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Rocambole IV Rocambole IV Les Chevaliers du clair de lune II _________ Ponson du Terrail

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Rocambole IVRocambole IVLes Chevaliers du clair de lune II

_________

Ponson du Terrail

BeQ

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Ponson du Terrail

Rocambole IV

Les Chevaliers du clair de lune II

La Bibliothèque électronique du QuébecCollection À tous les vents

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Volume 1149 : version 1.0

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Du même auteur, à la Bibliothèque :

L’héritage mystérieuxLe club des Valets-de-CœurLes exploits de Rocambole

La résurrection de Rocambole

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Numérisation :Ebooks libres et gratuits

Relecture :Jean-Yves Dupuis

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Rocambole IV

Les Chevaliers du clair de lune II

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La dernière incarnation de Rocambole

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I

Le lendemain du jour où M. le baron Gontran de Neubourg et ses trois amis, après avoir pris connaissance de son manuscrit, déclarèrent au domino que l’association des Chevaliers du clair de lune était fondée, un coupé de régie s’arrêta rue de la Michodière, à l’angle du boulevard des Italiens. Un homme en descendit.

C’était un bizarre personnage et qui mérite quelques lignes de description.

Vêtu d’un gros paletot marron, les yeux abrités par des lunettes vertes, cet homme, dont il était difficile de préciser l’âge, avait le visage couturé de cicatrices profondes dont on ne pouvait déterminer l’origine.

Étaient-ce des brûlures ? était-ce le résultat d’une petite vérole épouvantable ?

Nul n’aurait pu le dire.

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Le personnage aux lunettes vertes paya le cocher, s’engouffra sous une porte bâtarde, suivit un escalier sombre, et le gravit en s’appuyant à la rampe.

Il monta ainsi jusqu’au troisième étage, et s’arrêta devant une porte sur laquelle on lisait ces mots :

Cabinet d’affaires.Et plus bas :

Tournez le bouton, S. V. P.Il obéit à l’inscription, tourna le bouton, et la

porte s’ouvrit, laissant voir une sorte de bureau muni d’un grillage derrière lequel on apercevait une caisse.

L’homme au paletot marron traversa cette première pièce et mit la main sur la clef d’une seconde porte.

Puis il se retourna vers le grillage, derrière lequel se tenait un jeune homme d’environ vingt ans.

– Eh bien ! lui dit-il, as-tu vu quelqu’un, Gringalet ?

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– J’ai vu le baron, répondit le jeune homme.– M. de Neubourg ?– Oui, monsieur.– Qu’a-t-il dit ?– Quand il a lu votre lettre, il a paru étonné.– Bien.– Et il m’a demandé qui était ce

M. Rocambole.– Et... tu lui as répondu ?– Que vous étiez un homme d’affaires.– Et... lui ?– Lui ? Il m’a dit : « Je ne connais pas

M. Rocambole, et je ne sais pas ce qu’il peut me vouloir... mais j’irai le voir, puisqu’il le désire. »

– Ah ! t’a-t-il indiqué le moment de sa visite ?– Il viendra vers trois heures.Le personnage aux lunettes vertes ouvrit son

paletot et tira sa montre.– Il est deux heures et demie, dit-il ; le baron

ne peut tarder.

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Il ouvrit la seconde porte et pénétra dans une deuxième pièce.

Celle-là avait un aspect tout différent.Ce n’était plus le bureau d’un homme

d’affaires ; c’était un cabinet de travail assez élégant, dont les murs étaient tendus d’une étoffe de soie couleur mauve, et dont l’ameublement en chêne sculpté dénotait un homme de goût.

Deux étagères supportaient des livres rares ; une troisième était chargée de porcelaines de Sèvres, de Chine et du Japon.

Des masques et des fleurets étaient suspendus au-dessus d’un divan en velours vert sombre. Quelques tableaux de prix étaient accrochés çà et là.

Un joli meuble de Boule supportait un bronze de Clodion.

L’homme aux lunettes vertes passa dans une troisième pièce, qui, sans doute, était un cabinet de toilette, et il en ressortit quelques minutes après, dépouillé de son paletot marron et de son chapeau, mais vêtu d’une robe de chambre et

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coiffé d’un bonnet grec à gland de soie violette.Ainsi accoutré, il se jeta dans un vaste fauteuil

et s’approcha de la cheminée, où flambait un bon feu.

Puis, armé des pincettes, il se mit à tisonner, tout en murmurant :

– Voici la première affaire de quelque intérêt qui se présente pour moi. Jusqu’à présent, et depuis deux années je ne me suis occupé que de gens sans importance, et la patience commençait à me manquer.

Ce disant, le bizarre personnage prit sur la cheminée un gros portefeuille qu’il ouvrit et dont il retira une liasse de papiers.

Ces papiers, qu’il parcourut des yeux, étaient couverts d’une écriture hiéroglyphique, dont seul, sans doute, l’homme aux lunettes vertes avait le secret.

Il se mit à les parcourir et continua à se parler à mi-voix.

– Le baron Gontran de Neubourg, dit-il, le vicomte Arthur de Chenevières, lord Blakstone et

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le marquis de Verne sont évidemment des hommes accomplis en tout point ; mais précisément à cause de cela, ils sont incapables de mener à bien la mission qu’ils se sont imposée. Pauvres gens !

Et l’homme d’affaires haussa imperceptiblement les épaules.

Le timbre placé derrière la porte d’entrée, et qui indiquait l’arrivée d’un visiteur, se fit entendre en ce moment.

– Voici le baron, pensa l’homme aux lunettes vertes.

En effet, peu après on frappa à la deuxième porte. M. le baron Gontran de Neubourg était sur le seuil.

– M. Rocambole ? demanda-t-il en toisant des pieds à la tête l’homme d’affaires.

– C’est moi, monsieur.Le baron salua ; son interlocuteur lui rendit

son salut avec une courtoisie qui indiquait des habitudes du monde.

– Monsieur, dit le baron en entrant, j’ai reçu ce

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matin une lettre de vous.– C’est vrai, monsieur.– Une lettre de trois lignes.– C’est encore vrai.– Et ces trois lignes disaient :« M. le baron de Neubourg est instamment

prié de passer dans la journée chez M. Rocambole, homme d’affaires, pour une chose de la plus haute importance. »

– C’est toujours exact, monsieur.– Et vous êtes M. Rocambole ?L’homme d’affaires s’inclina.– Eh bien ! monsieur, dit le baron, je vous

écoute. M. Rocambole avança un fauteuil au baron.

– Veuillez vous asseoir, monsieur, nous avons à causer longuement.

– En vérité !– Et de choses qui vous intéressent au dernier

point.

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Le baron regarda son interlocuteur avec une vive curiosité.

– Voyons ! fit-il.M. Rocambole allongea la main vers la

cheminée, y prit une boîte à cigares et la présenta au baron avec une grâce exquise.

– Voilà un homme d’affaires du meilleur monde, pensa le baron.

Et il prit le cigare qu’on lui offrait.– Monsieur le baron, reprit M. Rocambole,

vous me trouvez fort laid, n’est-ce pas ?– Monsieur...– Oh ! soyez franc, je suis horrible.– Mais, monsieur...– J’ai reçu un coup de feu dans la figure, et

j’ai eu les yeux brûlés à un tel point qu’il m’est impossible de les exposer au grand air.

– Vous avez servi, dit le baron, et sans doute c’est à quelque siège ?...

– Non, monsieur, j’ai été au bagne. Si vous m’aviez vu marcher, vous vous seriez aperçu que

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je tire légèrement la jambe droite.Le baron fit un soubresaut sur son siège.– Rassurez-vous, monsieur, dit M. Rocambole

en souriant, je suis devenu honnête homme, et votre bourse et votre montre sont en sûreté ici.

– Mais enfin, monsieur, dit le baron toujours calme et poli, mais visiblement mal à son aise, pourriez-vous m’expliquer...

– Pourquoi je vous ai écrit ?– Oui, monsieur.– C’est ce que je compte faire tout à l’heure ;

mais auparavant, il faut que je vous raconte mon histoire en quelques mots...

– Est-ce nécessaire ?– Indispensable.– Alors je vous écoute.M. Rocambole reprit :– Monsieur le baron, je suis un des hommes

les plus étranges du siècle où nous vivons. J’ai été beau comme vous, élégant comme vous ; j’ai eu deux ou trois cent mille livres de rente, un titre

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de marquis, des chevaux de sang, des maîtresses de race, un hôtel dans le faubourg Saint-Germain, et j’ai failli épouser la fille d’un grand d’Espagne.

– Et... depuis ?– Depuis, j’ai été forçat ; mais auparavant,

continua l’homme d’affaires, j’avais été un enfant de Paris, un vaurien épargné d’abord par la police correctionnelle, oublié ensuite par la cour d’assises.

« J’avais commencé par voler, puis ensuite j’ai assassiné. J’ai bien une douzaine de meurtres sur la conscience.

Le baron ne put réprimer un geste de dégoût.– Mais, poursuivit M. Rocambole, le repentir

est un jour descendu dans mon cœur, et je suis devenu honnête homme.

– Un peu tard, dit M. de Neubourg en souriant.– Soit, mais mieux vaut tard que jamais.Et après un silence de quelques secondes,

M. Rocambole continua :– Je vous disais donc, monsieur, que j’ai pillé,

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volé, assassiné, joué les rôles les plus différents et les plus étranges.

« Mon épouvantable odyssée a fini par le bagne, et au bagne, traînant la chaîne, défiguré, sans espoir, je ressemblai longtemps à ces anges précipités du ciel et qui maudissent Jéhovah. Mais un jour que j’avais la jambe cassée et gémissais sur un roc perdu en pleine mer, une femme passa près de moi, et cette femme me jeta un regard de compassion et laissa tomber quelques pièces d’or dans mon bonnet vert.

La voix de M. Rocambole s’était subitement altérée.

– Cette femme, ajouta-t-il, je la reconnus, elle qui ne me reconnaissait pas. C’était un de ces anges à qui Dieu confie la mission de racheter les damnés.

– Vous l’aviez aimée ? dit le baron, touché de l’émotion subite qui venait de s’emparer de M. Rocambole.

– Oh ! pas d’amour, monsieur, loin de là. Et cependant elle était jeune et belle... et sur ses pas

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le monde s’inclinait avec admiration et respect. Cette femme, monsieur le baron, je l’avais appelée « ma sœur ».

– Votre sœur !– Rassurez-vous pour elle, monsieur, elle ne

l’était pas. Mais j’avais cru assassiner son frère, j’avais volé ses papiers. Ce frère, elle ne l’avait jamais vu, ce frère était l’homme à qui revenait cette fortune dont j’avais joui et ce titre de marquis que j’avais porté. Et pendant longtemps, moi l’enfant des faubourgs, moi le voleur, moi l’assassin, j’avais appelé cette femme « ma sœur », et moi qui n’aimais personne, j’avais fini par l’aimer, par la vénérer, par me persuader que j’étais de son sang...

« Alors, monsieur, quand je fus au bagne, où je blasphémais, où je rêvais une évasion et de nouveaux crimes, lorsque je vis passer cette femme à mes côtés, il s’opéra en moi une métamorphose terrible et subite, et, pour la première fois de ma vie, quelque chose tressaillit dans ma poitrine et je m’aperçus que j’avais un cœur...

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M. Rocambole s’interrompit, et deux larmes brûlantes coulèrent sur ses joues couturées.

– Ah ! monsieur, reprit-il, lorsqu’elle se fut éloignée, lorsque je l’eus perdue de vue, des larmes emplirent mes yeux, et je me dis qu’ils étaient bien heureux ces valets qui la servaient et la voyaient à toute heure.

« Et, bien que j’eusse la jambe cassée, malgré mes souffrances sans nom, je parvins à me mettre à genoux et je joignis les mains, et je priai :

« – Mon Dieu ! murmurai-je, si vous voulez me pardonner mes crimes en faveur de cet ange qui vient de laisser tomber sur moi un regard de compassion, je vous jure que je deviendrai honnête homme et que je consacrerai ce qui me reste de vie à faire le bien, comme jusqu’ici j’ai fait le mal.

« Dieu sans doute exauça ma prière, monsieur le baron, car moins de six mois après le directeur du bagne me fit venir et me dit :

« – On a demandé et obtenu votre grâce.« – Ma grâce ! m’écriai-je, qui donc a pu la

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solliciter.« Le directeur appela un valet au lieu de me

répondre ; il lui fit un signe, et le valet me prit par la main et me conduisit dans une pièce voisine.

« – Ôtez votre veste de forçat, me dit-il.« On me débarrassa de ma livrée d’ignominie,

mes fers furent limés, on me revêtit d’habits convenables, puis on me conduisit à la porte du bagne. C’était le soir, la nuit arrivait. À la porte du bagne, j’aperçus une chaise de poste attelée, et par l’une des portières je vis sortir une main blanche et aristocratique, tendue vers moi. Un ange venait racheter le démon. »

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II

L’émotion de M. Rocambole était si violente qu’il fut obligé de s’arrêter un moment et de suspendre son récit. Le baron lui tendit la main :

– Monsieur, lui dit-il, votre repentir est une absolution.

L’homme d’affaires parvint, au bout de quelques minutes, à se dominer complètement, et il reprit :

– La main tendue vers moi était celle de la femme que j’avais longtemps appelée « ma sœur ».

« À côté d’elle un homme était assis, que je reconnus également.

« Tous deux me prirent la main et me firent monter dans la chaise de poste, et le postillon fouetta ses chevaux.

« Alors cette femme me dit :

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« – Fabien et moi nous savons tout. Nous savons qui vous avez été, et nous avons eu horreur de vous d’abord, mais nous avons su aussi que depuis six mois vous vous étiez repenti, que, sans cesse à genoux, vous demandiez pardon au ciel, et nous avons joint nos prières aux vôtres, et, comme le ciel, nous vous pardonnons. Venez, vous serez un ami, un hôte dans cette maison où vous fûtes longtemps un usurpateur. »

*

– Monsieur le baron, interrompit tout à coup l’homme d’affaires, vous êtes gentilhomme et votre parole est sacrée.

– Je le crois, dit le baron en souriant.– Pour que vous compreniez ce que vous

pouvez faire de moi, il faut que vous sachiez qui je suis et qui j’ai été. Il faut donc que vous m’engagiez votre parole, monsieur le baron, que les noms que je prononcerai pour vous seront à tout jamais enseveli au fond de votre cœur.

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Le mystère qui semblait environner cet homme avait fortement séduit M. de Neubourg.

– Je vous fais le serment que vous me demandez, dit-il.

M. de Neubourg, s’était renversé dans son fauteuil, en homme décidé à écouter un long récit.

– Avez-vous toutefois quelques heures à me donner ? demanda M. Rocambole.

– Certainement. Parlez...Alors l’homme d’affaires raconta à M. de

Neubourg cette longue histoire dont nous avons été jadis le narrateur fidèle. Quand il eut terminé, la nuit était venue.

– Eh bien ! monsieur le baron, reprit Rocambole après un silence, pensez-vous que j’aie été un homme ingénieux dans le mal ?

– Oh ! certes, fit le baron, qui plus d’une fois avait tressailli en écoutant la narration des crimes de Rocambole. Mais, ajouta-t-il, vous vous êtes repenti ?

– Oui, par amour et par respect de ce monde

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au milieu duquel j’ai vécu et dont j’étais indigne.– Et votre repentir est sincère ?– Allez voir le vicomte et la vicomtesse

d’Asmolles, ils répondront de moi.– Je vous crois, dit le baron. Mais, monsieur,

tout ce que vous venez de m’apprendre...– Je vous comprends, monsieur le baron.– Ah !– Vous êtes étonné de mes confidences, n’est-

ce pas ?– En effet...– Et c’est tout simple. Cependant, monsieur,

quand je vous aurai dit que je fais en petit depuis deux ans ce que vous et trois de vos amis voulez faire sur une vaste échelle...

Le baron tressaillit.– Je connais déjà l’association des Chevaliers

du clair de lune, dit Rocambole en souriant.– Vous... savez...– Écoutez-moi bien, reprit l’ancien forçat. Je

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me suis mis en tête de continuer l’œuvre commencée par le comte Armand de Kergaz. Ce lieu où nous sommes est un cabinet d’affaires, ou plutôt un bureau de police particulière, dont les bailleurs de fonds sont le vicomte d’Asmolles et sa femme, le comte de Kergaz et la comtesse Artoff...

– Baccarat ?– Précisément !– Quel est son but ? demanda le baron.– Faire le bien, redresser les torts,

récompenser et punir. Malheureusement, acheva l’ancien forçat, je n’ai pas de bonheur pour ma rentrée dans le monde. Jusqu’à présent, monsieur, je n’ai eu que des affaires insignifiantes sur les bras. La vôtre...

– Comment ! la mienne ?– Je veux dire celle de Mlle Danielle de Main-

Hardye.– Quoi ! vous savez ?– Je sais tout.

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– C’est bizarre...– Nullement. J’ai assisté, invisible, à la lecture

du manuscrit du domino.– Et c’est pour cela...– Que j’ai osé vous assigner un rendez-vous...Le baron fronça légèrement le sourcil.– Mais, monsieur, en quoi notre association

peut-elle vous intéresser ?Rocambole quitta son fauteuil et se redressa.– Attendez-moi une minute, dit-il.Et il passa dans son cabinet de toilette.– Où diable va-t-il ? pensa le baron.M. de Neubourg, de plus en plus étonné, fixait

les yeux sur la porte du cabinet de toilette, s’attendant à voir reparaître Rocambole, lorsque cette porte se rouvrit et livra passage à un inconnu.

C’était un vieillard, courbé en deux, la tête couverte de cheveux blancs, vêtu d’un habit noir qu’ornait la rosette d’un ordre étranger.

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Les joues de cet homme étaient ridées, mais leur couleur bistrée annonçait une origine méridionale.

Ce personnage salua le baron et lui dit avec un accent italien très prononcé :

– Monsieur Rocambole est-il là ? Assez étonné, le baron répondit :

– Il va venir, monsieur ; veuillez l’attendre un instant.

– Oh ! dit le vieillard, je vais parler à son commis.

– Comment se fait-il, pensait M. de Neubourg, qu’ils ne se soient point rencontrés ? Où donc conduit cette porte ?

Le baron attendit quelques minutes encore. Tout à coup on frappa deux coups distincts à la porte qui mettait en communication le cabinet de M. Rocambole avec la première pièce du bureau d’affaires, celle où était le grillage.

– Entrez ! dit M. de Neubourg, qui, se retournant, vit entrer un domestique en gilet rouge, en cravate blanche, au teint rougeaud, le

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nez enluminé, les cheveux roussâtres, le type exact du palefrenier d’outre-Manche.

– Sir Rocambole, demanda-t-il en saluant avec la raideur anglaise, et d’un ton qui trahissait l’insulaire.

Le baron lui indiqua la porte du cabinet de toilette.

– Oh ! yes, fit l’Anglais.Et il passa par la porte et disparut.Quelques minutes s’écoulèrent encore, et le

baron commençait à perdre patience, lorsque la porte s’ouvrit. Cette fois, c’était Rocambole.

– Ah ! lui dit le baron, vous avez rencontré le valet anglais, n’est-ce pas ?

– Quel valet ?– Et cet homme à cheveux blancs qui

ressemble à un diplomate ?– Bah ! où les avez-vous vus ?– Le dernier est entré par là...Et le baron indiquait du doigt la porte sur le

seuil de laquelle Rocambole s’était arrêté.

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– Par là ?– Oui.– Mais c’est mon cabinet de toilette.– Alors vous l’avez vu ?– Non.– Et le valet ?– Pas davantage.Rocambole prit le baron par la main.– Venez voir, dit-il.M. de Neubourg pénétra dans le cabinet de

toilette, et, à sa grande stupéfaction, il reconnut qu’il n’avait aucune autre issue.

D’où venait donc l’homme aux cheveux blancs ?

Par où avait donc passé le domestique anglais ?

– Seriez-vous sorcier, monsieur ? demanda le baron.

– Nullement.– Alors ?

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Rocambole se prit à sourire.– L’homme aux cheveux blancs, c’était moi,

dit-il.– Vous !– L’homme aux cheveux roux, c’était moi

encore.– Mais c’est impossible.– Cela est vrai, monsieur : è la verita, ajouta

Rocambole avec l’accent italien ; oh ! yes ! fit-il avec la prononciation anglaise.

Et comme M. de Neubourg ne revenait pas de sa surprise :

– J’ai l’art de me grimer, de changer de son de voix. Je puis être un personnage multiple, et si je vous ai donné un échantillon de ma facilité merveilleuse à me transformer, c’est que je peux vous convaincre, monsieur le baron, de l’utilité que vous aurez à vous servir de moi.

– Me servir de vous ?– Oui, monsieur.– En quoi et pourquoi ?

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– Vous êtes le chef des Chevaliers du clair de lune ?...

– Sans doute.– Et les Chevaliers du clair de lune, poursuivit

Rocambole, se sont imposé la mission de rendre à Danielle de Main-Hardye le nom de son père et la fortune de son aïeul, n’est-ce pas ?

– Et nous y parviendrons.– Oui, dit Rocambole, si toutefois...Il s’arrêta et parut hésiter.– Voyons, monsieur, dit le baron, veuillez

vous expliquer.– Monsieur le baron, reprit l’ex-forçat, les

neveux de feu le général de Morfontaine sont maîtres de la position. Il n’existe aucune preuve matérielle de leurs crimes, ni même de l’existence de Danielle, attendu que son décès a été régulièrement constaté.

– Eh bien ?– Eh bien ! poursuivit Rocambole, des

hommes comme vous, et vos amis, monsieur le

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baron, pardonnez-moi ma franchise, des hommes comme vous sont trop loyaux, trop chevaleresques, pour engager une lutte sérieuse avec le vicomte de la Morlière. Vous serez battus.

– Par exemple !– Ah ! c’est que, dit l’ancien élève de sir

Williams, ce n’est point avec lui et ses cousins un combat en champ clos qu’il faut avoir, c’est une lutte où la patience et la ruse doivent être mises en première ligne.

– Nous serons patients.– Peut-être, mais vous ne serez pas rusés.– Ah ! monsieur...– Vous ne connaissez de Paris que le monde

élégant, le Bois, le boulevard des Italiens ; le Paris obscur, fangeux, misérable, vous est inconnu, monsieur le baron.

– Nous y pénétrerons.– Non, si je ne vous guide.M. de Neubourg regarda Rocambole et parut

attendre que l’ex-forçat complétât sa pensée.

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– Tenez, monsieur, continua Rocambole, sans moi, vous ne ferez rien ; avec moi, vous triompherez.

– Mais, monsieur.– Oh ! je sais bien que vous allez me dire que

j’ai été forçat, voleur, assassin, et il vous répugne à vous, parfait gentilhomme, d’avoir des rapports avec moi et de me mettre en contact avec vos nobles amis. Mais ne craignez rien, monsieur le baron, je serai le deus ex machina seulement, et je demeurerai le plus souvent invisible.

– Mais enfin...– Permettez-moi un dernier mot : vous agirez,

je penserai pour vous ; je serai la tête, vous et vos amis serez le bras.

– Et vous ne pensez pas, fit le baron avec une certaine hauteur, que nous puissions nous passer de vous ?

Rocambole eut un sourire ironique.– Non, dit-il.– Cependant nous sommes jeunes, nous

sommes braves, nous sommes riches, et je crois

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que nous aimons déjà tous les quatre...– Danielle, n’est-ce pas ?– Oui, fit le baron d’un signe de tête.– Eh bien ! elle vous aimera et si je le veux

bien.– Vous avez donc une bien grande foi dans

votre force ?– Oui.L’accent de Rocambole était convaincu.– Oui, reprit-il, je sens que je suis fort, très

fort, maintenant surtout que je me suis repenti et que je veux faire le bien, comme jadis j’ai fait le mal. Il y a cinq ans, monsieur, j’eusse servi le vicomte de la Morlière contre Danielle.

– Et... aujourd’hui ?– Aujourd’hui je servirai Danielle et je serai le

champion du malheur et de la vertu. Mais soyez tranquille, acheva l’élève de sir Williams, le but seul sera changé. Je serai toujours l’homme aux métamorphoses, aux moyens tortueux, aux coups de main hardis, aux combinaisons ingénieuses ou

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terribles... je serai toujours Rocambole !M. de Neubourg garda le silence un moment.– Eh bien ! soit, dit-il enfin, j’accepte !...– À l’œuvre donc ! répliqua Rocambole.

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III

Quelques semaines après l’entrevue de M. le baron de Neubourg et de Rocambole, deux jeunes gens à cheval tournèrent l’Arc de Triomphe de l’Étoile, gagnèrent l’avenue de l’Impératrice, et, de là, se dirigèrent vers le pavillon d’Ermenonville.

C’était au commencement de mai ; les arbres du Bois se couvraient de leur verdure printanière, l’air était tiède et tout imprégné de parfums.

L’un des deux cavaliers était un jeune homme de vingt-trois ans environ, aux cheveux blonds, au visage pâle et délicat. De grands yeux bleus mélancoliques révélaient en lui une organisation presque féminine.

Mais un fier sourire qui glissait sur les lèvres annonçait, en même temps, une grande force de volonté.

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Il montait son cheval avec une grâce parfaite, fumait son cigare avec nonchalance, et semblait s’abandonner à quelque charmant rêve d’amour, sans se préoccuper le moins du monde de son compagnon.

Celui-ci pouvait avoir trente-deux ans.C’était un homme au teint bistré, aux cheveux

noirs, à la barbe épaisse ; il avait en selle la tournure d’un officier.

Comme son compagnon se taisait, il respecta longtemps ce silence ; mais enfin, au moment où ils entraient dans la grande avenue qui conduit à Ermenonville, il se tourna brusquement sur sa selle.

– À quoi pensez-vous donc, Paul ? demanda-t-il.

– Mais... à rien... mon ami.L’homme au teint bistré se prit à sourire.– Aussi vrai, dit-il, que je me nomme Charles

de Kerdrel, et que je suis officier de chasseurs d’Afrique en disponibilité, je répondrais du contraire, mon cher Paul. Quand on se tait, on

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pense.– C’est vrai.– Et quand on est le blond et charmant baron

de la Morlière, quand on a vingt-trois ans, un père qui vous fait trente mille livres de rente, quand on est libre de son nom et de sa destinée, comme vous l’êtes, si on pense à quelqu’un, c’est à... une femme.

Paul de la Morlière rougit légèrement.– C’est vrai, dit-il.– Vous êtes amoureux ?– Peut-être...Le capitaine Charles de Kerdrel regarda son

jeune ami du coin de l’œil.– Mon cher Paul, dit-il, je ne suis pas homme

à vouloir pénétrer vos secrets, et je ne vous demande pas le nom de la femme que vous aimez.

Paul se prit à sourire à son tour.– Vous avez raison, dit-il, car je ne saurais

vous le dire.

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– Je comprends.– Non, vous ne comprenez pas.– Plaît-il ? fit le capitaine étonné.Paul de la Morlière répondit :– Mon ami, je ne puis pas vous dire le nom de

la femme que j’aime, par la raison toute simple que je ne le sais pas.

– Allons donc !– C’est la vérité.– Mon cher Paul, je ne sais pas deviner les

énigmes. Expliquez-vous, je vous en prie.– C’est tout une confidence à vous faire.– Le pouvez-vous ?– Oh ! certes.– Eh bien ! je vous écoute.M. de Kerdrel et son compagnon mirent leurs

chevaux au pas et cheminèrent côte à côte.– Mon bon ami, dit alors Paul de la Morlière,

je suis amoureux fou d’une femme que je n’ai jamais vue.

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– Hein ! que dites-vous ? exclama le capitaine, regardant attentivement son ami.

– La vérité, mon cher. Je n’ai jamais vu le visage de la femme que j’aime.

– Vous êtes fou.– Pas le moins du monde.– Ou bien vous vous moquez de moi, mon

cher Paul.– Ni l’un ni l’autre.– Je vous l’ai dit, répéta le capitaine, je ne sais

pas deviner les énigmes, et le sphinx que vainquit Œdipe n’aurait fait de moi qu’une bouchée.

– Ce n’est pas une énigme que je vous donne à déchiffrer, capitaine, c’est une histoire bizarre que je vais vous dire.

– Voyons, je vous écoute.Paul jeta son cigare et continua :– Il y a de cela environ six semaines. C’était à

l’époque de la mi-carême et le jour du dernier bal de l’Opéra.

– Mais ce jour-là nous passâmes la soirée

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ensemble, si j’ai bonne mémoire, n’est-ce pas ?– Justement.– Et nous jouâmes au whist chez Saphir

jusqu’à trois heures du matin. Serait-ce de Saphir que tu es amoureux ?

Paul eut un éclat de rire.– On n’aime pas la femme qu’on a, dit-il.– C’est généralement vrai, observa le

capitaine.– Et puis vous oubliez que je vous ai dit

n’avoir jamais vu le visage de mon inconnue. Tandis que celui de Saphir...

– Une belle fille, mon ami, une belle et bonne fille qui vous aime, mon cher Paul...

– Elle a l’habitude d’aimer, murmura le jeune homme en souriant. Saphir met l’amour en coupes réglées. Chacun a son lot.

– Ingrat !– Mais laissez-moi donc vous dire mon

histoire.– C’est juste... Parlez.

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– Ce soir-là, comme vous le dites, nous avions joué au whist chez Saphir. Georges et Laurent partirent les premiers, puis vous... Je demeurai seul avec ma blonde maîtresse, et déjà je m’étais allongé dans une chauffeuse, au coin du feu, lorsque Saphir me dit :

– Mon petit Paul, tu ferais bien plaisir à bibi, n’est-ce pas ?

– Que veux-tu ?– Je n’ai pas sommeil, na !– Ni moi.– Et j’ai envie de me promener...– À cette heure ?– Oui... en voiture découverte... Je vais

sonner ; Mariette éveillera Tom, Tom attellera Vif-Argent à la Victoria que tu m’as donnée hier matin...

– Tu es folle...– Et nous irons faire le tour du lac. Je veux

souper...– Au lac ?

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– Non, à la Maison-d’Or.– Mais, ma petite, lui dis-je, on ne soupe pas

deux fois en une nuit.Et je lui montrai la porte de la salle à manger

demeurée entrouverte, et au travers de laquelle on apercevait la table encore chargée des débris d’un souper fort convenable.

– On soupe toujours... J’ai faim... Je veux des huîtres d’Ostende et de la tisane de Moët.

Saphir accompagna cette manifestation de sa volonté d’une petite mine charmante, elle m’arrondit ses bras blancs autour du cou, elle m’inonda des boucles dénouées de sa chevelure blonde, elle fut si gentille, en un mot, que je dis à Mariette, sa femme de chambre :

– Va-t’en réveiller ce pauvre Tom.Une demi-heure après nous roulions en

Victoria dans la rue Laffitte.– Vous le savez, continua Paul, Saphir est

l’être capricieux par excellence. Elle partait de chez elle avec l’intention de faire le tour du lac et de revenir, au petit jour, souper à la Maison-d’Or.

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Mais, à la hauteur de la rue Rossini, elle entrevit le fronton de l’Opéra couronné d’une guirlande de feu, et elle s’écria :

– Ma foi ! il fait trop froid, je vais entrer au bal de l’Opéra.

– Es-tu folle ?– Non. Je veux y aller.– Mais tu n’es pas costumée !...– Bah ! dit-elle, le costumier du passage est

ouvert toute la nuit.– Ah ! ma chère, s’il en est ainsi, mets-moi rue

Taitbout.– Pourquoi faire ?– Mais, pour aller me coucher.– Bon ! dit-elle... Et... souper ?– Tu souperas sans moi.– Nenni.– Je ne veux pas aller à l’Opéra.– D’accord. Mais tu vas monter à la Maison-

d’Or, tu retiendras un cabinet, tu feras ouvrir les

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huîtres et tu m’attendras.– La combinaison est aimable pour moi, en

vérité !Mais déjà Saphir s’était élancée hors de la

voiture et montait, légère, les trois ou quatre marches qui conduisent de la rue Le Peletier au passage de l’Opéra.

Elle se retourna et me dit :– Laisse-moi la voiture. Dans une heure je te

rejoins.Je boutonnai mon paletot et m’en allai par le

boulevard, les mains dans les poches et fumant, jusqu’à la Maison-d’Or.

– Monsieur le baron, me dit Joseph, le garçon qui me sert habituellement, je n’ai pas un seul cabinet, tout est pris. Mais dans dix minutes j’aurai le numéro 8. On vient de sonner pour demander la carte à payer. Si monsieur le baron veut entrer au salon...

Je pénétrai dans le petit salon du premier.Les tables dressées étaient veuves de tout

convive ; mais une femme, enveloppée dans un

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domino et soigneusement masquée, se tenait debout, adossée à la cheminée.

M. Paul de la Morlière s’interrompit un moment pour reprendre haleine, puis il continua :

– Il y a des courants magnétiques qu’on ne peut définir, des atomes crochus impossibles à expliquer.

Tout ce que je pus voir de cette femme, c’est qu’elle était admirablement bien prise en sa taille, que ses mains étaient petites comme celles d’un enfant, ses épaules et son cou d’un blanc mat, ses cheveux d’une luxuriante abondance et de ce blond doré que Dieu semble avoir inventé pour incarner la distinction plus exquise chez certaines femmes.

Je fus attiré vers elle par un des courants dont je vous parlais tout à l’heure.

À travers son masque, je vis étinceler son regard, et soudain je me trouvai en proie à une fascination mystérieuse.

Je la saluai, elle s’inclina. Je voulus lui adresser la parole, mais elle m’arrêta d’un geste

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de reine :– Vous vous trompez, me dit-elle.Ces trois mots creusaient un abîme entre elle

et moi.Le garçon revint et lui dit :– Madame, on vous attend.

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IV

Qui donc pouvait attendre cette femme à pareille heure, dans un restaurant, et pourquoi ce domino ?

J’aurais juré, la tête sur le billot, que c’était une femme ou une fille de bonne maison.

À la façon dont elle me rendit mon deuxième salut, il était impossible d’en douter.

Elle passa devant moi majestueuse, marchant avec lenteur, la tête fièrement rejetée en arrière.

Obéissant à une attraction insurmontable, je sortis du salon derrière elle et je la suivis.

Elle longea le couloir sur les pas du garçon, qui, tout à coup, ouvrit la porte d’un cabinet.

Un flot de lumière, une odeur de cigare et plusieurs voix d’hommes arrivèrent jusqu’à moi ; puis l’inconnue franchit le seuil de cette porte, qui se referma, et je n’entendis et ne vis plus rien.

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Quelle était cette femme et quels sont ces hommes qui avaient osé la faire attendre ?

C’était un mystère pour moi.Je mis dix louis dans la main de Joseph, et je

le questionnai.– Monsieur le baron, me répondit-il, je n’ai

jamais vu cette dame ; elle n’est jamais venue ici. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’elle est maintenant auprès de quatre messieurs qui ont passé la nuit à lire un gros cahier manuscrit.

– Ah !– Et quand ils ont eu fini, ils m’ont ordonné de

faire entrer cette dame.– Attendait-elle depuis longtemps ?– Depuis une heure.– Et ces messieurs, les connais-tu ?– Non.– Morbleu, je la verrai sortir et je la suivrai,

allât-elle au bout du monde !J’allai m’établir sur le boulevard, me

promenant de long en large, les yeux fixés sur la

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fenêtre du cabinet où elle se trouvait.J’avais complètement oublié de commander le

souper de Saphir ; j’avais oublié Saphir elle-même.

Une heure s’écoula.Tout à coup un froufrou de robe de soie se fit

entendre dans l’escalier, une femme descendit et passa sans me voir.

C’était elle.Elle était seule ; les quatre messieurs dont

parlait Joseph étaient demeurés dans le cabinet.Je la vis traverser le boulevard, et, à mon

grand étonnement, monter dans un modeste fiacre qui stationnait à l’angle de la rue Grammont.

Je crois vous avoir dit que j’avais laissé la Victoria de Saphir dans la rue Le Peletier.

Saphir dansait sans doute encore. Je me mis à courir, je trouvai la Victoria toujours arrêtée, j’éveillai le cocher, qui dormait, et je lui dis :

– Vite, Tom ! vite ! rue de Grammont.Tom lança Vif-Argent sur le macadam durci,

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et, comme j’atteignais la rue de Grammont, je pus voir le fiacre de mon inconnue qui s’en allait modestement.

– Tom, calme ton cheval ; au petit trot, maintenant, c’est assez.

– Bien, monsieur.Le fiacre longea la rue Sainte-Anne, la petite

rue des Frondeurs, traversa la rue de Rivoli et le Carrousel, passa sur le Pont-Royal et se dirigea vers le carrefour de la Croix-Rouge.

Tom suivait toujours à distance.Vers le milieu de la rue du Vieux-Colombier,

le fiacre s’arrêta devant la porte bâtarde d’une maison de chétive apparence.

Le domino descendit, paya le cocher, tira une clef de sa poche, ouvrit la porte et disparut.

– Bon ! me dis-je en ordonnant à Tom de rebrousser chemin, je sais où elle demeure... je la reverrai !...

M. Paul de la Morlière en était là de son récit au moment où le capitaine et lui arrivèrent à Ermenonville.

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– Singulière histoire jusqu’ici ! dit le capitaine.

– Oh ! ce n’est rien encore, répondit Paul en mettant pied à terre et jetant la bride de son cheval au garçon d’écurie. Je vous dirai la suite en dînant.

– Mais, tenez, fit le capitaine en étendant la main vers un massif de verdure, regardez !...

– Quoi ?– Cet Anglais qui lit son journal en face d’une

bouteille de Pale Ale. Certes, il est plus original et plus bizarre encore que votre histoire.

– C’est vrai, dit Paul de la Morlière, qui s’approcha plus encore pour examiner l’insulaire attentivement. Vous avez raison, Charles, c’est un être à moitié fantastique.

– Et dont la mine désagréable m’agace les nerfs, acheva le capitaine de chasseurs d’Afrique.

L’Anglais lisait flegmatiquement le dernier numéro du Times et buvait son Pale Ale à petites gorgées.

Le personnage qui lisait le Times, et que M. de

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Kerdrel venait de désigner à la curiosité de Paul de la Morlière, était un homme qui flottait entre trente et cinquante ans, c’est-à-dire qu’il avait une de ces physionomies qui n’ont pas d’âge et qui appartiennent aussi bien à un jeune homme, qu’à un vieillard.

Son teint était rouge et enluminé ; il portait des lunettes, était vêtu d’une grande redingote marron et coiffé d’un chapeau de panama.

– Un tremblement de terre ne l’arracherait point à sa lecture, dit M. de Kerdrel.

– C’est bizarre, mais il m’agace, répliqua Paul de la Morlière.

– Moi aussi.– Mais, poursuivit le fils du vicomte – car ce

jeune homme qui contait ses amours était bien le fils du vicomte de la Morlière qui fut le véritable meurtrier de Diane de Morfontaine et de M. de Main-Hardye – mais, poursuivit-il, laissons cet Anglais tranquille, et écoutez la fin de mon histoire.

– Voyons ?

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Les deux jeunes gens s’assirent dans une salle de verdure, voisine de celle de l’Anglais, et tandis qu’on leur servait à dîner, Paul continua :

– Lorsque j’eus vu le domino se servir d’une clef pour pénétrer dans la maison de la rue du Vieux-Colombier, il ne me fut plus possible de douter que cette maison ne fût celle où elle habitait ordinairement.

Je descendis de voiture et je renvoyai Tom.– Je rentrerai à pied, lui dis-je.Il était jour, mais la rue était déserte encore, et

les Persiennes de la maison du domino étaient toutes fermées.

Un moment je fus tenté d’aller frapper à la porte ; mais ce respect qui s’était subitement emparé de moi dans le petit salon de la Maison-d’Or, lorsque le domino m’avait regardé, m’arrêta.

Je me bornai à me promener de long en large dans la rue, les yeux fixés sur les croisées bien closes, espérant toujours que l’une d’elles s’ouvrirait. Je passai plus d’une heure dans la rue

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du Vieux-Colombier.Enfin, la porte de la petite maison s’ouvrit.Mon cœur battit bien fort : je crus que c’était

elle.C’était un jeune homme de quinze à seize ans,

vêtu d’une blouse blanche et coiffé d’un casque en papier de journaux.

Je reconnus sur-le-champ l’ouvrier typographe en apprentissage, ce que, dans les imprimeries, on appelle l’attrape-science. Celui-là avait la mine effrontée, intelligente du gamin de Paris ; on pouvait tout lui dire, il comprenait tout.

Je m’approchai de lui.– Est-ce que vous habitez cette maison ? lui

demandai-je ?– Oui, monsieur.– Depuis longtemps ?– J’y suis né.– Pardon, lui dis-je ; mais vous êtes un gentil

garçon..., et...J’eus l’air d’hésiter. L’apprenti se prit à

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sourire.– Je devine, dit-il.– Vous devinez ?– Sans doute. Un beau monsieur comme

vous... n’est point à cinq heures du matin tout seul, arpentant de long en large la rue du Vieux-Colombier. Vous venez pour mademoiselle...

Je tressaillis.– Oh ! dites-moi son nom ! m’écriai-je.– Nelly, répondit-il.– Elle s’appelle Nelly ?– Ou Danielle, ce qui revient au même.– Et... vous la connaissez ?– Je ne lui ai jamais parlé, mais tout le monde

la connaît comme moi dans la maison. Il n’y a pas de concierge. Vous voulez bien parler d’une dame blonde, n’est-ce pas ?

– Précisément.– Eh bien ! monsieur, en quoi puis-je vous être

utile ?

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– Mais, en me donnant quelques renseignements.

– Cette dame ou cette demoiselle, car on ne sait pas au juste si elle est fille ou veuve, habite ici depuis un an environ...

– Ah !– Au premier, un appartement de cinq cents

francs.– Diable ! pensai-je, j’ai commencé par la

croire duchesse.– Souvent elle est en retard pour son terme.– Et... avec qui demeure-t-elle ?– Avec une personne malade et qu’on ne voit

jamais.– Sa mère, peut-être.– Non, c’est un homme. Je l’ai aperçu un

matin à sa fenêtre. Il peut bien avoir quarante ans ; il a de grosses moustaches et il est décoré. On dit qu’il a été officier.

– Et elle habite avec lui ?– Oui, monsieur.

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– Et lui, on ne le voit pas ?...– Jamais. Il ne sort que la nuit. Il part après

que tout le monde est couché dans la maison, et rentre toujours avant le jour.

– Singulier personnage !– Quant à mademoiselle Danielle, continua le

jeune imprimeur, elle ne parle jamais à personne et elle est très fière. Cependant tout le monde l’aime, car elle est bien jolie !

– Ah !Cette exclamation stupéfia l’apprenti.– Comment ! dit-il, vous ne saviez pas qu’elle

est jolie ?– Je l’ai deviné.– Alors vous ne l’avez pas vue ?– Non.– Vous moquez-vous de moi ? fit-il, me

regardant avec défiance.Je fus obligé de lui expliquer que j’avais vu

Danielle masquée.

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– C’est impossible ! me dit-il.– Pourquoi ?– Parce que mademoiselle Danielle ne sort pas

après minuit et ne rentre pas au point du jour ; elle est très sage.

– Alors, dis-je, ce n’est pas la femme dont je veux parler.

– Il n’y a pourtant que celle-là dans la maison. Les autres sont des femmes d’ouvriers, laides et vieilles pour la plupart.

– Il n’y a pourtant que les locataires de la maison qui ont une clef ?

– Oui, monsieur.– La femme dont je parle en avait une.L’apprenti était ébahi.– Je n’y comprends absolument rien, me dit-il.

Mademoiselle Danielle en domino, masquée, et dans un cabinet de la Maison-d’Or ! ça me paraît impossible !

– C’est vrai, cependant.– Ma foi ! s’écria le bambin, j’en aurai le cœur

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net. Ça m’intrigue ! Si vous voulez m’attendre quelques minutes, monsieur, vous saurez à quoi vous en tenir.

Il rentra et j’attendis un quart d’heure avant de le voir reparaître.

– C’est pourtant vrai, me dit-il en revenant, elle est sortie cette nuit.

– Elle vous l’a dit ?– Non, mais en me hissant jusqu’à la tabatière

de ma mansarde, je puis voir dans la chambre de mademoiselle Danielle qui donne sur la cour. La fenêtre en est ouverte.

– Et... vous avez vu ?...– J’ai vu que mademoiselle Danielle ne s’était

point couchée encore.– Où donc est-elle ?– Probablement dans la chambre voisine, qui

est celle de l’homme décoré aux grosses moustaches. Mais j’ai aperçu le domino et le masque sur son lit. Et, fit le gamin en retroussant dédaigneusement sa lèvre supérieure, je crois que je me suis trompé.

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– En quoi ?– Je vous ai dit que mademoiselle Danielle

était sage... Enfin, suffit... Bonjour, monsieur.L’apprenti voulut s’éloigner. Je le retins :– Mais, lui dis-je, ne pensez-vous pas qu’on

pourrait la voir ?– Elle ne reçoit personne.– Lui écrire ?– Oh ! c’est facile. Je me chargerai bien de

votre lettre, moi.J’emmenai l’apprenti dans un café qui venait

de s’ouvrir, je demandai du papier et de l’encre, et j’écrivis à mon domino inconnu une lettre brûlante et parfaitement ridicule.

– Comment la lui ferez-vous tenir ? demandai-je à mon ami de hasard.

– Fort simplement, je la glisserai sous la porte.Je voulus mettre deux louis dans la main de

l’enfant, mais il les repoussa, en disant :– C’est un service de camarade. Je ne suis pas

commissionnaire de mon état. Merci, monsieur.

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Il prit ma lettre, rentra dans la maison, et en ressortit quelques minutes plus tard.

– C’est fait, me dit-il. Venez demain, je saurai probablement quel effet votre lettre aura produit.

Et il s’en alla à son atelier.Le lendemain, à la même heure, je fus exact au

rendez-vous. Mais l’apprenti arriva la mine consternée.

– Eh bien ! me dit-il, vous n’avez pas de chance !

– Comment cela ?– Mademoiselle Danielle est partie.– Partie !– Oui, monsieur.– Mais quand ? Comment ?– Une voiture de déménagement est venue hier

vers midi, et tout a été enlevé dans l’appartement de mademoiselle Danielle. Quand son dernier paquet a été dans la voiture, mademoiselle Danielle est montée à côté du cocher, et elle est partie sans donner d’adresse. Cependant elle a

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prié sa voisine de prendre ses lettres et de les lui garder. Elle les enverra chercher de temps en temps.

Ce que le jeune imprimeur venait de m’apprendre me bouleversait. Et comme l’amour naît des obstacles qu’il trouve sur sa route, ce qui, la veille n’était encore que de la curiosité devint de la passion, et je me jurai de revoir mon inconnue.

Depuis six semaines, j’ai écrit tous les jours à Danielle, et jamais elle ne m’a répondu.

Depuis six semaines, mon cher ami, acheva M. Paul de la Morlière, je suis amoureux fou d’une femme dont je ne sais pas le vrai nom, dont je n’ai jamais vu le visage et qui demeure je ne sais où.

Enfin, ce matin, un billet sans signature et tracé par une main inconnue m’est arrivé.

Ce billet contenait ces trois lignes :« Allez au Bois de temps à autre, dînez au

pavillon d’Ermenonville quelquefois. On vous y ménage une surprise. »

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– Mais, interrompit le capitaine Charles de Kerdrel, je ne vois pas en tout cela de quoi vous désespérer beaucoup.

– Vraiment ?– On vous donne un rendez-vous...– Mais je ne sais si ces lignes ont été tracées

par elle.– C’est probable, puisque vous ne vous

occupez que d’elle depuis plus d’un mois. À moins qu’il ne soit question de Saphir.

– Oh ! fit Paul avec dédain, Saphir ne m’empêche point de dormir.

Comme le jeune homme parlait ainsi de sa maîtresse, une calèche vint s’arrêter devant le perron du pavillon.

Deux jeunes hommes en descendirent.C’était le baron de Neubourg et lord

Blakstone.Tous deux vinrent se placer à égale distance

de l’Anglais qui lisait obstinément le Times et du capitaine Charles de Kerdrel et de son ami.

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Tous deux demandèrent à dîner et se mirent à causer à mi-voix.

Cependant un nom prononcé par le baron de Neubourg frappa l’oreille de Paul de la Morlière.

Ce nom était celui de Danielle.Le jeune homme tressaillit et tourna

brusquement la tête.M. de Neubourg disait :– Mon cher lord, convenez que Danielle est

charmante.– Charmante, en effet, répondit lord Blakstone

avec un léger accent britannique.– Je vois que vous êtes du goût de nos amis le

marquis et le vicomte.Ces derniers mots furent un trait de lumière

pour M. de la Morlière. Il se souvint des quatre messieurs qui soupaient à la Maison-d’Or dans ce cabinet où il avait vu entrer le domino.

– Il paraît, continua le baron, que cette pauvre Danielle est persécutée depuis quelque temps...

– Par qui ?

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– Par un amoureux violent et sentimental tout à la fois.

Paul de la Morlière était trop jeune pour avoir appris déjà à se contenir et à demeurer impassible.

Le rouge lui monta au visage, et il se prit à regarder le baron avec une certaine fixité.

Celui-ci ne parut pas s’en apercevoir, et continua :

– Chaque jour, cette pauvre Danielle reçoit une lettre.

– Pauvre femme !– Et son amoureux lui dit les choses les plus

extravagantes et les plus ridicules.Paul de la Morlière se leva à ces mots.– Que faites-vous ? lui dit le capitaine.Mais Paul ne répondit point et s’approcha du

baron. Celui-ci, étonné, se leva à son tour. Paul était parvenu à se calmer et il salua le baron avec courtoisie :

– Me pardonnez-vous, monsieur, une question

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indiscrète ? dit-il.M. de Neubourg le regarda et vit qu’il avait les

lèvres blanches, ce qui lui sembla un symptôme de scène terrible.

– C’est selon, monsieur.– Quand je parle d’une question indiscrète, je

me trompe, monsieur, poursuivit Paul de la Morlière.

– Ah !– Car c’est deux que je désirerais vous faire.– Parlez, monsieur.– J’oserai vous demander votre nom,

monsieur ?– Je me nomme le baron Gontran de

Neubourg.Paul s’inclina et reprit :– Je suis satisfait sur le premier point, passons

au second.– Volontiers.– Vous souviendriez-vous, monsieur, de

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l’emploi de votre nuit à la dernière mi-carême ?– Parfaitement.– Alors, monsieur...– Attendez, je vais vous édifier. D’abord nous

sommes allés, trois de mes amis et moi, au bal de l’Opéra.

– Bien.– Puis nous sommes allés souper...– Au café Anglais ?– Non, à la Maison-d’Or.– Dans un cabinet voisin du salon vert, n’est-

ce pas ?– Justement.– Et vous avez soupé tous les quatre ?– Oui, monsieur.– Sans recevoir aucune visite ?– Pardon, une dame en domino est venue nous

rejoindre.– Et cette dame, dit Paul, était blonde, n’est-il

pas vrai ?

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– Comme Junon, flava Juno.– Et elle se nommait...– Ah ! monsieur, dit le baron toujours calme et

poli, vous devenez d’une curiosité difficile à satisfaire.

– Cette femme se nommait Danielle ! exclama Paul, dont la voix s’altéra.

– Puisque vous le saviez, dit le baron, il était inutile de me le demander.

– Monsieur, continua Paul, je suis cet amoureux ridicule qui écrit chaque jour à Danielle, et je serais bien heureux de savoir quel est le fat...

– Chut ! monsieur, dit le baron, je vous comprends, et il est inutile d’entrer dans de plus longs détails.

– Monsieur, dit Paul, nous avons ici chacun un ami... Il se tourna vers le capitaine.

Celui-ci fit un petit signe de la main qui signifiait :

– Va toujours, je suis là.

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– En effet, monsieur.– Puisque vous êtes le baron Gontran de

Neubourg, je vous dirai, moi, que je me nomme Paul de la Morlière.

– Le fils du vicomte ?– Précisément.Et Paul continua :– Je n’aime pas les querelles qui traînent.

Nous avons un tir à deux pas ; on nous y prêtera des pistolets.

– Vous parlez d’or, monsieur.– Et... après dîner...Le baron eut un sourire charmant.– Je le vois, monsieur, dit-il, vous êtes un

homme de bonne compagnie, vous voulez bien me laisser achever mon dîner.

– Comment donc !M. de Neubourg appela le garçon et lui dit

quelques mots à l’oreille.Le garçon s’en alla vers le tir, lequel est peu

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distant d’Ermenonville.Alors Paul salua une fois encore son

adversaire futur et revint s’asseoir auprès du capitaine.

– Quelle sotte querelle vous venez de vous faire, mon pauvre Paul ! lui dit celui-ci.

– J’ai été insulté.– Mais non, pas le moins du monde. Cela ne

s’adressait pas directement à vous.– Cela s’adressait à l’amoureux de Danielle,

par conséquent à moi.– Mais non directement.L’Anglais, qui jusque-là avait lu le Times avec

opiniâtreté, leva alors les yeux et regarda Paul, qu’il salua. Celui-ci, étonné, rendit le salut.

– Vous, battre tout à l’heure ? dit l’Anglais.– Oui, milord.– Oh ! yes, me battre avec vous.– Mille remerciements, j’ai un témoin.– Oh ! moâ curieux de ces spectacles, et tout

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voir. Moâ amuser beaucoup.– Monsieur, répondit sèchement Paul de la

Morlière, je ne joue pas la comédie devant le public.

– Oh ! moâ utile, dit l’Anglais, moâ chirurgien, moâ panser le blessé...

Paul se prit à rire.En ce moment, le garçon revint du tir,

apportant les pistolets.

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V

Le baron de Neubourg, en voyant revenir le garçon qui tenait dans son tablier un objet assez volumineux, dit à M. Paul de la Morlière :

– Je prends mon café, monsieur, et je suis à vous.

– Faites, monsieur, répondit Paul, qui avait déjà dégusté le sien, mais hâtez-vous, la nuit vient.

– Oh ! fit le baron, soyez tranquille, monsieur, nous avons plus d’une demi-heure de jour encore.

Cinq minutes après M. de Neubourg et lord Blakstone se levèrent.

Paul de la Morlière et M. de Kerdrel en firent autant. Le garçon avait placé deux paires de pistolets, une boîte à poudre et des balles sur la table.

– Messieurs, dit alors le capitaine, ici nous

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sommes à peu près chez nous ; c’est le restaurant des gentilshommes par excellence...

– Eh bien ? fit le baron.– Je serais donc d’avis, poursuivit M. de

Kerdrel, que nous réglassions ici, monsieur et moi...

Le capitaine se tourna vers lord Blakstone.– Les conditions de la rencontre ? Mais

certainement, dit le baron.En allumant un cigare, M. de Neubourg

s’éloigna de quelques pas, dans la direction des écuries, tandis que Paul exécutait la même manœuvre et s’écartait en sens inverse.

Alors M. de Kerdrel et lord Blakstone se rapprochèrent et échangèrent leurs cartes.

– Milord, dit le capitaine, le motif de cette querelle me semble futile.

– Je suis de votre avis, monsieur.– Il serait déplorable qu’il y eût mort

d’homme.– Cependant...

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– J’eusse préféré mille fois une rencontre à l’épée. Au pistolet, on se tue, on s’estropie, ou on se manque. Ce dernier résultat assimile deux hommes de cœur à deux petits jeunes gens se battant pour une grisette, et il est fort triste de devenir ridicule.

– C’est vrai, murmura flegmatiquement lord Blakstone.

– À l’épée, continua le capitaine, on se tue rarement ; mais le sang coule, et l’honneur est satisfait.

– Vous avez parfaitement raison ; malheureusement...

– Ces messieurs sont pressés, voulez-vous dire ?

– Oui, et il faudrait remettre la partie à demain pour aller chercher des épées, ce qui est impossible.

– Vous vous trompez, milord, nous avons des épées ici.

– Ici ?– Oui. Je me suis battu, il y a quinze jours, à

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cent mètres du pavillon, dans le Bois, avec un officier de chasseurs. Notre rencontre, qui n’a eu de résultat grave qu’un léger coup de quarte reçu par mon adversaire, a été suivie d’un déjeuner.

Lord Blakstone sourit.– Il est fâcheux, dit-il, que ces messieurs aient

dîné.– Ils souperont, répliqua le capitaine. Or, les

épées de combat de mon adversaire et les miennes sont restées ici.

– Ah ! ceci est différent.– Je vous proposerai donc d’adopter l’épée de

préférence au pistolet.– Soit.– Garçon ! appela M. de Kerdrel.Le garçon accourut.– Emportez ces pistolets, dit le capitaine, et

priez votre maître de vous remettre les épées qu’on lui a confiées. Vous sortirez par la cuisine et les écuries. Il est inutile de mettre dans la confidence de nos projets les quatre ou cinq

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personnes éparses dans la charmille.L’Anglais aux cheveux roux et aux lunettes

vertes n’avait pas perdu un mot de la conversation de lord Blakstone et de M. de Kerdrel.

La conférence terminée, il se leva.– Oh ! pardonnez à moâ, dit-il, mais moâ

chirurgien.M. de Kerdrel sourit.Quant à lord Blakstone, il adressa la parole à

son compatriote dans leur langue maternelle.– Vous êtes Anglais ?– Yes, répondit l’homme aux lunettes.– Et chirurgien ?– Du comte d’Oxford.– Et vous voulez nous accompagner ?– Je suis curieux.Afin de prouver qu’il avait bien le droit de

prendre la qualité de chirurgien, l’Anglais déboutonna sa redingote et tira de sa poche de

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côté une trousse qu’il ouvrit et plaça sous les yeux des deux témoins.

– Alors, dit M. de Kerdrel, venez avec nous, milord.

– Oh ! pas milord, moâ, fit l’Anglais avec humilité, moâ simple esquire.

Et il se leva, reboutonna sa redingote et enfonça son chapeau sur ses yeux.

Alors M. de Kerdrel appela Paul, et lord Blakstone fit un signe au baron de Neubourg.

Tous deux se rapprochèrent.– Messieurs, dit le capitaine, vous ne vous

battrez point au pistolet.– Pourquoi cela ?– Parce que nous avons des épées ici.– C’est différent, fit le baron avec

nonchalance, et cela m’est d’ailleurs parfaitement égal.

– Où sont-elles ces épées ?– Venez, nous allons les trouver. Le garçon les

a sous son bras.

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M. de Neubourg prit le bras de lord Blakstone et s’éloigna le premier.

Paul de la Morlière et le capitaine suivirent.M. de Kerdrel avait indiqué le fourré qui se

trouve entre le tir Lepage et le pavillon d’Ermenonville comme le lieu le plus convenable.

Le garçon du restaurant s’y trouvait déjà.Au moment où les quatre jeunes gens, toujours

suivis de l’Anglais aux lunettes, qui marchait discrètement à trois pas de distance, traversaient l’avenue qui conduit à la porte Maillot, une jolie victoria, attelée d’un cheval irlandais sous poil noir, arriva rapide comme l’éclair.

– Ah ! diable, murmura Paul de la Morlière, voilà Saphir.

Saphir, en effet, venait de reconnaître M. de Kerdrel et son cher Paul.

Sur un signe d’elle, le cocher avait ralenti son cheval, et Paul, se voyant reconnu, s’était arrêté.

Les femmes ont un instinct merveilleux du danger.

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– Où vas-tu ? dit Saphir vivement, et quels sont ces messieurs ?

– Des amis à nous, répliqua M. de Kerdrel.– Vous mentez, cher ami, je connais tous les

amis de Paul, je ne connais point ces messieurs.– Ma petite Saphir, dit Paul d’un ton câlin, ces

messieurs sont membres d’un club rival du nôtre.– Et vous allez vous battre ?– Allons donc ! nous avons fait un pari.– Et... ce pari ?– Mystère !Saphir descendit de voiture.– D’abord, dit-elle, il n’y a pas de mystère

pour moi.– Très bien, dit Paul avec flegme ; après ?– Ensuite, comme je suis venue au Bois tout

exprès pour t’y retrouver...– Tu ne veux pas me quitter ?– Non.– As-tu dîné ?

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– Pas encore.– Eh bien ! va-t’en à Ermenonville, fais-toi

servir à dîner et attends-nous.Saphir regardait attentivement M. de la

Morlière.– Mais enfin, dit-elle, quel est ce pari ?– Je le répète, c’est un mystère.– Et où allez-vous ?– À trois pas d’ici.– J’y vais avec vous.– Impossible !– Et si... je le veux.M. de Kerdrel comprit qu’il était temps

d’intervenir, d’autant plus que M. de Neubourg et son témoin s’étaient déjà enfoncés dans le fourré.

– Ma chère Saphir, je préfère vous dire la vérité.

– Ah !– Je vais me battre, chère amie, avec ce grand

monsieur brun que vous venez de voir.

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– Vous battre !– Et Paul me sert de témoin.Saphir regarda tour à tour M. de la Morlière et

le capitaine.– Vous me trompez encore, dit-elle.– Vous tromper !– Ce n’est pas vous, c’est Paul.– Mais je vous assure...Saphir était une belle fille au regard ardent,

aux lèvres rouges, au front large ; elle était grande et svelte ; ses petites mains blanches avaient des muscles d’acier.

Elle prit Paul par le bras et lui dit :– Si je le voulais, tu ne te battrais pas et je

saurais bien te forcer à rester ici ; mais sois tranquille, mon ami, il ne sera pas dit que Saphir aura été lâche. T’a-t-il insulté !

– Oui, dit Paul.– Alors ce n’est pas toi qui as tort ?– Non.

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– Eh bien ! bats-toi et tâche de le tuer. Je vais attendre ici... et, me sachant près de toi, tu seras brave et heureux.

Saphir était émue ; mais son geste, sa voix étaient demeurés calmes.

Saphir jeta ses bras au cou du jeune homme, lui mit un baiser au front, et lui dit :

– Va, et sois brave !– Pauvre fille ! pensa M. de Kerdrel, elle ne

sait pas que c’est pour une autre qu’il va se battre.

Il prit Paul par le bras et l’entraîna, non sans avoir souri à Saphir, en lui disant :

– Sois tranquille, va, tout ira bien... je suis là.D’un geste impérieux, Saphir renvoya la

voiture, qui prit le chemin du pavillon.Puis elle entra dans le Bois, se tenant à

distance, mais suivant des yeux les quatre jeunes gens, qui s’étaient perdus sous les arbres.

L’Anglais aux lunettes marchait derrière eux.Saphir s’agenouilla et murmura :

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– Mon Dieu ! quand j’étais enfant, dans le village d’où je suis venue à Paris en sabots, on me menait à l’église et on m’enseignait à vous prier. J’ai oublié les prières, mais je me suis souvenue de vous. Faites que mon pauvre Paul ne soit point tué.

*

M. de la Morlière et M. de Kerdrel avaient rejoint le baron.

– Je vous demande mille pardons, monsieur, dit Paul à ce dernier, je vous ai fait attendre malgré moi.

Le baron s’inclina.– Vous avez dû être fort contrarié, dit-il, je le

conçois.– Heureusement, ajouta Paul, j’ai affaire à une

fille de cœur.Ces phrases échangées, les deux adversaires se

saluèrent et s’écartèrent l’un de l’autre.

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Le garçon du restaurant avait apporté les épées, et lord Blakstone les mesurait.

– Paul s’est servi une fois de celles-ci, dit M. de Kerdrel. Ce sont les miennes. Les autres lui sont inconnues.

– Nous allons les tirer au sort.– Soit !M. de Kerdrel jeta une pièce de cinq francs en

l’air.– Face ! cria lord Blakstone.La pièce retomba ; le sort se déclarait pour

lord Blakstone.– Allons, messieurs, dit M. de Kerdrel, habit

bas, s’il vous plaît.M. de Neubourg était à peine déshabillé, et

tandis que lord Blakstone et le capitaine causaient entre eux, l’Anglais aux lunettes vertes s’était approché de lui.

– Oh ! yes, disait-il ; moâ curieux fortement... moâ voir...

– Tout va pour le mieux, comme vous voyez,

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souffla tout bas M. de Neubourg à ce bizarre personnage, qui paraissait lui être complètement inconnu.

– Oui... seulement...– Eh bien ?– Prenez garde de vous faire tuer.– Hum ! dit le baron en riant, cela me paraît

difficile... je boutonne à peu près tous les maîtres d’armes de Paris.

M. de la Morlière avait imité le baron, et il s’était dépouillé de sa redingote et de son gilet.

Sur un signe des témoins, les deux adversaires se rapprochèrent, prirent leurs épées, et lord Blakstone dit :

– Allez, messieurs !Tous deux tombèrent en garde.La pauvre Saphir s’était rapprochée peu à peu

et elle s’était cachée derrière un arbre, faisant des vœux pour son amant.

Paul tirait fort bien, mais il avait le défaut de son âge : il manquait de sang-froid.

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Le baron, au contraire, était l’homme calme par excellence, le tireur élégant, qui se conduisait sur le terrain comme il eût fait dans une salle d’armes.

À la première passe, M. de Neubourg comprit que son adversaire n’était pas de sa force. Cependant il se laissa toucher au bras, et l’épée de M. de la Morlière lui fit une goutte de sang.

– Touché ! dit-il, et bien touché ?M. de Kerdrel s’était penché à l’oreille de lord

Blakstone.– Faut-il faire cesser le combat ? lui dit-il, M.

de Neubourg est blessé.– Non, dit l’Anglais, tout à l’heure...

L’égratignure est sans importance...Et comme il disait ces mots, M. de Neubourg

se fendit et son épée disparut presque tout entière dans l’épaule de Paul de la Morlière.

La douleur fut vive – un léger cri échappa au blessé.

Puis, tout à coup, il laissa échapper son épée et tomba.

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– Ah ! mon Dieu ! exclama une voix déchirante et brisée.

Et tandis qu’on s’empressait auprès du blessé, Saphir arriva, folle, éperdue, mourante.

Elle se jeta sur le jeune homme évanoui, le couvrit de baisers, l’inonda de ses larmes, l’appela des noms les plus doux.

L’Anglais aux cheveux roux et aux lunettes avait déboulonné sa redingote marron et ouvert sa trousse.

– Laissez voir moâ, disait-il, moâ chirurgien.M. de Kerdrel avait déchiré la chemise du

blessé ; Saphir, égarée et folle, mettait son mouchoir en pièces pour faire de la charpie.

Le chirurgien anglais sonda la blessure et dit :– Elle n’est pas mortelle...Saphir poussa un cri de joie.– Il faut transporter le blessé.– Où ? demanda M. de Kerdrel.– Chez moi, dit Saphir. Je veux le soigner.

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– Non, chez son père...– Oh ! non, exclama Saphir, je veux le

soigner, moi !– Ma chère enfant, dit M. de Kerdrel, le père

de M. de la Morlière vous laissera voir son fils, et vous pourrez même vous installer à son chevet. Mais il faut que Paul soit transporté chez lui. Car enfin, acheva le capitaine, sa mère et sa sœur ne pourraient pas aller le voir chez vous.

Saphir baissa la tête.– Vous avez raison, dit-elle.– Monsieur de Kerdrel, disait en même temps

lord Blakstone, tandis que son compatriote appliquait le premier appareil sur la blessure et faisait respirer des sels à Paul évanoui, je mets ma calèche à votre disposition.

– Merci ! dit Saphir, j’ai la mienne.Saphir ne voulait rien devoir à ceux qui

venaient de blesser son cher Paul.Mais l’Anglais aux cheveux roux venait de

prendre une situation et une autorité subite.

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Il était chirurgien, il parlait au nom de la science.

– Non, dit-il, victoria pas commode, calèche meilleure.

Saphir soupira, mais elle se tut.M. de Neubourg et lord Blakstone coururent

chercher la calèche à Ermenonville.Paul de la Morlière était revenu à lui, et

voyant le visage baigné de larmes de Saphir penché sur lui, il s’était pris à sourire et avait murmuré :

– Chère Saphir ! tu es bonne...– Chut ! fit l’Anglais aux lunettes, vous pas

parler ! vous bouger pas !La calèche arriva.Ce fut avec des précautions infinies que le

blessé y fut placé.– Il faut aller au pas, dit le chirurgien, qui

s’assit dans le fond.Saphir avait également pris place dans la

calèche et elle appuya la tête du blessé sur ses

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genoux.– Adieu, monsieur, dit M. de Neubourg

s’adressant au capitaine, et croyez à tous mes regrets sur ce déplorable événement.

Le baron et le chirurgien échangèrent un regard mystérieux.

– Allons ! mon petit Rocambole, murmura l’Anglais, voici que nous allons avoir nos grandes entrées chez M. le vicomte de la Morlière. Il faut en profiter.

Et la calèche partit, emportant le blessé et Rocambole, métamorphosé en chirurgien.

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VI

Tandis que le fils du vicomte de la Morlière se battait, au Bois, avec le baron Gontran de Neubourg, une scène d’un genre tout différent se déroulait, à Paris, au fond d’un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain.

Cet hôtel était celui qui avait appartenu à feu le général de Morfontaine, et le chevalier, son neveu, en avait hérité.

Le chevalier était devenu marquis à la mort de son oncle, et comme il avait son tiers de l’héritage, il faisait une certaine figure à Paris.

Le marquis de Morfontaine – nous l’appellerons ainsi désormais – était alors un homme de cinquante ans environ, mais qui en paraissait hardiment soixante, tant il était usé et vieilli.

Ses cheveux étaient presque blancs, il avait le

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front ridé.L’opinion publique accordait quatre-vingt

mille livres de rente au marquis.Il avait des chevaux et faisait courir.Cette occupation aristocratique était même

devenue pour lui une source de bénéfices. Royal-Cravate et Bobadilla, deux chevaux qu’il possédait, avaient gagné pour lui des sommes folles aux courses.

M. de Morfontaine était cependant un homme taciturne, songeur, qui ne paraissait pas prendre la vie sous son aspect le plus rose.

Or, précisément le jour et à peu près à l’heure où Paul de la Morlière se rencontrait avec M. de Neubourg, le marquis rentra chez lui, rue de Varennes, dans un tilbury à télégraphe qu’il conduisait toujours lui-même avec une habileté parfaite, jeta les rênes à son groom et demanda au laquais qu’il trouva tête nue sur la première marche du perron :

– La marquise est-elle chez elle, Pierre ?– Oui, monsieur le marquis, lui fut-il répondu.

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– Et Victoire ?– Mademoiselle est sortie avec sa gouvernante

tout à l’heure.– En voiture ?– À pied. Mademoiselle est à Saint-Thomas-

d’Aquin.– C’est bien, dit brusquement le marquis.M. de Morfontaine se dirigea vers l’escalier, et

le gravit d’un pas inégal et précipité.Le marquis avait l’air agité, ses lèvres étaient

pâles. Il était facile de deviner qu’il avait récemment éprouvé quelque émotion violente.

Arrivé au premier étage, le marquis traversa une antichambre, un grand salon, et frappa à une porte qui se trouvait dans le fond de cette dernière pièce.

– Entrez ! dit une voix de femme à l’intérieur.M. de Morfontaine ouvrit et se trouva sur le

seuil d’une chambre à coucher tendue en soie bleue, dans laquelle une femme encore jeune et fort belle se tenait pelotonnée au fond d’une

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chauffeuse, auprès d’une fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin.

Cette femme était la marquise.Elle pouvait avoir trente-huit ans et n’en

paraissait que trente ; elle avait la taille souple et flexible encore, malgré le léger embonpoint de la seconde jeunesse ; ses grands yeux bleus étaient pleins de charme, et lorsqu’elle souriait et montrait ses dents blanches comme des perles, elle n’avait plus que dix-huit ans.

À la vue du marquis, elle se leva à demi et lui tendit une petite main blanche, mignonne, aux doigts allongés.

– Bonjour, mon ami, dit-elle.– Bonjour, madame, répondit le marquis d’un

ton sec.Et il s’assit, avant même qu’elle lui eût

indiqué un siège du doigt.– Mon Dieu ! fit la marquise, vous êtes bien

pâle, Edgard ?– Moi !... vous trouvez ?

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– Pâle et défait, mon ami.– C’est que j’ai eu une forte contrariété.– Ah !Et la marquise regarda attentivement son mari.– Madame, dit brusquement M. de

Morfontaine, il y a longtemps que je veux vous demander une explication, et aujourd’hui...

– Mais, parlez, répondit la marquise étonnée.– Vous m’écouterez ?– Certainement.– Au reste, poursuivit le marquis, ce que j’ai à

vous dire peut se résumer en deux mots. Les voici : je ne veux pas que Victoire épouse M. de Pierrefeu.

Ces simples mots produisirent un étrange effet sur madame de Morfontaine. À son tour, elle pâlit et manifesta une vive émotion.

– Vous ne... le... voulez... pas ? répéta-t-elle, accentuant chaque mot.

– Non, madame.

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– Mais... pourquoi ?– D’abord, parce que M. de Pierrefeu est sans

fortune ou à peu près ; ensuite...– Ensuite ? fit la marquise.– Parce qu’il me déplaît.– Et... pourquoi vous déplait-il ?– Il me déplaît parce qu’il est le neveu du

colonel Aubin.– Singulière raison !– Soit ; mais cette raison me suffit et me rend

inébranlable.– Monsieur, dit froidement la marquise, vous

avez voulu une explication, je l’ai acceptée, et puisque nous y sommes, vous m’écouterez bien, à votre tour, comme je viens de vous écouter.

– Parlez, madame.– Vous souvient-il de notre union ? continua la

marquise.– Sans doute.– C’était en 183..., et il y a tout à l’heure vingt

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années.– Après ?– J’étais une enfant, j’avais dix-huit ans à

peine, vous en aviez trente sonnés. Mon père était un homme dur, inflexible, qui voyait le mariage à sa façon, c’est-à-dire que, du moment que les noms se valaient et que les fortunes étaient en rapport, peu lui importait de jeter dans les bras d’un homme qu’elle n’aimait pas une pauvre fille comme moi.

– Vous êtes cruelle, madame, dit le marquis, aux lèvres blêmes duquel il vint un sourire ironique.

Madame de Morfontaine continua :– Cruelle, peut-être, mais vraie. Or, je ne vous

aimais pas, monsieur, et vous m’inspiriez même une aversion bien prononcée...

– Parce que vous aimiez votre cousin, le vicomte de Nogaret.

– Monsieur, dit la marquise avec hauteur, vous n’avez rien su de cet amour ; en tout cas, et depuis vingt années, j’ai su porter votre nom

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assez noblement, il me semble.– Oh ! madame, fit M. de Morfontaine, je sais

que vous êtes une honnête femme.– Donc, poursuivit la marquise, je vous

épousai parce que mon père l’exigea.– Et vous avez été bien malheureuse, n’est-ce

pas ?– Non, car je suis mère !Madame de Morfontaine prononça ces mots

avec orgueil.– Je suis mère, répéta-t-elle, et l’amour que

l’on porte à son enfant finit par absorber toute autre joie et toute autre douleur.

– Après, madame ?– Vous étiez amoureux de moi, reprit la

marquise, vous étiez surtout amoureux de ma dot.– Madame !...– Ah ! monsieur, dit la marquise avec dédain,

nous sommes seuls, et nous pouvons nous dire la vérité.

– Mais, où voulez-vous en venir ? demanda

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M. de Morfontaine en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

– Attendez. La veille de notre mariage, comme nous nous trouvions seuls, je vous dis : « Monsieur, je consens à vous épouser, mais vous me ferez un serment.

« – Parlez, mademoiselle, vous écriâtes-vous avec enthousiasme.

« – Jurez-moi, vous dis-je, que si nous avons jamais une fille, nous ne la marierons point contre son gré. « M’avez-vous fait ce serment, monsieur ?

– Eh ! mon Dieu ! madame, dit le marquis avec humeur, je ne dis pas non ; mais...

– Mais ?...– Mais il me semble, du reste, que je ne le

viole en aucune façon.– En vérité !– Empêcher Victoire d’épouser un homme qui

lui plaît, ce n’est pas tout à fait...– Lui faire épouser celui qu’elle n’aime point,

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n’est-ce pas ?– Dame !– Vous avez raison, monsieur. Seulement,

vous continuez à n’être pas sincère.Le marquis tressaillit.– Oh ! mon Dieu ! dit madame de

Morfontaine, croyez bien, monsieur, que j’y suis habituée... depuis vingt ans. Quand il ne s’agit que de moi, je vous laisse mentir ou dissimuler ; mais il est question de ma fille.

– Madame !– Et comme je vous devine, je vais vous dire

votre pensée tout entière.– Voyons ? ricana le marquis.Madame de Morfontaine regarda froidement

son mari.– Monsieur, dit-elle, vous m’avez dit que vous

ne vouliez pas que notre fille Victoire épousât M. de Pierrefeu, d’abord parce qu’il était sans fortune, ensuite parce qu’il vous déplaisait ; mais vous avez omis de me donner une troisième

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raison.– Ah ! vous croyez, madame ?– Vous voulez que Victoire épouse son cousin

Paul de la Morlière.– Eh bien ! soit.– Mais, je vous le répète, vous m’avez fait un

serment.– Ah ! madame, dit le marquis avec ironie,

vous n’avez point assez d’estime pour moi pour que je le tienne beaucoup...

– Je vous comprends, dit la marquise ; je m’attendais à ce dénouement.

Le marquis haussa les épaules.– Eh bien ! dit-il, savez-vous pourquoi je suis

arrivé ici tout à l’heure pâle, agité ?...– Non... parlez.– Parce que, à mon club, on m’a parlé du

prochain mariage de ma fille avec M. de Pierrefeu.

– Et vous avez... répondu ?

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– Que moi, son père, je n’en savais pas le premier mot.

– Ah ! vous avez dit cela ?– J’ai même ajouté, acheva froidement le

marquis, que j’avais toujours compté marier ma fille à Paul de la Morlière, son cousin.

– Oui, dit la marquise, je conçois que cette union soit dans vos idées...

Une sourde ironie qui perçait dans les paroles de madame de Morfontaine fit froncer le sourcil à son mari.

– Car, poursuivit-elle, il y a entre le vicomte et vous mieux que des liens de parenté.

– Plaît-il ?– Vous avez des intérêts aussi... et peut-être...– Peut-être ?... insista le marquis devenu plus

pâle encore.– Tenez, monsieur, dit la marquise, si vous

m’en croyez, nous choisirons un autre sujet de conversation.

Elle se leva tout à fait et s’appuya au balcon

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de la croisée pour regarder dans le jardin.Les derniers mots de madame de Morfontaine

à son mari avaient produit sur lui un étrange effet. Il ne raillait plus, il était pâle et sombre, et le regard de sa femme l’avait contraint à baisser les yeux.

Il y eut un moment de silence entre les deux époux ; puis un bruit de pas légers et le froufrou d’une robe se firent entendre dans la pièce voisine.

Alors madame de Morfontaine se retourna :– Voici Victoire, dit-elle.En effet, la porte s’ouvrit et Victoire parut.Mademoiselle Victoire de Morfontaine était

une fort belle personne qui ressemblait à sa mère comme le bouton ressemble à la rose épanouie.

Victoire avait dix-sept ans, sa mère trente-huit à peine ; on les prenait volontiers pour deux sœurs.

Telle avait dû être madame de Morfontaine lorsqu’on la contraignit à épouser son mari.

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Victoire salua son père et lui tendit son front.– Bonjour, mon enfant, dit le marquis, d’où

viens-tu ?– De l’église, mon père.M. de Morfontaine regarda fort attentivement

sa fille.– Victoire, mon enfant, dit-il, tu es une pieuse

et sainte fille, mais il ne suffit point de prier Dieu pour...

Le marquis s’arrêta.– Que faut-il faire encore, mon père ?

demanda Victoire avec douceur.– Il faut obéir à ses parents.Victoire rougit.– Pourquoi donc me dites-vous cela, mon

père ? balbutia-t-elle.– Ta mère te l’expliquera.Et le marquis se leva.– Adieu, madame, dit-il ; nous nous

retrouverons à l’heure du dîner.

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Et il sortit brusquement.Quand il fut parti, Victoire regarda sa mère.

La pauvre enfant, muette et tremblante, craignait de deviner. Madame de Morfontaine la prit dans ses bras et lui dit :

– Ton père n’aime pas Léon de Pierrefeu.Victoire pâlit et étouffa un cri de douleur.– Ton père, continua la marquise, ne veut pas

que tu l’épouses, mais...Elle hésita.– Mais, moi, je le veux, dit-elle enfin.Victoire fondit en larmes.– Je le veux ! continua la marquise avec une

énergie subite et presque sauvage, je le veux parce que tu l’aimes, je le veux parce que tu ne dois pas t’allier à la famille de cet homme qu’on appelle le vicomte de la Morlière ; je le veux parce que tu es mon enfant, murmura la pauvre mère avec émotion, et que je veux que mon enfant soit heureuse.

La marquise sonna.

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– Passe dans mon cabinet de toilette, dit-elle à sa fille, il ne faut pas que nos gens te voient pleurer.

Un laquais entra.– Ma voiture ! demanda la marquise.– Vous sortez, ma mère ?– Oui.– Oh ! vous m’emmenez, n’est-ce pas ? fit la

pauvre jeune fille toute en larmes.– Non, mon enfant, mais attends-moi, je ne

vais pas bien loin. Je vais voir quelqu’un pour toi.– Pour moi ?– Pour ton bonheur !Madame de Morfontaine jeta un châle sur ses

épaules, prit un chapeau et des gants, mit un dernier baiser au front de sa fille, et se dirigea vers la porte.

Mais, quand elle fut sur le seuil, elle se retourna.

– Veux-tu savoir où je vais ?

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– Oui.– Je vais voir Léon.Victoire jeta un cri de joie.– Je vais voir ton mari, acheva madame de

Morfontaine, qui enveloppa sa fille d’un regard plein d’amour...

Le cœur de Victoire se prit à battre violemment.

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VII

Madame la marquise de Morfontaine descendit dans la cour de l’hôtel, où sa voiture attendait. Au moment d’y monter, elle leva la tête et vit sa fille accoudée à la croisée.

– À bientôt, fit-elle d’un geste et d’un sourire.Le valet de pied ferma la portière et dit au

cocher :– Rue Saint-Nicolas-d’Antin !Le coupé partit, passa les ponts, traversa le

Carrousel, gagna en quelques minutes la rue indiquée et s’arrêta à l’angle de celle de Mogador.

Là, madame de Morfontaine descendit, dit à son cocher : « Attendez-moi », et s’en alla à pied jusqu’à la rue Neuve-des-Mathurins et le passage Sandrié.

– M. de Pierrefeu ? demanda-t-elle à l’un des

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concierges du passage.– Escalier C, au cinquième, à droite, lui fut-il

répondu.– Pauvre enfant ! murmura la marquise.Elle chercha l’escalier C, le gravit bravement

et arriva jusqu’au cinquième, devant une petite porte sur laquelle il y avait une carte de visite. La marquise sonna.

Une vieille gouvernante, la tête embéguinée dans une coiffe normande, vint ouvrir et recula stupéfaite à la vue de cette belle dame, drapée dans un cachemire, qui venait ainsi visiter son jeune maître.

– M. Léon y est-il ? demanda la marquise.– Oui, madame.La marquise entra.La vieille bonne lui fit traverser d’abord une

petite antichambre qui servait en même temps de salle à manger, puis un salon de grandeur médiocre, mais assez confortablement meublé : puis elle ouvrit une troisième porte, celle de la troisième et dernière pièce de cet appartement de

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cinq cents francs de loyer : la chambre à coucher de Léon de Pierrefeu.

Un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, au teint mat et blanc, aux cheveux et à la barbe noirs de jais, à l’œil bleu, fier et doux tout à la fois, était occupé à écrire sur une petite table roulée auprès d’une fenêtre entrouverte, hélas ! sur un horizon de toits et de tuyaux de cheminée.

Au bruit que fit la marquise en entrant il leva les yeux, jeta un cri de joie et de surprise et se dressa précipitamment.

– Vous, madame !– Moi, dit la marquise en souriant.Elle fit un signe à la vieille servante, qui sortit.

Puis elle prit la main de Léon et lui dit :– Mon enfant, je t’ai tenu sur mes genoux,

j’étais la meilleure amie de ta mère, et tu peux te figurer aisément que c’est une mère qui vient te voir.

– Ah ! madame... madame, murmura Léon tout ému, pourquoi me parlez-vous ainsi ? Vous savez bien que...

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Il n’osa en dire davantage, mais un éloquent regard jeté autour de lui compléta sa pensée. Ce regard voulait dire :

– Vous savez si j’aime votre fille ; mais voyez, je suis si pauvre !

La marquise s’assit sur une petite chauffeuse à deux places, en damas rouge, qui était placée vis-à-vis de la cheminée.

– Viens te mettre ici, Léon, mon enfant, dit-elle, là, près de moi.

M. de Pierrefeu obéit.– Tu aimes Victoire, n’est-ce pas ?– Ah ! si je l’aime !– Et tu dis que Victoire est riche et que tu es

pauvre...– Hélas !– Et qu’alors jamais le marquis de

Morfontaine ne voudrait de toi pour son gendre ?Léon courba la tête.Alors madame de Morfontaine reprit la main

du jeune homme dans les siennes et la pressa

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doucement.– Et tu as raison, mon enfant, dit-elle. Jamais

M. de Morfontaine ne consentira à te donner sa fille, de bonne volonté du moins, car il lui a choisi un mari... et ce mari, c’est le fils d’un misérable, ce mari peut-être ressemblera à son père un jour et sera...

La marquise baissa la voix :– Un voleur et un assassin ! dit-elle bien bas.Léon tressaillit :– Oh ! que dites-vous ? fit-il.– Mon cher enfant, reprit la marquise, le père

de Victoire a compté sans moi, sans moi qui t’aime comme mon fils, car tu as un noble et bon cœur, car tu es le fils d’une race aux vertus patriarcales ; car si ta mère est morte les mains jointes, comme une sainte qu’elle était, ton père a trouvé la mort sur un champ de bataille, à l’ombre du drapeau de la France, qu’un de ses zouaves venait de planter sur la tour Malakoff.

« Je veux, moi, que tu sois deux fois mon fils, parce que je sais bien que tu feras ma fille la plus

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heureuse des femmes. »Léon s’était mis à genoux devant la marquise,

et il couvrait ses mains de baisers.– Ah ! ma mère !... ma mère ! disait-il avec

des larmes dans la voix.– Léon, mon enfant, poursuivit la marquise, il

est six heures bientôt et tu n’as pas de temps à perdre.

Il la regarda, étonné.– Tu pars ce soir pour un grand voyage.– Moi, madame ?– Appelle-moi ta mère !... Oui, tu pars, il le

faut...– Mais... où vais-je ?– Je te le dirai ce soir.– Partir ! murmura Léon de Pierrefeu avec

tristesse, partir ! et sans la voir une dernière fois...– Tu la verras.– Ah ! vous êtes bonne...Madame de Morfontaine tira de son sein un

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petit portefeuille en maroquin vert qu’elle tendit à M. de Pierrefeu.

– Tiens, dit-elle, le voyage que tu vas faire est utile à mes intérêts. Tu trouveras dans ce portefeuille les indications nécessaires.

Madame de Morfontaine ne disait pas que le portefeuille renfermait dix billets de mille francs. Elle se leva.

– Maintenant, dit-elle, hâte-toi. Tu iras rue Basse-du-Rempart et tu y loueras une calèche à deux chevaux. Il faut que les chevaux puissent faire au moins vingt lieues dans leur nuit.

– Je les trouverai, dit le jeune homme.– À dix heures, continua la marquise, tu seras

dans cette calèche, à la porte du jardin de notre hôtel, tu sais ? dans la ruelle...

Léon rougit jusqu’aux oreilles.– Oui, dit-il.– Et tu t’envelopperas dans un bon manteau,

n’est-ce pas, car les nuits sont fraîches...– Mais, madame, demanda Léon de Pierrefeu

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de plus en plus étonné, où donc m’envoyez-vous ?

– C’est mon secret jusqu’à ce soir, dit la marquise en souriant.

Elle lui donna sa main à baiser et partit.Au lieu de rejoindre sa voiture, la marquise

continua à longer la rue Neuve-des-Mathurins et s’arrêta devant la porte au-dessus de laquelle était inscrit le numéro 61.

– Qui demandez-vous, madame ? lui dit le concierge en la voyant passer devant sa loge sans s’arrêter.

– Madame Husson.– Elle est chez elle, elle vient de rentrer.Madame de Morfontaine traversa la cour et

prit un modeste escalier de service qu’elle gravit jusqu’au troisième étage.

Là elle sonna à une porte ornée d’un cordon bleu.

Une femme entre deux âges, vêtue de noir, vint lui ouvrir.

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C’était madame Husson.Madame Husson était la veuve de l’intendant

de M. de Morfontaine. Elle avait vu naître la marquise, elle l’aimait comme sa fille, et la marquise savait qu’elle pouvait compter sur elle à toute heure.

La veuve fut tout aussi étonnée que l’avait été Léon de Pierrefeu en voyant entrer chez elle madame de Morfontaine.

La marquise n’avait pas coutume de se déranger, et lorsqu’elle avait besoin de madame Husson, elle l’envoyait chercher.

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle, vous chez moi, madame la marquise !

– Oui, ma bonne Catherine.Et comme madame Husson se confondait en

salutations, la marquise entra dans le petit salon qui était la pièce de réception.

Là elle se laissa tomber fort nonchalamment sur un canapé, et continua :

– Ma bonne Catherine, tu aimes ma fille, n’est-ce pas ?

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– Ah ! madame !...– Et tu m’es dévouée ?– N’êtes-vous pas ma bienfaitrice ?– Eh bien ! le moment est venu de me prouver

ton dévouement, ma bonne Catherine.– Parlez, madame.– Tu as une sœur en province ?– En Normandie, près de Caen.– Et tu peux compter sur elle ?– Comme sur moi.– Si je te confiais ma fille ?...– Madame la marquise, répondit madame

Husson, le dragon qui gardait un trésor ne veillait pas mieux que je ne veillerai.

– Tu me répondras d’elle ?– Sur mon honneur et sur ma vie.– Eh bien ! tu vas faire un petit paquet de

hardes et tu iras trouver, passage Sandrié, escalier C, au cinquième, M. Léon de Pierrefeu.

– Bon ! dit madame Husson.

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– Tu diras à M. de Pierrefeu : « Madame la marquise veut que vous m’emmeniez. »

– Et il m’emmènera ?– Ce soir, à dix heures.– Mais, madame, dit la veuve, qu’est-ce que

mademoiselle Victoire a de commun avec M. de Pierrefeu ?

– Je te le dirai ce soir.– Ce soir !... Je vous reverrai donc ?– Oui.– Mais... où ?– Léon de Pierrefeu te conduira au rendez-

vous que je lui ai donné. Adieu, ma bonne Catherine.

La marquise se leva, laissa madame Husson lui baiser la main et s’en alla rejoindre la voiture, qui stationnait toujours à l’angle de la rue Mogador.

– À l’hôtel ! dit-elle au cocher. Allez rondement.

Les deux chevaux anglais de la marquise

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l’emportèrent avec la rapidité de l’éclair.Cependant, lorsqu’elle rentra rue Vaneau,

l’heure du dîner était sonnée et elle trouva le marquis et sa fille à table.

En voyant apparaître sa mère, Victoire, jusque-là silencieuse et triste, la regarda avec anxiété et se rasséréna soudain.

Un mystérieux sourire glissait sur les lèvres de la marquise.

Ce sourire était une espérance pour Victoire.– Madame, dit le marquis, avez-vous compté

sur moi pour ce soir ?– Non, monsieur.– Vous n’irez pas dans le monde ?– J’ai une migraine affreuse et je désire me

coucher de bonne heure.– J’en suis jusqu’à un certain point fort aise.– Ah ! fit dédaigneusement la marquise.– Vous savez, continua M. de Morfontaine,

que je suis un joueur d’échecs passionné ?

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– Je le sais.– Il y a ce soir à mon club une partie

considérable engagée entre M. de S... et lord D... je voudrais y assister.

– Ne vous gênez pas, monsieur, dit la marquise.

Ces quelques mots furent seuls échangés durant le souper. À neuf heures, le marquis monta dans son coupé et partit.

– Ma chère Victoire, viens avec moi dans ta chambre.

Victoire regarda de nouveau sa mère.La marquise la prit par la main et lui dit à

l’oreille :– Les nuits sont fraîches encore, il faudra bien

te couvrir.Victoire tressaillit.– Est-ce que nous allons sortir ? demanda-t-

elle.– Non, pas moi, mais toi...– Moi ?

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– Tu vas faire un voyage de cinquante lieues, et tu pars ce soir même, dans une heure.

– Mais, ma mère... fit la jeune fille stupéfaite.– Chut ! dit la marquise, viens...Victoire et sa mère s’enfermèrent dans la

chambre de la jeune fille.– Mets une robe d’hiver bien chaude, continua

alors la marquise. Prends ton châle de voyage et ton manteau à capuchon ; moi, je vais te faire un petit paquet de linge indispensable en route.

Et, comme une simple femme de chambre, la marquise emplit un sac de nuit de divers objets.

– Mais, maman, dit la jeune fille, pourquoi ne sonnez-vous pas ?

– Parce que personne dans l’hôtel ne doit s’apercevoir de ton départ avant demain.

– Où m’envoyez-vous donc ?– Tu le sauras bientôt. Habille-toi.Quand Victoire fut prête à partir, sa mère lui

indiqua une table sur laquelle il y avait du papier et de l’encre.

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– Tu vas écrire à ton père, lui dit-elle.– À mon père ?– Oui.– Il ne sait donc pas ?...– Il ne sait rien. Écris.Victoire s’assit devant une table, prit la plume

et madame de Morfontaine lui dicta ces quelques lignes :

« Mon père,« Je n’aime point Paul de la Morlière mon

cousin, mais j’aime Léon de Pierrefeu, et je mourrais s’il me fallait renoncer au bonheur d’être sa femme un jour. Pardonnez-moi donc, mon cher père, pardonnez sa fuite à votre enfant.

« Victoire. »Victoire tremblait en écrivant cette lettre,

qu’elle laissa tout ouverte sur la table.– Viens, répéta la marquise en la reprenant par

la main.Il y avait, attenant à la chambre de Victoire, un

cabinet de toilette qui avait issue sur un escalier

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dérobé.Cet escalier descendait au jardin par

l’orangerie.Ce fut le chemin que madame de Morfontaine,

qui portait le sac de nuit de sa fille, fit prendre à Victoire.

Cette dernière était trop émue pour avoir désormais le courage de faire une question.

Conduite par sa mère, elle traversa le jardin et atteignit la petite porte.

La nuit était noire, et nul dans l’hôtel ne s’était aperçu du départ des deux femmes.

Madame de Morfontaine ouvrit la petite porte et jeta un coup d’œil dans la ruelle.

La chaise de poste de Léon Pierrefeu attendait.Le jeune homme s’élança hors de la voiture,

tandis que madame Husson se montrait à la portière.

– Léon, lui dit alors la marquise, soutenant dans ses bras sa fille défaillante, Victoire doit être ta femme un jour. Jusque-là, sois un frère pour

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elle, et emmène-la...Léon étouffa un cri, prit la jeune fille dans ses

bras et la porta à demi évanouie dans la chaise de poste.

– Adieu ! mes enfants... dit la marquise d’une voix entrecoupée de sanglots, adieu !... Fouettez, postillon !

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VIII

Quinze jours s’étaient écoulés depuis le duel du jeune Paul de la Morlière avec M. le baron Gontran de Neubourg.

Le fils du vicomte s’était battu, on s’en souvient, le jour même où la comtesse de Morfontaine confiait sa fille à Léon de Pierrefeu et lui faisait quitter nuitamment son hôtel.

La blessure de Paul, bien que n’ayant rien de dangereux, ne l’avait pas moins obligé à garder le lit, et y était encore le soir du quinzième jour.

Matin et soir, le chirurgien anglais qui s’était trouvé si à propos au pavillon d’Ermenonville venait visiter le blessé et le panser.

Or, ce jour-là, vers six heures du soir environ ce chirurgien, c’est-à-dire Rocambole, trouva, en arrivant, le vicomte de la Morlière installé au chevet de son fils.

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Paul sommeillait.Rocambole était plus Anglais que jamais

d’accent et de tournure, et le lord-maire lui-même eût juré qu’il était né dans la Cité.

– Mon cher docteur, lui dit le vicomte tout bas, en lui montrant la porte entrouverte d’une pièce voisine, voulez-vous être assez bon pour me suivre ?

– Oh ! yes, dit Rocambole, qui reboutonna son coachman d’alpaga jaune et suivit le vicomte.

À côté de la chambre de Paul était son fumoir.Ce fut là que M. de la Morlière conduisit le

prétendu chirurgien.Un troisième personnage s’y trouvait. C’était

le baron Charles de Kerdrel, qui, on doit s’en souvenir, avait servi de témoin au jeune homme dans sa rencontre avec M. de Neubourg.

M. de Kerdrel et Rocambole se saluèrent.Le vicomte leur offrit à un siège à tous deux,

et leur dit :– Messieurs, veuillez me pardonner la liberté

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que je prends de vous réunir ce soir.Tous deux s’inclinèrent.– J’ai besoin de vos conseils, ajouta M. de la

Morlière.Le faux Anglais eut un sourire de naïf

étonnement.Le vicomte continua :– Vous êtes l’ami de mon fils, monsieur de

Kerdrel ?– Certes ! oui, monsieur, répliqua l’officier

avec sa brusque franchise.– À ce titre, j’ai besoin de vous consulter.Et se tournant vers Rocambole :– Vous, monsieur, vous êtes le médecin de

mon fils, c’est vous qui l’avez soigné ?– Oh ! yes, dit le faux chirurgien ; lui mourant,

moi sauver lui.– Je puis donc vous parler de mon fils à tous

deux.– Nous écoutons, dit M. de Kerdrel.

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– Docteur, continua le vicomte, s’adressant à Rocambole, pensez-vous que notre cher malade soit bientôt rétabli ?

– Dans huit jours, répondit Rocambole, qui n’avait garde d’oublier son accentuation anglaise.

– Huit jours ! murmura le vicomte, c’est bien tard !

– Mais, monsieur, fit observer Charles de Kerdrel, du moment que tout danger est passé, et si ce n’est plus qu’une question de patience...

– Mon cher ami, dit le vicomte, je vais m’ouvrir complètement à vous, ainsi qu’à monsieur.

Il désignait Rocambole.– Un médecin est un confesseur, dit celui-ci

avec une gravité toute britannique.Le vicomte poursuivit :– Paul a vingt ans sonnés, et j’ai songé à le

marier.– Bon ! dit M. de Kerdrel, vous le marierez

huit jours plus tard.

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– Attendez... Je veux le marier à sa cousine Victoire, la fille du marquis de Morfontaine.

– Ravissante personne !– Et le marquis est de mon avis. Depuis plus

de dix ans nous avons projeté cette alliance, qui resserrera notre parenté et notre amitié.

– Alors, dit M. de Kerdrel, ceci est chose faite.– Hélas ! non.– Pourquoi ?– Mais parce que mademoiselle Victoire de

Morfontaine s’est éprise d’un jeune homme sans fortune et sans position.

– Bah ! qu’importe ?... on lui fera entendre raison...

– Et que, ajouta le vicomte, sa mère est pour elle.

– La marquise ?– Oui.– Diable ! fit M. de Kerdrel, deux femmes qui

s’entendent sont toujours fortes.

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– Je le sais bien, et c’est pour cela que je voudrais voir mon fils guéri.

– En quoi sa guérison avancerait-elle vos affaires ?

Un sourire énigmatique passa sur les lèvres minces et blêmes de M. de la Morlière.

– J’ai imaginé, dit-il, un petit plan de campagne qui dérouterait, s’il était promptement exécuté, les combinaisons de madame de Morfontaine.

– Ah !– Car il faut vous dire que la marquise a fait

disparaître sa fille depuis quinze jours.– Comment, disparaître ?– Oui, mademoiselle Victoire a quitté, la nuit,

l’hôtel de son père ; elle est montée en chaise de poste, et le marquis, malgré tous ses efforts n’a pu encore parvenir à savoir ce qu’elle était devenue.

– Mais... la marquise ?– La marquise le sait et garde le silence.

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Depuis quinze jours, elle oppose aux emportements de son mari un calme parfait qui achève de l’exaspérer.

– Et vous pensez que c’est elle qui a fait disparaître sa fille ?

– Oui, je sais même depuis hier ce que M. de Morfontaine ignore encore. Je sais depuis hier où est mademoiselle de Morfontaine.

– Ah !– Elle est en province, sous la double

sauvegarde d’une vieille femme et du jeune homme qu’elle aime.

– Mais c’est un enlèvement, cela ! dit M. de Kerdrel.

– En bonne forme et dans les règles.– Et la marquise ?– La marquise a tout préparé, tout conduit.M. de Kerdrel fronça le sourcil.– Mais, monsieur, dit-il, laissez-moi vous faire

une observation.– Voyons ?

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– Si mademoiselle de Morfontaine a été enlevée par son amoureux, il me semble que Paul...

– Ne peut plus l’épouser, n’est-ce pas ?– Dame !Le vicomte sourit de nouveau.– L’enlèvement n’a pas eu de conséquences,

dit-il. Mademoiselle Victoire est gardée à vue par la vieille femme, et le jeune homme vient fort respectueusement faire des visites fraternelles.

– Mais le bruit, l’éclat...– M. de Morfontaine a tenu secrète l’absence

de sa fille.– Et vous ne lui avez pas encore appris où elle

était ?– Le marquis est près de Châteauroux, dans

une de ses terres, depuis trois jours ; il revient ce soir. Je lui ai adressé une dépêche télégraphique, mais sans rien lui préciser.

– Mon cher monsieur, dit Rocambole, permettez-moi de vous adresser une simple

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question.– Faites, monsieur.– Si M. Paul était sur pied avant huit jours, en

quoi cela servirait-il vos projets ?– Monsieur, répondit le vicomte, je vous ai dit

que j’avais imaginé une combinaison pour déjouer tous les projets de la marquise de Morfontaine.

– Eh bien !– Et Paul est mon principal instrument.– Bon.– Mais vous me permettrez de garder le secret

quelques jours encore, n’est-ce pas ?Rocambole et M. de Kerdrel s’inclinèrent.– Une chose m’inquiète, et c’est pour cela,

messieurs, que j’ai pris la liberté de vous réunir, vous qui êtes son médecin, vous qui êtes son ami.

M. de Kerdrel et Rocambole regardèrent attentivement le vicomte.

– Mademoiselle Victoire de Morfontaine n’aime point mon fils, ceci est incontestable ;

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mais ce que je crois tout aussi certain, c’est que mon fils n’aime pas non plus sa cousine.

– C’est possible, murmura M. de Kerdrel en souriant.

– Cependant, Morfontaine et moi, nous avons toujours songé à ce mariage.

– Mais, dit le faux chirurgien, il est difficile de marier deux jeunes gens qui ne s’aiment pas.

Le vicomte soupira.– Mon fils est amoureux, n’est-ce pas ?

demanda-t-il brusquement au capitaine.– Oui, monsieur.– Il aime sans doute cette femme, cette

créature qu’on nomme... Saphir... et pour qui il s’est battu ?

M. de Kerdrel aurait pu répondre au vicomte de la Morlière qu’il se trompait doublement : que, d’abord, ça n’était point pour Saphir que le jeune homme s’était battu, et qu’ensuite ce n’était point la pécheresse, mais une inconnue du nom de Danielle, qu’il aimait.

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Mais M. de Kerdrel jugea parfaitement inutile de désabuser le vicomte.

Ce dernier reprit :– Je voudrais pouvoir éloigner cette femme.– C’est difficile.– Pourquoi ?– Parce qu’elle aime Paul.– Vous croyez ?Le faux chirurgien prit un air candide.– Pardonnez-nous, monsieur le vicomte, dit-il,

mais nous allons vous avouer, M. de Kerdrel et moi, que nous sommes ses complices.

– Les complices de Saphir ?– Oui.– Comment cela ?– Je vais vous l’expliquer, dit M. de Kerdrel. Il

y a des hasards providentiels dans la vie. Le jour même où notre cher Paul s’est battu, madame et mademoiselle de la Morlière ont quitté Paris.

– C’est vrai. Et, dit le vicomte, à l’heure qu’il

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est, elles sont encore en Bretagne, chez ma tante, et ignorent l’accident arrivé à mon fils.

– Or, reprit M. de Kerdrel, voici comment, monsieur et moi, nous nous sommes faits les complices de Saphir. La jeune fille était désespérée ; elle était arrivée sur le terrain au moment où Paul tombait, et elle voulait absolument qu’on le transportât chez elle. La chose n’était pas possible. Pour la consoler, nous lui fîmes la promesse qu’elle pourrait voir Paul tous les jours.

– Et... cette promesse ?– Nous l’avons tenue.– Comment ?– Saphir est venue ici.– Tous les jours ?– Chaque soir. Et... elle passe la nuit au chevet

du blessé.– Mais c’est impossible ! s’écria le vicomte.Le faux Anglais eut un sourire.– Elle vient habillée en homme, avec une

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barbe postiche...Le vicomte se frappa le front.– Ah ! dit-il, c’est votre élève en médecine que

vous amenez tous les soirs, n’est-ce pas ?– Précisément.M. de la Morlière ne savait trop s’il devait rire

ou se fâcher.– Mais, savez-vous bien, messieurs, dit-il, que

vous êtes d’une faiblesse déplorable pour cette créature ?

– Ah ! pardon, monsieur, répliqua M. de Kerdrel, Saphir est une bonne fille qui adore Paul, et Dieu fasse qu’il ne tombe jamais plus mal...

Le vicomte garda un moment le silence.– Elle est donc belle ? demanda-t-il tout à

coup.– C’est une fille superbe.– Blonde, brune ?– Blonde.

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– Et elle aime Paul ?– Elle l’aime sincèrement, ardemment.Le vicomte se tut et parut réfléchir

profondément. Puis il dit brusquement :– Je veux la voir !– Ah ! fit M. de Kerdrel.– Et la voir autrement que vêtue en homme et

le menton couvert d’une barbe postiche. Sauriez-vous m’assurer qu’elle aime Paul ?

– Elle l’adore.– Et qu’elle est intelligente ?– Vous me faites-là une drôle de question,

monsieur, reprit M. de Kerdrel.– C’est que, dit M. de la Morlière, il m’est

venu une idée.– Ah !– J’ai pensé que cette fille pourrait bien m’être

fort utile.– En quoi ?– Elle me donnerait un coup d’épaule pour le

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mariage de mon fils.– Avec mademoiselle Victoire ?– Justement.M. de Kerdrel hocha la tête d’un air de doute.– Puisqu’elle l’aime, je lui ferai comprendre

que ce mariage assure à jamais le bonheur de mon fils.

– Et vous espérez sans doute qu’en faisant appel à sa loyauté, elle se retirera ?

– D’abord.– Qu’espérez-vous encore ?– J’espère qu’elle me servira. Permettez-moi

de ne point m’expliquer davantage pour le moment. Où voit-on Saphir ?

– Vous la verrez ce soir, ici.– Mais... tout de suite...– Saphir doit être chez elle en ce moment, dit-

il.Le vicomte sonna.Puis, comme un laquais se présentait pour

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recevoir ses ordres, il dit à M. de Kerdrel :– Ne pourriez-vous pas lui écrire un mot de la

prier de venir ?– C’est facile.M. de Kerdrel s’assit devant une table et

écrivit :« Ma chère Saphir,« Ne vous alarmez point. M. le vicomte de la

Morlière, le père de votre cher Paul, désire vous voir tout de suite. Arrivez, et soyez belle.

« Baron de Kerdrel. »Le laquais partit, emportant la lettre, et M. de

la Morlière et ses deux hôtes rentrèrent dans la chambre du blessé.

Paul sommeillait toujours.Ils s’assirent et se prirent à causer de choses

banales. Une demi-heure s’écoula, puis on entendit dans la cour le roulement d’une voiture.

– La voilà, dit M. de Kerdrel.Quelques secondes après, en effet, le valet

qu’on avait expédié chez Saphir entrouvrit

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discrètement la porte de sa chambre.Une femme apparut sur le seuil et s’arrêta un

moment.Puis elle leva les yeux sur le vicomte de la

Morlière, qui tressaillit et éprouva une émotion étrange.

– Comme elle est belle ! murmura-t-il avec admiration.

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IX

M. le vicomte de la Morlière avait eu une jeunesse trop tourmentée par l’ambition pour que les femmes eussent pris une grande place dans sa vie.

Il avait aimé sa cousine Diane tout juste assez pour songer qu’elle aurait un jour cent et quelques mille livres de rente.

On sait l’infernal dénouement qu’il avait su faire trouver à cet amour.

M. de la Morlière n’avait jamais perdu la tête pour une femme, et la sensation qu’il éprouva en voyant entrer Saphir demeura pour lui inexplicable.

Saphir était une séduisante créature, dans la plus complète acception du mot, et M. Paul de la Morlière, en déclarant à son ami, le baron Charles de Kerdrel, qu’il ne l’aimait pas, avait fait preuve

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d’une grande indifférence.Saphir était belle ; de plus, elle était bonne.Peut-être avait-elle eu des faiblesses sans

nombre ; mais, à coup sûr, elle n’avait jamais causé la mort de personne.

L’origine de Saphir se perdait dans la nuit du mystère.

Pour le vulgaire, elle avait pris naissance dans la loge d’un concierge de la rue Laffitte ; mais le vulgaire était mal informé.

Saphir était de race arabe, et voici son histoire :

À la prise de Constantine, un des zouaves du colonel Juchalt de Lamoricière pénétra, le briquet à la main, dans une maison qui lui parut déserte.

Il en parcourut les diverses pièces sans rencontrer âme qui vive, lorsque, dans un coin, il aperçut un groupe étrange.

C’était une femme demi-nue qui couvrait un enfant de son corps.

La femme roulait des yeux hagards, elle serrait

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convulsivement son enfant sur sa poitrine et l’arrosait de son sang.

La malheureuse avait été percée de deux balles pendant le siège.

Le zouave s’approcha, reconnut l’état désespéré où se trouvait la femme arabe, appela ses camarades à son aide et essaya, avec leur concours de lui prodiguer quelques soins ; mais la pauvre femme avait été frappée mortellement et ne tarda pas à expirer.

L’enfant fut adopté par le régiment.C’était une jolie petite fille de trois ou quatre

ans environ.Quelques années après, le zouave qui le

premier avait découvert la mère arabe mourante fit un petit héritage et quitta le service. Il emmena la jeune Arabe avec lui.

Les zouaves l’avaient fait baptiser, un capitaine avait été son parrain, et on lui avait donné le nom de Pétronille, qui était celui de la cantinière du bataillon.

La cantinière avait servi de marraine.

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Pétronille, qui avait passé son enfance au désert, se trouva, un beau matin, à l’âge de dix ou douze ans, transplantée à Paris. Son père d’adoption était un enfant du faubourg Saint-Antoine, et il venait d’hériter du fonds de commerce d’un oncle qui était marchand de vins à l’angle de la rue de Charonne.

La boutique de vins et liqueurs, qui, du vivant de l’oncle, avait pour enseigne : À la grappe de raisin, changea d’étiquette, et s’appela : Le Rendez-vous des Zouaves. Cette quasi-métamorphose ne fut pas heureuse.

Peu à peu, et sans doute parce que le nouveau propriétaire descendait trop souvent à la cave pour son propre compte, les clients s’en allèrent, et trois ans après, l’ex-zouave, complètement ruiné, fut trop heureux d’épouser la veuve d’un concierge de la rue Laffitte.

Le vainqueur de Constantine, réduit à tirer le cordon, avait emmené avec lui Pétronille. La jeune Arabe avait quatorze ans et sa beauté devenait merveilleuse.

La femme du zouave s’extasia sur cette

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beauté, et comme l’enfant chantait gentiment les refrains populaires qui couraient alors les rues de Paris, elle prétendit qu’elle avait quarante mille francs de revenus dans son gosier, et qu’il fallait l’envoyer au Conservatoire.

Ce fut la perte de Pétronille. En allant prendre ses leçons de chant, la jeune fille rencontrait, dans la rue Bergère, un beau jeune homme qui descendait de son tilbury chaque matin et la saluait.

Longtemps Pétronille baissa les yeux et passa son chemin en rougissant, puis elle le regarda à la dérobée, puis elle prêta l’oreille aux galants propos du séducteur, puis, hélas ! un jour, on ne la revit point dans la loge du concierge de la rue Laffitte.

Pétronille s’était arrêtée en chemin et s’était laissé installer dans un élégant appartement de la rue de Provence.

Un soir que la jeune femme soupait à la Maison-d’Or, au milieu d’une nombreuse réunion, un gandin lui dit :

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– Ma fille, on ne s’appelle pas Pétronille ; n’as-tu pas un autre nom ?

– Pas que je sache, répondit-elle.– Eh bien ! nous allons t’en chercher un.Et chacun chercha, et l’on passa en revue les

sobriquets les plus étranges en vogue dans le quartier Bréda.

Mazagran, une belle fille alors à la mode, proposa celui de Saphir.

– Bravo ! s’écria-t-on.À partir de ce jour, Pétronille s’appela Saphir ;

et quelque temps après, lorsque le jeune Paul de la Morlière la rencontra, elle ne portait plus d’autre nom.

Saphir avait le regard profond et voilé de ce gracieux quadrupède qui bondit sur le sable doré du désert ; elle avait le regard de la gazelle.

Un magnétisme étrange, de mystérieuses effluves s’échappaient parfois de son œil, et, sans nul doute, cet œil s’arrêta longtemps sur le vicomte de la Morlière, car il tressaillit si violemment que le prétendu docteur anglais,

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Rocambole, le remarqua.Saphir ne put cependant s’empêcher de rougir

en entrant dans cette chambre où, sous un déguisement, elle pénétrait chaque soir.

Pour la première fois elle se trouvait, en face du père de Paul, dans son véritable rôle.

Paul dormait.Le vicomte se remit assez vite de ce trouble

inattendu qui venait de s’emparer de lui ; il appuya un doigt sur ses lèvres et montra à Saphir la porte du cabinet de travail que le jeune homme avait depuis longtemps converti en fumoir.

Saphir y passa la première.M. de Kerdrel et Rocambole allaient se retirer.

Le vicomte les retint.– Restez, messieurs, dit-il. Je puis parler

devant vous.Et, avec une galanterie parfaite, il fit asseoir

Saphir sur une ottomane placée au coin de la cheminée.

– Mademoiselle, lui dit-il, permettez-moi

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d’aller droit au but.Saphir s’inclina. Elle était visiblement

inquiète.– Vous aimez mon fils ? reprit le vicomte.La pécheresse rougit.M. de la Morlière eut un sourire plein

d’indulgence.– Je ne suis point un père farouche, et je

comprends la jeunesse.Saphir, qui avait baissé les yeux, les leva de

nouveau sur le vicomte, et, à son tour, elle éprouva une émotion bizarre et inexplicable.

En dépit de sa parole mielleuse et de son sourire affectueux, M. de la Morlière avait fait peur à la jeune femme.

Le vicomte poursuivit :– Vous aimez mon fils, je le sais, et c’est parce

que vous l’aimez que j’ai voulu m’adresser franchement et loyalement à vous.

Saphir regarda tour à tour M. de Kerdrel et le prétendu chirurgien anglais, et son regard défiant

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semblait dire :– N’est-ce point un piège que l’on me tend ?M. de Kerdrel la rassura d’un geste.– Je m’adresse à vous, continua M. de la

Morlière, parce que notre cher Paul court un grand danger.

– Mon Dieu ! s’écria Saphir, qui devint toute pâle.

– Mais rassurez-vous, mon enfant, car ce danger, vous pouvez le conjurer.

– Moi ?– Vous, dit le vicomte en souriant.Et comme elle le regardait avec une avidité

fiévreuse, il poursuivit :– Monsieur, que voilà, – et il désignait

Rocambole, – monsieur répond non seulement de sa vie, mais encore de sa guérison prochaine. Dans huit jours il pourra venir nous rejoindre.

– Vous re... join... dre, articula lentement Saphir abasourdie.

Le vicomte lui prit la main et la serra

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affectueusement.– Notre cher Paul ne court donc aucun danger

physique, dit-il ; mais il est sur le point de perdre une grande fortune qui devait lui revenir forcément.

– Ah ! fit Saphir.– Et vous seule pouvez la lui conserver.L’étonnement de Saphir devint, à ces dernières

paroles, de la stupéfaction.– Oui, répéta le vicomte, c’est sur vous que je

compte pour ne point laisser échapper cette fortune.

– Mais que faut-il donc faire pour cela ? demanda Saphir.

– Partir avec moi ce soir même.– Oh ! mon Dieu !– Je vous le demande au nom de l’amour que

vous avez pour mon fils, mademoiselle.– Mais où m’emmènerez-vous donc,

monsieur ?– À soixante lieues de Paris.

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– Et vous... le laisserez ?– Il viendra nous rejoindre dans huit jours.– Et vous dites que moi seule...– Vous seule pouvez sauvegarder ses intérêts

compromis.– Mais, enfin, que dois-je faire ?– Vous le saurez dans deux jours.– Soit, murmura Saphir avec la soumission

d’un enfant.M. de la Morlière ajouta :– Nous partons ce soir, mademoiselle. Vous

avez donc tout juste le temps de rentrer chez vous et d’aller faire vos préparatifs de départ. Je vous attends ici à huit heures précises.

– Monsieur, supplia Saphir, pourrais-je au moins le voir... avant de partir ?

– Oui, mais à une condition.– Laquelle ?– C’est que vous ne lui direz point que vous

partez.

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– Pourquoi ?– Ceci est encore un mystère dont vous aurez

l’explication un peu plus tard. Soyez patiente.Le vicomte se leva et, d’un geste qu’il fit,

apprit à Saphir que l’audience était levée.Le malade continuait à dormir.Saphir repassa dans la chambre, se pencha sur

l’oreiller et effleura de ses lèvres le front de Paul.– Saphir ! dit-il.– Chut ! fit-elle tout bas ; à ce soir.Et elle disparut derrière une draperie qui

cachait une porte dérobée.M. de la Morlière, le faux Anglais et M. de

Kerdrel étaient demeurés dans le fumoir, de sorte que Paul n’eut pas la moindre idée que son père et Saphir s’étaient rencontrés.

M. de Kerdrel, quand Saphir fut partie, regarda le vicomte.

– J’avoue, dit-il, que je n’ai pas compris un seul mot.

M. de la Morlière sourit.

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– Je suis l’homme des mystères, dit-il, et j’ai pour principe qu’on perd toutes les batailles dont le plan a été éventé.

– Oh ! yes, fit le chirurgien.– Qu’il vous suffise de savoir, mon cher

baron, qu’avant un mois, grâce à la petite combinaison que j’ai imaginée, et dans laquelle Saphir jouera le principal rôle, Paul aura épousé sa cousine Victoire.

En ce moment, le faux chirurgien se leva et dit au vicomte :

– Je reviendrai ce soir. Permettez-moi, monsieur, d’aller voir un malade que je soigne dans la rue du Faubourg Saint-Honoré.

Rocambole, qui accentuait l’anglais merveilleusement, salua avec raideur et sortit d’un pas calme et mesuré, comme un vrai fils d’Albion qui fait tout avec gravité.

Seulement, une fois dans la rue, il changea brusquement d’allure et se prit à marcher rapidement.

Un fiacre vide vint à passer ; le faux

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chirurgien y monta et dit au cocher :– Rue Taitbout ! et rondement.Comme il n’avait eu garde d’oublier son

accent anglais, le cocher augura bien de lui et fouetta vigoureusement ses deux rosses.

Rocambole avait l’air d’un homme qui devait payer largement.

Arrivé rue Taitbout, le docteur fit arrêter le véhicule devant une maison de fort belle apparence, au fond de laquelle il y avait, entre la cour et le jardin, un petit hôtel que le baron Gontran de Neubourg habitait.

Le faux Anglais traversa rapidement la cour et aperçut sous la marquise le poney-chaise du baron, tout attelé.

– Il n’est pas sorti, se dit-il en respirant bruyamment.

En effet, M. de Neubourg était encore chez lui, et Rocambole le trouva dans son cabinet de toilette, où son valet de chambre l’habillait.

La visite inattendue de Rocambole et sa physionomie soucieuse donnèrent à penser au

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baron qu’il se préparait de graves événements ; aussi renvoya-t-il sur-le-champ son valet de chambre.

– Monsieur le baron, lui dit Rocambole, êtes-vous prêt à faire un voyage ?

– Est-ce pour Danielle ?– Sans doute.– Quand faut-il partir ?– Ce soir.– Où allons-nous ?– Je n’en sais rien.– Comment ?– Mais je le saurai ce soir. Votre ami, M. de

Chenevières a aimé Saphir ?– Oui, certes, et Saphir doit avoir conservé de

lui un bon souvenir, car il lui a constitué six mille livres de rente.

– Bon ! et pensez-vous qu’elle ait quelque confiance en lui ?

– J’en suis très convaincu. D’ailleurs personne

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à Paris n’a jamais douté de la loyauté de M. de Chenevières.

– Ainsi, vous pensez qu’elle croirait le vicomte sur parole, alors même qu’il lui affirmerait une chose étrange et bizarre ?

– Certainement.– Pouvez-vous voir M. de Chenevières à

l’instant même ?– Il doit déjeuner au café Anglais.– Eh bien ! courez-y.– Bon !– Et dictez-lui cette lettre à Saphir :« Ma chère amie,« Au nom de l’estime que vous m’avez

gardée, je vous supplie de croire aveuglément, si extraordinaires qu’elles puissent vous paraître, aux paroles de la personne qui vous remettra ce billet. »

– Tout cela est bien mystérieux, murmura le baron en souriant.

– C’est du Rocambole tout pur, répondit

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modestement l’ancien forçat.M. de Neubourg prit son chapeau.– Venez avec moi, dit-il.– Non, je vous attends ici.– Il vous faut donc ce billet sur-le-champ ?– Avant une heure, si c’est possible.M. de Neubourg laissa Rocambole dans son

cabinet de travail, vis-à-vis d’une table chargée de journaux, et il courut au café Anglais.

Un quart d’heure après, il était de retour, muni du billet qu’avait demandé Rocambole.

– Maintenant, monsieur le baron, ajouta celui-ci, il faut que vous me prêtiez votre voiture. Je n’ai pas de temps à perdre.

– Prenez, répondit le baron.

*

– Il y a bien longtemps que je n’ai eu dans les mains un cheval de sang, murmura Rocambole en

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montant dans le poney-chaise et prenant les rênes.

Et il eut comme un éblouissement à ce souvenir de sa vie passée.

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X

À Paris, les personnes qui ont des chevaux pourraient être divisées en trois catégories.

La première se compose des gens à qui leur profession fait de la voiture une nécessité absolue, les hommes d’affaires, les médecins, les commerçants.

Voyez-vous passer ce coupé bleu à train rechampi de blanc, avec un cocher en pardessus vert chamarré d’or ?

Voyez-vous, au fond, ce monsieur entre deux âges, au ventre respectable, au front chauve et à l’œil vif ?

C’est un homme d’argent, un spéculateur heureux, que les dernières liquidations ont enrichi et qui, devenu tout à coup un personnage, n’a pu se dispenser d’avoir une voiture.

Ou bien encore, place ! Voyez cette jeune

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femme dans sa Victoria garnie de reps bleu, traînée par un vigoureux trotteur, montant l’avenue des Champs-Élysées, par une belle et froide journée de février ?

Elle étale au soleil déjà tiède les volants de sa robe de moire grenat et son manteau de velours doublé de petit-gris ; elle sourit à deux ou trois jeunes gens qui passent à cheval ; elle se pelotonne, s’allonge sur les coussins et couvre les deux panneaux de son ample envergure.

Son cocher est vêtu de blanc ; à côté de lui, un Noir de trois pieds de haut et juché sur le siège.

Elle se nomme Paquita, ou Florine, ou Mazagran, ou bien encore quelque titre de famille.

Paris est à ses genoux, les fils de famille se ruinent pour elle ; elle a fait le désespoir de plus d’une honnête femme ; elle a causé plusieurs suicides ; elle a dévoré plus d’un bel héritage.

Elle a une voiture ; elle ne saurait sortir à pied. Les gens qui la jugent sur les apparences, pourraient la prendre, dans la rue, pour une

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femme comme il faut.Regardez encore. Il est cinq heures et demie,

et le mois de mai couvre de feuilles les grandes allées du Bois.

Un cheval passe emporté. Accroupi sur lui, cramponné à la crinière, pâle, les cheveux en désordre, veuf de son chapeau, un jeune homme chaussé de bottes fabuleuses excite l’hilarité des uns et la terreur des autres.

C’est un commis de nouveautés qui s’est imposé des privations durant huit jours pour louer au manège, le neuvième, le locatis qui va lui casser le cou. C’est la dernière catégorie.

Il est huit heures du matin, deux jeunes gens descendent rapidement l’avenue de l’Impératrice ; tous deux ont grimpé sur le siège d’un break attelé de deux trotteurs irlandais : ce sont des chevaux qu’on essaye.

Celui des deux jeunes gens qui conduit y met un soin extrême ; il a ses chevaux dans la main, il les rassemble à propos, leur rend avec prudence ; il étudie leur allure. Si l’un des trotteurs montre

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une velléité de galop, il laisse pendre sur son arrière-train la mèche de son fouet anglais, et le trotteur reprend son allure ordinaire.

Tandis que le break descend l’avenue, plusieurs jeunes gens remontent l’allée sablée.

Ils sont plus ou moins bien à cheval et tous montent des bêtes de prix. C’est le comte N..., le baron X..., M. de C..., M. B... et M. F... tous hommes de cheval, dans la plus complète acception du mot, les uns éleveurs dans leurs terres, les autres faisant courir.

Ils aiment le cheval pour le cheval, s’intéressent à ses mœurs, à ses habitudes, se font une joie de vaincre ses résistances, ses caprices, de développer ses qualités et de combattre ses défauts.

Place à ceux-là ! ils traversent Paris aux endroits les plus populeux, conduisant un tilbury ou un phaéton, ils passeront à travers la foule, les grosses voitures et les fiacres, sans écraser personne, sans accrocher.

Ceux-là seuls ont des chevaux par goût, par

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besoin, on dirait presque par nécessité.Vienne un revers de fortune ! s’il faut vendre

chevaux et voitures, vous les verrez à travers Paris, tristes, abattus, découragés, jetant un regard d’envie à ceux qui ont pu tout conserver.

Si un ancien ami vient à passer, s’il offre une place au pauvre sportsman qui cheminait sur le trottoir, il a quelquefois une généreuse pensée et il lui cède les rênes en disant :

– Tiens ! conduis donc un instant, j’ai là une bête qui a une bouche admirable.

Alors l’infortuné est pris d’un éblouissement, saisi de vertige, et, pour un moment, il oublie les douleurs de la veille, les ennuis de l’heure présente, les soucis du lendemain.

Eh bien ! c’est ce qui arriva à Rocambole lorsqu’il fut monté dans le poney-chaise du baron de Neubourg ; – à Rocambole qui, alors qu’il s’appelait le vicomte de Cambolh et présidait le club des Valets-de-Cœur, avait eu trois chevaux dans son écurie de la rue de Berry ; – à Rocambole, qui s’était nommé le marquis de

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Chamery et avait possédé Pâques-Dieu, le vainqueur des courses de la Marche et de Chantilly.

– Ah ! mille tonnerres ! murmura-t-il en tournant l’angle de la rue Taitbout et du boulevard, je ne puis pas résister au plaisir de voir ce cheval développer ses moyens. Dix minutes de plus ou de moins ne sont pas une affaire.

Et l’ex-forçat rendit la main au trotteur et fila comme une flèche à travers deux rangées de voitures jusqu’à la Madeleine.

Là, il prit la rue Royale, traversa la place de la Concorde et se lança dans les Champs-Élysées.

Mais, arrivé au rond-point, il fit le tour du bassin et retourna sur ses pas.

– Diable ! murmura-t-il, il ne faut point oublier le vicomte de la Morlière.

Et il revint bon train vers les boulevards, et ne s’arrêta que dans la rue de la Michodière, à la porte de cette maison au troisième étage de laquelle M. le baron Gontran de Neubourg avait

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pénétré dans le cabinet tenu par M. Rocambole.Alors il se retourna vers le groom, qui se tenait

immobile et les bras croisés sur le siège de derrière.

C’était un vrai groom, de quinze à seize ans, habitué à l’obéissance passive et ne se souciant nullement de la direction qu’il prenait. Rocambole lui adressa la parole :

– Mon ami, lui dit-il, ayant soin de conserver toujours son accent anglais, j’entre dans cette maison et je n’en ressortirai pas.

– Faut-il rentrer à l’hôtel ? demanda le domestique.

– Non, car je vais vous envoyer un de mes amis, qui est aussi un ami de votre maître. Il montera à ma place et ira rue Saint-Lazare d’abord, et probablement ensuite dans la rue du Vieux-Colombier ; peut-être même fera-t-il une troisième course. Cela dépendra.

Le domestique s’inclina et Rocambole disparut dans l’allée de la maison.

Dix minutes environ s’écoulèrent.

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Tout à coup le groom de M. de Neubourg vit paraître un élégant monsieur vêtu d’un paletot brun et d’un pantalon gris, portant une barbe noire et de gros favoris, le teint bronzé comme un Espagnol, et la boutonnière ornée d’un ruban multicolore.

Ce personnage jeta un coup d’œil sur le poney-chaise, parut hésiter un moment, puis il s’approcha et dit au groom, avec un accent méridional très prononcé :

– Est-ce que vous êtes le domestique du baron Gontran de Neubourg ?

– Oui, monsieur.– Alors, c’est moi que vous attendez.Et il monta dans le poney-chaise.Il prit les guides avec non moins d’assurance

que le faux chirurgien anglais, et lança le trotteur dans la rue de la Chaussée-d’Antin.

Quelques minutes après, la petite voiture s’arrêtait, rue Saint-Lazare, à la porte de Saphir.

Saphir se faisait appeler dans sa maison madame la baronne de Laval, du nom de la rue

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qu’elle avait habitée longtemps.Il paraît que l’Espagnol connaissait ce détail,

car il demanda au concierge si madame la baronne était chez elle.

Sur la réponse affirmative, il monta.Saphir habitait le premier étage et avait un fort

bel appartement.– Madame ne reçoit pas, fut-il répondu à

l’Espagnol par le petit groom qui vint lui ouvrir.– J’ai besoin de la voir.– Madame part ce soir en voyage ; elle fait ses

malles. Cependant si monsieur veut me dire son nom ?

– Ta maîtresse ne me connaît pas, mais dis-lui que je viens de la part de son ami le vicomte de Chenevières.

Ce nom n’était point inconnu, sans doute, au petit bonhomme, car il s’empressa d’ouvrir la porte du salon et y introduisit le visiteur.

Puis il disparut par une porte du fond et revint au bout de deux minutes, en disant :

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– Si monsieur veut bien me suivre...L’Espagnol traversa, sur les pas du groom, la

chambre à coucher de Saphir, et pénétra dans un petit boudoir où la jeune femme l’attendait.

Une camériste rangeait devant elle les nombreux compartiments d’une grande caisse de voyage.

Saphir regarda avec un certain étonnement son visiteur, et elle eût juré ses grands dieux qu’elle ne l’avait jamais vu.

Il tira de sa poche la lettre que le vicomte de Chenevières avait écrite auparavant au café Anglais, et la lui tendit.

À peine Saphir l’eut-elle lue, qu’elle s’empressa d’offrir un fauteuil à l’Espagnol et de congédier sa femme de chambre.

– Ah ! monsieur, dit-elle, soyez le bienvenu, du moment que vous m’arrivez de la part de ce cher vicomte. Arthur est le plus noble et le meilleur des hommes.

– Ainsi, dit l’Espagnol, vous avez toute confiance en moi ?

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– Vous pouvez parler, monsieur.– Vous me croirez ?– Comme lui.– C’est bien, mais d’abord laissez-moi vous

étonner un peu.– Comment cela ?– Vous partez ce soir ?...– En effet.– Et vous partez avec le vicomte de la

Morlière...– C’est vrai. Comment le savez-vous ?– Je sais bien autre chose encore. Écoutez.Saphir regarda curieusement l’inconnu.– Vous allez chaque soir, depuis quinze jours,

à l’hôtel de la Morlière...Saphir tressaillit.– Déguisée, poursuivit l’inconnu, en interne

d’hôpital.– Vous êtes donc sorcier ?– Attendez. Vous aimez Paul...

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– À en mourir.– Et il n’est rien que vous ne fassiez pour lui

prouver votre amour ?– Je donnerais ma vie en souriant, répondit

Saphir avec simplicité.– Le vicomte de la Morlière sait cela, et c’est

pourquoi il vous a fait venir... ce matin...– Comment ! vous savez encore ?...– Je sais tout. Le vicomte vous a parlé au nom

de l’amour que vous aviez pour son fils.– C’est vrai.– Et il vous a dit qu’il dépendait de vous de lui

rendre un important service et de lui conserver une grande fortune près de lui échapper.

– Mais, monsieur, s’écria Saphir au comble de l’étonnement, vous êtes donc un ami du baron de Kerdrel ?

– Non.– Ou de M. de la Morlière ?– Non.

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– Ou du chirurgien anglais ?– Pas davantage.– Cependant, une seule de ces trois

personnes...L’Espagnol se prit à sourire, puis tout à coup il

changea de voix et d’accent. Ce ne fut plus la mélopée traînante des Méridionaux, mais le sifflement guttural des fils d’Albion, et Saphir jeta un cri de surprise :

– La voix de l’Anglais ! dit-elle.– C’est moi, dit l’Espagnol.– Vous ? vous ?– Oh ! yes...Et il ôta ses favoris et se débarrassa de sa

barbe noire.Puis, s’approchant d’une table de toilette, il

trempa le coin d’une serviette dans un vase d’eau, et frotta une de ses deux joues. La couleur bistrée s’en alla, laissant voir une peau blanche et mate.

Saphir, au comble de l’étonnement, le regardait toujours.

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Alors Rocambole perdit l’accent anglais, comme il avait perdu l’accent espagnol, et il dit à Saphir en fort bon français :

– Il faut te dire, ma petite, que je ne suis ni Anglais, ni Espagnol, ni chirurgien de profession.

– Qui êtes-vous donc ?– Un ami du vicomte Arthur de Chenevières,

d’abord.– Ah !– Ensuite, un ami de ton cher Paul, que tu

aimes tant.– Vrai, vous êtes l’ami de Paul ?– Oui, un ami inconnu.– Je ne comprends pas.– Je veux dire que je suis son ami, et que

cependant il l’ignore. Il ne me connaît même pas...

– Vraiment ?– Je suis son ami à ce point que je vais

t’empêcher de commettre une mauvaise action en t’associant aux projets infâmes de son père.

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Saphir se redressa stupéfaite.– Le vicomte de la Morlière est un misérable,

articula lentement Rocambole, et il a jeté les yeux sur toi comme sur un instrument propre à servir son ambition.

Et comme Saphir doutait encore, Rocambole ajouta :

– Le vicomte veut marier son fils !Cette fois, Saphir jeta un cri terrible : un

ricanement féroce lui traversa la gorge.– Ah ! dit-elle, s’il a compté sur moi pour cela,

le bonhomme, il s’est fourré le doigt dans l’œil.Le regard de Saphir était de flamme.

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XI

Rocambole se complut un moment à voir se développer la jalouse colère de Saphir. Puis il reprit :

– Il faut te dire encore, ma petite, que le vicomte de la Morlière est un cœur sec, égoïste et méchant.

– Il a un mauvais œil, toujours, dit Saphir, qui, on s’en souvient, avait tressailli sous le regard du vicomte.

– L’argent est tout pour lui dans la vie ; l’amour n’est rien.

– Le vicomte est pourtant assez riche.– C’est vrai. Mais il veut l’être plus encore, et

il y travaille.– Comment cela ?– Il a un cousin qu’on appelle le marquis de

Morfontaine.

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– Paul m’en a parlé souvent.– Le marquis a une fille...– Paul me l’a montrée aux Champs-Élysées.

Elle est fort belle.– Cette fille aura un jour cent mille livres de

rente.– Bon ! je devine, repartit Saphir, qui se

rasséréna tout à coup ; le vicomte veut marier Paul avec mademoiselle Victoire ?

– Précisément.– Mais, rassurez-vous, cela ne sera pas.– Je l’espère bien.– Car Paul n’aime pas sa cousine ; il ne peut

pas la souffrir.Rocambole haussa les épaules.– Tu es naïve ! dit-il. On n’a pas besoin

d’aimer pour épouser.– Oh !– Mademoiselle Victoire de Morfontaine

n’aime pas plus son cousin que son cousin ne

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l’aime.– Eh bien ! tant mieux...– Et elle adore un jeune homme sans fortune,

mais charmant...– Elle est assez riche pour deux.– Ce n’est pas l’avis de son père.– Ah !– Le marquis de Morfontaine est comme son

cousin le vicomte ; il pense que les bons écus font les bons mariages, et il veut marier sa fille à Paul.

– Après ?– L’amoureux de mademoiselle Victoire se

nomme Léon de Pierrefeu.– Tiens ! je le connais.– Hein ? fit Rocambole.– Je l’ai vu deux fois avec le baron Goubaud,

un ancien ami à moi.Rocambole sourit et continua :– Voyant qu’on ne voulait point lui donner

mademoiselle Victoire, M. Léon de Pierrefeu a

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pris un parti.– Il y a renoncé ?– Non, il l’a enlevée.– Bravo ! fit Saphir.Et puis elle se prit à rire.– Mais, dit-elle, s’il en est ainsi, M. le vicomte

de la Morlière s’y prend un peu tard.– Tu crois ?– Dame !– C’est ce qui te trompe, ma fille. M. de la

Morlière passe fort bien sur les convenances sociales lorsqu’il est question de cent mille livres de rente.

Saphir eut un geste de dégoût.– Et il a compté sur moi ?– Sans doute.– Eh bien ! il s’est trompé, je ne partirai pas.– Ah ! pardon, tu partiras, au contraire.– Plaît-il ? fit Saphir. Rocambole reprit

gravement :

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– Ma petite, j’ai l’honneur de te le dire, je suis un ami inconnu qui veille sur Paul...

– Et c’est vous qui...– Attends donc. Le vicomte a machiné un plan

infernal. Ce plan, nous ne le connaissons pas, et il peut cependant réussir. Or, pour qu’il avorte, il faut que nous le connaissions, n’est-ce pas ?

– C’est juste.– Et le seul moyen de le connaître, c’est que tu

paraisses te donner corps et âme au vicomte et entrer complètement dans ses projets.

– Bon ! je comprends.– Donc, il faut que tu partes avec lui et avec

moi.– Avec vous ?– Oui, je suis ton domestique... Oh ! sois

tranquille, je porte bien la livrée.– Mais le vicomte voudra-t-il que je vous

emmène ?– C’est à peu près sûr.– Pourquoi ?

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– Parce qu’il préférera de beaucoup emmener un domestique inconnu ; c’est moins gênant.

– Mais je ne sais pas où nous allons.– Ni moi ; seulement tu le sauras ce soir. Le

vicomte t’attend à sept heures, je crois ?– Oui.– À six heures je serai ici avec un fiacre, et je

me chargerai de tes bagages. Adieu.Et le faux Espagnol baisa la main blanche de

Saphir, qui le conduisit jusqu’à l’antichambre.Rocambole avait rajusté sa barbe et ses

favoris.Il remonta dans le poney-chaise et courut rue

Taitbout.Le baron Gontran de Neubourg n’était point

sorti, et il attendait le retour de l’homme d’affaires.

Si habitué déjà qu’il fût aux métamorphoses sans nombre de Rocambole, le baron ne put retenir une exclamation de surprise en voyant descendre de sa voiture un homme barbu et

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basané qui semblait arriver des tropiques en ligne directe.

– Vous êtes merveilleux, en vérité ! lui dit-il en le voyant entrer dans son cabinet de travail.

– Épargnez-moi les compliments, monsieur le baron. Nous n’avons pas le temps de causer aujourd’hui.

– Voyons, de quoi s’agit-il ?– Je vous disais donc que vous partiez ce

soir...– Très bien ? Pour quel endroit ?– Je ne le saurai pas avant ce soir ; mais j’ai

trouvé le moyen de vous prévenir.– Quel est-il ?– Tenez-vous prêt à sept heures. Entre sept et

huit heures, un fiacre viendra stationner à votre porte. Vous ferez porter votre valise et monterez ensuite.

– Et où me conduira-t-il ?– À une gare de chemin de fer quelconque, je

ne sais laquelle maintenant, mais il m’y aura

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déposé moi-même une heure auparavant.– Bien. Après ?– Arrivé à la gare, vous irez au bureau des

dépêches télégraphiques et vous trouverez certainement de mes nouvelles.

– Est-ce tout ?– N’oubliez pas d’emporter une paire de

pistolets et une certaine somme d’argent. Je ne sais ni où nous allons, ni le temps que durera notre voyage.

– Dois-je voir mes amis avant de partir ?– Il faut voir Danielle. Je comptais aller chez

elle. Mais, à tout prendre, vous lui ferez plus de plaisir vous-même.

M. de Neubourg, malgré ses trente ans sonnés, rougit comme un écolier à ces paroles du pénétrant homme d’affaires.

– Et que lui dirai-je ?– Vous lui annoncerez votre départ, d’abord...– Ensuite ?– Et vous lui remettrez ce pli.

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Rocambole tira de sa poche une espèce de manuscrit assez volumineux.

– C’est, dit-il, un petit travail auquel je me suis livré. C’est la marche à suivre à l’égard de M. Paul de la Morlière. Votre protégée, monsieur le baron, est parfaitement intelligente. Elle jouera son rôle à merveille avec le concours du marquis de Verne.

– Ah ! le marquis en est ?– Oui certes.– Et quand doit-elle... commencer ?– Le plus tôt possible. Dans trois jours au plus

tard, le vicomte quitte Paris ; c’est le moment ou jamais.

– Et je n’ai aucune instruction à laisser, soit à Chenevières, soit à lord Galwy ?

– Pardon, vous les prierez de se tenir prêts à quitter Paris au premier télégramme de vous. Adieu, monsieur le baron... au revoir, du moins.

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*

Rocambole gagna à pied la rue de la Michodière et remonta chez lui.

Le petit jeune homme aux écritures était seul dans le bureau.

– Est-il venu quelqu’un ? demanda Rocambole.

– Personne, monsieur.– Ôte la targette, le bureau est fermé.– Mais il n’est que quatre heures, fit observer

le bonhomme.– Cela ne fait rien. Tu peux même t’en aller

aujourd’hui. Mets la clef chez le concierge. Je tirerai la porte après moi.

Le commis, habitué aux excentricités de son patron, ne fit aucune objection ; mais comme il allait franchir le seuil du bureau, Rocambole le rappela :

– Ah ! j’oubliais de te dire que je m’absente de Paris pour quelques jours. Tu remettras les

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visiteurs au mois prochain. Si l’on te questionne, tu répondras que je suis allé soutenir un procès en province.

Rocambole ouvrit son porte-monnaie et en tira cinq louis :

– Tiens, lui dit-il, voilà tes appointements de la fin du mois ; je ne serai probablement pas de retour.

Le jeune commis parti, Rocambole s’enferma au verrou, passa dans son cabinet de toilette, et, avant de se débarrasser de sa pelure d’Espagnol, il s’assit devant une table et écrivit la lettre suivante en anglais :

À monsieur le vicomte de la Morlière,« Monsieur,« J’ai laissé ce matin votre cher enfant dans un

état assez satisfaisant pour que je juge inutile une seconde visite. Je ne le verrai pas ce soir, mais j’irai demain matin le panser. Vous pouvez partir sans la moindre crainte, monsieur ; avant huit jours, M. Paul pourra vous rejoindre, en quelque lieu que vous soyez.

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« Tout à vous,« Sir John. »

Quand il eut écrit et plié cette lettre, Rocambole procéda à une troisième métamorphose.

Il se dépouilla de ses favoris énormes et de sa grande barbe noire, lava soigneusement son visage et ses cheveux, qui reprirent leur nuance blonde ordinaire.

Puis il chercha dans sa garde-robe une livrée complète, et au bout de quelques minutes, il était aussi méconnaissable pour le groom de M. de Neubourg que pour le vicomte de la Morlière lui-même.

Rocambole avait su se donner la tournure d’un valet de bonne maison, menteur, effronté et insolent.

Ainsi vêtu, ainsi transformé, l’homme d’affaires quitta son bureau, dont il tira la porte qui se ferma au pêne, et il descendit dans la rue.

Cinq heures sonnaient.– Ce n’est pas une raison, parce que

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maintenant on cultive la vertu, se dit-il, pour qu’on se laisse mourir de faim. J’ai le temps d’aller dîner.

Et Rocambole s’en alla rue Neuve-des-Mathurins, dans ce petit restaurant où mangeaient les palefreniers, les cochers du voisinage, et dans lequel autrefois il avait séduit le cocher de Banco, la fausse princesse russe dont s’était épris l’hidalgo don José.

L’ex-forçat se fit servir un copieux dîner et une bouteille du meilleur vin qui se trouvât dans l’établissement.

Son repas fini, il demanda du café et fuma un excellent cigare, qu’il accompagna de cette boutade philosophique :

– À table, toutes les opulences se nivellent devant la digestion. Quand j’étais marquis, je ne fumais pas avec plus de plaisir. Après dîner, le cigare d’un sou devient le rival du panatellas ou du londrès.

Cette opinion sur le cigare émise, Rocambole jeta cent sous sur la table et s’en alla sans

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attendre sa monnaie, ce qui fit faire à la dame du comptoir la réflexion suivante :

– Voilà un domestique sans place, qui doit avoir fait des économies.

Il y a dans la rue Neuve-des-Mathurins, à côté du passage Sandrié, une remise de voitures.

Rocambole y entra et avisa un cocher dont la physionomie béate lui plut.

Il ouvrit la portière du coupé et monta.– Où faut-il aller, bourgeois ? demanda le

cocher.Rocambole le regarda d’un air mystérieux.– Es-tu homme à gagner proprement vingt

francs de pourboire ? demanda-t-il.– Dame ! fit le cocher alléché par la

proposition. De quoi s’agit-il ?– Je suis au service d’une dame qui n’a pas de

mari...– Bon ! connu !– Cette dame part en voyage dans une heure,

avec... un monsieur respectable.

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– Allez ! allez ! fit le cocher, on connaît ça.– Ce monsieur est jaloux, et comme il se doute

de quelque chose...– Ah !– Il emmène la dame en voyage, et la dame ne

sait pas où.– Tiens ! pas bête du tout, le vieux.– Mais le jeune, reprit Rocambole, a trouvé un

bon ami, c’est moi, et je veux qu’il sache où nous allons...

– Comment cela ?– Tu vas voir. Je te prends à l’heure, nous

allons chercher ma maîtresse, ensuite le monsieur, et nous partons au chemin de fer qu’il indiquera.

– Très bien.– Arrivé au chemin de fer, je te paye et je te

renvoie.– Bon ! et alors...– Tu reviens rue Taitbout et tu te mets à la

porte du 17. Un jeune homme sort, monte dans la

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voiture, et tu le conduis au chemin de fer.– Tout cela n’est pas bien malin, dit le cocher.– En route, donc.Et le remise courut se ranger à la porte de

Saphir.Saphir était prête. Il fallut que Rocambole

retrouvât l’accent du faux chirurgien anglais pour se faire reconnaître.

– Ah ! décidément, murmura la jeune femme, vous êtes étonnant...

Et Saphir partit avec son nouveau laquais et ses caisses de voyage pour l’hôtel du vicomte de la Morlière.

Ce dernier l’attendait avec impatience, et dès qu’il la vit entrer dans la cour, il lui dit :

– Il faut, ma chère enfant, renoncer à voir Paul, nous manquerions le chemin de fer.

Saphir devint toute pâle, mais un regard du faux laquais la réconforta sur-le-champ.

– Comme vous voudrez, murmura-t-elle.M. de la Morlière jeta un coup d’œil sur

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Rocambole :– Quel est cet homme ? demanda-t-il.– C’est un domestique au service duquel je

tiens beaucoup, répondit Saphir en tremblant. J’ai pensé que vous me permettriez de l’emmener.

– Est-il intelligent ?– Certes oui.Le vicomte toisa Rocambole et murmura à

part lui :– Il a une mauvaise figure ; il doit être capable

de tout.Et, après une minute de réflexion, il dit à

Saphir :– Vous avez raison d’emmener ce garçon, il

nous sera utile.M. de la Morlière monta dans la voiture de

place.– Où va madame ? demanda le nouveau

laquais avant de fermer la portière.– Au chemin de fer de l’Ouest, répondit le

vicomte.

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Le remise partit, passa les ponts et gagna l’embarcadère.

Là Rocambole, en domestique de bonne maison, paya le cocher et le renvoya, non sans avoir échangé avec lui un signe d’intelligence.

– Maintenant, monsieur, dit Saphir, puis-je savoir où nous allons ?

– En Normandie, mon enfant.Le vicomte avait fait prendre à Rocambole

trois billets pour Rouen ; mais il était évident qu’ils allaient ou plus près ou plus loin.

Cependant Saphir, à qui Rocambole avait fait sa leçon, n’insista point, mais comme le train s’arrêtait à Mantes :

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle tout à coup, je gage que vous avez oublié mon sac de voyage sur la table, dans le salon, n’est-ce pas, John ?

Le faux laquais rougit et balbutia :– Vite ! descendez, entrez au bureau

télégraphique et réclamez-le. La cuisinière l’enverra.

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– Où ? demanda Rocambole.M. de la Morlière répondit naïvement :– À Beuzeville, bureau restant.Rocambole entra dans le bureau de

télégraphie, réclama le sac oublié à dessein, et adressa la dépêche suivante à M. le baron de Neubourg :

« Arrivez par le train suivant à Beuzeville, près du Havre (Seine-Inférieure).

« R. »Rocambole remonta en voiture, et le train

repartit.

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XII

Trois jours après le départ du vicomte de la Morlière et de Saphir, nous les eussions retrouvés tous les deux en Normandie, dans une jolie petite maison cachée dans les plis d’un vallon vert qui descendait vers l’Océan par une pente insensible.

La maison était perdue au milieu d’un massif de grands arbres, et il fallait en être tout près pour la voir.

M. de la Morlière était descendu à Beuzeville, et, un journal de Rouen à la main, il avait demandé en quel endroit était située La Charmerie.

Ainsi nommait-on vulgairement cette maison, à cause de la touffe de charmes qui l’entourait.

M. de la Morlière montrait, en questionnant ainsi le chef de station du chemin de fer, la quatrième page de son journal, où on lisait

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l’annonce suivante :À vendre ou à louer de suite, meublée,

LA CHARMERIE, etc.S’adresser à la station de Beuzeville, ou à C...,

CHEZ M. E..., notaire.On avait répondu que la Charmerie était située

à trois lieues environ sur la droite, dans la direction de Fécamp, et le vicomte avait trouvé à Beuzeville une voiture de louage qui l’avait d’abord conduit à C..., petit village situé au milieu des terres.

Là, M. de la Morlière avait vu le notaire, avait présenté Saphir comme sa fille et témoigné le désir de visiter la Charmerie et de louer cette maison pour y passer l’été.

La maison, comme le disait l’annonce, était meublée, et, vingt-quatre heures après, les voyageurs s’y trouvaient installés.

– Mon enfant, avait alors demandé M. de la Morlière, montez-vous à cheval ?

– Parfaitement.

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– C’est très heureux.– Pourquoi ?– Parce que, pour la réussite de nos projets,

projets que je vous confierai plus tard et lorsqu’il en sera temps, il est à peu près nécessaire que vous montiez à cheval.

– Ah !– Aussi recevrons-nous, ce soir ou demain, du

marquis de Morfontaine, mon cousin, à qui j’ai écrit avant de quitter Paris, deux chevaux de selle ; bien certainement ils vous plairont.

– Des chevaux anglais ? demanda la jeune femme.

– Probablement. Le marquis sait que je n’en monte jamais d’autres. Ces environs sont charmants ; vous pourrez vous promener chaque matin.

– Est-ce que vous ne m’accompagnerez pas ?...

– Jamais.– Tiens ! est-ce que... vous ne montez pas ?...

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– Ce n’est point cela. J’ai besoin de demeurer invisible pour tout le monde dans ce pays.

Saphir, à qui sans doute Rocambole avait tracé un plan de conduite, ne fit aucune objection.

Le lendemain, les chevaux arrivèrent. Le faux laquais, par ordre du vicomte, alla les chercher à Beuzeville, d’où il ramena, en même temps, une grosse servante normande qui devait, avec lui, composer le personnel domestique de la Charmerie.

La maison était entourée d’un grand jardin très ombreux, clos par une haie vive, à travers laquelle le regard ne pouvait pénétrer.

M. de la Morlière, dès le jour de son arrivée, était descendu dans le jardin et s’y était promené très longtemps, ce qui avait permis à Saphir et à Rocambole de se trouver seuls et d’échanger quelques mots.

– Eh bien ? avait demandé le faux laquais.– Rien encore.– Il ne vous a rien dit ?– Absolument rien.

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– C’est bizarre, murmura Rocambole.Et il poursuivit lentement et comme se parlant

à lui-même :– Décidément, nous avons affaire à forte

partie. M. le vicomte de la Morlière est un adversaire digne de moi. Voilà un homme qui n’évente point ses projets.

Rocambole rêva un moment :– Il faut pourtant, murmura-t-il, que je sache

ce que nous sommes venus faire ici.– Dame ! répondit Saphir, jusqu’à présent je

ne puis même m’en douter.– Quoi qu’il arrive, dit Rocambole, quoi qu’il

vous propose, fût-ce la dernière des infamies, ne vous révoltez pas, ne vous indignez point.

– Oh ! soyez tranquille, je vous ai promis de vous obéir.

– Ne trouvez-vous pas, reprit Rocambole qui était retombé un instant dans sa rêverie, ne trouvez-vous pas que le vicomte vous regarde d’une singulière façon ?

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– Oh ! si, il est de certains moments où il me fait peur.

– M. de la Morlière est un homme froid, égoïste, méchant, qui, jusqu’à ce moment, n’a aimé personne.

– Vous croyez ?– Jusqu’à présent, il n’a eu d’autre passion que

la cupidité, et vous allez être son premier amour.– Que dites-vous ? s’écria la jeune femme

étonnée.– Je dis, articula lentement Rocambole, que le

vicomte vous aime.– Ah ! par exemple !– Mais, continua l’ancien élève de sir

Williams, il ne se l’avoue point encore, et il vous a amenée ici pour se servir de vous, sans avoir conscience de ce qu’il éprouvait lui-même intérieurement.

Saphir se prit à rire.– Il perdra son temps, s’il en est ainsi, dit-elle.Rocambole ne répondit point. Il méditait.

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La soirée, la journée du lendemain se passèrent. M. de la Morlière ne laissa rien transpirer de ses projets.

Depuis son départ de Paris, il s’était borné à entretenir la jeune femme de choses indifférentes ; mais il s’était oublié parfois à la regarder d’une façon étrange.

Dans ces moments-là, l’idée fixe qui semblait le dominer l’abandonnait tout à coup.

Il y avait donc deux jours que M. de la Morlière était installé à la Charmerie, il n’avait point encore dévoilé à Saphir le but de leur voyage.

Le soir du second jour – les chevaux étaient arrivés le matin – comme neuf heures sonnaient à la pendule du salon, le vicomte se leva tout à coup et regarda la jeune femme.

– Ma belle enfant, lui dit-il, je vais m’absenter ce soir.

– Comment ! dit Saphir, est-ce que vous retournez à Paris ?

Le vicomte hocha la tête en souriant.

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– Non, dit-il, pas tout à fait. Je vais faire une promenade au clair de lune.

– À pied ?– Non, à cheval.– Voulez-vous que je vous accompagne ?– Non, impossible.– Et, dit Saphir, qui sans doute avait reçu de

nouvelles instructions, serez-vous bien longtemps dehors ?

Elle l’enveloppa d’un regard de sirène, sous lequel le vicomte éprouva un trouble inexprimable.

– Deux ou trois heures, répondit-il.M. de la Morlière avait pris avec Saphir des

façons toutes paternelles ; il l’appelait « mon enfant », et lui mettait parfois un baiser sur le front.

– Adieu ! lui dit-il.Et, comme à l’ordinaire, il effleura de ses

lèvres le front blanc de la jeune femme ; mais ce contact lui arracha un frisson ; une sorte de

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vertige s’empara de lui, et il sortit précipitamment, juste au moment où Rocambole, qui était merveilleux sous son enveloppe de laquais, apportait une lampe dans le salon.

– Bon ! dit ce dernier, à qui le trouble de M. de la Morlière n’échappa point, si le bonhomme veut jouer à M. de Pierrefeu un tour de sa façon, il n’a qu’à se dépêcher. Sa raison commence à s’égarer.

Et Rocambole quitta le salon sur les pas du vicomte, après avoir échangé un rapide regard avec Saphir.

M. de la Morlière descendit au jardin, en proie à une surexcitation nerveuse, et il en fit le tour d’un pas précipité.

– C’est bizarre ! murmura-t-il, très bizarre !... Voilà une misérable courtisane que je me surprends à traiter avec les plus grands égards, que j’embrasse en tressaillant... que je regarde avec émotion... Oh ! mais c’est de la folie !... Ne vais-je pas être amoureux ?... À mon âge !... Moi !... moi ! le vicomte de la Morlière !... Allons donc !

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Et le vicomte passa la main sur son front, comme s’il eût voulu en chasser une vision terrible ou grotesque.

Il rentra dans la maison, et comme il traversait le vestibule, il se trouva face à face avec Rocambole.

Pour la seconde fois, le vicomte dévisagea attentivement le laquais.

En dépit de son retour à la vertu, Rocambole avait conservé son visage astucieux, son regard fuyant, ses lèvres minces et pâles.

Le masque du coquin avait survécu à la conversion.

– Voilà un homme qui me servira si je le paye bien, se répéta M. de la Morlière ; je le sonderai.

Et, remettant sans doute à plus tard l’interrogatoire qu’il comptait lui faire subir, il se borna à lui dire :

– Allez me seller un cheval.Rocambole fut stupéfait de l’ordre qu’il

recevait ; mais sa physionomie n’exprima que la niaise surprise d’un valet qui ne comprend pas

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très bien ce qu’on lui dit.– Sellez-moi un cheval, répéta le vicomte.– Tout de suite ?– Certainement.– Lequel ?– Celui qui vous paraît le meilleur.– C’est le noir, dit le faux laquais.Et il s’en alla sur-le-champ à l’écurie.M. de la Morlière fit encore deux ou trois

tours dans le jardin, en proie à une vague agitation.

Le bruit des pas du cheval résonnant sur le pavé l’arracha à ses méditations.

Il revint, entra dans la cour, qu’une simple claire-voie séparait du jardin, et, avant de mettre le pied à l’étrier, il examina de nouveau le prétendu valet.

Rocambole, qui tenait la bride d’une main et de l’autre une lanterne dont la lumière l’éclairait en plein, avait su se refaire son visage des anciens jours, ce visage astucieux et plein de cynisme que

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feu sir Williams avait admiré si souvent.Une fois de plus, le vicomte tressaillit.– Comment te nommes-tu ? lui dit-il.– John, répondit Rocambole.– Tu es Anglais ?– Non, monsieur.– Pourquoi t’appelles-tu John ?– Parce que j’ai habité Londres.– Singulière raison !– Je parle l’anglais comme le français.– Eh bien ?– Et madame, qui sait que je m’appelle Jean, a

préféré me nommer John, c’est plus chic !Par le mot de madame, tout court, Rocambole

désignait Saphir.– Aimes-tu beaucoup ta maîtresse ?– Peuh ! c’est selon...Ces trois mots étaient d’une éloquence

irréfutable.

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Ils signifiaient clairement :« Je suis dévoué à ma maîtresse, parce qu’elle

me paye ; mais je serais bien plus dévoué à celui qui me payerait davantage. »

Ces trois mots satisfirent sans doute M. de la Morlière.

– C’est bien ! dit-il.Il mit le pied à l’étrier et sauta en selle. Le

cheval piaffa, caracola, se cabra à demi sous le genou de son cavalier.

– Allons ! pensa le vicomte, il est bon et le marquis a eu la main heureuse.

John ouvrit la grille, et M. de la Morlière sortit de la Charmerie.

Le vicomte, depuis son arrivée, n’avait point encore mis les pieds hors de la villa, et on eût pu croire qu’étranger au pays, il allait hésiter et ne point savoir tout d’abord de quel côté il dirigerait sa monture.

Il n’en fut rien.La Charmerie avait une longue avenue du côté

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de la mer. Ce fut cette avenue que M. de la Morlière suivit.

Quand il fut au bout, il se trouva dans un chemin creux qui longeait la falaise en se dirigeant vers un petit village du nom de Château-Vieux, situé à l’ouest.

Le vicomte mit son cheval au galop et fit deux lieues sans s’arrêter ; puis, arrivé à une bifurcation du chemin, il laissa celui qui continuait à se diriger vers la mer et se jeta brusquement à gauche, dans un sentier bordé de haies vives, qui serpentait à travers champs.

Là seulement il modéra l’allure de son cheval et parut vouloir s’orienter.

La lune, qui se levait à l’horizon, lui montra au travers d’un bouquet d’arbres une petite maison blanche ; à l’une des croisées brillait un point lumineux.

Cette maison était à la distance d’un quart de lieue environ.

– Ce doit être là, pensa le vicomte, Ambroise m’a bien indiqué...

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M. de la Morlière fit encore deux ou trois cents mètres à cheval, puis il appuya deux doigts sur ses lèvres et fit entendre un coup de sifflet lentement modulé, semblable à celui dont les chouans se servaient dans le Bocage.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis un houhoulement qui rappelait celui du pauvre Grain-de-Sel répondit au coup de sifflet dans le lointain.

– C’est bien cela, murmura le vicomte. Je reconnais maître Ambroise.

Puis, jetant les yeux autour de lui :– Dans sa lettre, mon ancien complice

m’indique comme but la Maison-Blanche, et comme rendez-vous un endroit du sentier où se dresse un grand chêne couronné. C’est bien ce chêne-là... Arrêtons-nous.

Le cheval du vicomte s’arrêta en effet au pied d’un arbre colossal qui dominait orgueilleusement tous les arbres des environs.

Alors le vicomte mit pied à terre, attacha son cheval à l’arbre, et s’assit sur l’herbe.

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Le houhoulement se fit entendre de nouveau au bout de quelques minutes, mais beaucoup plus rapproché, et, bientôt après, un bruit de pas résonna sur la terre durcie.

Un homme avançait avec précaution à travers les broussailles et les genêts qui bordaient le sentier et la haie vive à droite et à gauche.

Quand cet homme ne se trouva plus éloigné que de quelques pas, le vicomte, qui se tenait immobile auprès de son cheval, dit à demi-voix :

– Qui va là ?– Ambroise, répondit l’homme.Et il enjamba la haie et se trouva auprès du

vicomte.– C’est toi ? fit celui-ci.– Oui, monsieur.– Eh bien ?– Eh bien ! vous trouverez la pie au nid.– Ah !– Nos tourtereaux sont au salon ; ils font de la

musique.

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– Et je puis les voir ?– En grimpant sur un arbre du jardin.– Pourrai-je entendre ?– Oui ; la fenêtre du salon est ouverte.– Où vais-je laisser mon cheval ?– Ici. Est-il attaché ?– Oui.– Il n’y a pas de danger, alors.– Tu vas venir avec moi ?– Oui, monsieur. Je marche devant.Et Ambroise se mit en route, précédant le

vicomte dans le sentier.– Il y a un mauvais chien à la maison, dit-il.– Diable !– Il vous dévorerait si vous étiez seul ; mais

avec moi, il ne dira rien. D’ailleurs, ajouta Ambroise, les gens de la Maison-Blanche sont loin de se défier de rien, et le beau damoiseau de Paris est à cent lieues de penser qu’on va lui détruire son petit bonheur.

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À cette menace, nettement formulée, le vicomte se prit à sourire, de ce sourire odieux et cruel qu’il avait autrefois.

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XIII

Pour expliquer la rencontre de M. de la Morlière et d’Ambroise, l’ancien valet de chambre de l’infortunée baronne Rupert, en même temps que le mystérieux voyage du vicomte en Normandie, il nous suffira de transcrire une lettre qui parvint à ce dernier la veille de son départ, et après la lecture de laquelle il jugea convenable de parler à M. de Kerdrel et au prétendu chirurgien anglais de ses projets de mariage pour son fils.

Cette lettre était arrivée, vers quatre heures, par la poste, et portait le timbre de Fécamp.

L’enveloppe de papier gris était cachetée avec de la cire grossière, mais le cachet avait pour empreinte une ancre de navire. Le vicomte tressaillit en y jetant les yeux.

– Je connais cela, murmura-t-il, j’ai vu cela quelque part.

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Le vicomte, ayant déchiré l’enveloppe, lut les lignes suivantes :

« Monsieur et cher maître,« Peut-être avez-vous oublié Ambroise. Les

gens de qualité ont mauvaise mémoire, et voici bientôt quinze années que j’ai cessé de vous donner de mes nouvelles.

« Cependant monsieur le vicomte, j’ai aujourd’hui une bonne raison pour me rappeler à votre souvenir, une raison toute désintéressée du reste, et je crois que je vais pouvoir vous rendre un service.

« Laissez-moi d’abord vous dire ce que je suis devenu depuis le jour où je vous ai débarrassé, vous savez de qui.

« Le métier que je faisais alors ne m’enrichissait pas, et, malgré toutes vos libéralités, nous étions assez pauvres, ma femme et moi.

« Le choléra de 1849 l’attaqua, et elle fut enlevée en vingt-quatre heures.

« Comme elle était Normande, – je l’avais

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connue femme de chambre à Paris, – je pensai qu’elle pourrait bien avoir quelque revenance au pays, et je risquai le voyage.

« Ma femme laissait une tante, à la mort de laquelle elle aurait touché pour sa part une douzaine de mille francs ; mais la tante se portait bien, elle n’avait pas cinquante ans, elle était veuve et songeait à se remarier avec un homme qui aurait des manières.

« Je fis la cour à la tante, je lui plus, et au bout de trois mois, je l’épousai.

« Pardonnez-moi, monsieur le vicomte, si je vous donne tous ces détails, mais c’est à la seule fin de vous mettre bien au courant de la situation.

– « Ma seconde femme est fermière ; je suis devenu fermier.

« Nous avons un bail de vingt et un ans, renouvelé l’année dernière, et je me trouverais parfaitement heureux si je pouvais rembourser certains emprunts que j’ai faits, il y a quelque temps, pour acheter des bestiaux.

« Or, un matin, voici quinze ou vingt jours,

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comme je me creusais la tête pour trouver un moyen de liquider ces petites dettes, – nous étions à table, ma femme et moi, – le postillon nous apporta une lettre timbrée de Paris.

« Cette lettre était d’une sœur de ma femme qui habite ordinairement Paris, rue Neuve-des-Mathurins. C’est la veuve d’un intendant.

« Madame Hulot, – c’est son nom, – annonçait à ma femme qu’elle allait venir passer quelque temps chez nous, avec deux jeunes gens qui lui étaient confiés.

« Ces deux jeunes gens étaient sur le point de se marier, disait-elle, et leur mariage n’était reculé qu’à cause de certaines formalités qui restaient à remplir.

« Je n’attachai pas grande importance à la lettre de ma belle-sœur, que je n’avais jamais vue, et qui arriva le lendemain matin avec les deux jeunes gens en question.

« C’était un grand et beau garçon, aux cheveux bruns, à la moustache noire, et une jeune fille blonde, mince, fluette.

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« Tous deux semblaient s’aimer beaucoup, et madame Hulot nous recommanda pour eux les plus grands égards.

« Comme le maître de notre ferme n’y est jamais en cette saison, nous avons logé la belle-sœur et les deux jeunes gens dans l’habitation, qui est tout fraîchement arrangée.

« Madame Hulot et la demoiselle couchent au premier étage, chacune dans une chambre attenant au salon ; M. Léon habite au rez-de-chaussée, à côté de la salle à manger.

« Le jeune homme monte à cheval le matin, il va se promener de droite et de gauche, mais généralement du côté de la mer, qui est à une lieue de chez nous, en tirant sur l’ouest.

« La jeune personne, qu’on appelle mademoiselle Victoire, ne sort jamais du jardin ou de la maison avant la nuit.

« À la brune, tous les trois vont se promener et rentrent généralement entre dix et onze heures. Ils se réunissent au salon, et mademoiselle Victoire fait de la musique.

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« À minuit, M. Léon l’embrasse sur le front, souhaite le bonsoir à madame Hulot et descend se coucher.

« Cette existence assez mystérieuse a fini par m’intriguer, comme bien vous pensez.

« Madame Hulot ne faisait aucune confidence à ma femme, ne prononçait aucun nom propre, et si le hasard ne s’en était mêlé, je n’aurais jamais su d’où venaient ce M. Léon et cette mademoiselle Victoire.

« J’avais remarqué que, chaque matin, le facteur apportait une grosse lettre qui en renfermait deux autres de la même écriture.

« La première était pour madame Hulot, l’autre pour M. Léon, la troisième pour mademoiselle Victoire.

« Chaque jour aussi, madame Hulot m’envoyait porter une autre lettre non moins volumineuse à la poste.

« Celle-ci était adressée à madame C... M..., poste restante, à Paris.

« Un jour qu’elle m’eut remis la lettre

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fraîchement cachetée, j’enfourchai mon bidet, et, comme le pain était encore humide, j’ouvris la lettre en chemin.

« Je fus bien étonné de lire ces mots :« Madame la marquise,« Vos enfants vont bien. M. Léon et

mademoiselle vous écrivent. »« La lettre de madame Hulot renfermait, en

effet, comme à l’ordinaire, deux autres lettres que j’aurais bien voulu lire ; mais elles étaient cachetées à la cire.

« C’est égal, me suis-je dit, je saurai le fin mot de tout cela, et nous verrons bien quelle est cette marquise.

« Hier, dimanche, j’ai pu mettre à exécution mon petit plan.

« Madame Hulot, mademoiselle Victoire et M. Léon sont allés à la messe du bourg. La messe est longue, le dimanche. Je suis sorti pendant le prône, je suis revenu à la ferme, et j’ai pénétré dans l’habitation avec une double clef que le maître nous laisse toujours en cas d’accident.

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« M. Léon n’est pas très défiant. Il met ses lettres dans un tiroir de commode et laisse la clef à la serrure.

« J’ai pris l’une de ces lettres, qui me semblait de la même écriture que celle que reçoit madame Hulot tous les matins, et mes yeux ont couru à la signature.

« Jugez de ma surprise lorsque j’ai lu ce nom : Marquise de Morfontaine.

« J’ai pensé alors que vous pouviez bien être pour quelque chose dans tout cela, et j’ai pris connaissance non seulement de cette lettre, mais de toutes les autres.

« Or, de cette lecture, il est résulté pour moi que mademoiselle Victoire est la fille de la marquise ; que la marquise désire qu’elle épouse M. Léon de Pierrefeu ; que le marquis, au contraire, veut lui donner pour mari M. Paul de la Morlière, votre fils et son cousin ; que le marquis et vous remuez ciel et terre pour retrouver mademoiselle et n’y pouvez parvenir.

« Voyez si, maintenant, je suis bien informé.

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« Or, monsieur le vicomte, pensant à tout cela, j’ai songé également un peu à mes dettes, et j’ai pensé que les petits renseignements que je vous transmets valent bien une vingtaine de mille francs.

« Je mets cette lettre à la poste, et je compte aller demain à Beuzeville, où il y a une station télégraphique.

« Si vous trouvez convenable de venir, je vous engage à louer une maison qui est située à deux lieues d’ici, près de Criquetot, et qu’on appelle la Charmerie.

« Envoyez-moi une dépêche à Beuzeville pour me dire si vous viendrez oui ou non.

« Je suis avec respect, monsieur le vicomte, votre dévoué serviteur.

« Ambroise. »L’ancien complice du vicomte avait touché

juste en pensant que M. de la Morlière ne confierait point à un autre le soin de troubler le bonheur des deux amoureux et qu’il viendrait lui-même.

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En effet, quarante-huit heures après, on s’en souvient, M. de la Morlière s’installait à la Charmerie.

Deux heures plus tard, Ambroise était informé de son arrivée et lui écrivait ces quelques lignes qu’il jetait au bureau de poste de Criquetot :

« Monsieur le vicomte,« Le plus court chemin d’un point à un autre

est, comme vous savez, la ligne droite.« Il y a une route qui va directement de la

Charmerie à la Maison-Blanche ; c’est ainsi qu’on appelle l’habitation et la ferme que j’ai à bail.

« Mais les ponts et les chaussées ont leur raison d’être ; je crois que vous aurez des motifs pour prendre la ligne courbe : c’est toujours plus prudent.

« En sortant de la Charmerie, vous trouverez une avenue qui s’allonge vers la falaise.

« Au bout de cette avenue, il y a un chemin creux que vous prendrez, et qui se dirige vers l’ouest.

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« Lorsque vous aurez fait deux lieues environ, vous trouverez une croix et un sentier que borde une haie vive.

« Prenez ce sentier ; peu après vous apercevrez une maison à travers les arbres : c’est là.

« À trois cents mètres de la Maison-Blanche, un grand chêne se dresse au milieu de la haie qui borde le sentier.

« C’est au pied de cet arbre que je prends la liberté de vous donner rendez-vous, soit demain soir, soit les jours suivants, entre neuf et onze heures. Vous sifflerez comme les gens du Bocage, et je vous répondrai comme Grain-de-Sel.

« On m’a dit que vous aviez amené une belle dame. Je pense que vous avez déjà imaginé quelque chose de bien, et je suis votre serviteur.

« Ambroise. »C’était le lendemain du jour où cette deuxième

lettre lui était parvenue, que M. de la Morlière était venu au rendez-vous que lui donnait

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Ambroise.En quittant Paris, le vicomte avait écrit par le

télégraphe au marquis de Morfontaine :« Il me faut deux chevaux de selle. Envoyez-

les-moi sur-le-champ, ligne du Havre, station de Beuzeville. »

Comme ces chevaux n’étaient arrivés que le jour même, M. de la Morlière n’avait pu, la veille, se mettre en route, la distance de la Charmerie à la Maison-Blanche étant de plus de huit kilomètres.

Il était donc près de onze heures quand il joignit Ambroise au rendez-vous indiqué.

– Causons un peu, dit le vicomte tout bas, tandis qu’ils cheminaient vers la maison, dont les murs blanchissaient au travers des arbres.

Ambroise s’arrêta, et comme la lune l’éclairait en plein, M. de la Morlière put l’examiner à son aise et lui dire :

– Hé ! hé ! comme te voilà vieilli, mon pauvre diable !

– Dame ! monsieur le vicomte, il y a vingt ans

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et plus que nous avons...– Chut ! Comme le temps passe ! dit le

vicomte.En effet, maître Ambroise, car c’était bien le

valet félon qui avait causé la mort du comte de Main-Hardye et, plus tard, enlevé la petite Danielle au château de Bellombre, pour l’enrôler dans une troupe de saltimbanques, maître Ambroise, disons-nous, avait les cheveux blancs, le visage horriblement ridé, et les allures débiles d’un vieillard précoce.

– Sais-tu, mon pauvre vieux, continua le vicomte, qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus !

– Dame ! oui.– Et je ne croyais pas te retrouver ici.– Ah ! dit Ambroise, mon séjour en

Normandie est toute une histoire, comme j’ai eu l’honneur de vous l’écrire.

– Et tu te trouves heureux ?– Assez... Cependant...

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– Ah ! oui, dit le vicomte, je sais ce que tu vas me dire.

– Monsieur le vicomte devine si bien les choses que c’est bien possible.

– Tu vas me parler des vingt mille francs que tu dois...

– Peuh ! fit Ambroise, je ne m’en inquiète plus. Puisque monsieur le vicomte est venu, c’est qu’il pense me les donner.

– C’est vrai ; tu les auras. Que manque-t-il à ton bonheur ?

Ambroise parut réfléchir :– Monsieur le vicomte, dit-il enfin, on prétend

que quiconque paye ses dettes s’enrichit. Ce n’est pas mon avis. Avec vos vingt mille francs, je payerai mes dettes, mais voilà tout.

– Hum ! fit le vicomte. Est-ce que tu aurais la prétention de me faire doubler la somme ?

– Dame ! mademoiselle Victoire aura cent mille livres de rente en dot, un beau matin.

– Eh bien ?

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– Et je gage que, si j’avertissais M. Léon de Pierrefeu du danger qu’il court, il s’engagerait bien à me compter une année de son revenu après son mariage.

Le vicomte se prit à rire.– Tu es ambitieux, dit-il, et ce n’est point avec

moi que tu pourras satisfaire ton ambition. Cent mille livres ! tudieu ! mon drôle, tu demandais moins autrefois.

– Ah ! dame, répondit Ambroise, l’appétit vient en mangeant. Et puis, quand on a un petit secret...

Le vicomte tressaillit.– Mais, reprit Ambroise, nous causerons de

tout cela, monsieur, lorsque vous aurez vu ; je ne suis pas bien pressé.

Ils étaient arrivés en ce moment au pied de la grande haie vive qui clôturait le jardin de l’habitation.

– Passons par ici, dit Ambroise, et marchez avec précaution. Il y a parfois des feuilles sèches qui crient sous le pied, dans les allées.

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Un aboiement de chien se fit entendre.– Chut ! César, murmura le fermier.Un molosse au poil noir, qui s’était élancé à la

rencontre d’Ambroise, arriva sur lui au moment où le fermier ouvrait une petite porte à claire-voie qui mettait le jardin en communication avec les champs.

– À bas ! répéta le fermier.Le chien se tut.Ambroise fit pénétrer le vicomte dans le jardin

et le conduisit vers la maison.Un ormeau s’élevait devant les croisées du

salon, dont l’une était entrouverte.On voyait de la lumière au-dedans.Au pied de l’arbre, il y avait une échelle.– Tenez, dit Ambroise, montez là et sautez à

califourchon sur cette branche, vous verrez et vous entendrez ; moi, je fais le guet.

M. de la Morlière ne se fit point répéter l’invitation ; il grimpa avec la légèreté d’un jeune homme, et lorsqu’il fut établi sur la branche

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désignée, son regard plongea, ardent, dans l’intérieur du salon.

Victoire de Morfontaine et Léon de Pierrefeu étaient assis l’un près de l’autre.

Victoire avait une lettre à la main et lisait...

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XIV

Le matin même, mademoiselle Victoire avait reçu de la marquise de Morfontaine, sa mère, la lettre suivante :

« Ma bien-aimée,« Jusqu’à présent, je n’ai voulu te donner

aucun détail sur ce qui s’est passé à l’hôtel depuis le soir de notre douloureuse séparation.

« Je me suis bornée à te dire que ton père était parti pour notre terre de l’Anjou.

« Il est revenu hier soir, et maintenant je vais tout te dire :

« Quand le bruit de la voiture qui emportait mes chers enfants se fut éteint dans l’éloignement, je remontai dans ma chambre et m’y enfermai.

« J’avais besoin d’être seule pour pleurer et prier à mon aise.

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« Ah ! ma chère enfant, si Dieu exauce une mère qui lui demande le bonheur de sa fille, tu seras heureuse un jour, car j’ai bien prié.

« La nuit s’écoula en prières ; quand le jour vint, j’étais encore à genoux.

« Je me mis au lit et sonnai ma femme de chambre.

« – J’ai mal dormi, lui dis-je, vous n’entrerez pas chez moi avant midi.

Je redoutais la visite de ton père, et c’était avec une certaine terreur que j’entrevoyais l’explication qui aurait lieu entre nous lorsqu’il serait instruit de ton départ.

« Cependant, tu le sais, M. de Morfontaine pénètre rarement chez moi avant l’après-midi. Mais j’avais comme un pressentiment.

« En effet, vers huit heures, je commençais à peine à m’endormir, que Florine, malgré ma défense, entra et me réveilla.

« – Madame, me dit-elle, M. le marquis insiste pour voir madame.

« Je n’avais point répondu encore, que déjà M.

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de Morfontaine était dans ma chambre.« – Mille pardons, madame, me dit-il, mille

pardons de pénétrer ainsi chez vous, mais c’est pour une affaire urgente.

« Je tremblais de tous mes membres sous ma couverture, et j’avais craint un moment qu’il ne fût instruit déjà de ton départ.

« Je me trompais. Il ne savait rien encore.« Il prit un fauteuil au pied de mon lit et fit

signe à Florine de nous laisser seuls.« – Vous le savez, madame, me dit-il alors,

feu monsieur votre père a si bien disposé notre contrat de mariage qu’il m’est impossible de toucher à notre fortune sans votre signature.

« – Oh ! monsieur, me hâtai-je de répondre, vous savez que je ne vous la refuse jamais.

« – Je le sais, madame, mais j’ai pris l’habitude invariable de vous consulter.

« – Je vous en remercie.« – Je pars dans une heure, continua-t-il, et je

quitte Paris pour quinze jours au moins.

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« À ces derniers mots, je respirai, et j’eus un instant l’espérance qu’il partirait sans demander à te voir.

« – Ah ! lui dis-je, vous partez ?« – Je vais aux Tuillières, notre terre d’Anjou.« – Mais vous ne pensiez point à ce voyage

hier, il me semble ?« – Non, madame.« – Et vous avez pris cette décision... ?« – En recevant, ce matin, une lettre de maître

Franquin, mon notaire d’Angers. C’est au sujet de cette lettre que je désire vous entretenir quelques minutes.

« – Je vous écoute, monsieur.« – Maître Franquin m’écrit que la terre et les

bois de Bourg-Neuf, qui confinent à nos bois et au domaine des Tuillières, sont en vente. Vous savez que j’avais toujours désiré faire cette acquisition.

« – Si cela vous plaît, je ne m’y opposerai pas, répondis-je.

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« – La terre et les bois sont d’une valeur approximative de cinq cent mille francs. J’ai calculé que le revenu net des bois portait l’intérêt du capital à cinq pour cent.

« J’en conclus qu’il n’y a aucun inconvénient à vendre pour vingt-cinq mille livres de rentes, et c’est cette autorisation que je viens vous demander.

« – Je vous l’accorde de grand cœur.« M. de Morfontaine me donna un papier

timbré à signer et se leva en me disant :« – Je vous fais mes adieux, et je vais les faire

à Victoire.« À ces derniers mots, je devins fort pâle, et

ton père aurait dû s’apercevoir de l’altération de mes traits, s’il n’avait été tout entier à ses préoccupations d’intérêt.

« Mon émotion et ma terreur étaient telles que je n’eus ni le courage ni la force de balbutier un mot et d’essayer de le retenir.

« Il sortit de ma chambre, et j’entendis le bruit de ses pas dans l’escalier et au-dessus de moi,

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puis celui de la porte qui s’ouvrait.« Je me repentis alors de ne point lui avoir fait

un mensonge et de ne pas lui avoir dit :« – Victoire est sortie de bonne heure, elle est

allée faire une course matinale et ne rentrera pas avant midi.

« Mais il était trop tard...« Ton père était entré dans ta chambre, et,

voyant le lit non foulé, il était allé droit à la cheminée, sur laquelle tu avais posé ta lettre d’adieux.

« Tout à coup j’entendis une exclamation, un juron, des pas précipités et furieux. M. de Morfontaine reparut chez moi comme un ouragan, renversant Florine, que j’avais appelée.

« Il était livide de colère et tenait dans sa main ta lettre, qu’il avait froissée.

« Il est des heures, mon enfant, où Dieu nous donne du courage et du sang-froid, à nous, pauvres mères.

« Je me dressai sur mon lit et dis avec une sorte d’étonnement :

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« – Mon Dieu ! monsieur, qu’avez-vous ?« – Victoire ! s’écria-t-il, Victoire est partie !« – Partie ?« – Tenez, lisez... voyez.« Et tandis que je m’emparais de la lettre, il

eut comme une révélation de la vérité.« – Mais, s’écria-t-il, je suis fou, parole

d’honneur !« – Fou, monsieur ?« – Et sans doute, je viens vous apprendre ce

que vous savez mieux que moi.« Il frappait du pied sur le parquet avec rage,

et sa main ayant rencontré le verre d’eau qui se trouvait sur mon guéridon, il le prit et le brisa contre le mur.

« Cet acte de brutalité inouïe chez un homme bien élevé produisit sur moi un tout autre effet que celui qu’il aurait pu en attendre.

« Je me trouvai sur-le-champ calme, résolue et en état de tenir tête à l’orage.

« – Monsieur le marquis, lui dis-je, vous

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oubliez que vous êtes chez moi.« – Ma fille ! où est ma fille ? répéta-t-il, ivre

de fureur.« – Votre fille est partie.« – Comment ? avec qui ?... Répondez... mais

répondez donc !« Il m’avait saisi le poignet et le secouait avec

violence ; j’étendis vers un cordon de sonnette la main qui me restait libre.

« – Lâchez-moi, monsieur, lui dis-je, ou je sonne et j’appelle nos gens à mon aide.

« Cette menace le calma comme par enchantement ; il comprit qu’il était allé trop loin.

« – Pardon, balbutia-t-il, j’ai eu tort... Mais... répondez-moi.

« – Eh ! mon Dieu ! monsieur, lui dis-je, que voulez-vous donc que je réponde ? Vous vous conduisez, en plein dix-neuvième siècle, comme un homme des âges barbares. Vous voulez traiter votre fille comme une esclave, une chose...

« – Moi ! moi ! fit-il.

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« – Sans doute... Elle aime M. Léon de Pierrefeu...

« – Ah ! dit-il, je devine tout. Il l’a enlevée.« – Il est homme d’honneur, il l’épousera !« Il était devenu livide.« – Non, dit-il, il ne l’épousera pas, car je le

tuerai !« Puis, me regardant avec des yeux pleins de

fureur :« – Et vous me direz où il est, lui ! Vous me le

direz, madame, ou sinon...« Je m’étais cuirassée d’impassibilité.« – Monsieur, lui répondis-je, si vous étiez

plus calme et en état de m’entendre, je parlerais.« – Parlez donc ! s’écria-t-il. Allez, je vous

écoute.« Et il s’assit de nouveau dans le fauteuil qu’il

avait occupé tout à l’heure au pied de mon lit.« – Monsieur, lui dis-je, votre fille est notre

unique enfant ; elle aura un jour plus de cent mille livres de rente et, dans de semblables

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conditions, il est non seulement cruel, mais ridicule de songer pour elle à un mariage d’argent.

« – Ce n’est point un mariage d’argent, mais de convenance, que je veux lui faire faire, me dit-il.

« – Eh bien ! laissez-la épouser l’homme qu’elle aime. C’est un loyal garçon, il est de bonne maison, il...

« Ton père m’interrompit par un de ces gestes violents dont il n’a que trop l’habitude.

« – Ma parole est engagée, me dit-il, je ne suis plus libre.

« – Votre parole ?« – Oui ; j’ai promis au vicomte, mon cousin.« Je l’interrompis à mon tour.« – Je ne sais pas ce que vous avez promis, lui

dis-je, mais je sais bien qu’un père n’a point le droit de décider du sort de sa fille ; que le mariage n’est point une transaction commerciale ; je sais encore qu’épouser le vicomte de la Morlière, votre cousin, c’est l’unir à un homme

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indigne du nom qu’il porte.« – Assez ! madame... vous insultez mon

parent !« – Je n’insulte personne, monsieur ; mais je

formule ma pensée.« – Ainsi, vous savez où est ma fille ?« – Elle est avec Léon.« – Et c’est vous qui me l’apprenez ?« – C’est moi qui les ai fait partir.« – Infamie ! murmura-t-il.« – Oh ! rassurez-vous, monsieur, lui dis-je.

Léon est un homme d’honneur, et Victoire est une sœur pour lui.

« – Madame, reprit ton père après un moment d’hésitation et de silence, quel âge a Victoire ?

« – Vingt ans et onze mois, monsieur.« – C’est-à-dire que dans un mois elle sera

majeure, que dans un mois elle pourra se passer de mon consentement pour épouser M. de Pierrefeu.

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« – Jusqu’à présent, elle espère encore l’obtenir.

« – Jamais !« – Alors, elle attendra.« M. de Morfontaine avait fini par contenir sa

colère. Il était fort pâle, mais il n’avait plus d’éclats de voix.

« – Avez-vous lu le Code civil, madame ? me demanda-t-il tout à coup.

« – Non, monsieur, mais qu’importe ?« – Il y a dans le Code civil un article qui

donne au père le droit de faire saisir, par la gendarmerie, la fille mineure qui s’est enfuie du toit paternel.

« – Je sais cela.« – Et la loi punit le ravisseur de six mois à

deux ans de prison. Or, vous allez me dire où est ma fille, ou sinon...

« – Eh bien ! achevez votre menace.« – Sinon, je m’adresserai au procureur

impérial, qui saura bien vous faire parler.

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« Je haussai les épaules.« – Je ne connais pas de loi, répondis-je, qui

oblige une mère à trahir le secret de sa fille.« La justesse de cette réponse accabla M. de

Morfontaine.« – C’est bien, me dit-il, je vois que je

n’obtiendrai rien de vous, mais je vais prendre mes mesures pour retrouver Victoire, et alors...

« Il n’acheva pas, se leva et sortit.« Je ne le revis pas. J’appris dans la journée

qu’il était parti pour l’Anjou.« En effet, quelques jours après, je reçus une

lettre de ton père, timbrée des Tuillières. Dans cette lettre il me recommandait une jeune fille de l’Anjou, la fille d’un de nos fermiers, qui est fleuriste à Paris et que je suis allée voir. Mais j’ai su que, dès le lendemain, il était revenu à Paris ; il s’était caché dans un hôtel garni ou chez son cher cousin le vicomte.

« Madame de C... l’a rencontré en fiacre.« Sans doute, persuadé que tu n’avais pas

quitté Paris, il s’est livré aux plus minutieuses

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recherches.« Tu penses combien je tremble chaque jour,

lorsque je vais rue Neuve-des-Mathurins chercher tes lettres. J’ai toujours peur d’être suivie ; je redoute qu’il ne finisse par vous découvrir.

« Hier soir le marquis est revenu.« Il est entré chez moi comme si rien ne s’était

passé entre nous.« – J’ai acheté le domaine de Bourg-Neuf,

m’a-t-il dit en entrant et en me baisant la main.« Il avait un calme railleur qui m’a

épouvantée.« – Et Victoire ? m’a-t-il demandé ; avez-vous

de ses nouvelles ?« – Oui, monsieur.« – Elle est toujours absente ?« – Toujours.« – Et plus que jamais elle veut épouser son

cher Léon ?« – Elle y compte.

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« – Au fait, elle n’a plus que quinze jours à attendre ; c’est peu.

« – C’est beaucoup, ai-je répondu ; car d’ici là, vous pouvez la retrouver.

« – Oh ! rassurez-vous, m’a-t-il dit, je ne suis pas plus avancé dans mes recherches que le premier jour.

« – Ah !« – Pourtant, je suis revenu à Paris incognito,

j’ai mis toute la police en réquisition.« – Et vous n’avez rien trouvé ?« – Rien.« Comme il était fort calme et presque

souriant, j’ai tremblé qu’il n’eût, au contraire, tout découvert, et j’ai passé une nuit d’angoisses mortelles.

« Ta bonne lettre est venue me rassurer.« Depuis hier je cherche à pénétrer la raison

du calme apparent de M. de Morfontaine et n’y puis parvenir.

« Est-ce un piège ?

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« Ou bien s’est-il résigné à voir sa volonté méconnue, et n’est-ce que pour sauver son amour-propre qu’il résiste encore ?

« Quoi qu’il en soit, mon enfant, sois prudente, ne te montre pas ; engage Léon à sortir le moins possible.

« L’heure de ton bonheur approche ; prends garde de ne point le compromettre par une imprudence.

« Adieu. Je t’écrirai demain.« Ta mère qui t’aime,

« Marquise de Morfontaine. »

*

C’était cette lettre que Victoire de Morfontaine lisait à son cher Léon de Pierrefeu, tandis que le vicomte de la Morlière, à califourchon sur sa branche, voyait et écoutait.

La lecture terminée, le vicomte, qui n’en avait point perdu un seul mot, se laissa couler au bas

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de l’ormeau, en murmurant :– La marquise est une femme de tête ; mais il

faudra voir...

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XV

Le vicomte de la Morlière, après être descendu de l’arbre, rejoignit maître Ambroise.

Le fermier était tranquillement assis sur un banc du jardin et fumait sa pipe.

– Eh bien ? dit-il en voyant reparaître le vicomte.

– Allons-nous-en, nous avons à causer, répondit celui-ci.

Ambroise secoua la cendre de sa pipe et se leva sans répliquer un mot.

M. de la Morlière sortit du jardin et ne s’arrêta que lorsqu’il eut franchi la haie et mis le pied dans le sentier par où il était venu.

Alors, oubliant la distance qui le séparait de l’ancien valet de chambre, il lui prit familièrement le bras.

– Oh ! oh ! pensa Ambroise, il a joliment

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besoin de moi. Attention !– Peux-tu t’arranger de façon, dit le vicomte,

que je sache tous les matins ce qui s’est passé ici ?

– Certainement, monsieur.– Sans éveiller de soupçons ?– Aucun.– Comment feras-tu ?– Monsieur le vicomte n’est pas sans avoir un

domestique sur lequel il peut compter.Cette question fit tressaillir M. de la Morlière,

qui songea sur-le-champ au valet de Saphir.– Je le pense, dit-il.– Ce domestique promènera les chevaux le

matin.– Bon ! de quel côté ?– Du côté de la falaise. J’ai justement une

pièce de terre à une lieue environ de la Charmerie, et comme elle a été en jachère cette année, je vais y mettre la charrue.

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– Très bien !– Le chemin de la falaise traverse cette pièce ;

il est probable que, chaque matin, votre valet me trouvera assis sur la botte de fourrage qu’on emporte pour les chevaux. Faudra-t-il vous écrire ?

– Non, tant qu’il n’y aura rien de changé dans les habitudes de Léon et de mademoiselle Victoire.

– Mais, dame ! fit Ambroise, depuis qu’ils sont ici, ils ont une existence réglée comme un papier de musique.

– Oui, mais il peut survenir des événements.– Ah ! c’est possible.– Et si tu pouvais continuer à savoir ce que la

marquise écrit...Ambroise parut réfléchir.– J’ai une idée pour cela, dit-il.– Voyons ?– Oh ! il est inutile que je l’explique à

monsieur le vicomte. Je la mettrai à exécution, et

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j’espère réussir.– Tu liras les lettres ?– Je vous en enverrai un résumé tous les jours.– À merveille !– Vous ferez à votre valet la recommandation

que voici : quand il longera la pièce de terre et qu’il me verra assis sur ma botte de fourrage, il fera bien attention à la façon dont je serai coiffé.

– Ah !– Je mets tantôt une casquette, tantôt un

chapeau de paille.– Bon !– Lorsque j’aurai quelque chose à vous

transmettre, j’aurai mon chapeau de paille. Si je suis coiffé de ma casquette, c’est qu’il pourra passer son chemin sans s’arrêter.

– Mais ne crains-tu pas d’éveiller l’attention et les commérages de tes bouviers ?

– Oh ! je n’entends pas non plus qu’il m’aborde, même quand j’aurai mon chapeau de paille.

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– Alors, à quoi bon ?...– Seulement, ces jours-là, vous viendrez, le

soir, flâner par ici, ou j’irai rôder, à la brune, aux environs de la Charmerie.

– Et tu crois pouvoir me communiquer le résumé des lettres ?

– Oui ; j’ai mon idée là-dessus.Tout en échangeant ces quelques mots, M. de

la Morlière et le fermier étaient arrivés près du grand chêne auquel le cheval était attaché.

Déjà le vicomte mettait le pied à l’étrier et saisissait la crinière pour sauter en selle, lorsque Ambroise lui dit :

– Pardon, monsieur le vicomte ; mais il me semble que nous avons à causer encore un peu.

– Tu crois ?– J’en suis sûr.– Eh bien ! dit le vicomte en enfourchant sa

monture, marche à côté de moi. Je t’écoute.Ambroise se rangea à la gauche du cavalier.– Voyons, de quoi s’agit-il ?

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– Je voudrais savoir quelle sera ma part dans cette petite affaire.

– Quelle affaire ?– Mais le mariage de M. Paul de la Morlière,

votre fils, avec mademoiselle Victoire de Morfontaine.

– Tu m’as demandé vingt mille francs, je crois ?

– D’abord.– Et puis tu as pensé que je doublerais ?– Hum ! dit Ambroise, c’est monsieur le

vicomte qui a parlé de cela ; mais ce n’est pas précisément l’idée qui m’est venue. La mienne...

– Voyons-la, demanda le vicomte, qui commençait à comprendre que maître Ambroise, en devenant vieux, avait acquis de l’ambition.

Ambroise reprit gravement :– Les vingt mille francs sont une manière de

prime, selon moi.– Peste !– Monsieur le vicomte me les enverra ou me

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les apportera demain, ou il me jettera un mot à la poste avec un mandat sur son banquier. Cela m’est égal : la signature de monsieur le vicomte est excellente, commercialement parlant.

– Soit, dit le vicomte.– Si le mariage ne se fait pas, je ne réclame

absolument rien.– Oh ! certes, murmura le vicomte, il faudra

bien qu’il se fasse.– Dans ce cas-là...Ambroise s’arrêta.– Eh bien ! voyons ? fit le vicomte impatienté.– Ne disais-je pas tout à l’heure, avant que

monsieur le vicomte montât sur l’arbre, ne disais-je pas que mademoiselle Victoire apporterait bien cent mille livres de rente à son mari ?

– À peu près.– Et que M. Léon de Pierrefeu, si on lui

garantissait la main de mademoiselle Victoire, n’hésiterait point à promettre une année de son revenu ?

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– C’est-à-dire que tu voudrais...– Pardon, fit Ambroise, laissez-moi finir mon

raisonnement.– Voyons ?– Dans toute affaire, il y a un bon et un

mauvais côté. Le bon côté de M. de Pierrefeu, c’est l’amour de mademoiselle Victoire.

– Peuh !– Le mauvais, c’est la présence de monsieur le

vicomte dans le pays.Le vicomte sourit.– Il est évident, poursuivit Ambroise, que vous

n’êtes point venu de Paris sans avoir des plans à peu près arrêtés.

– C’est probable.– Mais ces plans, probablement aussi, ne

peuvent pas s’exécuter en une heure.– Non. Il faut un certain temps pour les mener

à bonne fin.– Donc, poursuivit le fermier, qui avait une

logique inflexible, il n’y a pas de péril immédiat

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pour M. de Pierrefeu, j’imagine.– Il peut dormir tranquille, cette nuit tout au

moins.– C’est plus qu’il ne m’en faut, si monsieur le

vicomte et moi nous ne parvenons point à nous entendre.

– Hein ? fit le vicomte étonné.– Je disais, monsieur, reprit Ambroise, que

toute affaire ayant son bon et son mauvais côté, l’amour de mademoiselle Victoire faisait, pour M. de Pierrefeu, le contrepoids de votre présence ici.

– Eh bien ?– Or, si j’avertis M. de Pierrefeu de votre

présence, le contrepoids n’y sera plus, ce me semble.

– Soit, dit le vicomte, mais cela ne suffira point.

– Comment ?– Eh ! parce que quand M. de Pierrefeu saura

que j’ai découvert le secret de sa retraite, son

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mariage n’en sera pas plus avancé.– Hum ! j’ai un fameux moyen à lui donner.– Toi ?– Parbleu ! un moyen à l’aide duquel il sera

marié avant quinze jours.M. de la Morlière fit un léger soubresaut sur sa

selle.– Railles-tu ? fit-il avec inquiétude.– Mais non, monsieur.– Par exemple, reprit le vicomte, je ne serais

pas fâché de le connaître, ce fameux moyen.– Je vais vous le dire, répliqua Ambroise avec

calme.– J’écoute, dit le vicomte de plus en plus

inquiet.– Nous sommes à trois lieues de Fécamp.– À peu près.– Avec un cheval attelé à ma carriole de bon

fermier normand, je puis y aller en une heure. La route est fort belle.

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– Mais...– Attendez donc, monsieur le vicomte... Il y a

en ce moment-ci dans le port un petit sloop anglais qui doit lever l’ancre au point du jour.

Le vicomte tressaillit.– Supposons que je me range du bord de M.

Léon de Pierrefeu.– Eh bien ?– Je vous quitte, je rentre à la ferme, j’éveille

ma femme qui est couchée, et je lui dis : « Il y va du repos, du bonheur, de la vie peut-être de nos deux jeunes gens et de ta sœur, madame Hulot. » Ma femme se lève, étourdie, nous courons ensemble à l’habitation, je frappe à coups redoublés, M. Léon vient ouvrir.

– Après ? demanda le vicomte, qui trouvait qu’Ambroise se livrait à d’interminables digressions.

– « Vite ! vite ! dis-je alors, monsieur Léon, mademoiselle, habillez-vous, il faut partir ou tout est perdu... Je n’ai pas le temps de vous donner des explications ; mais, si vous ne voulez pas être

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séparés pour toujours, partez ! » Et je les mets dans ma carriole, je les conduis à Fécamp, je les embarque à bord du sloop. Le jour même, le journal maritime du port annonce leur départ. À partir de ce moment, vous comprenez... il n’y a plus moyen que M. Paul de la Morlière, votre fils...

– Je comprends, reprit froidement le vicomte, que tu veux que je te promette cent mille francs.

– Tout naïvement, monsieur, et comme nous sommes un peu pressés par le temps, à cause du sloop qui part...

– Eh bien ?– J’ai bonne envie de vous accompagner

jusqu’à la Charmerie.– Pour quoi faire ?– Oh ! soyez tranquille, je n’entrerai pas.– Alors...– Mais je vous attendrai au bout de l’avenue.– Et... dans quel but ?– Vous me rapporterez un mandat de vingt

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mille francs d’abord, et ensuite une promesse...M. de la Morlière interrompit Ambroise d’un

geste.– Tout cela est inutile, dit-il, à moins que tu

n’aies pas confiance en ma signature si elle est au crayon.

– Au crayon ou à l’encre, elle est bonne, monsieur, très bonne.

Le vicomte arrêta son cheval, fit signe à Ambroise de tenir sa bride, déboutonna son paletot et prit dans sa poche un carnet qu’il ouvrit.

Il faisait un clair de lune superbe.Le vicomte écrivit, au crayon, les lignes

suivantes :« Bon pour la somme de vingt mille francs sur

mon crédit chez MM. C..., B... et D..., banquiers à Paris, rue du Helder.

« Vicomte de la Morlière. »Puis, déchirant la feuille du carnet, il la passa à

Ambroise.

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Ambroise était fumeur ; il avait toujours des allumettes dans sa poche. Il en frotta une sur la manche de sa blouse, et, à la lueur de la flamme, il examina fort attentivement le mandat que M. de la Morlière venait de souscrire.

– C’est parfaitement en règle, dit-il. Voyons le reste.

Pendant ce temps, M. de la Morlière écrivait sur une autre feuille de carnet :

« Le lendemain de la célébration du mariage de Paul de la Morlière, mon fils, avec mademoiselle de Morfontaine, sa cousine, je payerai au porteur du présent billet la somme de cent mille francs. »

Puis il signa.Ambroise examina non moins attentivement,

et grâce à une deuxième allumette, ce nouveau papier, qu’il plia et mit soigneusement dans sa poche avec l’autre.

– Maintenant, monsieur le vicomte, dit-il, je crois que j’ai un certain intérêt à ce que nous réussissions.

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– Je le crois, répondit le vicomte en ricanant.– Et peut-être que si vous me faisiez part de

quelques-uns de vos plans...– C’est juste, dit le vicomte, autrefois tu avais

de bonnes idées...– J’en ai toujours.– Aussi, je compte bien te consulter, mais pas

aujourd’hui.– Tiens ! pourquoi donc ?– Parce que je ne suis pas encore bien sûr de

mon plan ; mais demain, nous verrons...Ambroise lâcha la bride, et M. de la Morlière,

piquant des deux, partit au galop.

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XVI

Tandis que Rocambole et M. de Neubourg étaient en Normandie, d’autres événements relatifs à notre histoire se déroulaient à Paris.

Il y avait près de huit jours que le chef des Chevaliers du clair de lune était parti, laissant de minutieuses instructions à ses trois amis, lorsque M. Paul de la Morlière, qui avait commencé à quitter son lit et s’était même promené la veille dans le jardin de l’hôtel au bras de son ami M. de Kerdrel, reçut un petit billet sans signature, conçu en ces termes :

« Si M. Paul de la Morlière est rétabli de son coup d’épée, s’il peut sortir un moment demain jeudi et aller déjeuner au café Anglais comme autrefois, il pourra peut-être y entendre parler de cette belle inconnue qu’il rencontra un soir dans un petit salon de la Maison-d’Or. »

Lorsque Paul reçut ce billet, il était seul.

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On le sait, madame la vicomtesse de la Morlière et sa fille avaient quitté Paris le jour même du duel de Paul avec M. de Neubourg ; elles n’en avaient rien su par conséquent, et le vicomte avait confié son fils aux soins de M. de Kerdrel.

Chaque jour, M. de Kerdrel venait à l’hôtel tenir compagnie à son jeune ami. Paul allait parfaitement bien et n’avait plus désormais aucun besoin du chirurgien anglais, qui n’avait point reparu.

Habituellement, M. de Kerdrel arrivait vers dix ou onze heures du matin, et ne quittait plus son ami que le soir.

Or, comme il était à peine neuf heures, lorsque ce billet arriva à l’hôtel, Paul était seul encore. D’abord le jeune homme éprouva une véritable stupéfaction ; puis, en lisant et relisant ce mystérieux billet, il fut pris d’une émotion violente. Un moment, il eut peur de voir se rouvrir sa blessure.

Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il eut la force de sonner pour appeler son valet de

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chambre.– Qui donc a apporté cette lettre ? demanda-t-

il alors d’une voix encore profondément émue.– Un domestique, monsieur, répondit le valet

de chambre.– En livrée ?– Oui, monsieur.– Comment était cette livrée ?– Jaune et bleue.– Tu ne devines pas à qui elle peut

appartenir ?– Non, monsieur.Paul relisait le billet, le retournait en tous sens.

Il était écrit d’une petite écriture allongée, fort nette. Était-ce une main de femme qui l’avait tracée ?

Un parfum discret s’échappait de l’enveloppe ; l’empreinte du cachet était non moins mystérieuse que la lettre elle-même. C’était une couronne de comte surmontant un écusson vide.

Lorsque son émotion fut un peu calmée, Paul

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voulut s’habiller.Son état lui permettait maintenant de sortir ;

mais eût-il été dangereusement malade encore, qu’il n’eût point hésité un moment.

Cet amour étrange qui s’était emparé de lui le soir où il avait rencontré et suivi l’inconnue était toujours allé se développant, surtout depuis qu’il avait été blessé.

– C’est pour elle ! s’était-il dit.La fièvre est un puissant auxiliaire de l’amour.Pendant les quinze ou dix-huit jours que le

jeune homme avait passés au lit, souvent en proie au délire, il avait eu constamment devant les yeux l’image de sa belle inconnue.

Cependant Saphir s’était installée chaque soir à son chevet, et c’était comme par miracle que le nom de Danielle, qui errait si souvent sur les lèvres de Paul, n’était point parvenu à son oreille.

Or, ce jour-là, Paul, ivre de joie, se fit lestement habiller, et M. de Kerdrel, qui arriva comme dix heures sonnaient, fut fort étonné de le trouver sur pied.

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– Mon ami ! mon cher ami ! murmura Paul en se jetant dans ses bras, lisez !

Et il lui tendit le billet qu’il venait de recevoir.– Ah ! diable ! fit le baron.– Je suis fou de joie et j’ai peur d’en mourir,

mon ami.– Bah ! on ne meurt pas de joie.– Bien certainement, c’est elle.– Qui, elle ?– Elle qui m’a écrit. C’est Danielle, les

battements de mon cœur me le disent assez...– Vous êtes fou !– Ah ! elle aura su que je m’étais battu à cause

d’elle, et alors, vous comprenez...– Oui, dit M. de Kerdrel en souriant ; alors elle

se sera prise d’une bonne passion pour vous.– Justement.– Et vous allez au café Anglais ?– Si j’y vais ? pouvez-vous me le demander,

mon ami ?

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– C’est vrai, vous ne pouvez pas hésiter un seul instant.

– Et vous m’accompagnerez, j’imagine ? continua Paul, qui allait et venait par la chambre, en proie à une agitation croissante.

– Non, dit M. de Kerdrel.– Pourquoi ?– Mais, dit le baron, parce que j’ai trente-cinq

ans bientôt, mon ami, et que j’ai plus d’expérience que vous.

– Je ne vous comprends pas.– C’est facile, pourtant. Ce qui déplait le plus

à une femme, c’est l’indiscrétion. Or, si vous m’emmenez au café Anglais, je deviendrai forcément, aux yeux de votre inconnue, une manière de confident.

– Vous avez raison.– Allez-y seul : je vous attendrai ici.Paul relut pour la vingtième fois le billet, et

répéta cette phrase à demi-voix : « S’il peut sortir un moment, demain jeudi... »

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– Il n’y a pas d’heure fixée ! dit-il.– C’est vrai, mais comme on déjeune

habituellement de onze heures à midi, c’est tout comme.

Paul regarda la pendule :– Il est plus de dix heures, dit-il. Je puis y

aller.Il sonna et demanda son coupé.– Mon cher ami, lui dit M. de Kerdrel, je vais

vous donner un bon conseil.– Voyons ?– Il est probable que vous ne verrez pas votre

inconnue en personne.– Qui sait ?– Mais un messager quelconque.– Soit. Eh bien ?– Un messager qui vous donnera un autre

rendez-vous.– C’est probable.– Avant d’y aller, tâchez d’avoir le temps de

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venir me consulter. Peut-être ne sera-ce point inutile.

Paul fronça le sourcil.– Comme vous me dites cela ! fit-il.– Je suis prudent.– Pensez-vous donc que..., on me tende un

piège ?– Non, mais enfin, je crois devoir vous faire

cette petite recommandation. Voilà tout.Paul serra la main à son ami, prit son paletot et

descendit dans la cour de l’hôtel, où son coupé attendait.

M. de Kerdrel le regarda s’éloigner.– Voilà comment l’amour nous mène ! dit-il.– Où va monsieur ? demanda le valet de pied

en refermant la portière sur son jeune maître.– Sur le boulevard, répondit Paul.Dix minutes après, le fils du vicomte de la

Morlière arrivait au café Anglais, montait au premier étage et s’installait dans un petit salon où il déjeunait ordinairement.

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L’heure était matinale encore, il y avait peu de monde, et Paul, jetant un regard autour de lui, n’aperçut que des visages à lui connus.

Son duel avait fait quelque bruit.– Tiens ! dit une voix comme il entrait, te

voilà donc sur pied, mon pauvre Paul ?Il se retourna et reconnut un de ses amis,

M. Simon Varin, une célébrité du sport.– Bonjour, Simon.– Tu t’es donc battu ?– Oui.– On m’a appris cela hier soir seulement. Je te

croyais à la campagne. Tu t’es battu avec le baron de Neubourg, m’a-t-on dit ?

– On t’a dit vrai.– Pourquoi ?– Oh ! une niaiserie..., une querelle

insignifiante.– Et tu en as été quitte pour un coup d’épée

dans l’épaule, n’est-ce pas ?

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– Qui est guéri ou à peu près, à l’heure qu’il est.

– Tu as de la chance.– Tu trouves ?– Dame ! oui.– Pourquoi ?– Mais parce que le baron passe pour une des

meilleures lames de Paris et que tu aurais fort bien pu être tué sur place... Tu viens déjeuner ?

– Oui.– Veux-tu te mettre là ?Et M. Simon Varin montrait la table devant

laquelle il déjeunait.– Merci, répondit Paul, je vais me mettre là-

bas, à ma place accoutumée.Il désignait une table dans un coin du salon, et

il ajouta :– D’abord je veux lire les journaux, ensuite je

suis maniaque ; excuse-moi, mon cher ami.– Fais, ne te gêne pas, répliqua M. Varin, qui

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reprit la lecture du journal qu’il tenait à la main.Paul alla se mettre à sa table, et, tout en

demandant à déjeuner, rendit à droite et à gauche quelques saluts.

Tous les hommes qui étaient autour de lui, lui étaient parfaitement connus. Il était plus ou moins lié avec les uns, il saluait les autres.

– Jusqu’à présent, pensa-t-il, je ne vois pas l’ombre de mon inconnue, et je commence à croire que Kerdrel a raison. Il est impossible qu’elle vienne elle-même ici ; elle m’enverra un messager quelconque.

Au moment où il achevait cette réflexion, Paul vit entrer dans le salon un jeune homme fort élégant et qu’il apercevait souvent au café Anglais.

Il le connaissait de vue, l’avait rencontré, l’été précédent, aux courses de la Marche, et s’était trouvé avec lui, un soir, à une première représentation de l’Opéra ; mais il ignorait son nom.

Ce jeune homme faisait partie d’un groupe

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d’habitués du café Anglais qui ne se tenaient point habituellement dans le salon où Paul se trouvait, si bien qu’il n’était pas étonnant que ce dernier ignorât son nom ; cependant ils avaient pris l’habitude de se saluer.

Il vint se placer à une table voisine de celle où M. de la Morlière déjeunait en ce moment.

Paul essayait de tromper son impatience en lisant les journaux et il suçait du bout des lèvres une aile de perdreau froid, les yeux sans cesse tournés vers la porte.

Le jeune homme, une fois assis auprès de lui, se pencha comme pour lui demander le journal qu’il tenait à la main.

– Monsieur de la Morlière, dit-il tout bas.Paul tressaillit.– Mille excuses, monsieur, continua le jeune

homme, mille excuses pour mon indiscrétion.– Vous n’êtes point indiscret, monsieur,

répondit Paul avec courtoisie. Désirez-vous ce journal ?

– Non, monsieur, ce n’est point cela...

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L’émotion de Paul augmenta.– Vous vous êtes battu dernièrement, m’a-t-on

dit ?– Oui, monsieur.– Et peut-être vous souffrez beaucoup encore.– Oh ! point du tout, répondit Paul, qui

s’imagina alors que son interlocuteur voulait simplement lui faire un compliment de condoléance.

– Tant mieux, en ce cas.– Pourquoi, en ce cas ?– Mais, dit le jeune homme, parce que je vais

probablement vous proposer un voyage en voiture.

– À moi ?– À vous. Or, la voiture est quelquefois

mauvaise pour les personnes dans votre situation. Un cahot violent peut faire rouvrir une blessure.

– Mais, monsieur, dit Paul de la Morlière, permettez-moi de vous faire une simple observation. Nous nous connaissons à peine, et si

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vous m’avez fait l’honneur de m’appeler par mon nom...

– Vous ne pourriez en faire autant, peut-être, voulez-vous dire ?

– Oui, monsieur.Le jeune homme sourit.– Je m’appelle le vicomte Arthur de

Chenevières.Paul tressaillit de nouveau, et il eut comme un

vague souvenir d’avoir entendu prononcer ce nom-là lorsque le garçon de cabinet de la Maison-d’Or lui énumérait les quatre jeunes gens qui soupaient dans ce petit salon où il avait vu entrer Danielle.

À partir de ce moment, Paul de la Morlière soupçonna que le vicomte de Chenevières était la personne qui lui avait assigné un rendez-vous, et il devint circonspect.

– Ainsi, dit-il, monsieur le vicomte, vous voulez me proposer un voyage ?

– Oui, monsieur.

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– Mais... où ?– C’est un mystère.– Dans quel but ?– Autre mystère.– Dame ! monsieur, il est de certains moments

où... le mystère...– N’est point un encouragement, voulez-vous

dire ?– Précisément.– Eh bien ! un mot peut-être vous décidera,

monsieur.– J’attends ce mot.– C’est un nom propre.Paul sentit tout son sang affluer à son cœur.– Danielle ! prononça M. le vicomte Arthur de

Chenevières.– Danielle ! s’écria le jeune homme.– Oui, monsieur.– Comment ! c’est vous qui...– C’est moi que vous êtes venu attendre ici.

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– Ah ! monsieur, je suis à vos ordres.Le vicomte se prit à rire.– Je savais bien, dit-il, que je vous

déciderais..., avec un nom.– Ah ! vous allez me parler d’elle, n’est-ce

pas ? reprit Paul avec vivacité.– Oui...– Oh ! parlez... parlez...– Pas ici, en voiture.– Comment ! dit Paul, vous voulez partir tout

de suite ?– Oui, certes.Paul se souvint alors de la recommandation de

M. de Kerdrel : « Avant d’aller au rendez-vous, venez me consulter. » Et un moment, il hésita.

M. de Chenevières devina sur-le-champ cette hésitation.

– Monsieur, lui dit-il, si vous voulez voir Danielle...

– La voir ? répéta Paul avec enthousiasme. Je

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la verrai ?...– Oui, certes. Si vous voulez la voir, il faut

vous décider à l’instant et partir.– Sans même avoir le temps de passer chez

moi ?...– Sans avoir ce temps-là. D’ailleurs, ajouta le

vicomte, monsieur votre père n’est pas à Paris, votre mère et votre sœur aussi sont absentes. Que voulez-vous aller faire chez vous ?

– La voir ! je vais la voir ! murmurait Paul, ravi.

Et, demandant une plume, il écrivit à M. de Kerdrel les deux lignes suivantes :

« Je vais la voir, ami. On m’emmène sur-le-champ. Ne m’attendez pas ce soir. »

Puis il dit à M. de Chenevières :– Je suis à vos ordres, monsieur. Partons !

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XVII

M. de Chenevières eut alors le sourire d’un ami plus âgé qui regarde un adolescent plein d’enthousiasme.

– Un moment... fit-il.Et comme Paul le regardait...– Vous avez vingt-trois ans, dit-il ; je suis

votre aîné, monsieur, et je n’ai point votre bouillante ardeur. Vous aimez Danielle et je comprends votre empressement mais je dois vous dire que des circonstances tout exceptionnelles m’ayant fait confier cette mission d’ambassadeur que ni mon âge, ni mon caractère ne semblent légitimer, j’ai quelques précautions à prendre.

– Que voulez-vous dire ?– Que je désirerais, autant que possible, ne pas

sortir d’ici avec vous.– C’est facile. Où dois-je vous rejoindre,

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monsieur ?– C’est moi qui vous rejoindrai.– Soit.– Vous allez me saluer froidement, comme si

nous n’avions échangé que de banales paroles.– Très bien.– Et vous vous promènerez sur le boulevard,

dans la direction de la porte Saint-Martin. Je vous retrouverai vraisemblablement dans dix minutes entre les deux portes, sur le trottoir de gauche, un peu plus loin que le boulevard de Sébastopol.

– C’est parfait, répondit Paul.Il appela le garçon, demanda la carte à payer,

jeta sa monnaie sur la table et se dirigea vers la porte, après avoir échangé un cérémonieux salut avec M. de Chenevières.

– Tiens ! lui dit M. Simon Varin, à qui il tendit la main avant de sortir, tu connais le vicomte ?

Fidèle aux recommandations de son futur conducteur, Paul répondit avec nonchalance :

– Un peu ; nous nous sommes rencontrés aux

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courses du printemps.Et il sortit.Une fois sur le boulevard, Paul songea de

nouveau à la recommandation de M. de Kerdrel.– Si j’étais à deux pas de chez moi, se dit-il,

j’irais... mais bah ! il est trop tard... le vicomte va me rejoindre... et puis...

Paul dédaigna d’achever sa phrase. Le nom de Chenevières était une garantie suffisante pour lui.

Il renvoya donc son cocher et s’en alla le long du boulevard, rêvant à cette adorable créature blonde qui avait nom Danielle.

Il avait à peine atteint l’angle du boulevard Saint-Denis et de celui de Sébastopol, qu’il s’entendit appeler par son nom.

Une voiture était arrêtée au bord du trottoir, et la portière encadrait la tête du vicomte.

Paul s’approcha, non sans avoir jeté un coup d’œil d’amateur sur le cheval et la voiture.

Le cheval était un vigoureux percheron, assez fin de modèle, et tel qu’on en avait autrefois à

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l’administration des postes.C’était une bête taillée pour faire aisément

seize kilomètres en une heure, avec une assez lourde charge à traîner. La voiture était un coupé-chaise peint en brun avec le train jaune.

– Singulier équipage ! murmura Paul, qui ne put réprimer un sourire moqueur ; le vicomte est monté comme un maquignon de province.

M. de Chenevières ouvrit la portière, et Paul se plaça près de lui.

Le cocher, qui ne portait aucune livrée, avait sans doute des ordres, car il se contenta de rendre la main à son cheval sans demander où il fallait aller ; le coupé continua à longer le boulevard.

– Monsieur, dit alors le vicomte, nous avons une route assez longue à faire.

– Ah ! répondit Paul, tant pis !– Craignez-vous de vous trouver fatigué en

chemin ?– Ce n’est point cela. Mais je suis impatient de

la voir.

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Le vicomte sourit.– Je le comprends, dit-il. Donc, je vous

annonçais que nous avions une assez longue route à faire.

– Hélas !– Et que nous n’arriverions que fort tard dans

la soirée.– Vraiment ? Mais monsieur le vicomte,

demanda Paul, vous allez peut-être me dire maintenant...

– Où je vous conduis ?– Je serais curieux de le savoir.– Malheureusement, monsieur, reprit le

vicomte avec gravité, je ne puis vous renseigner sur le lieu où nous allons, mais encore...

– Bon ! dit Paul en riant, n’allez-vous pas me bander les yeux, comme dans les romans ?

– Pas tout à fait. Mais je vais avoir recours à un expédient qui, atteignant le même but, sera moins désagréable.

Paul regarda curieusement M. de Chenevières.

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Celui-ci posa sa main sur le devant du coupé, fit jouer un ressort, et la glace de face, qui était baissée, remonta.

Cette glace, ainsi que celle de côté, que le vicomte releva l’une après l’autre, était dépolie et tamisait un jour mat. On ne voyait rien au travers.

– Ma foi, dit Paul en riant, voilà qui est original. Est-ce de votre invention, monsieur ?

– Non, répondit le vicomte. Ce moyen a été inventé, il y a quatre ou cinq ans, à l’intention d’un jeune fou que vous avez peut-être connu, Roland de Clayet ?

– Celui qui avait cru aimer la comtesse Artoff ?

– Le même.– Et qui, ajouta Paul, était reçu chaque soir

dans un petit pavillon de Passy par une jeune femme qui ressemblait trait pour trait à la comtesse ?

– C’est bien cela. Le coupé qui le conduisit la première fois à ce mystérieux rendez-vous avait, comme celui-ci, des glaces dépolies.

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Le vicomte tira de sa poche un étui à cigares et le tendit à son compagnon de voyage :

– Voilà, dit-il, un moyen de tuer le temps. S’il ne vous suffit pas, voici des livres, là, sur cette tablette.

– Je préfère causer.– Ah ! je vous devine.Et M. de Chenevières se reprit à sourire tandis

que Paul rougissait.– Je gage, dit-il, que vous vous promettez,

pendant le trajet, de m’accabler de questions sur Danielle.

– Dame !– Et tenez, comme, au demeurant, j’ai passé

par votre situation et que je comprends votre curiosité et votre impatience, je tâcherai de vous satisfaire dans les limites de la discrétion qui m’est imposée.

– Ah ! merci d’avance mille fois ! s’écria Paul ravi.

– D’abord, monsieur, reprit le vicomte,

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laissez-moi vous dire que je suis l’obligé de Danielle ; j’ai pour elle un dévouement profond, et c’est à ce titre que je suis, aujourd’hui, votre conducteur.

Paul s’inclina.– Maintenant, que voulez-vous savoir ?

Danielle est une femme dont l’existence est un mystère impénétrable. Elle a vingt ans, elle est belle, elle est vertueuse...

– A-t-elle un... mari ? demanda Paul avec timidité.

– Je ne puis vous répondre ; qu’il vous suffise de savoir que celui qui ose l’aimer, et celui-là c’est vous, s’expose vraisemblablement à de grands périls.

– Oh ! dit le jeune homme avec enthousiasme, je mourrais pour elle avec joie.

M. de Chenevières devint grave, ce qui pouvait, jusqu’à un certain point, donner à penser à Paul de la Morlière qu’il y avait, en effet, danger de mort à aimer Danielle.

Après un moment de silence, M. de

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Chenevières reprit :– Danielle est-elle dame ou demoiselle, c’est

ce que je ne puis vous dire. Mais il est un point de son histoire qu’il m’est permis de vous révéler.

Paul attacha un regard avide sur M. de Chenevières.

– Danielle est entrée dans la vie au moment où son père en sortait. Sa mère a été assassinée.

– Horreur ! s’écria Paul de la Morlière.– L’histoire de Danielle, ajouta M. de

Chenevières, rappelle la légende du duc Arthur de Bretagne. Elle a été dépouillée par ses oncles de son nom et de sa fortune.

– Mais ce que vous me dites là est épouvantable ! repartit le jeune homme.

– Soit ! mais c’est d’une vérité absolue.– Et ses oncles ?...– Ses oncles, poursuivit le vicomte, après

avoir assassiné la mère, volé la fortune de l’enfant... ses oncles vivent en paix, en plein

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soleil, des biens mal acquis ; ils sont considérés, honorés ; ils portent des noms retentissants...

– Quelle infamie !– Voilà tout ce que je puis vous dire,

monsieur.– Ah ! pardon, dit Paul, vous ne me refuserez

pas un dernier éclaircissement.– Voyons ?– Comment se fait-il qu’après avoir si

longtemps gardé le silence, elle se soit décidée...– À vous voir ?– Oui.– Vous avez du malheur, monsieur, dans vos

questions.– Pourquoi ?– Mais parce qu’il m’est encore impossible de

vous répondre.Paul se mordit les lèvres.– Enfin, dit-il, je vais la voir.– Oui.

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– Arriverons-nous... bientôt ? Le vicomte consulta sa montre.

– Voici deux heures que nous courons, dit-il ; dans huit heures nous serons arrivés.

En ce moment le coupé s’arrêta.– Qu’est-ce ? demanda Paul.– On relaye.– Comment ?– Mais, dit le vicomte, vous pensez bien que le

même cheval ne saurait marcher dix heures. Nous quittons celui que vous avez vu ; on va remplacer le brancard par un timon et atteler à deux.

Paul entendit un bruit de grelots.– Tenez, dit le vicomte, ce sont des chevaux

de poste. Entendez-vous ?– Ainsi, c’est un vrai voyage que vous me

faites faire ?– Un voyage de cinquante et quelques lieues.– Au Nord ?... au Sud ?Le vicomte sourit de nouveau et montra les

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glaces dépolies du coupé.– S’il m’était permis de vous dire où je vous

conduis, répondit-il, ces glaces-là ne seraient-elles pas inutiles ?

– Vous avez raison, je suis un sot de m’inquiéter du lieu où je vais, puisque le but de mon voyage, c’est elle.

– Fumez un cigare, reprit le vicomte, et, pour tromper votre impatience, causons d’autre chose. Avez-vous vu les dernières courses de Chantilly ?

Paul de la Morlière se rendit au conseil que lui donnait M. de Chenevières.

Ils étaient jeunes tous deux et appartenaient au même monde. Ils chassaient, avaient des chevaux et faisaient courir.

De temps en temps, le coupé s’arrêtait pour changer de chevaux.

Enfin, le jour blanc qui parvenait à l’intérieur par les glaces dépolies se rembrunit peu à peu. La nuit vint.

– Je vous demande pardon, lui dit le vicomte, de vous faire dîner aussi tard. Il est huit heures

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passées. Mais nous touchons au relais, et notre dîner doit être servi.

En effet, la voiture s’arrêta au bout de quelques minutes, après avoir roulé un instant sur un sol plus sonore que ne l’est ordinairement celui d’une grande route.

La portière s’ouvrit alors et le vicomte descendit le premier, offrant courtoisement la main à Paul.

Celui-ci mit pied à terre, et, comme un prisonnier longtemps privé de grand air et de lumière, il jeta un regard avide autour de lui.

Paul s’était imaginé, au mot de relais prononcé par le vicomte, qu’il allait voir une auberge de grande route, avec des chevaux à la porte, qu’il pénétrerait dans quelque cuisine et trouverait un mauvais dîner servi au coin du feu, sur une table boiteuse.

Paul se trompait.Le coupé, après avoir passé sous une voûte,

venait de s’arrêter dans une vaste cour sablée, enfermée dans une grille à volets de tôle,

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entourée d’un épais rideau de peupliers.En face de lui, M. de la Morlière fils aperçut

un joli petit castel de style Louis XIII, en briques rouges.

Le rez-de-chaussée en était éclairé comme pour une fête.

Enfin, les yeux éblouis du jeune homme s’étant reportés sur le coupé dans lequel il était venu, il remarqua que le cocher s’était transformé, depuis le premier relais, en valet de pied, et que les chevaux, malgré leurs grelots, étaient trop beaux pour appartenir à l’administration des postes.

– Venez, monsieur, dit le vicomte avec son exquise politesse, nous n’avons qu’une heure pour dîner.

Et il prit Paul par le bras.Tout en se laissant entraîner vers le perron du

château, Paul cherchait, à la lueur des lanternes du coupé, à reconnaître le lieu où il était.

M. de Chenevières s’en aperçut.– Vous êtes, lui dit-il, dans un des vingt ou

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trente mille châteaux de France. Vous voyez que vos conjectures ont de la marge.

Paul entra dans un spacieux vestibule orné de bois de cerf et de trophées de chasse, puis dans une salle à manger, où il trouva une table toute dressée et supportant deux couverts.

Le vestibule et la salle à manger étaient déserts. On n’entendait aucun bruit dans le château. On eût dit une demeure inhabitée ; cependant la table était servie. On y voyait un turbot à la sauce, un filet de bœuf aux truffes, un pâté de perdreaux, tout le menu enfin d’un dîner confortable.

Des vins jaunes comme l’ambre étincelaient dans des carafes de cristal de Bohême.

M. de Chenevières pria son convive de lui faire vis-à-vis, et lui dit :

– Nous n’arriverons pas avant minuit ; je vous engage à dîner de bon appétit.

Paul était stupéfait de tout ce qu’il voyait, et il ne put s’empêcher de dire :

– Décidément, monsieur, je crois que je fais

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un rêve des Mille et une Nuits.– C’est possible, répondit le vicomte en

souriant. Mais n’importe, ajouta-t-il, je vous engage à bien dîner.

– Merci du conseil, je vais tâcher de le suivre.Paul, en effet, but et mangea de manière à

prouver victorieusement que ceux qui ont prétendu que les amoureux n’avaient ni faim ni soif avaient avancé un paradoxe.

Une chose étonnait cependant le jeune homme plus que toutes les autres.

– Ah ! çà, monsieur, demanda-t-il, pourriez-vous me dire ce que sont devenus les hôtes de ce château ?

– Qui vous dit que ce château est habité ?– Il y a au moins des domestiques ?– Vous allez en voir un.– Si c’est le cuisinier, je lui ferai mon sincère

compliment.M. de Chenevières posa la main sur un timbre

et sonna.

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Aussitôt une porte d’office s’ouvrit et un laquais en livrée, portant une serviette sous le bras, vint se placer derrière Paul de la Morlière.

Celui-ci fit un geste de surprise.Le laquais avait sur le visage un masque de

velours.– Je ne suis pas plus avancé, dit Paul en riant,

et décidément je ne saurai pas de quelle couleur sont les habitants du château.

Le vicomte se reprit à sourire.– Vous avez tout à l’heure parlé des Mille et

une Nuits ? dit-il.– C’est vrai.– Eh bien ! continuez à rêver ; mais n’oubliez

pas ce café, il est exquis.Et M. de Chenevières versa du café à Paul. Ce

café fut suivi d’un verre de kirsch et de chartreuse verte ; puis le laquais masqué apporta des cigares.

Paul entendit bientôt le bruit des grelots, et le vicomte, tirant sa montre, lui dit :

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– Il est temps de partir. Il nous reste bien une vingtaine de lieues à faire.

M. de la Morlière quitta la table précédé par le vicomte.

En vain, une dernière fois, chercha-t-il à deviner, soit par l’ameublement du château, soit par sa structure, en quelle province il devait être, cela lui fut impossible.

Il remonta en voiture sans rien avoir appris.Les glaces dépolies furent baissées, un

postillon invisible jusque-là enfourcha son porteur ; le coupé s’ébranla, repassa sous une voûte qui était formée par la porte cochère et les pavillons d’entrée, puis M. de la Morlière sentit qu’il roulait de nouveau sur la grand-route.

M. de Chenevières, ainsi qu’un homme qui a la digestion laborieuse, était tombé dans une sorte de mutisme et contemplait la fumée grise de son cigare.

Paul éprouva le besoin de l’imiter, et il se prit à songer à Danielle.

Le coupé allait un train d’enfer.

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XVIII

Le vicomte de Chenevières et Paul de la Morlière étaient arrivés à huit heures dans la cour du mystérieux et silencieux petit castel en briques rouges ; ils en étaient repartis à neuf heures précises.

À minuit, ils couraient encore sur une route inconnue.

Depuis trois heures, M. de Chenevières avait gardé un complet silence, et s’était contenté d’ouvrir et de refermer lestement la portière, afin de laisser pénétrer une bouffée d’air frais dans la voiture.

Ceci avait été accompli trois ou quatre fois si rapidement que Paul de la Morlière n’avait pas eu le temps de voir autre chose qu’une masse confuse d’arbres, bordant à droite et à gauche une route qui courait à travers un pays plat.

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Seulement, il avait remarqué qu’il pleuvait.Vers minuit, M. de Chenevières parut sortir de

sa profonde méditation.– Nous sommes en retard, dit-il. Cela tient à

ce que la route est mouillée. Nous allons moins vite que je ne pensais.

– Parbleu ! monsieur, répartit Paul de la Morlière, à qui le silence du vicomte pesait depuis longtemps, j’imagine que vous ne trouverez pas indiscrète la question que je vais vous faire ?

– Voyons, monsieur ? dit M. de Chenevières en souriant.

– Combien de lieues faisons-nous à l’heure, environ ?

– De cinq à six.– Jamais les chevaux de la poste n’ont obtenu

pareil résultat.– Aussi ne nous servons-nous point des

chevaux de la poste ordinaire.– Ah !

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– Mon cher monsieur, continua le vicomte, Danielle, je vous l’ai dit, a été dépouillée par ses oncles...

– Eh bien ?– Mais elle a des amis.Paul regarda son compagnon de voyage avec

curiosité.– Et ces messieurs, acheva le vicomte, ont des

millions à leur service.– Vraiment !– Ils ont même fondé une petite association.– Qui se nomme ?– L’association des Chevaliers du clair de

lune, répondit le vicomte.Paul se mit à rire.– Singulier nom ! dit-il.– Or, reprit M. de Chenevières, l’association a

des chevaux et des relais de poste à elle, comme bien vous pensez.

– Je m’en suis aperçu.

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– Êtes-vous content de votre dîner ?– Oh ! certes !– Eh bien ! tant que vous serez entre ses

mains, vous serez traité ainsi.Comme le vicomte achevait, le coupé s’arrêta

tout à coup.– Tiens ! dit le vicomte, nous sommes arrivés.Un battement de cœur terrible s’empara de

Paul de la Morlière.Il songeait à Danielle.Cependant, et bien que le coupé fût arrêté, la

portière ne s’ouvrait point.– Monsieur, ajouta le vicomte au jeune

homme, nous sommes à près de soixante lieues de Paris.

– Bien, monsieur.– Si les conditions que je vais vous poser ne

vous convenaient point, il vous serait facultatif de repartir sur-le-champ, sans même descendre de voiture.

– Quelle plaisanterie !

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– Je parle sérieusement, monsieur.– Alors, dit Paul de la Morlière, de plus en

plus étonné de ce langage, veuillez vous expliquer, monsieur.

– Écoutez : dans peu vous verrez Danielle, Danielle est le but, la raison sociale de l’association des Chevaliers du clair de lune dont je fais partie.

– Soit !– Tout ce qui environne Danielle est

mystérieux...– Je m’en aperçois bien.– Donc, poursuivit le vicomte, si vous devez

vous étonner de quelque chose, il en est temps encore.

– Je ne m’étonnerai de rien, monsieur.– Danielle vous demandera peut-être des

choses extraordinaires, songez-y.– Ses désirs seront des ordres.– Ainsi, vous ne reculerez devant rien, n’est-ce

pas ?

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– Devant rien, absolument.– Vous m’en donnez votre parole ?– Sur l’honneur, je le jure.– C’est bien.Le vicomte ouvrit la portière et sauta hors de

la voiture.– Descendez, dit-il à Paul.Paul descendit et regarda autour de lui.Le site était changé.Ce n’était plus la cour sablée, la grille à volets,

le grand rideau de peupliers fermant l’horizon du relais de poste extraordinaire où il avait dîné.

Le jeune homme se trouvait sous une charmille épaisse, en face d’un grand mur blanc, qui sans doute servait de clôture à une propriété.

Une porte de bois peinte en vert était devant lui.

Un murmure confus, un bruit sourd retentissait dans le lointain.

– C’est la mer qui déferle, lui dit M. de

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Chenevières, s’apercevant qu’il prêtait l’oreille avec attention.

– La mer ?– Oui, monsieur.– Ah ! nous sommes près de la mer ?– À un quart de lieue.C’était là un renseignement ; mais il était

insuffisant. Était-ce la mer des côtes normandes, ou bien celle qui baigne Calais ou Boulogne ?

Le vicomte de Chenevières jugea inutile de donner à Paul de la Morlière ces éclaircissements.

Il fit deux pas vers cette porte massive qui s’élevait au milieu du grand mur de clôture, et il saisit un cordon de sonnette en fil de fer qui pendait au long.

Une cloche retentit à l’intérieur avec un bruit presque lugubre.

Aussitôt l’aboiement d’un chien de cour se fit entendre.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit, et M. de Chenevières poussa Paul

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devant lui :– Rappelez-vous, lui dit-il, que j’ai votre

parole d’honneur.En même temps le jeune homme, qui,

obéissant à l’impulsion qui lui était donnée, avait fait trois pas en avant, entendit la porte se refermer derrière lui.

Il se retourna et ne vit plus le vicomte ; mais, une seconde après, un claquement de fouet, un bruit de grelots, un roulement de voiture, lui apprirent que son mystérieux conducteur venait de repartir.

Alors, bien que stupéfait, Paul regarda devant lui.

Il se trouvait dans une cour étroite, bordée de hautes murailles, et il avait en face de lui une maison d’un seul étage qui eût semblé abandonnée, tant elle avait un air de vétusté, si Paul n’avait vu une porte entrouverte, et, dans le lointain, la clarté d’une lampe.

Après un moment d’étonnement et d’indécision, Paul se décida à se mettre en

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Page 306: Les Chevaliers du clair de lune II · Web viewLes Chevaliers du clair de lune II _____ Ponson du Terrail BeQ Ponson du Terrail Rocambole IV Les Chevaliers du clair de lune II La Bibliothèque

marche vers cette lumière qui, au milieu de la nuit obscure qui l’entourait, brillait comme un phare.

Il arriva sur le seuil de la porte, une porte bâtarde à un seul battant, gravit trois marches et se vit dans un couloir assez étroit.

À l’extrémité opposée en cet endroit, il se trouva sur le seuil d’une petite chambre à coucher meublée simplement, mais avec un goût parfait.

La croisée était garnie de rideaux en perse, semblables à ceux du lit, la table de toilette était spacieuse et placée auprès d’un divan à trois coussins.

Sur le lit étaient étalés du linge et des vêtements d’homme.

Paul franchit le seuil de cette chambre. Presque au même instant, un bruit de pas se fit entendre derrière lui ; il se retourna.

Un laquais vêtu d’une livrée absolument semblable à celle du laquais qui l’avait servi à table dans le castel en briques rouges, et, comme lui aussi, le visage couvert d’un masque de

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velours noir, se tenait derrière Paul de la Morlière dans une attitude respectueuse.

– Monsieur peut faire sa toilette, dit-il.Paul eut un geste de surprise, le valet

continua :– Ce linge et ces habits ont été faits pour

monsieur. Monsieur peut s’en assurer.– Ah ! dit Paul.– Si quelque chose manque à monsieur, il n’a

qu’à sonner...Et le valet fit un pas de retraite. Paul le retint

d’un geste.– Mon ami, demanda-t-il, ne pourriez-vous me

dire où je suis ?– Vous êtes chez madame.– Quelle madame ?Le valet sourit à travers son masque.– Madame Danielle, répondit-il.– Elle n’a pas... un autre nom ?– Je ne sais pas.

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– Mais au moins vous savez...Paul hésita. Le laquais prit une attitude

complaisante.– Vous savez... le nom de la province où nous

sommes ?– Ah ! dit le laquais avec un rire bête,

monsieur veut me faire perdre ma place. Si je répondais, ces messieurs me chasseraient.

« Ces messieurs ! » Ce mot venait, pour Paul de la Morlière, à l’appui de ce qu’avait dit M. de Chenevières.

Danielle avait donc autour d’elle de mystérieux protecteurs.

Cette pensée força le jeune homme à se poser une question :

– S’il en était ainsi, si une réunion d’hommes jeunes, riches, beaux sans doute, environnait cette femme mystérieuse, pourquoi donc, lui, Paul de la Morlière, était-il le préféré ?

Tout cela commençait à lui paraître si étrange que, pour la seconde fois, il se souvint de la recommandation que, la veille au matin, lui avait

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faite son ami M. le baron de Kerdrel : « Si on vous assigne un rendez-vous, venez me consulter avant d’y aller. »

Après sa dernière réponse, le laquais masqué était sorti, fermant la porte derrière lui.

– Décidément, murmura Paul en se retrouvant seul, c’est à croire que je fais un rêve.

Cependant, en ce moment, le souvenir accourant à son aide, il lui sembla revoir cette éblouissante tête blonde éclairée par de grands yeux bleus qu’il avait entrevue un soir, et il se prit à penser que, pour paraître devant elle, il devait user de tous ses avantages.

Il changea donc de linge et de vêtements, fit une toilette minutieuse, boucla soigneusement ses cheveux bruns, lissa ses moustaches ; lorsqu’il fut prêt, il étendit la main vers un gland de soie rouge qui pendait auprès de la cheminée, et sonna.

Le laquais masqué reparut.– Monsieur veut-il me suivre au salon ?

demanda-t-il.

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– Allons ! dit Paul.Le cœur du jeune homme s’était repris à battre

avec une violence inouïe, à mesure qu’il marchait sur les pas du laquais.

Celui-ci lui fit reprendre le corridor qu’il avait déjà suivi, puis un escalier tournant, dont les degrés étaient en pierre blanche, et il le conduisit au premier étage de la maison.

Là, Paul trouva un deuxième vestibule et vit s’ouvrir devant lui une porte à deux vantaux, que le domestique referma lorsqu’il fut entré.

Paul de la Morlière, qui depuis quelques heures tombait d’étonnement en étonnement, se trouva dans une jolie pièce, meublée comme doit l’être à la campagne le salon d’une femme élégante.

En face de la cheminée, sur laquelle on voyait une pendule et des candélabres style rococo, il y avait un piano long en érable ; une glace de Venise était posée entre deux croisées, au-dessus d’un bahut en bois de rose.

Le meuble était de soie cerise ; un guéridon

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dressé au milieu supportait des revues, des journaux et quelques livres d’étrennes.

Plusieurs tableaux de maîtres, ou tout au moins d’excellentes copies, garnissaient les murs.

Bien qu’on fût en été, et sans doute à cause de la pluie fine et pénétrante qui n’avait cessé de tomber depuis plusieurs heures, un feu clair brillait dans la cheminée.

Paul de la Morlière demeura un moment immobile au milieu de ce salon qu’il embrassa d’un seul regard.

– Si monsieur veut s’asseoir, dit le laquais, madame va venir.

Et il se retira et ferma la porte sur lui.Paul alla s’asseoir dans un fauteuil au coin du

feu ; il était en proie à une émotion violente, et le moindre bruit le faisait tressaillir.

Les yeux fixés sur la porte que le laquais venait de fermer, il n’avait point remarqué une deuxième issue qu’avait le salon. C’était une petite porte dissimulée dans la boiserie et qui s’ouvrait auprès de l’une des croisées.

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Quelques minutes s’écoulèrent.Le silence qui environnait Paul de la Morlière

était si profond qu’on eût entendu les battements précipités de son cœur.

Enfin, cette petite porte qu’il n’avait point remarquée s’entrebâilla doucement, et il entendit un léger bruit.

Une femme était devant lui.Cette femme, c’était bien celle qu’il avait

entrevue une seule fois dans sa vie, pendant quelques minutes, dans le petit salon de la Maison-d’Or, cette femme à laquelle il avait osé adresser la parole d’une façon si cavalière et qui l’avait foudroyé d’un regard majestueux et froid. C’était Danielle.

Elle était vêtue d’un peignoir bleu de ciel, elle avait la tête nue, et des bleuets étaient semés dans sa luxuriante chevelure blonde.

Elle s’était arrêtée au milieu du salon et levait sur le jeune homme un regard tranquille, sans hauteur et sans enthousiasme. Sa bouche n’exprimait ni l’indifférence ni le dédain, mais

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elle ne souriait point et demeurait sérieuse comme son regard.

Paul était immobile et muet. Danielle lui apparaissait plus rayonnante et plus belle qu’il ne l’avait vue déjà.

Elle lui apparaissait environnée de ce prestige du mystère qui échauffe les jeunes têtes, parée de toutes les séductions de l’inconnu.

Quelle était cette femme, autour de qui semblaient se presser des dévouements sans nombre ?

D’où venait-elle ? En quel lieu la revoyait-il ?Telles furent les trois questions que Paul de la

Morlière se posa presque instantanément.Danielle s’était arrêtée, comme si elle avait

attendu que le jeune homme fît un pas vers elle.Enfin, Paul de la Morlière triompha de cette

sorte de paralysie morale et physique sous le poids de laquelle il était demeuré quelques secondes.

Il fit un pas vers Danielle, et sans doute il allait tomber à genoux ; mais cette femme avait

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une puissance surhumaine dans le regard ; il lui suffit d’abaisser son œil bleu, bordé de longs cils, sur le jeune homme, pour qu’il demeurât immobile, et comme il n’osait parler, ce fut elle qui, la première, rompit le silence.

– Monsieur de la Morlière, dit-elle d’une voix harmonieuse, charmante, M. le vicomte de Chenevières, qui a bien voulu se charger de mon message pour vous, a dû vous dire quelques recommandations ?

– En effet, madame, balbutia Paul, dont l’émotion étouffait la voix.

Danielle continua :– Il a dû vous dire qu’en entrant ici vous ne

deviez plus vous étonner de rien ?Paul retrouva sa voix et un peu de hardiesse.– Ah ! madame, murmura-t-il, pourrais-je

payer trop cher le bonheur de vous voir ?– Prenez garde ! dit-elle avec un demi-sourire,

vous ne savez pas à quoi vous vous engagez.– Je sais que je vous aime ! osa-t-il balbutier.

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Elle fronça légèrement le sourcil, mais sa voix ne subit aucune altération.

– Peut-être, reprit-elle, pour des raisons qu’il me sera impossible de vous donner, serai-je contrainte de vous garder ici plusieurs jours.

– Eh ! mais c’est le paradis que vous me faites entrevoir, madame.

– Plusieurs jours, dis-je, sans que vous puissiez sortir, sans que vous sachiez où vous êtes.

– Je demande à ne jamais repartir, dit-il avec enthousiasme.

– Prenez garde ! fit-elle, car ce n’est pas tout encore.

– Oh ! parlez, parlez, madame.– Et si j’allais exiger de vous des choses

étranges, inouïes ?Paul se mit à genoux devant elle ; il osa lui

prendre la main, une main blanche, parfumée.– Ordonnez, madame, dit-il, ordonnez ; je suis

prêt à tout.

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– Eh bien ! répondit-elle, relevez-vous et écoutez-moi.

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XIX

Danielle prit le jeune homme par la main, le conduisit vers un canapé et le fit asseoir auprès d’elle. Il la regardait avec extase et murmurait :

– Oh ! mon Dieu ! que vous êtes belle !Un sourire effleura ses lèvres.– Écoutez-moi donc, dit-elle.– Parlez, madame.– Vous m’avez vue une seule fois, et depuis ce

moment vous m’avez écrit lettre sur lettre. Chacune de ces lettres était empreinte d’un tel caractère de passion qu’il m’a bien fallu me rendre enfin à l’évidence : vous m’aimiez.

– Ah ! s’écria Paul avec enthousiasme, je mourrais pour vous.

– Voilà bien les hommes de vingt ans ! dit-elle avec plus de tristesse que de raillerie.

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– Mon Dieu ! fit-il, si vous saviez combien je vous aime !

– Chut ! ce n’est pas tout à fait de cela qu’il s’agit.

Paul la regarda. Elle était redevenue grave et calme.

– Donc, reprit-elle, j’ai compris que vous m’aimiez réellement, et la pitié m’a prise.

– Ah ! vous êtes bonne !– Attendez... J’ai eu pitié de vous, jeune fou,

ardent jeune homme, qui vous preniez tout à coup à aimer une inconnue, une femme entrevue à peine, dont la vie est un mystère, et qui n’est point faite, hélas ! pour aimer.

– Que dites-vous ? s’écria Paul en tressaillant.– La vérité, répondit-elle.Et elle lui prit la main.– Alors, j’ai voulu vous voir, vous entretenir

un moment ; j’ai espéré qu’une seconde entrevue vous guérirait peut-être de ce fol amour.

Ces paroles que Paul entendait n’étaient point

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précisément celles qu’il avait rêvées dans la bouche de Danielle.

Avec toute la fougue de son imagination, il s’était figuré, durant ce voyage qu’il venait de faire et qui ressemblait en quelque sorte à un enlèvement, il s’était figuré qu’il allait voir Danielle, qu’il pourrait se jeter à ses genoux et lui entendre dire avec l’accent de la passion :

– Ah ! moi aussi j’ai fini par vous aimer ; moi aussi je t’aime.

Cette réception calme, bien que sympathique, forçait Paul à redescendre de ce ciel élevé où il était monté ; mais il ne redescendait point tout à fait sur la terre. Il lui restait la pensée que Danielle voulait peut-être l’éprouver, et l’espérance qu’elle se laisserait persuader et finirait par l’aimer, si elle ne l’aimait déjà.

Danielle continua :– Voulez-vous mon amitié ? C’est peut-être

bien peu de chose à vos yeux, mais... je sais des gens qui s’en contentent.

– Madame...

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– Vous ne savez pas qui je suis, vous ne le saurez sans doute jamais.

– Mon Dieu !– Le jour où vous serez parti de cette maison,

vous m’aurez vue pour la dernière fois.– Ah ! madame, madame, s’écria Paul, qui eut

subitement des sanglots dans la voix, ne me parlez donc point ainsi, au nom du Ciel !

– Monsieur de la Morlière, continua Danielle, dont la voix était calme et douce toujours, on ne vous a mené ici avec tant de mystère que parce que vous deviez ignorer à jamais le lieu où nous sommes et qui je suis.

– Madame, murmura Paul, dont les yeux s’emplirent de larmes, quel que soit le mystère qui vous environne, quelque intérêt que vous puissiez avoir à me demeurer inconnue, vous êtes cruelle cependant...

– Cruelle ?– Oui, car vous repoussez mon amour, quand

je ne demande qu’à vous aimer telle que je vous vois, sans vouloir sonder ce mystère qui vous

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enveloppe.– Fou que vous êtes !– Mon Dieu ! poursuivit-il, je donnerais ma

vie entière pour rester ainsi, une seule journée, à vos genoux, tenant votre main, vous contemplant.

Paul se mit à genoux, et en ce moment sans doute, Danielle le trouva si naïf, si franc, si intéressant, qu’elle eut peut-être un vague remords.

– Non, dit-elle ; tenez, il en est temps encore, partez !

Sa voix s’était altérée, son œil était devenu humide. Paul de la Morlière se trompa à cette émotion subite. Il prit pour de l’amour ce qui n’était que de la pitié.

– Non, répondit-il à son tour ; non, je reste !Et il demeura, en effet, à genoux, priant,

implorant, mais déjà plein d’espoir.– Eh bien ! dit Danielle, dont l’émotion

passagère disparut, relevez-vous... je le veux !Paul obéit.

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– Asseyez-vous donc, et écoutez-moi bien, continua-t-elle.

– Parlez.– Je vous donne à choisir : ou partir sur-le-

champ, ou rester.– Je reste.– Prenez garde ! car rester, c’est devenir mon

prisonnier pour un temps qu’il m’est impossible de définir.

– Votre prisonnier ! et pour longtemps ! mais c’est le bonheur que vous m’offrez là, madame.

– Soit, dit-elle. Ainsi vous restez ?– Oui.– Alors, sachez à quoi vous vous engagez.– J’écoute.Danielle reprit son visage calme, mais sa voix

conserva une légère altération.– Mon ami, dit-elle, je me suis tracé un but

terrible dans la vie, et je suis aidée par de mystérieux amis qui se sont dévoués à moi corps et âme. Ce but, c’est la vengeance !

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– Ah ! fit Paul, M. de Chenevières m’a dit que votre mère...

– Est morte assassinée.– Et l’assassin vit, il paraît ?...– Ils sont trois assassins, tous trois vivent, et

moi j’ai juré leur perte.Paul se taisait.– Prenez garde, monsieur, prenez garde !

Songez que si vous restez ici, vous devenez un des amis que j’emploie à ma vengeance.

– Je resterai et je vous aiderai ! répondit Paul avec fermeté.

– Je dois vous dire encore que vous ne saurez ni où vous êtes, ni comment et quand vous sortirez d’ici.

– Oh ! que m’importe !– Vous n’aurez même pas la faculté d’écrire à

votre famille.Paul tressaillit, et se souvint pour la troisième

fois du sage avertissement de son ami le baron de Kerdrel.

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Mais Danielle, en ce moment, attachait sur lui un regard plein de séduction, et elle était si belle !

– Eh bien, soit ! dit-il. Je serai mort pour le monde. Que m’importe ! si je vis pour vous.

Il avait de nouveau pris les mains de la jeune femme dans les siennes, et il les portait à ses lèvres avec transport.

Tout à coup, la pendule placée sur la cheminée sonna deux heures du matin.

– Déjà ! fit Danielle avec un accent de surprise charmante.

Elle se leva et lui dit :– Venez, suivez-moi ; je vais vous conduire à

l’appartement que vous occuperez désormais. Ah ! il est bien entendu que vous aurez la jouissance absolue du salon et du reste de la maison.

Elle le prit par la main, poussa la porte masquée dans la tapisserie par où elle était entrée, et le conduisit ainsi à travers un couloir spacieux jusqu’à une autre porte qui s’ouvrit devant elle.

Paul se trouva alors sur le seuil d’une fort

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belle chambre à coucher, vaste, un peu froide, garnie de meubles qui rappelaient, par leur forme et leur vétusté, un siècle éteint.

Le caractère général de l’ameublement et des tentures résumait ce qu’on nomme à la campagne la chambre d’ami.

Une lampe carcel brûlait sur la cheminée.Paul de la Morlière en mettant le pied dans

cette chambre, éprouva une sensation bizarre de froid et de tristesse.

Il trouvait une opposition complète entre cette pièce et celle où il était entré en arrivant.

Celle-là aussi était une chambre d’ami, mais d’ami intime, sans doute, d’ami qui venait à toute heure et qui avait bien voulu céder son logis pour quelques minutes.

Cette réflexion fut pour notre héros comme un nuage dans l’azur de son ciel ; il éprouva un mouvement de jalousie.

Quel était donc cet homme qui, lui aussi, avait sa chambre chez Danielle ?

Danielle s’était arrêtée sur le seuil.

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– Bonsoir ! dit-elle.Paul se retourna vivement ; la jeune femme

avait disparu.Il voulut courir après elle, la voir une minute

encore ; il se précipita dans le couloir.Il espérait que Danielle était retournée au

salon, et, comme un enfant gâté qui oublie toute mesure, il voulut la rejoindre, la voir encore...

Mais la porte du salon était refermée, et il essaya vainement de l’ouvrir.

– Je suis fou ! se dit-il, fou à lier ! Ne la verrai-je pas demain ?

Il revint dans cette froide et vaste chambre à coucher, où l’on avait eu l’attention d’allumer du feu. Sur le guéridon placé au chevet de son lit, Paul trouva un verre d’eau en cristal de Bohême. L’un des flacons contenait une liqueur jaune que le jeune homme reconnut aussitôt à la couleur et à l’odeur pour du vin d’Espagne. Il s’en versa un grand verre, l’avala d’un trait, alla prendre un volume dans le rayon d’une bibliothèque suspendue entre deux croisées et se mit au lit.

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Soit que la fatigue en fût la seule cause, soit que le vin d’Espagne qu’il avait bu eût des propriétés narcotiques, Paul ne tarda point à s’endormir d’un sommeil profond.

L’image adorée de Danielle emplit ses rêves, mais ses rêves se prolongèrent, car lorsqu’il se réveilla enfin, un flot de lumière pénétrait dans sa chambre, et la pendule de la cheminée marquait onze heures.

Paul avait dormi neuf heures.Il sauta à bas de son lit et prononça un mot

unique :– Danielle !Puis il s’habilla lestement, tant il avait hâte de

revoir sa belle et mystérieuse hôtesse.Cependant, avant de sortir, il ouvrit la fenêtre

de sa chambre et regarda au-dehors.La fenêtre donnait sur un vaste jardin assez

négligé, entouré de vieux et grands murs tapissés de lierre, au-delà desquels on n’apercevait ni murs ni collines.

– Où diable suis-je donc ? pensa Paul de la

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Morlière.Quelques pommiers isolés çà et là, en

quenouille ou dressés en espaliers, lui donnèrent à penser qu’il se trouvait en Normandie.

Seulement, il lui était difficile de préciser en quelle partie de cette vaste province.

Le jardin était désert ; un silence de mort semblait planer sur l’habitation.

Paul referma sa fenêtre et songea à rejoindre Danielle.

Il sortit de sa chambre, traversa le couloir et alla droit à la petite porte du salon.

Cette fois elle était entrebâillée, et il n’eut qu’à la pousser.

Le salon était non moins désert que le jardin, et Paul put constater que les croisées donnaient sur une cour également entourée de grands murs qui interceptaient la vue.

– Il faut pourtant que je trouve Danielle, murmura le jeune homme.

Et, traversant le salon, il sortit par la porte à

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deux vantaux qui lui avait livré passage la veille.Le salon était précédé d’une antichambre et

d’une salle à manger. Tout cela était propre, bien tenu, confortable, mais avec un certain cachet de vétusté en harmonie avec la décoration de la chambre où Paul avait couché.

Antichambre et salle à manger étaient pareillement désertes.

Paul poursuivit sa route, trouva un deuxième couloir assez spacieux, et sur lequel donnaient plusieurs portes doubles.

– Évidemment, se dit-il, Danielle doit être par ici.

Il frappa à une première porte et n’obtint pas de réponse ; puis à une seconde et à une troisième : il fut accueilli par le même silence.

– Voilà qui est étrange ! murmura-t-il.Il gagna l’escalier et descendit au rez-de-

chaussée.Toutes les portes, à l’exception d’une seule,

étaient fermées.

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La porte demeurée ouverte était précisément celle de la chambre où, la veille, il avait fait sa toilette.

– Une vague curiosité le poussa à entrer. Le lit était foulé, et il n’était point douteux que la chambre n’eût été habitée durant la dernière nuit.

Le soupçon jaloux qui s’était déjà emparé de Paul de la Morlière lui revint et le mordit au cœur.

– Mon Dieu ! murmura Paul, qui sentit son front se mouiller d’une sueur glacée, qui donc a couché dans cette chambre ?

Il sortit avec une précipitation fiévreuse, et ne pouvant plus dominer son émotion jalouse, ni son impatience, il appela à mi-voix :

– Danielle ! Danielle !Les échos perdus dans les profondeurs de la

maison lui répondirent seuls.Il remonta au premier étage, et comme il avait

vu une clef dans la serrure de la première porte, il n’hésita point à tourner cette clef, non sans toutefois avoir frappé de nouveau.

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Nul n’ayant répondu à l’intérieur, Paul ouvrit cette porte et entra.

Ici la scène changea.C’était bien encore une chambre à coucher, et,

dès le premier regard, on pouvait se convaincre que c’était la chambre d’un maître de maison, d’un homme jeune, riche, aimant un luxe de bon goût, artiste, si on en jugeait par d’excellents petits tableaux suspendus çà et là au mur, et une grande toile de Velasquez qui faisait face à la cheminée.

Une superbe panoplie était assemblée sous les rideaux lampassés du lit, un fusil de chasse était posé dans un coin.

Le tapis, en vieux gobelins, représentait une chasse mythologique.

Sur la cheminée, un bronze de Barye ornait le bloc de marbre noir qui servait de pendule.

Les meubles étaient de chêne sculpté ; un vieux bahut de style Renaissance renfermait des livres que Paul eut la curiosité d’inventorier d’un regard.

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C’étaient des éditions rares de nos meilleurs classiques, des ouvrages sur la vénerie, l’agriculture et l’équitation, rangés pêle-mêle avec des chinoiseries, de vieux sèvres et des figurines.

Rien dans cette pièce ne trahissait la présence récente d’un hôte.

Un soupçon vint au jeune homme.– Danielle a un mari ! se dit-il, et ce mari est

absent...Il sortit de cette pièce, qui ne communiquait

qu’avec un cabinet de toilette, et persuadé qu’il n’avait point visité toute la maison, se souvenant que, la veille, Danielle avait disparu par une porte évidemment pratiquée au milieu du couloir, il reprit le chemin du salon. Sur le seuil, il s’arrêta et poussa un soupir de satisfaction.

Enfin il venait d’apercevoir un être vivant.C’était le domestique de la veille, celui qui,

masqué et en livrée rouge, l’avait conduit au salon.

Le valet, toujours masqué, époussetait les

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meubles. Au bruit des pas de Paul de la Morlière, il se retourna.

– Ah ! enfin ! dit celui-ci.– Monsieur a besoin de moi ? demanda le

valet.– Où est ta maîtresse ?– Madame Danielle ?– Eh ! sans doute.– Mais, monsieur, elle est... absente.– Comment, absente ?– Madame est sortie ce matin.– Mais elle va rentrer ?– Pas avant ce soir.Cette réponse glaça le jeune homme.– Madame est sortie à cheval, ajouta le valet.– Ah !... elle est... sortie...– Oui, monsieur.– Seule ?Le valet parut rire sous son masque, mais il ne

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répondit pas.– Dis-moi, demanda brusquement Paul de la

Morlière, dont la jalousie augmentait, quelle est donc cette chambre qui donne sur le corridor, là-bas, de l’autre côté de la salle à manger ?

– C’est la chambre de monsieur, qui est à Paris en ce moment.

Cette réponse donna le vertige à Paul. Danielle avait donc un mari ?...

– Et l’autre chambre... en bas... tu sais ? qui donc y a passé la nuit ?

Le laquais se reprit à rire sous son masque.– Monsieur veut savoir trop de choses,

répondit-il.Paul sentit qu’une émotion terrible le prenait à

la gorge. Qui donc avait occupé la chambre du rez-de-chaussée ?...

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XX

Nous avons laissé M. de la Morlière quittant Ambroise, devenu fermier.

Après avoir souhaité le bonsoir au vicomte, maître Ambroise reprit à pas lents le chemin de son habitation.

Il était livré à une méditation profonde.– Après ça, se disait-il, j’ai peut-être eu tort de

trahir ce joli jeune homme qu’on appelle M. Léon de Pierrefeu, au profit de M. de la Morlière.

M. de Pierrefeu ne m’aurait pas marchandé mes services comme le vicomte.

Mais, d’un autre côté, il n’aurait pu me payer qu’après le mariage, et qui sait si alors ?...

Bah ! il vaut mieux tenir que courir. D’ailleurs, M. de la Morlière et moi nous avons de vieilles histoires ensemble, et il faudra bien qu’il paye.

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Ayant ainsi bien décidé de sacrifier M. Léon de Pierrefeu, Ambroise doubla le pas.

La ferme qu’il avait à bail était séparée par un espace de cent mètres environ de la maison de son maître, qu’on appelait, dans le pays, la Maison-Blanche.

Le jardin s’étendait entre elles.Maître Ambroise s’en alla droit à la ferme, où,

depuis plusieurs heures, tout le monde était couché.

Il entra par la basse-cour, et, au lieu de se diriger vers le principal corps de logis, dans lequel sa femme couchait avec les servantes et un vieux garçon de ferme, il pénétra dans la grange, qui était située au-dessus des écuries.

C’était le logis de nuit des bouviers.Parmi eux se trouvait un gars qu’on appelait le

Breton.Le Breton, qui, de son vrai nom, s’appelait

Pornic, était né dans le pays de Tréguier, non loin de la forêt de Rennes ; il était chasseur, ou, pour mieux dire, braconnier.

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Durant l’hiver, Pornic s’en allait à l’affût tous les soirs ; nul mieux que lui ne tendait un collet. Au mois de mai, il tuait un chevreuil à l’abreuvoir ; au mois de décembre, il s’en allait attendre les sangliers à la sortie du bois pendant des nuits entières.

Ambroise, qui savait que le maître est solidaire du valet, avait plusieurs fois menacé Pornic de le renvoyer. Il craignait un procès-verbal et une amende, qu’il n’aurait pu se dispenser de payer, l’avoir le plus clair de Pornic consistant en une paire de sabots rouges qu’il portait le dimanche quand il allait à la messe.

Mais Pornic, s’il était un braconnier enragé, était aussi un bon ouvrier, un laboureur vaillant, un honnête garçon qui serait mort de faim plutôt que de toucher au bien du maître ; et le fermier, qui ne possédait aucune de ces qualités, les appréciait fort dans un serviteur.

Aussi, tout en menaçant Pornic de le renvoyer, le gardait-il, et il y avait plus de deux ans que le gars continuait à braconner.

D’ailleurs, il avait pour lui la fermière, qui

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salait parfois un chevreuil qu’il rapportait sur ses épaules, et qui, d’un bout de l’année à l’autre, accommodait force civets de lièvre.

Pornic était un véritable amateur ; il ne vendait pas son gibier. Aussi maître Ambroise avait fini par fermer les yeux.

Or, depuis quinze ou vingt jours qu’il était à la ferme, Léon de Pierrefeu avait plusieurs fois manifesté le désir d’aller avec Pornic à l’affût du sanglier.

Mais, chaque fois qu’il en avait été question, maître Ambroise avait lancé un regard significatif à Pornic ; Pornic, docile, avait dit que la lune était trop vieille, ou trop nouvelle, que le temps ne valait rien... et que... il fallait... attendre.

Pornic, qui prononçait toujours ces derniers mots sous l’empire de la contrainte, les prononçait en soupirant et un à un.

Or, ce soir-là, maître Ambroise s’en alla trouver Pornic, qui dormait dans sa soupente, après avoir jeté à ses deux chevaux la paille de la nuit.

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Pornic, éveillé en sursaut, se frotta les yeux et demanda qui était là.

Ambroise était entré sans lumière.– C’est moi, répondit le fermier.– Est-ce qu’il est déjà cinq heures du matin,

par hasard ?– Non, mais lève-toi.Pornic était obéissant ; il sauta hors du lit,

s’habilla prestement et suivit Ambroise dans la basse-cour.

– Écoute donc, lui dit alors le fermier, il y a des sangliers dans le bois Chenu.

Au mot de sangliers, Pornic dressa l’oreille.– Ah ! dit-il, vous les avez vus ?– Non, mais je le sais. Ce soir, à la brune, j’ai

trouvé des repères auprès de la luzerne, au bord du bois. Il fait clair de lune.

– C’est vrai tout de même, not’ maître, dit Pornic.

– Tu sais, continua Ambroise, je ne veux pas, devant le bourgeois, avoir l’air de t’encourager,

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vu que je suis du conseil municipal et qu’il y a de mauvaises langues dans le pays ; mais, si tu ne veux pas en convenir, je te permets d’y aller ce soir.

– Ah ! dit Pornic, vous pensez...– Tu peux faire coup double à la rentrée. Il

faut aller te poster vers le poirier sauvage.– J’y pensais, maître.– Et puis...Ambroise eut l’air d’hésiter.– Tu sais, reprit-il, le Parisien, c’était ainsi

qu’à la ferme on appelait Léon de Pierrefeu, le Parisien nous tourmente pour que tu l’emmènes.

– C’est encore vrai, not’ maître.– Il y a de la lumière dans sa chambre... Il

n’est pas couché, je parie.– Faut-il que je l’emmène ?– Oui.– Ça va, dit Pornic.– Mais, reprit Ambroise, tu ne lui diras pas

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que je t’ai rien dit.– Oh ! soyez tranquille.– Je ne veux pas avoir l’air d’encourager le

braconnage.– Suffit !– Et je veux être maire quelque jour.Pornic regarda le fermier avec une admiration

non contenue. Pour le simple gars de Bretagne, un homme qui songeait à être maire prenait tout à coup des proportions extraordinaires.

– Vous pourriez bien attendre une heure, ajouta Ambroise ; mais, pour sûr, vous ferez feu.

– Le grand saint Hubert vous entende ! murmura le Breton.

Puis il alla décrocher son fusil et prit aussi celui du bourgeois, c’est-à-dire d’Ambroise ; ils étaient tous deux dans la cuisine de la ferme, accrochés au manteau de la cheminée.

Muni des deux fusils, Pornic franchit la haie du jardin et courut jusqu’à la Maison-Blanche.

Léon de Pierrefeu avait quitté le salon,

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souhaité le bonsoir à Victoire, et il était descendu dans sa chambre, qui, on le sait, était située au rez-de-chaussée.

On voyait de la lumière derrière les persiennes.

Léon n’était point couché encore ; il relisait les dernières lettres de sa future belle-mère, la marquise de Morfontaine.

Pornic frappa discrètement sur les persiennes.– Hé ! monsieur Léon ?... appela-t-il tout bas.Léon entrouvrit la fenêtre.– Qui est là ? demanda-t-il.– C’est moi, monsieur.– Qui, toi ?– Pornic.– Que veux-tu ?– Il y a des sangliers...À ce mot, Léon ouvrit tout à fait ses volets.– Ah ! dit-il. Où cela ?– À un quart de lieue... au bois Chenu. On les

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a vus dans la journée.– Et... tu y vas ?– Certainement. Voulez-vous venir ?– Parbleu !– Je l’ai bien pensé, et je vous apporte un fusil.– Bravo !Léon, sans défiance aucune, jugea inutile de

refermer le secrétaire devant lequel il était assis, non plus que de serrer soigneusement les lettres qu’il lisait.

Dédaignant d’ouvrir la porte, il enjamba la croisée, qui était à peine élevée d’un mètre au-dessus du sol.

– Allons ! dit-il à Pornic.Le valet lui tendit le fusil, qu’il prit et passa en

bandoulière ; tous deux s’éloignèrent sur-le-champ et gagnèrent une brèche pratiquée dans la clôture du jardin.

Au même instant, Ambroise, qui s’était tenu immobile derrière un tronc d’arbre, s’approcha, escalada la croisée et pénétra dans la chambre de

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Léon en murmurant :– Je vais enfin savoir...

*

Pendant ce temps, M. de la Morlière regagnait la Charmerie, et il était plus de minuit lorsqu’il entra dans l’avenue.

Cependant deux lumières brillaient encore sur la façade de la jolie villa.

La première filtrait à travers les persiennes du premier étage, et partait de la chambre occupée par Saphir.

La seconde se voyait au rez-de-chaussée.M. de la Morlière avait longuement médité

pendant toute la route, et, certes, sa méditation n’avait point été stérile ; mais la vue de cette lumière qui brillait à la croisée de la jeune femme lui fit momentanément tout oublier.

Une fois de plus le vicomte éprouva un battement de cœur extraordinaire, un trouble

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inaccoutumé.Il crut voir Saphir enveloppée dans son

peignoir de mousseline blanche, chauffant, au coin de la cheminée, son petit pied cambré, mignonnement chaussé d’une mule de satin.

À travers la nuit et l’espace, sa pensée pénétra dans l’appartement de la jeune femme ; il crut la voir sourire et montrer ses lèvres rouges et ses dents blanches.

Pendant deux minutes, il eut un éblouissement et tergiversa sur sa selle ; mais fort heureusement John, le valet de Saphir, entendant les pas du cheval résonner dans l’avenue, accourut ouvrir la grille, et M. de la Morlière se trouva ramené au sentiment de la réalité.

– Allons ! pensa-t-il, je suis fou à lier... Est-ce qu’une fille comme Saphir doit être pour moi, à mon âge, autre chose qu’un aveugle instrument ?

John avait pris la bride du cheval.M. de la Morlière mit pied à terre, et il ne put

s’empêcher de regarder le valet.Rocambole avait, sous sa livrée, la mine d’un

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homme qui cherche à se vendre et ne trouve personne qui veuille l’acheter.

– Cet homme doit être précieux, songea M. de la Morlière ; je veux l’avoir complètement à moi.

Et il lui dit :– Ta maîtresse est-elle couchée ?– Je ne sais pas, monsieur.– Va t’en assurer.– Si elle est levée, faut-il lui annoncer la visite

de monsieur ?– Oui.John, c’est-à-dire Rocambole, attacha le

cheval dans un coin de la cour et pénétra dans la maison.

– Oh ! l’étrange chose ! murmura le vicomte, qui avait laissé reprendre à son regard le chemin de la croisée de Saphir ; je ne sais plus ce que j’éprouve, et je me demande...

– Madame attend monsieur dans sa chambre, interrompit John, qui revint en courant.

Le battement de cœur du vicomte augmenta.

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Cependant il gravit l’escalier d’un pas ferme et frappa discrètement à la porte de Saphir.

– Entrez ! dit à l’intérieur la voix harmonieuse et charmante de la jeune femme.

M. de la Morlière ouvrit la porte et s’arrêta un moment sur le seuil, comme s’il avait subi une fascination.

Saphir était assise dans un grand fauteuil, la tête légèrement inclinée en arrière, son petit pied posé sur les sphinx de cuivre du foyer. Elle avait laissé retomber un livre sur ses genoux, et le livre s’était fermé.

Sans doute Saphir rêvait à son cher Paul lorsque M. de la Morlière entra.

Le vicomte fit un effort suprême, entra et lui prit les mains.

– Bonsoir, mon enfant, lui dit-il.– Bonsoir, monsieur, répondit Saphir.– Je ne croyais point vous trouver levée si

tard.– J’ai lu, puis j’ai été un peu inquiète.

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– Et pourquoi ?– Vous tardiez tant à rentrer ! répondit-elle

avec un regard enchanteur. On dit que les routes ne sont pas toujours sûres dans ce pays.

– Vous êtes folle, mon enfant, murmura le vicomte, qui regardait la jeune femme avec une admiration qu’il ne pouvait plus se dissimuler.

– Et... d’où... venez-vous ?...Le vicomte tressaillit.– C’est juste, dit-il. J’oubliais d’où je viens et

pourquoi je pénètre chez vous aussi tard.Saphir regarda la pendule. Il était une heure du

matin. Le vicomte reprit :– Je viens de faire une course qui intéresse le

bonheur de notre cher Paul.– Vrai ? dit-elle avec joie.– Et je viens vous voir pour vous parler de lui.– Ah ! dites, monsieur, dites ! je l’aime tant, si

vous saviez !– Ma chère enfant, continua M. de la Morlière,

qui avait fini par triompher de son trouble et dont

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l’esprit infernal et machiavélique reprenait insensiblement le dessus ; ma chère enfant, laissez-moi vous remercier d’abord de ces bonnes paroles.

– Ah ! monsieur, dit Saphir, il est pourtant bien naturel d’aimer Paul. Il est si beau et si bon !

M. de la Morlière prit une chaise et s’assit auprès de Saphir.

– Ainsi, vous l’aimez ?– Plus que la vie.– Et il n’est pas de sacrifice que vous ne feriez

pour lui, n’est-ce pas ?– Je ne reculerais devant aucun.Cette réponse enhardit le vicomte.– Voyons, reprit-il, comment pourrais-je

vous... présenter... cela ?– Oh ! parlez, dit Saphir, je suis prête à tout

entendre.– Dites-moi donc, ma chère enfant, tandis que

vous le voyiez tous les jours, à toute heure, ne vous est-il jamais arrivé de songer à l’avenir ?

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Saphir parut tressaillir brusquement.– Oh ! rassurez-vous, ce n’est pas pour vous,

mais pour lui que vous auriez pu... y... songer. Vous êtes une bonne et noble nature, aimante, désintéressée et fière, n’est-ce pas ?

– J’aime Paul, et je supporterais volontiers la plus affreuse des misères pour conserver son amour.

– J’en suis persuadé. Cependant, Paul est tout jeune, il est mon fils unique ; un jour peut venir...

Saphir arrêta M. de la Morlière d’un geste :– Mon Dieu ! dit-elle, je devine...– Vous devinez ?– Oui ; vous allez me dire qu’il va se marier...

Oh ! non, jamais...Saphir n’acheva point ; un rideau s’écarta

derrière le vicomte, la tête muette de Rocambole apparut une seconde à la jeune femme, et Saphir se souvint de son rôle.

Elle courba le front et murmura, en regardant M. de la Morlière :

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– Parlez, je suis prête à tout !Rocambole avait disparu.

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XXI

Que se passa-t-il entre le vicomte de la Morlière et Saphir ? Quel pacte étrange conclurent-ils ensemble ?

Rocambole le sut, sans doute, car à peine, au bout d’une heure d’entretien, M. de la Morlière s’était-il retiré, que l’ancien élève de sir Williams reparut.

Pendant que le vicomte et la jeune femme causaient, il était demeuré dans un cabinet de toilette voisin qui communiquait avec un escalier de service.

– Comment ! vous étiez là ? s’écria Saphir.– Oui, et j’ai tout entendu.– Ah !Le faux laquais alla fermer la porte au verrou,

ayant soin de marcher sur la pointe du pied ; puis il vint s’asseoir auprès de Saphir et lui dit en

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souriant :– Tu as trop de fougue, ma chère, beaucoup

trop.– Qu’ai-je donc fait ?– Tu t’es emportée... indignée... malgré la

leçon que je t’avais faite.– C’est juste, dit Saphir, j’ai eu tort, mais que

voulez-vous !– Heureusement, je me suis montré à temps.

Tout est sauvé.– Ainsi, il faut que j’obéisse ?– Mais, certainement.– Et vous me répondez que... Paul ?...– Paul ne se mariera pas.– Bien vrai ?Rocambole haussa légèrement les épaules.– Ah ! reprit-il, si tu me connaissais, si tu

savais qui je suis, tu ne douterais point de ma parole.

– Qui donc êtes-vous ? demanda-t-elle avec

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une curiosité naïve.Rocambole répondit en souriant :– Je suis un homme qui fait quelquefois la

pluie et le beau temps tour à tour.– Quelle plaisanterie !– Tu verras. Mais il ne s’agit point de tout

cela. Ainsi tu monteras à cheval tous les matins ?– Oui.– Et tu rencontreras l’autre ?– Dame !– Ah ! reprit Rocambole d’un ton railleur, ce

brave M. de la Morlière s’imagine que cela ira tout seul !

– Du moins, il le croit.– Moi aussi. Nous verrons. Maintenant, écoute

bien ma recommandation.– Parlez.– Le vicomte veut que tu t’efforces de plaire à

l’autre, comme il dit.– C’est là son programme.

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– Bon ! voici le mien : il faut que tu tâches d’achever la conquête du vicomte.

– Oh ! par exemple !– Ce ne sera pas difficile, va ! il est déjà

touché au cœur. Regarde-le de temps en temps, fais-lui entendre ta voix enchanteresse, et...

Rocambole s’arrêta.– Eh bien ? fit Saphir.– Et dans huit jours il tombera à tes genoux.

Pour nous, c’est le seul moyen d’empêcher le mariage de Paul.

– Ah ! comment cela ?– Tu veux trop en savoir aujourd’hui, ma

chère.– Hein ! fit la jeune femme.– M. le vicomte de la Morlière, répondit

Rocambole, a fait sa petite excursion nocturne ; je vais aussi faire la mienne.

– Comment, vous ?– Chacun son tour.

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– Et vous allez ?...– Le vicomte t’a-t-il dit où il était allé, lui ?– Non.– Eh bien, je serai plus courtois, moi. Je

t’apprendrai le but de mon voyage quand je serai de retour.

Rocambole serra la main de Saphir et descendit aux écuries en marmottant entre ses dents :

– Le vicomte a pris le cheval noir, qui vaut mieux que le cheval blanc ; mais les éperons de Rocambole valent mieux que ceux du vicomte, et le cheval blanc aura des ailes.

Rocambole descendit au rez-de-chaussée de l’habitation et gagna les écuries.

Comme il traversait la cour, il leva les yeux sur les croisées de la chambre occupée par M. de la Morlière.

Le vicomte était appuyé à l’une de ces trois croisées.

– Diable ! se dit-il, voilà qui dérange un peu

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mes combinaisons. Je croyais le bonhomme couché. Je vais être obligé d’attendre.

– John ! appela le vicomte.Rocambole se retourna et ôta sa casquette en

levant les yeux.– Montez ! cria M. de la Morlière.Rocambole monta et trouva la porte

entrouverte.– Comment ! John, dit le vicomte, vous n’êtes

point couché encore ?– J’allais voir mes chevaux, monsieur, et leur

jeter de la paille pour cette nuit.– C’est bien, dit le vicomte.– Monsieur a besoin de moi ?– Oui, fermez la porte.– Hum ! pensa le faux laquais, je crois que

nous y sommes, cette fois. M. le vicomte veut m’acheter.

– Depuis combien de temps êtes-vous au service de madame ? demanda M. de la Morlière.

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– Depuis trois ans.– Vous lui êtes dévoué ?– Oh ! certainement, répondit Rocambole du

ton d’un homme qui n’est pas très sûr de ce qu’il avance.

– Vous savez que madame aime mon fils ?– Oh ! je le sais bien.– Et que, par conséquent, ce que madame veut,

je le veux.Rocambole eut un sourire niais.– Ceci est pour vous dire, continua le vicomte,

que si madame peut compter sur vous, je veux y pouvoir compter aussi.

– Monsieur peut être tranquille.– Êtes-vous discret ?Rocambole eut encore un sourire idiot.– Quand on y met le prix, ajouta le vicomte.Soudain Rocambole changea d’attitude et

devint sérieux.– Je vois, dit-il, que monsieur le vicomte a

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l’habitude d’avoir des gens tout à fait à lui.– C’est vrai.– Madame me donne douze cents francs de

gages.– C’est peu.– C’est suffisant pour être cocher, frotter

l’antichambre et servir à table ; mais...– Mais, continua le vicomte, ce n’est pas assez

pour vous charger, au besoin, d’une mission délicate, et pouvoir compter aveuglément sur vous, en dehors de votre service.

– Assurément non.Le vicomte sourit à son tour.– John, dit-il, vous êtes un garçon d’esprit, je

le vois.– Monsieur le vicomte est bien honnête, mais

il a raison.– Ah !– Et je suis persuadé que monsieur pourra

m’utiliser.

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– Je le crois aussi.– Car, poursuivit John, monsieur le vicomte

n’est point venu s’enterrer ici avec...Le faux laquais hésita.– Dites le mot, ajouta le vicomte : avec une de

ces dames.– C’était ce que je voulais dire. Donc,

monsieur le vicomte n’est point venu ici sans intention ?

– Peut-être.– Il ne monte pas à cheval à dix heures du soir

pour le plaisir de se promener.– Eh ! eh ! qui sait ?– Évidemment monsieur le vicomte a quelque

affaire importante dans les environs.– Je ne dis pas non.– Et il est urgent pour lui que ses domestiques

ne l’espionnent pas. Monsieur le vicomte peut être tranquille, je suis muet.

– Très bien, mais...

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Le vicomte hésita à son tour.– Je devine, dit Rocambole.– Ah ! vous devinez ?– Il pourrait se faire que monsieur le vicomte

eût besoin d’un homme sûr, dévoué, intelligent.– Peut-être bien.– Et il serait bon qu’il l’eût sous la main. Du

moins... cela vaudrait mieux.Rocambole s’exprimait avec aplomb, et le

vicomte se sentait quelque peu dominé.– Si monsieur le vicomte voulait, il trouverait

cet homme.– Vous croyez ?– J’en suis sûr... c’est moi.M. de la Morlière regarda attentivement le

laquais. On eût dit qu’il cherchait à lire au fond de son âme, et qu’il essayait d’en sonder l’état de corruption.

Le masque était jeté, il fallait à tout prix convaincre le vicomte. Rocambole continua :

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– Il y a longtemps que je cherche une occasion de faire fortune et d’utiliser mon intelligence. Sans me flatter, je puis affirmer que je suis trempé de façon à ne reculer devant rien.

– Oh ! devant rien ! fit le vicomte d’un ton incrédule.

– Dame ! reprit Rocambole, monsieur me chassera peut-être si je suis un peu trop franc...

– Non, parle.– Mais j’aime autant tout dire.– Allez, mon ami, dit le vicomte d’un ton

plein d’encouragement.– Je n’ai ni parents ni amis ; je servirai qui me

paye. Pour dix mille francs je mettrais le feu à l’empire chinois ; par conséquent, si monsieur a besoin de moi...

– Oui.– Monsieur peut parler.Le vicomte avait fait ses réflexions, et il

demeurait persuadé que John lui serait acquis corps et âme s’il se montrait généreux.

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– Ambroise et ce drôle, se disait-il, s’entendront à merveille, et cela me permettra de demeurer invisible, d’être comme le deus ex machina de la fable.

Rocambole attendait les confidences de son nouveau maître.

– John, reprit le vicomte, vous connaissez M. Paul ?

– Oh ! certes.– Je veux le marier.– Hum ! cela ne plaira sans doute pas à

madame.– Madame le sait.– Ah ! bah !– Et elle servira mes projets.– Après ça, fit John en regardant M. de la

Morlière et clignant de l’œil, monsieur le vicomte est bien de force à l’avoir joliment enjôlée !

– Peut-être. Donc elle me servira, et toi aussi.– Monsieur est bien bon de me tutoyer. Quand

monsieur me disait vous, cela me gênait.

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– Je tutoie ceux qui me servent, et quand ils m’ont bien servi, je ne regarde pas à quelques mille francs.

– On m’a toujours dit que monsieur le vicomte était généreux. Donc, si monsieur le vicomte veut ordonner, je suis prêt à obéir.

– Vous monterez à cheval demain matin.– C’est bien.– Vous promènerez les chevaux dans les

environs.– À merveille !– Et vous irez du côté de la mer, jusqu’à ce

que vous trouviez un chemin qui borde les falaises. Ce chemin traverse un labourage dans lequel, outre une charrue et son conducteur, vous apercevrez un homme déjà vieux, assis sur une botte de fourrage. Vous remarquerez s’il a un chapeau de paille ou une casquette.

– Et alors ?– Vous reviendrez me le dire.– Eh ! mais, repartit Rocambole, monsieur

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veut donc que je lui vole son argent ?– Pourquoi ?– Mais parce qu’il est bien inutile de payer

cela huit ou dix mille francs, il me semble.Le vicomte fixa son œil pénétrant sur

Rocambole qui ajouta :– Tenez, monsieur, si vous me mettiez un peu

plus au courant de vos affaires, qui sait ? Je vous donnerais peut-être de bonnes idées.

Ces derniers mots tentèrent le vicomte.– Eh bien, soit ! dit-il, je vais t’initier

sommairement à mes projets.Ces mots élevaient Rocambole au rang de

complice. Il le sentit et prit une chaise.– Je veux marier mon fils, dit M. de la

Morlière, à une personne qui est fort riche.– Monsieur le vicomte a raison.– Or, reprit M. de la Morlière, cette personne

n’aime point mon fils, mais elle aime un petit drôle sans le sou.

– Je devine, un gandin.

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– Justement.– Et monsieur veut sans doute s’en

débarrasser ? Tenez, continua Rocambole, je devine le plan de monsieur.

– Hum ! c’est difficile.– Monsieur a amené ici madame Saphir pour

cela.M. de la Morlière tressaillit :– Tu écoutes donc aux portes ? dit-il.– Dame ! répondit le faux laquais avec

aplomb, c’est mon métier.Le vicomte fronçait bien un peu le sourcil ;

mais du moment que Rocambole avait une partie de son secret, autant valait le lui confier tout entier.

Donc, il ajouta :– Puisque tu sais cela, je puis te dire encore

que le jeune homme dont je voudrais me débarrasser est dans les environs.

– Bon ! dit Rocambole.– Ainsi que la jeune fille.

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– Naturellement.– Ils sont logés chez un fermier normand que

je connais depuis longtemps et qui s’appelle Ambroise.

– Ah !– C’est lui que tu verras, demain matin, assis

sur une botte de foin, dans le labourage.– Très bien ! mais que compte faire

monsieur ?– Je te l’ai dit : détacher le jeune homme de la

jeune fille à l’aide de Saphir.– C’est difficile, mais non impossible ; et si

M. le vicomte veut m’en charger...– J’ai mon plan, dit le vicomte, et je te le

développerai plus longuement demain. Pour le moment, laisse-moi me coucher.

Rocambole comprit que M. de la Morlière mettait encore des restrictions à sa confiance ; il n’insista point et sortit.

Il se hâta de descendre à l’écurie et ferma la porte sur lui ; puis, assis sur un monceau de

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luzerne qu’on avait entassé dans un coin, il se mit à regarder, par le châssis vitré qui surmontait la porte, les croisées de la chambre du vicomte.

M. de la Morlière avait fermé les persiennes, mais la lumière qui passait au travers prouvait à Rocambole qu’il n’était point couché encore.

– Il faut pourtant que j’aille à Beuzeville ! murmurait-il avec humeur. Tant que le vicomte ne dormira point, je ne pourrai pas sortir.

Mais Rocambole était homme de ressources, et son imagination lui vint en aide.

Il faisait clair de lune, et il y voyait fort distinctement dans l’écurie.

Il se leva, ouvrit un couteau de poche ; et, prenant une vieille couverture de cheval, il la coupa en quatre morceaux.

Il alla ensuite au cheval blanc et lui enveloppa solidement les quatre pieds en nouant avec de la ficelle les lambeaux de couverture au-dessus du jarret.

Cette opération terminée, il sella l’animal, ouvrit la porte de l’écurie avec précaution, et, les

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yeux fixés sur les fenêtres closes du vicomte, il fit sortir le cheval, dont les pieds emmaillotés ne rendirent aucun son sur le pavé.

Il n’avait point encore atteint la grille que la lumière qui brillait aux croisées de la Morlière s’éteignit.

– Quelle chance ! murmura Rocambole, le bonhomme a soufflé sa bougie. Il est couché.

Il ouvrit la grille avec la même précaution, et lorsqu’il fut dans l’avenue, il débarrassa le cheval de ses bizarres chaussures, sauta lestement en selle et piqua des deux.

– Ah ! tu auras des ailes, dit-il à son cheval. Les nuits sont courtes, il faut être revenus avant le jour.

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XXII

Rocambole prit la route de Beuzeville, et bien qu’il eût trois bonnes lieues à faire, il arriva en quarante minutes.

Avant d’entrer dans le village, il s’orienta un moment.

– Ce doit être là, se dit-il.Et il poussa son cheval vers la principale rue

du village, au milieu de laquelle il avait vu pendre la branche de houx qui désigne une auberge de campagne.

Le cheval allait au pas, et Rocambole, comme il passait devant la porte de l’auberge, se prit à chanter ce refrain des Étudiants de Paris, de Frédéric Soulié :

C’est minuit qui sonne,Entends, ma mignonne,

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C’est l’heure où l’on donneTendres rendez-vous...

Quand il eut dépassé l’auberge de vingt pas, il s’arrêta.

Peu après, une fenêtre du rez-de-chaussée s’ouvrit, et une voix répondit en sourdine :

Là-bas, sur la place,La patrouille passe ;Ouvrez-moi de grâce,Pour l’amour de vous !

En même temps, le chanteur qui donnait la réplique enjamba l’appui de la croisée et sauta dans la rue.

– Rocambole ?– M. le baron ?Telles furent les questions que se firent les

deux personnages en s’abordant.

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Rocambole mit pied à terre.– Ah ! monsieur le baron, dit-il, vous avez dû

bien vous impatienter depuis trois jours !– Un peu.– Votre présence ici aura éveillé la curiosité,

sans doute ?– Non, car je continue à me donner pour un

peintre paysagiste. Je sors tous les matins avec ma boîte, mon pliant et mon chevalet de campagne, et j’ébauche des arbres, des paysages.

– Bravo ! dit Rocambole.– Hier, j’ai fait un portrait de paysan. On

m’appelle ici M. Gontran. Pour les gens de Beuzeville, c’est mon nom de famille... Mais causons de nos affaires. Avez-vous du nouveau ?

– Oui.– Voyons.– Le vicomte a acheté ma fidélité et ma

discrétion.– Ah !– Je suis devenu son âme damnée. La chose

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est décidée.– Depuis quand ?– Depuis deux heures.– Vous a-t-il confié ses plans ?– Pas encore... mais je les devine.Tout en échangeant ces quelques mots, M. de

Neubourg et Rocambole étaient sortis du village, où tout le monde dormait à cette heure.

Rocambole continua :– De ce qu’il a dit à Saphir et de ce qu’il m’a

appris à moi-même, il résulte que le vicomte a imaginé de faire séduire M. de Pierrefeu par la jeune femme.

M. de Neubourg haussa les épaules.– Ceci n’est pas dangereux, dit-il. M. de

Pierrefeu aime Mlle de Morfontaine, et...– On n’aime pas deux femmes à la fois,

voulez-vous dire ?– Précisément.– Soit ; mais les apparences lui suffiront

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grandement.– Comment cela ?– M. de la Morlière se contentera de faire

trouver ensemble Saphir et M. de Pierrefeu...– Bon !– Dans un endroit bien compromettant.

Mademoiselle Victoire de Morfontaine, prévenue à point, pourra les surprendre en tête à tête.

– Ceci est assez ingénieux.– Or, la chose ainsi combinée, il se trouvera là,

lui, ou bien encore son fils Paul, pour tendre la main à la jeune fille trahie, abandonnée, compromise.

– Bah ! dit le baron, vous oubliez votre plan, il me semble...

– Lequel ?– Celui que Danielle et mes amis exécutent à

cette heure, et qui a pour but de faire disparaître momentanément M. Paul de la Morlière.

– Je ne l’oublie nullement, répondit Rocambole, et je viens au contraire tout exprès

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pour savoir où nous en sommes ; avez-vous des nouvelles ?

– J’en ai reçu ce matin.– Et tout marche ?– Comme sur des roulettes. Paul de la

Morlière est à Fontevive depuis hier soir.– Ah !– Voici une lettre du vicomte de Chenevières

que j’ai reçue ce matin.Rocambole prit la lettre, et en approcha le bout

incandescent de son cigare, afin de s’en servir comme d’un flambeau.

Puis il lut un récit écrit par le vicomte des événements que nous racontions naguère, à savoir, l’enlèvement de Paul de la Morlière et l’étrange voyage qu’on lui avait fait faire.

– Mais, dit Rocambole quand il eut fini, tout cela est pour le mieux jusqu’à présent, il me semble.

– C’est aussi mon avis, répondit le baron.– M. de Chenevières est un homme d’action,

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je le vois. Mais, dit Rocambole, au lieu de causer dans la rue, éloignons-nous un peu.

– Soit, dit M. de Neubourg.Ils gagnèrent une touffe d’arbres, à l’un

desquels, afin d’être plus libre, Rocambole attacha son cheval.

Puis, le baron et lui s’assirent, et M. de Neubourg reprit :

– Jusqu’à présent, mon cher monsieur Rocambole, je me suis complètement reposé sur vous ; j’ai confiance en vos lumières.

– Vous avez eu raison, monsieur le baron.– Cependant, j’aimerais assez connaître vos

plans, que vous n’avez pas encore eu le temps de me dérouler, ni à Paris, le jour de notre départ, ni ici, avant-hier, quand vous êtes venu chercher les deux chevaux du marquis à la station.

– Mais aujourd’hui, monsieur le baron, je vais m’expliquer plus catégoriquement.

– Voyons, je vous écoute.– Je vous dirai donc que j’espère, comme on

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dit en style de procédure, joindre les deux causes.– Que voulez-vous dire par là ?– Je pense à mener de front l’affaire Danielle

et Paul avec celle du vicomte et de Saphir.– Ah ! vous croyez ?– Non seulement le vicomte ne pourra

empêcher le mariage de M. de Pierrefeu avec Mlle de Morfontaine, mais encore, comme il me faut un instrument pour le frapper, j’ai jeté les yeux sur son propre fils.

– Et c’est pour cela que vous avez voulu que Danielle écrivît à Paul de la Morlière ?

– Précisément.– Qu’elle vînt occuper la petite propriété du

marquis de Verne, notre ami ?– Laquelle est à trois lieues d’ici.– Et qu’elle y gardât le jeune homme

prisonnier ?– Oui, monsieur.– Cependant, je ne vois pas encore...

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– Ah ! monsieur le baron, reprit Rocambole, laissez-moi vous dire qu’il en est des plans combinés par avance comme des livres mal faits. Il faut compter sur l’imprévu : l’imprévu donne de bonnes idées. Laissez-moi faire. Danielle et Paul sont à Fontevive, M. de la Morlière père et Saphir se trouvent à la Charmerie, sous ma main, Léon de Pierrefeu et sa fiancée sont à la Maison-Blanche...

Rocambole s’interrompit brusquement.– À propos, dit-il, savez-vous chez qui,

monsieur le baron ?...– Non certes.– Vous avez lu le manuscrit du domino, écrit

par Danielle ?– Certes, oui.– Vous souvenez-vous d’Ambroise, le valet de

chambre de la pauvre baronne Rupert ?– Parbleu !– Eh bien, il est devenu le beau-frère de la

gouvernante de Mme de Morfontaine, de cette bonne Mme Hulot, à qui la marquise a confié Léon

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et sa fille.– En vérité !– Et c’est lui qui a vendu la mèche.– Au vicomte ?– Naturellement.M. de Neubourg fronça le sourcil et dit :– Il faut se défier. Cet homme est le mal

incarné.– Oui, mais je me nomme Rocambole, et je

suis plus fort que lui.L’ancien élève de sir Williams se prit à sourire

en parlant ainsi. M. de Neubourg continua :– Et moi, qu’ai-je à faire en tout cela,

monsieur Rocambole ?Rocambole salua, comme avait jadis salué le

faux marquis de Chamery.– Monsieur le baron, dit-il, je vous garde pour

la bonne bouche.– Ah ! vraiment ?– Cependant, pardonnez-moi de jouer ainsi au

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général...– Faites !– Et laissez-moi vous confier tout de suite une

petite mission.– J’écoute...– Vous êtes, à Beuzeville, plus près de la

propriété du marquis de Verne que moi.– Il est vrai que vous êtes libre toute la

journée, vous pouvez y aller le soir ou le matin... à votre choix.

– Soir et matin.– C’est inutile, il suffit d’une fois par jour.– Et alors ?...– Vous saurez ce qui s’y passe...– Bon ! Est-ce tout ?– Et je viendrai la nuit prendre connaissance

du résultat de vos observations.– C’est très bien, dit le baron ; ce sera fait.– Je reviendrai demain. Pour cette nuit, j’ai

bien des choses à faire encore. Adieu, monsieur

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le baron.– Vous partez ?– Je dois voir au point du jour maître

Ambroise. Il est trois heures moins un quart, il sera jour à quatre heures, j’ai tout juste le temps d’y filer.

Rocambole détacha son cheval et sauta en selle.

Puis, tandis que le baron reprenait le chemin de Beuzeville, il enfonça l’éperon aux flancs du cheval blanc et le lança au grand galop sur la route de la Charmerie.

Le cheval blanc semblait avoir des ailes. Il fendait l’air.

Quand Rocambole arriva dans l’avenue qui conduisait à la Charmerie, il s’arrêta et parut réfléchir un moment.

Il faisait nuit encore, mais déjà à l’horizon paraissait une bande blanchâtre, avant-courrier de l’aube.

– Diable ! pensa Rocambole, à l’âge de M. de la Morlière, quand on est occupé de vastes projets

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et qu’on est, en outre, amoureux, on doit peu dormir. Je sais bien que moi, jadis, quand j’avais de la besogne, je ne dormais pas du tout.

Rocambole était prudent.Il mit pied à terre, attacha son cheval à un

arbre, à deux cents mètres environ de l’habitation, vers laquelle il se dirigea à pied.

Lorsqu’il fut arrivé sous les fenêtres, au lieu de rentrer par la grille, dont il avait une clef, il tourna dans le jardin en passant par une brèche faite à la haie vive.

Puis il revint à pas de loup dans la cour, leva les yeux vers les persiennes du vicomte et remarqua qu’elles étaient toujours closes. Pourtant, comme il aurait pu se faire que le vicomte se fût levé pendant la nuit et eût éprouvé le besoin de l’entretenir, lui, Rocambole ; que, dans ce cas, il aurait pu, ne le trouvant pas à sa chambre, dont il avait du reste, prudemment emporté la clef, descendre à l’écurie, il y rentra pour s’en assurer.

En sortant, deux heures auparavant,

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Rocambole avait, par surcroît de précaution, placé derrière la porte une solive qui devait être forcément déplacée si quelqu’un pénétrait dans l’écurie.

La solive se trouvait en place et opposa une certaine résistance.

Rocambole en conclut que M. de la Morlière n’avait point quitté son lit.

Il referma la porte de l’écurie, traversa de nouveau la cour, entra dans la maison, gravit l’escalier sur la pointe du pied, et alla frapper doucement à la porte du vicomte.

M. de la Morlière dormait.Rocambole frappa un peu plus fort. Le bruit

réveilla le vicomte, qui demanda :– Qui est là ?– C’est moi, monsieur, moi, John...– Ah !M. de la Morlière se leva et ouvrit la porte. Il

se frottait les yeux comme un homme arraché à un profond sommeil.

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– Allons ! pensa Rocambole, le bonhomme a dormi comme un loir.

– Quelle heure est-il ?– Quatre heures, monsieur.– Pourquoi m’éveilles-tu ?– Pour savoir si je dois aller voir le fermier qui

se nomme... Ambroise ?– Certainement.– Et je n’ai rien à lui dire ?– Non ; s’il a son chapeau de paille, tu

passeras ton chemin.– Et s’il a sa casquette, je l’aborderai ?– Oui ; et tu diras que tu as ma confiance et

qu’il peut te remettre les lettres qu’il a pour moi.– C’est bon, dit Rocambole en s’inclinant, j’ai

déjà sorti le cheval.– Pourquoi ?– Mais pour ne pas éveiller madame. Je lui ai

enveloppé les pieds de chiffons : j’ai pensé que monsieur le vicomte ne tenait point à mettre

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madame dans la confidence de mes courses du matin.

– C’est fort bien, dit le vicomte, qui se recoucha.

Rocambole salua et sortit.L’élève de sir Williams avait tout prévu, tout

prévenu. Si jamais M. de la Morlière trouvait les lambeaux de couverture, la chose serait expliquée d’avance.

Il ferma la porte avec précaution, laissant M. de la Morlière se rendormir, descendit l’escalier sur la pointe du pied, ferma toutes les portes, sortit par la grille, regagna l’avenue, rejoignit son cheval et sauta en selle.

Le cheval, qui savait maintenant de quel fer se forgeait l’éperon de son cavalier, prit sur-le-champ le galop et s’élança dans le chemin creux qui courait au bord de la falaise.

Quand Rocambole était seul, et il était seul souvent, il aimait à monologuer.

Son passé, mis en regard de sa vie présente, faisait ordinairement le fond des discours qu’il

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s’adressait à lui-même.– C’est égal, murmurait-il, tandis que le

cheval blanc filait ventre à terre, je croyais bien, le jour où je me cassai la jambe au bagne, que je ne monterais plus à cheval de ma vie. J’étais alors dans un piteux état... Faut-il que je sois solide !

Et comme il n’avait renoncé à aucune de ses habitudes élégantes d’autrefois, l’ex-forçat tira un cigare d’un fort bel étui en maroquin russe, l’alluma et poursuivit ainsi :

– Quand j’étais marquis de Chamery, j’avais les plus beaux chevaux de Paris, comme chevaux de selle surtout. Deux célébrités du sport m’ont offert un jour quarante mille francs de Sarah, ma jument arabe ; le plus noble animal d’Irlande, Tobby, a frissonné d’impatience sous mon genou. Eh bien ! soit en montant Sarah, soit en montant Tobby, je n’ai jamais éprouvé le bonheur que je ressens aujourd’hui en pressant du genou l’épaule de ce cheval vulgaire, sans origine, qui vaut tout au plus mille écus.

En dépit de ce panégyrique peu flatteur, le cheval blanc courait à perdre haleine. Rocambole

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reprit :– Ah ! la privation !... comme elle double le

prix des choses !L’ex-vicomte de Cambolh, l’ex-marquis de

Chamery, qui avait ébloui Paris de son luxe et failli épouser une fille de la noble maison espagnole de Sallandrera, passa alors la main sur son front et murmura :

– Bah ! tout passe, et puis je n’avais pas alors comme aujourd’hui la conscience en repos. On a beau dire, la vertu a du bon !

Et il continua à galoper.

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XXIII

Rocambole, après avoir émis cette réflexion philosophique, éperonna de nouveau le cheval blanc. Au bout de quelques instants, il atteignit le chemin creux qui courait au bord des falaises.

Le jour était venu et le ciel se colorait à l’est, annonçant le prochain lever du soleil.

Notre cavalier courut une heure environ, puis il aperçut une croix, celle-là même qui, la veille au soir, avait permis à M. de la Morlière de reconnaître son chemin. À droite de la croix, il vit un labourage, et, dans le labourage, un garçon de ferme qui attelait deux chevaux à une charrue.

Auprès de la charrue, il aperçut encore une botte de fourrage, mais personne n’était assis dessus. Rocambole se dit :

– C’est pourtant bien là, si le vicomte m’a donné des indications exactes.

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Il se trouvait précisément sur une petite éminence, et il voyait à près d’une demi-lieue en avant, de droite et de gauche.

– Il paraît que monsieur Ambroise se lève tard.

Il poussa son cheval dans le labourage.– Hé ! mon garçon, dit-il en s’approchant du

laboureur, n’auriez-vous pas un peu de feu, par hasard ?

– Du feu ? fit le garçon de ferme en levant la tête et piquant en terre son aiguillon.

– Oui, pour allumer mon cigare.– Je ne fumons point, not’ bourgeois, répondit

le bouvier, qui n’était autre que Pornic.– Et vous ne savez pas où j’en pourrai

trouver ?– Oh ! si fait ! il y a la ferme à une demi-lieue

d’ici. Mais si vous n’êtes pas bien pressé...– Je ne le suis pas du tout.– Vous allez voir not’ maître.– Quel maître ?

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– Le fermier Ambroise.– Bon ! pensa Rocambole, c’est bien cela ! le

vicomte a dit vrai.Puis, tout haut :– Est-ce qu’il a du feu, votre maître, mon

garçon ?– Toujours, monsieur. Il fume que c’en est un

vrai tuyau de cheminée.– Et où est-il ?– Oh ! il va venir. Tenez, justement, le voilà ;

voyez-vous, là-bas, au long des ormes, dans le petit chemin ?

– Ah ! oui, il me semble... un homme en chapeau de paille.

– Justement. Tenez, il fume.– C’est vrai.– Il est tout de même matinal, continua Pornic.– Peuh ! fit Rocambole, voilà qu’il est cinq

heures et demie.– Ah ! c’est qu’il s’est couché tard.

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– Pourquoi ?– C’est une habitude comme ça chez lui. Il

m’a réveillé qu’il était plus de minuit.– Il vous a réveillé ?– Oui, monsieur.– Et pourquoi donc cela ? pour vous envoyer à

la charrue ?Pornic cligna de l’œil.– Oh ! non, répondit-il. J’ai fait un bon coup

tout de même... avec le Parisien...– Ah ! fit Rocambole, qui, au mot de Parisien,

devint curieux.– Il n’y a que les Parisiens, reprit Pornic avec

une certaine admiration, pour avoir du coup d’œil comme ça.

– Tiens ! il y a donc des Parisiens par ici ?– Oui, monsieur, il y en a un qui est logé à la

Maison-Blanche avec une petite dame.– Qu’est-ce que la Maison-Blanche ?– C’est l’habitation du bourgeois de Rouen à

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qui est notre ferme.– Et il a du coup d’œil, ce Parisien ?– Et un rude, allez !– En quoi faisant ? demanda naïvement

Rocambole.Pornic prit un air mystérieux, et dit :– Faudrait pas trop jaser, monsieur. Les

gendarmes ont l’oreille fine. Mais vous avez l’air bon garçon.

– Je ne conte que mes affaires. Soyez tranquille, l’ami.

– Le patron m’a réveillé cette nuit, continua Pornic, et il m’a dit : « Si tu veux aller à l’affût et emmener le Parisien, il y a des sangliers dans le bois Chenu. »

– Et vous y êtes allés, le Parisien et vous ?– Oui, monsieur.– Avec le patron, bien entendu.– Non, il est du conseil municipal, lui, il veut

être maire.

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– Tiens ! tiens ! fit naïvement Rocambole. Et vous avez vu les sangliers ?

– Justement. J’en ai tué un, moi, à quatre heures du matin, à la rentrée.

– Et le Parisien ?– Il en a tué deux, lui ; il a fait coup double.– Oh ! oh ! mais, dit Rocambole, il n’y a pas

bien longtemps, en ce cas, et vous n’avez pas eu le temps de dormir, vous ?

– Nenni. Sans compter que le Parisien avait laissé sa fenêtre ouverte, que le vent a donné dans sa chambre et a emporté tous ses papiers.

– Bah !– Et qu’il m’a fallu me promener avec lui

partout le jardin pour les retrouver.– Hum ! pensa Rocambole, la combinaison de

l’affût au sanglier et de la fenêtre demeurée entrouverte est assez jolie. Il y a toujours une lettre qui se perd, celle, par exemple, dont on n’a pas le temps de prendre copie.

Comme Rocambole achevait cette réflexion,

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maître Ambroise apparut à l’extrémité opposée du labourage.

Le fermier portait sur l’épaule un bissac plein d’avoine, fumait sa pipe et marchait d’un pas lent et mesuré.

Pornic le voyant, poussa ses chevaux et commença à ouvrir un sillon.

Rocambole, lui, s’en alla, toujours à cheval, à la rencontre du fermier, qu’il salua.

– Bonjour, maître Ambroise, dit-il.– Hein ! fit celui-ci, vous me connaissez ?– C’est le laboureur qui est là qui m’a dit votre

nom.– Qu’y a-t-il pour votre service, mon garçon ?

demanda le fermier d’un ton protecteur.Rocambole était en gilet rouge et en casquette

galonnée. Or, dans la hiérarchie sociale, un fermier a toujours été beaucoup plus qu’un domestique.

– Je voulais vous demander un peu de feu, monsieur.

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– Volontiers, répondit Ambroise.Le fermier examinait attentivement le

prétendu valet, et se disait :– Il a un air madré. M. le vicomte a la main

assez heureuse.Rocambole reprit :– Votre laboureur n’en avait pas, j’ai pris la

liberté de vous attendre.– Vous n’êtes pas bien pressé, paraît-il ?– Je promène un de mes chevaux.– Vous en avez plusieurs ?– M. le vicomte en a deux.– Tiens ! dit le fermier qui prit un air naïf,

vous êtes au service d’un vicomte ?Rocambole alluma lentement son cigare à la

pipe d’Ambroise.– Je suis, dit-il, au service du vicomte de la

Morlière.– Celui qui a loué la Charmerie ?– Justement.

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– Et vous plaisez-vous à son service ?– Assez !Rocambole ébaucha un sourire et continua en

regardant Ambroise :– Le service n’est pas très dur. Je sers à table,

je panse les chevaux, et je viens voir ici, le matin, si vous avez une casquette ou un chapeau de paille.

Ambroise tressaillit.– Ah ! ah ! dit-il, paraît que M. le vicomte

vous a instruit ?Rocambole affecta un air dédaigneux.– Le vicomte, reprit-il, n’a pas de secrets pour

moi.– Oh ! fit Ambroise avec le sourire incrédule

de saint Thomas.– Dame ! répliqua Rocambole qui comprit le

sourire, vous verrez.Et regardant autour de lui :– Est-ce que nous ne pourrions pas nous

asseoir quelque part pour causer ?

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– Mais, répondit Ambroise, c’est inutile, je crois bien.

– Pourquoi ?– Parce que je n’ai qu’un mot à vous dire, mon

cher garçon.– Ah ! voyons.– Vous direz à M. le vicomte que j’ai les

copies qu’il sait bien.– Parfait.– Et je voudrais le voir, s’il y a moyen, ce soir

ou demain soir.– À merveille !– Vous voyez bien, ajouta Ambroise, qu’il n’y

a pas besoin de s’asseoir pour vous dire cela.– Pardon, fit Rocambole.– Hein ?Et le fermier regarda le faux domestique.

Rocambole cligna de l’œil.– Nous avons causé des affaires du vicomte,

dit-il, mais... des nôtres ?

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Le visage d’Ambroise, à ces paroles de Rocambole, exprima une véritable stupéfaction.

– Hein ? de quelles affaires parlez-vous donc, mon garçon ? demanda-t-il.

– Des nôtres, répéta froidement Rocambole, qui le regarda fixement.

– Je n’ai pas d’affaires avec vous.– Bah ! vous croyez ?– J’en suis sûr.– Vous vous trompez.– Plaît-il ? fit Ambroise avec la hauteur et la

dignité d’un conseiller municipal.– Je sais ce que je dis, répéta Rocambole ;

nous avons des affaires.– Nous deux ?– Parbleu !– Vous êtes fou, mon garçon, je ne vous ai

jamais vu.– Ça ne fait rien.– Comment alors voulez-vous...

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– Bah ! attendez donc. Je suis de la Vendée, moi !

Ambroise tressaillit de nouveau et sa voix s’altéra. Cependant il fit bonne contenance.

– Eh bien, dit-il, qu’est-ce que cela peut me faire, mon garçon ?

– C’est que vous connaissez ce pays-là, maître Ambroise.

– Vous croyez ?– Dame ! vous avez été le valet de chambre du

baron Rupert, le gendre du général de Morfontaine.

– C’est vrai ; mais il y a longtemps, mon garçon, bien longtemps.

Et prenant un air naïf :– Attendez, dit-il, c’était sous la Restauration,

en 1829.– Oui. Et après la mort du baron, vous êtes

resté au service de la baronne.– Oh ! peu de temps, jusqu’en 1830 ou 31... je

ne sais au juste.

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– Bah ! vous n’avez pas de mémoire. C’est en décembre 1832 que vous avez quitté le château de Bellombre.

– C’est bien possible.– Le jour même où le comte de Main-Hardye,

qui aimait la baronne Rupert...– Tiens ! dit Ambroise, vous savez cela,

vous ?Ambroise était visiblement inquiet.– Oui, je sais cela.– Qu’est-ce qu’il est donc devenu, le comte ?

J’ai quitté le service de la baronne avant...– Pardon, maître Ambroise, vous l’avez quitté

le jour même où le comte se prit dans un piège à loup.

– Un piège à loup ? Allons donc !– Bon ! répliqua Rocambole, ne vas-tu pas

faire l’ignorant, misérable ! C’est toi qui l’avais tendu.

Ambroise devint fort pâle.– Farceur ! Il fallait donc me dire tout de suite

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que le vicomte...– Attendez donc, maître Ambroise, poursuivit

Rocambole, je sais encore autre chose.– Ah ! vraiment !– Je sais que, déguisé en saltimbanque...– Hein ?– Tu as enlevé la fille de la baronne Rupert.Cette fois Ambroise lâcha un horrible juron.– Le vicomte est un niais, dit-il, de confier de

pareilles choses.– Eh ! repartit Rocambole, qui redevint calme

et railleur, vous voyez bien maintenant, maître Ambroise, que nous avons à causer.

– Peut-être.– Et que nous ferions bien de nous asseoir.

Tenez, là-bas.Rocambole indiquait un bouquet d’arbres situé

à l’extrémité nord du labourage.Ambroise se sentait dominé. La voix de

Rocambole avait changé d’accentuation ; son

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geste était bref et hautain.– Allons, soit ! murmura le fermier, qui prit le

cheval de Rocambole par la bride.Rocambole s’assit le premier sur un tronc

d’arbre.– Mettez-vous donc là, maître Ambroise, dit-

il, nous avons à causer plus longuement que vous ne pensez.

– Ah !...Ambroise était de plus en plus troublé.– Et qu’est donc devenue la petite, hein ?

demanda Rocambole.– La... petite.– Oui, Danielle ?– Elle... est... morte.– Tu mens !– Ma foi ! je ne sais pas, moi. Est-ce que le

vicomte le sait ?– Non. Mais moi...– Vous ?

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– Moi, je le sais.Ces simples mots furent un coup de foudre

pour Ambroise.Si Rocambole savait ce que le vicomte

ignorait, que savait-il donc ?– Mon cher monsieur Ambroise, reprit le faux

valet, que vous pourriez bien, pour ces deux méfaits que vous savez, aller faire un tour au bagne.

Ambroise devint d’une pâleur mortelle.– Tandis que, poursuivit Rocambole, ton ami

le vicomte pourrait porter sa tête sur l’échafaud.Les cheveux d’Ambroise se hérissèrent.– Heureusement... balbutia-t-il, nous savons à

qui... nous avons affaire.– Tiens ! tout à l’heure tu ne me connaissais

pas, il me semble ?– Oui, mais...– Mais, maintenant, c’est différent ?– Oh ! dame !

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– Et il n’est rien que tu ne fasses pour moi, afin d’acheter mon silence.

– Farceur ! murmura le fermier, qui essaya de reconquérir son assurance ordinaire et n’y put parvenir.

– Ainsi, continua le faux valet, nous allons, pour la troisième fois, servir les plans de M. le vicomte, n’est-ce pas ?

– Je ferai ce que je pourrai.– Nous tâcherons de brouiller M. de Pierrefeu

avec mademoiselle Victoire ?– S’il y a moyen.– Et de mener à bonne fin le mariage de

mademoiselle Victoire avec M. Paul ?– Naturellement.– Et nous toucherons pour cela ?...– Oh ! fit Ambroise, qui crut voir venir la

botte secrète de Rocambole, six mille francs, pas plus.

– Tu mens de la moitié.– Comment ! vous savez...

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– Je sais tout. Mais c’est pour les préliminaires, cela ; on te donnera mieux après le mariage...

Ambroise crut que Rocambole était certain du chiffre.

– Il y a cent mille francs, balbutia-t-il.Rocambole ne sourcilla point.– Eh ! mais, dit-il, j’imagine que tu me

donneras bien la moitié de cette petite somme.– La moitié ?– Dame ! j’ai la langue un peu longue à

l’occasion.– Vous voulez... rire !– Et justement j’ai des connaissances dans la

magistrature.– La moitié ! murmurait Ambroise avec

stupeur.– Parbleu !– Vous voulez donc me ruiner ?Il prononça ces mots d’une voix lamentable.

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Soudain Rocambole se leva et appuya une de ses mains sur l’épaule du fermier :

– Quel âge as-tu ? demanda-t-il.– Soixante ans.– Et tu n’es pas riche après une vie d’infamie

comme la tienne ?– J’ai manqué de chance.– Combien vaut la ferme que tu as à bail ?– Deux cent mille francs. J’espérais l’acheter.

On m’aurait donné du temps.– Bah ! fit Rocambole, je vais te donner mieux

que cela.– Plaît-il ?– Je vais te donner le moyen de la payer

comptant.Ambroise eut un éblouissement.Rocambole poursuivit :– Es-tu attaché au vicomte ?– Peuh !– C’est-à-dire que tu le sers pour cent mille

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francs.– Dame !– Mais les cent mille francs, tu ne les auras

jamais.– Pourquoi ?– Parce que le mariage ne se fera pas.– Oh ! fit Ambroise d’un air de doute, qu’en

savez-vous ?– Il ne se fera pas, parce que je suis là, moi.– Et qui êtes-vous ?– Je suis un homme qui peut faire ta fortune,

drôle, et qui, si tu ne me sers pas bien, t’enverra pourrir au bagne, tandis qu’on coupera le cou à ton ancien maître, le vicomte de la Morlière.

Rocambole ôta sa casquette galonnée et ajouta :

– Regarde-moi bien, maître coquin, et vois mes mains blanches, est-ce que j’ai l’air d’un domestique, par hasard ?

Ambroise eut peur.

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XXIV

Rocambole fut de retour à la Charmerie avant que M. de la Morlière fût levé.

Le vicomte avait éprouvé depuis quelques jours de violentes émotions, qui avaient fini par amener chez lui une grande lassitude...

Il dormait encore lorsque Rocambole entra dans la cour de la villa.

Le faux valet remit son cheval à l’écurie, le bouchonna, lui jeta une botte de paille ; puis, voyant que les persiennes du vicomte étaient toujours fermées, il se hasarda à pénétrer dans la maison et à entrer chez Saphir.

Si le vicomte dormait encore, la jeune femme était levée et accoudée à la croisée ouverte qui donnait sur le jardin.

Rocambole entra sur la pointe du pied, mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander le

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silence et lui dit tout bas :– Nous avons à causer, ma chère.– Ah !– Je viens te faire ta leçon pour la journée.Rocambole s’enferma avec Saphir l’espace

d’une demi-heure environ. Puis il sortit, et comme il avait passé une nuit blanche, il alla se coucher.

Saphir était descendue au jardin et prenait l’air frais du matin. À huit heures, M. de la Morlière s’éveilla et se leva.

– John doit être de retour, pensa-t-il.Il ouvrit la fenêtre, se pencha dans la cour et

appela :– John ! John !Rocambole ne répondit point.– Est-ce qu’il ne serait pas revenu ? se

demanda le vicomte.Il s’habilla et descendit à l’écurie pour

s’assurer que les deux chevaux s’y trouvaient.

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John dormait sur une botte de paille placée dans un coin de l’écurie.

– John ! répéta M. le vicomte.Rocambole ne sourcilla point.M. de la Morlière le toucha alors du bout des

doigts. John ouvrit un œil et le referma.– Hé ! butor ! fit le vicomte, t’éveilleras-tu

enfin ?Rocambole rouvrit un œil, puis les deux, se les

frotta et finit par se trouver sur ses pieds.Il salua avec respect et demanda pardon

d’avoir le sommeil si dur.– Eh bien ! fit le vicomte.– Le fermier avait sa casquette, monsieur.– Ah !– Alors j’ai passé mon chemin.– Sans lui parler ?– Dame ! monsieur m’avait dit...– C’est bien, dit brusquement le vicomte.

Pansez le cheval noir.

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– Monsieur sort ?– Non, c’est madame.– Bon, dit Rocambole, est-ce que je vais

l’accompagner ?– C’est inutile.Le vicomte sortit de l’écurie, traversa la cour

et gagna le jardin. Saphir s’y promenait toujours.M. de la Morlière la rejoignit.– Bonjour, mon enfant, dit-il.– Bonjour, monsieur, répondit Saphir.– Avez-vous bien dormi ?– Hélas ! non.– Pourquoi ?– Mon Dieu ! murmura Saphir, pouvez-vous

me le demander ?– Du courage, mon enfant ! N’est-ce point

pour votre cher Paul ?Saphir secoua la tête.– J’obéirai, dit-elle d’une voix qui parut à M.

de la Morlière entrecoupée de sanglots.

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Le vicomte regardait Saphir, et, comme la veille, il était en proie à un trouble inexplicable.

Saphir était belle, elle avait un regard fascinateur, une voix enchanteresse.

– Je suis fou ! répéta le vicomte pour la vingtième fois depuis la veille.

Puis, faisant un effort sur lui-même :– Savez-vous, dit-il, qu’il est plus de huit

heures ?– Déjà !– Allons, mon enfant, voici le moment de

monter à cheval.Saphir soupira.– Je vous attendrai à dix heures pour déjeuner.– Mais, monsieur, reprit brusquement Saphir,

il n’est pas sûr que... je rencontre...– Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain... peu

importe !Saphir prit le bras du vicomte et sortit avec lui

du jardin.

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John, c’est-à-dire Rocambole, achevait de panser le cheval noir, sur lequel il venait de poser une selle de femme à trois fourches, lorsque le vicomte et Saphir pénétrèrent dans la cour.

La jeune femme, qui sans doute s’attendait depuis la veille à monter à cheval, avait revêtu une amazone verte à brandebourgs noirs qui lui allait merveilleusement.

Elle était coiffée d’un petit chapeau de paille à larges ailes, garni d’une plume noire, et lorsque le vicomte l’avait rejointe dans le jardin, elle tenait à la main une cravache avec laquelle elle fouettait les arbustes qui bordaient les allées sablées.

Quand le cheval noir fut bridé, Saphir s’apprêtait à se mettre en selle, lorsque la cloche de la grille se fit entendre.

– Ah ! dit Rocambole, c’est le facteur, il me semble.

On apercevait, en effet, à travers la grille, un homme vêtu d’une blouse bleue à collet rouge et coiffé d’une casquette cirée.

Saphir se mit en selle avec l’aide de M. de la

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Morlière, et celui-ci prit la bride que Rocambole lui tendit, afin d’aller ouvrir.

Le facteur apportait une seule lettre. Cette lettre portait le timbre du bureau du poste voisin et était adressée à :

Madame Saphir,À la Charmerie.

Elle était franche de port.– C’est pour madame, dit Rocambole, qui

revint, la lettre à la main, et la tendit à la jeune femme.

Saphir la prit, étouffa un léger cri, et brisa le cachet avec une précipitation qui étonna M. de la Morlière.

Saphir lut cette lettre, et le vicomte la vit pâlir et manifester un grand trouble.

– Ah ! mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous donc, ma chère enfant ?

– Rien, balbutia-t-elle, absolument rien... c’est une de mes amies qui écrit.

– Comment ! on sait donc à Paris que... vous

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êtes... avec moi... en Normandie ?Saphir ne répondit point directement et se

borna à balbutier :– J’ai eu tort de donner mon adresse.Rocambole avait déjà ouvert la grille.– Au revoir ! dit Saphir, qui, obéissant à un

mouvement fébrile, fouetta son cheval du bout de sa cravache.

Le cheval avait du sang, il bondit en avant et s’élança au galop dans l’avenue.

Saphir était dispensée, pour le moment, de plus amples explications.

Le vicomte était demeuré stupéfait, en présence de Rocambole.

Le faux valet clignait de l’œil, souriait avec finesse, et semblait ne demander qu’à parler.

– Eh bien ! demanda enfin le vicomte, que penses-tu de cela ?

– Mais je pense... que...Rocambole s’arrêta.

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– D’où vient cette lettre ? De Paris, sans doute ?

– Non.– Alors... d’où vient-elle ?– De Criquelot, le bureau de poste voisin.– Plaît-il ? murmura le vicomte abasourdi.– Je connais l’écriture.– Ah !...– Et madame a joliment peur, comme on dit.Les demi-confidences de Rocambole

achevaient de stupéfier M. de la Morlière.– Mais, s’écria-t-il, elle connaît donc

quelqu’un dans les environs ?– Pas précisément.– Explique-toi donc !– Ah ! mais, dame ! fit Rocambole, vous me

demandez là de trahir ma maîtresse, il me semble !

– Parbleu !– Ce n’est pas dans notre marché, monsieur,

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c’est en dehors.– Je payerai en dehors, repartit le vicomte ;

mais parle !– C’est différent, dit Rocambole ; mais

maintenant c’est inutile.– Pourquoi ?– J’aurai l’honneur de m’expliquer un peu

plus tard.– Comment cela ?– Attendez le retour de madame. Il faut que je

sache ce que contenait cette lettre.Rocambole parlait en homme bien résolu à ne

pas développer sa pensée. Le vicomte inclina la tête et s’en alla.

Il monta dans sa chambre, s’y enferma et se reprit à rêver. Une demi-heure après on frappa à la porte.

– Entrez ! dit-il.C’était Rocambole.– Que viens-tu faire ? demanda le vicomte.

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Rocambole baissa la voix.– Tout à l’heure, dit-il, j’ai entendu un coup de

fusil derrière la haie de clôture, et, après le coup de fusil, un coup de sifflet. Tout cela m’a paru louche, attendu que, de l’autre côté de la haie, il y a un chaume très bas coupé, dans lequel une alouette ne trouverait pas à se nicher. Je suis allé par là, et j’ai vu un bonhomme qui se promenait un fusil sur l’épaule. Je l’ai reconnu tout de suite.

– Ah ! dit le vicomte.– C’était l’homme de la botte de foin de ce

matin.– Ambroise ?– Oui, le fermier ; seulement, il n’est plus

coiffé de sa casquette, il a son chapeau de paille.– C’est une preuve qu’il veut me parler, dit le

vicomte.– C’est ce que j’ai pensé, et je suis venu

chercher monsieur.– Où est-il ?– Là-bas, derrière la haie.

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– Lui as-tu parlé ?– Non ; mais il m’a vu courir vers la maison,

et il a compris sans doute que je venais vous chercher.

– C’est bien, va-t’en.– Monsieur n’a plus besoin de moi ?– Nous verrons tout à l’heure.Et le vicomte entra dans le jardin, qui n’était

séparé de la cour que par une claire-voie, et laissa Rocambole, sur les lèvres duquel un silencieux sourire vint à glisser.

M. de la Morlière se dirigea vers l’extrémité du jardin et atteignit un endroit où la haie de clôture avait une brèche assez grande pour laisser passer un homme.

Ambroise, son fusil entre les jambes, était fort tranquillement assis de l’autre côté.

Quand le vicomte franchit la brèche, Ambroise tourna la tête, mais il ne se leva point.

Seulement, il cligna de l’œil avec finesse et dit tout bas :

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– J’avais grand-peur que vous fussiez sorti. Bonjour, monsieur le vicomte.

Le vicomte s’assit au revers du fossé et regarda le fermier.

– Oh oh !– Il y a bien du nouveau à la Maison-Blanche

depuis ce matin.– Qu’y a-t-il donc ? fit le vicomte, qui oublia

tout à fait Saphir pour songer aux deux millions de dot de mademoiselle de Morfontaine.

– Il y a qu’il est arrivé, ce matin, une lettre de Paris qui modifiera sans doute les plans de monsieur le vicomte.

– Tu crois ?– Dame !– Et cette lettre ?– Est de la marquise.– Bon ! et tu as pu te la procurer ?– Non, mais je l’ai lue.– Comment cela ?

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– Pendant que M. Léon déjeunait à la salle à manger avec mademoiselle de Morfontaine et madame Hulot, je me suis glissé dans sa chambre, et j’ai eu tout juste le temps de lire cette lettre, qu’il avait laissée tout ouverte sur la table, et qui m’a paru renfermer des choses assez importantes pour que je vinsse sur-le-champ.

– Voyons, dit le vicomte impatient, explique-toi.

– La marquise, reprit Ambroise, est au courant de tout.

– Comment, de tout ?– Oui, elle écrit que le marquis de Morfontaine

a laissé traîner une lettre de monsieur le vicomte.– L’imbécile !– Et que M. le vicomte et lui se sont entendus,

sans doute, pour tout entraver.– Comment ! exclama M. de la Morlière avec

emportement, la marquise sait cela ?– Elle ajoute qu’il n’est que temps de partir...– Hein ?

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– De partir à l’instant même, avant que M. de Morfontaine, qui, dit-elle, parle d’un voyage mystérieux, ait eu le temps de rejoindre sa fille.

– Oh ! oh ! murmura pour la seconde fois le vicomte.

Ambroise reprit :– Après avoir lu cette lettre, j’ai voulu savoir

quel effet elle avait produit sur les deux jeunes gens, et je me suis glissé dans l’office, qui est attenant à la salle à manger. M. Léon causait avec animation et disait :

« – Ce matin même, je suis allé me promener à cheval jusqu’à Fécamp. Il y a un navire anglais dans le port qui appareillera après-demain matin.

« – C’est cela, a dit madame Hulot. D’ici à après-demain, il faut espérer qu’il ne nous arrivera rien de fâcheux. D’ailleurs, ajouta-t-elle, d’après la lettre de madame la marquise, son mari a reçu un mot du vicomte qui lui dit : « Je ne sais où est ta fille ; arrive à Paris. » Mais c’est tout ce qu’il dit. Or, renseignements pris, la marquise ajoute que M. de la Morlière est absent, et il est

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probable qu’il ne reviendra point sur-le-champ.« – Qui sait ? dit alors M. Léon, si ce maudit

vicomte n’est point à nos trousses.« – Oh ! moi, a ajouté mademoiselle Victoire,

j’ai peur... Il paraît que depuis deux ou trois jours un monsieur de Paris, qui ne sort jamais, est venu s’établir dans une petite maison... à la Charmerie.

« – Eh bien ?« – Si c’était le vicomte !« – Fort heureusement, continua Ambroise, je

suis entré dans ce moment et j’ai dit naïvement :« – Tiens ! monsieur Léon, vous parlez de la

Charmerie.« – Oui.« – C’est une jolie maison tout de même, et

bien située.« – À qui appartient-elle ?« – À un original de Rouen ou du Havre, je ne

sais pas, qui ne l’habite jamais et qui l’a louée.« – Et... elle est... louée ?

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« – Il paraît que oui.« – Depuis quand ?« – Depuis quelques jours.« – À qui ?J’ai cligné de l’œil :« – À un vieux monsieur, ai-je répondu, qui

est venu l’habiter avec une jeune et jolie femme.« Cette explication, comme vous pensez, a

complètement rassuré nos deux amoureux, et je me suis sauvé pour venir vous prévenir, acheva maître Ambroise.

Le vicomte était soucieux et paraissait réfléchir.

– Je crois, monsieur le vicomte, que vos petites combinaisons doivent forcément se modifier, reprit maître Ambroise ; d’autant plus que M. Léon a manifesté le désir de retourner à Fécamp aujourd’hui même.

– Aujourd’hui ?– Tantôt, vers trois ou quatre heures de

relevée.

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– Mais... pourquoi ?– Pour retenir son passage, celui de

mademoiselle Victoire et de madame Hulot. Vous le voyez, ça presse.

Le vicomte parut prendre une résolution subite.

– Il faut enlever Victoire, dit-il.– C’est grave !– Tu crois ?– Dame ! vous n’êtes pas son père, et vous

comprenez...– Je suis son oncle.– Cela ne suffit pas.– C’est vrai, mais...– Il faudrait que le père vînt. Vous pouvez

mettre votre domestique à cheval.– Bon ! après ?– Et l’envoyer à Beuzeville avec une dépêche

télégraphique. Le marquis peut partir ce soir de Paris et arriver cette nuit.

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– C’est cela, dit le vicomte, l’idée est bonne.– Mais, ajouta Ambroise, il faut que M. le

marquis arrive discrètement ici et se concerte avec vous avant de venir à la Maison-Blanche.

– Attends-moi un moment, dit le vicomte, je reviens.

M. de la Morlière repassa dans le jardin et se prit à courir vers la maison.

Il monta rapidement à sa chambre et y prit un Indicateur des Chemins de fer. Dans l’escalier, il rencontra John, ou plutôt Rocambole. Rocambole cligna de l’œil.

– Ai-je bien fait, dit-il, d’avertir monsieur le vicomte ?

– Oui.– Monsieur a-t-il besoin de moi ?– Selle un cheval. Tu vas partir.– Où vais-je ?– À Beuzeville. Je vais te donner tes

instructions.Et le vicomte, qui courait comme un jeune

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homme, rejoignit Ambroise, toujours assis au revers du fossé et fumant fort tranquillement sa pipe.

Tout en marchant au pas de course, M. de la Morlière avait ouvert son Indicateur et constaté qu’il y avait un train-poste qui partait de Paris à six heures du soir et arrivait à Beuzeville à onze heures quelques minutes.

– As-tu un bon cheval ? dit-il à Ambroise.– Mais oui, dit le fermier. J’ai un trotteur de la

plaine de Caen qui fait, attelé à mon cabriolet, ses cinq petites lieues à l’heure.

– C’est parfait.– En avez-vous besoin ?– Tu iras cette nuit à Beuzeville. Tu t’y

trouveras à l’arrivée du train-poste, à onze heures, et tu ramèneras le marquis. Quand nous serons réunis tous trois, nous causerons.

– Diable ! murmura Ambroise, qui parut légèrement embarrassé, il faudra que je trouve un bon prétexte pour m’absenter ce soir. Il ne faut pas donner l’éveil à nos tourtereaux.

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Ambroise secoua les cendres de sa pipe, se leva, posa son fusil sur son épaule gauche et s’en alla fort tranquillement par un petit sentier bordé de haies qui serpentait à travers champ.

Le vicomte, lui, revint trouver Rocambole.Il prit son carnet, en arracha un feuillet et

écrivit dessus, au crayon, ces mots :« À monsieur le marquis de Morfontaine, à

Paris.« Prenez le train-poste de six heures,

descendez à la station de Beuzeville ; affaire urgente.

« M... »– Tiens, dit-il à Rocambole, va me porter cette

dépêche télégraphique.Le valet prit le feuillet et y jeta les yeux sans

scrupule :– Mais, dit-il, elle n’est pas signée.– Tu te trompes, répondit le vicomte ; le

marquis et moi, nous n’employons jamais que cette initiale. Le marquis comprendra, sois

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tranquille.Rocambole avait harnaché le cheval.Il prit le feuillet, le mit dans sa poche, et sauta

en selle avec la dextérité d’un groom anglais.Puis il lança son cheval au galop, et prit un

raccourci qui conduisait à Beuzeville en moins d’une heure.

Soit hasard, soit que la chose eût été convenue entre eux, maître Ambroise suivant son petit sentier, Rocambole galopant dans un chemin de traverse, se rencontrèrent à un endroit où les deux voies se croisaient.

Ambroise passa son fusil de l’épaule gauche à l’épaule droite.

Rocambole arrêta net son cheval.Alors le cavalier et le piéton se regardèrent, et

tous deux se mirent à rire.– Eh bien ? dit Rocambole.– Il y a mordu.– Plaît-il ?– Je veux dire qu’il a cru mon histoire tout au

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long.– J’en ai la preuve dans ma poche, je vais à

Beuzeville.– Moi aussi.– Quand ?– Ce soir.– Ah ! dit Rocambole, je devine : tu iras

chercher le marquis.– Précisément. Mais, ajouta le fermier, vous

me permettrez une question, monsieur John.– Voyons ?– Pourquoi faites-vous venir le marquis et

pourquoi avez-vous imaginé cette lettre de madame la marquise de Morfontaine, qui, vous le savez bien, n’a jamais existé ? Car, acheva Ambroise, loin de vouloir partir pour Fécamp, les deux jeunes gens se trouvent si bien à la Maison-Blanche, qu’ils y voudraient passer leur vie.

Rocambole ne répondit point directement à la question du fermier ; seulement il lui dit :

– Pourquoi me sers-tu ?

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– Mais, dame ! parce que...Ambroise hésita.– Parce que, dit Rocambole, il y a de l’argent

au bout, d’abord.– Dame ! c’est un peu ça.– Et puis, que j’ai la preuve de tes petits

péchés, et que je pourrais t’envoyer tu sais où...– Ne me faites donc pas de ces vilaines

plaisanteries, monsieur John, murmura Ambroise humblement.

– Or donc, acheva Rocambole, contente-toi d’exécuter mes ordres, et ne t’inquiète point de ce qui ne te regarde pas !

Rocambole avait prononcé ces mots avec hauteur, et Ambroise courba la tête et comprit qu’il avait un maître.

– Avez-vous besoin de moi ? demanda-t-il avec l’humilité d’un inférieur.

– Non, je te verrai ce soir.Ambroise continua à suivre son petit sentier

bordé de haies.

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Rocambole remit son cheval au galop, et, trois quarts d’heure après, il arriva en vue de Beuzeville.

Mais au lieu d’entrer dans le village, au lieu de se diriger vers la station du chemin de fer où se trouvait la station télégraphique, il se jeta résolument à gauche, dans la direction d’un petit bouquet d’arbres isolé au milieu des champs.

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XXV

Rocambole aperçut au milieu du bouquet d’arbres vers lequel il se dirigeait, un homme vêtu d’une blouse bleue, assis sur un pliant, en face d’un chevalet qui supportait une petite toile carrée.

C’était le baron Gontran de Neubourg qui croquait un paysage. Au bruit que faisait le cheval en franchissant les guérets, le baron tourna la tête, reconnut Rocambole et cessa de peindre.

Rocambole arriva sur lui et lui dit :– Monsieur le baron, j’ai absolument besoin

de vous.– Ah ! dit le baron.– D’abord, venez avec moi à la station du

chemin de fer.– Pour quoi faire ?– Ou attendez-moi ici, ce qui m’est tout à fait

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égal. Je reviens dans dix minutes.– J’aime autant cela, dit M. de Neubourg, qui

reprit sa palette et ses pinceaux.Rocambole n’était point descendu de cheval.– À tout à l’heure donc, dit-il.Puis il remit l’éperon aux flancs de son cheval

et repartit.La station était distante d’un quart de lieue

environ. Grâce à l’éperon, le cheval de Rocambole avait des ailes.

Rocambole arriva, entra dans le bureau télégraphique, donna sa dépêche, en paya le prix, attendit qu’elle fût partie et remonta à cheval.

M. de Neubourg n’avait point bougé du bouquet d’arbres et l’attendait.

– Diable ! fit-il en le voyant reparaître, que se passe-t-il donc à la Charmerie, que vous courez ainsi à perdre haleine ?

– Il se passe, répondit Rocambole, que vous avez, monsieur le baron, joué un rôle actif durant toute la matinée.

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– Plaît-il ? fit le baron.– Il n’a été question que de vous à la

Charmerie.– Bah !– Parole d’honneur ! Connaissez-vous

Saphir ?– Non.– Vous l’avez vue pourtant, le jour où vous

vous êtes battu avec Paul.– C’est vrai ; et je sais, en outre, qu’elle est le

principal instrument du vicomte.– Et de moi, donc !– Je le sais aussi.– Eh bien, Saphir a reçu de vous une belle

lettre, ce matin.– Quelle plaisanterie !– Rien n’est plus vrai. C’est moi qui l’ai

écrite.M. de Neubourg ne put réprimer un sourire.– Vraiment ! dit-il.

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– Rassurez-vous, je n’ai point signé tout au long, je me suis borné à écrire un G... une simple initiale.

– J’aime mieux cela. Et que contenait cette lettre ?

– C’était un message de jalousie.– Allons donc !– Vous êtes un ami de Saphir.– Moi ?– Vous vous ruinez pour elle.M. de Neubourg se mit à rire.– Voilà qui est superbe ! dit-il.– C’est pour elle que vous vous êtes battu avec

Paul de la Morlière il y a trois semaines.– Merveille !– Pour elle que vous avez fait le voyage en

Normandie.– Ah ! Voyons, comment cela ?Alors Rocambole raconta à M. de Neubourg

ce qui s’était passé à la Charmerie.

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– Eh bien, dit le baron lorsque Rocambole eut terminé son récit, puisque décidément j’ai rompu avec Saphir, que dois-je faire ?

– Vous devez avoir un retour, céder à un amour violent...

– Je ne comprends pas.– Et enlever Saphir.– Expliquez-vous, maître Rocambole.– Je ne le puis aujourd’hui, car je ne sais pas

trop au juste comment les choses tourneront ce soir ; mais demain matin, avant le jour, je serai ici.

– Ici ?– Non, à Beuzeville, ce qui revient au même.

Vous m’ouvrirez votre fenêtre quand j’aurai frappé trois coups.

– C’est bien. Et d’ici là ?– Mais, dame ! j’aurais besoin que vous alliez

à l’habitation de M. de Verne.– Voir Danielle ?– Justement. À propos, avez-vous des

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nouvelles ?– Non, pas depuis hier. Chenevières en est

reparti le matin en me jetant un simple mot à la poste.

– Que vous disait-il ?– Que Paul de la Morlière s’accommodait fort

bien de son état de prisonnier.– Je le crois : il est amoureux.– Ainsi, j’irai voir Danielle ?– Oui, aujourd’hui.– Que lui dirai-je ?– Que la nuit prochaine, je ne sais à quelle

heure encore, mais ce sera certainement après minuit, elle m’attende... Eh mais ! ajouta Rocambole, qui parut réfléchir, voici qui est bien plus simple, il me semble.

– Quoi ?– Puisque vous allez voir Danielle, restez-y.– Jusqu’à quand ?– Jusqu’à la nuit prochaine. Vous m’attendrez.

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– C’est très bien, dit M. de Neubourg. Seulement, je fais une réflexion.

– Laquelle ?– C’est que, pour enlever Saphir, comme vous

dites, il me faudra peut-être un aide.– Naturellement.– Et que je suis seul.Rocambole se mit à rire.– Et moi ? dit-il.– Vous ?– Je m’arrangerai pour que le vicomte

m’envoie quelque part, chez Ambroise, par exemple !

– Bon !– Et je reviendrai avec vous.– Mais il vous reconnaîtra ?– On ne me reconnaît jamais, dit Rocambole,

quand je ne veux pas être reconnu.Et le faux valet remonta à cheval, ajoutant :– Ainsi, voilà qui est convenu, n’est-ce pas ?

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– Oui.– À cette nuit ?– Nous attendrons.Rocambole rendit la main à son cheval et

repartit.

*

– Décidément, s’était répété le vicomte pour la vingtième fois depuis trois jours, décidément je prends la vie au rebours et je suis fou. Me voici épris à près de soixante ans, moi qui n’aimais personne à vingt-cinq. C’est absurde !

Cette condamnation contre lui-même ainsi prononcée, M. de la Morlière avait fait tous ses efforts pour se rejeter dans le monde réel, c’est-à-dire dans ses combinaisons sournoises ayant pour but de faire épouser à son fils Paul mademoiselle Victoire de Morfontaine.

Certes, le dénouement qu’il entrevoyait à cette heure n’était point celui que son génie inventeur

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avait rêvé.Il fallait que les événements lui forçassent

singulièrement la main pour qu’il consentît à faire venir le marquis et à lui imposer le rôle d’un père irrité qui fait arrêter sa fille.

Tout au contraire, le vicomte avait songé à faire de son fils une manière de libérateur qui aurait sauvé sa nièce au moment suprême.

Malheureusement, les événements dominaient le vicomte. La prétendue imprudence du marquis de Morfontaine, qui avait laissé surprendre à sa femme une de ses lettres, le forçait à précipiter les choses et à leur donner une tournure brutale.

Le plan ingénieux dans lequel Saphir devait jouer le principal rôle n’était plus exécutable.

Il fallait renoncer à Saphir.M. de la Morlière se promenait donc à grands

pas, songeant, méditant, lorsque Rocambole revint. Le faux valet avait pris un air humble et naïf. On eût dit qu’il venait d’exécuter un ordre dont il ne comprenait ni le but ni la portée.

La veille encore, tout en songeant à utiliser les

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dispositions vicieuses du prétendu valet, le vicomte avait dédaigné de s’ouvrir à lui.

Mais en ce moment M. de la Morlière, ayant de nouveau remarqué le visage astucieux et plein d’intelligence de maître John, changea soudain de résolution.

– C’est fait, monsieur, dit Rocambole en ôtant respectueusement sa casquette.

– La dépêche est partie ?– Elle est à Paris maintenant.– C’est bien.John fit mine de vouloir se retirer. Le vicomte

le retint d’un geste.– Reste, dit-il.– Monsieur a besoin de moi ?– Peut-être...– J’attends les ordres de monsieur.Le vicomte s’assit sur un banc du jardin qui se

trouvait derrière lui, et John demeura respectueusement debout, sa casquette à la main.

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– Il se peut, dit alors le vicomte, que je renonce à mon idée première relativement aux deux tourtereaux de la Maison-Blanche.

– Ah ! fit Rocambole qui joua un étonnement profond.

– Ils sont prévenus.– De la présence de monsieur dans les

environs ?– Pas tout à fait, mais peu s’en faut.Rocambole jeta son masque d’humilité. Il

reprit son sourire moqueur, son attitude insolente, et dit à M. de la Morlière :

– Monsieur le vicomte avait bien voulu, hier soir, me faire quelques demi-confidences, puis il s’est ravisé sans doute.

– Non, mais...– Et maintenant, sans doute, il est

embarrassé ?...– Eh bien ! fit brusquement le vicomte, si je

l’étais ?...– Monsieur l’est, cela se voit bien.

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– Soit, je le suis.– Et monsieur a raison de s’adresser à moi.– Tu crois ?– Je suis un homme de bon conseil à

l’occasion. Seulement...– Seulement ? interrogea le vicomte.– Je ne puis donner un avis sûr que lorsqu’on

m’a mis tout à fait au courant de la situation.La physionomie de Rocambole était tellement

intelligente en ce moment-là que M. de la Morlière fut comme fasciné par elle.

– Soit, dit-il. Je vais t’élever à la dignité de confident.

– En ce cas-là, répondit le valet, monsieur le vicomte me permettra de m’asseoir.

Et Rocambole prit un siège de jardin qui se trouvait à la portée de sa main et se plaça vis-à-vis de M. de la Morlière.

Alors celui-ci le mit au courant de la situation et finit par lui dire familièrement :

– Que ferais-tu à ma place ?

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– Moi, dit Rocambole, j’attendrais l’arrivée du marquis.

– Bien.– Et quand le marquis serait venu, je tiendrais

conseil avec lui.– Parfait !– Et j’admettrais John dans ce conseil de

guerre d’un nouveau genre.Le vicomte fronça le sourcil.– Ah ! dame ! ajouta froidement Rocambole,

si monsieur croit pouvoir se passer de mes avis...– Soit, dit M. de la Morlière. Cependant, d’ici

là...– Cependant, j’ai besoin de réfléchir.

Monsieur le vicomte attendra bien à ce soir.John avait le ton tranchant. M. de la Morlière

en fut choqué, mais il ne manifesta point son mécontentement ; il avait cru comprendre que Rocambole était homme à le tirer du mauvais pas où il se trouvait maintenant.

– Mais, dit Rocambole, madame Saphir

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devient inutile à monsieur ?– Absolument.– Et monsieur va la renvoyer à Paris ?Le vicomte tressaillit.– Pourquoi ? fit-il sans trop savoir ce qu’il

disait.Rocambole laissa errer sur ses lèvres un

sourire railleur.– Mais, dit-il, je sais bien que monsieur le

vicomte ne la renverra pas.– Pourquoi ? répéta M. de la Morlière, que le

seul nom de Saphir avait le privilège de jeter dans les espaces imaginaires.

– Mais parce que... parce que... Au fait ! cela ne me regarde pas... Mais cela se voit.

Le vicomte pâlit.– Ah ! cela se voit ?– Comme le soleil en plein midi.– Mais...– Sans compter, poursuivit le valet, que la

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lettre de ce matin...Le vicomte tressaillit.– Eh bien ! cette lettre... que sais-tu ?– Moi, dit Rocambole, je sais tout, monsieur.En ce moment on entendit le pas d’un cheval.

C’était Saphir qui revenait...Le vicomte se leva pour aller à sa rencontre.

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XXVI

Nous avons laissé Paul de la Morlière dans la mystérieuse demeure où l’avait conduit le vicomte Arthur de Chenevières.

Paul, on s’en souvient, après avoir été conduit dans la chambre qui lui était destinée par Danielle, cette femme dont il ignorait et l’origine et la manière de vivre, Paul, disons-nous, s’était endormi et n’avait ouvert les yeux que le lendemain.

Paul s’était levé, avait inutilement parcouru toute la maison sans rencontrer Danielle, s’était aperçu qu’un étranger avait passé la nuit dans la maison, et, rencontrant enfin dans le salon le domestique masqué de la veille, il lui avait demandé :

– Qui donc a couché là-bas, au rez-de-chaussée ?

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À quoi le domestique avait répondu que Paul voulait savoir trop de choses.

Paul avait été pris à la gorge par un violent sentiment de jalousie. Un moment il était demeuré immobile, stupéfait.

Puis il avait retrouvé un peu de calme, et, regardant attentivement le valet :

– Que gagnes-tu au service de ton maître ? lui demanda-t-il ?

– Monsieur se trompe.– Parle donc !– Monsieur se trompe, répéta le valet, qui

souriait toujours à travers son masque.– Je ferai ta fortune...Et Paul ouvrit son paletot et retira de sa poche

un portefeuille assez bien garni. Le valet haussa les épaules.

– Je ne suis pas à vendre, monsieur, dit-il, et je ne puis pas dire ce que vous me demandez.

Paul était furieux et crispait ses poings.– Monsieur, reprit le valet avec son flegme

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railleur, me fera-t-il l’honneur de me dire à quelle heure il désire déjeuner ?

Et il salua profondément, recula jusqu’à la porte dérobée du salon, la poussa et disparut.

Paul de la Morlière se retrouva seul, désappointé et plus que jamais intrigué.

Il courut sur les pas du valet, pénétra dans le corridor... le corridor était désert.

Il prit le parti de rétrograder et de revenir dans le salon.

La pendule marquait midi.Or, puisque le valet masqué avait parlé de

déjeuner, il était évident que le moment où ce repas lui serait servi n’était pas loin.

L’homme, arrivé au paroxysme de la colère et de l’impatience, éprouve quelquefois un brusque revirement de calme et de philosophie.

Paul se laissa tomber sur un siège, et roula ce siège au pied du guéridon placé au milieu du salon.

Sur ce guéridon se trouvaient des livres et des

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journaux.Paul se mit à lire, afin de tromper son

impatience.Un quart d’heure s’écoula, puis une porte se

rouvrit.Le laquais masqué roulait devant lui une table

toute servie, et il vint la placer devant le jeune homme.

La table supportait un confortable déjeuner et deux bouteilles d’un vin fort dépouillé qui paraissait d’un âge respectable.

– Monsieur est servi, dit le valet.Il fit mine de se retirer une seconde fois, mais

Paul le retint d’un geste impérieux.– Reste, dit-il.– Que veut monsieur ?– Te faire une seule question.– Si je le puis, j’y répondrai très volontiers,

monsieur.– Verrai-je madame Danielle aujourd’hui ?

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– Oui, monsieur.– À quelle heure ?– Je ne sais pas.Et le valet s’en alla.Paul prit son parti de tout ce mystère. Il se mit

à déjeuner de fort bon appétit, dégusta une tasse d’excellent café, avala un verre d’eau-de-vie de Dantzig et alluma un cigare.

Puis il descendit au jardin pour y faire un tour de promenade.

Le jardin était désert comme la maison.Entouré de grands murs, ceints eux-mêmes par

un rideau de peupliers séculaires, le jardin était planté à la française et fort négligé.

Tout semblait y attester la longue absence du maître.

Paul longea une grande allée d’arbres plantée au milieu et se dirigea ensuite jusque vers l’extrémité.

Il apercevait un mur et une porte. La vue d’une porte fera toujours battre le cœur d’un

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homme qui se sent prisonnier.Paul alla droit à cette porte.Elle était percée dans l’épaisseur du mur de

clôture, plus élevé en cet endroit que partout ailleurs.

Cette porte, peinte en gris, était solide, massive et bien fermée au-dehors.

Paul essaya de l’ébranler, et reconnut l’existence de verrous extérieurs. Ceci complétait le mystère, car il devenait inouï qu’une porte fermât plutôt en dehors qu’en dedans.

Où donnait-elle ?Malgré tous ses efforts, M. de la Morlière fils

ne put parvenir à l’enfoncer.Alors il chercha une fente, un trou, un

interstice quelconque qui pût permettre à son regard de plonger au travers. Ce fut peine perdue.

On eût dit que la fin du monde était derrière cette porte.

Paul revint vers la maison, et retourna au salon.

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La lecture a toujours été un excellent moyen de tromper la longueur du temps.

Paul s’allongea sur le canapé et prit un volume.

De temps en temps, cependant, il interrompait sa lecture pour prêter l’oreille et se demander si quelque bruit lointain ne lui parvenait point.

Un silence profond régnait autour de lui.La nuit vint ; avec la nuit, le valet masqué

reparut.Le bizarre personnage venait allumer les

flambeaux du salon.Paul accueillit sa venue avec une sorte de joie.– Ah ! enfin ! dit-il.Le valet sourit.– Monsieur a-t-il besoin de moi ? demanda-t-

il.– Oui et non.– Ce n’est pas répondre.– Dis-moi si madame Danielle viendra.

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– J’ai eu l’honneur de l’affirmer à monsieur.– Mais... quand ?– Dans la soirée, mais je ne sais pas l’heure au

juste.Paul soupira.Le valet reprit :– Monsieur fera bien de dîner.– Ah ! fit Paul.– Le temps passe vite à table.– Tu crois ?– Parbleu ! Et si monsieur a quelque appétit...– Soit, sers-moi.Le valet s’en alla, demeura absent environ dix

minutes, et revint ensuite, poussant devant lui la petite table toute chargée.

Le souper était non moins exquis, non moins délicat que le déjeuner.

– Ta maîtresse fait bien les choses, dit Paul en souriant.

Le valet s’inclina sans mot dire.

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Paul se versa un verre de madère plus jaune que l’ambre de l’Extrême-Orient.

– Et voilà un vin, ajouta-t-il, qui pourrait bien avoir trente années de bouteille.

– Je ne sais pas au juste, dit le valet, mais je pourrai le savoir.

– À qui le demanderas-tu ?– À monsieur.Ce mot, qui résonnait pour la seconde fois à

l’oreille de Paul, lui brisa le tympan.Il y avait donc un monsieur ?Le valet le vit pâlir, tandis que sa main, agitée

d’un tremblement convulsif, reposait le verre sur la table.

Aussi se hâta-t-il d’ajouter :– Mais monsieur n’est pas ici, il est absent.Paul respira.– Où est-il donc ? demanda-t-il, faisant un

suprême effort pour être calme.– Il est à Paris.

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Le laquais était un homme réservé. Comme le matin, il fit un pas de retraite, se bornant à dire :

– S’il manquait quelque chose à monsieur, monsieur sonnerait.

– Ainsi, tu ne veux rien me dire, insista Paul.Le laquais, qui touchait au seuil de la porte,

s’arrêta un moment.– Dame ! dit-il, monsieur me demande des

choses extraordinaires.Et il salua et sortit.– Et il y a des gens, murmura Paul, qui ne

croient pas aux Mille et une Nuits... Ma foi ! dînons. Ce madère est exquis !

Notre héros s’attaqua bravement à quelques salaisons et à une coquille de crevettes, avant de passer à un turbot à la hollandaise, qui précédait lui-même une perdrix aux choux et un canard aux navets. Mais, tout en mangeant, il avait les yeux fixés sur la pendule, et il se disait que les heures passaient bien lentement.

Tout à coup, un léger bruit se fit entendre dans le corridor voisin ; la porte dérobée du salon

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s’ouvrit.Paul jeta un cri de joie et aperçut Danielle.Danielle entrait, calme, souriante, et plus belle

que jamais.Paul voulut se lever et courir à elle.Elle l’arrêta d’un geste.– Restez, dit-elle.Puis elle vint s’asseoir à une faible distance,

dans un fauteuil placé vis-à-vis du sien, et, toujours souriante, elle lui dit de sa voix harmonieuse et pleine de séduction :

– Je gage que vous vous êtes impatienté bien fort toute la journée, n’est-ce pas ?

– Je vous attendais.– Oh ! fit-elle, je sais bien que vous avez

beaucoup d’esprit et réponse à tout ; mais... est-ce sincère ?

Paul se laissa tomber aux genoux de Danielle et osa lui prendre la main.

– Mon Dieu ! dit-il, si vous saviez combien je vous aime !...

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Le sourire de Danielle s’effaça.– Soit, dit-elle, je vous crois.– Et ce que j’ai souffert ! ajouta-t-il en

fronçant le sourcil.– Vous avez souffert ?– Oui.– Quand ?– Aujourd’hui ?– Pourquoi ?Ce simple mot, si nettement formulé,

bouleversa Paul.– Pourquoi ?... pourquoi ?... répéta-t-il sur

deux tons différents. Vous me le demandez ?– Mais... sans doute.– Mais j’ai horriblement souffert... mais cet

isolement... ce silence...– Tout cela est peut-être mystérieux, dit-elle,

mais je ne vois pas en quoi cela a pu vous faire souffrir.

– Et cette chambre...

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– Quelle chambre ?– Où l’on m’a introduit hier au soir pour

changer de vêtements, et qui, ce matin...Paul n’acheva pas ; il lui sembla que Danielle

devenait tout à coup pâle et tremblante, et qu’une tristesse profonde se répandait sur son visage.

– Ah ! dit-elle, vous êtes entré dans cette chambre ?...

– Oui, balbutia-t-il en baissant les yeux.– Et puis vous avez sans doute questionné le

valet qui vous sert ?Danielle prononça ces mots sans irritation,

mais avec un profond sentiment de tristesse, et cela suffit pour intervertir les rôles.

Paul ne questionna plus, il n’osait même répondre.

Il y eut entre les deux jeunes gens un moment de silence.

Enfin Danielle lui prit la main.– Monsieur Paul, dit-elle, vous avez donc

oublié déjà ?...

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– Oublié ?– Oui, ce que vous m’avez promis hier. Ne

vous ai-je pas donné à choisir ?– C’est vrai !– Ou partir sur-le-champ...– Oh ! jamais ! fit-il avec l’accent de la

passion.– Ou demeurer et ne vous étonner de rien... ne

rien demander... attendre...– Ah ! vous avez raison, dit-il, et cependant...

Tenez, pardonnez-moi, madame, mais je vous aime et je suis jaloux de tout le monde !

– Soit, dit-elle, je vous pardonne... mais vous ne me questionnerez plus... jurez-le-moi !

– Je vous le promets.– Et vous vous résignerez à votre captivité

momentanée.– Ah ! s’écria Paul, puisse-t-elle être éternelle,

si je dois vous voir chaque jour... si...Danielle secoua la tête.

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– Oui, dit-elle, vous me verrez tous les jours, mais quelques instants à peine, et tenez...

Elle montra la pendule à son tour.– Tenez, dit-elle, voilà le moment où il faut

que je vous quitte... Voilà l’heure où déjà je ne m’appartiens plus.

– Ô mon Dieu !Paul tenait toujours la main de Danielle dans

les siennes.– Non, dit-il, c’est impossible, vous n’allez

point partir !– Sur-le-champ, il le faut.– Mais...Elle lui sourit de son sourire d’ange.– Voilà déjà, fit-elle, que malgré toutes vos

promesses, vous me désobéissez... Ne vous l’ai-je pas dit ? je suis la femme du mystère.

Il courba le front.– Pardonnez-moi, dit-il.Et comme elle se levait :

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– Mais je vous reverrai demain, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

– Oui, certes...– Et... vous ne pouvez...– Je ne puis vous dire à quelle heure, car je

l’ignore moi-même... Je vous l’ai dit, je ne m’appartiens pas.

Danielle dégagea sa main, qu’il tenait toujours.

– Au revoir, dit-elle. Ne me suivez pas... restez là !

Son regard si doux fut impérieux l’espace d’une seconde, et fascina le jeune homme, qui demeura immobile.

Danielle s’éloigna lentement, arriva à la porte du corridor, la poussa devant elle et la laissa retomber entre elle et Paul.

Alors la jeune femme se trouva dans les ténèbres ; mais elle n’en avança pas moins d’un pas sûr, marcha jusqu’au bout du corridor, et frappa deux coups contre une petite porte qui

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s’ouvrit sans bruit et laissa passer un flot de clarté.

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XXVII

Il y avait à peine une heure que Saphir était partie, et déjà elle revenait !...

Rocambole, vu sa qualité de valet, s’était précipité à sa rencontre et lui avait ouvert la grille.

Si prompt que fût M. de la Morlière à descendre de chez lui pour venir au-devant de la jeune femme, Saphir et le faux valet n’en eurent pas moins le temps d’échanger quelques mots.

– Eh bien ? demanda tout bas Saphir.– L’effet est produit.– Bon !– Il est pris !... Tu laisseras traîner ta lettre à

propos, comme je te l’ai dit...– Oh ! soyez tranquille, je sais mon rôle.Le vicomte arriva, et Saphir prit son visage le

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plus renversé, comme on dit vulgairement.– Comment ! s’écria le vicomte, vous êtes déjà

de retour ?...– Oui, répondit Saphir, qui paraissait plus

agitée encore que lorsqu’elle était partie.– Eh bien ? fit le vicomte qui la regardait

fixement.– Eh bien, quoi ? demanda-t-elle avec une

sorte d’égarement.– L’avez-vous vu ?Elle parut tressaillir.– Non, répondit-elle, je n’ai vu personne... je

vous assure.– Où donc êtes-vous allée ?– J’ai suivi l’avenue... j’ai galopé droit devant

moi... je ne sais pas...La voix de la jeune femme tremblait, son geste

était saccadé, toute sa personne témoignait d’une émotion violente.

Elle mit pied à terre, et, sans prendre la main que le vicomte lui offrait, elle traversa la cour,

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gravit le perron et se dirigea vers sa chambre.Rocambole se frappa le front avec l’index, et

regarda M. de la Morlière d’un air qui voulait dire à coup sûr :

– La pauvre femme perd la tête !Le vicomte la suivit.Saphir, arrivée sur le seuil de sa chambre,

voulut s’y enfermer, mais le vicomte entra et lui dit :

– Je veux vous parler !Saphir le regarda comme regardent les gens

qui sont en proie à un égarement passager.– Que voulez-vous ? dit-elle.À mesure que la jeune femme semblait perdre

son sang-froid, M. de la Morlière retrouvait un peu de ce calme irrité qui s’empare des gens qui veulent à tout prix obtenir une explication.

Il entra dans la chambre de Saphir et ferma la porte sur lui.

Saphir se laissa tomber sur un siège et attacha son regard sur le parquet.

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Il semblait qu’elle eût oublié déjà la présence de M. de la Morlière.

Le vicomte s’assit auprès d’elle et lui prit la main.

– Qu’avez-vous donc, mon enfant ? lui dit-il.Saphir releva la tête.– Je n’ai rien, répondit-elle.– Vous avez reçu, ce matin, une lettre... qui...Le vicomte s’arrêta.– C’est une lettre de ma sœur, dit brusquement

Saphir.Saphir mentait, et ne prenait même pas la

peine de dissimuler.– Ah ! vous avez une sœur ?– Oui.– Qui se sert d’un cachet armorié ? demanda le

vicomte en la regardant avec attention.Saphir haussa les épaules et parut vouloir

garder son secret.– Qu’est-ce que cela vous fait, par hasard ?

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dit-elle.Ces mots froissèrent le vicomte.– Tenez, reprit-il avec un emportement subit,

vous feriez beaucoup mieux de me dire la vérité.– Sur quoi ?– Mais sur... cette lettre...– À quoi bon ?– Comment peut-on vous écrire ici ? À qui

donc avez-vous donné votre adresse ?Saphir se tut.– Vous étiez sortie pour ne rentrer qu’à l’heure

du déjeuner, poursuivit M. de la Morlière, et voici que vous revenez presque sur-le-champ. Pourquoi ?

– J’ai été indisposée, répondit Saphir, du ton d’une personne qui parle pour ne rien dire.

– Saphir ! Saphir !... murmura M. de la Morlière qui achevait de reperdre ce calme qu’il avait eu tant de peine à reconquérir, Saphir, vous me trompez !

– Mais, monsieur, s’écria-t-elle tout à coup et

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comme gagnée par un accès de colère, je vous dis que j’ai été, que je suis malade... que j’ai besoin d’air !... J’étouffe !...

Elle se leva et alla ouvrir la croisée, à laquelle elle s’accouda.

Dans les trois pas qu’elle fit, un papier s’échappa de son corsage entrouvert et tomba sur le parquet sans qu’elle eût paru s’en apercevoir.

Ce papier était une lettre, et le vicomte, dont elle attira soudain le regard, la reconnut pour celle que Saphir avait reçue le matin.

Oubliant toute retenue, toute mesure, M. de la Morlière se baissa, ramassa silencieusement cette lettre et l’ouvrit.

Saphir, toujours appuyée à la croisée, regardait dans le jardin et tournait le dos au vicomte.

Celui-ci lut :« Ma chère Saphir,« Tu es passée maîtresse dans l’art de narrer

des contes bleus à ton ami.« Je suis allé chez toi avant-hier, et on m’a

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appris que tu étais partie pour ton pays, que tu étais dans ta famille.

« Cela m’a paru d’autant plus fort que je ne te connais d’autre patrie que l’Algérie, et d’autres parents que le régiment de zouaves qui t’a adoptée jadis.

« Heureusement, ta lettre m’est parvenue le même jour, et j’ai su que tu étais en Normandie, auprès de la pauvre amie Nanette Gilion, qui est très malade et à qui les médecins ont conseillé l’air natal...

« Cette fable manquait d’ingéniosité, attendu que Nanette Gilion est une fille d’une santé superbe, et qui ne mourra que d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Mais je suis bon prince, et je m’en serais contenté si le hasard n’était venu se mettre de la partie.

« Une heure après la réception de ta lettre, je sortais pour aller déjeuner, lorsque, sur le boulevard, à l’angle de la rue de Choiseul, j’ai rencontré Nanette Gilion, à pied, en toilette du matin, sortant de chez Delille, où elle avait fait des emplettes.

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« – Ah ! par exemple ! me suis-je écrié en lui prenant la main, vous n’avez pas fait un long séjour en Normandie ?

« – Hein ? m’a-t-elle répondu en me regardant d’un air étonné.

« – Est-ce que vous ne revenez pas de la Normandie ?

« – Mais non.« – C’est votre pays, cependant ?« – Point du tout. Je suis Lorraine.« – Mais, au moins, vous avez des parents en

Normandie, près du Havre ?« – Non.« – Qui habitent une propriété qu’on appelle la

Charmerie ?« – Vous vous moquez de moi, mon cher, m’a

répondu Nanette. Je ne connais rien de tout cela. Comment va cette bonne Saphir, car je suppose que vous êtes toujours son ami ?

« – Certainement.« – Voici près de trois mois que je ne l’ai vue.

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Dites-lui bonjour pour moi. Adieu !« Nanette m’a laissé, et je suis entré au café

Anglais, méditant sur la rouerie des femmes. Or, figure-toi que le résultat de ma méditation a été tout autre que je ne l’eusse supposé moi-même.

« Je me suis aperçu que je t’aimais et que tu me faisais un vide affreux.

« Donc, je suis parti pour Criquetot, où je viens d’arriver, et je t’écris ces quelques lignes qui t’arriveront demain matin à la Charmerie, où tu es en compagnie de je ne sais qui. Mais, sois tranquille, je le saurai.

« Tu le sais, ma chère Saphir, je suis un homme bien élevé, incapable, par conséquent, de faire un esclandre, c’est ce qui m’empêche d’aller à la Charmerie ce soir.

« – Adieu, à demain. »Une initiale, un G, était la seule signature de

cette lettre.M. de la Morlière l’avait lue d’un bout à

l’autre sans que Saphir cessât de regarder dans le jardin ; mais il avait à peine fini sa lecture, et il

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tenait encore la lettre à la main, quand la jeune femme se retourna brusquement.

Ce fut un coup de théâtre.Saphir se précipita sur la lettre et voulut

l’arracher au vicomte.Le vicomte se dressa furieux, et lui dit avec un

ricanement sauvage :– Ah ! ah ! c’est donc là ce que vous écrit...

votre... sœur ?– Monsieur !... balbutia Saphir.– En vérité, poursuivit M. de la Morlière

exaspéré, vous aviez donc pensé que vous pourriez me tromper ainsi ?

– Vous tromper ! s’écria Saphir, vous tromper !

– Oui, vous avez voulu... mais...La voix du vicomte était rauque, étranglée ; la

sueur mouillait son front.Saphir, qui jouait merveilleusement le rôle que

Rocambole lui avait imposé, prit, à ces derniers mots, un grand air de dignité offensée :

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– Vous êtes fou ! dit-elle.– Ah !... je suis... fou ?– Sans doute.– Vraiment ! vous osez... en présence de cette

lettre ?– Cette lettre a été écrite par un homme envers

qui j’ai de grands torts, et qui fut toujours bon pour moi.

– Vous en convenez donc ?– Mais certes, oui ! Et pourquoi vous le

cacherais-je... à vous ! fit-elle en le toisant des pieds à la tête. De quel droit me questionnez-vous ? Pourquoi vous tromperais-je ?

Ces paroles de Saphir exaspérèrent le vicomte ; son caractère violent reprit le dessus.

– Mais, s’écria-t-il, si cet homme vient ici, je ne le recevrai pas, je ne veux pas le recevoir !

– Il n’y viendra pas, soyez tranquille, je l’ai vu.

– Ah ! vous l’avez... vu ?– Oui, ce matin, et il sait tout. Il sait que je

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suis avec le père de Paul, et il n’a point voulu me croire quand je lui ai juré...

Saphir mit sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

M. de la Morlière, peu touché des larmes de Saphir, laissa échapper un horrible juron, se leva et voulut sortir. Mais cet accès de colère n’eut que la durée d’un éclair.

Il revint auprès de la jeune femme.– Pardonnez-moi, dit-il ; je suis violent, mais

j’ai le cœur meilleur que la tête.Il lui prit la main, et comme il était redevenu

calme tout à coup, Saphir ne la lui retira point.– Mais, mon enfant, dit-il, à présent que j’ai

repris la sagesse de mes cinquante années, parlez-moi comme à un vieil ami.

– Soit !– Dites-moi la vérité.– Je le veux bien.– Vous avez vu ce monsieur... ce matin, dites-

vous ?

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– Oui, en sortant d’ici. Il était à cheval, au bout de l’avenue. Il me guettait.

– Et vous lui avez tout dit ?– Tout et rien. Je me suis bornée à lui jurer

que je ne faisais pas de mal ici.– Et il ne vous a pas crue ?– Non.– Que s’est-il donc passé entre vous ?

demanda le vicomte.Saphir baissa les yeux et murmura :– Le baron m’a dit : « Je ne veux pas savoir

avec qui tu es là, dans cette maison, ce que tu y fais et ce que tu dois y faire encore. Si tu veux ton pardon, je te l’accorde, mais à une condition, c’est que tu vas me suivre sur-le-champ. Nous prendrons le chemin de fer à Beuzeville. »

– Et vous avez refusé ?– Oui.– Alors, qu’a dit le baron ?« – Tu es une ingrate, m’a-t-il répondu, et tu

ne méritais pas ce que j’ai fait pour toi. Ne songe

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plus à me revoir. »– Il m’a tourné le dos, acheva Saphir, qui

essuya une larme absente dans le coin de son œil, et il s’est éloigné précipitamment.

– Mais, dit le vicomte, vous l’aimiez donc ?Saphir hocha la tête.– Je n’aime que Paul, dit-elle, mais j’avais

pour le baron de la reconnaissance. Il avait été si bon pour moi !

– Et vous ne le reverrez pas ?– Jamais ! répondit Saphir.M. de la Morlière pressa la main de la jeune

femme.– Eh bien, dit-il, je tâcherai de le remplacer...– Vous ?– Moi, dit-il. Car...Il hésita un instant encore ; et puis un sourire

vint à ses lèvres.– Ne suis-je pas le père de Paul ? dit-il.En ce moment, Rocambole entra.

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XXVIII

L’arrivée de Rocambole fut pour M. de la Morlière une heureuse diversion.

Saphir en profita pour retenir le prétendu valet et lui donner quelques ordres.

M. de la Morlière sortit.Il avait besoin d’air, il avait surtout besoin de

solitude.Son entrevue du matin avec Ambroise

modifiait singulièrement tous ses projets.Comme l’avait fort bien dit Rocambole,

Saphir devenait sinon un personnage inutile, du moins fort secondaire en présence du prochain départ de Léon de Pierrefeu et de Victoire de Morfontaine.

Cependant, ainsi que le lui avait prédit Rocambole, M. de la Morlière voulait garder Saphir, et la perspective qu’on la lui pouvait

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enlever au premier moment le faisait frissonner.Le reste de la journée s’écoula pour le vicomte

dans une fiévreuse anxiété.Enfin le soir vint.Rocambole, qui servait à table, prit à tâche de

ne pas laisser le vicomte et Saphir dix minutes de suite en tête à tête.

Après le dîner, la jeune femme prétexta une violente migraine et se retira.

Ceci servait les plans de M. de la Morlière ; il aimait autant que Saphir n’assistât point à l’arrivée du marquis de Morfontaine.

Lorsque Saphir se retira, il était neuf heures et demie.

M. de la Morlière descendit au jardin pour fumer un cigare, et y trouva de nouveau Rocambole, qui se planta devant lui, sa casquette à la main.

– Que veux-tu ? lui demanda-t-il.– Une permission de deux heures, s’il vous

plaît.

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– Pourquoi ?– Pour aller, comme disent les soldats, pousser

une reconnaissance.– De quel côté ?Rocambole cligna de l’œil.– Monsieur le vicomte m’a dit, je crois, qu’il

tenait beaucoup à conserver Saphir.– Je n’ai pas dit cela, répliqua brusquement M.

de la Morlière.– Ou tout au moins...– Tais-toi ! où veux-tu aller ?– Je voudrais savoir où est le monsieur en

question, vous savez ?...– Il est parti.– Bah ! fit Rocambole d’un air incrédule.– Saphir me l’a appris.– Ah ! c’est différent...Et Rocambole tourna sur ses talons et fit mine

de s’en aller.– Reste ! dit le vicomte.

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Puis il ajouta tout bas :– Penses-tu donc que Saphir m’ait menti !– Dame ! je ne sais pas.– Parle ! tu es renseigné...– Monsieur le vicomte ne me croira pas plutôt

que madame.– Au contraire. Parle...– Eh bien, pendant que j’expédiais à

Beuzeville la dépêche de monsieur le vicomte au marquis de Morfontaine...

– Eh bien ?– Il est arrivé, par le train de Paris, une caisse

à l’adresse du baron Gontran de Neubourg.– Gontran de Neubourg ! exclama le vicomte.– Oui, monsieur.– Celui qui s’est battu avec mon fils, il y a

trois semaines ?– Lui-même.– Ah ! c’en est trop ! murmura le vicomte avec

rage.

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– C’est pour cela, reprit Rocambole, que je voudrais aller faire un tour.

– En quel endroit ?– Mais dans les environs de la maison du

marquis de Verne, l’ami du baron.– Va ! dit M. de la Morlière.Rocambole salua et gagna la cour, puis

l’écurie.Le vicomte le rappela.– Est-ce que tu vas à cheval ? lui dit-il.– Dame ! il y a loin...– Et tu ne crains pas d’être remarqué ?– Mais non. J’attacherai mon cheval dans un

bois voisin.– Très bien.Rocambole sella le cheval blanc, sauta dessus

et partit. Dix heures sonnaient à un clocher voisin lorsqu’il eut atteint l’extrémité de l’avenue.

– Hé ! hé ! se dit-il, je n’ai pas grand temps à perdre si je veux rattraper maître Ambroise.

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Il lança le cheval à fond de train et prit la route de Beuzeville.

Le chemin de la Charmerie et celui qui venait de la ferme se réunissaient à deux kilomètres environ en avant de la station du chemin de fer.

Il avait plu dans la soirée et Rocambole, arrivé au point de jonction, profita de cette circonstance.

Il mit pied à terre, et grâce à un beau clair de lune, il put examiner si le chemin portait l’empreinte des roues d’une voiture.

Aucune trace n’existait ; le fermier n’avait point passé encore.

Rocambole attendit et prêta l’oreille.Bientôt il entendit, dans l’éloignement, un

bruit de grelots et le claquement d’un fouet.– Le voici, se dit-il.Et, en effet, c’était le fermier qui arrivait au

grand trot de sa jument cauchoise.– Halte ! lui cria Rocambole.Ambroise reconnut le faux valet à la voix et

s’arrêta.

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– Est-ce vous ? demanda-t-il.– C’est moi.– Bon ! répondit le fermier. Je suis un peu en

retard, n’est-ce pas ?– Fouette ton cheval, nous rattraperons le

temps perdu.Et Rocambole se rangea à la gauche du

cabriolet, disant :– Voilà que tu vas voyager comme un

ambassadeur, avec un coureur à ta portière.Ambroise salua.– Ou comme un voleur qu’un gendarme

escorte, acheva Rocambole avec son rire moqueur.

Le fermier se trouva mal à son aise sur sa banquette.

– Toujours vos vilaines plaisanteries, murmura-t-il.

Rocambole reprit :– Tu vas à la station attendre le marquis de

Morfontaine ?

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– Vous le savez bien.– Tu le connais, le marquis, hein ?– Belle question !– Penses-tu qu’il te reconnaîtra, lui ?– C’est bien possible.– Avant d’aller à la station, continua

Rocambole, tu ferais bien de t’arrêter dans Beuzeville.

– Ce n’est pas le plus court.– Non, mais j’y ai affaire.– C’est différent.– Je veux laisser mon cheval à l’auberge.– Et vous viendrez avec moi à la station du

chemin de fer ?– Mais, oui... Je veux voir le marquis, moi.Ambroise obéissait à Rocambole avec la

servilité d’un Nègre. Il prit le chemin du village, et s’arrêta devant l’auberge où logeait M. de Neubourg.

Le baron n’y était point. Sans doute, il était

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allé voir Danielle.Rocambole mit pied à terre et frappa à la

porte.Un valet d’écurie vint ouvrir.– Eh bien, garçon, repartit le faux valet, au

lieu de te coucher, tu vas me bouchonner ce cheval, qui est trempé de sueur ; tu lui donneras six litres d’avoine, trois avant boire, trois après, et tu m’attendras.

– Tiens ! fit le garçon étonné, où donc que vous allez ?

– Au chemin de fer, porter un paquet.– À quelle heure reviendrez-vous ?– Après l’arrivée du train. Mais donne-moi

une chambre, parce qu’il peut bien se faire qu’il se trouve dans le train quelqu’un de Paris que nous attendons.

Le valet attacha le cheval à un anneau fixé dans le mur de la cour, puis il ouvrit une porte dans le corridor et dit :

– Voilà ce que nous avons de plus propre.

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– Je vais toujours m’y laver les mains. Occupe-toi de mon cheval.

Rocambole prit une chandelle sur la table de la cuisine, cria à Ambroise, toujours au-dehors :

– Attendez-moi une minute !Et dit au valet :– Occupe-toi de mon cheval.Le palefrenier emmena la monture à l’écurie,

et Rocambole s’enferma dans la chambre, après avoir tiré de dessous sa livrée un petit paquet de vêtements, un peigne de plomb et du cosmétique noir.

Ambroise, toujours dans son cabriolet, attendait fort patiemment que Rocambole sortît.

Enfin il reparut, ou du moins le fermier entendit une voix qui criait au valet d’écurie :

– N’oublie pas : trois litres avant boire, trois litres après ?

En même temps, il vit grimper dans son cabriolet un homme qu’il ne reconnut pas tout d’abord.

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C’était un garçon vêtu d’une braie bretonne bleue, d’une veste grise, la tête couverte d’un large chapeau, la jambe nue et le pied chaussé de bons souliers ferrés.

Il avait de longs cheveux noirs qui flottaient sur ses épaules et des favoris de même couleur.

Ambroise crut d’abord que c’était un voyageur qui sortait de l’auberge en même temps que Rocambole.

– Vous vous trompez, dit-il ; qui êtes-vous donc ?

– C’est moi, imbécile, répondit la voix de Rocambole.

– Vous ! s’écria le fermier stupéfait.– Oui, filons !Rocambole, ainsi métamorphosé, déroula une

blouse qu’il avait sous le bras et se la passa, disant :

– Je suis un gars du pays de Vannes, le propre neveu, à la mode bretonne, de ta défunte première femme.

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– Mais...– Écoute donc, butor ! Je suis arrivé hier

matin, et tu m’as pris pour valet de charrue.– Mais... cependant...– Je ne parle que le bas-breton... À propos, le

parles-tu, toi, le bas-breton ?– Un peu.– C’est parfait. Je suis ton neveu, tu es mon

oncle.Ambroise regardait Rocambole ainsi

métamorphosé avec une stupéfaction impossible à décrire.

– C’est à ne pas croire que c’est vous, murmura-t-il.

– C’est moi, cependant.– Ainsi, je suis votre oncle ?– Oui. Et tu peux parler en français devant

moi, attendu que je ne sais que le bas-breton. Tu le diras au marquis.

– Mais... pourquoi ?

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– Ah ! répondit Rocambole, je vois qu’il faut te mettre les points sur les i.

– Dame !– Je te dirai donc qu’entre gens qui ne se sont

pas vus depuis longtemps et qui, jadis...– Chut ! fit Ambroise.– La conversation peut aller loin. Comprends-

tu ? Je veux savoir.– Oui.– Et je te dirai, pour ta gouverne, que si je te

vois faire un signe d’intelligence au marquis pour l’engager à se défier...

– Ah ! répliqua Ambroise avec un accent de franchise, du moment que je trahis les gens, je ne fais pas les choses à moitié. Si vous y tenez, je ferai jaser le marquis.

– J’y tiens.– Alors, on verra.Rocambole et Ambroise achevaient

d’échanger ces quelques mots, lorsque le cabriolet arriva à la station.

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Un coup de sifflet venait de retentir dans le lointain.

C’était le train de Paris qui s’avançait.Un homme d’environ quarante-cinq ans, de

haute taille, mis avec distinction et enveloppé dans un chaud vitchoura, en descendit.

Cet homme jeta un regard indécis autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un.

– Tiens ! dit Rocambole au fermier, voilà ton homme.

– C’est lui, en effet, dit Ambroise.Il descendit du cabriolet et laissa les rênes aux

mains de Rocambole ; puis il alla à la rencontre du marquis et le salua.

Le marquis le regarda attentivement et tressaillit.

– Ambroise, dit-il.– Moi-même...– Toi... ici ?...– Oui, monsieur le marquis.

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– Et qu’y viens-tu faire ?– Je viens de la Charmerie.– Ah !– Je viens vous chercher.– C’est différent.Le marquis avait une petite valise à la main. Il

la tendit à Ambroise, qui ouvrit le tablier du cabriolet.

– Montez, monsieur le marquis, dit-il ; nous causerons en route.

Le marquis jeta sur Rocambole un regard de défiance.

– Oh ! dit Ambroise, fidèle à sa leçon, ne faites pas attention, monsieur le marquis, c’est le neveu de ma défunte femme, un petit Bas-Breton qui ne sait pas un mot de français.

– Ah ! fit le marquis.– Et, acheva Ambroise, nous pouvons parler.

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*

Une heure après, le marquis et Ambroise, qui ne s’étaient fait aucun scrupule, en présence du prétendu Bas-Breton, de parler de leurs relations passées, arrivèrent à la Charmerie.

M. de la Morlière était à sa fenêtre lorsque les lanternes du cabriolet brillèrent à l’extrémité de l’avenue.

Il descendit en toute hâte, en appelant :– John ! John !Mais John n’était point rentré.Le vicomte ouvrit lui-même la grille et se

précipita dans les bras du marquis avec effusion.– Ah ! cher... murmura le marquis, non moins

sentimental que le vicomte.Mais celui-ci, qui n’avait point pris garde au

Bas-Breton, se hâta de dire :– Voyons, mon cher cousin, il est temps de

causer, et je ne vous ai pas fait venir inutilement en toute hâte. Venez. Ambroise n’est point de

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trop.Et le vicomte prit M. de Morfontaine par le

bras, disant :– Viens avec nous, Ambroise.Le vicomte fit monter le fermier et M. de

Morfontaine dans sa chambre, et s’y enferma avec eux.

Alors Rocambole, toujours Bas-Breton des pieds à la tête, sortit du cabriolet, attacha le cheval, qu’il débrida, puis se glissa dans la maison à son tour.

– Je veux savoir ce qu’ils disent, murmura-t-il.Il monta et pénétra dans la chambre de Saphir

par le cabinet de toilette.Saphir dormait.Rocambole ouvrit un placard percé dans le

mur qui séparait l’appartement de Saphir de celui de M. de la Morlière, et il colla son œil à un petit trou par lequel filtrait un rayon lumineux...

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– Le conseil de guerre est ouvert !... se dit-il, laissant glisser sur sa bouche railleuse un sourire silencieux.

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XXIX

Le jour naissait quand maître Ambroise sortit de la chambre de M. de la Morlière.

Le marquis de Morfontaine, le vicomte et Ambroise avaient eu une longue conférence.

Le vicomte accompagna le fermier jusque dans la cour.

– Ainsi, lui dit-il, voilà qui est bien convenu ?– Parfaitement, monsieur.– Tu vas t’occuper de trouver une voiture de

voyage.– Oui.– Les deux tourtereaux y monteront pour aller

à Fécamp.– Bien entendu.– Et, au premier relais, le marquis fera le reste.– Ça ne fait pas un pli. Bonsoir, monsieur le

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vicomte, bonne nuit !– Tu pourrais dire bonjour, fit M. de la

Morlière.– C’est vrai, voilà l’aube.Le vicomte, qui s’était arrêté sur le perron,

rentra et ferma la porte au verrou.Le fermier se dirigea vers son cabriolet.Le paysan bas-breton, le propre neveu de la

défunte à maître Ambroise, c’est-à-dire Rocambole, n’y était plus.

– Hé ! garçon ! appela le fermier par deux fois.Personne ne répondit.– Faut croire qu’il est parti, pensa le fermier.Il détacha son cheval, devant lequel le faux

valet avait jeté une demi-botte de foin, le rebrida, monta dans le cabriolet et partit, laissant la grille ouverte.

– Où diable est-il donc ? se demanda Ambroise.

Dans l’espoir de rencontrer Rocambole, il s’en alla au pas tout le long de l’avenue, puis dans le

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chemin qui conduisait à l’embranchement des deux routes. Il mit une heure à faire ce trajet de trois quarts de lieue, sans avoir rencontré personne.

Cependant, comme il allait passer devant la croix qui indiquait la bifurcation des deux chemins, celui de Beuzeville et celui de la ferme, il entendit le galop lointain d’un cheval.

– Ça pourrait bien être lui, ma foi ! se dit-il.Et il s’arrêta, prêtant l’oreille.En cet endroit, le sol était couvert d’arbres, de

pommiers pour la plupart ; le chemin était encaissé et bordé de grandes haies vives, de telle façon que la vue était assez bornée.

Le galop se rapprochait. Ambroise attendit.Cependant le chemin de Beuzeville était désert

aussi loin que l’œil pouvait plonger.– Jarnidieu ! murmura tout à coup Ambroise,

c’est bien lui ! il vient à travers champs.En effet, par une brèche de la haie, le fermier

venait d’apercevoir Rocambole, qui galopait à travers les guérets.

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– Il a coupé au plus court, pensa Ambroise. D’où peut-il donc venir ?

C’était bien Rocambole.Rocambole dépouillé de son costume de Bas-

Breton, ayant repris sa livrée, et monté sur le cheval noir.

Le cheval blanc, on s’en souvient, était resté à l’auberge de Beuzeville.

Ambroise attendit.Cinq minutes après, Rocambole était auprès

de lui.– D’où venez-vous donc, Jésus-Dieu ?

demanda le fermier.– Ceci ne te regarde pas.Rocambole mit pied à terre.– Eh bien ? fit-il.– On a arrangé un petit plan tout mignon.– Ah !– Et on compte pincer les tourtereaux ce soir...

à la nuit.

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– J’ai bien entendu le commencement de cela, dit Rocambole, mais il a fallu que je m’en aille. Conte donc un peu.

– Il est toujours convenu, pour le marquis et le vicomte, que les jeunes gens s’embarquent à Fécamp, demain, au point du jour.

– Naturellement.– Le vicomte a dit : « Il est fâcheux qu’il n’y

ait que trois lieues et demie de la ferme à Fécamp. »

– Ah ! il a dit cela ?– Oui, et il a ajouté : « Car il ne faut pas

songer à une chaise de poste et à un relais. »– C’est juste, dit Rocambole.– Mais, reprit Ambroise, j’ai eu une petite

idée, moi.– Voyons ?– J’ai dit que souvent il arrivait pour M. Léon

ou Mademoiselle Victoire, des paquets au bureau à la station de Beuzeville.

– Très bien.

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– Et que, bien certainement, M. Léon voudrait y passer.

– À merveille.– De telle façon que cela permettrait à M. le

marquis de jouer sa petite comédie.– Quelle est-elle ?Ambroise haussa les épaules

dédaigneusement.– Ces gens-là, dit-il, baissent

considérablement.– En vérité !– Ils ont eu de l’imagination dans leur

jeunesse, mais le temps est passé. Figurez-vous que le marquis songe à employer le commissaire de police.

– Je m’y attendais, dit Rocambole, et j’ai pris mes mesures en conséquence, mon bonhomme.

– Vrai ?– Mais certainement.– Eh bien ! que dois-je faire ?

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– Nous avons dit, à tout hasard, au vicomte, que les jeunes gens devaient s’embarquer à Fécamp.

– Oui.– Tu vas rentrer à la ferme, tu les feras monter

de gré ou de force dans ta carriole.– Après ?– Et tu les conduiras à Fécamp.– Mais...– Il y a, il doit y avoir un navire en partance.

S’il n’y en a pas, tu trouveras une barque, un canot, une embarcation quelconque, pour les conduire au Havre, où ils trouveront un brick ou un vapeur.

– Soit Mais s’ils ne veulent pas ?...– Bah ! quand tu leur diras que le marquis est

à la Charmerie...– Vous avez raison, dit Ambroise, c’est une

bonne raison, et ils trouveront que ma jument ne marche pas assez vite.

– C’est mon avis.

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– Mais alors... la chaise de poste ?...– Tu viendras flâner vers midi dans la pièce de

sarrasin qui est derrière la Charmerie.– Bon !– Et je te donnerai de nouvelles instructions.– C’est différent.– Va et hâte-toi. Au revoir.Rocambole sauta de nouveau en selle et

repartit.Maître Ambroise tourna la croix et prit le

chemin de sa ferme.Cette fois il mit sa jument au trot, et comme

c’était une vaillante bête, qui allongeait très proprement, il arriva encore avant le soleil levé.

Les domestiques seuls commençaient à donner signe de vie dans la ferme.

Pornic couplait ses bœufs sous le joug, le pâtre ouvrait les claires-voies des étables, le charretier pansait ses trois chevaux.

Ambroise était parti la veille au soir sans dire où il allait, et après que sa bourgeoise s’était allée

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coucher ; de telle façon que la fermière n’avait pu lui demander aucune explication.

En voyant entrer le cabriolet du maître dans la cour, Pornic laissa ses bœufs et accourut prendre la bride.

Ambroise descendit et appela le charretier.Celui-ci vint à son tour et ôta son bonnet de

coton bleu.– Mets-moi la Cocote à l’écurie, ordonna le

fermier ; mais ne la dégarnis point et donne-lui une forte avoine... huit litres.

– Est-ce que vous allez encore en route, not’ maître ?

– Oui-dà, répondit Ambroise, je repars dans une heure.

– Alors il ne faudrait pas dételer ?– Si fait bien ! dit Ambroise, car je prendrai la

carriole à quatre roues.Les valets de ferme se regardèrent avec

quelque étonnement.Ce que maître Ambroise appelait la carriole à

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quatre roues était un affreux véhicule qui demeurait toute l’année sous la remise, et dont on ne se servait jamais, tant il était lourd. Mais il avait six places à l’intérieur et un grand coffre par-derrière, dans lequel on pouvait mettre bien des paquets.

– Ça sera lourd pour Cocote, dit le charretier en manière de réflexion.

– Aussi, répliqua maître Ambroise, tu mettras le Gris au palonnier.

Le Gris était un petit cheval élevé à la ferme, et qui trottait que c’était une bénédiction.

Ces précautions prises et ces ordres donnés, maître Ambroise n’entra point à la ferme, mais il se dirigea vers la Maison-Blanche, en enjambant la haie du jardin.

Les premiers rayons du soleil glissaient à peine au sommet des pommiers, et tout dormait dans la maison.

Maître Ambroise frappa doucement à un volet du rez-de-chaussée.

C’était la croisée de la chambre occupée par

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Léon.Le jeune homme avait sans doute le sommeil

excessivement léger, car il sauta lestement à bas de son lit et vint ouvrir.

– Tiens ! c’est vous, le fermier ? dit-il.– C’est moi, monsieur Léon.– Que voulez-vous ?– Il faut vous habiller.– Pourquoi cela ?Léon se frottait les yeux et regardait la

pendule de la cheminée.– Parce que vous allez faire un petit voyage.– Plaît-il ?Le fermier enjamba l’entablement de la

croisée, et sa physionomie prit une expression mystérieuse qui étonna Léon de Pierrefeu.

Puis il continua :– Le père Ambroise est un bon homme, n’est-

ce pas ?– Dame ! fit Léon.

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– Un brave fermier tout rond, qui aime sa belle-sœur, madame Hulot, accueille bien les gens qu’elle lui amène et ne se mêle de rien... hein ?

Léon fronça le sourcil.– Pourquoi diable me dites-vous tout cela,

père Ambroise ?Le fermier continua :– Mais il a l’œil ouvert, le père Ambroise, il

voit tout et ne dit rien.Léon tressaillit et regarda plus attentivement le

fermier.– Un jeune homme et une jeune fille qui s’en

viennent au fond de la Normandie avec une vieille dame... qui ne sortent guère... qui ont l’air de se cacher... dame ! ça donne à penser, voyez-vous ?

Léon se méprit aux paroles du fermier, et il crut que maître Ambroise, au courant de la situation, ne voulait point se faire son complice.

– Ah ! s’il en est ainsi, dit-il avec un accent de fierté, si nous vous gênons, monsieur Ambroise,

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nous sommes prêts à partir.– Ta, ta, ta ! dit-il, vous êtes prompt comme la

poudre, monsieur Léon, écoutez donc...– Parlez !– Si je vous dis que je sais tout, c’est que je

veux vous être utile...– Ah !– Et vous sauver.– Me sauver ! exclama le jeune homme,

étourdi de ce mot.– Dame ! fit naïvement le fermier, vous êtes

un beau monsieur de la ville, et vous avez étudié dans les livres. Vous n’êtes donc pas sans savoir que la justice se mêle des affaires d’un joli jeune homme comme vous qui enlève une jolie demoiselle comme mademoiselle Victoire, alors que celle-ci n’a pas vingt et un ans, et qu’elle est quasiment mineure, comme on dit.

– Comment ? que dites-vous ?... Parlez !... murmura Léon avec vivacité.

– Est-ce que vous connaissez le marquis de

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Morfontaine ? demanda le fermier en clignant de l’œil.

– Le père de Victoire ?– Justement. Eh bien ! il est près d’ici... à trois

lieues !– Ciel !– Et ce soir il compte venir vous faire une

visite...Léon jeta un cri.– Avec un commissaire de police et deux

gendarmes. Comprenez-vous, maintenant ?– Ô mon Dieu ! pauvre Victoire ! murmura le

jeune homme.– Heureusement que je suis là, dit Ambroise.

Allons, habillez-vous... et promptement !Ambroise sauta dans la chambre de Léon,

courut à la porte, passa dans le corridor et grimpa l’escalier quatre à quatre.

Il frappa rudement à la porte de madame Hulot qu’il éveilla, disant :

– C’est moi, le beau-frère ; ouvrez ! ouvrez !

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Madame Hulot vint ouvrir.– Vite ! dit Ambroise, habillez-vous, éveillez

la demoiselle... Il faut partir.– Partir !– Oui... je vous conterai cela... Le marquis est

à vos trousses.Madame Hulot poussa un cri d’angoisse et

s’habilla quatre à quatre. Alors le fermier descendit chez Léon et lui dit :

– Nous allons à Fécamp... Il y a toujours des navires... Vous vous embarquerez pour l’Angleterre...

– Mais... la mère de Victoire...– J’arrangerai tout cela, dit Ambroise. Je ferai,

s’il le faut, le voyage de Paris.Puis il ajouta :– Si vous n’avez pas assez d’argent, je vous en

avancerai. J’ai toujours un vieux sac de cuir plein de louis. C’est le deuxième terme de notre fermage.

– Merci ! dit le jeune homme.

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Moins d’une heure après, Léon de Pierrefeu, Victoire de Morfontaine et madame Hulot montaient dans la fameuse carriole à quatre roues.

Cocote était au brancard, on avait attelé le Gris au palonnier, et maître Ambroise, juché sur le siège et enveloppé dans une bonne limousine toute neuve, faisait claquer son fouet avec le savoir magistral d’un vrai postillon.

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XXX

Tandis que maître Ambroise s’en allait à la ferme pour y presser le départ de Léon de Pierrefeu et de Victoire de Morfontaine, Rocambole, dont il était devenu l’esclave, retournait fort tranquillement à la Charmerie. Il était venu au galop jusqu’à la croix des deux chemins ; mais lorsqu’il eut vu le fermier, il avait jugé inutile de se presser davantage, et il avait continué son chemin au pas. Aussi le soleil était-il levé depuis longtemps lorsqu’il arriva à la villa. M. de la Morlière était à sa fenêtre lorsque le faux valet entra dans la cour.

Le vicomte l’avait vu partir monté sur le cheval noir, et il le voyait revenir sur le cheval blanc. C’était assez extraordinaire déjà ; enfin Rocambole avait passé toute la nuit dehors.

– D’où sors-tu donc ? lui cria le vicomte.Rocambole fit un léger signe de la main qui

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voulait dire :– Attendez-moi, j’ai beaucoup de choses à

vous apprendre.Il mit son cheval à l’écurie, lui donna un coup

de bouchon, jeta une botte de paille dans le râtelier, et monta chez le vicomte.

M. de la Morlière avait attendu Rocambole toute la nuit avec une vive anxiété.

Le faux valet prit une mine soucieuse.– Ah çà ! dit le vicomte, m’expliqueras-tu ta

conduite ?– Ouf ! répondit Rocambole ; malgré le

respect que je lui dois, monsieur le vicomte me permettra bien, j’imagine, de prendre un siège. Je suis rendu.

– D’où viens-tu ?– De Beuzeville.– Bah !– Et avant d’aller à Beuzeville, j’ai passé les

deux tiers de la nuit à rôder autour de l’habitation de M. de Verne.

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Le vicomte tressaillit.– Pourquoi ? fit-il avec une certaine anxiété.– Pour me mettre au courant des faits et gestes

de M. le baron.– Ah ! ah !– Le baron n’est point parti.– Tu l’as vu ?– Comme je vous vois.– Il ne partira point ?– Il ne partira qu’avec Saphir.Le vicomte serra les poings.– C’est ce que nous verrons, dit-il.– Cependant, si monsieur le vicomte n’a plus

besoin d’elle...Cette observation, faite d’un ton naïf,

bouleversa M. de la Morlière. Au lieu d’y répondre directement, il s’emporta.

– Qu’importe ? dit-il, je ne veux pas qu’elle parte !...

– Après cela, murmura Rocambole, si

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monsieur le vicomte a des raisons, c’est différent...

– Et tu dis que cet homme...– Je dis que M. le baron prend ses mesures

pour partir avec Saphir.– C’est impossible !– Si elle sortait d’ici... toute seule...– Elle ne sortira pas, dussé-je l’enfermer dans

sa chambre.Rocambole eut un fin sourire.– Monsieur le vicomte est bien jeune, dit-il, et

on voit bien qu’il n’a jamais perdu son temps à étudier les femmes.

– Que veux-tu dire ?– Si madame Saphir était enfermée, elle

passerait par la fenêtre. Si elle sait que le baron rôde dans les environs... car elle le croit parti...

– C’est vrai.– Eh bien, elle est capable de vouloir le

rejoindre à tout prix.

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Ce que Rocambole affirmait là était tellement selon le cœur humain, que M. de la Morlière en comprit la justesse.

– Que faire donc ? murmura-t-il.– Monsieur le vicomte veut-il mon avis ?– Parle.– Madame Saphir est persuadée qu’elle ne

reverra jamais le baron.– Tu crois ?– J’en suis sûr. Donc, elle est résignée, un peu

consolée, du reste, par les promesses que lui a faites monsieur le vicomte.

– Après ?– Il faudrait la faire partir d’ici le plus tôt

possible.– Mais... où l’envoyer ?– À Paris d’abord ; puis on cherchera le

moyen de faire perdre ses traces au baron.– C’est parfait... Mais tu dis que le baron rôde

dans les environs ?

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– Du matin au soir. Seulement, il est convaincu que monsieur le vicomte ne se doute nullement de sa présence dans le pays.

M. de la Morlière respira.– Ce qui fait, poursuivit Rocambole, que, ce

soir, si la nuit était bien noire...Le vicomte se frappa le front.– J’ai une idée, dit-il.– Voyons ? dit Rocambole à son tour.Le vicomte reprit :– M. de Morfontaine, le père de la jeune fille,

tu sais, est arrivé cette nuit...– Avez-vous arrêté un plan ?– Oui, le voici : les deux jeunes gens partiront

en chaise de poste pour Fécamp en passant par Beuzeville.

– Ah !– Au premier relais, on les arrêtera.– Mais c’est très ingénieux, cela ! murmura

Rocambole avec une pointe d’ironie.

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– Et tandis que M. de Pierrefeu s’en ira sous bonne escorte, on ramènera la demoiselle ici.

– Très bien.– Alors, tu comprends, je puis fort bien

prendre la chaise de poste et partir avec Saphir.– Et, demanda Rocambole, vers quelle heure

pensez-vous que la chaise de poste sera ici ?– Vers minuit.– Tout est pour le mieux.– Ainsi tu approuves mon plan ?– D’autant mieux que je vais vous faire une

dernière confidence.– Laquelle ?– Non content de rôder le jour autour de la

Charmerie, le baron passe les nuits aux environs de la station.

– Vraiment ?– Et il vous eût été impossible de partir par le

chemin de fer. Maintenant, il faut trouver un bon prétexte pour empêcher Saphir de sortir.

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– Il est tout trouvé, dit le vicomte : la présence de M. de Morfontaine.

– Tiens ! c’est vrai.– Je lui expliquerai qu’il ne serait pas

convenable que le marquis la vît, et elle consentira bien, j’imagine, à passer un jour tout entier sans bouger de sa chambre.

– Monsieur le vicomte est un homme de ressources, dit Rocambole.

Et il s’en alla sans que le vicomte eût songé à lui demander comment il se faisait que, étant parti monté sur un cheval noir, il était revenu sur un cheval blanc.

Les choses se passèrent comme l’avaient décidé M. de la Morlière et Rocambole.

Saphir consentit à ne pas se montrer.Le marquis dormit jusqu’à midi et se leva pour

déjeuner.Rocambole passa la journée à brosser ses

harnais.

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Seulement, vers midi, il s’esquiva et alla rejoindre Ambroise dans le champ de sarrasin.

Il eut avec lui une conférence mystérieuse de quelques minutes.

Vers cinq heures, M. de la Morlière profita d’un moment où le marquis se promenait dans le jardin pour entrer chez Saphir.

La jeune femme supportait sa captivité sans trop de tristesse ; elle tendit la main au vicomte et lui dit :

– Ah ! il me tardait de vous voir.– Chut ! mon enfant ! dit-il. Je n’ai qu’une

minute à causer avec vous.Saphir fit une jolie moue.– Le marquis peut remonter d’un moment à

l’autre, et je ne voudrais pas pour un empire qu’il se doutât de votre présence ici.

– Je comprends cela, dit Saphir.– Or, voici ce que je viens vous annoncer :

nous partons cette nuit.– Vraiment ?

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– Oui, faites vos caisses. À dix heures, je viendrai vous chercher.

– Le marquis n’y sera donc plus ?– Non.– Il part donc aussi ?– Au contraire, il reste. Mais je vous

expliquerai tout cela en chemin. Adieu.– Au revoir.Le vicomte allait sortir, quand elle le rappela.– Faites-moi une promesse, dit-elle.– Parlez.– Vous savez que les femmes ont souvent

leurs petites manies.– Je sais cela.– Moi, j’ai horreur d’empiler des robes et des

jupons devant témoin. Faire une malle ou déménager, pour moi, c’est tout un.

– Eh bien ?– Promettez-moi que vous ne viendrez pas

avant l’heure convenue.

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– Soit ! dit le vicomte en souriant.Il sortit et rejoignit le marquis.L’après-midi s’écoula, le soir vint, puis la nuit.M. de la Morlière et son cousin soupèrent en

tête à tête ; puis ils allèrent fumer dans le jardin, en attendant qu’il fût neuf heures.

M. de la Morlière leva les yeux vers les fenêtres de Saphir ; une lumière y brillait, et il vit passer et repasser derrière les rideaux une silhouette de femme.

À neuf heures, le marquis rentra dans sa chambre et passa par-dessus sa redingote une grande blouse bleue ; puis il se coiffa d’une casquette de loutre, ce qui lui donna l’apparence d’un bon fermier normand qui se met en route pour une foire.

– Me voilà prêt, dit-il au vicomte.– Sais-tu ton chemin ?– À peu près.– Je vais t’accompagner pendant une demi-

lieue, dit M. de la Morlière.

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Les deux cousins sortirent de la Charmerie bras dessus, bras dessous ; mais au moment de franchir la grille, le vicomte prétexta un ordre à donner à son valet, et il revint trouver Rocambole.

Rocambole était dans la cour et semblait avoir deviné ce brusque retour de M. de la Morlière.

Le vicomte lui dit tout bas :– Je ne voudrais pas que la jeune fille vît

Saphir. Comment faire ?– Je m’en charge, répondit Rocambole. Nous

la ferons passer par le jardin.– C’est bien.M. de la Morlière rejoignit le marquis ; tous

deux longèrent l’avenue et se dirigèrent vers la grand-route, qui passait à deux kilomètres environ de la Charmerie.

La nuit était sombre et nuageuse.Quand ils furent arrivés sur la grand-route, M.

de Morfontaine et le vicomte s’assirent sur un tas de cailloux et attendirent.

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– Ambroise n’aura point oublié beaucoup de grelots, dit M. de la Morlière ; nous entendrons la voiture de loin.

– Ah çà ! dit le marquis tout à coup, nous allons avoir ma fille sous la main, mais... ton fils ?

– Il est en pleine convalescence, j’imagine, et je te l’enverrai le jour même de mon arrivée à Paris.

– Ton fils n’est plus à Paris.– Hein ?– Il est parti depuis quatre jours. On ne sait où

il est allé.– Tu plaisantes ! dit le vicomte.– Pas du tout.– Comment le sais-tu ?– J’ai rencontré son ami, M. de Kerdrel.Le vicomte pensa : Il est capable de s’être mis

à la recherche de Saphir.Et, rassuré par cette réflexion, il dit à M. de

Morfontaine :

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– Je sais où il est.– Ah ! Il t’a écrit ?– Non, mais je le retrouverai en quelques

heures. Tu n’es pas collet monté, et on peut bien te dire...

– Bon ! fit le marquis en souriant, je sais... une amourette...

– Chut ! écoute...Le vicomte prêta l’oreille.On entendait un bruit lointain de grelots.– C’est la chaise, dit le vicomte.Ils demeurèrent immobiles quelque temps

encore, puis ils virent apparaître dans l’éloignement deux lanternes rougeâtres.

– C’est bien cela, fit M. de la Morlière ; Ambroise m’a dit que les lanternes seraient rouges.

La voiture arrivait grand train et le bruit des grelots devenait plus distinct. Le vicomte se jeta derrière un des peupliers de la route.

– Je veux te voir monter, dit-il. À bientôt !

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Le marquis se prit à marcher à la rencontre des lanternes rouges.

Quand il ne fut plus qu’à vingt pas, il agita sa casquette et cria d’une voix rauque :

– Hé ! postillon !La chaise de poste était conduite à grandes

guides, et le postillon était sur le siège.– Ho ! ho ! holà ! ho ! fit le postillon en

retenant à grand-peine ses chevaux, qui êtes-vous ?

Puis, comme le marquis, ayant remis prudemment sa casquette sur ses yeux, faisait un nouveau signe de la main, le postillon s’écria :

– Tiens ! c’est le maître de poste. Montez ici, patron.

Les lanternes rouges projetaient une vive clarté en avant, mais l’intérieur de la chaise demeurait plongé dans l’obscurité.

Tout ce que put voir le marquis en se hissant sur le siège, ce fut une robe blanchâtre, et il demeura convaincu que c’étaient sa fille et son ravisseur, avec lesquels il allait voyager.

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Le postillon rendit la main à ses chevaux, fit claquer son fouet, et la chaise repartit au grand trot.

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XXXI

Le marquis de Morfontaine, une fois installé sur le siège, regarda le conducteur.

C’était un gros garçon, rougeaud, qui avait l’air fort mal à l’aise sous son habit-veste et dans ses grandes bottes de postillon.

Les gens de la ferme eussent reconnu Pornic.Pornic, à qui maître Ambroise avait dit, avant

de lui faire sa leçon :– Suis-je ton maître ?– Oui, avait répondu Pornic, et un bon, tout de

même.– Alors, tu m’es dévoué ?– À la mort !– Tu feras ce que je te dirai ?– Pardienne !– Et tu ne diras que ce que je veux que tu

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dises ?– Pas un mot de plus, not’ maître.– Jure-le moi...Pornic leva la main.– Jure-le-moi par saint Paterne, le patron de

ton pays !– Je le jure par saint Paterne, répondit Pornic.Ce serment, sacré pour tout Breton, rassura

complètement le fermier, qui donna alors au gars des instructions minutieuses.

Maître Ambroise avait si bien donné le signalement du marquis à Pornic que celui-ci n’avait point hésité à le reconnaître.

Le gars cligna de l’œil et se tourna à demi vers l’intérieur de la chaise de poste.

– Ils sont là, dit-il.Le marquis inclina la tête.– Faut qu’ils soient pressés tout de même, ces

jeunes gens, reprit Pornic, qui paraissait avoir envie de causer.

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– Ah ! fit le marquis.« – Postillon, m’a dit le monsieur, je paye les

guides cinq francs par relais. »– Il paye bien, ce jeune homme.Pornic continua :– Nous n’avons pas toujours de pareilles

aubaines, monsieur, par ce temps de chemins de fer. Nous crevons de faim huit jours sur neuf.

– Où est le relais ? demanda M. de Morfontaine.

– À Beuzeville.– Vous savez que vous devez vous y arrêter

quelque temps ?...Pornic prit un air niais.– Dame ! fit-il, maître Ambroise, qui est un

homme tout à fait charitable et qui me paye une bonne bouteille de cidre quand je passe par chez lui, maître Ambroise m’a dit :

– Tu rencontreras, à la croisière de la route qui mène à la Charmerie, un homme en blouse qui t’avertira d’arrêter. Tu auras l’air de le prendre

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pour le maître de poste, et tu le feras monter. »– Il ne t’a dit que cela ?– Ah ! pardon... il m’a dit encore : « En

entrant dans Beuzeville, tu arrêteras devant la gendarmerie et ce monsieur descendra. »

– Bon !« – Et puis tu t’arrangeras de façon à perdre un

bon quart d’heure au relais, qui est à cent pas plus loin. »

– C’est tout ?Pornic cligna de l’œil.– Dame ! monsieur, fit-il, ça m’intriguait un

peu tout de même, et je lui ai dit : « C’est donc que cette jolie dame et ce beau monsieur sont des voleurs ? »

– Et t’a-t-il répondu ?– Oui, monsieur, il m’a dit que vous étiez le

père de la jolie dame, et que...– C’est bon, dit brusquement le marquis,

maintenant, tu sais ce que tu as à faire ?– À peu près...

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– Tu ne repartiras point du relais que je ne t’aie rejoint avec le brigadier de gendarmerie. Il y a cinq louis de pourboire.

– Crénom ! jura Pornic, il fait bon tout de même servir des gens généreux comme vous, monsieur. Et Pornic salua.

Puis, allongeant un grand coup de fouet à ses chevaux :

– Ont-ils l’air pressé de filer, tout de même, monsieur... Ils ont peur de manquer le bateau à vapeur.

– Ah ! c’est sur un bateau à vapeur qu’ils doivent s’embarquer ?

– Oui. Du moins ils l’ont dit en montant en voiture.

La chaise allait bon train, et, bien que la nuit fût sombre, le marquis ne tarda point à voir blanchir les premières maisons de Beuzeville.

– Tenez, voyez-vous, monsieur, reprit Pornic, qui devenait décidément loquace, la gendarmerie, c’est la troisième maison à gauche, dans la grande rue. Il y a un drapeau.

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– Je le sais.– Ça ne m’étonnerait pas que le brigadier fût

au courant.– Tu crois ?– Dame !– Il t’a donc vu ?– Le brigadier est venu à la ferme tantôt.Tandis que Pornic donnait ce dernier

renseignement au marquis, le pavé résonna sous les pieds des chevaux. La chaise entrait dans la grande rue, et Pornic arrêta, montrant le drapeau qui surmontait la porte de la gendarmerie. Le marquis descendit du haut du siège avec la légèreté d’un jeune homme.

– Tu sais, dit-il, cinq louis !– Soyez tranquille.Avant de lâcher la courroie qui lui avait servi

de rampe, le marquis voulut plonger un regard dans l’intérieur de la chaise ; mais il prit une peine inutile, car les voyageurs avaient baissé les stores à demi. Tout ce qu’il put apercevoir pour la

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seconde fois, ce fut la robe de couleur claire que portait la fugitive.

Malgré l’heure avancée, il y avait de la lumière à la gendarmerie, et le marquis avait à peine frappé, que la porte s’ouvrit.

La chaise était repartie pour s’arrêter, à cent pas plus loin, devant le relais de la poste.

Ce fut le brigadier lui-même qui vint ouvrir.Le brigadier était en uniforme et tout botté.– Brigadier, lui dit le marquis, je suis le

marquis de Morfontaine.Le sous-officier salua.– Je connais votre affaire, monsieur le

marquis, dit-il, et je sais pourquoi vous venez.– Vous avez vu Ambroise ?– Il m’avait écrit un mot, je suis allé à la ferme

dans la journée, et je l’ai vu.– Eh bien, êtes-vous prêt ?– Je suis à vos ordres, monsieur.Le brigadier boucla son ceinturon, le marquis

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passa le premier, et tous deux se dirigèrent vers le relais.

Pornic avait tenu parole, il n’avait point encore dételé lorsque M. de Morfontaine arriva.

Le marquis avait, en chemin, ôté sa blouse, et il était maintenant vêtu comme à l’ordinaire.

– Faites votre devoir, dit-il au brigadier.Et il demeura trois pas à l’écart.Le brigadier ouvrit sans façon la portière de la

chaise de poste.– Vos passeports, messieurs et dames,

demanda-t-il.La femme parut étonnée ; le voyageur tendit

un papier plié en quatre.– Je n’ai pas de passeport, dit-il à mi-voix,

mais j’ai un permis de chasse que voilà.Le brigadier prit le permis, le déplia et

s’approcha de la lanterne :– Ce permis n’est pas à vous, monsieur, dit-il.– Pardon, il est à moi.

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– Non, dit le brigadier. Vous êtes M. Léon de Pierrefeu, et cette dame, mademoiselle de Morfontaine.

– Que me chantez-vous donc là, brigadier ?Et le voyageur répondit par un bruyant éclat

de rire. La femme qui se trouvait auprès de lui fit écho. Alors le brigadier, un peu déconcerté, prit la lanterne dans sa douille et dit :

– Ma foi, monsieur votre père, mademoiselle, vous reconnaîtra mieux que moi.

Alors le marquis s’approcha.En même temps, le brigadier dirigea la

lanterne dans l’intérieur de la voiture. Le marquis jeta un cri.

– Ce n’est pas ma fille ! dit-il.En effet, les deux voyageurs descendirent et

l’homme, regardant froidement le marquis, lui dit en lui montrant sa compagne, qui n’était autre que Saphir :

– Je suis fort étonné, monsieur, que vous me fassiez arrêter ainsi. Je me nomme le baron Gontran de Neubourg, et madame, que voilà, n’a

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jamais été votre fille, que je sache.Le marquis était pétrifié.– Monsieur, balbutia-t-il, pardonnez-moi...

une erreur...– Cependant, reprit le baron d’un ton railleur,

je puis vous donner des nouvelles de votre fille.– Ah ! exclama le marquis, vous l’avez vue ?

vous la connaissez ?... Mon Dieu ! expliquez-moi donc ce mystère.

Le baron répondit :– J’étais à Fécamp ce matin, et j’ai vu monter

à bord d’un navire qui partait pour l’Angleterre, une jeune personne d’une beauté remarquable, et qu’on m’a dit être mademoiselle de Morfontaine.

Le marquis jeta un nouveau cri et se laissa tomber comme foudroyé sur la borne qui garantissait la porte cochère de la remise devant laquelle la chaise de poste était arrêtée.

– Dépêchons-nous donc, postillon ! ordonna le baron avec hauteur.

Le brigadier salua, fit mille excuses à M. de

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Neubourg, et lui dit :– Il y a quelque chose que je ne comprends

pas, monsieur, et dès demain j’irai voir maître Ambroise.

Le baron fit remonter Saphir en voiture.Puis s’approchant du marquis, il lui dit à

l’oreille :– Que pensez-vous, monsieur, de la fin

tragique de ce malheureux comte Hector de Main-Hardye ?

Ces mots brisèrent le tympan du marquis et le firent bondir.

En ce moment, il oublia sa fille, il oublia la mystification terrible dont il était l’objet, pour regarder avec une fiévreuse épouvante cet homme qui paraissait posséder son secret.

Mais déjà le baron était remonté en voiture, et la chaise repartait au grand trot.

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*

Cependant M. le vicomte de la Morlière, bien convaincu que le marquis son cousin venait de monter sur le siège d’une voiture qui renfermait à l’intérieur sa fille et son ravisseur, avait suivi des yeux la chaise de poste durant quelques minutes, puis il avait repris le chemin de la Charmerie d’un pas rapide.

Mais M. le vicomte de la Morlière n’aurait pas dû se presser autant.

La chaise de poste, suivant ses calculs, devait mettre au moins une demi-heure pour atteindre Beuzeville ; il fallait ajouter à ce laps de temps le séjour à Beuzeville, séjour qui pouvait se prolonger si Léon de Pierrefeu, qu’il supposait être dans la chaise de poste, opposait de la résistance ; enfin le temps que le marquis mettrait à ramener sa fille à la Charmerie.

Cependant M. de la Morlière allait du pas d’un jeune homme. Il avait hâte de revoir Saphir.

Rocambole, lorsqu’il arriva, était assis devant

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la porte de la maison et paraissait attendre son retour.

– As-tu vu madame Saphir ? demanda le vicomte.

– Oui, monsieur.– Tu es monté chez elle ?– Non, elle est descendue comme M. le

vicomte et M. de Morfontaine sortaient, et elle m’a dit :

« Ah ! je commençais à étouffer joliment... je vais faire un tour de jardin. »

– Elle est au jardin ?– Je le pense.Le vicomte entra dans le jour, où il faisait très

sombre, et il appela :– Saphir ! mon enfant !Saphir ne répondit pas.Le vicomte suivit la grande allée, entra dans

les allées transversales et appela deux fois encore. Sa voix se perdit sans écho.

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Alors il leva les yeux vers la fenêtre de Saphir. Cette fenêtre était éclairée.

– Elle est remontée, pensa-t-il.Il rentra dans la maison, retrouva Rocambole

au bas de l’escalier et lui dit :– Elle est dans sa chambre.– Tiens ! c’est drôle...– Pourquoi ?– Parce que je n’ai pas bougé de là et ne l’ai

point vue remonter.M. de la Morlière eut un frisson ; il monta

l’escalier rapidement, arriva à la porte de Saphir et frappa. Nul ne répondit. Cependant la clef était sur la porte.

– Saphir ! Saphir ! répéta le vicomte en frappant une seconde fois.

Ne recevant aucune réponse, le vicomte se décida à entrer. La chambre était vide. Il alla au cabinet de toilette, le cabinet était désert.

– Ah ! c’est étrange ! murmura M. de la Morlière.

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Tout à coup il aperçut une lettre sur la cheminée, placée devant la pendule, et il s’en empara.

La lettre portait cette suscription :À monsieur le vicomte de la Morlière.

Tremblant, la sueur au front, le vicomte décacheta la lettre et lut :

« Monsieur et cher protecteur,« Pardonnez-moi, je ne dormais point la nuit

dernière, et, obéissant à un sentiment de curiosité, j’ai collé mon oreille à la cloison qui sépare ma chambre de la vôtre.

« J’ai entendu toute votre conversation avec le marquis de Morfontaine, votre cousin, et j’en ai conclu que vous n’aviez plus besoin de moi pour assurer le bonheur de mon cher Paul.

« Alors ce matin, tandis que vous dormiez encore, étant descendue au jardin, j’ai pu rencontrer de l’autre côté de la haie le baron G... de N... qui, depuis trois jours, fait sentinelle dans les environs.

« Quand ces lignes vous tomberont dans les

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mains, j’aurai fui... emportant le souvenir de vos bontés et vous en gardant reconnaissance.

« Saphir. »Le vicomte poussa un cri de rage, au bruit

duquel Rocambole accourut.– Tiens ! dit le vicomte en lui tendant la lettre.– Ah ! ah ! dit Rocambole, l’oiseau s’est

envolé ; mais si monsieur le vicomte y tient, on peut le rattraper.

– Ah ! exclama le vicomte, parle... que te faut-il ?... je te donnerai ce que tu voudras si tu la retrouves.

– On la retrouvera : venez avec moi.Et Rocambole eut un mystérieux sourire dont

le sens échappa à M. de la Morlière.

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XXXII

Tandis que le marquis de Morfontaine s’apercevait, à Beuzeville, qu’il avait été mystifié ; tandis que M. de la Morlière rentrait à la Charmerie et s’apercevait de la disparition de Saphir, Paul était toujours le prisonnier de Danielle.

Le jeune homme était trop épris pour avoir conservé autre chose qu’un souvenir vague de son existence antérieure.

Il aimait Danielle.Danielle le visitait deux fois par jour, et,

chaque fois, elle avait des façons bizarres, mystérieuses, qui irritaient la curiosité de Paul.

– Vous le savez, lui avait-elle dit souvent, je suis une femme étrange, une énigme vivante... Ne cherchez point à vous expliquer ce qui se passe autour de vous, vous ne le comprendriez pas.

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Et Paul, fasciné par le regard de la jeune fille, courbait le front et répondait :

– Que m’importe ! je ne veux pas savoir qui vous êtes... Je vous aime !

Or, ce soir-là, Paul avait attendu avec plus d’impatience que jamais la visite de Danielle.

Ordinairement, la jeune fille arrivait vers huit ou neuf heures, alors que Paul achevait son dîner solitaire.

Elle entrait comme une apparition.Le sol ne criait point sous ses pas ; les portes,

en s’ouvrant devant elle, ne grinçaient pas sur leurs gonds ; Danielle était un être presque surnaturel.

On eût dit qu’elle ne touchait point à la terre.Or, ce soir-là, elle se fit attendre.Depuis bien longtemps, Paul avait achevé son

repas ; depuis bien longtemps, il avait essayé de tromper son impatience en passant du salon dans sa chambre, et de sa chambre descendant au jardin.

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Danielle ne venait pas.Alors Paul commença à désespérer, et il se

souvint que Danielle lui avait dit un jour :– Que voulez-vous, je ne m’appartiens pas

toujours.Pour la dixième fois, il remontait du jardin,

lorsqu’un bruit de pas légers, un froufrou de robe de soie se firent entendre dans l’escalier.

C’était elle.Paul monta en courant et se précipita dans le

petit salon. Danielle s’y trouvait déjà.Elle était assise dans le fauteuil que le jeune

homme avait quitté tout à l’heure.Il sembla à Paul qu’elle était pâle et agitée.Du reste, elle ne souriait pas comme de

coutume.Ce fut avec une tristesse grave qu’elle lui

tendit la main.Paul baisa cette main avec transport, puis il

regarda Danielle.– Mon Dieu ! dit-il, comme vous êtes pâle !

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– Vous trouvez ?– J’en suis sûr.– C’est que j’éprouve une violente émotion.– Mon Dieu !Son charmant sourire lui revint aux lèvres.– Oh ! rassurez-vous, dit-elle, je suis forte, j’ai

du courage...– Ah ! mais vous courez donc un danger.– Peut-être.Paul s’était mis à genoux et répétait avec

enthousiasme :– Mon Dieu ! s’écria-t-il, si je pouvais être

assez heureux pour vous défendre !– Enfant !– Pour mourir pour vous !– Oh ! taisez-vous !– Ah ! continua-t-il avec une sorte d’ivresse, si

vous saviez combien je vous aime !Un nuage passa sur le front de la jeune fille.– Ciel ! murmura-t-elle tout bas, c’est affreux !

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Paul n’entendit point ces paroles, mais il reprit la main de Danielle et lui dit d’une voix tremblante d’émotion :

– Danielle, je vous aime !... et mourir pour vous, ce serait le ciel.

Danielle passa la main sur ses yeux, et, pour la seconde fois, ses lèvres murmurèrent des paroles étouffées :

– Non, c’est impossible !Tout à coup elle regarda Paul avec une énergie

subite :– Non, je ne veux pas me servir de vous.– Danielle !– Je ne veux pas que vous soyez l’instrument

de ma vengeance.– Paul s’était mis à genoux et répétait avec

enthousiasme :– Mais laissez-moi donc mourir pour vous !Soudain, Danielle le releva.– Tenez, dit-elle, partez, descendez dans la

cour, faites-vous ouvrir la porte... Partez ! et ne

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cherchez point à savoir... Partez ! partez !Mais Paul avait croisé ses bras sur sa poitrine,

il avait pris une fière attitude.– Partir ! dit-il, partir !– Oui.– Quand vous courez un danger ?Elle se tut.– Vous êtes folle, Danielle ; folle à lier,

madame !Danielle tremblait comme une feuille

d’automne au bout de sa tige, sous le souffle des bises précoces.

Paul avait pris ses mains et les couvrait de baisers, et elle n’avait point la force de les retirer.

Mais bientôt une réaction sembla s’opérer en elle ; elle se dégagea, repoussa le jeune homme et lui dit :

– Attendez-moi là... ne bougez pas. Je vais revenir.

– Vous me le promettez ?

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– Je vous le jure ! mais à une condition.– Parlez.– Vous ne me suivrez pas.– J’en fais le serment.Danielle glissa, légère comme une sylphide,

vers la porte dérobée qui donnait dans le salon, la poussa devant elle et disparut.

Paul tint son serment et ne bougea point.Danielle, après avoir refermé la porte sur elle,

longea le couloir et frappa à cette porte mystérieuse que nous avons déjà vue s’ouvrir devant elle.

Cette porte s’ouvrit de nouveau.Alors Danielle entra dans une petite pièce où

se trouvaient trois hommes.Ces trois hommes étaient les trois Chevaliers

du clair de lune : Arthur de Chènevières, le marquis de Verne et lord Blakstone.

Le baron Gontran de Neubourg, à cette heure, voyageait en chaise de poste avec Saphir.

À la vue de la jeune femme, les trois hommes

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se levèrent avec respect.Danielle était bouleversée. Elle avait des

larmes dans les yeux.– Qu’avez-vous donc, mademoiselle ?

demandèrent à la fois les trois jeunes gens.– Je manque de courage.– Vrai ?– Non, ce malheureux enfant n’est pas

coupable, lui !... Non, je ne veux pas...Danielle parlait d’une voix entrecoupée. Mais

le marquis de Verne, qui était le plus âgé des trois jeunes gens, prit la main de la jeune fille et lui dit :

– Mademoiselle, il est trop tard !La voix du marquis était grave.– Trop tard ! exclama-t-elle.– Hélas !– Mais, mon Dieu !...– Danielle, mademoiselle, dit à son tour lord

Blakstone, laissez-nous vous dire que le sang de

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votre mère fume encore.– Ma mère !Et ce seul mot transforma Danielle, et son

regard étincela, ses narines se dilatèrent, son sein se gonfla ; un cruel sourire glissa sur ses lèvres.

– Ah ! vous avez raison, dit-elle, ma mère n’est point vengée encore ! Laissons passer la justice de Dieu !

Et elle quitta les trois jeunes gens et revint dans le salon. Paul n’avait point bougé de place et l’attendait. Danielle le regarda.

– Ainsi, dit-elle, vous m’aimez ?– Ah ! fit-il d’un ton de reproche, en doutez-

vous ?– Vous me défendriez ?– Jusqu’à mon dernier soupir.– Eh bien, écoutez.Elle le fit asseoir auprès d’elle et continua :– Ma mère a été assassinée.– Je le sais.

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– Mon père a été livré à ses bourreaux.– Je le sais encore.– Leur meurtrier à tous deux, le misérable qui

tient dans ses mains souillées ma fortune, qu’il a volée, a tenté de me faire disparaître.

– On me l’a dit.– Enfant, il m’a vendue à des saltimbanques...

et sans la Providence, qui se joue des combinaisons les plus ingénieuses de ceux qui font le mal, sans la Providence j’aurais toujours ignoré ma naissance.

– Oh ! le misérable !– Eh bien, cet homme qui me croyait morte ou

perdue à jamais, cet homme qui jouissait en paix des fruits de son double crime, a appris un jour que j’existais.

– Ciel !– Et cet homme me poursuit.– Grand Dieu !– Et il va venir ici dans une heure, dans

quelques minutes peut-être.

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– Je le tuerai, dit froidement Paul de la Morlière.

Danielle sourit.– Avez-vous des armes ? dit-elle.Paul n’y avait point songé.– Mais, s’écria-t-il, il doit y en avoir ici... et

s’il n’y en a pas...– Eh bien ?– Je l’étranglerai !Danielle se reprit à sourire.– Vous êtes un vrai chevalier, dit-elle. Mais

rassurez-vous.Elle se dirigea vers un bahut placé entre les

deux croisées et l’ouvrit.Elle en retira une boîte oblongue, en

palissandre incrusté de cuivre et de nacre.Cette boîte renfermait des pistolets.– Tenez, dit-elle en les lui tendant, ils sont

chargés et amorcés.Paul les prit, en fit jouer les batteries, passa la

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baguette dans les canons pour juger de la charge, vérifia les amorces, et, les plaçant sur la table :

– Il y en a un de trop, dit-il.– Pourquoi ?– Parce que je tuerai avec une seule main

l’homme qui a assassiné votre mère.– Ah !– J’ai le coup d’œil sûr.Danielle, maintenant, était calme et souriait.– Ainsi, dit Paul, cet homme va venir ici ?– Oui.– Seul ?– Non, avec un complice. Et comme cet

homme sait que j’ai un protecteur... vous... il se ruera sur vous tout d’abord.

Paul eut un fier sourire. Puis il reprit :– Mais comment parviendra-t-il jusqu’ici ?

cette maison est entourée de murs, et si les murs ont des portes, elles sont fermées.

– Elles sont ouvertes.

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– Et pourquoi ?– Parce que c’est un piège que je lui ai tendu,

dit Danielle, et il faut que cette maison, où il croit pouvoir triompher encore, devienne son tombeau.

Paul s’était armé des deux pistolets. Danielle poursuivit :

– Il va venir, et comme il sait qu’un seul homme est là pour me défendre...

– Il a pris avec lui un assassin de rechange, sans doute ?

– Oui, mais il se trompe.– Ah !– Car cet homme est à moi.– À vous ?– Je l’ai acheté.Paul allait répliquer sans doute, mais Danielle

lui prit vivement le bras.– Chut ! dit-elle.– Qu’est-ce ?– Écoutez !

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Un coup de sifflet, étrangement modulé, venait de retentir à travers les arbres du jardin.

– Tiens ! dit Paul, c’est bizarre... on siffle comme cela en Poitou et dans la Vendée.

– C’est lui ! dit Danielle.– Lui ?– Oui... Chut ! écoutez encore.Et s’approchant de la table qui supportait une

lampe, Danielle éteignit cette lampe, et les deux jeunes gens se trouvèrent dans les ténèbres.

Danielle alla ouvrir la fenêtre et attira Paul dans l’embrasure.

La nuit était sombre. À peine distinguait-on, dans l’obscurité, les allées sablées du jardin.

Le coup de sifflet se fit entendre deux fois encore.

Puis Paul entendit un bruit bizarre, qui se termina par la chute d’un corps lourd.

– Ils escaladent le mur du jardin, dit la jeune fille.

– Le mur est bien haut.

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– Ils avaient une échelle. Tenez, regardez !Paul se pencha et distingua deux ombres plus

noires que les silhouettes des arbres, deux ombres qui se mouvaient et se détachaient en vigueur sur le sable qui jonchait les allées du jardin.

– Chut ! souffla Danielle, qui entraîna de nouveau Paul de la Morlière au fond du salon.

Paul arma ses pistolets.Danielle souriait dans l’ombre et murmurait :– Ils feront plus de bruit que de mal.

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XXXIII

Un moment frappé de stupeur, fou, hors de lui, le vicomte de la Morlière avait fini par se laisser entraîner par Rocambole.

Celui-ci lui avait mis deux pistolets à la main, comme à un enfant, lui disant :

– Peut-être faudra-t-il nous battre.– Oh ! je me battrai ! avait répondu le vicomte,

mais où est-elle ?– Avec lui.– Où ?– À une lieue d’ici.– Chez qui ?– Chez le marquis de Verne.– Il me semble que je connais ce nom,

murmura M. de la Morlière, dont la raison déménageait au grand galop.

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– Venez !Le vicomte murmurait :– Il faut que je tue cet homme ! je veux le tuer.On se souvient que, la nuit précédente,

Rocambole avait laissé un cheval à Beuzeville. Il n’en restait donc qu’un dans l’écurie de la Charmerie.

– Nous n’avons qu’un cheval, dit-il au vicomte ; mais il est reposé, il a les reins solides, et il nous portera tous les deux. Je vous prendrai en croupe.

Et Rocambole, qui sans doute avait prévu le cas, laissa un moment le vicomte au milieu de la cour et alla chercher le cheval qui était tout sellé.

M. de la Morlière était trop bouleversé pour remarquer ce détail.

Rocambole ouvrit la grille, sauta en selle, et le vicomte, qui semblait retrouver l’agilité d’un autre âge, le vicomte, disons-nous, posant son pied sur le sien, sauta en croupe.

Alors Rocambole mit l’éperon aux flancs de son cheval et le lança à travers champs avec

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l’impétuosité de ce cheval fantastique de la ballade allemande de Léonore.

La nuit était noire, nous l’avons dit.Il avait plu les jours précédents, et la terre

normande était détrempée. Cependant Rocambole labourait si bien les flancs du cheval, que la pauvre bête semblait avoir des ailes.

En moins d’un quart d’heure, le vicomte eut atteint la lisière d’un petit bois qui était voisin de l’habitation du marquis de Verne.

– C’est là, dit Rocambole.Et il poussa le vicomte qui se laissa glisser à

terre. Lui-même, après en avoir fait autant, attacha le cheval à un arbre.

– Venez, répétait-il.M. de la Morlière, qui ressemblait fort à un

corps sans âme, suivit Rocambole à travers le bouquet d’arbres, et tout à coup vit un mur blanc devant lui.

C’était la clôture du jardin.La maison était cachée derrière les peupliers.

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– J’avais prévu le cas d’un assaut, dit Rocambole.

Et, se baissant, il releva une échelle couchée au pied du mur.

– Ah ! fit le vicomte, dont les tempes étaient en feu et dont le cœur battait avec violence, tu es un homme de précaution.

– C’est cette nuit !Rocambole appliqua l’échelle contre le mur et

dit à M. de la Morlière, en posant son pied sur l’échelle :

– Montez le premier, c’est solide. Quand vous serez en haut, vous vous établirez à califourchon sur le mur et vous m’attendrez.

Le vicomte exécuta cette manœuvre et s’arrêta sur le couronnement du mur, qui était garni de tessons de bouteilles, après lesquels il se déchira horriblement les mains.

Alors seulement, à travers les peupliers, il vit blanchir la maison.

Au même instant, la seule lumière qui brillait aux fenêtres s’éteignit.

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Rocambole, ayant rejoint le vicomte, repoussa l’échelle du pied.

Puis, mesurant la hauteur du faîte du mur au sol du jardin d’un regard assuré, il sauta en disant :

– Faites comme moi !Rocambole tomba sur les deux pieds, et d’en

bas cria au vicomte :– Il y a un pied de sable, vous pouvez sauter !Le vicomte sauta en effet ; retomba sur ses

pieds comme son compagnon, et ne se fit aucun mal.

– Attention ! reprit le faux valet, marchons avec précaution.

– Il n’y a plus de lumière, observa M. de la Morlière.

– Tiens ! c’est vrai.– Peut-être tout le monde est-il couché dans la

maison ?– C’est probable. Marchons toujours.Ils suivirent la grande allée sablée jusqu’au

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perron. Là, Rocambole s’arrêta.– Armez vos pistolets, dit-il.– Mais...– On pourrait faire feu sur nous, il faut

pouvoir riposter.Le vicomte ayant armé ses pistolets,

Rocambole le reprit par la main, le fit entrer dans le vestibule, qui était plongé dans l’obscurité, et le conduisit jusqu’à l’escalier.

– Les portes sont ouvertes, dit-il, et je gage que le baron et Saphir se promènent autour de la maison.

– Où me conduis-tu ?– Je connais la maison comme ma poche, et je

n’ai pas besoin de lumière pour l’explorer. Allons d’abord au salon.

Le vicomte était en proie à une telle émotion, qu’il n’avait plus la moindre volonté et se laissait conduire avec la docilité d’un enfant.

Arrivé à la porte du salon, Rocambole qui était monté sur la pointe du pied, en priant le vicomte

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d’en faire autant, s’arrêta de nouveau et prêta l’oreille :

– Je n’entends pas de bruit, dit-il ; certainement ils sont sortis.

Et il ouvrit la porte en tournant le bouton.Puis il poussa le vicomte devant lui.Le vicomte s’avança d’abord à tâtons ; puis

tout à coup, à l’autre extrémité de la pièce, une forme blanche glissa dans le rayon de clarté douteuse qui entrait par la croisée entrouverte.

En même temps il entendit le froufrou d’une robe.

La forme blanche semblait fuir.Le vicomte crut que c’était Saphir, et d’une

voix que l’émotion rendait méconnaissable, il s’écria :

– Ah ! je te tiens ! tu ne m’échapperas plus !Et il s’élança vers la forme blanche qui

disparut comme une vision.Mais soudain un éclair illumina le salon : un

coup de pistolet partit.

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C’était Paul de la Morlière qui venait de faire feu.

Le vicomte riposta et fit feu à son tour.Mais soudain un cri terrible retentit.À la lueur du coup de pistolet du vicomte,

Paul avait reconnu son père !Au même instant une porte s’ouvrit et un filet

de clarté pénétra dans le salon.Sur le seuil de cette porte, une femme en robe

blanche apparut.Cette femme avait un flambeau à la main, et

ce flambeau éclairait son visage.Le vicomte, muet, stupide, regarda tour à tour

l’homme qui avait fait feu sur lui et la femme qui venait d’apparaître.

Il reconnut son fils.Il ne reconnut pas Saphir.Mais soudain il sentit ses cheveux se hérisser à

la vue de cette femme, et il murmura avec une épouvante indicible :

– L’ombre de Diane de Morfontaine !

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Danielle, car c’était elle, s’écria :– Paul de la Morlière, regardez bien cet

homme, cet homme qui est votre père... Eh bien ! c’est l’assassin de mon père, à moi ; c’est le meurtrier de ma mère !

À ces mots, qui retentirent comme une condamnation sans appel, le père et le fils tombèrent simultanément à genoux, comme si le feu du ciel les eût frappés !

En ce moment, Danielle fit un pas en arrière, le flambeau s’éteignit et tout rentra dans les ténèbres.

FIN DU TOME DEUXIÈME

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Cet ouvrage est le 1149e publiédans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québecest la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

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