Les Cadat, chrétiens noirs du Sahara

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    LES CAD AT, CHRTIENS NOIRS DU SAHARA

    Kada ben Abdellah accompagn de sa femme Fatima bent Ahmed ben Salem, tribu de Timimoun Marcinat) est autoris aller Ghardaay travailler chez la nomme Zohra . Lannotationadministrative, trace dune main maladroite, chemine sous lesintituls dun laissez-passer colonial franais au nom de Kada. Jenpossde le duplicata. Il ma t remis par mon pre Joseph. Leformulaire est bilingue franais-arabe. On y lit, imprim en lettres

    grasses : Division dOran. Subdivision Territoire desOasis Sahariennes. Annexe de Timimoun. Permis de circuler n 345.Le prsent permis sera valable pendant 1 an. Timimoun, le 13 aot1906. Le Capitaine chef dAnnexe, [signature illisible] . Kada, cestmon grand-pre dAlgrie mort en 1970 la Chapelle-sous-Aubenas,au cur de lArdche. La lecture du document, chaque fois, mmeut.Elle ravive en moi, Brieuc-Yves Joseph Marie Alex Cadat, ngreBreton, chrtien du Sahara, la mmoire des annes algriennes.

    Ghardaa

    Tout se noue Ghardaa, capitale du Mzab2, au dbut du sicle.Un officier franais inconnu confie Kada, adolescent noir indigne,aux bons soins dune Arabe musulmane convertie au catholicisme.La convertie sappelle Henriette de la Croix et est originaire de largion de Djelfa, au sud dAlger. Ltat civil laque la connat sous lesimple nom de Zohra. Elle tient Ghardaa un dbit de boissonsdestin la clientle militaire locale. Do vient quelle est catholique ?Cest quelle a t recueillie, leve et baptise dans lun desorphelinats fonds en Algrie par le Primat dAfrique dalors,Mgr. Charles-Martial Lavigerie3. Lofficier, quant lui, rentre enFrance au terme dun sjour colonial algrien Timimoun, loasisrougeoyante allonge au bord du Grand Erg occidental. Il veut se

    faire accompagner de Kada mais lentreprise tourne court au Mzab.Cest que les lois de la Rpublique contrecarrent son dsir. Ellesinterdisent aux indignes laccs la mtropole. Reconduire Kada Timimoun ? Cela nest pas ais. Loasis est situe plus de 600 km,quinze jours de voyage dos de chameau. Lofficier remet une

    1. Le ksar (les ksours) dsigne tout la fois le lieu fortifi et le lieu-dit situ proximit dune

    oasis.

    2. Le pays des Mozabites , une rgion du sud algrien.

    3. Le Cardin al Lavigerie (1825-1 893), fondateur de la socit anties clavagis te (1888) et par

    ticipant au congrs antiesclavagiste de Bruxelles en 1889, sattache combattre les sur

    vivances de lesclavagisme dans les pays musulmans et en vangliser les populations.

    Son proslytisme se soldera par un chec : il ny aura gure plus de quelques milliers de

    convertis. Lesclavage de fait des ngres, pratiqu dans le sud algrien, ne sera radiqu

    quaprs lindpendance de lAlgrie en 1962.

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    somme dargent Henriette-Zohra, charge pour elle de soccuperde ladolescent. Le priple de Kada sachve Ghardaa. Henriette-Zohra sattache lui et dcide de ladopter. Kada grandira au Mzab.

    Timimoun

    Les annes passent. 1906 : Kada est devenu un jeune adulte enge de se marier. Cela doit se faire au pays natal. La dcision estenfin prise de rejoindre Timimoun. Laffaire vaut leffort du voyage.Kada rejoint loasis en compagnie de Henriette-Zohra. La familletrouve une pouse approprie et rgle rapidement le mariage musulman. Kada ben Abdellah pousera Fatima bent Ahmed benSalem, ma grand-mre. Lui vient du Bni-Mlouk, elle du ksarDeldoul-Marcinat.

    Kada et Fatima appartiennent une population saharienne,compose des ethnies hartani4, zntes et arabes, qui sest dans les oasis palmeraies. Kada est, selon ses propres diresrapports par ses enfants, un Berbre znte mlanis, un Noirlibre5, le fils dun marabout venu du Cham dont le mausole esttoujours un lieu de plerinage en cette fin de sicle. La rgion de laSaoura o se situe loasis de Timimoun prsente alors deux visages :celui du commerce des choses et celui du commerce des hommesformellement aboli mais toujours tolr dans les faits par les autoritsfranaises. Cest que la Saoura est avec le Touat un point de passagedes routes de la traite musulmane des esclaves et du commercetrans-saharien. Do la prsence dans la rgion de nombreux descendants des esclaves introduits dans les oasis par la traite, que l'onnomme abi(serviteurs ou esclaves noirs). Les pistes caravaniresy relient le Sahel du Sud cest--dire le Niger, le Tchad et le Mali au Sahel du Nord, compos de ces ctes dAlgrie et de Tunisie si

    joliment dcrites par Fromentin. A Timimoun, les paysans sadonnentdepuis des gnrations labonnissement de la culture des lgumes,des crales et surtout du palmier dattier. Sur le plan religieux, leurpratique musulmane se mle de rituels animistes. Le tuf linguistiqueet coutumier local est berbre. Kada et Fatima, comme presque tousles leurs, sont analphabtes et sexpriment en z la languematernelle vernaculaire. Larabe dialectal est la lingua francautilise

    lors des changes avec les voyageurs de passage. La colonisationassimilatrice imposera lemploi du franais. En songeant ce plurilinguisme, me revient en mmoire la rgression linguistique de magrand-mre, morte en Ardche en 1984, au cours des derniresannes de sa vie. Elle a progressivement oubli les langues acquises lge adulte, dabord le franais, puis larabe. Les derniers mois,elle ne pouvait plus gure sexprimer autrement quen z lalangue d'origine. Ses propres enfants la comprenaient difficilementet moi pas du tout.

    4. Cultivateurs noirs sdentaires des oasis sahariennes.

    5. Et non pas l esclave rachet que prtend sans preuves l appui le pre RogerDuvollet expuls dAlgrie en 1973 dans ses mmo ires. Cf. DUVOLLET, Pre Roger,

    Les t ro is prov inces d A lgr ie au Sahara, Vesoul : Col lg e Saint -Georg es du Marteroy,

    1988, p. 210.

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    Cest l, prs de loasis de Timimoun, dans la richesse aride dunpaysage fait de dunes massives et de caillouteuses hamadas queKada et Fatima seraient ns respectivement vers 1885 et 1892.

    Ladministration franaise a fix de faon approximative leurs datesde naissance. Elles ont t calcules partir de la tradition orale,gardienne du souvenir des intempries de lpoque. Sont-ils nslanne des toiles filantes ? tait-ce lanne des truffes ? Lammoire familiale sy perd. Reste la certitude quils viennent aumonde lpoque de la prise dIn Salah en 1899, moment dcisif dela soumission du Sahara par larme franaise. Le fait colonial vadterminer leur existence. La France confre un statut minoritaireaux populations autochtones dAlgrie. Le Code de lindignat, rgime dexception, est appliqu dabord la Kabylie, puis au Sud

    ds 1878 , avant dtre tendu lensemble du territoire algrien. Fatima et Kada sont donc avant tout des sujets. Leurs droits et

    surtout les devoirs et les interdits auxquels ils sont assujettis sontrgis par une loi de 1881 communment appele le Code algriende lindignat. Cela explique pourquoi, en 1906, le fils et la belle-filleadoptifs de Henriette-Zohra ne sont pas libres de se dplacer deTimimoun Ghardaa sans une autorisation militaire pralable.

    Lorsque mes grands-parents quittent Timimoun, le Sahara algrien forme depuis quatre ans, sur la base dun dcret dat du24 dcembre 1902, lentit administrative des Territoires du Sud. Ilest subdivis en quatre circonscriptions, celles dAn Sefra, deLaghouat, dOuargla et des Oasis. Cest la formalisation institutionnelledu travail dun Laperrine qui soccupe depuis 1901 dachever la

    conqute du grand dsert saharien. Le laissez-passer de Kada,prsent au dbut de ce rcit, mvoque, froiss et silencieux, les dniscitoyens de lpoque. Il autorise Kada et Fatima se rendre Ghardaa.Ils ny arriveront en fait jamais. Ils vont se fixer dfinitivement, en chemin, El Gola, oasis saharienne btie dans une valle borde dun plateaudit bten, au seuil du Grand Erg occidental.

    El Gola

    El Gola (la forteresse, en arabe), atteinte ds 1859 par lexpdition du franais Duveyrier, dploie en 1906 ses palmeraies sous la

    veille muette dun fort berbre en ruines, tmoin snile de lge dorlocal auquel elle emprunte son nom. Le vieux ksarberbre est plantsur une colline qui domine loasis. Lil du promeneur attentif y bute, la surface des pierres, sur les vestiges fossiliss de coquillagesrappelant le temps o des flots recouvraient encore les lieux.

    Lorsque la caravane destination de Ghardaa repart, Henriette-Zohra, Kada et Fatima nont pas les moyens de poursuivre le voyage.Ils dcident alors de rester El Gola. Le trio intime quils y forment,celui de cette Arabe blanche et catholique et de ses deux compagnons, Berbres noirs musulmans, illustre bien ce quest le Sahara :une terre de contact et de transition entre lAfrique blanche etlAfrique noire. El Gola est aussi le lieu de lamiti avec Layani, ditLaagra, un juif indigne y tenant un bar. Une amiti solidaire qui perdure

    jusqu prsent entre les familles. La prsence du Commandementfranais local install depuis 1891 et dont le premier chef de poste

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    fut le capitaine Lamy devrait permettre Henriette-Zohra douvrir,comme Ghardaa, une sorte de bistrot de fortune lusage desmilitaires. Layani lui fait don de quelques bouteilles dabsinthe. Leurs

    espoirs sont dus. La clientle est rare. La misre sinstalle. Est-cela providence ? Lglise catholique entretient depuis 1897 unemission locale compose de deux prtres et dun frre. Son suprieur, le pre Richard, mis au courant de la prsence dans loasisdune Arabe catholique, intervient. Il apporte des vivres aux troisnouveaux venus. Mieux encore, la mission embauche Kada qui vapouvoir sadonner ce quil sait faire de mieux : le jardinage. Kadasoccupe du verger et il apprend le franais. Dans ces conditions, ilny a sans doute quun pas faire du jardin lglise. Encouragspar Henriette-Zohra, leur mre adoptive, Kada et Fatima sengagentsur la voie de la conversion au catholicisme. Leur catchumnat vadurer quatre ans, en application des rgles strictes suivies par les

    missionnaires. Kada, lui, sera en mme temps alphabtis en languefranaise. Samedi 14 mai 1910, jour de la Pentecte : Kada sappelledsormais Pierre. Fatima porte le nom de Marie. Ils viennent de sevoir confrer le baptme en compagnie de leurs jeunes enfants,Lucie et Jean-Baptiste. Le mme jour, Pierre et Marie sont galementmaris chrtiennement. Le moment est exceptionnel car lglisecatholique vient den faire les premiers chrtiens autochtones duSahara. Les fondations spirituelles de la petite communaut catholique noire dEI Gola sont poses. Une communaut particulire.Aprs tout, on sait trop peu que ce nest pas seulement en Kabyliemais aussi au Sahara que simplantent les rares et phmres

    communauts chrtiennes dAlgrie.Les fidles du pre de Foucauld

    Les nouveaux chrtiens rencontrent rgulirement entre 1910 et1916 le fameux et trs controvers ermite du dsert, CharlesEugne, vicomte de Foucauld, dit le pre de Foucauld. Foucauld,devenu le frre Charles de Jsus, vit en solitaire 2750 m daltitudesur le plateau de lAssekrem, point culminant du Hoggar. Il loge lamission chrtienne lors de ses passages El Gola. Pierre lui coupeles cheveux, Marie et Henriette-Zohra soccupent de son linge. Biendes annes plus tard, en France, vers la fin des annes 70, Marie,

    ge de 87 ans, est appele donner son tmoignage loccasiondes recherches pour l'instruction du procs de batification deFoucauld. Dans le document qui la concerne, elle explique : deux enfants ans ont connu le pre de Foucauld. La seule chosedont ils se souviennent est quil leur disait : Le chat a mang votrelangue". Ils ntaient pas bavards avec lui mais savaient apprcierles bonbons quil leur donnait 6.

    Ma grand-mre, elle, a particip trs directement et trs humblement luvre de charit prsume du frre de Jsus : Lorsquilvoulait faire une aumne aux pauvres, il remettait une somme d argent au pre Richard, son ami. Ce dernier achetait de la semoule,

    6. CADAT, Mari e, Tmoignage sur Charles de Foucauld. Lettre Monseigneur B. Jacqueline, archives personnelles, 18 janvier 1979, p. 2.

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    du tissu, et le tout venait chez moi pour confectionner des vtements pour les plus pauvres et faire de bons plats de couscous poursatisfaire lapptit des affams 7.

    1er dcembre 1916 : un parti de Senoussites assassine8 Charlesde Foucauld. Marie en garde un souvenir personnel indirect : Uneamie de Tamanrasset, la maman de Germaine Patrice, a vu lacaravane monter lermitage, a entendu le coup de fusil. Cest ellequi a donn lalerte... Grand-mre restera fortement marque, savie durant, par la rencontre avec Foucauld. Aprs sa mort, lors deloraison funbre, le pre de la paroisse ardchoise o elle reposerappellera quil a toujours t troubl par le fait que Marie prenait samain dans la sienne et aimait alors lui dire que cette main avaitserr celle de son cher Foucauld 9. Dans les annes 60, son filsJoseph, mon pre, a tenu aller visiter personnellement Paul Embarek,le serviteur de Foucauld qui lpoque vivait encore Tamanrasset.Paul lui a racont la mort du frre de Jsus. Joseph rapporte sespropos : Il ma dit : Tout le monde sait quun jeune Senoussi est venul appeler pour lui dire quil y a le courrier qui est l. Alors par mfiance,il a entrouvert la porte. Mais au mme moment quelquun lui a tir lamain et Ta sorti dehors. Ctaient des senoussites. On Ta ficel. Les mains derrire le dos. Alors le pre tait genoux et moiti accroupi. Quand il a t ficel comme cela, il savait quils allaient le tuer, il sest mis genoux pour prier. Alors, brusquement, les Senoussites ontentendu du bruit. Il y avait une caravane qui arrivait ou quelque chose comme a. Quand ils ont vu la caravane qui venait, ils ont eu peur. Ilslont tu pour quil naille pas les dnoncer. Le garde senoussite, qui

    tait l avec le pre, il a pris peur. Ctait un gamin. Ils lont mis garderle pre. Il a d prendre peur. Il a tir sur le pre. Et Paul Embarek, le serviteur, ma montr limpact de la balle dans le mur. Alors il sestaffaiss. Et Paul Embarek, le serviteur, croyait quil priait. Car il n est pastomb tout fait. Il a pench la tte, et Paul croyait quil priait. Et a adur un moment. Et quand il a vu que rien ne bougeait, il est all le toucher. Et il est tomb par terre. Il tait mort. A ce moment-l, commeil tait seul, il n y avait pas les autorits ni rien, il est all lintrieur. Il apris des caisses en bois. Il a enlev les planches. Il a dpec tout a. Il y avait du coton et tout. Il a port ces planches-l. Il les a mises par terredevant le corps. Il a plac a dans le coton et il a envelopp a avecune ficelle... tout le corps. Et il Ta enterr momentanment dans largile.Prs de limpact de la balle... en attendant que les forces de Tordreviennent 10.

    Les restes11du pre de Foucauld sont transfrs dans les annes 30de Tamanrasset au village Saint-Joseph prs dEI Gola. Ils y reposent

    7. Idem, p. 1.

    8. Peut-tre par sottise assassine, peut-tre parce quil est peru comm e un espion franais

    il entrepose ch ez lui des armes la deman de de Laperrine et un proslyte chrtien

    part isan du berbrisme.

    9. Cit par Jean de Camaret et Marcel Laville dans un journal local.

    10. Entretien avec Joseph Cadat, enregistrement audioph onique du 10 janvier 1994, archives

    personnelles.

    11. A lexception de son cu r que les habitants de Tamanrasset ont demand, p ar respect,

    conserver.

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    dans le petit cimetire chrtien. En 1945, lorsque le cercueil de bois quicontenait la dpouille de Charles de Foucauld a t remplac, leschrtiens noirs dEI Gola ont assist lexhumation. Nombreux sont

    ceux qui ont recueilli avec ferveur quelques morceaux de la bireoriginelle. Depuis, ceux-l portent en permanence sur eux, dans leursac main ou leur porte-monnaie linstar de mon pre leshumbles dbris de bois, quasi-reliques tmoignant de la prsencespirituelle de Foucauld. Charles de Jsus : leur saint, le phare universelde leur ardente foi saharienne. Foucauld : lanti-esclavagiste12 fraternel,qui confre une identit galitaire aux chrtiens noirs dEI Gola etforme leurs yeux la plus belle justification de leur conversion.

    Les nouveaux citoyens franais

    1914 : la Premire Guerre mondiale clate. Les missionnaires

    mobiliss partent pour le front. Pierre, pre de famille, reste et se voitconfier la garde de lglise et du jardin. La guerre finie, il est lev aurang de ppiniriste de la mission. Il obtient sa propre maison dansune enclave du verger attenant la mission. 1921 : Pierre acceptele poste plus riant de chef-jardinier de la commune dEI Gola. 1923 :Pierre est admis, le 27 octobre 1923, jouir des droits de citoyenfranais par application des articles 1 et 4 du snatus-consulte du14 juillet 186513. Cest Alexandre Millerand, prsident de la Rpublique franaise, qui signe le dcret. Lvolution patronymique de lafamille illustre la trajectoire citoyenne assimilatrice de ces Noirsconvertis dans lAlgrie coloniale. Mon grand-pre quoique baptis sappelle jusqualors, sur le plan civil, Kada ben Abdelad14ben Boudjema ben Sidi Ahmed ben Sidi. Il a, depuis 1910, le statut dindigne musulman chrtien 15. Son admission la citoyennetentrane son assimilation patronymique. Lalchimie linguistique de ltatcivil franais va, dune part, transmuter son prnom musulman en nomcatholique et, dautre part, carter les noms patronymiques musulmans.Le prnom arabe Kada devient le nom de famille franais... Cadat16.1923 voit ainsi la naissance dun nouveau citoyen franais : PierreCharles Flix Cadat. Les gnrations venir porteront dsormaisson nom. Cest le mien aujourdhui. De Kada Cadat se joue, en

    12. Non seulement ceux qui sont esclaves le restent, mais on en achte, on en vend chaque

    jou r au vu et au su des Bureau x arab es [.. .]. C es t no n seu lemen t l esc lavage, c es t le vol

    des enfants, le rapt de toute personne que sanctionne ici lautorit franaise [Charles de

    Foucauld, La grande question est celle de lesclavage, Lettre Mgr. Gurin, 28 juin 1902,

    in : BARRAT, Denise et Robert, Charles de Foucauld et la fraternit, Paris : Ed. du Seuil,

    1958, Coll. Matres spirituels, p. 124].

    13. Le snatus-co nsu lte de 1865 disso cie nationalit et citoy ennet et institue les in dig nes

    musulmans en nationaux franais non-citoyens. Veulent-ils jouir des droits de la citoyennet ?

    I ls peuvent y tre admis sur demande, quoique ladministration pratique lobstruction. Ils

    sont alors rgis par les lois civiles et politiques de la France. Cela implique la renonciation

    au statut personnel musulman : cest le reniement religieux.

    14. Orthographi Abdellah dans le laissez-passer de 1906.

    15. Cest le statut que confre le snatus-consulte de 1865 aux indignes musulmans con

    vertis. Cf. l-dessus le travail de Jean-Robert HENRY rapport dans la rubrique Un peu

    dhistoire de La Lettre de la Citoyennet, novembre-dcembre 1996.

    16. Le nom de sa femme, Fatima, ne sera francis quen 1966. Elle sappellera alors officiellement

    Marie Vincent.

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    moins dune gnration, lintgration, sur les plans religieux et juridique sinon racial , de ngres indignes musulmans la nation franaise.

    Denise Bricaud, ma mre bretonneDenise, ma mre, ne Bricaud en 1922, dcouvre le Sahara en

    1954 lors dun voyage au Maghreb. Denise est bretonne, issue decette petite noblesse de chouans rudes et fiers cultivant leurschamps lpe au ct. Denise est sympathisante de cur de lacause dindpendance de lAlgrie. Cest quelle partage le dsir delibert des peuples opprims, elle, lindpendantiste bretonne, sanspeur ni reproche. A bas Bcassine ! Breiz ! Denise admireSenghor, connat Csaire et Fanon, mle en un mme lan leschantres de la ngritude et ceux de la celtitude, fait siennes, avantla lettre, les certitudes romantiques de Xavier Grall : Ngritude,

    celtitude... La mode aujourdhui est au droit la diffrence. Senghorna pas attendu la mode pour proclamer sa diffrence de Ngre. Nous sommes pour notre part quelques Bretons avoir cri dansles vents et la ville notre singularit de Celtes. Notre identit ne selisait pas sur notre peau, hlas ! Et nous avions ainsi quelque peine nous faire entendre 1718. Denise a milit, toute jeune, la veille dela Seconde Guerre mondiale, dans les rangs du Parti nationalistebreton (PNB). En 1954, au moment o commence linsurrectionalgrienne, elle est toujours membre du, PNB, sous le manteau. EnFrance, le drapeau breton est tabou. Ltat y interdit, comme tantde nature sditieuse, toute expression politique nationaliste ou na-tionalitaire. Denise a depuis longtemps envie daller voir comment

    les peuples sy prennent pour se dbarrasser du colonialisme fran-ais 19. Alors, quelle joie lorsquelle apprend, en 1956, sa nomination dans lAlgrie qui se soulve ! Denise a 34 ans et elle vientdobtenir un poste dinstitutrice catholique chez les Surs Blanchesdans le sud du Sahara... El Gola. Elle quitte Nantes, rejointMarseille par chemin de fer, sembarque de l vers Alger la Blanche,puis cest le train jusqu Djelfa, le car jusqu Ghardaa. Un camion,enfin, lemporte vers El Gola. Souvenir imprissable. Le Berlietinconfortable, parti jeudi vers 18 h de Ghardaa, roule toute la nuitsur la piste trpidante serpentant entre les dunes. Dans la matinedu vendredi, vers 10h30, au moment o monte la chaleur diurne,

    Denise dcouvre, depuis le plateau dominant loasis, la palmeraieverdoyante dEI Gola. Cest le dernier week-end de septembre etelle a juste le temps de prparer la rentre des classes. Le dimanche, la messe, Denise rencontre Joseph, son futur mari.

    Joseph Cadat, mon pre saharien

    Joseph, mon pre, a 26 ans lorsque Denise arrive El Gola. Ilest le douzime enfant dune famille qui en compte quatorze. Son

    17. Bretagne Toujours !

    18. GRALL, Xavier, Ngritude, in : Les vents m ont dit. Calligrammes, Quimper : Bernard

    Guillemot, 1991 (dition originelle : Paris : Ed. du Cerf, 1982), p. 97.

    19. Entretien avec Denise Cadat, enregistrement audiop honiq ue du 27 dcembre 1994, archives

    personnelles.

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    diplme de moniteur du paysannat en poche, il sest retrouv, grce ses qualits et en dpit des jalousies europennes locales, latte dune exploitation agricole moderne de 30 ha, quil a cre pice

    pice, situe au lieu-dit Hassi-el-Gara, quatre kilomtres ducentre de loasis. Les mthodes20 utilises l seront plus tard dveloppes sur une grande chelle Emballa, tout fait au nord-ouestdu Sahara oranais, dans la rgion dAn Sefra. Joseph est unspcialiste du phnix dactylifera, le palmier dattier qui produit lameilleure des dattes, celle que lon appelle deglet-nour, cest--diredoigt de lumire. Lexploitation suscite un intrt international certain. Du gnral de Gaulle NKrumah, bien des chefs dtats envisite officielle au Sahara y seront guids par Joseph.

    Mariage mixte et racismes coloniaux

    Le pre Korner unit Denise et Joseph par le mariage le samedi26 mai 1956. Lanne suivante Denise met au monde Anne-Galle,son premier enfant, et dcide dabandonner son mtier dinstitutrice.Elle assiste dsormais Joseph au bureau de la ferme dHassi-el-Gara. Denise, Joseph et nous, leurs enfants, formons une famillemtisse ralisant El Gola une miscignation mprise par lespartisans des clivages raciaux. Ces derniers se recrutent aussi biendans le clan des colons que dans le camp des coloniss. Cest vraique cette union, si rare, dun Noir indigne avec une mtropolitaineblanche surprend et irrite.

    Des colons, quattendre dautre ? Les Europens de loasis inter

    viennent auprs de Denise pour quelle rompe ses fianailles avecJoseph Cadat, leurs yeux rien dautre quun ngre dnigrer. Lcri-vain Claude-Maurice Robert, grand prix de littrature de lAlgrie,exprime bien dans ses crits lopinion coloniale hostile au mtissage.Voici ce quil crit propos des populations sahariennes : Pas unBlanc pur, ni un vrai Noir. Des mtis, des quarterons, des octavons, que sais-je ! Toute la gamme des jaunes et des bruns, du caf au laitau pain d'pice, du brou de noix lacajou, du gris fum au noir de suie. Salmigondis de Bambaras, de Toucouleurs et de Sonras, deFellanis et de Tibbous, de Mandingues et de Peuls, dont les concubinages avec les races blanches conqurantes, arabe et berbre,ont cr ces monstres hybrides, sans cervelle ni visage : des Noirs albiniss et des Blancs ngrifis, et fait du Sahara la fois le vestibule etle prolongement du Soudan, une immense ngrerie ; si bien que Ton peut dire, ds Touggourt et Figuig : La ngrerie commence ici *'.

    La mixophobie coloniale qui sexprime ici nuance laversion dumlange racial de traits tratologiques. Voil pour la littrature ! Lesentiment de supriorit europocentriste nest pas non plus absent dessciences sociales. Le professeur Robert Capot-Rey22 il connat

    20. La fille du professeu r Robert Capot-Rey rappo rtera dans une monographie de la rgion les

    mthodes dexploitation phoeniculturelle novatrices de Joseph.

    21. ROBERT, Claude-Maurice, U envotement du Sud, d EI Kantara Djanet, Alger : Ed. Baconnier,

    p. 147. Louvrage est logieusement prfac par Emile-Flix Gautier, gographe et historien,professeur lUniversit dAlger.

    22. Les o uvrages de Robert Capot-Rey figurent toujours au pr ogramme de certaines agrgations.

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    bien la famille Cadat , professeur danthropologie lUniversitdAlger, crit en 1953 propos des oasis algriennes : Isol aumilieu de populations dautres races, lEuropen prend lascendant

    sur elles grce son nergie qui na pas t diminue par unehrdit de fatalisme et de misre 23. Et dajouter : Aux yeux desNoirs, des Arabes et des Berbres, tous ces hommes [jeunessaint-cyriens ; cantonniers grisonnants] de notre race sont galement des chefs. Dans cette hirarchie qui stablit spontanment ausein dune socit dont la survie dpend de lnergie et de lastucede quelques individus, il y avait l, la prsence des Franais, une

    justification premptoire 24.

    Et les coloniss ? Les Noirs sont considrs avec mpris par lesArabes et les Berbres blancs. Labolition partielle de lesclavage parla France coloniale donne une forme particulire aux rapports duNoir et de lArabe. Un prtre anonyme note finement en 1941 : Leurs ngres, leurs anciens esclaves nont au fond pour eux [les

    Arabes] que du mpris. Ils leur rendent service pour service, insultepour insulte, me disent-ils [...].Le fier Arabe qui, ce soiaccroupi dans un coin avec dautres nomades, parlera avec mprisdes ngres et des ngresses, devient trs poli devant un verre de th [pris chez un Noir lui donnant manger quand il a faim] et l, enpetit comit, il appelle Miloud son frre et Acha sa sur25.

    Nous, les Noirs et mtis catholiques franais dEI Gola, nousoccupons une position particulire pendant la colonisation. Les

    Arabes de loasis nous considrent comme infrieurs sur le planracial. Cependant, dans le mme temps, nous nous situons gnra

    lement, vis--vis deux, un niveau suprieur dans la hirarchieconomique et sociale locale du fait de notre statut de citoyensfranais et catholiques. LArabe musulman dEI Gola traite cesngres de Mtournis (apostats) que nous sommes ses yeux, tout la fois avec lhostilit quil prouve lgard du roumi, cest--dire dumatre colonial catholique, et avec le mpris racial quil ressent pourle kalouche, cest--dire le Noir.

    Position dlicate, ambivalente que la ntre. Nous appartenons deux mondes : dune part celui de lAlgrie saharienne colonise,berbro-ngre et musulmane ; dautre part celui de lOccident colonisateur, chrtien et franais. Dans les deux traditions nous sommes

    considrs comme des juniors partners et nous ny sommes doncjamais pleinement reconnus par ceux-l mmes auxquels nous nousrfrons. Cest dans ce contexte culturel et racial, aux accentsquelque peu assourdis tout de mme par la distance qui spareHassi-el-Gara dEI Gola, que je dcouvre le monde, ngre bretonimprgn dune culture europenne aux accents mancipateurs.Cest le temps des promenades dans le dsert et des chasses lagazelle dans la Peugeot 403 de loncle Jean. Je me souviens aussi

    23. CAPOT-REY, Robert, Le Sahara franais, tome second de lAfrique blanche franaise, Paris :

    PUF, 1953, p. 201.

    24. Idem, p. 201.

    25. Ano nym e [Par un missionnaire]. Petites monographies sahariennes,Alger : Collection Rachid,

    1941, p. 21.

    Migrations Socit

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    que nos balades dominicales nous menaient souvent au lieu-ditBel-Bachir. Nous y visitions le pittoresque Buffalo-Bordj ou Zirara, lademeure labandon dAugiras, colonel dArtillerie en retraite26. Cetexcentrique de larme coloniale, mort en 1958, lanne de manaissance, vcu l sa diffrence. Il avait fait du Bordj, de son vivant,un zoo et une sorte de muse du dsert27 trs personnel. Sur le murdenceinte, orn dune peinture locre, on devine, demi ensevelisous les dunettes montantes, la forme immense et vigoureuse dunatlantosaure. Aprs El Gola, o nat en 1962 Marie-Christine, masur benjamine, notre famille rsidera Laghouat. Mon frre Hervy mourra en 1966, quelques jours aprs sa naissance, des suitesdune septicmie hospitalire. Nos dernires annes algriennes sedrouleront Ouargla, et cest de cette oasis que nous quitterons,en 1971, lAlgrie pour la France, dix ans aprs lindpendance.

    La fin de lAlgrie franaiseJe nai presque rien su de la guerre dAlgrie. Elle tait peu visible

    au Sahara et jtais trop jeune. Jai vaguement souvenir dun fellagha28tu au combat. Ma mmoire denfant a enregistr les images uncorps sombre emmaillot de lambeaux blancs sans comprendre.Mes parents mont racont. Il gisait sur la grande place. Les militairesfranais ly avaient expos titre dexemple. Des Pres Blancs irontleur dire : Cest honteux, vous agissez comme des monstres .Joseph et Denise secouraient, par le biais de la Croix-Rouge et dela Caritas dans les limites imposes par la situation de belligrance , les familles indigentes des combattants algriens. Ils le

    faisaient par esprit chrtien et par volont de justice et de solidarit.Les militaires franais, finalement mis au courant, occuperont pendant plusieurs mois les dpendances de la ferme. Au lendemain delindpendance, les militants locaux du Front de libration nationale(FLN) se souviendront avec motion de la fraternit de mes parents.

    26. Bien des annes plus tard je dcouvrirai grce au spcialiste Gert Hekm a, professeur

    lUniversit dAmsterdam lcrivain maudit Franois Augiras (1925-1971), le neveu

    du colonel (1880-1958). Franois Augiras, g de 20 ans, sjourne auprs de son oncle dans lEI Gola de laprs-guerre, dans le Bordj rachet un Polonais en 1924. Il y subit

    une exprience initiatique homosexuelle quil a choisi de rapporter dans son ouvrage au

    tobiographique essent iel , Le v iei l lard et l enfant, publ i en 1954 aux dit ions de Minuit

    sous le pseudonyme dAbdallah Chaamba. Le personnage mythifi du Noir esclave la

    puret paganique y joue en filigrane un rle clef. Augiras, cherchant vainement satis

    faire au dsert locan de ses dsirs, sy montre hostile lentreprise catholique de chris

    tianisation et civilisation des Noirs de loasis dEI Gola. Le texte de ldition originelle est

    parsem de dtails associs lhistoire des Cadat : les chrtiens noirs de loasis, les ins

    titutrices de France, les singes, lclipse totale de lune du 15 dcembre 1948 dont on se

    souvient trs bien dans ma famille, le tombeau du Pre de Foucauld. Selon Franois Augiras,

    cest son oncle qui a exhum le cercueil du pre en 1945 : Nous possdons plusieurs

    planches provenant du cercueil du Saint que le vieil homme, alors capitaine, exhuma au

    Sahara. Il sen est empar , in : Abdallah Chaam ba, [Franois AUG IERAS], Le vieillard

    et lenfant, Paris : Les ditions de Minuit, 10 fvri er 1954, p. 231.

    27. Le catalogue Funamb ule (fvrier-mars 1997) signale page 2, lot 016 : Un carton dinvita-

    tion au vern issage dune exposition du 2 au 4 juil let 1963 la Galerie Grar d Mourgue,

    Bd. Raspail, intitule Icnes modernes du Muse dEI Gola, sign au recto : Bien ami-

    calement, Augiras .

    28. Combattant de lindpendance algrienne.

    Vol. 9, n 53 septembre - octobre 1997

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    L E S CHRTIENS NOIRS DU SAHARA 33

    La guerre dAlgrie, cest aussi la vaine tentative de Joseph de conqurir la mairie dEI Gola, au nom dun parti dindignes, loccasion dunerforme dmocratique tardive largissant le corps lectoral. Les lec

    tions municipales de 1959 sont loccasion dun exercice de citoyennet.Joseph prsente une liste novatrice, racialement et culturellementmixte. Il est aid par son ami De Souquai, un mtis martiniquais, le chefdu centre radio local, mari une Europenne dorigine espagnole.Lautre liste en comptition reprsente lquipe sortante et est exclusivement compose de colons et de militaires. Elle est soutenue par lechef dannexe, le capitaine B29. La tentative dalternative politiquechoue. Joseph perd les lections. Denise explique cet chec par lafraude lectorale organise par les colons de loasis. Assesseur de laliste Cadat-De Souquai, elle sest aperue que ses collgues desfemmes de colons se comportaient de faon curieuse avec lesdames indignes autorises voter : elles leur remettaient exclusive

    ment les bulletins de vote de la liste oppose celle de Joseph. Denisesinsurge, fait appeler De Souquai et Joseph. Cest le scandale. Unesurveillance est installe. Ds ce moment, ma mre est accuse, plusou moins explicitement, de subversion. Le capitaine B explique quiveut lentendre que cest uniquement parce quelle est une pouseCadat famille tenue en haute estime quil ne la fait pas jeter enprison. Joseph et Denise, pris de dmocratie et de justice, ont commislimpardonnable : vouloir faire respecter lordre dmocratique et remettre en cause, de ce fait, lordre tabli de loasis.

    1962 - 1972 : lAlgrie post-coloniale ou limpossible

    cooprationJai dans la tte des images prcises et colores du jour de lindpen

    dance El Gola. Mon pre a film cette poque. Nous avons si souventrevu le film 8 mm ! La foule des citoyens en liesse. Les youyous desfemmes. Les cris des enfants. Les hommes marchent la tte haute. Nousfraternisons. Lindpendance algrienne a t arrache au terme duneguerre atroce. Les combats se sont solds par un million de morts. Il y a400 000 orphelins. 500 000 rfugis revenus des pays maghrbinslimitrophes et deux millions de paysans librs des camps de regroupement ont tout perdu et doivent repartir de zro. La guerre a t terriblementdestructrice sur le plan matriel. Il y a deux millions de chmeurs, quatre

    millions de personnes sans ressources. Au Sahara, relativement protg,on espre une vie meilleure dans une nouvelle nation, au sein dun peuplergnr. Ben Bella devient prsident de la Rpublique dmocratiquepopulaire dAlgrie. Trs vite, les garanties des Accords dEvian, destines faire des Franais dAlgrie des citoyens part entire au sein de lanouvelle nation, deviennent lettre morte. Les Cadat prennent peur. Parmiles nouveaux matres du pays, certains les harclent, des vexationsmesquines aux attaques physiques, en passant par les vols. Pierre Cadat,mon vieux pp dEI Gola, est assailli devant chez lui. Il est assis, sonhabitude, au soleil, devant sa maison, bavarde avec des amis arabes. Unhomme surgit. Il lapostrophe : Fait la shaada30 ou je te tue . Sans

    Migratians Socit

    29. Il occup e aujourdhui un poste important dans ltat-major dune arme franaise.

    30. Formule de conversion lislam.

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    attendre de rponse, lnergumne lui assne un violent coup depied la bouche, le met en sang. Lincident est un signe. Rapidement,les conditions de vie saggravent : le nouveau rgime confisque les

    jardins de Pierre et de ses enfants. Les Cadat, expropris, dcidentalors de quitter leur pays et de gagner la France avec laide des PresBlancs. Le dpart est dfinitif, quoiquil leur en cote. Cest quilscraignent trop pour leur vie physique et spirituelle. En 1965, lannedu coup dtat de Boumdienne, Mgr. Mercier lvque volant duSahara , le pre Marc Cougoulat, Madame Launay et dautres, aidspar le sous-prfet de Largentire en Ardche, Monsieur Larfaoui,dorigine arabo-musulmane, organisent avec brio le rapatriementvers la France de la communaut chrtienne noire dEI Gola. Voilcelle-ci arrache la terre saharienne musulmane o elle est ne,transplante en terre protestante ardchoise. Pierre et Marie Cadatfiniront leurs jours la Chapelle-sous-Aubenas. Mes grands-parents,

    ni pieds-noirs rapatris dAlgrie ni 31, mais chrtiens noirs duSahara, sont sans doute labri, mais jamais orphelins du dsert.Joseph et Denise, eux, font le pari de se maintenir dans le Sud. Mon

    pre est tout la fois le dernier des Cadat du Sahara colonial et lepremier Cadat dun Sahara intgr lAlgrie indpendante. Il y travaillera dix ans au titre de la coopration franaise. Une cooprationexclusive dingrence et considre ds le dpart comme vitale pourle pays par les responsables algriens. Mon pre, dlgu agricole pourla Wilaya32du Sud, se consacre sa tche. Il va cooprer avec lesComits de gestion socialistes de 1963, dvelopper le premier planquadriennal de 1970, mettre en oeuvre la Charte de la Rvolution

    agraire de 1971. Joseph traverse ces dix premires annes depost-indpendance en tmoin lucide. Les crises politiques franco-algriennes se succdent, de lexplosion au Sahara dune insolentebombe atomique franaise la ngociation des accords ptrolifres.

    Un jour, elles ont raison de lobstination de Joseph et de Denise. Monpre occupe Ouargla le poste de conseiller agricole. Nous y habitonsune villa Pouillon, blanche et belle, notre dernire demeure algrienne.A la suite de la nationalisation du ptrole, la France dnonce les contratsde coopration technique qui la lient lAlgrie. Nous partons. Mon prerejoint un poste au ministre de lAgriculture Montpellier, au sud de laFrance. Cest lt 1971 et je vais sur mes treize ans.

    1906-1965 : en moins de six dcennies, la petite communautchrtienne noire dEI Gola se btit autour de Pierre Cadat, prospreet disparat. Cette communaut est ne de la colonisation franaiseet steint au lendemain de lindpendance algrienne. Communauttragique qui semblerait aujourdhui navoir jamais exist sil ne restait auSahara, dans un petit cimetire chrtien oubli au pied de lgliseSaint-Joseph la cathdrale du dsert , quelques tombes ensables,pieusement ordonnes autour de la spulture du Pre de Foucauld.

    Brieuc-Yves CADATChercheur politologue

    31. Troupes mus ulmanes (et leurs familles) au servic e de la France durant la guerre dAlgrie.

    32. Rgion administrative. La Wilaya du Sud recouvre lensemble du Sahara.

    Vel. 9, n 53 septembre - eetebre 1997

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