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Les citadins artisans efficaces du
compostage collectif
En 2013, la ZAEU a financé une étude ethnologique sur le compostage collec f à Strasbourg.
Ce e étude s’inscrivait alors dans le cadre des travaux du groupe « Ecologiser ? » qui entendait évo‐
quer les enjeux sociaux de la ques on environnementale urbaine. C’est en effet une évidence, la
transi on écologique ques onne l’urbain, son infrastructure matérielle et son métabolisme, mais
aussi sa gouvernance, et naturellement les pra ques et usages de la ville par les habitants. Qu’il
s’agisse de déchets, de mobilité, d’eau…, ces habitants sont depuis une vingtaine d’années la cible
d’un programme global de verdissement ou d’écologisa on des modes de vie.
C’est en par culier le cas pour les conduites liées à l’élimina on des déchets. Pour en limiter la
masse à traiter, les citoyens sont en effet invités, voire incités à recycler, trier, composter. Quelles
sont les mo va ons et les représenta ons des personnes qui compostent ?
Composter : un enjeu de réduction du volume des déchets traités par la collectivité
Le développement du compostage individuel et collec f cons tue un enjeu important de la ges on
des déchets ménagers pour une communauté telle que l’aggloméra on de Strasbourg. Comme
beaucoup de collec vités locales, Strasbourg s’est engagée dans un Plan de préven on en collabo‐
ra on avec l’ADEME. Le compostage domes que individuel mais surtout collec f (dans un contexte
urbain dense) cons tue l’une des solu ons préconisées pour
la réduc on des déchets ménagers en ville. Au sein de l’agglo‐
méra on, il est mis en pra que dans plusieurs sites pilotes
volontaires. Mais sa généralisa on spa ale et sociale, à une
échelle telle qu’elle perme rait de détourner des volumes
significa fs de déchets des nés habituellement à l’incinéra‐
on, rencontre des difficultés dans la concré sa on et surtout
la pérennisa on. Cet aspect est capital puisque l’Eurométro‐
pole espère, à terme, soustraire au transport et au traitement
jusqu'à 7% des volumes actuellement gérés par l'aggloméra‐
on.
Pour favoriser la mise en place de composteurs collec fs sur
l’espace public ou privé, informer les citadins mais aussi les
accompagner est essen el et l’Eurométropole de Strasbourg
met en œuvre des mesures adaptées. En amont de ces me‐
sures mais également à tre de suivi, il est u le de mieux con‐
naître les représenta ons et pra ques du compostage pour
aider à orienter les poli ques et répondre à l’exigence de ré‐
duc on du transport et du traitement des déchets ménagers.
GP THEMATIQUE ASSOCIE
RUDOLOGIE, FILIERE DECHETS MAI 2017 | N°3
Figure 1 : composteur collec f au centre‐ville
2
Approches scientifiques
En termes de « bonnes pra ques » environnemen‐
tales, et plus spécifiquement autour de la ges on
des déchets, de nombreux travaux de sciences so‐
ciales interrogent les inten ons et les comporte‐
ments rela fs à l’adop on de pra ques vertueuses.
Certains, comme dans l’équipe de Stewart Barr, tra‐
vaillent autour de la défini on de « prédicteurs » :
des invariants perme ant de classer et « prédire »
les comportements des individus face au traitement
de leurs déchets ménagers. Les universitaires obser‐
vent que les valeurs, les caractéris ques de situa on
et les traits psychologiques influencent le choix de
l’une ou l’autre des pra ques de traitement des
déchet : recyclage, réu lisa on ou réduc on (BARR
et al., 2001, BARR, 2007). Ces travaux sont éclairants
et nous aident à explorer des variables explica ves
des pra ques de compostage. Toutefois, il est im‐
portant de les tester en situa on : si l’environne‐
ment au sens large, les discours, notamment liés aux
poli ques na onales et locales, l’organisa on de la
filière déchet, les influences culturelles sont impor‐
tantes, alors il y a lieu d’étudier inten ons, compor‐
tement et pra ques des citadins de manière située.
Une enquête auprès des citadins qui compostent (les compostiens)
Nous avons exploré les ressorts, mo va ons et savoirs mobilisés par les ar sans du compostage collec f au cours d’un projet
de recherche in tulé : “Compostage urbain : enjeux anthropologiques et socio‐spa aux” (2013), financé par la ZAEU.
Nous avons mené une enquête de type ethnographique : des entre ens semi direc fs d’une durée moyenne d’une demi‐
heure ont été conduits auprès de 33 personnes (16 hommes et 17 femmes) : acteurs ins tu onnels (ges onnaires territoriaux
et prestataires de l’Eurométropole) d’une part, habitants des quar ers et de copropriétés ayant mis en place le compostage
collec f, tous bénévoles et ac fs dans les associa ons de quar ers ou en lien avec le syndic d’immeubles d’autre part. Des dix
composteurs concernés (figure 2), sept relèvent de cinq associa ons de compostage ou de quar er, et trois sont gérés par des
co‐propriétaires.
Pour moi é, nos enquêtés sont nés en Alsace. Les 41‐60 ans, très majoritairement en ac vité, représentent près de 50% de
l’échan llon (15 personnes). Leur niveau de forma on ini ale s’avère assez élevé puisque la moi é des personnes est tulaire
d’un diplôme supérieur à 5 ans d’études (master 2 ou équivalents, diplômes d’ingénieurs voire doctorats). Dix personnes ont
eu une forma on ini ale dans disciplines scien fiques suscep bles d’aborder les processus de décomposi on de la ma ère
vivante et les cycles de la ma ère dans la biosphère : 8 ont été formés en biologie, agronomie ou écologie ; 2 autres ont été
formés en médecine et dans le paramédical. Les domaines d’ac vité professionnelle impliquant construc on et transfert de
savoirs concernent 14 personnes qui se répar ssent dans les mé ers de l’éduca on, de la forma on, de l’enseignement et
recherche, du conseil enfin.
Les entre ens ont été enregistrés et analysés selon une grille théma que organisée autour des pra ques et des savoirs mobi‐
lisés pour composter. Une par e des entre ens a tourné autour des problèmes rencontrés, notamment en se focalisant au‐
tour des interdits.
Figure 2 : Localisa on des composteurs concernés par nos enquêtes
MAI 2017 | N°3 ECOLOGISER ? | RUDOLOGIE, FILIERE DECHETS
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Savoir théoriques et pratiques mobilisés pour composter
Les personnes rencontrées jusqu’à présent sont celles qui sont « convaincues » : animatrices d’un compost de quar er ou de
copropriété. Pour elles‐mêmes, mais aussi pour les autres, elles s’a achent à des gestes précisément définis qu’elles cher‐
chent à transme re. Un bréviaire des « choses à faire » et « choses à ne pas faire » accompagne le compostage. Nous les
avons interrogées sur les savoirs qui sous‐tendent ces gestes.
C’est en partant de leurs pra ques que les compos ens évoquent les transforma ons biochimiques en œuvre dans le com‐
post. La ques on des procédés gène toujours les personnes interrogées qui se refusent à un discours d’expert pour se concen‐
trer sur une approche pra que. L’analyse lexicale révèle que les mécanismes en œuvre sont souvent décrits de manière con‐
fuse. Evoquée par une grosse moi é des compos ens (17), la décomposi on (anaérobie / naturelle / bactérienne / chimique)
reste un terme générique. La dégrada on / biodégrada on, la fermenta on et la pourriture sont assez minoritairement men‐
onnées (respec vement par 4, 4 et 5 individus). L’interven on de macro‐organismes (le « travail » des pe tes bêtes), enfin,
est évoquée par huit personnes (inges on / diges on / excré on). Dans tous ces cas, c’est bien une situa on dynamique qui
est soulignée, mais les mécanismes restent scien fiquement imprécis. La quasi‐totalité des mots renvoie à l’idée de démantè‐
lement de la ma ère, de désorganisa on d’un état organisé et qui abou t vers un état premier et chao que : dégrada on,
fragmenta on, désagréga on, rupture (de chaînes carbonées).
Inversement, trois mots entendus font allusion à une opéra on de fabrica on ou de subs tu on de ma ère : structura on,
humus, humifica on. Cependant, l’évoca on des processus en œuvre demeure très confuse. En par culier, il existe une am‐
bigüité sur la nature minérale ou organique du produit obtenu. Mais tous disent que les plantes doivent pouvoir l’u liser im‐
médiatement.
Ce qui importe, c’est le produit final. L’image de référence oscille entre le terreau du commerce bien calibré, sans traces de vie
visibles et l’humus de la forêt naturel et rassurant. Les critères évoqués d’un bon produit obtenu par compostage ont des ca‐
ractéris ques qui font appel aux sens :
‐ l’odeur est un critère capital, à la fois dans le recours même au compostage et dans le produit obtenu : le bon compost
ne sent pas mauvais.
‐ l’homogénéité visuelle est primordiale (d’où les interdits sur les coquilles d’œuf ou les peaux d’agrumes—voir infra). Il y
a en quelque sorte nécessité d’une perte d’iden té des éléments déposés, ce qui trahit une volonté de gommer l'em‐
preinte de l’in me révélé par les produits déposés. On glisse du complexe vers l’unitaire anonyme.
L’organisation autour des interdits
Un des principaux résultats valorisé (Philippot & Glatron, soumis) porte sur la ges on plus ou moins formelle des « interdits »,
autrement dit des éléments qui ne sont pas acceptés dans le bac collec f. Une comparaison systéma que a été conduite au‐
près de nos sites de compostage. Les listes d’interdits y sont variables et hétérogènes (figure 3). En effet, ces interdits sont
pour par e « officiels » et transmis par les
animateurs et référents du compostage col‐
lec f, mais ils sont également élaborés de
manière dynamique par les collec fs d’habi‐
tants au niveau de chaque site.
On a relevé que les interdits empruntaient à
plusieurs registres de jus fica on : technique,
sensoriel‐esthé que, hygiénique, morale,
avec en perspec ve l’obten on d’un compost
bon, conforme (à l’idée que l’on s’en fait),
voire pur, qui est souvent une obsession. On a
également pu me re en évidence une ten‐
dance à la surenchère des interdits, liée d’une
MAI 2017 | N°3
Figure 3 : Les éléments « interdits » selon les sites étudiés (vert : explicitement autorisé ; orange : posi on évolu ve ; rouge : interdits)
ECOLOGISER ? | RUDOLOGIE, FILIERE DECHETS
Structures (nombre de personnes
enquêtées)Référent
CUS (1)
prestatai‐
res &
acteurs
CUS (4)
A (5) B ( 5) C (4) D (8) E (2) F ( 1) G (3) H (1)
Type de compostage
Restes carnés (viande, poisson)
Coquilles œufs non broyées
Peaux agrume / restes citron
Peaux de banane non découpées
Restes ail‐oignon
Têtes d'ananas entière
Restes plats cuisinés (cuits)
Graisses / huiles
Coques & noyaux avocats
Têtes d'ananas découpées
Litières de carnivores
Restes de pain / céréales
Restes laitages
Fruits exotiques en général
Accompagnement Compostage de quartier Compostage de co‐propriété
4
part à la pluralité des acteurs suscep bles d’intervenir, et d’autre part à la difficulté de me re en place une régula on collec‐
ve : comme l’explique un habitant interrogé, « ça me paraît un peu excessif (ou non jus fié) mais je ne vais pas faire d'his‐
toire ». Le principe supérieur qui semble ici guider l’ac on commune est celui de la préserva on du lien social autour du com‐
postage (faire ensemble, se rencontrer…), au détriment, en fin de compte, de l’efficacité ou de la facilité d’usage du compos‐
teur. On peut toutefois ajouter que dans la pra que les habitants s’adaptent de manière pragma que à ces interdits et ne con‐
servent que ceux qui leur conviennent.
Des pistes d’action à partir de cette étude
Mieux comprendre les représenta ons et la place des savoirs scien fiques permet de mieux penser la forma on et l’informa-
on du public. Les savoirs scien fiques pourraient en effet être vus comme des savoirs prospec fs (perme ent de trouver
solu ons devant des situa ons inédites).
La ques on des interdits est une entrée intéressante vers les représenta ons. Cependant, si on assouplit les interdits en com‐
prenant mieux leur origine et ce qui les entre ent, le « risque » est de générer des problèmes de place et une nécessité accrue
d’entre en, d’effort physiques, en élargissant la pale e des éléments compostables. Il pourrait donc être u le, avec une ap‐
proche plus holis que, d’intégrer les composteurs dans la ges on et la voca on même des espaces verts publics : le réseau de
compostage urbain ne devrait‐il pas être pensé avec les trames vertes dans une perspec ve de renaturalisa on de la ville ?
Cela entraîne des ques onnements en terme de ges on et de compétence : quel partage entre les tâches accomplies par la
collec vité et celles que les habitants peuvent prendre en charge ?
Pour aller plus loin
1. Prospective
Nous souhaitons poursuivre la connaissance des leviers et freins de la pra que du compostage collec f, en interrogeant des
citadins par cipants mais non militants, puis, surtout, en essayant de cerner les raisons qui limitent ce e pra que auprès de
personnes ayant abandonné ou ne s’adonnant pas au compostage. Il s’agira en outre de me re l’accent sur les débouchés du
compost qui pourraient cons tuer une source de mo va on « nouvelle » affichée par la collec vité pour amener ses admi‐
nistrés à adopter des pra ques nécessaires au développement d’une ville « durable ». Enfin, nous pourrons également nous
interroger sur la manière dont le compostage alimente des circula ons et des échanges sociaux, crée de nouveaux liens avec
des jardiniers et ac onne le développement de logiques de dons.
2. Quelques références bibliographiques
Barr S. (2007) Factors influencing environmental a tudes and behaviors. A UK case study of household waste management,
Environment and Behavior, 4 : pp. 435‐473.
Barr S., A. W. Gilg N. J. Ford (2001) A conceptual framework for understanding and analysing a tudes towards household‐
waste management, Environment and Planning A, 11 : pp. 2025‐2048.
Philippot V., (2011) Approche ethnologique de la pra que du compostage collec f citadin. Les vertus éco citoyennes à l’épreuve
de l’enquête. Mémoire de MASTER, MNHN, Paris.
Auteurs et contacts Sandrine Glatron, ZAEU et Laboratoire DynamE UMR7367 : Unistra ‐ CNRS, 0368850962, [email protected] Véronique Philippot, Espace‐Prod et ZAEU, [email protected]
Valorisa on
Séminaire de la ZAEU « Compostage urbain », le 21 octobre 2014 à l’ENGEES
Le compostage collec f urbain à l'épreuve de ses interdits. Enquête sur des sites strasbourgeois. Ar cle soumis à Ver go (avril 2017)
Mise en page
Zone Atelier Environnementale Urbaine, Faculté de Géographie et d’Aménagement, 3 rue de l’Argonne, 67 000 Strasbourg, h ps://zaeu‐strasbourg.eu/
Adrien Opeicle, adrien.opeicle@live‐cnrs.unistra.fr
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