Le commissaire l'avait prise pour une occidentale.

Mais la terrible accusatrice continuait toujours à grommeler derrière son « pétché » :

— Je suis sûre qu'elle est musulmane... Ce monsieur inconnu était un ami de mon père.

Il raccompagna ma mère, complètement rassurée. De leur côté, les hôtes de ma mère furent très

amusés en la voyant sous ces habits, tout à son avantage. Chacun essaya, tour à tour, le manteau et le chapeau. Il fut unanimement décidé que cette sorte de vêtement embellissait plus encore la femme turque.

Ma mère emprunta le « tcharchaf » et le « pét- ché » de son amie pour rentrer chez elle, non plus en « giavour », mais en bonne musulmane !...

L'allure extérieure de la femme turque, voilà un des points qui touchaient le sentiment social de ma mère. Elle m'avait fait à ce propos le récit poi- gnant de son premier voyage. Elle devait partir, avec sa famille, vers l'est de l'Anatolie. Cette enfant de quatorze ans, toute fraîche encore, à l'âge où l'on est grand ami de la nature, devait, durant la route, s'enrober dans son voile et son « tcharchaf ». Tous les délices de cette nature

Page 15: Les amoureux du Bosphore - Numilog

enchanteresse, toutes ces beautés du panorama, ma mère ne pouvait les contempler qu'à travers son voile ! Pendant la traversée des plaines et des vallées, là où l'on est en plein tête-à-tête avec la nature, elle n'avait pas le droit de découvrir son visage, son visage d'enfant innocente. Car il y avait les gens de l'équipage, les cochers et les passants...

De cet état de chose, elle garda toute sa vie un souvenir amer.

En effet, il était interdit à la femme turque, sous l'empire ottoman, de découvrir sa tête et son visage, en public ou en présence des hommes. Elle portait le « tcharchaf », vêtement fait de tissus de toutes couleurs, mais généralement de soie noire, composé d'une jupe attachée à une sorte de pèle- rine qui enveloppait à la fois le buste et la tête. Le visage était couvert d'un voile appelé « pétché ».

Elle n'avait le droit de s'entretenir, tête et visage découverts, qu'avec ses proches : père, frères, oncles, cousins, etc. En dehors du cadre familial, ses relations, amoureuses ou autres, se faisaient clandestinement, en cachette. Et, dans ces condi- tions, le fruit défendu lui paraissait, bien entendu, plus attrayant, quoique à jamais inabordable.

Que d'amours heureuses, disparues avant même d'éclore ! Et que de vies traînées sans une goutte

Page 16: Les amoureux du Bosphore - Numilog

d'affection, jusqu'à la fin de l'existence. Car, les partenaires ne se voyaient que le jour du mariage, sans aucune connaissance antérieure au moment des noces, le mariage étant presque toujours réglé et imposé par les parents. Il arrivait aussi, et cela très fréquemment, que les jeunes époux s'éprissent d'un amour fou l'un pour l'autre. Il est vrai que, à raisonner un peu, les mariages d'amour de nos jours, se terminent souvent en véritable catas- trophe.

Ici, ma plume aborde un problème très délicat, destiné, dans n'importe quelle société du monde, à rester sans solution. Un jeu de mot assez drôle me fait sourire : « Le fou épouse celle qu'il aime, le sage aime celle qu'il épouse. »

Aux époques antérieures, la femme, surtout celle du sérail et de la haute société, portait comme habit du dehors, le « ferradjé ». C'est sous ce cos- tume que les plus belles femmes faisaient leur apparition dans des tableaux qui représentent la vie des palais et des konaks de ce temps. La femme du peuple gardait toujours son « tchar- chaf ».

« Le ferradjé » était un genre de manteau très riche, selon les goûts et les moyens, en soie pour l'été, et en lainage pour l'hiver. Il y avait égale- ment un voile, « yachmak », qui couvrait la tête

Page 17: Les amoureux du Bosphore - Numilog

et le visage, ne découvrant que les yeux. Ces yeux qui faisaient tourner la tête aux princes, et com- pl iquaient d ' intrigues obscures les coulisses mysté- r ieuses du sérail. Ces yeux bleus ou noirs, verts ou mauves, qui fascinaient à travers leur voile les plus illustres sultans.

On raconte que ces costumes renda ien t la femme par t icul ièrement a t t rayante et mystérieuse, avec du chic, des bijoux, sur tout avec la beauté, mais tout dissimulé sous le voile.

C'est ainsi que la femme turque devait cacher sa beauté et son charme, ce qui la rendai t aux yeux des hommes plus désirable et plus irrésis- tible.

Drapée de son « tcharchaf » et de son « fer- r ad jé », la femme turque avait pour tan t connu sa belle époque à travers les âges de l 'amour.

Un genre d 'habi l lement comparable qui fait par- tie du folklore se rencontre chez tous les peuples. Au début de sa civilisation, chaque pays offrait l 'exemple d 'un habi l lement assez primitif.

Mais, chez nous, le sens que cette sorte de cos- tume implique, est plus grave qu'on ne pourra i t l ' imaginer. Je dois noter que cette méthode stu- pide qui consistait à enfermer la femme dans des

Page 18: Les amoureux du Bosphore - Numilog

draps et des voiles, et à in terd i re ses relat ions avec les hommes, n 'avai t r ien de religieux. C'est l 'opi- nion popula i re qui lui a a t t r ibué u n tel rôle. E n dehors des conventions tradit ionnelles, le « pét-

ché » symbolisait l 'oppression de l 'homme, sa dominat ion sur l 'épouse. Il n 'é ta i t pas pe rmis à la f emme de donner l ibre cours à son droit de femme.

Limitée à ses fonctions domest iques et conjugales, elle n 'avai t accès à aucun plaisir social. Il est vra i qu'elle p rena i t pa r t aux amusements , aux prome- nades, parfois m ê m e allait au spectacle, mais tou- jours avec une liberté limitée. Toute sa person- nalité devait se concentrer au tour des seules pré- rogatives que lui laissaient son m a r i et son foyer. Ses relat ions ne devaient pas déborder le cadre familial et celui des f réquenta t ions d'amis. La p lupa r t du temps ces r appor t s ne pouvaient avoir lieu qu 'avec l 'autorisat ion du mar i ou en sa com- pagnie. Pendan t les visites, les femmes se réunis- saient dans le « h a r e m » et les h o m m e s dans le

« sélamlik ». Dans les familles où il n 'y avait pas de h a r e m ni de sélamlik, les femmes et les hom- mes se réunissaient à pa r t dans des chambres séparées.

Le h a r e m n'étai t pas, comme l ' imaginaient les occidentaux, un a p p a r t e m e n t destiné exclusive- ment aux épouses, aux favori tes ou aux concubi-

Page 19: Les amoureux du Bosphore - Numilog

nes des seigneurs. Etymologiquement, le harem veut dire lieu sacré et vénéré où tout le monde ne peut pas entrer. Chez les musulmans et chez les Turcs ottomans c'était l'appartement des femmes en général. Les grands seigneurs, les pachas, les gens aisés avaient chez eux leur selamlik où ils pouvaient librement recevoir leurs amis, et où les femmes ne devaient pas paraître, parce que la fréquentation entre femmes et hommes était inter- dite.

Cette disposition harem-selamlik était une carac- téristique des grandes maisons turques. La même séparation existait également dans les salles de spectacles où il y avait des journées et des séances pour les femmes. Jusque dans les tramways nous découvrons la même particularité. Un grand rideau partageait les compartiments des voitures ; le premier plan était réservé aux femmes. Que d'his- toires drôles ne raconte-t-on pas autour de cette amusante mise en scène. Le rideau étant mobile, les personnes se trouvant à la lisière pouvaient facilement échanger de petits signes de sympathie, ou se glisser des billets doux, etc.

Les étrangers se figuraient les harems comme des salles de Bacchanales. En effet, parmi ces sei- gneurs, il y en avait qui, à la rigueur, pouvaient cajoler plusieurs femmes à la fois, car ils avaient

Page 20: Les amoureux du Bosphore - Numilog

le droit d'en épouser jusqu'à quatre, sans compter les concubines et les odalisques.

Mais on dit que la plupart de ces femmes vivaient heureuses auprès de leur maître, insou- ciantes du reste du monde. L'histoire de la perle bleue, un souvenir de ces époques, est célèbre : le maître qui avait dans son harem plusieurs fem- mes donnait en cachette, à chacune d'elle, une perle bleue, en affirmant qu'il portait plus d'affec- tion à celle qui la possédait. Un jour, les femmes de Nasreddin Hodja, dont chacune possédait en cachette la perle mystérieuse, ne soupçonnant pas la perle de ses rivales, demandèrent au Hodja laquelle de ses épouses il aimait davantage. Le Hodja répond tranquillement qu'il aimait le plus la femme qui possédait la perle bleue. Sur cela, les quatre femmes se précipitèrent en même temps sur le Hodja en s'écriant : — C'est donc moi, alors... c'est donc moi...

Chose curieuse, la plupart du temps, ces femmes s'entendaient bien entre elles, tout en vivant ensemble dans la même réclusion.

L'usage de la polygamie n'était nullement géné- ral, et n'était pas vu d'un bon œil. Dans ma famille par exemple, il n'y a pas eu un seul cas de poly- gamie, bien que mes ancêtres fussent assez cossus pour pouvoir entretenir plusieurs épouses. Dans

Page 21: Les amoureux du Bosphore - Numilog

les familles du peuple et chez les pauvres il ne pouvait pas être question de harem ni de sélamlik, mais, un homme pauvre pouvait très bien prendre une seconde épouse si le cœur lui en disait.

Heureusement, toutes les femmes turques n'ont pas subi ce genre d'épreuve et n'ont pas eu à se partager le mari et le foyer. Elles menaient leur existence tranquillement, avec leur mari à elles seules, mais peut-être aussi parfois avec un brin de souci au fond du cœur, celui d'être rejetée un jour au second plan par l'arrivée d'une nouvelle épouse dans le foyer. Mais, dira-t-on, la femme actuelle, jouissant des bienfaits d'une parfaite monogamie, est-elle soustraite au risque d'être trahie ?

La personnalité de la femme se cristallise en fonction de son indépendance et de son activité. Or, la femme turque (ottomane) a, durant des années, gémi sous la domination du maître, ne pouvant s'extérioriser ni personnellement, ni socia- lement. D'où son aversion pour la société. Cette réaction est une conséquence très normale de son état moral.

Les répercussions de ce refoulement devaient nécessairement entraîner des conséquences fâcheu-

Page 22: Les amoureux du Bosphore - Numilog

ses qui se traduisaient par une répulsion pronon- cée pour le régime et la tradition.

Rien qu'à évoquer cette vision j'en ai la chair de poule. Heureusement que je n'ai pas subi le joug de cette époque. Car, moi, je serais allée plus loin encore que ma mère dans la résolution de me soustraire à ce triste esclavage. En effet, comment appeler cela sinon de l'esclavage !... Je n'eusse évi- demment pas été la seule à chercher à m'en évader.

Derrière cette allure bizarre se cachait et vivait en effervescence l'âme d'un peuple psychologique- ment prêt à s'assimiler toutes les réformes.

Une autre raison pour laquelle ma mère voulait me voir possséder la culture française, était une nécessité d'ordre pratique. A leur retour de Paris, mon père était parti pour la zone des armées, après une séparation des plus touchantes. Leur ménage était très uni. L'affection et le respect mutuel étaient à la base de notre vie familiale.

Dans les premiers temps de son absence, mon père envoya des lettres assez régulièrement. Ensuite, celles-ci s'espacèrent peu à peu. Puis, arriva un moment où ma mère n'en reçut plus du tout. Les semaines passaient sans un mot de lui.

Qu'était-il devenu ?

Page 23: Les amoureux du Bosphore - Numilog

Le brui t courai t que son unité avait été faite prisonnière. Etait-il mort , disparu ou encore vivant ?...

Deux mois passèrent ainsi sans aucune nouvelle. Ma mère en était presque tombée malade. Elle dépérissait de jour en jour.

Un mat in elle reçut une missive à son adresse, mais écrite en caractères latins. Cela l ' intrigua, car en ce temps-là, on se servait exclusivement des caractères arabes. Elle essaya de la déchiffrer et, à son grand étonnement, elle s 'aperçut que la lettre était libellée en français. Elle ne saisit pas tout de suite la raison de l 'emploi d 'une langue étran- gère.

Pour des raisons de prudence prat ique, proba- blement à cause de la censure, pensa-t-elle.

Elle n 'ar r ivai t pas à comprendre le sens exact du texte, et souffrait cruellement de son ignorance du français. Elle courut tout de suite, lettre en main, chez une vieille tante qui avait des amis européens.

P a r une chance providentielle elle y rencontra une dame, très gentille, du nom de Sylvie. Bref, la let t re aussitôt traduite, elle appr i t que son mari était tombé aux mains de l 'ennemi, mais qu'il était bien trai té et en bonne santé. Il lui conseillait de

Page 24: Les amoureux du Bosphore - Numilog

ne pas s ' inquiéter su r son sort et d ' a t t endre avec patience.

Sylvie Révan était une dame fort respectable, âgée d 'une c inquanta ine d 'années, issue d 'une famil le f rançaise venue en mission culturel le en Turqu ie au milieu du siècle précédent , et installée, depuis, à Istanbul.

Elle avait épousé u n Turc, d 'un mil ieu aristo- cratique, demeuré féodal. Un beau mat in il avait jugé bon de qui t ter son foyer p o u r r e jo ind re ses autres épouses en province, dans le sud. Veuve sans l 'être, Sylvie commença à donner des leçons de français. Elle a imai t beaucoup la Turqu ie et elle suivait avec intérêt les pér ipét ies de la guerre de l ' Indépendance. Elle avait une belle confiance dans le prest ige de Mustafa Kemal Pacha, le fu tu r l ibéra teur na t ional turc. Elle prévoyai t que, la victoire rempor tée , le Pacha changera i t l 'aspect de son pays et qu'il le moderniserai t . Telle était sa f e rme conviction.

Ma mère, qui avait été pr ivée très j eune de l 'af- fection maternel le , t rouva en elle une protect ion pleine de tendresse. Elle l ' invita souvent chez elle et f inalement ne la laissa plus part i r . Elles vécu- ren t ensemble jusqu 'au jou r où m o n père r e n t r a

Page 25: Les amoureux du Bosphore - Numilog

de captivité. Elles fêtèrent ensemble ce grand événement.

Mon père ne ta rda pas à reconnaî t re en Sylvie la petite-fille du professeur qui avait été le précep- teur des enfants de mon aïeul, Aziz Pacha. Mes paren ts s ' installèrent avec elle, dans une villa située su r les hauteurs qui dominent les rives du Bosphore.

La vie est, à mon sens, la grande école qui forme l 'homme. Ma mère se fo rma à l'école de son ma-

riage. Mais, Sylvie joua un grand rôle dans sa vie, ainsi que dans la mienne plus tard.

Grâce au génie de Mustafa Kemal Pacha, le régime avait totalement changé en Turquie. Le califat avait été aboli. Le pouvoir politique, qui, jusqu 'a lors était aux mains d 'un monarque absolu, fut confié à la souveraineté du peuple. On instaura en 1923 la Républ ique comme nouvelle forme de gouvernement .

Une r é fo rme aussi intégrale se heur ta i t à d'in- surmontables difficultés ; car, bien que le Pacha les eût maîtrisées, il avait dû se débat tre contre de sérieuses résistances conservatrices.

Le pays était près de sa perte, non seulement

Page 26: Les amoureux du Bosphore - Numilog

du fait de l ' ennemi extérieur, mais aussi du fait de certaines défections intérieures. Aussi avait-il

donné à la jeunesse cette consigne :

« Si un j o u r ta pa t r ie se t rouve menacée, aussi bien p a r la guerre extér ieure que p a r des trahi- sons de l ' intérieur, tu te met t ras à la défendre de toute la force de ton courage. »

Après avoir l ibéré le pays, il avait su ré tab l i r des relat ions amicales avec tous ses voisins. Sa devise était :

Paix dans mon pays, Paix dans le monde.

Grand rénova teur du pays, Mustafa Kemal Pacha affranchit la na t ion turque, en lui accordant toute sorte de liberté, aussi bien dans la façon de penser que dans le domaine de l 'action.

Devenu Gazi — le victorieux —, à la sui te de ses succès, il avait pu réa l iser ses p lans de réformes. Avec une psychologie pra t ique, il avait compris la nécessité de rénover le pays et de régénérer les esprits et les âmes. Comme p remie r fac teur d'équi- l ibre nat ional et social, il aborda le p rob lème des masses. Pour cela il devait envisager en toute hâ te la question économique, comme une des bases du développement de la démocra t ie : en t repr ise d 'en-