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LES CADRES SOCIAUX DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE CONTEMPORAINE Author(s): Jean Weiller Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 26, LES CADRES SOCIAUX DE LA SOCIOLOGIE (Janvier-Juin 1959), pp. 103-118 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689170 . Accessed: 23/06/2014 12:26 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.110 on Mon, 23 Jun 2014 12:26:16 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LES CADRES SOCIAUX DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE CONTEMPORAINEAuthor(s): Jean WeillerSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 26, LES CADRES SOCIAUXDE LA SOCIOLOGIE (Janvier-Juin 1959), pp. 103-118Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689170 .

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LES CADRES SOCIAUX DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE

CONTEMPORAINE

par Jean Weiller

Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Paris

L'économiste ne peut se dérober aujourd'hui devant une sorte d'autocritique. Après toute une série de ruptures de tradi- tion, il s'interroge beaucoup plus sur des recherches en cours ou même des tentatives de recherches et, finalement, des espoirs d'enseignement rénové, que sur le corps des théories consacrées, pourtant encore si souvent et si légitimement discutées d'un point de vue sociologique. Le danger des critiques venues du dehors, à cet égard, serait qu'ayant déjà reçu, au moins impli- citement, l'adhésion d'un grand nombre d'entre nous, elles risqueraient, en revanche, de sous-estimer les renouvellements en cours. En France, plus encore que dans bien d'autre pays, le souci de dégager l'enseignement de l'ancien dogmatisme se marque dans de très nombreuses tentatives. D'autres critiques seraient à faire, et peut-être, à l'inverse, aurait-on souvent tendance, à la suite du morcellement actuel d'une discipline qui éclate en une multiplicité de recherches spécialisées, à privi- légier de nouveaux centres d'intérêt où ne se retrouve plus ce que le sociologue, plus qu'aucun autre, attend encore des théories économiques.

I. - Cadres de recherche et cadres sociaux. - II faudrait rappeler d'abord ici combien il reste difficile de mesurer la portée respective des efforts actuels. Dispersés et souvent discordants, ceux-ci atteignent d'autant plus rapidement leur but qu'ils ne mettent en jeu que de simples concepts opérationnels. Les modifi- cations de portée plus longue et de logique plus rigoureuse ne peuvent certainement pas encore être appréciées car elles supposent une synthèse que nous entrevoyons fort mal à présent.

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En tout cas, le morcellement d'une pensée économique qui ne rejoint décidément plus les préoccupations de sociologie générale pose immédiatement une série de problèmes connexes :

10 Peut-on reprocher aux spécialistes de s'enfermer dans un cadre de recherches trop étroit ? Faut-il attaquer des programmes d'enseignement qui, dans tous les pays parvenus à un certain stade de développement, quel que soit, par ailleurs, leur mode d'organisation, semblent laisser échapper Yessentiel des préoc- cupations antérieures de l'Économie générale ? En dehors de la responsabilité diffuse qui ferait incriminer la « société indus- trielle » dans son ensemble, comment repérer des cadres sociaux derrière les cadres de recherche ou d'enseignement ?

2° Comment juger les tentatives de ceux qui, bravant les consignes de spécialisation ou de technicité, recherchent à nouveau, malgré tout, à partir de leur connaissance économique, V éclairage du « phénomène social total »? Peut-on simplement transposer dans une histoire de Γ analyse ou de la pensée économique contemporaine, l'effort, si décevant semble-t-il, de deux ou trois générations d'économistes pour mettre au point des cadres de référence relativement simples, mais désormais aptes à mettre en évidence les oppositions sociales réellement significatives ?

A travers les anciennes « histoires des doctrines », les querelles d'école du xixe siècle avaient été systématiquement examinées avec, très souvent, la volonté de rejoindre un problème de sociologie générale : celui de la réorganisation d'ensemble des structures sociales. Ainsi s'était-on efforcé également de dégager les influences respectives des milieux ou groupes sociaux et des traditions idéologiques selon des filières de pensées dites à présent « orthodoxes » ou « hérétiques ». On sait combien avait pu être féconde, en son temps, cette volonté d'élargissement du cadre de l'Économie politique classique - celle d'un Hector Denis ou d'un Charles Gide - pour mettre en opposition avec les enseignements de Yèconomie libérale les témoignages, protes- tations et utopies d'inspiration socialiste, interventionniste ou réformatrice du siècle dernier.

11 faudrait, sans doute, avoir recours à d'autres procédés pour dégager les influences profondes qui jouent dans un contexte idéologique et méthodologique très différent. Nos réflexions viendraient alors recouper bien des critiques, à présent connues et analogues à celles que les sociologues ont pu faire dans d'autres domaines. Il nous faut d'ailleurs reconnaître dès l'abord l'insuffi- sance d'esprit sociologique d'une discipline ancienne, mettant l'accent sur une critique individualisante des messages des grands hommes (accent mis sur leur carrière exceptionnelle, leurs

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bizarreries, extravagances, etc.). Mais il nous faut surtout admettre l'existence d'une coupure, très nette, entre les contro- verses anciennes mettant en question Yessenliel « au niveau des grands ensembles » (pour reprendre l'expression de M. Girod) et les analyses modernes de plus en plus détachées des préoccupa- tions idéologiques d'autrefois. Pour la période contemporaine, les « histoires de la pensée économique » tendent surtout à mettre l'accent sur des influences doctrinales jouant très indi- rectement - celles que ne peuvent éviter les économistes professionnels dans leurs travaux de spécialistes ou d'experts - influences nécessairement subies en dépit d'une volonté de rupture, de dégagement des cadres traditionnels de Γ « orthodoxie » et d'autant plus subtiles que le langage utilisé sera plus ésotérique.

Peut-être pourrions-nous faire déjà un grand pas ici comme ailleurs dans la voie de la recherche de « cadres sociaux », moins apparents mais non moins contraignants que ceux d'autrefois, si nous pouvions mettre en relief les raisons qui ont joué dans l'esprit de chaque auteur, soit dans le sens d'une « quête de l'essentiel », soit dans celle de la « mise entre parenthèses » de celui-ci en vue de mieux œuvrer dans le cadre de théories épurées et d'une connaissance résolument analytique (1). Les sociologues pourraient nous aider à dépister bien des facteurs autres que ceux de caractère rigoureusement scientifique dans ces alter- nances d'audace et de repli. Faut-il rappeler que Walras lui-même ne voulait pas se réfugier dans Γ Économie pure de façon définitive, mais parvenir à cette synthèse qu'il n'a pu dégager, mais qu'il a souvent annoncée, entre un idéal socialiste et des moyens d'action libéraux ? Son attitude n'était pas réellement « orthodoxe », mais son œuvre a été revendiquée par la plus stricte orthodoxie. En ce qui concerne la recherche de l'essentiel, il faudrait insister sur les raisons profondes d'un conformisme rigoureux, d'appa- rence strictement méthodologique, comme celui de l'école marginaliste de Vienne qui n'a cessé de s'opposer aux efforts d'élargissement des recherches économiques dans un sens « historique » ou « sociologique » tout «en croyant pouvoir, au nom même de la science économique, justifier l'encadrement des recherches dans les limites d'une doctrine libérale à peine renouvelée. Plus précisément, ce qu'on appelle couramment aujourd'hui Γ « orthodoxie » tend à maintenir une série déjà très diversifiée d'analyses fragmentaires au niveau de quelques axiomaliques à peine mathématisées, mais où, en tout cas, les structures essentielles de l'économie moderne ne peuvent être

(1) Cf. notre contribution au Traité de Sociologie, sous la direction de G. Gurvitch, t. I.

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mises en question. On remarquera à cet égard l'attachement exclusif à la méthode abstraite : le passage à présent frayé de la statique à la dynamique reste très étroit (il ne permet, par exemple, que de rendre compte avec parcimonie du jeu des facteurs « déséquilibrants »).

On comprend cependant combien les quelques résultats précieux obtenus dans le cadre de ces axiomatiques apparem- ment dépouillées de toute prétention et dégagées de toute influence doctrinale méritent d'être retenus - et ceci du fait même des progrès ainsi permis, soulignons-le, à l'enseignement le plus accessible, le plus élémentaire. Nous devrions, d'autre part, insister à nouveau ici sur l'utilisation féconde qui semble de plus en plus devoir être faite de certaines de ces recherches fragmentaires, mais précises, en vue de la mise au point de politiques économiques qui restent elles-mêmes de caractère partiel, mais s'avèrent indispensables. Enfin, l'on a suffisamment mis en évidence le fait que la consigne de non-intervention s'est trouvée, par suite des progrès ainsi réalisés, abandonnée par les plus orthodoxes des économistes eux-mêmes : ce point n'en est pas moins, croyons-nous, le plus important.

Il en résulte toute une évolution qui doit permettre à l'analyse économique de retrouver un rôle essentiel dans les sociétés industrielles les plus développées. Il suffît de rappeler la mise au point de techniques neuves de comptabilité nationale et de planification souple ou « indicative », de politiques anticycliques et de moyens d'intervention sociale, aussi bien que de gestion de l'entreprise privée ou de recherche opérationnelle au service des grandes firmes.

Comment ne pas comprendre en revanche l'impatience ressentie devant cette sorte de consigne implicite de n'avoir pas à franchir les bornes d'une analyse de portée restreinte, de ne plus mettre en cause les « grands problèmes » ? L'appré- ciation d'ensemble de ce qu'on ne cesse cependant de dénommer « système économique » ou « type d'organisation économique », surtout à une époque de « grand schisme », ne devrait-elle donc plus rien comporter de ce qui relève de l'analyse économique ? Nous retrouverons ici les termes d'un avertissement sur lequel il nous faudra revenir. Les économistes classiques enseignaient des déterminismes implacables ; les marxistes ont cru pouvoir aller beaucoup plus loin encore. Le reflux de la pensée néo- classique ramène bien en deçà du point de départ.

C'est bien à une sociologie de la connaissance économique que doit tendre l'étude des cadres sociaux de cette évolution complexe. Nous ne pouvons pas nous contenter de revenir ici aux explica- tions anciennes concernant l'influence du milieu sur la pensée

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des quelques grands doctrinaires, en prolongeant l'effort pour ceux dont on peut déjà repérer l'importance au xxe siècle (Keynes certainement en dépit de la limitation de son champ d'étude, Schumpeter aussi, bien que cet auteur restera peut-être encore davantage connu comme historien de Y analyse économique, que comme l'artisan d'une économie sociologique (1), d'autres encore sur lesquels il serait vain d'entamer une controverse à présent...).

Nous devons surtout éviter d'établir une hiérarchie des influences selon la rationalité économique des schémas proposés· En le faisant, l'historien des doctrines risquait souvent d'éluder les problèmes de choix des méthodes et des objets mêmes de l'analyse, et finissait par se contenter d'une appréciation finale sur Γ « optimisme » ou le « pessimisme » des résultats obtenus. Enfin, le rattachement à une tradition doctrinale apparaîtra de plus en plus arbitraire : Keynes avait-il voulu détruire les mécanismes du marché, sauver le capitalisme ou découvrir une voie médiane ? Nous savons bien qu'ainsi posée la question ne permet pas de réponse satisfaisante.

Mais de tous ces éléments qu'avait su dégager, pour le xixe siècle, l'histoire des « grandes doctrines », aucun ne peut être déclaré absent d'une étude désormais rétrécie du fait du caractère plus étroitement spécialisé des analyses économiques ainsi que de l'exclusion d'auteurs ayant suivi manifestement une direction jugée « extra-économique » (de caractère religieux, de socialisme non marxiste, etc.). Pour aller plus avant, quelques précisions sont dès à présent nécessaires :

Io Au point de départ, il n'existe aujourd'hui, du moins pour les pays occidentaux, qu'une seule tradition réputée scientifique. Cependant, dès que sont entrepris les efforts de synthèse, les interférences deviennent de plus en plus difficiles à éviter sur le plan d'une analyse élargie avec tout ce qui, dans la tradition marxiste, subsiste comme critique approfondie de l'économie capitaliste (cf. le rapport de H. Lefebvre concernant les cadres sociaux, tout différents, du marxisme) ;

2° II peut encore être intéressant, d'un point de vue de psychologie sociale, de dégager les influences qui guident le travail des économistes au niveau de la recherche de l'ensei- gnement ou de l'expertise. Mais l'enquête ne mènera pas très loin. Pourquoi les uns acceptent-ils délibérément soit le champ précis de l'étude spécialisée, soit les délimitations du programme

(l).Du moins, la construction de cette dernière, sur laquelle noue avions attiré l'attention dans ces Cahiers (vol. XI, 1951) restait-elle dans la ligne doc- trinale antérieurement définie.

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d'enseignement, soit les données politiques ou sociales du projet soumis à l'expert ? Pourquoi d'autres s'efforcent-ils d'élargir l'enquête, de « bousculer » le programme ou de mettre en question certains paramètres réputés « intouchables » ? La psychologie individuelle risquerait d'ailleurs ici de l'emporter sur la psycho- logie sociale ;

3° C'est surtout au point d'arrivée, dans l'accueil fait par le milieu - ou par les milieux, groupes, etc. - où se diffuse la pensée économique que nous retrouverons des cadres sociaux qui, semble-t-il, s'avèrent de plus en plus contraignants. Aux diffé- rents étages ou niveaux de la connaissance économique où se situent les audiences, de plus en plus limitées, aptes à la recueillir, il est clair que cet accueil ne sera pas le même. Différents relais de transmission seront inévitables, plus ou moins nombreux selon le caractère plus ou moins abstrait des recherches de caractère théorique et la nature plus ou moins spécialisée des analyses ou expertises de détail.

Naguère, la rencontre avec d'autres préoccupations - notam- ment avec des préoccupations sociologiques - pouvait se faire, dans le cadre des « grandes doctrines », à un niveau et dans un langage qui étaient de sens commun, mais qui évitaient, si on le voulait bien, la vulgarisation, permettant des références précises à la pensée authentique d'un auteur. Le problème actuel de la diffusion, même au niveau des recherches d'autres spécialistes, demande un effort de transposition en un autre langage ; au niveau d'un public beaucoup plus large, il devient nécessaire de faire confiance à d'autres que les spécialistes, à ceux qui disposent de quelque grand moyen de diffusion, allant de la revue de littérature générale aux organes de presse d'une certaine tenue intellectuelle.

IL - Influences s' exerçant au point de départ de la recherche ou de renseignement. - A) Que disait-on traditionnellement des problèmes d'adaptation qui se posaient au professeur d'Äco- nomie politique ? Chargé d'un enseignement général, il échappait difficilement à l'emprise d'une « doctrine », mais celle-ci se situait sur un plan où seule permettait d'intervenir efficacement une solide formation philosophique (qui avait été celle des grands classiques d'Adam Smith à Stuart Mill, ou encore celle de Marx). D'autre part, une formation largement sociologique (que l'on peut reconnaître aux opposants saint-simoniens ou proudhoniens aussi bien que, par la suite, à un Pareto ou à un Schumpeter) était requise pour étayer des divergences de vue appréciables, et, plus encore, pour conduire à un véritable renversement de perspectives. La faiblesse des doctrines dites intermédiaires tient sans doute à l'insuffisance des renouvellements proposés

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de ce double point de vue, en dépit de la très grande importance numérique des nuances de pensées, souvent très estimables, qui s'étaient exprimées dans un effort authentique de conciliation ou de synthèse. Quant aux recherches spécialisées, elles étaient reléguées au rang de contributions mineures d' « économie descriptive » sans prétention théorique.

Dans ces conditions, c'est seulement en seconde ligne que nous retrouvons l'influence du milieu le plus proche sur les individus chargés de délivrer le message d'une école respectée, compte tenu des réadaptations suggérées par l'actualité toujours contraignante, celle des rivalités nationales ou des conflits sociaux et d'un certain affadissement de l'enseignement classique, après « cinq à six générations de poncifs ».

Alors, sans doute, l'équation personnelle devait-elle moins compter que la dépendance doctrinale et si la petite histoire s'est plue parfois à rappeler le milieu existentiel de l'économiste, ses leçons ne doivent pas être surestimées. Il suffira de rappeler ici quelques exemples classiques. Ainsi est-ce à l'influence de Mrs Taylor - et, grâce à cette influence, au changement d'envi- ronnement social - qu'on attribue traditionnellement le carac- tère plus généreux de la pensée de Stuart Mill au moment de sa maturité. On peut croire, en revanche, à la discipline contrai- gnante que semble avoir regrettée Schumpeter dans certains passages : celle d'une société strictement hiérarchisée, lorsque le professeur ou le chercheur se sent « encadré » par ces couches traditionalistes « protectrices » de l'expansion capitaliste. Faut-il à présent se demander comment s'orientera la pensée d'un théoricien, soit qu'il accepte un rôle actif de conseiller de firmes ou de branches d'activité, qu'il devient victime d'une mythologie provinciale ou, encore, plus généralement, qu'il respecte les mots d'ordre de très courte portée d'un milieu familial, d'un groupe de pression, voire d'un état-major politique en quête de succès immédiat?

Un troisième élément, plus que l'attachement à des cadres de pensée traditionnels et l'influence immédiate du milieu existentiel, semble assez jouer un rôle déterminant - du moins sur les plus ambitieux des économistes, désireux, comme nous l'avons supposé ici, de rénover un enseignement de caractère « classique » (qu'il s'agisse, dans ce sens, du terme « classique » recouvrant même la pensée marxiste, de partisans ou d'adver- saires de l'orthodoxie libérale). On remarquera que (pour employer une expression du vocabulaire économique actuel) la « longueur d'anticipation » est très différente selon les auteurs : disons, avec Georges Gurvitch, que leur « temps » est parfois en retard et parfois en avance sur lui-même.

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Et ceci, dans tous les domaines. Ainsi défenseur de Γ « ortho- doxie », le Pr J. Viner s'est plu à opposer cependant la vue courte des économistes d'action et « the long view » des théoriciens de l'économie : l'antithèse était plus réelle qu'on ne l'a souvent affirmé. Sur un autre plan, celui des incidences politiques d'une pensée orientée vers la synthèse doctrinale, il serait intéressant d'étudier la tension qui existe nécessairement entre la volonté de bien dégager des résultats à lointaine échéance, en dépit précisément des pressions exercées par le milieu existentiel, et l'éventualité d'avoir à se prononcer sur l'heure à propos d'évé- nements dont le théoricien appréciera peut-être l'incidence immé- diate de façon assez similaire à celle de ce milieu. Engagé dans une vie plus active, il risque de s'égarer dans un « temps » qui ne lui est pas habituel ; souvent encore, cependant, ce n'est pas sans raison profonde qu'il se prononcera « à court terme » de façon apparemment différente de son jugement « à long terme ». Homme politique, il aurait fait le dur apprentissage des réponses à apporter, au jour le jour, à des questions toujours « mal posées » d'un point de vue doctrinal - questions parcellaires, ambiva- lentes, et venant interrompre la continuité du schéma hypothético- déductif pour y substituer « continuité » ou « discontinuité » historique (je renvoie, à cet égard, à une discussion récente des idées de Gurvitch, mais non sans rappeler encore le parallé- lisme avec les préoccupations d'économistes contemporains). Un recoupement peut se faire ici avec tout ce que nous savons du goût de la solitude qui aura permis à certains de sauvegarder quelque originalité de pensée.

B) En définitive, l'adhésion à une doctrine justificative de l'ordre existant (la doctrine libérale) avait souvent fait accepter une certaine intolérance sur des points mineurs : refus, par exemple, du protectionnisme ou du colonialisme des hommes d'affaires du xixe siècle dans la plupart des pays développés (mais on sait que Bastiat avait bénéficié d'un milieu d'accueil favorable au premier de ces refus - non au second ; à l'inverse, faut-il rappeler la consternation avec laquelle les disciples d'une doctrine favorable aux grands intérêts britanniques de l'époque victorienne avaient ressenti les concessions théoriques faites par Stuart Mill à l'argumentation protectionniste des pays jeunes ?). Dans ces perspectives, ce que le milieu dans lequel vit l'économiste aura donc empêché, c'est, parfois, un renou- vellement doctrinal, c'est, plus souvent encore, le maintien à un niveau suffisamment élevé d'un enseignement qui supportait mal la transposition en « économie vulgaire ».

Pour les mêmes raisons, on aura noté, dans les recherches d'autrefois, les influences perturbatrices et souvent dégradantes

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LA PENSÉE ÉCONOMIQUE

de fausses spécialisations qui permettent au théoricien de donner le change en flattant les goûts d'une clientèle peu difficile quant à la rectitude des recettes d'économie financière ou d'économie sociale, pourvu qu'elles soient accompagnées d'impératifs doctri- naires suffisamment éloquents.

Le problème change d'aspect lorsque les spécialisations sont réelles et prennent une importance croissante. L'avantage, pour celui qui veut échapper à un certain asservissement, c'est que ce sont les conclusions de politique économique - et non les doctrines justificatives du système - qui deviennent l'essentiel de la vocation de l'économiste. D'autre part, l'analyse d'une situation concrète prend alors le pas sur le rappel d'une tradition, qui n'est pas seulement scientifique, et la théorie devient « un instrument d'analyse ».

En même temps que la dépendance à l'égard d'un confor- misme qui le liait aux messages d'auteurs classiques - et souvent ainsi, à des structures sociales déjà partiellement révolues - disparaît, en revanche, la sauvegarde du respect inspiré par la tradition la plus orthodoxe ou même de la frayeur suscitée par le nom de quelque grand hérétique - servant de caution à quelque commentaire de doctrine. De plus, il faut reconnaître que les efforts de synthèse perdent de leur prestige au profit des recherches spécialisées, même d'importance très subalterne, que les idées neuves sont dépréciées à l'avantage des formalisations les plus élémentaires et que la richesse de l'argumentation apparaît comme un luxe romantique en face d'axiomatiques mathématisées beaucoup trop simplistes.

La question la plus importante ne doit pas être examinée ici. Gomment pourrions-nous, dès à présent, établir le bilan de tentatives si diversifiées ? A vouloir y répondre, nous craindrions la sous-estimation des efforts les plus originaux, ceux qui, par définition, nous sont difficilement intelligibles, sinon inacces- sibles. On serait tenté de vouloir démystifier la gloire usurpée, grâce à la présentation savante de platitudes, naguère discré- ditées lorsqu'elles étaient exprimées dans un langage plus simple. Mais ne risquerait-on pas le retour à des controverses désormais sans issue, puisque si mal éclairées sur les préférences doctrinales de chaque auteur, tout en décourageant les efforts plus authen- tiques dans une direction nouvelle ?

Il se peut que nos sociétés industrielles soient parvenues à un stade de développement qui rendent vaines les justifications moralisantes aussi bien que les protestations romantiques. Il est probable également que l'économiste se trouve désormais mal placé pour découvrir les véritables éléments de permanence, à l'intérieur de chacun des pays évolués, aussi bien que les raisons

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JEAN WËILLBR

de transformation révolutionnaire à l'échelle du monde. Ce qui doit retenir ici notre attention, ce sont, sans doute, d'abord les raisons pour lesquelles chercheurs ou enseignants à vocation économique se trouvent généralement engagés dans la voie d'études parcellaires ne mettant plus en question ce qui faisait l'essentiel des conflits de doctrine. Mais ce sont aussi les possi- bilités de retrouver malgré tout sur un autre terrain ce qui peut apparaître aujourd'hui comme Yessentiel.

S'il ne s'agissait que d'un transfert de responsabilité de l'économiste au sociologue, le problème devrait être écarté et c'est d'un élargissement, non d'un rétrécissement, des perspec- tives qu'il faudrait, en tout cas, discuter. A l'inverse, si une certaine fragmentation des grandes disciplines d'autrefois, constatée en sociologie comme en économie politique, pour des raisons méthodologiques, était seule en cause, sans doute faudrait- il prendre sa part d'une évolution irréversible. Mais la question se pose différemment. Nous savons que l'enseignement le plus « fondamental » se dérobe lui-même devant ce que les études empiriques, les mesures statistiques les plus précises et les recherches historiques contemporaines procurent à foison - et que sont couramment adoptées des interprétations non conformes à ce qu'une analyse élargie permettrait de dégager. A condition que l'économiste ne reste pas isolé dans une spécialité et fasse bénéficier les autres de ce que Perroux vient de dénommer « un savoir scientifiquement contrôlé », d'importants progrès semblent possibles au niveau des préoccupations les plus générales de notre temps. Ainsi pouvons-nous contribuer 'à reculer effica- cement les limites de nos recherches.

Les questions à poser aujourd'hui ne sont donc plus tant celles des influences qui jouent au point de départ d'une vocation d'économiste ou qui, subsidiairement, expliqueraient le choix d'une spécialité. Le milieu existentiel peut encore jouer un rôle appréciable, aider au rétrécissement ou à l'élargissement de l'horizon du spécialiste - mais nous savons bien que, dans le cadre de sa recherche ou de son enseignement précis, les limites de l'enquête ou du programme compteront désormais plus que de telles influences. Le problème se trouve désormais situé en grande partie à un palier différent, celui du choix des programmes dosant les types de recherches et la nature des enseignements à effectuer. Un jeune qui réside effectivement en province, dans une ville d'université, ne se dérobera pas devant l'appel des enquêtes d'économie régionale. Il ne refusera pas son concours aux nouveaux centres ou instituts de préparation à l'adminis- tration des entreprises qui offriront des débouchés à un certain nombre de ses étudiants... Tout ceci conduira à son propre enca-

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LA PENSÉE ÉCONOMIQUE

drement de façon plus stricte que naguère. De plus, pour les quelques « cours spéciaux » laissés à son choix, il s'efforcera d'atteindre la plus haute technicité dans l'explication des théories et des modèles proposés dans les plus récents articles des revues spécialisées.

Ici encore, c'est à un niveau qui n'est pas le sien, celui des choix d'une littérature, aujourd'hui nécessairement interna- tionale, que le problème se pose. Quelles pourraient être, par exemple, les « déviations » ou « rectifications » que le comité de direction d'une revue scientifique ou d'une collection de manuels spécialisés viendrait apporter à l'orientation des études ou des recherches ? Il faut aller plus avant dans notre investigation.

Finalement, notre attention reste, malgré tout, attirée par les quelques auteurs suffisamment originaux pour exprimer un message nouveau dans le cadre élargi d'une spécialisation subie mais non définitivement acceptée. Lorsque la consécration de l'économiste, rompu aux disciplines modernes, lui aura permis d'apporter une contribution importante à l'étude des transfor- mations actuelles de la société globale, faut-il nous demander dans quels « cadres sociaux » il lui aura été possible désormais de s'exprimer ? Nous retrouverons ici le problème de l'accueil réservé aux études économiques dans la société actuelle.

III. - La diffusion de la pensée économique et ses « filtres » sociaux. - Plus important que l'acceptation ou le rejet de certains « cadres » par le chercheur ou le théoricien, semble bien décidément aujourd'hui le problème de la diffusion d'une pensée qui se sera efforcée de rejeter, au moins partiellement, les contraintes qui s'exercent sur elles, au point de départ. Nous savons que, désormais, la « tradition » aura moins joué que le « programme » pour canaliser une inquiétude et que l'orientation vers des applications de politique économique auront guidé l'ingéniosité des novateurs - ceux pour lesquels l'acceptation d'une doctrine reconnue plus ou moins « orthodoxe » n'aura pas tenu lieu de recherche scientifique.

Mais au point d'arrivée, quel aura été l'accueil reçu par ses travaux ? Sans doute, dans un pays évolué est-il possible d'exclure des hypothèses extrêmes. Nous reconnaissons que dans un pays comme les États-Unis et, dans une très large mesure aussi, comme la France, tout ce qui revêt une forme scientifiquement élaborée et bénéficie d'une présentation « académique » finira par être édité dans quelque collection savante et fera l'objet de comptes rendus, souvent dans certaines revues économiques consacrées. Tout ceci est très précieux et nous y sommes fort attachés. Mais la masse même des travaux publiés et recensés

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est telle qu'elle décourage les étudiants les plus avancés et Ton ne peut voir là qu'un premier stade dans la diffusion d'une théorie nouvelle, le second stade pouvant être représenté, par exemple, par l'importance et la qualité des citations dans un « text book ».

A l'inverse, nous savons qu'il ne faut pas songer voir repro- duire un raisonnement économique fondamental en première page d'un quotidien, ni à voir transformer en « best seller » un ouvrage de quelque importance théorique. La question est plus subtile. Il ne serait pas impossible, sans prendre le cas extrême d'un Sweezy, qui, marxiste, a, d'ailleurs, pu bénéficier d'un cercle de lecteurs relativement étendu, de rechercher la répercussion finale sur les travaux de collègues ou de disciples d'un livre comme celui de K. W. Kapp, The social costs of private enterprise, édité aux Harvard University Press en 1950, ou même de mesurer l'influence exacte dans le cadre d'une plus large audience d'un ouvrage célèbre comme Capitalism, Socialism and Democracy, où Schumpeter avait . véritablement voulu exprimer une profession de foi, et de comparer cette influence à celle d'autres ouvrages sur des thèmes analogues publiés aux États-Unis depuis une quinzaine d'années.

De façon plus générale, et quelle que soit l'envergure d'une œuvre, nous devons tenir compte de l'existence de moyens de diffusion très différents selon les publics à atteindre - et compte tenu de l'ambition plus ou moins légitime, étant données les questions traitées, d'obtenir une assez large audience. Disons que la recherche, comme l'enseignement, doit tenir compte de filtres sociaux, même s'il ne s'agit pas principalement des moyens de diffusion les plus connus tels que la grande presse ou les émissions radiophoniques. L'étude devrait donc porter sur la résistance du milieu - ou plutôt des milieux sociaux privilégiés par lesquels se fait la sélection des « grands économistes », experts réputés ou même représentants d'une opposition doctri- nale sur le plan de la pensée économique. De ce point de vue, nous devons être assez pessimistes.

Très souvent, nous aurons pu constater une déperdition considérable de forces après travail fait. C'est ainsi que de très honnêtes mises au point effectuées, par exemple, par une majo- rité de professeurs à leur cours, auront bien eu une certaine influence sur toute une génération d'étudiants. Elles auront échappé à leurs aînés : la sélection pour ceux qui ont dépassé l'âge universitaire se sera faite par un certain nombre de revues hebdomadaires et journaux politiques ou financiers qui, par définition même, seront comme autant de filtres. Et les contro- verses sur des thèmes de politique économique, comme l'inflation

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ou la dévaluation, par exemple, ou l'aide aux pays sous- développés, seront reprises à l'usage d'un plus large public, en liaison avec d'autres préoccupations que celles de l'enseignement ou de la recherche. Pour la génération ultérieure également, le travail sera à recommencer : on repartira des hypothèses simpli- ficatives de l'orthodoxie de la veille, non des mises au point de critiques, restées ainsi dispersées.

Sans doute, reprochera-t-on au théoricien d'aujourd'hui de parler un langage difficile et de transposer en termes différents de ceux des polémiques quotidiennes les leçons qu'il croit pouvoir dégager. Nous n'insisterons pas sur les raisons scientifiques de ces transpositions. Mais il ne serait pas déraisonnable de se demander si, en revanche, pour échapper à l'emprise des préjugés et des conformismes (dont il est impossible de détacher les groupes d'âge anciens) il n'a pas été nécessaire que la science se fasse ésotérique et tende à employer un autre langage que celui utilisé, parfois non sans un grand talent, par des commentateurs s'adressant à des catégories socio-professionnelles exagérément soucieuses d'intérêts à courte échéance. Même - et peut-être surtout : - dans un enseignement s'adressant à des jeunes gens épris d'actualité, assez souvent dociles aux suggestions de la génération antérieure et parfois aussi délibérément en révolte contre celle-ci, il a toujours été indispensable de trouver un terrain où V objectivité scientifique fût respectée. C'est peut-être un signe des temps que celle-ci ne puisse se retrouver qu'avec la fragmentation du savoir en disciplines ayant chacune une vocation d'autant plus grande à l'objectivité que l'audience en sera plus limitée.

Supposons, cependant, qu'après le long détour des spécia- lisations nécessaires, un certain nombre d'esprits d'observation aiguë et de formation scientifique incontestée aient réussi à élargir le cadre du conformisme qui s'était imposé au niveau d'un enseignement de bon aloi : comment parviendrait-on à obtenir, sinon une plus large audience pour chacun de ces théoriciens, du moins une consécration générale et durable de leurs efforts respectifs ?

C'est pour répondre à cette question qu'un débat entre éco- nomistes et sociologues est nécessaire. D'abord, parce que nous n'avons pu suffisamment dégager les relations entre ce boule- versement des cadres d'enseignement et de recherches et la transformation des cadres sociaux eux-mêmes. Ensuite parce qu'il y a un très grand parallélisme entre les efforts des éco- nomistes qui veulent à la fois maintenir et renouveler les ensei- gnements d'économie générale (l'un ne va pas sans l'autre) et ceux des sociologues qui, en dépit des spécialisations inévitables,

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veulent maintenir et renouveler la conception fondamentale du phénomène social total. Enfin, parce qu'il ne faut jamais désespérer.

Io Le passage par des recherches de plus en plus spécialisées est à présent toujours nécessaire, mais ce n'est pas tant au stade de celle-ci qu'au cours d'une phase ultérieure, celle de la diffusion des résultats obtenus et des premières tentatives de synthèse que nous retrouvons le danger d'un filtrage trop parcimonieux, et souvent intéressé. La force de l'économiste, comme du socio- logue, sera de poursuivre lui-même l'effort jusqu'à la synthèse finale et de l'imposer - dans toute la mesure de ses moyens - quelles que soient les pressions exercées sur lui - et même s'il doit risquer sa réputation de spécialiste ou d'expert. Il conserve le prestige de celui qui peut seul retrouver un fil conducteur à travers les branches diversifiées de la connaissance économique et malgré les difficultés de vocabulaire et les pièges de ces axio- matiques plus ou moins mathématisées dont la place respective dans l'enseignement général doit toujours être précisée.

Jamais il n'a suffi de mettre bout à bout les conclusions d'articles originaux, ni de « revenir de l'abstrait au concret » selon la recette de Pareto (qui eût consisté à rassembler des éléments que, « pour les mieux étudier, Von avait séparés ») : un travail d'élaboration nouveau est toujours nécessaire, mais précisément - et c'est sans doute ce que voulait dire, en défi- nitive, Pareto, et ce qu'exprime aujourd'hui Perroux en parlant de savoir scientifiquement contrôlé - après avoir assimilé ce que les analyses spécialisées les plus récentes auront permis de préciser. Nous ne pouvons revenir ici sur le contenu d'un ouvrage tout récent comme La coexistence pacifique, mais il n'est peut-être pas inutile de rappeler que Perroux, dès le départ, semble avoir voulu soumettre l'essentiel de la grande confron- tation actuelle entre « systèmes économiques » à un double contrôle, celui de l'économie néo-classique et celui du néo- marxisme contemporain (1). A d'autres moments, comme nous nous sommes souvent efforcés de le noter, c'est à un contrôle par Vhisioire qu'on devra songer : beaucoup de sociologues rejoindraient certainement ici le point de vue de l'économiste. Si des tentatives comme celle d'A. Piettre, dans « les trois âges de l'économie » sont à présent isolées, elles n'en témoignent pas moins de la persistance d'une préoccupation majeure.

2° Le passage direct d'une théorie ou d'une analyse à une étude de politique économique pose un autre problème. A cet

(1) Cf. notre contribution au second numéro a* Arguments relatif à la publi- cation de ce livre récent (1959).

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égard, la sélection de l'objet même de cette étude échappe à la compétence de l'économiste, menacé de rester enfermé dans les limites d'expertises trop étroites : conditions de politique intérieure (la « défense du franc » pourra être utilisée comme mot d'ordre par les partis les plus opposés mais non toujours de façon fort adéquate) ou de politique internationale (par exemple, lors de la discussion d'un accord commercial, d'une zone monétaire ou d'une communauté économique), etc. D'autre part, dans ces limites, la tentation de technocratie risque d'être très forte. Mais des consignes éphémères n'enserrent l'expert que dans la mesure où il s'y prête. De toute manière, les grands problèmes de politique économique ne cesseront de se poser à l'attention d'une plus large audience. Ils prendront consistance historique, échappant au contrôle de ceux qui avaient cru pouvoir strictement délimiter les conditions d'une intervention ou sa conformité à des « règles du jeu » réputées orthodoxes. L'économiste qui ne se sera pas cru définitivement lié par ces règles de conformisme trouvera parfois l'occasion de faire comprendre une analyse plus désintéressée, plus dégagée de préoccupations à court terme et souvent moins retardataire d'un point de vue doctrinal.

Sur ce dernier point, il conviendrait sans doute d'apporter quelques précisions nouvelles quant à Yavance ou au retard des « temps » sur lesquels se règle la pensée économique contempo- raine. Nous avons insisté, par ailleurs, sur la correspondance, à cet égard, entre les préoccupations des économistes et celles des sociologues (1). Mais, s'agissant des jeux d'anticipation permis au théoricien lui-même, il convient de prendre garde à la nature même des questions envisagées.

Ce qu'on admet généralement quant à Y accélération de l'histoire ne se vérifie pas nécessairement dans le travail quotidien de l'économiste. Autrefois, lorsque la « doctrine économique » tenait la première place dans nos controverses, c'est un « temps » très long qui était surtout pris en considération et des réper- cussions à lointaine échéance étaient susceptibles de provoquer la colère ou, au contraire (dans un libéralisme optimiste à la Bastiat), de rassurer les esprits. Aujourd'hui, chacun n'est que trop prompt à tirer les conséquences des découvertes scientifiques ou des bouleversements politiques à l'échelle du monde, mais ces anticipations restent d'un faible secours lorsqu'il s'agit de répondre aux questions d'ajustement économique, même dits à « long terme », et dans un pays aux structures quelque peu

(1) Cf. notre intervention lors de la communication récente de G. Gurvitch à la Société française de Philosophie sur Structures sociales et multiplicité des temps du 31-1-1959 (cf. le Bulletin de la Société philosophique, à paraître).

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rigides. Nous retrouverions ici tout ce qui se rattache à un certain stade de révolution industrielle. Ne soyons pas étonnés, en tout cas, que les cadres sociaux de notre discipline, en dépit de la diversification des programmes d'enseignement et de recherches, dont on a vu, d'ailleurs, les dangers, apparaissent eux-mêmes encore relativement figés. Plus que d'accélération de l'histoire, nous avons conscience d'une accentuation des forces du présent : c'est la résistance même des structures qui doit retenir de plus en plus l'attention, comme condition aussi bien que comme objet des études de l'économiste (1).

Faculté de Droit et des Sciences économiques,

Paris.

(1) Faut-il rappeler, à cet égard, les réflexions d'un auteur qui avait été sans doute le premier, à la fois grand mathématicien et économiste, résolument novateur ? A. Cournot, dans sa Critique philosophique en était venu à dire ceci : « Si Ton tient à une parfaite exactitude de langage, il faudra dire que Tétiologie ou la philosophie de l'histoire s'enquiert de la raison des événements plutôt que de la cause des événements. Car l'idée de cause implique celle d'une action, d'une force douée de son énergie propre ; et ce que la critique historique doit mettre en évidence, ce sont le plus souvent des résistances passives, des conditions de structure et de forme qui prévalent à la longue et dans l'ensemble des événements sur les causes proprement dites, sur celles qui interviennent avec le mode d'activité qui leur est propre, dans la production de chaque événement en particulier. »

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