Les Derviches Tourneurs Chap1 RUMI

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Une confrerie soufie dans l 'Islam

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  • Chapitre 1: Rum (1207-1273): poe`te et mystique

    Eve Feuillebois-Pierunek

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    Eve Feuillebois-Pierunek. Chapitre 1: Rum (1207-1273): poe`te et mystique. Les dervichestourneurs, doctrine, histoire et pratiques, Editions du Cerf, pp.21-81, 2006, Patrimoines Islam.

    HAL Id: hal-00651420

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    Submitted on 13 Dec 2011

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  • 1

    CHAPITRE 1

    RM (1207-1273), POTE ET MYSTIQUE

    ____________________________________________________________

    LA VIE

    Quelques notes prliminaires

    Le nom complet de Rm est Mawln Jall al-Dn Muhammad ibn Muhammad al-

    Balkh al-Rm. Mawln est un titre en arabe signifiant notre matre qui lui fut donn par

    ses disciples ; Mawlaw, mon matre en est une variante apparue plus tardivement. Le

    pote partage ces titres avec de nombreuses autres personnalits, mais son rayonnement fut tel

    en Iran et en Turquie que lorsque lon dit Mowlavi (prononciation persane) ou Mevln

    (prononciation turque) sans plus de prcision, on sait quil sagit du Matre des matres .

    Jall al-Dn, qui signifie Splendeur de la Foi , est un surnom honorifique assez

    frquemment donn des hommes de religion, lettrs et politiciens du monde musulman

    mdival. Son prnom est Muhammad, et Ibn Muhammad signifie fils de Muhammad , car

    son pre se prnommait galement de cette faon. Balkh est un toponyme situant lorigine de

    la famille Balkh (actuel Afghanistan), or comme nous le verrons, le pote vient plus

    probablement dune petite ville dans lactuel Tadjikistan. Rm est un autre toponyme se

    rfrant son sjour en Anatolie, qui fut une partie de lempire byzantin mais que les

    Musulmans du Moyen-ge avaient coutume dappeler Rome . Les Occidentaux ont

    privilgi le nom de Rm , mais en Iran et en Turquie, le mystique est plutt dsign par

    lappellation Mawlaw ou Mevln, considre comme un nom de plume plus quun titre

    arabe.

    On ne saurait prsenter Rm sans le resituer dans le cadre qui est le sien, lIran et

    lAnatolie du XIIIe sicle, et sans prsenter brivement les deux grandes traditions qui

    inspirent son uvre, le soufisme et la littrature persane.

    la fin du XIIe sicle, la Transoxiane et lIran presque entier appartenaient aux Turcs

    musulmans du Khwarazm, de culture arabo-persane. Derrire eux, le reste de lAsie

    musulmane tait partag entre les khalifes abbassides Bagdad, les sultans ayyoubides,

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    Kurdes de culture arabe, en Syrie et en Egypte, et les sultans seldjoukides, Turcs iraniss, en

    Asie Mineure. Lempire des Seldjoukides de Perse tait en miettes, partag entre des

    gouverneurs de province mancips Kerman, Chiraz, Avec lunification de la Mongolie

    par Gengis-Khan vers 1206, la rgion vit lmergence dune nouvelle puissance. Les Mongols

    conquirent bientt la Chine du Nord, une partie de lAsie centrale, et se retrouvrent aux

    frontires de lempire khwarazmien. Ils ne tardrent pas envahir la Transoxiane et lIran en

    trois vagues successives (1219, 1221, 1230). Les exterminations qui accompagnrent cette

    conqute provoqurent une migration massive de la population locale vers les lots pargns

    par les exactions mongoles : lAnatolie, o le sultanat seldjoukide fut protg par son statut de

    vassal du khanat de Perse, lIran central, o la dynastie turkmne des Salghourides se soumit

    au pouvoir administratif mongol, et lInde du Nord, o les Ghaznavides, une autre dynastie

    turque iranise, chapprent de justesse la destruction. Aprs une priode de flottement,

    lIran fut gouvern par les Ilkhanides (1258-1334), une dynastie de princes mongols, qui

    continurent leur marche vers lOuest, mais finirent par tre arrts par les Mamelouks

    dEgypte. Linvasion mongole fut une catastrophe conomique pour lIran : pillages, villes

    ananties, effondrement dmographique, dclin de lagriculture et des artisanats. La

    civilisation persane survcut grce aux Seldjoukides dAnatolie et aux Ghaznavides dInde,

    avant de conqurir son tour les Mongols grce la prsence de collaborateurs iraniens

    la cour ilkhanide1. Ce contexte violent napparat cependant que trs peu dans luvre du

    pote.

    Un lment asctique et mystique tait implicitement prsent dans lislam ds ses

    dbuts. Ds le VIIe sicle, des communauts asctiques mergent en Msopotamie, Syrie et

    dans lEst de lIran. Le terme soufi apparat au VIIIe sicle et dsigne ces musulmans en

    qute dune intriorisation de leur foi, intriorisation qui mne parfois jusqu lextase

    mystique et qui se dveloppe en marge de la Loi (shara) et parfois contre elle. Mais le

    soufisme est un mouvement authentiquement musulman malgr les influences quil a pu subir

    au cours de son volution. Il faut galement souligner que nous avons affaire non un

    monolithe mais au contraire une ralit extrmement varie selon le lieu, le temps et la

    1 Sur lhistoire de lIran, voir D. Morgan, Medieval Persia 1040-1797, Londres, Longman, 1988 et Cambridge

    History of Iran, Cambridge, Cambridge University Press, 1968-1991, 7 vol.. Sur lAnatolie au XIIIe sicle,

    Claude Cahen, La Turquie pr-ottomane, Istanbul - Paris, IFEA, 1988 ; S. J. Vryonis, The Decline of Mediaeval

    Hellenism in Asia Minor and the Process of Islamization from the 11th through the 15th century, Berkeley - Los

    Angeles - London, University of California Press, 1971.

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    personnalit des individus qui la composent. De plus, le soufisme ne recouvre pas tout le

    champ de la mystique musulmane : il existe des courants spirituels qui refusent ce nom.

    Le soufisme primitif nat Basra (Hasan al-Basr, Rbia) et Kufa (Abdak), se vit

    sous le signe de lascse, de la pauvret et de la mditation intense du Coran. Lamour de

    Dieu, inacceptable pour les docteurs de la Loi, est dj lun des traits dominants de cette

    mystique. Le IXe et Xe sicle marquent lapoge du soufisme classique avec trois grandes

    coles o se dveloppe une gnose mystique (marifa) : en Egypte (Dh al-Nn), Bagdad

    (Muhsib, Sar Saqt, Junayd) et au Khorassan (Tirmidh, Ab Yazd Bastm). Cette

    priode se clt sur lexcution de Hallj en 922. Les soufis rentrent alors dans lombre,

    tablissent de grandes synthses et cherchent lgitimer leur doctrine par des traits (Sarrj,

    Kalbd, Ab Tlib al-Makk, Ab Hayyn al-Tawhd, Sulam, Ab Nuaym al-Isfahn).

    Qushayr et le clbre thologien Ab Hmid Ghazl contribuent faire reconnatre le

    soufisme modr par lislam officiel. Au XIe sicle, un soufisme riche et vari,

    dexpression persane, se dveloppe (Ab Sad, Bb Thir, Hujwr, Abd Allh Ansr,

    Ahmad Ghazl, les gens du blme ou malmatis). Un second ge dor du soufisme fleurit

    entre le XIe et le XVe sicle avec de grandes figures telles que Yahy Suhraward,

    mtaphysicien de la lumire, Ruzbihn Baql Shrz, chantre de lamour pur, Najm al-Dn

    Kubr connu pour sa thorie des photismes colors, Ibn Arab, fondateur de la thorie de

    lUnicit de lEtre (wahdat al-wujd), Abd al-Karm Jl, clbre par sa doctrine de lHomme

    Parfait. La posie mystique, surtout persane, mais aussi arabe, turque et ourdoue, se

    dveloppe. L'apparition des ordres commence ds le XIIe sicle, mais leur expansion

    intervient surtout au XIIIe sicle sur le plateau iranien et en Asie Centrale, en Anatolie et dans

    le Proche-Orient arabe. Les deux confrries les plus rpandues sont alors la Kubrawiyya

    l'Est et la Suhrawardiyya l'Ouest2.

    La langue persane est issue du moyen perse, langue de lempire des Sassanides. Aprs

    linvasion arabe (651), suivie par la domination du califat sur la Perse et par lislamisation de

    la majorit de la population, la culture de lIran prislamique survcut cependant. Ds

    lapparition dun pouvoir politique indpendant dans les cours du Khorasan et de la

    2 Pour une initiation au soufisme, lire Alexandre Knysh, Islamic Mysticism. A Short History, Leiden, Brill, 2000 ;

    Eric Geoffroy, Initiation au soufisme, Paris, Fayard, 2003 ; Annemarie Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions

    mystiques de lIslam, Paris, Cerf, 1996 ; Carl W. Ernst, The Shambhala Guide to Sufism, an Essential

    Introduction to the Philosophy and Practice of the Mystical Traditions of Islam, Boston - Londres, Shambhala,

    1997.

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    Transoxiane, une expression littraire en langue dari (persan littraire), trs imprgne des

    modles arabes, se dveloppa. La premire forme de pome fut le pangyrique (qasda), o

    sillustrrent Rdak, Unsur, Anwar, Khqn. partir de lpoque mongole, la posie de

    cour dclina, et les potes lui prfrrent lode lyrique (ghazal), que Sad et Hfiz amenrent

    sa perfection. partir du XIIe sicle, le ghazal stait adapt au langage mystique avec

    San et Attr. Une autre forme jouit dun succs exceptionnel en littrature persane, le

    mathnaw, pome narratif qui connut trois grandes manifestations : lpope nationale (le

    Livre des Rois de Firdaws), le roman amoureux (les Cinq Pomes de Nizm) et lpope

    mystique (Le jardin de la Vrit de San, Le Langage des oiseaux de Attr). La prose

    persane concerne dabord des ouvrages scientifiques, des crits historiques, religieux, moraux

    et philosophiques. Dabord trs simple, elle devint plus labore partir du XIIe sicle,

    volua vers la prose rythme et investit galement le champ de la littrature de

    divertissement3. Luvre de Rm se situe dans la ligne de ce courant de la littrature

    mystique quinitirent San et Attr.

    La question des sources

    La vie de Rm nous est exceptionnellement bien connue. Il est rare que nous ayons

    autant dinformations prcises et dates sur un auteur persan mdival, bien que la tradition

    hagiographique, qui sest trs vite forme autour de lui, ait quelque peu obscurci notre

    connaissance du personnage historique.

    Ces informations sont issues de plusieurs sources. La premire est une chronique en

    vers sur linstitution de la confrrie mawlawiyya, compose vers 1291 par le fils de Rm,

    Sultn Walad (m. 1312). Cet ouvrage sintitule Ibtid-nma (Livre du dbut) ou Mathnaw-i

    Walad (Pome de Valad). crit dans une trs belle langue, cest le chant damour dun fils

    pour son pre, et surtout lune des sources les plus fiables, puisquelle est contemporaine de

    lauteur tudi. Ce qui ne doit pas faire oublier ses vises hagiographiques : Sultn Walad

    3 Pour sinitier la littrature persane, Charles-Henri de Fouchcour, Littrature persane , pp. 754-787, in

    Histoire des littratures, sous la direction de R. Queneau, Encyclopdie de la Pliade, Paris, Gallimard, 1977, t.

    I, pp. 754-787 ; J. Rypka, History of Iranian Literature, Dordrecht, K. Jahn, 1968 ; G. Morisson, J. Baldick, M.-

    R. Shafii Kadkani, History of Persian literature from the beginning of the Islamic period to the present day,

    Leiden - Kln, Brill, 1981.

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    crit pour difier des disciples et sefforce de prsenter son pre comme un saint homme et un

    thaumaturge aux dons extraordinaires4.

    La deuxime source la plus ancienne est le Trait de Sipahslr b. Ahmad Faridn

    (Risla-yi Sipahslr), termin entre 1320 et 1338, cest--dire une soixantaine dannes

    aprs la mort du matre. Nous savons peu de choses de ce personnage, si ce nest quil fut

    enterr aux cts du pre de Rm. Il se prsente comme un tmoin direct et dit avoir t

    disciple de Rm pendant quarante ans, ce qui nous pose problme car il aurait alors d vivre

    plus de cent ans. Sans doute a-t-il exagr la dure de son sjour auprs de Rm, le chiffre

    quarante tant celui de la perfection. Peut-tre aussi la dernire partie de son livre, consacre

    aux successeurs de Sultn Walad, a-t-elle t compose par quelquun dautre. Rcemment un

    chercheur iranien, Bahrm Bihizd5, a prtendu que ce livre ntait quun faux, cr au XVIe

    sicle partir dune version remanie des Manqib dAflk. Aflk semble ignorer

    totalement Sipahslr, ce qui est troublant. En tout cas, les deux ouvrages reprsentent deux

    visions compltement diffrentes de la vie de Mawln. Le Trait , ordonn de manire

    chronologique et illustr par des pomes, est plus factuel et plus sobre que les Manqib : il

    accorde bien au pote des charismes de saint (prdictions, pouvoir sur la nature), mais pas de

    miracles prophtiques6.

    Dun tout autre ton est la biographie de Rm par Shams al-Dn Ahmad Aflk (m.

    1360), Manqib al-rifn (Les Vertus des mystiques), crite au milieu du XIVe sicle, et trs

    dtaille. Elle fut compose en prose la demande du fils de Sultn Walad, Ulu rif Chalab

    (1272-1320), qui fut aussi son successeur la tte de la confrrie. Aflk na pas

    personnellement connu Rm, mais il a patiemment recueilli les tmoignages de personnes

    layant ctoy ou en ayant entendu parler, et il fournit mme des chanes de transmissions

    pour les informations de troisime ou de quatrime main. Il a galement tudi les notes

    laisses par Bah al-Dn (pre du pote) et Shams Tabrz (son inspirateur), et le Walad-nma,

    mais la majeure partie de son livre est issue dinformations orales, acceptes sans le moindre

    esprit critique, et parfois contradictoires. Il se montre particulirement prolifique dans la

    narration dhistoires fantastiques et de miracles surnaturels. Mais il nous fournit aussi de

    4 Sultn Walad, Waladnma y mathnaw-i walad, d. Jall al-Dn Hum, Thran, Iqbl, 1316/1937.

    5 Bahrm Bihizd, Risla-yi manhl-i Sipahslr : nuskha-yi gumshuda-yi Mathnaw, Thran, Muassisa-yi

    khadamt-i farhang-i ras, 1376/1997.

    6 Faridun Sipahslr, Risla-yi Sipahslr, d. Sad Nafs, Thran, Iqbl, 1325/1947.

  • 6

    nombreuses anecdotes de la vie quotidienne qui nous rendent Rm plus vivant, et il donne

    souvent des dtails sur les circonstances de la composition de tel ou tel pome7.

    Abd al-Rahmn Jm (1414-1492), savant polygraphe, soufi et pote, composa entre

    1476 et 1478 un recueil de biographies de soufis, Nafaht al-Uns (Les Parfums de lintimit).

    Louvrage comprend des notices spares sur Rm et ses proches, notamment Bah al-Dn

    Walad, Burhn al-Dn Muhaqqiq, Shams Tabrz, Salh al-Dn Zarkb, Chalab Husm al-Dn

    et Sultn Walad. Il sinspire des ouvrages de Sultn Walad et surtout dAflk, mais se montre

    moins crdule et plus factuel. La biographie de Rm est assez longue et bien construite, mais

    plus banale, et elle napporte rien de neuf, hormis le rcit de la rencontre de Attr avec

    Mawln enfant8.

    Les premires tudes orientalistes se sont principalement appuyes sur Tadhkirat al-

    Shuar (Biographies des potes) de Dawlatshh Samarqand, livre termin en 1487, prs de

    deux sicles aprs Rm. Or cette source nest pas trs fiable et contient de nombreuses

    erreurs. La biographie de Rm sy appuie sur Sultn Walad, Jm et dautres sources plus

    tardives. Elle napporte pas de nouvelles informations, mais perptue et accentue les lgendes

    circulant autour de Mawln9.

    Que peut-on finalement affirmer avec certitude concernant la vie du clbre pote ?

    Lenfance : le voyage vers lOuest

    N le 30 septembre 1207, Rm a pass sa petite enfance en Transoxiane, Wakhsh,

    ville moyenne situe une soixantaine de kilomtres au Sud-Est de lactuelle Dushambe au

    Tadjikistan. Or Rm est crdit du nom dorigine (nisba) Balkh ( originaire de

    Balkh ). Trs probablement, sa famille, une fois migre en Anatolie, a laiss croire quils

    taient originaires de Balkh, lun des hauts lieux culturels de lpoque, situ 250 kilomtres

    de Wakhsh. Peut-tre aussi demeurrent-ils quelque temps Balkh. Rm avait une sur,

    Ftima Khtn, qui se maria et resta au Khorasan, et un frre, Al al-Dn Muhammad, de

    deux ans son an. Les Marif10 mentionnent galement un certain Husayn ; dans la mesure

    o ni Aflk ni Sipahslr ne parlent de lui, on peut supposer quil resta au Khorasan ou

    7 Aflk, Manqib al-rifn, d. et prs. Tahsin Yazici (2e d.), Thran, Duny-yi kitb, 1362/1983.

    8 Jm, Nafaht al-uns min hadart al-quds, d. M. Tawhdpr, Thran, Sad, 1336/1957.

    9 Dawlatshh, Tadhkirat al-shuar, d. M. Abbs, Thran, Barn, 1337/1958.

    10 Bah al-Dn Walad, Marif, d. B. Furznfar, Thran, Idra-yi kull-i intibt-i wizrat-i farhang, 1955 et

    1959, 2e tome, p. 54, 142.

  • 7

    mourut avant lexode en Asie Mineure11. Le pre de Rm, Bah al-Dn Walad (1152?-1231),

    dj g dune soixantaine dannes sa naissance, tait un savant religieux ; il exerait la

    profession de prdicateur (wiz12) et enseignait aussi les sciences religieuses, notamment

    lexgse du Coran. Sipahslr lui attribue un large renom et un nombre important de

    disciples13

    . Mais labsence de mention de son nom dans les dictionnaires biographiques

    prouve que son influence fut assez limite14

    , et lui-mme trahit parfois son dsir refoul dune

    meilleure situation sociale15

    .

    Entre 1210 et 1212, Bah al-Dn partit stablir avec sa famille et une partie de ses

    disciples Samarcande, alors sous le contrle des Mongols Qarakhitay. On sait quil avait des

    ennemis, dont un certain juge de Wakhsh , et son inclination mystique lavait peut-tre

    rendu suspect aux yeux de son milieu. Mais la profession de prdicateur tait souvent

    itinrante. Vers 1216, la famille commena son priple vers lOuest. Leur but premier tait le

    plerinage la Mekke, mais trs probablement, ils avaient dj lintention de sinstaller en

    Anatolie seldjoukide. On ignore en fait la raison exacte de leur migration ; les motivations

    prtes Bah al-Dn par les hagiographes sont sujettes caution : il se serait enfui

    lapproche de linvasion mongole (intervenue partir de 1219 seulement, et difficilement

    prvisible, sauf sur un mode spirituel !) ou aurait eu un diffrend avec le Prince du Khwarazm

    et le philosophe Fakhr al-Dn Rz (mort en 1209 et donc dj dcd l'poque !)16

    . Peut-

    tre Bah al-Dn cherchait-il tout simplement un pieux patron et un territoire o il

    rencontrerait moins de concurrence. Quelque chose la incit tenter sa chance en Anatolie :

    la perspective dun poste de professeur pour lui-mme ou ses fils, la libert de prcher un

    islam marqu par lasctisme et une coloration mystique, la plus grande stabilit politique de

    11

    Fritz Meier, Bah-i Walad : Grundzge seines Lebens und seiner Mystik, Leiden, Brill, 1989, p. 50.

    12 Ce type de prdicateur tait charg dhomlies (waz) caractre moral, prches diffrents moments des

    assembles dans les mosques, madrasas ou couvents soufis, Le waz soppose la khutba, sermon politico-

    moral de la prire commune du vendredi.

    13 Sipahslr, Risla-yi Sipahslr, d. Sad Nafs, Thran, Iqbl, 1325/1947, pp. 12 sq.

    14 Franklin Lewis, Rm, Past and Present, East and West. The Life, Teachings and Poetry of Jall al-Dn Rm,

    Oxford - Boston, Oneworld, 2000, p. 55.

    15 Bah al-Dn Walad, Marif, t.1, p. 374.

    16 Auteur dun clbre Commentaire du Coran, il sattira beaucoup de dtracteurs cause de son arrogance et de

    sa critique de la pense dAvicenne et de Ghazl. Les auteurs mystiques lont souvent cit en contre-exemple du

    savant orgueilleux qui ne ralise quen fin de vie la vanit de la science par opposition la pratique spirituelle.

  • 8

    la rgion, ou son voisinage avec des populations islamiser, chrtiens grecs et armniens, et

    tribus turkmnes17

    .

    Cest alors quintervient la fameuse anecdote apparue sous la plume de Jm et

    amplifie par Dawlatshh18

    qui narre la rencontre de Rm alors g dune dizaine dannes

    avec le grand pote mystique Fard al-Dn Attr19 Nichapour. Attr aurait prdit la gloire

    au petit Jall al-Dn et lui aurait offert une copie du Livre des secrets (Asrr-nma). Dans la

    mesure o ni Rm, ni Sultn Walad, ni Aflk nen parlent, il sagit trs probablement dune

    lgende destine inscrire plus explicitement Rm dans la grande ligne des potes

    mystiques persans.

    On retrouve les Walad en 1216 Bagdad et la Mekke, en 1217 Damas et Malatya.

    Ils passrent ensuite quatre ans Akshahr20

    prs dErzincan, sous le patronage de Ismat

    Khtn, pouse de Fakhr al-Dn Bahrmshh, prince dErzincan21. Bah al-Dn sy serait fait

    construire une cole coranique (madrasa) dans laquelle il enseigna les sciences religieuses

    jusqu la mort de ses protecteurs vers 1221.

    Ensuite, daprs Aflk22, les Walad vcurent sept ans Larende, actuelle Karaman au

    Sud-Est de Konya, sous le patronage du gouverneur local seldjoukide Amr Ms, jusquen

    1228 approximativement. Cest l que mourut et fut enterre la mre de Mawln, Mumina

    Khtn. Cest galement Larende que Bah al-Dn maria Mawln, alors g de dix-sept

    ans, Jawhar-Khtn, fille de Khwja Ll Samarqand, en 1224. La mre de celle-ci tait

    une disciple de Bah al-Dn. Mawln en eut deux fils, Al al-Dn Muhammad et Sultn

    Walad (entre 1225 et 1228). Aprs la mort de Jawhar-Khtn vers 1242, Rm prendra une

    seconde pouse, Kirr Khtn, qui lui donnera un fils, Muzaffar al-Dn Amr lim elebi, et

    17

    Voir lanalyse de Lewis, Rm, pp. 55-64.

    18 Dawlatshh, Tadhkira, p. 214.

    19 Comme pote et conteur, comme initiateur au soufisme, Attr Nishapuri (1119 ou 1142 ?- 1190 ou 1220 ?)

    eut une trs grande influence sur laire culturelle persane. Cest un matre du rcit didactique et du ghazal

    mystique. Ses principales uvres sont des mathnaws (Le Langage des Oiseaux, Le Livre divin, Le Livre de

    lEpreuve, Le Livre des secrets), un Diwn lyrique et un recueil hagiographique, le Mmorial des Hommes de

    Dieu.

    20 Il ne sagit pas de la ville dAkehir prs dAntakya, mais dune ville plus petite, aujourdhui disparue et situe

    120 km au nord-est de Sivas.

    21 Aflk, Manqib, pp. 24-25.

    22 Aflk, Manqib, pp. 25-27.

  • 9

    une fille, Malika Khtn. Sipahslr ignore compltement le passage Larende et fait arriver

    les Walad Konya ds 122123

    .

    En tous cas, les jeunes annes du pote furent trs riches en voyages, en

    enseignements et en expriences diverses, et elles formeront un terreau fertile pour son

    mrissement spirituel, son uvre littraire et ses fonctions de guide spirituel.

    Konya : la formation spirituelle

    Bah al-Dn sinstalla en 1229 Konya la requte du prince seldjoukide rgnant,

    Al al-Dn Kaykubd. Pendant deux ans, il enseigna dans une cole religieuse, jusqu sa

    mort en fvrier 1231. Son penchant asctique et ses prdispositions mystiques transparaissent

    dans ses notes et discours, recueillis sous le titre de Marif ( Savoirs ) par son disciple et

    ami Burhn al-Dn Muhaqqiq Tirmidh. Dans cet ouvrage composite, mi journal spirituel, mi

    enseignement informel, il propose un commentaire spirituel de certains passages du Coran ou

    de la Tradition prophtique, conseille ses disciples, fait tat de ses visions et inspirations, et

    converse avec Dieu comme avec un ami, le louant pour ses uvres et clbrant son amour

    universel. Rm se souvient davoir vu, enfant, son pre rpter le nom de Dieu. Ses scrupules

    et son obsession de la puret intrieure taient bien connus de son entourage, mais il resta trs

    discret sur ses expriences, de sorte que cest Burhn al-Dn qui rvla Rm le mysticisme

    de son pre. Les Marif sont une source prcieuse pour comprendre la pense du pre,

    lhistoire de la famille et certaines influences exerces sur Rm. Le texte, crit entre 1200 et

    1211, est fait de notes prises par des disciples et de parties autobiographiques de la plume de

    Bah al-Dn lui-mme24

    .

    Bah al-Dn pensait sans doute Mawln pour lui succder comme prdicateur ou

    juriste, mais sa mort, ce dernier, alors g de vingt-quatre ans, ntait apparemment pas

    encore mr pour cette fonction. Cest donc Burhn al-Dn25, tabli Kayseri sous le patronage

    du ministre seldjouke Shib-i Isfahn, qui prit en charge la direction des disciples de Bah et

    lducation de Mawln pendant neuf ans. Afin de renforcer son prestige, il lenvoya suivre

    un cursus classique dtudes religieuses (droit hanafite26, Coran, hadith et thologie) Alep et

    23

    Sipahslr, Risla, p. 15.

    24 Lewis, Rm, pp. 82-90

    25 Sur ce personnage, voir Lewis, Rm, pp. 96-118.

    26 Rm tait un sunnite de rite hanafite. Le sunnisme connat quatre coles juridiques qui se distinguent dans

    leur interprtation de la Loi : le rite hanafite, le rite malikite, le rite shafiite et le rite hanbalite. Le rite hanafite

  • 10

    Damas (1232-1237), qui faisaient alors autorit en la matire. Rm fut notamment llve du

    clbre savant hanafite Kaml al-Dn Ibn al-Adm (1192-1262)27. Il acquit une large culture

    religieuse, philosophique et littraire. Il reut lautorisation (ijza) denseigner et de statuer

    sur des questions thologiques. En Syrie, il fut galement en contact avec la doctrine dIbn

    Arab, mais son initiation un soufisme de tendance sobre et asctique, commence auprs

    de son pre, fut complte son retour de Syrie par Burhn al-Dn. Il passa quelque temps

    dans la solitude, les exercices spirituels et les mortifications, tudiant le journal spirituel de

    son pre et le commentaire mystique du Coran de son mentor. Il commena enseigner les

    disciplines traditionnelles Konya dans un cercle de disciples pieux et enclins au mysticisme.

    Il gagna trs vite une certaine popularit parmi les marchands et les artisans, mais aussi auprs

    de certains gouvernants. Burhn al-Dn mourut vers 1241, laissant derrire lui un lve

    accompli, la fois vers dans les savoirs exotriques, initi au soufisme, et prpar la

    rencontre fulgurante avec Dieu sous une forme humaine, celle de Shams.

    La rencontre avec le Soleil de Tabriz

    Un derviche errant g dune soixantaine dannes, Shams al-Dn Tabrz, arriva

    Konya le 29 novembre 1244. Originaire de Tabriz au Nord-Ouest de lIran actuel, cet homme

    trs secret avait quitt sa ville natale dans sa jeunesse et ne stait plus fix nulle part, allant

    de ville en ville et gagnant son pain tantt comme prcepteur, tantt comme journalier.

    Contrairement la lgende, il tait instruit et avait profit de sa vie itinrante pour rencontrer

    de nombreux spirituels clbres (Rukn al-Dn Sajjs, Awhad al-Dn Kirmn, Ibn Arab).

    Cependant, il ne stait attach personne et il se proclamait uways (cest--dire obtenant son

    illumination de Dieu lui-mme sans lintermdiaire dun matre)28. On garde de lui des

    dialogues , Maqlt, o sexpriment une ascse trs dure et un profond attachement la

    tradition prophtique. Mme sil ne sagissait pas dune classique relation de matre disciple,

    mais plutt dun compagnonnage, Shams bouleversa toute la vie de Mawln. Il le dtourna

    des tudes courantes, des formes de pit approuves par lordre social et des pratiques

    est le plus libral des quatre et le moins dogmatique puisquil admet un lment rationnel dans le raisonnement

    juridique. En effet, si le Coran et le Hadith sont considrs comme les sources premires du droit, la doctrine

    hanafite accepte lopinion personnelle (ra'y), lorsque llucidation dun cas dtermin ne peut tre trouve dans

    ces sources.

    27 Aflk, Manqib, p. 77

    28 Sur Shams, Lewis, Rm, pp. 134-155.

  • 11

    asctiques, et il linitia un soufisme damour et de joyeuse clbration de la relation avec

    Dieu, le conduisant la station de ltre aim (maqm-i mashq), o lamant devient

    laim par identification amoureuse. Laim est videmment Dieu, mais dcouvert au prisme

    de son annonciateur, cest--dire ici Shams.

    Daprs Aflk, Mawln avait dj rencontr Shams en Syrie, mme si la rencontre

    dcisive eut lieu Konya en 124429

    . Shams lui-mme semble faire allusion une premire

    rencontre environ seize ans avant celle de Konya30

    . La rencontre de Shams avec Rm a

    inspir des rcits qui nont sans doute aucun fondement historique, mais qui, par leur valeur

    symbolique, nous laissent entrevoir la nature de leur relation. Une premire histoire nous

    conte quun jour Rm se promenait au bazar quand il fut soudain arrt par un derviche tout

    de noir vtu qui lui demanda : Qui est le plus grand, Muhammad ou Ab Yazd ? Rm

    stonna de cette question : comment le prophte de lislam, le Sceau de la Prophtie serait-il

    infrieur un mystique ? Shams lui demanda alors pourquoi le Prophte Muhammad avait dit

    Dieu : Je ne Tai pas connu comme il fallait Te connatre , alors qu Ab Yazd avait dit :

    Gloire moi ! Combien ma dignit est leve ! Rm svanouit, et lorsquil revint lui,

    il emmena Shams avec lui et les deux hommes senfermrent pendant quarante jours. Le

    Prophte est li la Rvlation littrale, tandis que Ab Yazd typifie lamiti mystique

    (wilya) pousse la limite de lunification entre la crature et son Crateur. Son cri trahit la

    prsence du Crateur dans la crature qui sest dpouille de toute apparence dune existence

    spare de celle de Dieu31

    .

    Selon un autre rcit, Rm tait chez lui avec ses disciples lorsque Shams entra, le

    salua et lui montra ses livres en demandant : Quest-ce que cela ? Rm lui rpondit : Tu

    ne le sais pas. Un feu surgit de nulle part et embrasa les livres. Rm, effray, demanda :

    Quest-ce que cela ? , et Shams lui rpondit : Tu ne le sais pas. Si Shams ignore les

    sciences religieuses exotriques, Rm ignore lexprience divine qui anantit la raison

    dmonstrative. Le cheminement mystique de Rm va commencer par leffacement de tout ce

    qui faisait jusquici sa vie et sa gloire32.

    Lanecdote rapporte par Jm a galement pour thme la mise hors jeu du livre et du

    savoir quil incarne. Rm tait assis au bord dun bassin avec quelques livres prcieux.

    29

    Aflk, Manqib, pp. 82, 618.

    30 Shams Tabrz, Maqlt, d. Al Muwahhid, Thran, Khwrizm, 1369/1990, p. 690.

    31 Aflk, Manqib, pp. 619 sq, Shams, Maqlt, p. 685.

    32 Lewis, Rm, pp. 160

  • 12

    Shams lui demanda : Quest-ce que cela ? Rm rpondit : Ce sont des mots. Quas-tu

    faire de telles choses ? Shams jeta les livres leau. Rm protesta avec aigreur. Alors

    Shams les retira de leau parfaitement secs. Rm lui demanda quel tait ce mystre, et Shams

    lui dit que ce secret sappelait fruition divine (dhawq) et tat mystique (hl), puis il lui

    demanda : Quas-tu faire de telles choses ? 33

    Sous son influence, Mawln devint plus extatique, exprimant son amour de Dieu et sa

    joie par la posie, la musique et la danse (sam). Les sources hagiographiques donnent en

    effet le sam comme moteur de sa carrire potique. Il aurait compos dans des moments

    dextase, tout en tournant sur lui-mme. Sa relation la posie semble complexe : il dclare

    dans Fhi m Fhi que la composition de la posie est pour lui aussi repoussante que plonger

    ses mains dans les entrailles dun animal ; le matre de maison naccepte de le faire que parce

    que ses invits apprcieront le repas, la viande une fois prpare et cuite34

    . Il prtend ne pas

    aimer la posie et nen compose que parce que cest un moyen que Dieu lui a donn pour

    appeler les hommes Lui. Cependant, il parat difficile de croire quil navait aucune

    inclination potique : son uvre prouve quil connaissait les crits de Attr et San ; Aflk

    indique quil tait familier de la posie arabe de Mutannab35. Par ailleurs, il naurait pas

    compos prs de cinquante mille vers sil navait eu quelques dispositions et un got pour cet

    art ! Par contre, peut-tre ne se serait-il pas autoris crire si Shams ne lavait pas dlivr

    dun lgalisme trop conformiste. Ses ghazals et autres pomes sont runis dans le Dwn-i

    Kabr ou Kulliyt-i Shams. On distingue traditionnellement deux tapes dans la composition

    de sa posie : pendant les dix premires annes, il aurait crit des ghazals et des quatrains,

    puis, aprs stre apais suite la perte de Shams, il se serait consacr au Mathnaw36.

    La transformation de Rm, ainsi que son engouement pour Shams, lui attirrent les

    critiques et le dsavu dune partie de ses disciples et de sa famille. Daprs Sultn Walad,

    Aflk et Sipahslr, lamiti entre les deux hommes attisa la jalousie des disciples et lves

    du matre, qui ne se privrent pas de la manifester explicitement, et cest cette hostilit qui

    incita Shams quitter Konya le 11 mars 124637

    . Pourtant dans ses Maqlt, Shams avance

    une autre raison, pdagogique : il fallait que Rm vive la douloureuse exprience de la

    33

    Lewis, Rm, pp. 160

    34 Kitb-i Fhi m fhi, d. Bad al-Zamn Furznfar (5e d.), Thran, Amr Kabr, 1348/1969, p. 74

    35 Aflaki, Manqib, p. 623.

    36 Lewis, Rm, pp. 172-175

    37 Sultn Walad, Waladnma, pp. 42sq, Sipahslr, Risla, p. 129, Aflk, Manqib, p. 88.

  • 13

    sparation afin datteindre la maturit de lamour38. Dsol, Mawln le chercha partout et

    aprs avoir reu la nouvelle de son sjour en Syrie, il envoya son fils Sultn Walad pour le

    persuader de revenir. Les disciples de Mawln acceptrent de mauvaise grce son retour en

    avril 1247. Shams pousa Kimy Khtn, une jeune disciple leve dans la famille, mais elle

    mourut peu aprs, ce qui ne facilita pas la situation de Shams, toujours en butte linimiti de

    lentourage du pote, notamment de son fils Al al-Dn. Le problme ne fut pas rvl

    Rm, mais Shams sen ouvrit Sultn Walad, en menaant de sen aller pour de bon39. Il

    disparut nouveau fin 1247 ou dbut 1248. En dehors des difficults de cohabitation, il nest

    pas exclu que la sdentarit ait pes ce grand voyageur et quil ait prfr reprendre le

    cheminement seul, estimant avoir obtenu suffisamment de Rm et avoir rempli son rle

    auprs de lui40

    .

    Mawln, fou de douleur, remua ciel et terre pour le retrouver, sans succs. Il se rendit

    en Syrie deux reprises avec un petit groupe de fidles. Il finit par surmonter lpreuve en

    intriorisant sa relation Shams. Lallgation selon laquelle Shams aurait t assassin par

    des disciples de Rm mens par Al al-Dn est trs probablement sans fondement. La

    rumeur de lassassinat de Shams commence avec Aflk, est relaye par Jm et Dawlatshh,

    puis prise pour argent comptant par certains chercheurs (A. Glpnarl, A. Schimmel). Selon

    Aflk, Shams et Rm taient ensemble lorsque lon frappa la porte. Shams se serait alors

    cri : Voici que lon mappelle pour me tuer , et il serait sorti pour se faire poignarder. Il

    aurait alors pouss un tel cri que ses agresseurs se seraient vanouis et reprenant

    connaissance, ils nauraient vu que quelques gouttes de sang et aucune trace de Shams, ce qui

    laisse supposer quil ne mourut pas ce moment-l41. Cependant quelques pages plus loin, il

    rapporte que son corps aurait disparu immdiatement aprs lagression et que certains disent

    quil aurait t enterr aux cts de Bah al-Dn42, affirmation qui ne peut tre vrifie dans

    les faits. Glpnarl avance que Rm le dcouvrit assez tard et garda le secret parce que Al

    al-Dn tait impliqu, mais quil dshrita ce dernier et nassista pas ses obsques43. Or

    Al al-Dn est enterr dans le tombeau familial et il existe des lettres de Rm plutt

    38

    Shams, Maqlt, pp. 759-760

    39 Sipahslr, Risla, p. 134, Sultn Walad, Waladnma, p. 52

    40 Lewis, Rm, pp. 182

    41 Aflk, Manqib, p. 684

    42 Aflk Manqib, p. 700

    43 Abdlbaki Glpnarl, Mawln Jall al-Dn Rm, zindign, falsafa, thr wa guzida az nh, trad. du turc

    par T. Subhn, Thran, Muassisa-yi mutlat wa tahqqt-i farhang, 1984, pp. 163-166.

  • 14

    affectueuses son gard. Ni Sipahslr ni Sultn Walad ne font mention du meurtre de

    Shams. La rumeur est ne assez tard et a circul surtout oralement. Muwahhid estime que

    Shams est mort Khuy sur la route de Tabriz peu de temps aprs avoir quitt Konya44

    , ce qui

    ne peut ni tre totalement prouv ni rejet45

    .

    Les trois initiateurs successifs de Rm, son pre Bah al-Dn, son matre Burhn al-

    Dn et son bien-aim Shams, semblent avoir correspondu aux trois tapes du cheminement

    spirituel: le premier linstruisit dans les sciences religieuses (tape de la Shara), le second lui

    ouvrit les portes du soufisme (Tarqa), le troisime lui dvoila la Vrit (Haqqa), cest--dire

    Dieu46

    .

    La maturit fructueuse

    Shams tait pour Rm une manifestation thophanique, rendant perceptible lme

    humaine la prsence divine sur terre. Aprs Shams, cest en Salh al-Dn Fardn Zarkb quil

    reconnut cette manifestation. Originaire dun village des environs de Konya, fils dun humble

    pcheur, ce bel orfvre stait tabli en ville et tait devenu un disciple de Burhn al-Dn

    Muhaqqiq. Entre 1241 et 1244, il entendit Rm prononcer le discours de la prire du

    vendredi, se passionna pour son enseignement, et les deux hommes devinrent amis. Aprs la

    disparition de Shams, son rle auprs du matre sintensifia, et lestime de Rm pour lui

    grandit tellement quil le plaa la tte de ses disciples comme son substitut (nyib) et maria

    son fils Sultn Walad avec la fille de Zarkb, Ftima Khtn. Certaines sources suggrent que

    Zarkb tait peu instruit, voire illettr. Sil est vident quil navait ni lloquence ni les

    connaissances religieuses de Rm et quil parlait le persan avec un accent turc, il ntait

    cependant pas sans instruction ni sans ferveur mystique. Il prit en mains les affaires courantes

    du cercle form autour de Mawln, mais il ne semble pas quil ait dlivr un enseignement

    personnel. Ce nouvel engouement de Rm provoqua de nouvelles crises de jalousie chez ses

    disciples. Cette priode dura une dizaine dannes jusqu la maladie et la mort de Zarkb en

    125847

    .

    Chalab Husm al-Dn lui succda dans le cur de Rm. Il avait grandi dans le milieu

    des guildes urbaines imprgnes des valeurs de la chevalerie (futuwwat) et tait ensuite entr

    44

    M. A. Muwahhid, Shams-i Tabrz, Thran, Tarh-i naw, 1375/1996, p. 205.

    45 Lewis, Rm, pp. 200.

    46 Leili Anvar-Chenderoff, Rm, Paris, Entrelacs, 2004, p. 31.

    47 Lewis, Rm, pp. 205-215

  • 15

    au service de Rm. Il administrait les biens de son cole. Son caractre doux et conciliant lui

    vita, semble-t-il, la haine des autres disciples. Cest lui qui encouragea Mawln composer

    le Mathnaw partir de 1262, et lui servit de scribe, notant ce quil rcitait et lui relisant ses

    notes pour avoir sa confirmation. Le pote avait environ la cinquantaine lorsque son ami lui

    suggra dcrire une uvre sur le modle du Jardin de la Vrit de San48, afin de dcrire le

    priple de lme. Il aurait alors sorti de son turban une feuille de papier sur laquelle taient

    inscrits les dix-huit premiers vers qui forment louverture du Mathnaw. Aprs une

    interruption de deux ans qui intervint aprs la rdaction du Livre I, la composition reprit en

    1264 et ne sinterrompit plus jusqu la fin du livre VI, vers 1269, date du plus ancien

    manuscrit existant de luvre.

    Rm mourut en 1273 et fut enterr Konya, o son mausole est encore un lieu de

    plerinage. Son enterrement fut loccasion dun grand rassemblement interconfessionnel et

    intercommunautaire o se mlrent musulmans, chrtiens et juifs, Turcs, Arabes, Persans et

    Grecs, riches et pauvres, unis dans une mme admiration et affection pour cette personnalit

    hors du commun. Husm al-Dn resta la tte de sa communaut comme successeur (khalfa)

    pendant une douzaine dannes jusqu sa propre mort en 128449.

    Sultn Walad (m. 1312), fils de Mawln, succda Husm al-Dn la tte des

    disciples, rle quil semble avoir endoss avec beaucoup dapprhension. En fait, il se

    considra dabord uniquement comme un substitut du matre lexemple de Salh al-Dn et

    Husm al-Dn, mais ne rvla lidentit de son Qutb (axis mundi), Shaykh Karm al-Dn ibn

    Baktamur (m. 1292), quaprs la mort de celui-ci. La confrrie ne reconnat cependant pas cet

    homme comme lun de ses Guides. Sultn Walad fut le rel fondateur de la Mawlawiyya : il

    lui confra sa chane de transmission (silsila) incluant au dbut Rbia, Hallj, Ab Yazd

    Bastm et lautre bout Bah al-Dn, Burhn al-Dn Muhaqqiq et Rm, et il lui donna son

    organisation formelle. Le nombre de disciples ne cessant de grossir, il favorisa la naissance de

    branches de lordre travers toute lAnatolie. Ces branches taient administres par des

    guides locaux (pishw), agissant comme des dlgus de Sultn Walad. Il ne ngligeait pas

    48

    Ab al-Majd Majdd San (1080-1131) est considr par les Iraniens comme leur premier pote mystique

    persan. Il a donn toute son envergure la littrature persane soufie en adaptant pour la premire fois le ghazal et

    le mathnaw lexpression de vrits mystiques. Il est surtout clbre par son Jardin de la Vrit et Loi de la

    Voie (Hadqat al-haqqa va sharat al-tarqa), o il sexprime tour tour en soufi, en courtisan, en pote, en

    savant, ou en moraliste, et o il aborde des thmes varis (ascse et mystique, Coran et Prophte, psychologie,

    conseils au prince) travers des contes.

    49 Lewis, Rm, pp. 215-230.

  • 16

    non plus les relations utiles avec les personnages officiels. Pote et bon prdicateur, il

    composa quelques ouvrages : un Dwn, la chronique versifie de la famille, Ibtid-nma ou

    Mathnaw-i Walad, un pome narratif sur le mme mtre que le Mathnaw, le Rabb-nma

    ( Livre du Luth ), Intih-nma ( Le Livre de la fin ), crit la fin de sa vie, et un recueil

    de sermons et de confrences intitul Marif. Son uvre compte des passages en grec et en

    turc, ces derniers tant parmi les premiers spcimens conservs dune posie turque

    naissante50

    .

    50

    Lewis, Rm, pp. 230-241.

  • 17

    LUVRE

    Mathnaw-i manav, Le Pome spirituel

    Il sagit de luvre matresse de Rm, commence entre 1258 et 1261 et inacheve ;

    elle comprend six tomes (daftar) pour un total de 25600 28000 distiques. Son nom est

    driv de la forme potique employe, le mathnaw, long pome constitu de vers

    indpendants rime interne (aa bb cc). Cest le genre des contenus narratifs : popes

    hroques (Livre des Rois de Firdaws), romances (Les cinq pomes de Nizm), dissertations

    philosophiques et religieuses (Le Jardin de la vrit de San).

    la suite de Jm, les spirituels persans ont considr cet ouvrage comme la Bible, ou

    plutt le Coran du soufisme. Il ne comporte ni rcit-cadre, ni plan ordonn ; il sorganise

    autour dun foisonnement dhistoires sembotant les unes dans les autres, lies souplement en

    une chane ininterrompue. Exgse du Coran ou de la tradition prophtique (hadith), contes

    soufis, fables animalires, allgories, rflexions btons rompus, conseils, descriptions

    dtapes mystiques, histoires scabreuses, envoles lyriques et exposs thologiques sy

    enchevtrent, dans une langue tantt simple et limpide, tantt extrmement difficile

    interprter. Cest la fois le miroir du monde et celui de lunivers mental de lauteur. Il

    apporte chacun ce quil cherche et se renouvelle chaque lecture. Son didactisme se trouve

    renforc par lart du rcit et la beaut de la posie, qui sont, pour la tradition persane, un

    moyen de toucher lme, de lveiller et de laccompagner dans son cheminement complexe.

    Ce texte ne contient pas la longue introduction propre au genre du mathnaw (exorde,

    louange de Dieu, des prophtes, des saints, de la sagesse, ddicace) ; il dbute par la clbre

    complainte de la flte, roseau coup de sa patrie et alin par les hommes, interrogation sur

    lorigine de la parole potique (sukhan). Ouvrage de maturit, il contient la pense du matre

    durant les dix dernires annes de sa vie. Derrire son apparent manque de structure, un vcu

    cohrent apparat en filigrane, par petites touches, crant peu peu une ambiance, sadressant

    avec beaucoup de spontanit lhomme de son temps. Ce long pome possde une poticit

    propre, assez proche de la rhtorique smitique du Coran. Trois styles y coexistent : narratif,

    didactique et extatique.

    Le style narratif y est illustr par de nombreux contes initiatiques, souvent emprunts

    des dtails de la vie quotidienne. Dans lun deux, une servante de Samarkand est courtise

    par un roi, alors quelle est amoureuse dun orfvre. Le roi demande son mdecin

    dempoisonner petit petit lorfvre, afin que la maladie ternisse son apparence et que la

  • 18

    demoiselle se dtourne de lui. premire vue, ce rcit semble profondment immoral : cest

    quil ncessite une interprtation (tawl) qui permette de dpasser la comprhension littrale.

    En ralit, tous les protagonistes de lhistoire sont des acteurs du thtre intrieur de ltre

    humain ; ils illustrent la lutte qui oppose les bas penchants de lhomme son dsir de Dieu.

    Le roi et le mdecin sont les dtenteurs de la vrit divine ; leur acte apparemment blmable

    est dict par une noble cause : provoquer lveil des deux autres personnages. Suite la

    maladie, lorfvre renonce au monde dici-bas auquel il tait excessivement attach. Quant

    la servante, elle est purifie de son amour charnel et son cur souvre Dieu.

    Dans un autre rcit, Mose tance vertement un humble berger dont la pit nave lui

    semble offensante, et reoit une leon de tolrance et douverture desprit :

    Mose vit en route un berger qui disait : Dieu qui choisis qui tu veux, qui

    es-Tu que je puisse devenir Ton serviteur, coudre Tes sandales, et peigner Tes

    cheveux ? Que je puisse laver Tes vtements, et tuer Ta vermine et Tapporter

    du lait, mon Ador ? Que je puisse baiser Ta petite main, et masser Tes petits

    pieds, et au moment du coucher balayer Ta petite chambre ? ()

    Prends garde ! dit Mose. Tu es devenu tout fait pervers. En ralit, tu

    nes pas un musulman, mais un impie. () La puanteur de ton blasphme a

    rendu le monde entier puant ; ton impit a mis en haillons la robe de soie de la

    religion .

    Le berger dit : Mose, tu mas ferm la bouche, et tu as brl mon me de

    repentir . Il dchira ses vtements, poussa un soupir, se tourna

    prcipitamment vers le dsert, et sen alla.

    Une rvlation vint Mose de la part de Dieu : Tu as spar mon serviteur

    de Moi. () Jai octroy chacun une faon dagir ; jai donn chacun une

    forme dexpression. () Je ne regarde pas la langue et la parole, je regarde

    lesprit et la disposition. Combien encore de ces phrases, de ces ides, de ces

    mtaphores ? Cest la brlure que je dsire, la brlure ! Deviens lami de cette

    brlure ! Mose, ceux qui connaissant les conventions sont dune sorte, ceux

    dont les mes et les esprits brlent sont dune autre sorte. 51

    51

    Mathnaw-i manaw, d. et trad. Reynold A. Nicholson, Londres, Luzac, 1925-1940, Livre II, vers 1720-1760

    (dsormais abrg en M suivi du numro du Livre en chiffres romains et du numro des vers en chiffres arabes) ;

  • 19

    Les parties didactiques rvlent une immense rudition, sans jamais tomber dans la

    scheresse ou labstraction. Il donne sa vision des rapports entre Dieu et le monde, prsente

    son anthropologie, et prodigue des renseignements sur le cheminement spirituel52

    . Cet extrait

    traitant des sens cachs du Coran permettra de se faire une ide de ce style didactique :

    Sache que les mots du Coran ont un sens extrieur, et sous ce sens extrieur un

    sens intrieur, extrmement puissant.

    Et en dessous de ce sens intrieur, un troisime sens intrieur qui laisse

    lintelligence perplexe.

    Le quatrime sens intrieur du Coran, personne ne la jamais saisi, sauf Dieu le

    Sans Rival, lIncomparable.

    Dans le Coran, ne considre pas, mon fils, seulement lextrieur : le dmon

    ne voit en Adam rien dautre que largile.

    Le sens extrieur du Coran est comme le corps dun homme dont les traits sont

    visibles, mais lesprit cach53.

    Les parties extatiques sont parmi les plus beaux morceaux de posie lyrique persane.

    Lauteur y chante le dsir fou de lAutre, la nostalgie de lOrigine, la douleur de la sparation,

    la disparition de ltre aim, face de Dieu et voile recouvrant lunivers, la dification par

    laquelle on accde un tat indicible o lon nest plus. Le passage le plus clbre du

    Mathnaw est lexorde, constitu dune mtaphore file. La flte de roseau (nay) personnifie

    la voix de Rm et exprime son credo potique : lessence mme de la posie la voue

    lexpression de la souffrance de lexil et du dsir de la runification. Le parcours de la flte de

    roseau sapparente celui de lhomme, loign de sa patrie cleste, conscient de cette

    sparation et capable de la dire :

    coute la flte de roseau se plaindre et discourir de la sparation :

    Depuis que lon ma coup de la roselire, travers mes cris hommes et

    femmes se sont plaints

    Je veux un cur dchir par la sparation pour y verser la douleur du dsir.

    selon la traduction dEva de Vitray-Meyerovitch, Mathnavi. La Qute de lAbsolu, Paris, Editions du Rocher,

    1990, pp. 400-402

    52 Nous y reviendrons plus amplement dans la troisime partie de cette prsentation.

    53 M III 4245-4249 ; Mathnavi. La Qute de lAbsolu, p. 792.

  • 20

    Quiconque demeure loin de sa source aspire linstant o il lui sera nouveau

    uni.

    Moi, je me plains en toute compagnie, je me suis associ ceux qui se

    rjouissent comme ceux qui pleurent

    Chacun ma compris selon ses propres sentiments, mais nul na cherch

    connatre mes secrets.

    Mon secret pourtant nest pas loin de ma plainte, mais loreille et lil ne

    savent le percevoir.

    Le corps nest pas voil lme, ni lme au corps, cependant nul ne peut voir

    lme.

    Le son de la flte est du feu et non du vent : que sanantisse celui qui

    manque cette flamme.

    Cest le feu de lamour qui est dans le roseau, cest lardeur de lamour qui fait

    bouillonner le vin.

    La flte est la confidente de celui qui est spar de son ami : ses accents

    dchirent nos voiles.

    Qui vit jamais un poison et un antidote comme la flte ? Qui vit jamais un

    consolateur et un amoureux comme la flte ?

    La flte parle de la Voie ensanglante de lAmour, elle rappelle lhistoire de la

    passion de Majnun.

    celui-l seul qui a renonc au sens est confi ce sens : la langue na dautre

    client que loreille.54

    Le Mathnaw a suscit de nombreux commentaires en persan, turc, arabe et ourdou

    pendant les priodes mdivale et moderne. Les premiers commentaires furent rdigs en

    persan, mais, lordre se dveloppant surtout en Turquie et Rm devenant vite bien plus

    clbre en Inde quen Iran, les commentaires en turc et en ourdou dpassrent en quantit et

    en importance ceux en persan. Nous nvoquerons ici que les plus importants dentre eux.

    Le premier commentaire connu ce jour semble tre le Daqiq al-Haqiq ( Les

    Subtilits des vrits spirituelles ) dAhmad Rm, rdig en 1320. Lauteur sefforce de

    prsenter un expos systmatique de la pense de Mawln travers un commentaire

    54

    M I 1-14 ; Mathnavi. La Qute de lAbsolu, pp. 53-54 (traduction lgrement retouche)

  • 21

    mystique du Coran. Chacun des quatre-vingts chapitres dbute par une citation coranique ou

    un hadith prophtique quAhmad Rm dveloppe et explicite par une histoire versifie et

    quil illustre et conclut par des citations appropries du Mathnaw. Cet ouvrage inspira son

    tour le Kunz al-haqiq fi rumz al-daqiq ( Les Trsors des subtilits des mystres des

    vrits spirituelles ), en vers, de Kaml al-Dn Husayn Khwrazm (m. 1437), un important

    penseur kubrw55

    . Le mme personnage rdigea galement un commentaire partiel en prose,

    Jawhir al-asrr wa zawhir al-anwr ( Les Joyaux du mystre et les roses de lumire ),

    qui sappuie galement sur le Dwn-i Shams. En 1708, Khwja Ayyb de Mashhad crivit

    Asrr al-ghuyb ( Les Mystres cachs ), texte prcieux et trs utile, car il examine la

    totalit de louvrage de Rm ligne par ligne, mlant analyse philologique et regard critique

    sur les commentaires de ces prdcesseurs. En 1858, le philosophe Mull Hd Sabziwr

    composa un commentaire intitul Sharh-i Asrr-i Mathnaw dans lequel il interprta Rm

    travers le prisme de son cole de pense.

    En Inde, Abd al-Latf al-Abbs (m. vers 1639) composa Latif al-Manaw ( Les

    Subtilits du Sens ) et le lexique Latif al-lught ( Les Subtilits des mots ) et Mawln

    Muhammad Rid crivit en 1673 Mukshaft-i Radaw ( Les Rvlations de Rid ). Bahr

    al-Ulm (1731-1810) crivit un commentaire inspir par la pense dIbn Arab. Slih

    Qazwn Rawghn (m. 1705) est lauteur de gloses partiellement conserves, Kunz al-irfn

    wa rumz al-qn ( Les Trsors de la Science divine et les Secrets de la Foi ).

    En Turquie, au XVIe et au XVIIe sicle, le Mathnaw fut comment en turc par Sururi

    (m. 1562), Sudi (m. 1597), ami (m. aprs 1601), Abdlmecid Sivs (m. 1639), Sar

    Abdullah Efendi (m. 1660), et surtout Rash smail Ankarav (m. 1631), le shaykh du

    couvent de la Mawlawiyya de Galata, qui accompagna son exgse inspire de la thosophie

    dIbn Arab dune traduction intgrale du Mathnaw en turc (Ftih al-abyt, La cl des

    vers ). engi Yusuf Dede (m. 1669) produisit un commentaire en arabe pour ses disciples

    syriens en condensant celui dAnkarav et en lagrmentant dune traduction arabe du

    Mathnaw. Le Malmat Sar Abdullah Efendi (m. 1660) analysa luvre de Rm du point de

    vue de la doctrine de lUnicit de lEtre (wahdat al-wujd) (Jawhir al-bawhir-i Mathnaw,

    Les Etincelants Joyaux du Mathnaw ).

    55

    Cest--dire appartenant la confrrie Kubrwiyya, fonde par Najm al-Dn Kubr (m. 1221) et rpandue dans

    le Khwrazm et lEst de lIran.

  • 22

    Au XXe sicle, ct des commentaires traditionnels, on voit apparatre des

    commentaires scientifiques, ceux dAbdlbki Glpnarl, Muhammad Istilm, Abd al-

    Husayn Zarrnkb, Karm Zamn-Jafar, Sdiq Gawharn, Badi al-Zamn Furznfar56.

    Dwn-i Shams

    La collecte des pomes dun auteur en un seul livre (dwn) tait rarement entreprise

    par celui-ci mme. Le pote pouvait prsenter un mcne un recueil de posies ddicaces

    (daftar) ou un ensemble de pomes consacrs un thme (posie amoureuse, bachique ou

    asctique), mais le travail de copie et de classement de lensemble de luvre intervenait le

    plus souvent aprs sa mort linitiative de disciples ou damis, de critiques ou de libraires, et

    tait effectue par des copistes professionnels. partir du XVIe sicle, la plupart des

    diteurs se mirent classer les pomes daprs la dernire lettre de la rime,

    indpendamment du sujet ou du mtre, mais en respectant les divisions en diffrents genres

    (qasda, ghazal, quatrain). Cest sous cette forme que nous sont parvenues les uvres de la

    plupart des potes persans. La transmission manuscrite, prpondrante jusqu la fin du XIXe

    sicle57

    , pouvait donner lieu de nombreuses erreurs de copie, lectures errones, corrections

    ou interpolations, attribution intentionnelle ou non de pomes dautres auteurs.

    Le corpus des pomes lyriques de Rm est connu sous diffrents titres : Dwn-i

    Shams-i Tabrz ( Recueil des pomes de Shams de Tabriz ), Kulliyt-i Shams ( uvres

    compltes de Shams ), Ghazaliyyt-i Shams ( Les ghazals de Shams ), ou Dwn-i Kabr

    ( Grand recueil ). Les diffrentes copies ne contiennent pas toujours le mme nombre de

    vers, ni les mmes pomes. Ldition critique de Furznfar, utilise ici comme texte de

    rfrence, contient quelque 3 200 ghazals (plus de 35 000 vers) et prs de deux mille quatrains

    (rubiyyt), sans compter plusieurs centaines de pomes strophiques. Certains de ces

    pomes, notamment la plupart des quatrains, sont considrs comme apocryphes par certains

    chercheurs.

    Le ghazal ou ode lyrique, qui est de loin le mode dexpression prfr de Rm, est

    une forme potique se composant dune succession de distiques, sans que le lien entre ces

    distiques soit troit. Lunit du pome est cre par un rythme commun tous les vers et une

    rime unique ; dans le premier distique, les deux hmistiches riment ensemble. Dorigine

    56

    Lewis, Rm, pp. 475-481.

  • 23

    arabe, cette forme est passe en persan, en turc et en ourdou. Le ghazal est majoritairement

    consacr au thme de lamour, mais aussi au vin, au printemps, Dieu, etc. Ceux de Rm

    nont pas fait cole : cest Sad58 qui a t le grand matre du ghazal au XIIIe sicle.

    Le dernier bayt contient en gnral le pseudonyme (takhallus) du pote. Dans le

    Dwn-i Shams, prs dun millier de ghazals finit avec le nom de Shams, do le nom du

    recueil. Or Shams nen est pas lauteur, mais linspirateur. Si Rm utilise son nom, cest pour

    signifier quil est en si troite communion desprit avec le matre quil sidentifie totalement

    lui. Cinquante-six autres pomes sont ddis Salh al-Dn, quatorze Husm al-Dn. Deux

    mille cent cinquante ne comportent pas de nom, mais plus de cinq cents se terminent avec le

    mot khmsh, le silencieux ou tais-toi selon le contexte. Certains chercheurs ont pens

    quil sagissait l dun nom de plume, suggrant que la parole tait inadquate rendre

    lexprience et exprimer le mysterium tremendum. Il sagit plus probablement dun mot

    usuel souvent utilis par Rm.

    Une certaine monotonie parcourt le recueil : tous les ghazals sont une exposition de

    lexprience de lamour avec parfois une note de dification. Chaque pome est sa faon

    une facette, un point de vue, une vision singulire o sexprime linfini du dsir, lnigme de

    la perte primordiale, la rvlation du Visage de lAbsolu travers un visage humain et son

    vanouissement. Trs spontans, ils chantent sa nostalgie pour lAim ou proclament avec

    joie et exultation la thophanie de Dieu en toute chose. Lcriture apparat ici comme un

    espace sacr, o a lieu une mise en prsence de la Personne divine ; elle est le lieu

    piphanique par excellence.

    Nous prsenterons ici deux ghazals titre dexemple. Le premier nous voque le

    Cantique des Cantiques en nous contant la qute perdue du matre disparu. Rm parcourt

    lunivers la poursuite du fantme de Shams et interpelle les hommes et les lments de la

    nature en leur demandant sils nont pas vu pass le bien-aim. Personne ne semble lavoir

    aperu, et pourtant il avait affirm que le Soleil ne se cachait jamais. Ne serait-il pas dissimul

    par lvidence mme de sa Manifestation ?

    Est-ce possible ? O est-il all, le bien-aim ?

    Est-ce possible ? O est-il all, beaut faite la taille du cyprs ?

    57

    Limprimerie na t introduite dans le monde musulman que deux sicles auparavant et nest devenue le

    principal mode de publication que durant le dernier quart du XIXe sicle.

  • 24

    Il portait la lumire parmi nous comme une torche. O est-il all ?

    Est-ce possible ? Sans nous, o est-il all ?

    Mon cur frmit tout le jour comme la feuille.

    O est-il all, mon Aim, seul la mi-nuit !

    Va par les chemins, demande ceux qui passent :

    O sen est-il all, qui passait sur le mme chemin, intensifiant les mes ?

    Va dans le jardin, demande au jardinier :

    O est-il all, ce svelte rameau de roses ?

    Va sur la terrasse, demande aux sentinelles :

    O est-il all, ce sultan sans pareil ?

    Jerre comme un fou dans la plaine :

    O est-elle alle, cette gazelle, dans la plaine ?

    Mes deux yeux sont par leurs larmes devenus comme lOxus :

    O est-elle alle, cette perle, au fond de la mer ?

    la lune, Vnus, toute la nuit je demande :

    Cette beaut au visage de lune, en quel ciel est-elle monte ?

    Puisquil est nous, comment peut-il tre avec dautres ?

    Comme il nest pas ici, o est-il donc l-bas ?

    Son cur et son me sont Dieu attachs :

    Sil nest plus en ce mlange deau et dargile, o est-il all ?

    Dis moi sans dtour o est all le Soleil de Tabriz,

    Lui qui disait que le soleil ne se cache jamais !59

    Le second pome dveloppe avec bonheur le thme, cher Rm, du silence. Le

    silence est un pont entre le langage humain et le langage divin, car, en fermant la porte au

    58

    Sad de Chiraz (1209-1292) est lun des plus grands potes persans. Il excella dans le ghazal amoureux et

    dans la littrature didactique (Bstn et Gulistn).

    59 Kulliyt-i Shams y Dwn-i Kabr, d. Bad al-Zamn Furznfar, Thran, Amr Kabr, 1336/1957-

    1346/1967, pome 677 (dsormais dsign par les initiales DS suivi du numro du pome en italiques et du

    numro des vers en caractres ordinaires), traduction de Christian Jambet, Jall al-dn Rm. Soleil du Rel,

    Paris, Imprimerie Nationale, 1999, pp. 153-154.

  • 25

    creux bavardage humain, facteur de distraction et derreur, il ouvre loreille une autre Parole

    qui nest pas faite de sons et de mots. Se taire, cest laisser le champ libre au Verbe. Faire

    silence, cest devenir le canal du Souffle divin, la fois Crateur et Rvlation. Cette Parole

    est un feu dvorant qui anantit la crature pour la transfigurer au sein de lUnit divine.

    Regarde mon visage tout jaune et ne me dis rien !

    Regarde ma douleur sans fin et de grce, ne dis rien !

    Regarde mon cur en sang, regarde mes yeux en pleurs

    Passe sur ce que tu vois, des pourquoi et des comment, ne dis rien !

    Hier ton image vint la porte de la maison du cur

    Frappa la porte et dit : viens, ouvre la porte, ne dis rien !

    Je me mordais les doigts pour ne pas hurler de dsir

    Il dit : Je suis toi, ne te mords pas les mains, ne dis rien !

    Tu es mon hautbois, sans mes lvres ne gmis pas !

    Tant que comme une lyre, je ne te pince pas, de la fortune ne dis rien !

    Je dis : pourquoi tranes-tu mon cur ainsi autour du monde ?

    Il dit : o que je le trane, viens vite et ne dis rien !

    Je dis : si je ne dis rien, tu seras exauc

    Tu deviendras un feu et diras : entre et ne dis rien !

    Comme une fleur, il clata de rire et dis : entre et tu verras

    Que le feu est tout fleurs, verdure et feuilles, ne dis rien !

    Le feu devint tout entier fleur parlante et me dit :

    Sauf de la douceur et la grce de notre Aim, ne dis rien !60

    Lautre forme majeure pratique par Rm est le rub, improprement mais

    commodment traduit par quatrain. la diffrence du quatrain qui compte quatre vers, le

    rub se compose de deux vers, soit quatre hmistiches dont la rime est aaaa ou aaba. Son

    mtre particulier compte douze ou treize syllabes. Il comprend le plus souvent deux parties.

    Les deux premiers vers posent le sujet, frquemment sous la forme dun petit tableau ; le

    troisime introduit une nouvelle ide, dont le dveloppement dans le quatrime rejoint le

    premier motif avec une pointe inattendue. Son origine est mal connue, peut-tre sagit-il de

  • 26

    ladaptation dune forme populaire drive de la posie pehlevie. Sa forme brve le destine

    porter un message dense sous une forme soigne. Sa thmatique est parfois amoureuse

    (Rudak), philosophique ou thologique (Avicenne, Fakhr-i Rz, Nsir Ts) et plus souvent

    mystique (Bb Thir, Ahmad Ghazl, Attr). Les quatrains les plus clbres sont attribus

    Umar Khayym et sont porteurs dune mditation sceptique sur la destine humaine.

    La concision de la forme la rend facile retenir et donc transmettre, avec le risque de

    fausse attribution. Lauthenticit de beaucoup des quatrains de Rm est ainsi conteste par

    les spcialistes. Dautres, en revanche, sont des tmoins de son style passionn, de ses images

    originales et de son got du paradoxe. Les thmes abords sont lamour, labsence de lAim,

    la souffrance de lamant.

    Il y a une dsunion semblable lunion qui est bonheur.

    Par la mort du corps sclaire la lampe du cur

    Du rire de lclair le nuage se met en pleurs

    Et quand le nuage pleure, le jardin se met rire61

    .

    Quelle joie, lorsqu la perle je fus uni,

    Telle une vague, avec le vent, tout mon tre fut dispers.

    Dispers comme lclair, de la mer, jai rvl les secrets,

    Puis, comme un nuage vid, au bord de leau, je me suis couch62.

    Que les atomes entrent dans la danse !

    Afin que de joie sans pied ni tte, les mes entrent dans la danse.

    Celui pour lamour de qui danse le firmament,

    Je te dirai loreille o est le lieu de sa danse63.

    Ouvrages en prose

    60

    DS 2217, trad. L. Anvar-Chenderoff, aimablement communique lors dun sminaire la Sorbonne Nouvelle.

    61 DS rub 1604, L. Anvar-Chenderoff, Rum, op.cit., pp. 219-220

    62 DS rub 1131, L. Anvar-Chenderoff, Rum, op.cit., p. 220

    63 DS rub 702, L. Anvar-Chenderoff, Rum, op.cit., p. 223

  • 27

    Rm a galement compos quelque soixante et onze discours plus ou moins formels,

    prononcs diffrentes occasions. Ces textes furent rassembls partir des notes de ses

    disciples, probablement aprs sa mort, afin de prserver son enseignement, et louvrage est

    traditionnellement intitul Fhi m fhi, littralement Ce quil y a dedans est dedans .

    Typique dun style oral destin un public moyennement cultiv, il ne contient ni la

    rhtorique, ni le vocabulaire technique arabe que lon attendrait dun texte littraire de

    lpoque64.

    On lui doit galement sept sermons ou confrences sur des questions dthique et de

    foi, Majlis al-saba. Leur structure est homogne : un exorde en arabe, suivi dune prire en

    persan en prose rime, ensuite un commentaire du sens intrieur dun verset du Coran ou dun

    hadith. Lrudition de lauteur y est visible, mais le style reste simple, maill de citations

    potiques et danecdotes dont certaines apparaissent aussi dans le Mathnaw. On ne peut pas

    dater prcisment ces discours didactiques65

    .

    La correspondance de Rm, rassemble et dite sous le titre de Maktbt

    ( Lettres ), prouve que le pote usait de son influence spirituelle auprs des grands pour

    rsoudre les problmes des nombreux membres de sa famille et pour grer une communaut

    grandissante de disciples et de protgs. Contrairement aux sermons, leur style est

    sophistiqu, comme on pouvait lattendre de courriers adresss des nobles, des hommes

    dtat ou des rois. ct des intercessions et des demandes daide, on trouve aussi des

    messages personnels, des conseils, et mme parfois des envoles lyriques et mystiques. Le

    sultan Izz al-Dn Kaykvus (rgne de 1246 1260), et Mun al-Dn Parwna, administrateur

    des terres seldjoukes sous loccupation mongole de 1256 1277, sont parmi les plus illustres

    de ces correspondants66

    .

    LA PENSE

    lments de thologie mystique : Dieu et le Monde

    64

    Ldition de rfrence est Kitb-i Fhi m fhi, d. Bad al-Zamn Furznfar (5e d.), Thran, Amr Kabr,

    1348/1969, dsormais abrge en FF suivi du numro de page et du numro de discours, spars par une barre

    oblique.

    65 Majlis-i saba y haft khatba, d. Tawfq Subhn, Thran, Kayhn, 1372/1993

    66 Maktbt, d. Y. Jamshdpr et Q. Amn, Thran, Pyanda, 1335/1956

  • 28

    Rm ne prsente pas un systme philosophique rigoureux ni une thologie

    systmatique. Il exprime ses ides sous une forme discursive, travers des anecdotes et en

    posie. Il crit pour un public large et pas forcment cultiv, et son but premier est de toucher

    les curs, dinduire une metanoia, afin de transformer lauditeur en amant de Dieu. Cest un

    exgte spirituel du Coran qui brle dune exprience ineffable quil sefforce de traduire en

    paroles, et non un thosophe soucieux de formuler une doctrine de pointe. Cela ne lempche

    cependant pas daborder thoriquement , mais sans systmatiser, tous les thmes de

    prdilection des soufis de son temps : le paradoxe de la transcendance et de limmanence de

    Dieu, la cration comme thophanie, les rapports entre lEssence et les Attributs divins, les

    deux aspects de lhomme, tre cr, misrable et ignorant, et pourtant rgent de Dieu sur terre,

    la prdestination et le libre-arbitre, le bien et le mal, la structure du monde et son but, et enfin

    le retour au non-tre (adam), labme de la Vie divine, au nant indiffrenci o lhomme

    tait avant la Cration.

    En accord avec la thologie islamique, Rm distingue entre Dieu en soi ou lEssence

    divine (dht), incomprhensible et inconnue, et Dieu tel quIl se dcrit dans la Rvlation.

    Dans le Coran, Dieu se donne diffrents Noms (asm) qui correspondent la possession

    dattributs (sift). La distinction entre lEssence et les attributs est purement conceptuelle, car

    il ny a pas de diffrence ontologique entre les deux. Les noms et les attributs ne sont pas

    diffrents de lEssence dans leur existence. Les diffrences existent uniquement entre les

    diffrents attributs, souvent opposs et complmentaires, qui rendent compte de la richesse et

    de la complexit de la Vie divine. Les couples Beaut (jaml) et Majest (jall), ainsi que

    Misricorde (lutf) et Colre (qahr) sont les plus significatifs, et les plus discuts par les

    spirituels musulmans. Ces diffrences qui caractrisent les Attributs ne se manifestent pas en

    lEssence qui est Une ; elles napparaissent que dans ses Actes (afl) ou Effets (thr), qui

    sont aussi appels cratures (khalq, makhlqt). Les attributs se rvlent donc dans la cration

    sous une infinit de formes. lunicit absolue et limmuabilit de lEssence correspondent la

    multiplicit et la fugacit des manifestations67

    .

    Vois les cratures comme une eau pure et limpide dans laquelle brille les

    Attributs du Tout-Puissant.

    Sa Science, Sa Justice, Sa Douceur, toutes sont des toiles du ciel refltes

    dans leau courante.

    67

    William C. Chittick, The Sufi Doctrine of Rm, an Introduction, Thran, Dnishgh-i sanat-i rymihr,

    1974, pp. 42-45

  • 29

    Les rois sont le lieu de manifestation de Sa Royaut, les savants de Sa

    Connaissance.

    Les gnrations ont pass, et voici une nouvelle gnration. La lune est la

    mme, leau est diffrente.

    La Justice est la mme Justice, la Science la mme Science, mais les gens et les

    nations ont chang.

    Les gnrations ont pass, ami, mais ces ralits sont constantes et ternelles.

    ()

    Toutes les formes sont des images refltes dans leau du ruisseau. Lorsque tu

    te frottes les yeux, en ralit, toutes sont Lui68

    .

    Aussi haut que je remonte, le seigneur, cest Lui

    Quand je cherche le cur, Il est voleur des curs

    Quand je cherche la paix, il est lintercesseur

    Quand je men vais en guerre, le poignard, cest Lui

    Quand je vais la fte, Il est le vin et la nourriture

    Quand je vais au jardin, le jasmin, cest Lui

    Quand je vais la mine, Il est agate et rubis

    Quand je plonge dans la mer, la perle, cest Lui

    Quand je vais au dsert, loasis, cest Lui

    Quand je monte au firmament, ltoile cest Lui ()

    En temps de guerre quand je pars au combat

    Le protecteur des rangs, le gnral des troupes, cest Lui

    Quand je viens au banquet lors des rjouissances

    Lchanson et le musicien et la coupe, cest Lui

    Quand jcris une lettre lintention dun ami

    Le papier et la plume et lencre, cest Lui

    Quand je me rveille, il est frache conscience

    Lorsque je veux dormir, dans mon sommeil, cest Lui

    68

    M VI 3172-83

  • 30

    Quand je cherche pour mes pomes une rime

    Dans lesprit, lpandeur de rimes, cest Lui ()

    Lorsque tu regardes encore au-del

    Au-del de ton au-del, il y a Lui ()69

    LEssence en elle-mme est inaccessible, inconcevable, sans visage et sans nom : elle

    ne peut mme pas tre appele Dieu, ni Etre, ni Un. Cest un Mystre Absolu dont on ne peut

    parler quen termes apophatiques. Pourtant ce Mystre a choisi de se manifester. Cest au

    niveau de la rvlation de lEssence lhomme que lon commence lappeler Dieu et que

    lon distingue diffrentes perceptions du Divin par la crature, perceptions qui sont assez

    universelles : leffroi devant la Majest divine ou lattirance prouve pour la Beaut et la

    Bont70

    . La perfection (kaml, coincidentia oppositorum) se trouve uniquement dans

    linsondable abme de lEssence divine.

    La raison dtre de la cration est le dsir qua prouv la Divinit cache se rvler

    travers ses Noms et Attributs71

    . Un clbre hadith est ici invoqu : Jtais un Trsor cach et

    jai dsir tre connu. Alors jai cr le monde pour tre connu . La cration na aucunement

    affect la Divinit, elle ne constitue pas non plus quelque chose dautre qui se serait insinu

    ct de Dieu et qui en serait indpendant.

    Dieu na pas augment en amenant lunivers lexistence ; Il nest pas devenu

    ce quIl naurait pas t auparavant.

    Mais les effets ont augment lorsquil a fait venir les cratures lexistence.

    Entre ces deux croissances, il y a une diffrence.

    Laugmentation des effets, cest Son acte de Se manifester, afin que Ses

    attributs et Ses actes deviennent visibles.

    69

    DS 2251, traduction de L. Anvar-Chenderoff, dans Du paradoxe lunit : luvre lyrique de Jall-al-Dn

    Rm, Thse 3e cycle, Paris III, 1999, p. 401

    70 Cf. la complmentarit du mysterium tremendum et du mysterium fascinans de Rudolph Otto. Ce thologien

    allemand du dbut du XXe sicle distinguait deux lments du Sacr (das Heilige) concidant dans toute

    exprience religieuse : le numineux, mystrieux et totalement autre , qui fascine, attire, exalte, et la toute-

    puissance (majestas) inaccessible, qui effraye. R. Otto, Le Sacr. Llment non-rationnel dans lide du divin et

    sa relation avec le rationnel, trad. de lallemand A. Jundt, daprs la 18e dition allemande, Paris, Payot, 1949.

    71 FF 176-177/184-185.

  • 31

    Mais une augmentation de lEssence serait la preuve quelle est dorigine

    temporelle et soumise aux causes72

    .

    Le monde cr est donc le miroir dans lequel se reflte bien imparfaitement Dieu. Il est

    rempli de signes qui tous renvoient Dieu : O que tu te tournes, l est la face de Dieu

    (Cor. 2/109). Linterprtation tendancieuse de cette doctrine a men les Occidentaux accuser

    le soufisme de panthisme. Cest l ne pas tenir compte de la coexistence de la transcendance

    et de limmanence divines. aucun moment, la ralit, voire lautonomie, du monde cr

    nest nie. Jamais la crature nest, ni ne devient, Dieu, bien quelle participe de Son tre.

    Dieu ne sidentifie pas au monde, Dieu est en toute chose, mais Il est galement au-del et au-

    dessus de toute chose.

    Dieu a fait venir le monde lexistence par un seul mot : Sois ! . Il aurait pu le faire

    en un clin dil ; Il a cependant prfr une croissance lente et un perfectionnement

    progressif. La tradition rapporte quIl cra le monde en six jours, mais un jour divin quivaut

    mille ans. La maturation des cratures est longue : il faut neuf mois pour quun enfant se

    dveloppe partir dune goutte de sperme et naisse, il faut quarante ans pour quun homme

    atteigne sa maturit spirituelle, il faut des sicles et le sacrifice de millions dtres avant quun

    prophte merge73

    .

    Le monde a t cr partir de rien, mais ce rien (adam) nest pas le nant des

    matrialistes. Le rien est un degr ontologique entre lexistence et la non-existence, ltat

    des choses avant leur ralisation ou existenciation en ce monde. En termes imags, cest la

    mer dont seule lcume est visible, la mine dont Dieu extrait toutes sortes de joyaux, la source

    mystrieuse o sont caches les choses avant den jaillir en dansant au son de la Parole divine.

    La cration consiste donc donner forme des entits qui existaient dj dans la Science

    divine sous une forme archtypale. Il existe en effet deux modes dtre, le mode divin, ternel,

    simple et sidentifiant Dieu, et le mode actuel, limit et caractris par le changement et la

    pluralit. leur mort, les choses retournent leur origine, dans labme de la Vie divine.

    La cration na pas t effectue une fois pour toutes : Dieu est en train de crer en

    permanence partir du Trsor du Non-tre. Il produit diffrentes sortes de cratures selon

    lpoque et le lieu. Chaque chose a une place prcise dans lordre cosmique et rien ne se

    produit contre Sa volont. Mais si Dieu le veut, il peut bouleverser cet ordre tabli,

    72

    M IV 1666-1669

    73 Annemarie Schimmel, The Triumphal Sun. A Study of the Works of Jalloddin Rmi, Londres, East-West

    Publications, 1980, p. 229

  • 32

    transformer leau en feu, le feu en roseraie, faire flotter les montagnes dans les airs, 74 De

    mme, toute chose prise en soi, cest--dire spare de Dieu, source de son existence, va

    immdiatement son anantissement. Elle doit donc tre continuellement soutenue par le

    Souffle crateur et recre chaque instant. Cest ce que soutient la doctrine asharite75 et

    ce que le thosophe Ibn Arab appelle la cration perptuelle (al-khalq al-jadd).

    La structure fondamentale du monde naturel se compose de quatre lments : la terre,

    lair, le feu et leau. Ces quatre lments, qui ne se manifestent jamais eux-mmes,

    reprsentent les tendances ontologiques essentielles du monde. Tout ce qui existe dans le

    monde physique est un mlange de ces quatre lments dans des proportions variables76

    .

    Les choses ne deviennent claires que par leurs opposs. Chaque lment dune paire

    dopposs rend lexistence de lautre possible : le jour et la nuit, la joie et la tristesse, lesprit

    et le corps, le paradis et lenfer, etc. Chacune de ces choses ne peut exister et tre connue que

    par son oppos. Seul Dieu transcende toute opposition dans son Unit et cest pourquoi Il ne

    peut tre connu77

    .

    Le bien absolu nexiste quen Dieu, les divers degrs du mal drivent de

    laffaiblissement du bien au fur et mesure quil sloigne de sa source. Les choses sont

    bonnes ou mauvaises seulement en relation avec nous. Aux yeux de Dieu, lensemble des

    tres ne fait que remplir son devoir de manifester le Trsor cach. Par exemple, le mal

    manifeste certains attributs divins, tels la Vengeance ou le Pardon78

    .

    Le monde cr est profondment ambigu : tout en tant le rvlateur de Dieu, il est

    galement un voile qui dissimule la Ralit, cest une illusion (khiyl), une prison, un pige. Il

    existe une dichotomie fondamentale entre srat, la forme , lapparence extrieure, et

    man, le sens , la ralit invisible et intrieure, la chose telle quelle est connue par Dieu,

    telle quelle est Dieu : La forme est ombre, signifiant le soleil 79. Le monde est une

    collection de formes, et chaque forme contient son sens qui est sa ralit en Dieu. Lhomme

    74

    A. Schimmel, The Triumphal Sun, pp. 239-244

    75 Lasharisme fut lcole de thologie (ilm al-kalm, apologie dfensive) prpondrante en islam sunnite

    du Xe au XIX

    e sicle. Elle postule, entre autres, labsolue toute-puissance de Dieu, la ralit des attributs divins

    et le Coran incr.

    76 M VI 36, 45-50, 56-57, 59-63.

    77 M I 1130-1136.

    78 M IV 65-69, VI 2597-2599, II 2535-2545 ; FF 31/42-43. Pour toute la partie sur la cration, voir galement

    W.C. Chittick, The Sufi Doctrine of Rm, pp. 42-60

    79 M VI 4747

  • 33

    ne doit pas se laisser distraire par la forme, mais savoir quelle manifeste une ralit bien

    suprieure80. Dautres analogies expriment cette dualit : le cach et le manifest (btin et

    zhir), le peintre et la peinture, locan et lcume, le vent et la poussire.

    La terre a une forme extrieure de poussire, mais elle contient les lumineux

    attributs de Dieu.

    Son extrieur est entr en guerre contre son intrieur ; son intrieur est une

    perle et son extrieur une pierre.

    Son extrieur dit : Je suis ceci et rien de plus ! . Son intrieur dit : Regarde

    bien, devant et derrire ! .

    Son extrieur nie : Lintrieur nest rien . Lintrieur dit : Attends, on te

    montrera ! 81

    La cration a un aspect ngatif, car elle fait cesser la privation dtre qui retient les

    choses dans leur occultation. Dun certain point de vue, nous voyons le monde comme une

    forme et donc comme quelque chose dexistant, de concret, de palpable et connaissable,

    tandis que la ralit essentielle de ce monde, invisible, parat non-existante. Mais si nous

    regardons avec lil du cur, nous dcouvrons quen ralit seuls Dieu et le sens sont

    existants (hast, wujd), alors que la forme et le monde sont non-existants (nst, adam).

    Nous et nos existences sommes non-tre. Toi seul est lEtre absolu se

    manifestant dans les choses phmres.

    Nous sommes tous des lions, mais sur une bannire : nous ne bougeons qu

    cause du vent82

    .

    Cependant, forme et sens sont troitement lis et ne peuvent exister indpendamment :

    la forme drive du sens et le sens se manifeste sous une forme. Les deux sont laspect

    extrieur et intrieur de la mme ralit. On accorde gnralement trop dimportance la

    forme qui est seconde par rapport au sens. Mais cest Dieu qui a voulu que loubli de Lui

    existe aussi, et que les yeux des hommes demeurent voils devant la ralit des choses83

    .

    80

    FF 39/51.

    81 M IV 1007-1010.

    82 M I 602-603

    83 DS 233 2633-2637. Sur les relations complexes entre forme et sens, voir W.C. Chittick, The Sufi Doctrine of

    Rm, pp. 19-24

  • 34

    Anthropologie spirituelle

    Cest en lhomme que Dieu se rvle dans sa totalit, avec tous Ses attributs. Il est le but

    de la cration et la dernire chose entrer dans lexistence. Il est microcosme : lunivers est la

    rflexion externe de la ralit spirituelle de lhomme. Il est le calife de Dieu dans la cration,

    celui qui est charg de la ramener tout entire vers son Seigneur et de restaurer son unit

    originelle. Son argile a t malaxe pendant quarante jours par les Mains divines, il a t cr

    dans la plus belle des formes (Cor. 95/4), et mme selon la Tradition, Son image. Dieu a

    insuffl de Son esprit en lui (Cor. 38/72). Le plus beau don que Dieu lui ait fait a t de lui

    apprendre les noms (Cor. 2/31), connaissance inscrite sur la Tablette garde (lawh mahfz),

    connaissance qui le place au-dessus des anges, puisquelle lui donne le pouvoir sur tous les

    tres. Pourtant aprs la chute, il ne connat que les noms des choses visibles, et ignore le

    secret qui se cache derrire le voile quelles constituent. Voici comment le pote clbre la

    dignit de lhomme :

    () Je me suis mis totalement face face avec ce Roi qui ma amen ici : je ne

    taris pas de louanges pour Celui qui me cra.

    Un instant je suis le soleil, linstant daprs un ocan de perles. Intrieurement,

    jai la majest des sphres clestes, extrieurement, la bassesse de la terre.

    lintrieur de la jarre de ce monde, jerre comme une abeille. Ne remarque

    pas seulement mon bourdonnement plaintif, car je possde une demeure pleine

    de miel !

    cur, si tu me cherches, lve-toi jusquau dme azur, car mon palais est

    une forteresse qui massure la scurit parfaite.

    Comme elle est effrayante, leau qui fait tourner la meule des cieux ! Je suis la

    roue eau, cest pourquoi mes plaintes sont si douces.

    Puisque tu vois que les dmons, les hommes et les djinns mobissent tous, ne

    comprends-tu pas que je suis Salomon84

    et que le sceau est sur ma bague ?

    Comment serais-je dessch ? Chaque atome de moi a fleuri ! Pourquoi serais-

    je lesclave dun ne ? Je chevauche Bouraq85 ! ()

    84

    Le Salomon coranique (sourate 27) dtient le pouvoir sur les esprits et les cratures grce son sceau

    magique, il parle la langue des animaux et amne Bilqis, la reine de Saba la vraie foi. Il incarne la sagesse et,

    dans la culture persane, il est souvent rapproch du mythique roi Jamshid, auquel on prte galement une bague

    magique et une coupe dans laquelle se refltent le pass, le prsent et le futur de lunivers.

  • 35

    Je suis un rayon du Soleil, bien que jerre parmi toutes ces demeures. Je suis

    cornaline, or et rubis, bien que je sois n deau et dargile.

    Quelle que soit la perle que tu vois, cherche-en une autre en elle. Chaque

    atome de poussire dit : Intrieurement je suis un trsor .

    Chaque joyau te dit : Ne te contente pas de ma beaut, car la lumire de ma

    face provient de la chandelle de ma ralit intrieure .

    Je me tairai, car tu ne peux comprendre. Ne secoue pas la tte, nessaie pas de

    me tromper, car mon il discerne lintelligence86.

    Il