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Les deux lièvres et la tortue Je me suis remis en selle, il y a 25 ans, pour combattre l’anxiété née d’un sevrage tabagique et suis tombé, sans culpabilité, dans une nouvelle forme de dépendance. Vies familiale et professionnelle obligent, ma pratique du vélo a dû se limiter, au cours de ce quart de siècle, à une cinquantaine de sorties par an avec, inoubliables cerises sur ce maigre gâteau, deux voyages à Compostelle et un troisième à Assise. Ayant obtenu une préretraite deux ans après le début de ce siècle, j’ai pu m’adonner plus librement à mon sport favori en rêvant de voyages au long cours avec une prédilection pour le tour de la Méditerranée. DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin Cyclotourisme 566 Février 2008 1 Cyclade pérégrine de la Franche-Comté à la Judée Suisse Italie Slovenie Croatie Bosnie Serbie Bulgarie Turquie Syrie Jordanie Israël France M E R M É D I T E R R A N É E M E R É G É É M E R N O I R E J ’étais dans cet état d’esprit lorsque Michel, ami depuis trente ans, me pré- senta, au début de l’été 2005, Jean- René, un de ses vieux copains, qui cherchait des compagnons pour faire route avec lui, à vélo, jusqu’à Jérusalem, en 2006. Je fus d’emblée séduit par ce projet de péré- grination vers la Terre Sainte mais, dans les mois qui suivirent, le doute, conforté par mon entourage, s’employa à saper mon bel enthousiasme. La voix de la sagesse disait : «À ton âge (j’ai la carte Senior), sous un soleil implacable (juillet/août), c’est un défi suici- daire de se lancer pour faire 5 000 kilomè- tres à travers des pays où la violence est endémique». Mais la voix d’Ulysse, celle qu’entendent les êtres épris d’aventure, m’in- cita à relativiser le principe de précaution et à cultiver en moi ce grain de folie sans lequel la vie n’a aucune saveur. Ayant défini les modalités de ma prépara- tion physique, mentale et spirituelle, je don- nai mon accord à Jean-René en janvier 2006, vingt-cinq ans jour pour jour après avoir écrasé ma dernière cigarette. Les mois qui suivirent furent consacrés à la consolidation du groupe, à un affinage de l’itinéraire et à la préparation du matériel. Pour n’évoquer que le premier point, le peloton, potentiellement fort de six voyageurs, se mua, au fil des semaines, en un « gruppetto » de trois irré- ductibles résolus à pédaler jusqu’à la Ville Sainte pour deux d’entre eux et jusqu’à Istanbul pour Frédéric, le troisième homme, qu’une activité libérale contraignait à rejoin- dre son poste début août. Février 2008 Cyclotourisme 566 2 Les deux lièvres et la tortue Cyclos bulgares à Svilengrad (Bulgarie). «À ton âge (j’ai la carte Senior), sous un soleil implacable (juillet/août), c’est un défi suicidaire de se lancer pour faire 5 000 kilomètres à travers des pays où la violence est endémique».

Les deux lièvres et la tortuefrancejerusalemavelo.e-monsite.com/medias/files/1362250...Les deux lièvres et la tortue Je me suis remis en selle, il y a 25 ans, pour combattre l’anxiété

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Les deux lièvreset la tortue

Je me suis remis en selle, il y a 25 ans, pour combattre l’anxiété née d’un sevragetabagique et suis tombé, sans culpabilité, dans une nouvelle forme de dépendance.Vies familiale et professionnelle obligent, ma pratique du vélo a dû se limiter, au cours de ce quart de siècle, à une cinquantaine de sorties par an avec, inoubliables cerises sur ce maigre gâteau, deux voyages à Compostelle et untroisième à Assise. Ayant obtenu une préretraite deux ans après le début de ce siècle,j’ai pu m’adonner plus librement à mon sport favori en rêvant de voyages au longcours avec une prédilection pour le tour de la Méditerranée.

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

Cyclotourisme 566 Février 20081

Cyclade pérégrine de la Franche-Comté à la Judée

Suisse

Italie

Slovenie Croatie

BosnieSerbie

Bulgarie Turquie

Syrie

JordanieIsraël

France

M E R M

ÉD

I T E R R A NÉ

E

ME

R

ÉG

É

É

ME R N

O I R E

J’étais dans cet état d’esprit lorsqueMichel, ami depuis trente ans, me pré-senta, au début de l’été 2005, Jean-René, un de ses vieux copains, qui

cherchait des compagnons pour faire routeavec lui, à vélo, jusqu’à Jérusalem, en 2006.Je fus d’emblée séduit par ce projet de péré-grination vers la Terre Sainte mais, dans lesmois qui suivirent, le doute, conforté parmon entourage, s’employa à saper mon belenthousiasme. La voix de la sagesse disait :«À ton âge (j’ai la carte Senior), sous un soleil

implacable (juillet/août), c’est un défi suici-daire de se lancer pour faire 5 000 kilomè-tres à travers des pays où la violence estendémique». Mais la voix d’Ulysse, cellequ’entendent les êtres épris d’aventure, m’in-cita à relativiser le principe de précaution età cultiver en moi ce grain de folie sans lequella vie n’a aucune saveur.

Ayant défini les modalités de ma prépara-tion physique, mentale et spirituelle, je don-nai mon accord à Jean-René en janvier 2006,vingt-cinq ans jour pour jour après avoir

écrasé ma dernière cigarette. Les mois quisuivirent furent consacrés à la consolidationdu groupe, à un affinage de l’itinéraire et à lapréparation du matériel. Pour n’évoquer quele premier point, le peloton, potentiellementfort de six voyageurs, se mua, au fil dessemaines, en un « gruppetto » de trois irré-ductibles résolus à pédaler jusqu’à la VilleSainte pour deux d’entre eux et jusqu’àIstanbul pour Frédéric, le troisième homme,qu’une activité libérale contraignait à rejoin-dre son poste début août.

Février 2008 Cyclotourisme 5662

Les deux lièvreset la tortue

Cyclos bulgares à Svilengrad (Bulgarie).

«À ton âge (j’ai la carte Senior),

sous un soleil implacable

(juillet/août), c’est un défi

suicidaire de se lancer pour faire

5 000 kilomètres à travers des pays

où la violence est endémique».

Cyclotourisme 566 Février 20083

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

Ce 8 juillet 2006, les neuf coups mar-telés par notre Comtoise me don-nent le signal du départ pour cepériple de deux mois. Quittant

Besançon entre Doubs et citadelle, jem’élève graduellement vers le plateau enpensant avec émotion à mes proches, dés-emparés par la perspective de cette longueabsence. J’effectue cette première étape ensolo car mes compagnons sont partis deDijon et roulent vers Censeau, aux confinsdu Jura, où nous devonsnous retrouver ce soir.Pour m’y rendre, par desroutes quasiment déser-tes , je t raverse unerégion où la nature estgénéreuse : pâturages àl’herbe drue peuplés de belles montbéliar-des, sombres forêts de conifères barrant l’ho-rizon, eaux courant entre les saules oujouant les miroirs, comme la Loue à Cléronpour refléter le superbe château. Ces vastesétendues, riantes en période estivale, maisinhospitalières en hiver, ont incité les hom-mes à regrouper leurs fermes monumentalesaux toits démesurés dans de rares villages,autour d’austères églises qu’égayent des clo-chers chapeautés de tuiles vernissées.

Déservillers, Levier… côte après côte j’ap-proche des plateaux du Haut Doubs. Enmilieu d’après-midi apparaît à l’ouest lamasse sombre de la forêt de Joux. J’en longela lisière jusqu’à Censeau où Jean-René etFrédéric viennent d’arriver à l’«Hôtel du

Centre». J’ai rencontré deux fois le premier etn’ai jamais vu le second. Nous aurons letemps de faire connaissance !

Le lendemain, à la fraîche, notre trio met lecap sur la frontière helvétique. Le soleillevant irradie les bancs de brume bleutés quiflottent sur des pâtures où paissent des che-vaux. La route s’élève vers Chantegrue avantde traverser le Doubs, tout proche de sasource, qui se dirige vers le lac de Saint-Point. À cette heure matinale, Métabief dort

encore au pied de sonréseau de télésièges auchômage. Nous quittonsla France à Vallorbe et,profitant de la gravité,dévalons vers le lac deGenève, d’abord par la

nationale, puis par une voie plus agreste.Voici Lausanne où des familles endimanchéesse pressent dans les restaurants de la rive duLéman. Nous nous insérons dans le trafic trèsdense qui emprunte la corniche vers le Sud-Est, avant de faire relâche sur un banc du portde Lutry. Requinqués, nous longeons le spec-taculaire vignoble en terrasses montant à l’assaut du versant jurassien et saluons le Mont-Pèlerin qui domine Vevey de ses 810 mètres.

À Montreux, le festival bat son plein et la ville souffre de thrombose. Nos vélos,caparaçonnés de volumineuses sacoches, serévèlent inaptes au gymkhana et c’est par lesentier piétonnier qui longe le château deChillon que nous arrivons à Villeneuve. Lesfestivaliers ont investi le camping et nous

acceptons sans rechigner un «emplacement-confetti» coincé entre deux bungalows et quireçoit «cinq sur cinq» les centaines de déci-bels crachés par un dancing en plein airimplanté juste derrière la haie de clôture.

La faim nous pousse vers une pizzeriaforaine où des dizaines d’Italiens, masséesdevant un écran géant, testent leurs cornesde brume en attendant que débute la finalede la Coupe du Monde. La tension grimpe enflèche au fil du match et atteint sonparoxysme lors du «coup de boule» de Zizou.Trahis par notre langue dès le début, nousn’aurions pu éviter le lynchage sans la vic-toire de l’Italie. Cette nuit-là, les concerts deklaxons et l’obsédant «staccato» provenantd’une voie ferrée toute proche se liguentpour empêcher tout sommeil réparateur.

Nous quittons le Léman entre Vaud etValais par la plaine marécageuse que sillonnele Rhône et franchissons, après Saint-Maurice, l’étroit défilé dans lequel le fleuvese faufile au pied des Dents du Midi. ÀMartigny, où la vallée dessine un angle droit,on franchit la Dranse, juste avant sonconfluent, sur un pittoresque pont couvertplacé sous l’altière surveillance de la tour dela Bâtiaz. En amont, nous fuyons la N9 pournous réfugier sur des pistes cyclables, tantôtlongeant le Rhône qui roule ses eaux d’unvert laiteux entre de disgracieuses berges enbéton, tantôt traversant de riches vergers oùla luminosité typiquement méditerranéennemagnifie pêches et abricots. Profitant, elleaussi, du micro-climat valaisan, la vigne esca-lade les rocailleux versants exposés au sud.Au bout de fastidieuses lignes droites, Sionoffre à nos regards ses deux forteresses hautperchées, Sierre son pierrier préhistorique etVisp ses hautes maisons jaunes et ocre.

La mise en train face au soleil levant nousconduit à Brig, qui s’éveille au pied de sonchâteau, où nous obliquons vers le Midipour nous hisser sur nos lourdes machinesau sommet du Simplon. Je monte avecFrédéric à 8 kilomètres-heure et nous faisonshalte lorsque se présente un balcon panora-

Des montagnes, des lacs, une lagune et… des camions

SÉQUANIE, HELVÉTIE, ITALIE : De la première étape, le 8 juillet, à la dixième, le 17.

Sommet du Simplon (Suisse).

Camping de Villeneuve (Suisse).

«la luminosité typiquement

méditerranéenne»

mique, pour jouir du paysage et attendreJean-René, plus lourdement lesté, quigrimpe avec les yeux rivés sur son cardio-fréquencemètre. La route suit les gorges dela Saltine jusqu’au viaduc de Ganter qui lesenjambe. L’ouvrage d’art est fermé au traficmontant et nous sommes déviés par l’an-cienne route qui décrit un arc en longeant lerelief avant de rejoindre le Gantertal et saforêt de pins. Plus haut, dans les tunnels quise succèdent, les traînées des lourds camionsnous ballottent comme fétus de paille.

La récompense nous attend au sommetd’où l’on découvre un chaos minéral à couperle souffle, un souffle que l’on a soigneuse-ment ménagé lors de la longue ascension.Basculant vers le versantsud, nous dévalons àtravers les alpages quitapissent la combe infé-rieure du Simplon, avantd’entrer dans les gorgesde Gondo étrangléesentre deux vertigineuses murailles de granit.L’Italie nous accueille au seuil du valDivedro avec un fœhn soutenu qui ralentitnotre progression vers Domodossola. Auxconfins du Piémont, nous dressons le campà Mergozzo dont les maisons roses et sépiabordent un petit lac aux eaux sombres.

Le petit matin nous trouve à Verbania, surla corniche du lac Majeur plantée de somp-tueuses villas tournées vers les îlesBorromée. Vue de l’arrière du bateau quinavigue vers Laveno, cette «reine du lac»offre aux passagers un tableau enchanteur.Nous parcourons maintenant le nord de laLombardie entre lac de Varese et MonteCampo Dei Fiori, région où la route se plieaux multiples caprices des plissements préal-pins. Passée Varèse, la S342 file vers Côme,abritée au fond de sa baie, dans un décorcher à Stendhal. Nous goûtons l’harmonie deson lac sans rides bordé de versants abrupts.La fin du parcours conduit à Merone, près dulac d’Alserio. Nous payons ici une erreurd’itinéraire nous contraignant à redescendredes pentes que nous venions de conquérirmètre après mètre.

Enfin une étape de plaine, nous réjouis-sons-nous ce matin-là, avant de déchanterau fil de la journée. Si la route est roulante,elle est d’une désespérante monotonie et tra-verse d’ennuyeux villages asphyxiés par ledéfilé incessant d’assourdissants camions quinous poussent vers le bas-côté à grandscoups de klaxon rageurs. Mais la silhouettede la Citta Alta de Bergame, le délicieuxrisotto dégusté sur la Piazza della Loggia àBrescia, et la sereine beauté du lac de Garde,nous aident à combattre ce début de désen-chantement.

Cap sur la Vénétie et Vérone où chacun denous, Roméo moderne, téléphone à saJuliette tout en sirotant un merveilleux cap-puccino à l’ombre des arènes. Court instantde grâce avant de nous replonger dans l’uni-vers impitoyable de la S11 où tous les semi-remorques d’Italie semblent s’être donnés

rendez-vous. Déjà scabreuse en ligne droite,la cohabitation avec ces mastodontes devientpérilleuse dans les carrefours. J’en fais la tristeexpérience ce jour-là : dépassé de trop prèspar un chauffard impatient sur une bretelled’échangeur, je touche le rail «d’insécurité» et chois sur la chaussée sans avoir pudéchausser. Le mollet gauche n’a pas appréciéce mauvais traitement et exprime franchementsa souffrance. Les minutes qui suivent, cellesdu bilan, sont angoissantes : si la marcheéveille une vive douleur à chaque pas, le testde pédalage est plus rassurant. La jambe,déjà enflée, proteste, lors de la phase d’ap-pui, mais ne refuse pas tout service.

C’est «piano» que nous gagnons et traver-sons Vicenza par lecorso Palladio bordé depalais réalisés par cegénial architecte du XVIe

siècle. Toujours escortéspar une procession detrente-huit tonnes, nous

atteignons Padova et l’hôtel «Mignon». En cejour de Fête nationale française, le «vinobianco frizzante» nous réjouit le cœur.

Bien qu’handicapé par la lésion muscu-laire, j’écarte toute idée d’abandon et monmoral remonte pendant que nous longeons lacharmante Riviera di Brenta parcourue pardes embarcations qui vont vers la lagune, ouen viennent. Nous la suivons jusqu’à Fusinad’où partent des vaporetti pour Venise. Notreprojet d’y embarquer avec les vélos tombe àl’eau, car la sérénissime ne tolère pas lesdeux-roues, et nous restons sur la terre ferme.

Mobilité réduite oblige, je renonce à visiter laCité des Doges - que je connais - et consacre cequartier libre au repos, propice à un «flash-back» sur la semaine écoulée : l’entente cordialea régné entre nous et l’atmosphère au sein dutrio a été empreinte de générosité et de courtoi-sie, vertus qui permettent l’harmonieuse coha-bitation de nos différences. Pour résumer, onpourrait parler de l’alliance des deux lièvres etde la tortue. Jean-René, l’ingénieur, et Frédéric,l’architecte, ont un «GPS» sous le casque ; ilsmémorisent la carte d’un seul regard et s’orien-tent à coup sûr dans les villes sans aucun plan.Le premier consulte les «mails» sur son télé-phone au feu rouge et le second prend desphotos en roulant. Le matin, ils harnachentleurs montures en moins d’une minute et leurvélocité sur le plat rendrait malade un capitainede route «Audax». Et pourtant…, pourtant ils meprennent comme je suis, lent et contemplatif,acceptant de bonne grâce que le tempsconquis à force d’efficacité soit recyclé enpatientes attentes puisque, au bout du compte,nous arrivons ensemble à l’étape.

Ce soir-là, nous dînons et échangeonsavec Steven, un jeune cyclo bâlois qui sedonne un an et demi pour aller le plus loinpossible vers l’Est.

Le panneau «Malcontenta» marque l’en-trée de l’affreuse zone industrielle deMestre. Par romantisme, j’imagine que cetoponyme traduit la mauvaise consciencede ceux qui ont laissé ancrer aux rives de

la plus belle lagunedu monde cette nefmonstrueuse auxmâts bariolés derouge et de blanc.En contraste, lecentre de la cité,presque coquet,paraît offrir unplaisant cadre devie.

Azimut Nord-Estsur une route arbo-rée qui court lelong d’un canal àquelques encablu-res de la lagunepu i s ve r s San t aDona di Piave, asso-ciée, dans mon souve-n i r, à de goûteuxpanini. De longues lignesdroites, sur une diguedominant des marécagesparsemés de grosses fermes àl’abandon, nous conduisent à Caorle où sebalancent des chalutiers pimpants commedes jouets. Il n’y a qu’un pas du campingombragé à la plage et je le franchis en claudi-quant pour me jeter dans l’Adriatique.

Ce matin-là, Frédéric part avant l’aube pourrendre visite à des parents frioulans. Nous leretrouvons à San Giorgio di Nogaro au termed’un parcours tellement ennuyeux que, lorsd’une halte, le «Gitane» de Jean-René se laissechoir de désespoir dans un profond fossé.

Mais le paysage prend du relief lorsque lesAlpes Carniques apparaissent au Nord. Nousatteignons à Duino la corniche qui, du hautde blanches falaises, domine le majestueuxgolfe de Trieste avant de s’incliner pourrejoindre la ville. Là, Francesco, un ami deFrédéric, nous prend à bord de son «Arpège»pour une délicieuse baignade au large puisnous fait longer le front de mer face à laPiazza Unita dell’Italia qu’encadrent troispalais 1900 de style autrichien.

Le soir, Mireille, épouse de notreskipper, nous prépare un repas typiqueavec spaghetti al dente et prosciutto deSan Daniele. Le ciel noc-turne est superbe au-des-sus du Yatch Club Adriaticolorsque nous rejoignonsle voilier pour y dormir.

LE LAURÉATJean-Marc Belin, membreindividuel de Versailles tient à dédier cette récompense à « Marie Noëlle, son épouse pleine de mérites, qui a vécu deux moisd’inquiétude ainsi qu’à Jean-René et Frédéric, ses valeureux compagnons de route. »Le voyage, qu’il nous conte est une longue routevers Jérusalem et un itinéraire personnel vers une nouvelle vie ponctuée devoyages à bicyclette.

«La corniche domine

le majestueux

golfe de Trieste»

Février 2008 Cyclotourisme 5664

Cyclotourisme 566 Février 20085

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

Nous quittons vite le niveau de la merpar une longue côte en lacets quidébute au centre-ville. L’échauffementdure jusqu’au bord du plateau, pro-

che de la frontière slovène, où l’on entre dansune région tourmentée, couverte d’une forêtaux essences variées. Mais d’ours point. Ilsont émigré dans les Pyrénées.

Déjà la Croatie et les premières boulettesde viande, qui, sous des formes et des nomsdivers, constitueront notre ordinaire tout aulong du voyage. L’altitude oscille autour de500 mètres jusqu’au début du toboggan des-cendu tout schuss vers le fond du golfe duKvarner. On est d‘emblée frappé par l’heu-reuse alliance du sol, presque blanc, et de lamer, bleue de cocagne, mais plus encore parles chancres industriels qui ont investi lerivage, telles les cheminées de Rijeka ou laraffinerie qui asphyxie le ravissant bourg deBakar blotti au fond de sa crique. Soirée exo-

tique au camping de Kraljevica où les disci-ples locaux de Krishna tiennent congrès etse promènent en tenue réglementaire - celledes femmes est très élégante - en psalmo-diant des versets du Mahabharata.

Un démarrage en côte, à froid, pourrejoindre la route en corniche, et la premièrepanne - pied de valve sectionné - sont lesprémices d’une rude journée. Nous man-geons notre pain blanc lepremier en parcourant lariviera de Crikvenica, cha-pelet de stations balnéairessurpeuplées dont l’horizonest borné par l’île de Krk.

Après Senj, charmantport de pêche dominé par la forteresse desUskoks, nous quittons le littoral pour escala-der la croupe nord des monts Velebit : auxrocailles surchauffées par un soleil de débutd’après-midi succède une forêt de feuillusqui ne projette pas d’ombre mais distille unsoupçon de fraîcheur. De loin en loin, sousdes parasols, des paysannes au teint bistreproposent aux chalands du vin, du miel etdes fromages.

Du col Vratnik, balcon à 700 mètres, la vueporte, par-delà les îles, jusqu’à l’Istrie. Plusloin, au cœur d’une région bucolique et sau-vage, on arrive à Otocac, sur la rivièreGacka, dont l’église, rose bonbon, est coifféed’un élégant bulbe.

Ce soir-là, nous sommes particulièrementpréoccupés par le développement du conflitau Proche-Orient et par l’hypothèque quel’actualité fait peser sur la suite de notrepérégrination.

Succédant à une zone de vastes prairiesondulées, le Parc National de Plitvice offreau voyageur, dans un cadre forestier acci-

denté, son escalier de seize lacs dont leseaux, nuancier de tous les verts, cascadentde l’un à l’autre sur des barrages de travertin.

Encore sous le charme, nous pénétrons enBosnie et traversons Bihac avec son petit cen-tre historique boisé et son mur d’enceinte. Là, pour la première fois, nous côtoyons desveltes minarets dressés vers le ciel lumineux.

Vers l’Est, la Una, rivière vivante, paradis desbaigneurs et kayakistes, coule dans une étroitevallée, entaillée dans la montagne au pied delaquelle route et voie ferrée jouent à saute-mouton sur des passages où les rails en sailliefont tressaillir nos pauvres montures. Est-ce unrapport de cause à effet ? Jean-René perçoitmaintenant un bruit suspect que l’on inter-prète comme une faiblesse de la roue arrière.À Bosanska Krupa dont l’église, portant lesstigmates d’un intense mitraillage, voisineavec une gracieuse mosquée, un cafetier auxdoigts d’or rééquilibre la tension des rayons.

Encore un bout de chemin en compagniede la Una avant de remonter son affluent, laSana, sur la RN4. Jean-René roule en têtelorsque deux voitures venant en sens inverseentreprennent un dépassement et foncentdroit sur lui. Il freine et se déporte sur le bas-côté. Trop près, trop vite, trop tard, je touchesa sacoche et me «plante» en beauté. Je suis àterre lorsque les voitures, qui roulent encoreà gauche, passent à ma hauteur.

Plus de peur que de mal mais l’émotionm’a coupé les jambes etj’ai du mal à soutenir letrain jusqu’à Banja Luka.Capitale de la RepublikaSrpska, à majorité bosno-serbe, qui bénéficie d’unelarge autonomie, deuxième

ville du pays, dont toutes les mosquées ontété rasées pendant la guerre, Banja Luka estquadrillée par de larges avenues bordées d’ar-bres. C’est sur l’une d’elles que nous croisonsdes anciens combattants aux uniformes dépa-reillés défilant, drapeaux en tête, en braillantun chant patriotique.

En route vers l’amont de la Vrbanja, quenous quittons pour franchir, par une ramperégulière et bien revêtue, les monts UzlomacBorja au Solila pass. Au sommet du col, dansun décor sylvestre, une auberge nousaccueille. La patronne nous commente enserbe un menu écrit en cyrillique. Jean-Renépasse commande en panachant allemand etlangage des signes. C’est gagné, on nous sertdes truites géantes tandis qu’une radiodéverse sur nous des flots de musique.Hélas, ce n’est pas du Schubert !

Changeant de versant, la route se calque surle cours de l’Usora. Pour sortir de la valléevers le Sud, il faut franchir de rudes coteauxavant d’arriver à Tesanj dont nous visitonsl’hôpital, bénéficiaire, pendant la guerre,

SLOVÉNIE, CROATIE, BOSNIE, SERBIE, BULGARIE : De la onzième étape, le 18 juillet, à la vingt-cinquième, le 2 août.

Senj (Croatie).

Kraljevika (Croatie).

Encore des montagnes, des rivières, et un souci très relatif de l’environnement

«Une forêt de feuillus distille

un soupçon de fraîcheur»

de l’aide apportée par une association àlaquelle Jean-René appartient. MonsieurMuslic nous accueille à la Pension Tourist. Ila de la prestance et une certaine raideurlorsqu’il nous sert, avec style, un succulentdîner, vêtu d’une chemise blanche éclatanteet portant serviette sur le bras.

Le maire de Tesanj nous honore de sa pré-sence lors du départ matinal mais le journa-liste de la gazette locale, chargé de couvrirl’événement, a oublié de mettre son réveil.Rapidement, la route de Novi Seher, jaunesur la carte, se mue en piste forestière surlaquelle nous nous élevons de 500 mètres enlouvoyant entre les ornières. Le bitume àpeine retrouvé, nous optons pour un cheminde montagne permettant d’éviter un longtunnel routier. Profil enescalier, pierres quiroulent, tous les ingré-dients sont réunis pourun numéro d’acroba-tie, qui, à la descente,frise la virtuosité. Unnouveau tunnel se présente, dont le contour-nement est possible par une route buisson-nière qui longe un méandre de la Bosna.Dans le coude, haut perchée, une noire for-teresse contrôle le passage depuis le MoyenÂge.

À Zenica, sanctuaire de l’urbanisme titiste,nous sommes moins sensibles aux charmesde l’architecture socialiste qu’à la vision dedésolation offerte par la zone industrielle oùles usines en activité, totalement délabrées,semblent désaffectées. Vers l’amont, laBosna, symbole du pays auquel elle a donnéson nom, accélère sa course pour ne pas voirles bouteilles en polyester saturé, les sacsnoirs en polyéthylène et les décharges sau-vages qui prolifèrent sur ses rives.

C’est devant un demi de Sarajevsko et unimmense écran plasma que nous assistons àl’arrivée du Tour de France.

La brume qui monte de la Bosna etl’épaisse fumée que crache une centralethermique au charbon se mélangent au-dessus de Kakanj pour plonger la régiondans un «smog» londonien. À l’approche deSarajevo, les villages s’égrènent le long dela route, de plus en plus rapprochés. Laville martyre se terre au fond d’un cratèrecerné par les montagnes qui l’enserrent.Pour la découvrir, il faut se hisser jusqu’à laligne de crêtes par une rampe sévère danslaquelle ahanent de vieux camions pous-sifs. Construite sur les rives de la Mijacka, lacapitale bosniaque s’étend d’Est en Ouestau fond de la vallée et élargit son empriseen escaladant les flancs des reliefs qui ladominent.

Ottomane, austro-hongroise, yougoslave,croato-musulmane, Sarajevo a vu cohabiterpacifiquement pendant des siècles des fidè-les des trois religions monothéistes. Pour lapremière fois, nous tombons sous le charmede l’Orient dans le vieux quartier turc deBascarsija, avec ses petites maisons en bois,ses mosquées, ses medersas et son bazar oùl’on croise des femmes voilées et des hom-mes portant le fez.

26 juillet : cette journée est placée sous lesigne des tunnels. Tôt le matin, nous traver-sons ceux qui ponctuent la montée du VitezPass à l’est de Sarajevo. La haute vallée de laPraca offre des paysages typiques de laBosnie profonde avec ses fermes décrépitesdisséminées dans de riches prairies où sontérigées, autour d’un mât central, des meulesde foin en pain de sucre.

À la sortie d’un village, la route revêtues’interrompt et fait place à une piste, parse-mée de cailloux concassés. Alors que larivière pénètre dans un canyon, apparaît untunnel à voie unique dont la section, en fer àcheval, est celle d’un ancien ouvrage ferro-viaire. La sortie n’est pas en vue, et nousnous y engageons, dans une obscurité totale

que nos maigres fais-ceaux lumineux nepeuvent percer, sur unsol, constitué par leballast originel, nousobligeant à utiliser latechnique de la drai-

sienne, pieds à terre, pour ne pas chuter. Detrès longues minutes s’écoulent avant qu’ap-paraisse la sortie.

À peine à l’air libre, nous croisons uncamion qui roule vers l’amont. Un kilomètreou deux et nous sommes à l’entrée d’undeuxième tunnel, équipé de feux bicoloresgérant la circulation alternée. Nous atten-dons bêtement le vert et nous engouffrons, àl’aveuglette, dans la galerie, tentant, sansgrand succès, d’éclairer la paroi droite, noirede suie, avec nos lampes frontales, tandisque l’épaisse couche de cailloux roule sousnos roues. Faute de repères, j’ai l’impressiond’être au cœur d’une caverne sans limites.Quelques centaines de mètres plus loin,nous rejoignons la rivière qui cascade.

Mais nous n’avons pas encore vu le bout dudernier tunnel puisque nous en traversonsencore une dizaine, tous aussi paniquants queles premiers, avant d’atteindre le confluent dela Praca et de la Drina. Là, nous retrouvonsavec soulagement l’asphalte et… un nouveauchapelet de tunnels, éclairés ou non, avec uneligne blanche au sol comme fil d’Ariane.L’orage éclate cinq minutes avant la fin del’étape et nous arrivons trempés à Visegrad.Incroyable mais vrai, c’est la première pluiesur notre route et ce sera la dernière.

On accède à la ville par le célèbre pont surla Drina, remarquable ouvrage à onze arches,construit par les Ottomans au XVIe siècle.L’hôtel, lui, a été bâti en 1960 par l’Etat yougo-slave et exhibe sans complexe tous les outra-ges du temps que personne n’a jamais songé àréparer. Comme souvent en Bosnie, le maîtremot de l’accueil est «polako», (doucement),philosophie absconse pour mes deux lièvresfavoris, mais positive en l’occurrence. Ellelaisse à l’employée de la réception le temps dechoisir la chambre la moins insalubre : peintu-res écaillées, mobilier d’époque qui dévoileimpudiquement, sous le formica déplaqué,ses panneaux de particules, chasse d’eau«incontinente», douche sans pomme, robinets«prostatiques» mais… vue imprenable sur laDrina et le pont que rosit le soleil couchant.

À peine franchie la frontière de Serbie,nous savons, à la vue des églises et du moinequi sort de son monastère, que nous sommesen terre orthodoxe. Nous savons aussi, enregardant l’horizon et la carte, que deux colsnous attendent au tournant. Le tunnel som-mital du Sargan Pass est fermé pour travauxet nous sommes déviés par l’ancienne routevers un passage situé à 1 000 mètres dans unsuperbe décor qui rappelle le Jura. Nous ren-controns, au sommet du deuxième col, ungroupe de cyclotouristes serbes qui roulentvers Mostar, en Bosnie, pour assister auconcours annuel de plongeons du haut dupont mythique sur la Neretva.

À Uzice, ex Titovo Uzice, la référence auleader charismatique a été caviardée au gou-dron sur le panneau routier, mais les toursgéantes en béton, érigées sous son règne aupied de la montagne, sont encore là, et sansdoute pour longtemps.

Aujourd’hui, notre itinéraire suit le coursde la Morava à sa sortie des gorges de OvkarKablar, mais le tracé capricieux de la routenous impose quelques « murs » qui aiguisentnotre appétit. Pas suffisamment cependantpour qu’à Kraljevo, cœur de la Choumadie et«Cité des Rois», nous puissions faire honneuraux douze «cepavcici» (quenelles de viande)qui trônent sur chaque assiette.

La suite du parcours, effectué en pleinechaleur, emprunte une chaussée en mal d’en-tretien qui éprouve nos vaillants bicycles.Celui de Jean-René est victime d’un bris derayon sur la roue motrice. C’est à Krusevac,où l’hôtel voisine avec un théâtre autrichienvert caca d’oie, qu’un soi-disant profession-nel, mal outillé, répare le dégât, grâce à unfouet à chaîne fourni par son client.

Franchissant un coteau, nousparvenons au bord d’un affluentde la Morava, qui tra-verse Nis, ville natale deConstantin. Nous y ren-controns Alexander ledémineur, qui risque sa

Février 2008 Cyclotourisme 5666

Bosanska Krupa (Bosnie).

En Bosnie.

«Le maître mot de l'accueil

est "polako" (doucement)»

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Cyclotourisme 566 Février 20087

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

vie pour mieux la gagner. Il nous invite chezlui pour le café et nous prédit un trajet sansdifficulté jusqu’à Bela Palanka. En réalité, lesdeux tunnels que traverse la route nationale,en travaux, ont été mis en sens alternés etsont réservés aux seuls poids lourds. Noussommes ainsi orientés vers une petite routede montagne, elle-même en chantier, qui sedirige vers un col à 750 mètres. Chaleur,poussière, passages à 11 % : les familles tur-ques, qui se rendent en vacances au pays etnous dépassent, en file continue, dans desberlines allemandes climatisées, doiventnous prendre pour des fous.

À Bela Palanka, bourg où le temps sembles’être arrêté depuis très très longtemps, onnous indique un hôtel, qui surplombe une cas-cade. Nous y sommes accueillis, aux accentsd’un orchestre tzigane, par une ribambelled’enfants endimanchés et par quelques fem-mes au noir regard farouche. La noce rom batson plein et nous comprenons vite que nousne sommes pas franchement les bienvenus.Nous trouvons un hébergement, à quelqueskilomètres de là, dans un «auto-servis-pen-sion», planté en rase campagne.

Direction la frontière bulgare via Pirot etDimitrovgrad par une deux voies pompeuse-ment baptisée E80. Faute d’autoroute, cetaxe draine l’intégralité du trafic Europe del’Ouest- Turquie. Autant dire qu’il n’est pasvraiment recommandé d’y cycler à deux defront, lorsque les Mercedes, Audi, «Béhem» etautres «Vévé», qui ont roulé non-stop depuisBrème, Hambourg ou Berlin, et dont lesconducteurs se «tirent la bourre» pour gagnerquelques places à la douane, dépassent sansrépit, les trains de camions que le feu vertd’un tunnel à sens alternés lâche en amontpar vagues successives.Mais, nous ne tardons pasà prendre notre revanche,en doublant, tête hautemais l’air faussementmodeste, tous ces véhi-cules «scotchés» pourdes heures sur des kilomètres, et en gagnantdirectement la barrière qui marque notreseptième frontière.

De l’autre coté, s’amorce une rampe deplusieurs kilomètres au long de laquelle noussommes encouragés par des chauffeurs quipréparent le café, en petits groupes, entre lespare-chocs des camions stationnés à laqueue leu leu dans le sens descendant. C’estau bout d’une route monotone traversant unplateau sévère qu’apparaît Sofia. Mon visages’empourpre de honte lorsque j’écris quenous ne visitons pas la ville. Au hasard desrues, parcourues à vélo ou à pied, nous aper-cevons notamment la cathédrale AlexandreNevski et la ravissante église Saint-Nicolasmais sans, malheureusement, nous y attarder.

C’est sur le conseil d’un policier que nousnous engageons sur l’autoroute A1 directionSud- Est. Malgré une forte circulation, nousnous sentons en sécurité sur la voie d’arrêt

d’urgence mais redoublons d’attention encroisant les bretelles d’accès et de sortie.Nous empruntons, avec soulagement, cellequi se raccorde à l’ancienne route et roulonsau centre d’une large plaine que limitent leshauteurs du Sredna Gora au nord et cellesdes Rhodopes au sud. Pour une raison quinous échappe, ces vastes étendues parais-sent incultes et désertes.

À Kostenec, où nous rencontrons la Marica(Maritza), rivière chantée par Sylvie Vartan,les cigognes regardent passer les trains duhaut des pylônes porte-caténaires. Pazardzic,

terme de l’étape, est unepetite ville coquette,avec ses rues piétonniè-res bordées de vieuxarbres et de maisons tur-ques à un étage, ornéesde moulures et de mas-

ques en stuc blanc sur des crépis aux tonspastel. Dans le square, où papotent lesanciens, des groupes d’accortes jeunes filles,aux tenues un peu aguichantes, passent, enminaudant, devant les statues des Saints-Cyrille et Méthode.

Au bord de la route plate et droite qui fileentre deux rangées d’arbres, des paysansexposent tomates et pastèques sur des étals defortune. En arrivant à Plovdiv, «la belle», villedes six collines, notre chemin croise celui deGeorges, qui déambule, coquille Saint-Jacquesen sautoir, lourd bourdon en main et couvre-chef en place. Dijonnais, retraité, il marchedepuis avril vers Jérusalem avec Brendon, un«globe-trotter» de l’Ohio. Nous sirotons un caféturc en sa compagnie et, le quittant, partons àla découverte du vieux Plovdiv, témoin d’unpassé plusieurs fois millénaire qui s’étend desThraces aux promoteurs de «l’éveil national»,au XIXe siècle, en passant par les Romains etles Ottomans.

Au long de rues ombragées, dressées versle sommet des collines et pavées d’énormesblocs dénivelés, s’alignent de somptueusesmaisons dont les étages en encorbellement,les portiques à colonnes et les façades ani-mées d’éléments en trompe-l’œil sont desjoyaux de l’architecture baroque bulgare. Plushaut, encastré au flanc de la colline «de l’eau»,le théâtre de Trajan, avec ses blancs gradinsen hémicycle, offre au visiteur le spectacle dela ville basse qui s’étend jusqu’à la Marica.

La E80, toujours elle, quitte la vallée pouronduler sur les contreforts des montsRhodopes vers Haskovo. Lorsque nous ren-trons à l’hôtel «Aida», qui, nous y sommeshabitués, n’a de clients que nous, un autoch-tone à la triste figure nous propose des«madames».

La maison «Maquereaux and Co» doit faireles trois huit car un autre proxénète nousaccoste à sept heures du matin et veut, lui,nous fournir des «ladies». Roulant vers lafrontière turque, nous longeons des agglo-mérations de serres qui miroitent au soleil etd’immenses champs de tabac. À Svilengrad,la «cité de la soie», on traverse la Marica surles vingt arches du pont Mustafa Pacha. Plusloin, la route suit la frontière grecque avantd’atteindre celle de Turquie.

Des étals de fortune en Bulgarie.

En Bulgarie.

SLOVÉNIE, CROATIE, BOSNIE, SERBIE, BULGARIE

«en doublant tête haute,

mais l’air faussement modeste,

tous ces véhicules scotchés

pour des heures»

Février 2008 Cyclotourisme 5668

Là, pas de queue, aucune tracasserie, maisun véritable «steeple-chase», avec septbarrières successives et autant de prépo-sés dont on saisit mal la valeur ajoutée.

Encore quelques kilomètres au milieu dechamps cultivés comme des jardins et nousvoici à Edirne, l’ancienne Andrinople,conservatoire de l’architecture ottomane :somptueuse mosquée Selim II sur la colline,avec sa coupole immense, son mihrab de

marbre blanc, ses faïencesd’Iznik ; austère caravan-sérail, bazar populeux etcoloré, hammam coifféde mamelons. Plusaucun doute, noussommes arrivés enOrient.

Au restaurant, où sens commercial et gentil-lesse se confondent, on honore les hôtes fran-çais en diffusant l’œuvre intégrale d’Edith Piaf.

La Thrace orientale, que nous traversons,possède un réseau hydrographique trèsdense constitué de nombreux cours d’eaucoulant du Nord au Sud dans de profondssillons. La route, toute droite, qui file pleinEst, attaque les coteaux de front et plongedans les vallées en suivant la ligne de plusgrande pente. Durant deux jours, ce par-cours ondulé nous impose un rythme à qua-tre temps, avec une succession lancinante :côte, court replat, descente, court replat…Après ce purgatoire, nous pensons atteindrele paradis à Silivri, sur la mer de Marmara,mais la couleur peu engageante et l’odeurnauséabonde de l’eau qui baigne ce joli petitport n’incitent pas au farniente. À Kumburgaz,la baignade dont nous rêvions devient réalité

le long d’une plage où les algues prolifèrent.La balnéothérapie est sans doute souverainepour les muscles endoloris mais ce foison-

nement visqueux gâte le plaisir et nouspousse hors de l’eau, couverts de goémon.

Le soir, la pleine lune trace une pisteargentée sur la mer de Marmara, tandis quele «DJ» du restaurant nous noie sous les déci-bels et que le serveur affecté à notre tablenous fatigue par son agitation frénétique.

Suivant le profil sinusoïdal des falaises,nous approchons d’Istanbul sur une route àvoies multiples, surchargée et dotée denombreuses bretelles. Par souci de sécurité,nous optons pour un parcours urbain au plus près de la côte avant d’emprunterun boulevard en corniche longé par devieux remparts. Devant la gare maritimed’Eminonu, nous avons tout le mal dumonde à nous frayer un passage au milieudes taxis enchevêtrés et de la foule grouil-lante pour accéder au légendaire pont deGalata sur la Corne d’Or.

Vu de Galata, le vieil Istanbul-Constantinople-Byzancese donne en spectacle,coté midi, sur une scènede collines plantéesd’une forêt de minaretsoù les dômes poussent

Europe et Asie, des hauts plateaux, des steppes,et des lignes droites à perte de vue

LA TURQUIE : De la vingt-cinquième étape, le 2 août, à la quarantième, le 21.

Istambul, la mosquée bleue (Turquie).

À Istambul, l’homme au crochet.

Cyclotourisme 566 Février 20089

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

comme des champignons. Prestigieux entretous, ceux d’Aghia Sofia, corsetée de contre-forts, et de la Mosquée Bleue, que séparentquelques hectomètres et mille ans d’histoire.À proximité, le sérail de Topkapi niche sesluxueux pavillons et ses kiosques exotiquesau sein d’exubérants jardins. De sa terrasse enproue sur le Bosphore, frontière continentalebordée de somptueuses demeures, on assisteau ballet incessant des autobus de mer quirégatent entre Karakoy et Uskudar.

Mais, Istanbul c’estaussi la foule, celle quiavance comme un fleuverue Istiklal, tellementdense que l’on songe àun cortège de manifes-tants et celle des chalands qui chinent et sebousculent, zigzaguant d’une boutique à l’au-tre, dans les allées du Grand Bazar.

Au Proche-Orient, les combats font rage etnous savons d’ores et déjà qu’il nous faudracontourner le Liban. Le «plan B», via la Syrie,paraît lui-même compromis après notrevisite au consulat qui nous déconseille for-mellement de traverser ce pays.

8 août - Cette journée marque un tournantdans notre périple : cela fait un mois quenous pédalons, nous allons changer de conti-nent et franchir le seuil des 3000 kilomètresmais, surtout, Frédéric, que Martine est venuerejoindre, va nous quitter la mort dans l’âmepour regagner la bonne ville de Dijon.

Pour échapper aux tentacules de la pieu-vre autoroutière stanbouliote, nous embar-quons à Yenikapi sur un «vapu » pour une«microcroisière» de 27 milles. Cap 135, lais-sant les îles des Princes sur bâbord, le grosferry nous dépose à Yalova au bout de 75minutes, mises à profit par Jean-René pourrecoller son casque dont la coquille a desvelléités d’autonomie.

Nos roues effectuent leurs premiers tourssur les routes d’Asie Mineure alors que nous

traversons une étroite plaine côtière avant defranchir la chaîne des Samanli Daglari par unpetit col. Fait nouveau, les chauffeurs decamions usent immodérément de leursklaxons à trois ou quatre notes, plus pournous saluer que pour signaler leur approche,déjà annoncée par les rugissements desmoteurs en surrégime. Nous répondons tou-jours par un geste de sympathie, au momentprécis où nous enveloppe totalement le noirnuage vomi par un échappement latéral

droit placé à hauteurde cycliste. Je ne saisce que révèlerait uneradio pulmonaire maisje peux attester que, lesoir, l’eau de lessive a

la couleur de l’encre de seiche. À Orhangazi,nous retrouvons la plaine, plantée de vergers,de massifs de noyers et d’oliviers alignés aucordeau. Cet immense jardin est quadrillé decanaux d’irrigation et de canalisations suréle-vées dans lesquels circule l’eau du très grandlac d’Iznic que nous longeons sans le voir. À l’approche de la ville, apparaissent ses rivesourlées de hauts roseaux et ses flots qui cla-potent jusqu’à l’horizon.

La petite ville d’Iznic, qui a accueilli, sous lenom de Nicée, le premier concile de l’EgliseCatholique, s’enorgueillit d’avoir produit lesexceptionnelles faïences émaillées qui déco-rent les monuments les plus prestigieux del’Islam ottoman, mais aussi la petite mosquéeverte locale qui est un régal pour l’œil.

Nous sommes au bout du lac mais pas denos peines : sur le panneau routier, le picto-gramme représente une pente de 45 degrés,sans indication de pourcentage, ce qui n’estpas très bon signe. De fait, le tracé épouse lerelief de l’Advan Dagi avec le minimum deterrassement. Il en résulte un profil en lignebrisée avec des segments à 12/13 % et desvirages dont l’intérieur est infréquentablemême avec «26/32».

Dans la plaine, convertie en jardin, desfemmes, disposées en ligne, avancent, cour-bées, entre les semis.

Une seconde ascension nous élève jusqu’àla ligne de crêtes sur laquelle la route se cal-que, offrant des échappées aériennes sur lemassif et les vallées qui l’entaillent. C’est parl’une d’elles que nous dévalons vers Bilecik.

Comme Sisyphe, nous remontons notrecharge, une fois de plus, le long de la monta-gne, un œil sur le torrent couleur pollutionque longe la route et l’autre sur les vieux«bahuts» qui peinent à nous dépasser.Bozuyuk est une triste ville, avec un sépara-teur en béton au milieu de la rue principaleet des restaurants où la bière locale Efes -dont nous rêvons quotidiennement à partirde 17 heures, et même avant - est prohibée.

Nous avons fait l’essentiel du travail hier etatteignons, sans gros efforts, 1000 mètres,niveau de base du plateau anatolien. C’est legrenier à blé de la Turquie et, moisson termi-née, la RN200, horizontale, rectiligne et cor-rectement revêtue, se fraie un chemin aumilieu d’une mer de chaume.

À Eskisehir, où des chasseurs décollent enpermanence - au dessus de la ville - uncamionneur, agacé d’avoir dû ralentir avantde nous dépasser, nous gratifie d’une queuede poisson en règle et empiète sur le bas-côté pour nous faire manger de la poussière.C’est là aussi que des enfants turbulents, quidansent la sarabande autour de nos vélos,parviennent à subtiliser la trousse de toiletteet la pharmacie de Jean-René pendant quenous prenons le café.

Rencontré dans une rue de Cifteler, un ana-tolien de Saint-Etienne nous indique un hôtelen dehors de la ville et, gentillesse turqueoblige, nous y précède pour nous annoncer.Près d’une source, au cœur d’une oasis auxriches frondaisons, parc d’attractions et res-taurants attirent les citadins en quête de fraî-cheur. Jean-René, germanophone, discuteavec le patron de l’auberge, né en Allemagne,tandis que nous dépeçons et dévorons desavoureuses truites de torrent.

La route de ce matin-là n’a laissé de traceni dans mon carnet noir à fermoir élastiqueni dans ma mémoire. Ce devait être ce typede parcours un peu insipide qui pousse toutcyclo à se demander pourquoi, au fond, ilaime le vélo. J’ai eu le temps de forger mapropre réponse depuis ma première adhé-sion à la FFCT en 1978 : quand on a les fes-ses sur une selle, le corps travaille, les nerfsse taisent et l’esprit peut battre la campagne.

«Des enfants turbulents

dansent la sarabande

autour de nos vélos»

Musée d’Antioche (Turquie).

À Konya, les derviches tourneurs.

LA TURQUIE

Février 2008 Cyclotourisme 56610

Cette dernière activité est d’une richesse infi-nie. On peut se contenter de ne penser àrien et regarder le paysage sans le voir. Onpeut réfléchir au sens de la vie ou s’intéres-ser à la quadrature du cercle. On peut aussiprier si l’on est croyant et si le compagnonde route n’est pas trop bavard. On peut sur-tout, au cours d’un voyage, se mettre en pré-sence de ceux qu’on aime, qui sont loin maisqui pensent à nous.

L’après-midi n’est pas propice à la médita-tion transcendantale : il nous faut franchir lachaîne de l’Emir Daglari, contrariés par unfurieux vent du Sud qui profite de notremauvais «CX» pour mieux épuiser nos forces.Nous nous armons de patience en contem-plant les croupes couvertes de genévriers,les sommets à plus de 2000 mètres et, singu-lièrement, une merveilleuse vallée qui, danscet environnement aride, fait un peu figurede paradis terrestre. Toujours bousculés parles rafales et sous un ciel couleur poussière,nous atteignons Cay à l’heure du muezzin.

Le soir, nous sommes sérieusement impor-tunés par un passantauquel nous avonsdemandé de nousconseiller un restaurant :il nous y accompagne,s’invite à notre table,marmonne indéfini-ment des phrases enturc puis maugrée dans la même langue, secommande un repas, sale d’autorité nos ali-ments et colle sa chaise contre celle de Jean-René. Nos manifestations d’agacement n’ontpas de prise sur lui. Il tente, pour finir, denous détourner du chemin de l’hôtel. Dramede l’incommunicabilité, nous ne sauronsjamais ce qu’il avait derrière la tête.

Prêts pour un départ très matinal, nous noustrouvons derrière une porte close. Jean-Renés’empare de toutes les clés qui traînent à laréception et nous libère en quelques minutes.

La première épicerie est en train d’ouvriret nous «faisons de l’eau» pour le trajet. Surce plateau, la température dépasse 35 degrésà la mi-journée et nous consommons six àsept litres par jour. Nous roulons toute lamatinée entre les Sultan Daglari qui culmi-nent à 2600 mètres et les grands lacs Eber etAksehir, encombrés par la végétation aquati-que et classés réserves ornithologiques.

Une fois n’est pas coutume, nous jetonsnotre dévolu sur un motel implanté dans unezone de services comportant, outre les pom-pes à carburants, un restaurant routier et une

mosquée miniature, avec un mini-minaretvert et fluet, où les camionneurs peuvent setourner vers la Kaaba. Tandis que je rédigemon carnet de route sur le balcon, un bergerégorge cinq moutons au pied du motel avecune dextérité saisissante.

Aujourd’hui, Éole nous est favorable etnous pousse vigoureusement vers Konya, àtravers les hauts plateaux, puis sur un boule-vard interminable structurant un chapelet decités nouvelles que le boom économiqueturc a fait éclore. Nous sommes dans une

ville de pèlerinage oùdes fidèles du Moyen-Orient viennent véné-rer Djalal al Din alRumi, dit «Mevlana», quirepose dans un mauso-lée Seldjoukide dominépar un étonnant cylin-

dre côtelé vert émeraude coiffé d’un cône.Ce mystique du XIIIe siècle, ayant eu la révé-lation que la danse permet de s’abstraire ducorps pour rencontrer Dieu, crée l’ordre desDerviches Tourneurs.

Nous avons la chance, car ils se font rares,de pouvoir assister à leur ronde, chaquedanseur pivotant sur son pied droit aurythme d’une mélopée envoûtante, jupe sou-levée en corolle, bras déployés comme desailes, la paume droite tournée vers le ciel etl’autre vers la terre.

Au cœur de la ville se dresse la collined’Alaaddin, aménagée en parc, où les autoch-tones viennent en famille pour pique-niquerou deux par deux pour parler d’amour.

Près de la mosquée Selimiye, nous rencon-trons un jeune couple, originaire d’Essen, quifait route vers l’Iran sur un curieux tandemdont le pilote est à l’arrière sur un cadre clas-sique et sa partenaire à l’avant, pédalant jam-bes à l’horizontale. Le poids total en chargede l’engin est de 200 kilos !

À l’hôtel, que nous pensions quitter à 6 heures 45, nos vélos ont été remisés dans

un local dont la clé est détenue par un qui-dam qui n’arrive qu’à 8h. De mauvaisehumeur, nous nous élançons sur la RN330pour 100 kilomètres à travers une stepped’une parfaite uniformité. Nous pédalonsferme mais le paysage reste totalement immo-bile, comme si nous étions sur «home-trainer».

De rares distractions viennent opportuné-ment rompre un moment la monotonieambiante : je pense aux petits rongeurs aupelage roux, tout droit sortis du Bambi deWalt Disney, debout au bord de la route etqui semblent applaudir. Je me souviens aussides tracteurs agricoles qui circulent entre lesvillages, transportant des familles entièressur des remorques, ou assises directementsur les instruments aratoires.

À Karapinar - rien à voir avec le jus de latreille interdit en ce lieu - l’hôtel est ferméfaute de clients. Nous attendons le gérant unlong moment sur le trottoir, nous donnant enspectacle, au centre d’un cercle d’enfants.

Nous traversons une région volcanique etnous détournons de notre route pour allervoir Meke Golu, une curiosité locale : c’estun volcan au cône régulier qui se dresse aumilieu d’un lac largement asséché d’où émer-gent des concrétions blanchâtres. Ce lieudésolé est animé par la riche lumière de l’au-rore et par un troupeau de moutons queconduisent deux bergers juchés à dos d’ânes.

Alors que nous longeons un pauvre villageplanté dans la poussière, de mâles aboie-ments nous parviennent. Joignant le geste à laparole, deux molosses hauts comme desveaux bondissent dans notre direction. Ledémarrage «à la Morelon» ne permet pas decreuser l’écart et les deux bergers Kangal sontbientôt au contact. Je distingue autourdu cou de l’un d’eux uncollier de cuir hérissé delongues pointes de métal.Et, … et … Zorro estarrivé, avec son grosVolvo et sa sirène de

«Quand on a les fesses sur

une selle, le corps travaille,

les nerfs se taisent et l'esprit

peut battre la campagne»

Rencontre avec des cyclos allemands à Konya (Turquie).

Istanbul, la dame mystérieuse (Turquie).

Cyclotourisme 566 Février 200811

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

cargo. Le plus couard des chiens fuit la queueentre les jambes. L’autre, court encore quel-ques mètres pour l’honneur de la race.

Re jo ignant le grand axe Ankara -Méditerranée, nous distinguons à présentl’énorme masse des monts Taurus avec dessommets autour de 3500 mètres. Le soleil estau zénith lorsque se présentent les premierscontreforts et mon thermomètre flirte avecles 40 degrés sur le col, à 1 400 mètres. Lalarge vallée que nous descendons, pays decocagne, nous fait pénétrer au cœur du mas-sif. Elle se resserre dans un étroit défilébalayé par un puissant sirocco. Ciftehan estconstruite en aval, à un endroit où les gorgesse dilatent. C’est dans cette petite stationthermale, dominée par des falaises carmin,que l’« Hôtel des Bains » nous accueille.

Commençant doucement la journée parune longue partie de roue libre, nous ne per-dons rien pour attendre. Après Pozanti, oùdébute l’autoroute, la deux voies est à nous.Elle nous fait franchir l’épine dorsale de lachaîne et les contreforts sud par un tracéancien, avare en tranchées et remblais, avecdes ruptures brutales de pente qu’il fautgérer en finesse. Par bonheur, nous traver-sons des forêts de résineux où les cigalesexpriment leur joie de vivre.

À Tekir, long village-rue et marché local actif,le café turc est un vrairéconfort. Les hommesjouent aux cartes ou auscrabble, sous le douxregard du Bon Pasteurbrodé en rose et bleu ciel sur la tapisseriefixée au mur.

Nous parcourons maintenant les collinesdésertiques qui bordent, au nord, la plainecôtière de la Méditerranée. Aucun village,encore moins de restaurant. Des figuesjuteuses et du raisin sucré, achetés au bordde la route, nous apportent le fructosenécessaire pour atteindre Tarsus, ville natalede Saint-Paul, située sur le 35e méridien,comme Jérusalem.

La RN400 avance plein Est à travers uneplaine alluviale patiemment constituée parles rivières Seyhan et Ceyhan. C’est ledomaine du coton et le temps de la récolte :adultes et enfants s’adonnent à la cueillette

pendant que d’autres, au bord du champ,debout dans les sacs de jute, piétinent et tas-sent les blancs flocons.

Au fond du golfe d’Iskenderun, extrémitéorientale de la Méditerranée, nous obliquonsplein Sud pour rouler au cœur de la Cilicie,ancien royaume arménien allié des Croisés.Témoins de cette Histoire, les châteaux fan-tômes du Serpent et de Teprakale défient letemps sur les hauteurs.

Hors d’Erzin, qui n’a pas d’hôtel, nous abou-tissons dans une pensionde famille «alaturca» où destribus entières - trois géné-rations et pas mal d’en-fants - sont en villégiaturedans de petits studios. Acôté de l’établissement, un

improbable village a poussé où cafés, restau-rants, boutiques et masures à louer s’enchevê-trent au gré d’une improvisation totalementanarchique.

Thalassa ! criaient les dix mille mercenairesgrecs de l’armée de Cyrus en apercevant lamer. Nous les imitons lorsque la Méditerranéeapparaît à Yakacik. Malheureusement, le cielest plombé par un malsain cocktail de brumesalée et de fumée crasseuse rejetée par lesusines sales du littoral.

Nous nous réhydratons sur le front de merd’Alexandrette avant d’entreprendre la tra-versée de la chaîne côtière des Nur Daglari.Une fois de plus, le profil, mal lissé, provo-que de nombreux changements de rythme.

Anatolie centrale (Turquie).

Meke Golu, Anatolie (Turquie).

LA TURQUIE

«Thalassa ! Criaient les

dix mille mercenaires grecs

en apercevant la mer»

Février 2008 Cyclotourisme 56612

Du col, à 750 mètres, on découvre un pano-rama époustouflant sur la vallée de l’Oronte.Dans la descente, très rapide, nous patien-tons, sur les tronçons sans visibilité, derrièredes camions qui roulent en première.

Le haut relief que nous longeons canalisele vent de mer et accélère sa course face ànous : nous mettons plus de deux heures etdemie pour couvrir les 30 kilomètres quinous séparent d’Antioche. Là, la commu-nauté catholique nous offre l’hospitalité dansses locaux, qui ceinturent un patio, au cœurde la vieille ville.

Un superbe «VTC», «made in Italy», garé àcôté de la chambre, attire notre attention. LePère Domenico nous présente son proprié-taire, Flavio, un jeune italien se rendantcomme nous en Terre Sainte, qui piaffe d’im-patience dans l’attente d’un pneu, introuvableen Turquie, que sa famille lui a expédié. Cegarçon n’inspire pas la mélancolie avec sesyeux malins, son rire puissant, ses mimiquesdésopilantes et sa gesticulation théâtraleaccompagnée de bruitages variés qui expri-ment ce qu’il ne sait pas dire en anglais. Lelendemain de notre rencontre, il se lève tôt, vafaire des courses, prépare le petit déjeuner, et,grand cœur, nous invite à le partager avec lui.

Nous visitons en sa compagnie l’église tro-glodytique Saint-Pierre que fréquentaient lespremiers chrétiens ainsi que le muséearchéologique où d’élégantes jeunes femmesvoilées semblent glisser sur le sol, tant leurdémarche est gracieuse.

Au sud Liban, les armes se sont tuesdepuis quelques jours et nous décidons depoursuivre notre route.

Il fait 22 degrés lorsque nous quittonsAntioche au lever du jour. La riche vallée del’Oronte fait bientôt place à une zone de col-lines où ne poussent que des cailloux, desbarbelés et des miradors. Ce vaste dispositifmilitaire annonce la frontière.

Nous prenons notre dernier thé en Turquiesous le portrait de Mustapha Kemal, le Pèredes Turcs, qui trône ici, dans la salle, commedans tous les cafés, restaurants et hôtels dupays que nous avons fréquentés.

Le point de contrôle turc est en travaux et un«guide-bakchich» nous conduit vers le fonction-naire qui possède le tampon autorisant la sortie.Impossible de le deviner, il officie coté entrée.

Bazar d’Edirne (Turquie).

Récolte du coton, Cilicie (Turquie).

Musée d’Antioche (Turquie).

Cyclotourisme 566 Février 200813

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

La police des frontières syriennes estmieux lotie, dans un bâtiment stali-nien grand comme une aérogare. Là,le fonctionnaire doit inscrire les

numéros de séries des vélos sur les passe-ports. Je produis la facture de «Bourriquette»,mon vaillant «Orbea», mais Jean-René doit cul-buter son «Gitane» pour déchiffrer le matriculegravé sous la boîte de pédalier.

Il fait 44 degrés et nous roulons sur unechaussée refaite à neuf dans un paysagetotalement minéral. Le patron du café quinous sert à boire a les yeux bleus, commeHafez al Asad, l’ex-Président, qui nousregarde derrière la vitre de son cadre. Iciaussi, le culte de la personnalité perdure au-delà de la mort.

Il fait maintenant 49 degrés - notre record -et nous atteignons Alep par une voie rapideoù les véhicules avancent en festonnantpour occuper le moindre espace vacant.Dans une rue du centre-ville, totalementdédiée au négoce des pneus, nous trouvonsun hôtel de routards où il faut hisser les

vélos sur le toit par des escaliers étroits dontles marches sont plus hautes que larges.

Alep, qui revendique le titre de plus vieillecité du monde, est une ville musée. Une flâ-nerie dans les vieux souks couverts, qui sol-licite intensément la vue, l’ouïe et l’odorat,permet d’en découvrir le cœur historique aumilieu de la cohue des Alepins effectuantdes emplettes ou se rendant dans les mos-quées et les hammams qui ont défié les siè-cles. Parmi les souvenirs les plus marquants,je pense à la visite du Bimaristan Argun, belhôpital psychiatrique du XIVe siècle où lesmalades, internés dans quatre quartiers dif-férenciés en fonction du degré d’aliénation,bénéficiaient d’une thérapie basée sur lalumière, l’eau et la musique.

Mais Alep, c’est aussi l’inexpugnable cita-delle avec ses fossés, son glacis empierré, sespuissants remparts et son monumental esca-lier aérien qui conduit au bastion d’entrée.

Dans les environs, nous nous rendons àQala’at Samaan pour visiter la vaste basiliquede Siméon le stylite, bâtie au Ve siècle sur

une colline pelée où le Saint vécut 40 ans ausommet d’une colonne du haut de laquelle ilenseignait les pèlerins !

Nous démarrons dès l’aurore pour éviterles redoutables embouteillages matinaux etentreprenons notre traversée de la Syrie dunord au sud. Une jeune hollandaise, qui serend à son travail sur un vélo de course trèshaut de gamme, nous conseille d’emprunterl’autoroute car la circulation est dangereusedans les villages et les chiens hostiles.Roulant sur la bande d’arrêt d’urgence d’une«deux fois deux voies» avec rail séparateurdiscontinu, nous comprenons vite que leCode de la route est un luxe de pays riche.Ici, faute de ponts et d’échangeurs, nécessitéfait loi : on peut, ainsi, voir des piétons quitraversent, des voitures qui roulent à contresens sur la bande d’arrêt d’urgence, d’autresqui font demi-tour en franchissant le terre-plein central et des commerçants forains quitiennent boutique sur les bas-côtés.

À Ma’arret en Nu’man, possédant l’un desplus beaux caravansérails de Syrie, un auto-

SYRIE, JORDANIE : De la quarantième étape, le 21 août, à la quarante-sixième, le 31.

Toujours des montagnes, la fournaise, des déserts, et une autoroute cyclable

le désert à Maar Moussa (Syrie).

Février 2008 Cyclotourisme 56614

mobiliste nous indique un hôtel hors de laville et, complaisamment, téléphone à laréception pour s’assurer qu’il n’est pas com-plet. Plus loin, un motocycliste, que nousquestionnons sur la route à suivre, nousescorte jusqu’au Nile International Resort,pastiche arabe d’un palace de Las Vegas aveccascade sur faux chaos de faux rochers. Aurestaurant, les femmes intégralement voiléesqui accompagnent leurs maris sont privéesde repas : une fenêtre découvre les yeuxmais pas la bouche !

Encore une journée «d’autoroute» en pers-pective sur une bande d’arrêt d’urgence trèsanimée que nous partageons avec les trac-teurs agricoles, les attelages hippomobiles,quelques volailles et les clients qui font leurmarché dans les cabanes de maraîchers.

Arrivés au bord d’un plateau, nous domi-nons une mer de nuages qui occulte totale-ment la vallée de l’Oronte où l’eau des canauxs’évapore. L’ancien cœur du réseau d’irrigationse trouve à Hama, traversée par le fleuve qui,faisant tourner de gigantesques norias vieillesde cinq siècles et en remplissant les godets,élève son précieux liquide de vingt mètres.

Roulant sur des terres fertiles entre le dje-bel El Ansariye à l’ouest et le désert à l’est,nous arrivons à Homs, qui somnole en cejour de grande prière où tout est fermé. Nousen profitons pour faire la sieste du siècle.

Au bout de la vallée, la route suit unepente régulière et continue en pénétrantdans une région parfaite-ment aride. Bientôt appa-raît à l’ouest la chaîne del’Anti-Liban avec des crou-pes arrondies d’une bellecouleur jaune. Sur le pla-teau, à 1 200 mètres, nous empruntons, à EnNebk, une petite route qui mène à MarMoussa. Franchissant, par un col, un djebelqui culmine à 1 850 mètres, nous descendonsl’autre versant en suivant un tracé très aérien.

Le monastère Saint-Moïse se situe en pleindésert, au fond d’un repli de la montagne,massif parallélépipède ocre, ancré à mi-hau-teur sur des rochers de la même couleur.Actif du VIe au XVIIIe siècle, ce couventcatholique abrite à nouveau une commu-nauté monastique réunie autour du pèrePaolo, un jésuite italien, qui a dirigé les tra-vaux de restauration. Après la messe de rite

syriaque, célébrée en arabe, dans la chapelledécorée de fresques du XIIe siècle, nous pre-nons, sur la vaste terrasse, un repas composéde laitages, d’olives, de légumes et de fruits.

Hébergés dans un dortoir des plus rusti-ques, nous sommes réveil-lés bien avant l’aube parun concours de vocalises :dans la basse-cour dumonastère, deux coqs, l’unténor et l’autre baryton,

s’égosillent en solo, puis en duo, pour fairelever le soleil. L’astre finit par se décider etses premiers rayons glissent sur la mer decailloux qui s’étend à nos pieds.

Pas de chute sur notre «Chemin deDamas», mais l’une de mes chambres à air,qui ont tenu bon depuis le départ, expired’une piqûre d’épine.

Redoutant l’hypoglycémie, nous achetonsdes biscuits dans un gourbi posé sous unpont qui enjambe l’autoroute. Le boutiquiernous installe sur des fauteuils de jardindevant sa cabane et nous grignotons, à l’om-bre, en regardant passer les voitures et s’ar-

rêter les autobus qui débarquent et embar-quent des passagers.

À Damas, nous avons rendez-vous avecMyriam, jeune thèsarde française et char-mant mentor. Elle nous offre très gentimentl’hospitalité dans un loft de poupée, nichédans la vieille ville, dont l’escalier s’enrouleautour d’un citronnier. Pour rejoindre cegîte, nous suivons, à vélo, le taxi dans lequelnotre hôtesse a pris place, le long d’avenuesencombrées, puis au milieu de la foule dessouks. Cette course-poursuite ne me fait pasrire du tout et, pourtant, j’ai conscience ducomique de la situation.

Aujourd’hui, nous avons troqué cuissard etmaillot contre une tenue réglementaire detouriste. Déambulant sur les pavés du soukHamidieh, au milieu des boutiques de texti-les et de vêtements, puis passant entre lescolonnes du temple de Jupiter, nous parve-nons à la mosquée des Omeyyades, l’une desplus vénérées de l’Islam. Dominés par troisminarets de styles différents, les bâtimentss’organisent en rectangle autour d’une courgigantesque dont les dalles brillent commedes miroirs. Sur trois côtés courent d’élégan-tes arcades à deux étages. Le fronton quidécore le quatrième est couvert d’une merveil-leuse mosaïque de verre verte et or, de facturebyzantine, qui représente une oasis, symboledu paradis. Il y a foule dans la salle de prièreoù règne cependant une atmosphère de séré-nité. C’est un lieu de vie où plusieurs attitudessont possibles, de la prosternation au sommeilprofond en passant par la conversationen petits groupes et la simple déambu-lation touristique.

Rédigeant mon carnetde route, ce soir-là, jerepasse dans ma mémoireles images du palais Azem,

Damas, mosquée des Ommeyades (Syrie).

Damas, le Khan Assad Pacha (Syrie). Damas, mosquée des Ommeyades (Syrie).

«Deux coqs, l'un ténor et

l'autre baryton, s'égosillent

pour faire lever le soleil»

Cyclotourisme 566 Février 200815

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

du hammam Nour el Din, du khan AssadPacha et les senteurs subtiles du souk AlBzouriyeh où s’exposent toutes les graines,toutes les herbes, toutes les épices à usageculinaire ou médicinal.

Réveillé par la psalmodie matinale dumuezzin, je procède au dévoilage de la rouearrière du «Gitane» dontle dandinement s’estaggravé ces derniersjours. La circulation estencore fluide lorsquenous quittons Damas mais il nous faut comp-ter avec les arrêts intempestifs des minibusqui ramassent des travailleurs. Plus loin, lesterres qui nous entourent, parsemées depierres, paraissent impropres à la culture.Pourtant, ici ou là, des plantations d’oliviersdessinent de vastes espaces verts.

Tandis que nous cheminons entre leGolan et le plateau du Hauran, sous un cielsans nuages, des ombres fugaces nous cou-vrent. Elles sont projetées par une escadrille

de huit ou dix cigognes qui volent, haut, versle Sud. Nous les retrouvons, une heure plustard, en formation circulaire, tournoyant au-dessus d’un marécage.

La route qui mène à Daraa traverse denombreux villages où, comme tous les joursdepuis la Turquie, les jeunes garçons nous

saluent par des «hello»ou des sifflements aux-quels nous nous effor-çons de répondre .Lorsque nous nous abs-

tenons, par lassitude, il nous arrive, deux outrois fois, de voir quelques pierres volerautour de nous. Je pense qu’elles exprimentplus du dépit que de l’agressivité. Quandnous nous arrêtons dans une agglomération,nous sommes aussitôt encerclés par unetroupe d’enfants qui rient, à cause de nosjambes nues, incongrues en terre d’Islam, etdont les plus hardis manipulent sur nosvélos tout ce qui peut l’être en répétant lestraditionnels «What’s your name» et «Where

do you come». Même dans cet ancien man-dat français, la langue de Shakespeare aenterré celle de Molière.

Le poste de contrôle syrien se trouve à lasortie de Daraa, ville frontière. Un policiervérifie que nous sortons bien avec les vélosconsignés sur nos passeports et nous filonsvers la Jordanie pour effectuer le parcoursle plus montagneux de notre périple (déni-velé 1 750 mètres). Nous circulons d’abordsur les contreforts du djebel um ed Darajjusqu’à la ville de Jarash, cité antique dontl’apogée se situe au IIe siècle sous le règnede l’Empereur Hadrien. La police touristi-que garde nos vélos pendant que nous visi-tons le superbe forum ovoïde, les deuxthéâtres en hémicycles, le temple d’Artémiset le Cardo maximus, artère principale del’agglomération.

L’après-midi, les vallées qui entaillent lamontagne se succèdent et nous jouons lesyo-yo : 400 mètres, 800, 250, 1000. Je rêvedéjà à la plus merveilleuse douche duvoyage lorsqu’un gendarme nous assurequ’il n’y a pas d’hôtel à Salt. Nous tentonsnotre chance à l’hôpital et elle nous sourit : il s’appelle Mohamed, il a toute la bonté dumonde dans le regard et une moustache à laBrassens, il est employé à l’accueil et nouspropose de nous héberger chez lui.Remisant nos vélos dans son bureau, il nousconduit en voiture à son domicile avant derepartir pour sa garde de nuit. Ses oncles etcousins, voisins immédiats, se mettent enquatre pour nous être agréables, apportant,qui des matelas, qui des couvertures, qui dupain. Nous sommes charmés par leur gentil-lesse, confus d’être l’objet de tant d’atten-tions et, surtout, frustrés de ne pouvoir leurdire dans une langue commune tout le bienque nous pensons d’eux.

1er septembre : c’est une date inoubliablepour les pèlerins que nous sommes, celle denotre arrivée dans la Ville Sainte. Nous nepouvons pas traîner ce matin-là car, veille desabbat oblige, l’immigration israélienne fermeà midi. Nous nous élançons sur le tobogganqui va nous faire passer de 700 mètres à - 350mètres en 30 kilomètres. La route suit lecours de la rivière Shu’Eib, affluent duJourdain, au fond d’une vallée encaisséeentre deux massifs complètement pelés.Contraste saisissant, les berges du torrent,dans lequel barbotent des familles, sont cou-vertes, sur quelques mètres de large, de pal-miers et de lauriers roses et blancs. En aval,atteignant la vallée du Jourdain, l’oued dispa-raît totalement dans les sables et la végétations’évanouit.

Au «check point» jordanien, où nos saco-ches sont passées aux rayons X, nous char-geons les vélos dans les soutes d’un car quinous fait traverser le «no man’s lan » ménagéentre les deux frontières. La route est tracéeau milieu d’un paysage lunaire avec d’étran-ges buttes sculptées par l’érosion éolienne.Intense déception, le pont Allenby est unouvrage modeste qui enjambe un Jourdainquasiment à sec.

Damas, les souks (Syrie).

SYRIE, JORDANIE

«Intense déception :

le pont d'Allenby enjambe

un Jourdain quasiment à sec»

Février 2008 Cyclotourisme 56616

Après trente bonnes minutes d’at-tente à la première barrière israé-lienne, le car nous dépose au centrede contrôle, passablement saturé.

La «Sécurité» prend en charge nos sacoches,tandis que nous effectuons les formalitésd’immigration, avant de les transférer, enordre dispersé, dans un hall grand commeune cathédrale au sol jonché de bagages. Il s’est écoulé quatre heures depuis que nousavons atteint la zone frontalière.

Nous avons prévu de passer à Jérichomais devons y renoncer lorsque des soldatsde Tsahal nous interceptent en prétendantque cet itinéraire est interdit. Nous emprun-tons donc la voie rapide de Jérusalem.Rapide pour les voitures. Pour nous, c’estune autre affaire : il nous faut regagnertoute l’altitude perdue ce matin et passer de- 350 mètres à 750 mètres dans la fournaisede l’après-midi. Dans l’immédiat, nous nousréfugions au «Café Bédouin», immense tenteclimatisée plantée au milieu de nulle part.Nous y côtoyons une section de l’arméeisraélienne, filles et garçons, pistolet-mitrailleursur le ventre, qui devisent gaiement enconsommant. À la table voisine, deux quin-quagénaires, dont l’un porte une chemiseLacoste vermillon, une kippa assortie et unearme automatique à la ceinture, discutent enfrançais.

Le soleil a franchi quelques degrés dans leciel lorsque nous attaquons la montée, enplein désert. À part deux courtes descentes,ce parcours ne nous laisse aucun répit. Aubout de dix kilomètres, alors que nous lon-geons de misérables campements dressés

dans les replis du terrain, un panneau indi-que que nous sommes au niveau de la mer !Plus haut, apparaissent, au sud, des coloniesde peuplement perchées sur le relief et, àl’ouest, la ligne des crêtes qui dominentJérusalem. Après une dernière rampe, qui

Le niveau de la mer en pleine côte, les vieilles murailles et le mur tout neuf

ISRAËL, CISJORDANIE : De la quarante-septième étape, le 1er septembre, à la fin du voyage, le 7.

Jérusalem, la vieille ville (Israël).

Jérusalem, le Saint Sépulcre (Israël).

Cyclotourisme 566 Février 200817

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles Antonin

paraît interminable, et un barrage militaire,nous pénétrons dans le long tunnel percésous le Mont des Oliviers.

Lorsque nous en sortons, le soleil, face ànous, est posé sur l’horizon et, à nos pieds,la Cité Sainte se dévoile, peinte en sanguinepar les derniers rayons du jour. Seul, émergede cette monochromie le dôme doré de lamosquée du Rocher. L’émotion me sub-merge et me vient sur les lèvres ce verset depsaume : «Enfin, mes pas s’arrêtent, alléluia,devant tes portes, Jérusalem !».

Le matin, au réveil, je me pince pour m’as-surer que je ne rêve pas, puis je jette uncoup d’œil par la fenêtre pour me convain-cre que nous sommes bien à Jérusalem.

Après un petit-déjeuner tardif et prolongé,nous franchissons, à la Porte Neuve, les rem-parts de Soliman le Magnifique qui enchâs-sent la vieille ville. Traversant le quartierchrétien par d’étroites rues escarpées ou desescaliers, nous longeons des bâtiments cos-sus qui abritent les couvents de nombreuxordres religieux ainsi que les patriarcats etautres légations des diverses confessionschrétiennes. C’est un véritable musée vivantoù l’on croise des ecclésiastiques et des reli-gieuses affublés de costumes et coiffuresd’un autre monde etd’une autre époque.

On retrouve cettediversité, en ce jour desabbat, sur la placeHurvah, au cœur duquartier israélite, où latenue vestimentaire por-tée par un passant révèle à quelle commu-nauté juive il appartient.

Le quartier arabe est un lacis de venellestrès étroites bordées d’échoppes où coexis-tent les commerces traditionnels fréquentéspar la population de Jérusalem et ceux quiproposent aux touristes, rares de nos jours,de l’artisanat local - cuivre, cuir, tapis, céra-miques, bijoux, tabletterie - et des souvenirsreligieux éclectiques, mains de Fatima, croix,étoiles de David. Comme sur les cartes pos-tales, des hommes, vêtus de la galabeya

bédouine et coiffés dukeffieh, tasse de thédans une main et tuyau

du narghilé dans l’autre, regardent, avecflegme, les ânes chargés tels des baudets, lesporteurs d’eau et les jeunes livreurs de cafésqui tentent de fendre la foule, à contre-cou-rant. Quittant la vieille ville par la porte deDamas, nous sommes immobilisés dans lacohue de ceux qui, sortant, se heurtent à lavague de ceux qui entrent.

Après ce premier tour de reconnaissance,nous nous consacrons à la visite des LieuxSaints. Commençant par celui du peuple juif,nous nous rendons au Mur des Lamentations

situé dans un périmètretrès étroitement contrôlé.Je suis frappé par l’at-mosphère recueillie ettrès nostalgique quirègne autour de cesvestiges monumentauxd u T e m p l e d e

Jérusalem au pied desquels les fidèles enprière paraissent plus petits que nature.

Un second «check point» nous ouvre l’ac-cès de l’Esplanade dite du Temple par lesisraélites et des Mosquées par les musul-mans. C’est là que se dressent El Aqsa, mos-quée culte de l’Islam et Qubbat el Sakhra, leDôme du Rocher, avec sa photogénique cou-pole dorée, dont les murs extérieurs sonthabillés de marbre et de carreaux de faïenced’un bleu éclatant. La tradition hébraïquesitue à cet endroit le sacrifice d’Abraham etcelle de l’Islam, l’ascension du Prophète surson cheval Bouraq. Nous ressentons du dépitlorsque les gardiens de ces édifices s’oppo-sent à ce que nous pénétrions à l’intérieur.

Notre pèlerinage chrétien commence auJardin des Oliviers où Jésus se rend avec sesdisciples après la dernière Cène. C’est làqu’il est arrêté et abandonné par ses amis.

Signe du ciel ? Nous y retrouvons, avecjoie, Flavio, rencontré à Antioche, d’oùil a pris un car pour Damas, avant dereprendre sa pédalée vers Jérusalem.

Traversant le torrent du Cédron,aujourd’hui enterré sous un boule-vard, nous franchissons la portedes Lions pour accéder à l’endroitoù se dressait la forteresse del’Antonia, siège du gouverne-ment romain et lieu de la flagel-lation et de la condamnation duChr i s t . Emprun tan t l a ViaDolorosa, chemin suivi par Jésusportant sa croix, nous arrivons àla Basilique du Saint Sépulcre,

église construite et maintes foisreconstruite à l’emplacement où la

tradition situe à la fois le Calvaire oùmeurt le Christ, le caveau de son ense-velissement et de sa résurrection. Laparticularité de cet édifice cultuel, étagésur quatre niveaux, est d’être divisé enespaces privatifs, enchevêtrement dechapelles, attribués aux Orthodoxes,aux Arméniens, aux Catholiques, auxCoptes et aux Éthiopiens qui disposentd’une annexe dans la cour. On imagine

aisément que la rémanence des querelles

«Un musée vivant où l'on croise

des ecclésiastiques

et des religieuses d'un autre

monde, d'un autre temps»Route de Jéricho (Israël).

Des écoliers palestiniens.

ISRAËL, CISJORDANIE

byzantines et les troubles de voisinage (lesmélopées coptes n’ont rien à voir avec leschorals de Bach ou la polyphonie russe !) nefont pas avancer la cause de l’œcuménisme.

Ce jour-là, nos vélos, qui se morfondentdans l’inaction depuis notre arrivée, repren-nent du service pour nous transporter àBethléem. Ayant traversé des banlieues pavil-lonnaires cossues, nousdécouvrons le rideau de feret béton qui isole Israël dela Cisjordanie, ou l’inverse,on ne sait pas très bien.Devant ma roue se dresseune herse qui me montre les dents. J’auraispréféré voir celles de la jolie conscrite deTsahal, qui me dévisage, sans me rendre monsourire, à travers la vitre blindée de la guérite.Insinuant que nous entrons en zone d’insé-curité, elle escamote les pointes acérées etnous franchissons, via une chicane dominéepar un mirador, le mur en kit qui avanceinexorablement tous les jours entre les deuxcommunautés.

À Bethléem, qui vivait essentiellement dutourisme, la Basilique de la Nativité estdéserte et les pèlerins qui se recueillentdevant la grotte se comptent sur les doigts dela main. En ville, les restaurants et les hôtelssont fermés tandis que le chômage frappeles chauffeurs de taxis. Pour parvenir enhaut de Beit Jala, nous franchissons sur troisbons kilomètres la côte la plus sévère depuisla France et, pour la première fois, nousjetons l’éponge, parcourant à pied, dépasséspar des voitures qui montent en première,les cent derniers mètres de notre voyage.

Au sommet de la rampe, nous découvronsl’hôpital de la «Betlehem Arab Society forRehabilitation», qui a noué un partenariatavec une association française et se consacreprincipalement à la rééducation fonction-nelle des personnes handicapées.

Nous sommes pendant trois jours les hôtesde son directeur, Edmund, forte personnalité,homme de cœur et de convictions. Son

credo exprime une extrême exigence : les patients ne sont pas des cas médicauxmais des êtres humains qui ont droit à la plushaute considération et à une médecine d’ex-cellente qualité quelles que soient leurs res-sources. Il estime d’autre part qu’il n’a pasrempli sa mission si la rééducation fonction-nelle n’est pas suivie par une réinsertion

sociale et professionnellequi, elle, guérit l’esprit.D’où la création d’écoles etd’ateliers protégés. Ondevine que cet apostolats’exerce dans un contexte

économique précaire lié à l’insolvabilité desfamilles et à la banqueroute du gouvernementpalestinien qui ne verse plus de subventions.

7 septembre : point final de notre excep-tionnelle aventure. Après un barrage où lefactionnaire nous pose toutes les questionssécuritaires consignées sur sa «check list», letaxi nous dépose devant l’aéroport BenGourion de Tel Aviv. Là, nous sommesinterrogés successivement par trois fonc-tionnaires des services israéliens qui nousdemandent exactement les mêmes informa-tions. Suivent l’examen aux rayons X et lepassage des sacoches et vélos au détecteurd’explosifs. Ma «Bourriquette» en rougitd’indignation !

Air France nous fournit rapidement deuxcartons mais n’a pas de ruban adhésif.Pendant que nous nous escrimons à fermerles emballages, passe Flavio, encore lui,excédé et escorté par un agent de la sécurité.Il n’a pas le temps de nous expliquer ce quilui arrive.

Cinq heures après le décollage, nous atter-rissons à Paris. Le voyage aller nous a pris271 heures, seulement 54 fois plus ! À Roissy,je retrouve, avec une joie indicible, Marie-Noëlle, Grégoire, Perrine, Blandine au télé-phone et Michel, qui m’a présenté Jean-René. C’est vraiment un Ami : il tient unebouteille de champagne dans une main etdes verres dans l’autre !

En conclusionLors de ma der-

nière sortie, en valléede Chevreuse, traver-sant des forêts quel’automne habillaitde couleurs somp-tueuses, j’ai laissé,

comme de coutume,mon esprit battre la campagne. Effectuant unretour sur le passé proche, j’ai imaginé cesquelques lignes de conclusion :

«Faire» Besançon - Jérusalem en 47 joursn’a rien d’un exploit, même pour un sexagé-naire non athlétique. Le seul secret résidedans la motivation et la volonté farouched’aller jusqu’au bout. Les souffrances que j’aipu endurer sont restées raisonnables et jen’ai jamais regretté d’avoir pris le départ. Jen’oublie pas de dire que le succès de cetteéquipée est celui d’un «gruppetto» tracté pardeux, puis un lièvre, dont la déterminationet la compétence ont fait merveille.

Dans l’autre colonne du bilan, deuxregrets : d’abord celui d’avoir été trop vite, ladate du retour étant impérative, d’être passéà côté de merveilles sans les voir, ou lesvoyant, sans prendre le temps de les photo-graphier. Frustration, ensuite, née d’un man-que de communication avec les personnesrencontrées, du fait du mode de transport,mais surtout du manque de langage com-mun dans des pays où seule une rare élitecitadine s’exprime en allemand (Balkans,Turquie) ou en anglais (Proche-Orient).

Je souhaite à tous les cyclos dese lancer un jour dans un voyageau long-cours : on enrevient avec un cœurtout neuf et l’envie…de repartir.

Versailles, novembre 2006

«Le seul secret réside

dans la motivation»

Février 2008 Cyclotourisme 56618

Beit Jala, le mur israélien (Cisjordanie). Bethléem, le mur israélien (Cisjordanie).