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Les dieux perdus - Numilog

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LES DIEUX PERDUS

Afin d'enseigner à ses enfants la civilisation grecque, un avocat parisien conduit sa famille à Delphes. Là, ils apprendront d'un curieux vieillard, Ganymède, l'échanson de l'Olympe, que les Dieux ne sont pas morts, vieillis certes, mais vivant partout en Europe. Ganymède, trop âgé, supplie l'avocat de les retrouver et de leur apporter nectar et ambroisie, seules nourritures qui assurent la pérennité aux Olympiens exilés. Nos modernes globe-trotters vont parcourir l'Europe à la recherche de Poséidon que l'on découvre pêcheur, Aphrodite antiquaire, Arès garçon d'arène, Dionysos alcoolique, Artémis baronne, Vulcain métallurgiste... Depuis la fermeture de l'Olympe, chaque Dieu a mené une existence riche d'événements humains.

L'éternité n'a qu'un temps. En voici le récit.

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LES DIEUX PERDUS

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DU MÊME AUTEUR

Fripons, gueux et loubards. Une histoire de la délinquance

de 1748 à nos jours J.-C. Lattès, 1986

Abrégé de raisonnement contentieux Montpensier, 1989

La Plaidoirie bien ordonnée Montpensier, 1990

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LES DIEUX PERDUS

Quai Voltaire

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© QUAI VOLTAIRE, ÉDIMA, PARIS. 1 9 9 3

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À tous les grands-pères, et particulièrement aux miens,

René Martineau et Sylvain Beguin.

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« Vous n'ignorez pas, mon cher Brutus, que parmi une infi- nité de choses sur lesquelles la philosophie ne nous a rien dit d'assez clair, il n'y a rien de si difficile, de si obscur, que ce qui regarde la nature des Dieux. »

Cicéron, De la nature des Dieux.

Il ne se pas sa i t g u è r e d e s e m a i n e s sans q u e M i l e a u , a v o c a t a u b a r r e a u d e Par is , n e se c o m m î t d 'off ice a u

T r i b u n a l des Enfers . Il se p l a i sa i t à y d é f e n d r e les p lu s rudes cana i l l e s d e la m y t h o l o g i e g r e c q u e . U n e sol ide

c o n n a i s s a n c e d e l ' A n t i q u i t é , a u t a n t q u ' u n e p a r f a i t e

ma î t r i s e d e la r h é t o r i q u e c i c é r o n i e n n e lui p e r m e t t a i e n t , en effet, d ' i m p r o v i s e r d e b r i l l an t e s p la ido i r i es , o ù se

m ê l a i e n t syl logismes i m p a r a b l e s , t r o p e s a u d a c i e u x et cocasses m é t o n y m i e s .

H é l a s , l ' o r d r e des m o t s n e s a u r a i t p r é v a l o i r s u r

l ' o r d r e d u m o n d e et M i l e a u , q u e l l e q u e fû t son h a b i l e t é , ne réussissai t j a m a i s à é b r a n l e r la d é t e r m i n a t i o n rép res -

sive des juges . M a l g r é le r a p p e l c o n s t a n t d e la D é c l a r a - t ion e u r o p é e n n e des d ro i t s d e l ' h o m m e et d e fur t ives

a l lus ions a u x p r o t e c t i o n s bruxe l lo i ses , les c o n d a m n a -

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tions pleuvaient dru ; Sisyphe était renvoyé à son rocher, Axion à sa roue, et Tythius, le pauvre Tythius, au bec crochu de ce vautour, qui depuis deux mille ans lui dévorait le foie.

Si l'avocat ne se décourageait pas de l'intangibilité des arrêts du destin, il se désespérait, en revanche, d'assister au supplice de ses clients.

À cette heure, c'était au tour de Tantale de subir le sien. Quelques jours auparavant, Mileau avait été mandé pour défendre cet ancien roi d'Argos, sur lequel pesaient les charges les plus abominables. Quoique les auteurs anciens ne fussent point d'accord entre eux, l'acte d'accusation avait été rédigé d'une main ferme par Tissiphone, l'une des Parques vengeresses. Pour avoir découpé son fils en carpaccio et l'avoir servi à manger aux Dieux, sans leur dire, Tantale était, en premier lieu, accusé d'infanticide et de fraudes alimen- taires. Pour avoir dérobé, nuitamment, le nectar et l'ambroisie de la table des divinités de l'Olympe, le roi devait, en second lieu, répondre de vol, aggravé du délit d'exportation illégale de denrées pour les avoir avalées en Suisse...

Mileau, comme à son habitude, avait plaidé l'ac- quittement : « L'infanticide, avait-il soutenu, n'est que la forme supérieure de la piété ! Qu'auriez-vous fait, si, à huit heures du soir, les magasins fermés et le frigidaire vide, vous eussiez dû cependant servir un repas aux Dieux invités à votre table ? À l'évidence, vous auriez sacrifié votre fils. Alors, peut-on reprocher à Tantale un geste qu'on loue Abraham d'avoir esquissé ? Il ne peut y avoir deux poids deux mesures. Quant au vol, il convenait de le replacer dans son contexte, et d'en rechercher le mobile : Égoïsme, non ! Trahison, non ! Mais Fraternité ! Tantale n'avait pris le nectar et l'ambroisie que pour l'offrir aux autres hommes, ses frères ; en cela, il était le premier héros socialiste, car le

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socialisme consiste à par tager la richesse et non point la pauvreté. Tan ta le méritait donc de figurer au Panthéon des héros laïques, à côté de Kar l Marx et de Pierre Leroux... »

O n se doute qu 'avec de tels arguments le Tr ibuna l avait confirmé la condamnat ion , et Zeus rejeté le pourvoi.

Le lendemain, Mileau avait été tiré de son sommeil par un appel téléphonique de l 'Érinye de service. C'était aux aurores que le supplice de Tan ta le devait commencer. Sans hâte, l 'avocat s 'était donc habillé de noir, avait pris son imperméable et ses bottes pour ne point être t rempé par l 'eau et la boue des fleuves de l'Enfer, puis, une obole dans la main et son laissez- passer en poche, s'était rendu, là-bas, à la Grande T o u r d'acier, 3 Division.

Le président R h a d a m a n t e , les juges Éaque et Minos, Tissiphone et quelques autres venaient de l'y rejoindre. Ils avaient l 'air pressé des fonctionnaires qui veulent en finir vite d ' une mauvaise besogne. D ' u n coup de chapeau, ils se saluèrent, puis, à pas feutrés, s'en vinrent chercher le condamné. Mileau s 'a t tendai t

à voir un homme endormi que le rejet de sa grâce aura i t révolté. L 'avocat avait d'ailleurs préparé des paroles de réconfort, mots familiers, tendresse, courage, dignité...

Ils le trouvèrent en train de lire l' Apologie de Socrate. En les apercevant, Tan ta le se redressa, et d ' u n ton serein déclara :

- Messieurs, voilà que l 'heure est déjà venue de nous en aller, vous pour continuer à vivre, et moi pour subir mon sort. Qui, de vous ou de moi, a le meilleur destin ? Tanta le se tut, puis dans un cliquetis de chaînes s 'avança vers Mileau qu'il serra dans ses bras.

- M o n bon Maître, merci pour tout, et faites donc savoir au monde que je suis innocent.. .

U n instant plus tard, la petite troupe parvenai t

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dans une pièce sombre au milieu de laquelle se dressait l'échafaud. Mileau, certes moins que Tantale, sentit son gosier s'assécher. Le condamné réclama un verre de gnôle ; Rhadamante le lui refusa, mais lui offrit une cigarette.

- Je préférerais bien dévorer une demi-douzaine de poulardes, fit alors le roi d'Argos en montant les marches funèbres.

Ce furent ses dernières paroles. Très vite, le malheu- reux fut attaché au pilori, la tête et les mains prises dans le sombre carcan de bois. Mileau s'entendit chuchoter

la prière des pécheurs agonisants. Puis, au signal, les projecteurs s'allumèrent décou-

vrant alors de superbes buffets où s'entassaient gibiers, viandes et amuse-gueule, et où les verres débordaient de vin de Lucanie et de Champagne. Une odeur de cuisine leur parvint aux narines. Aussitôt, Tantale hurla à la mort : ainsi les divinités châtient les voleurs d'ambroi- sie...

- Maître Mileau, c'est à vous ! S'il vous plaît, maître, vous rêvez, fit alors la greffière de la X X I X Chambre de la Cour.

Mileau, tiré de sa torpeur, comprit qu'on appelait, enfin, son affaire. Il s'avança vers la barre, et posant son dossier devant lui, défendit d'une voix assurée les intérêts de la banque Rosencrantz, sa cliente.

L'audience se termina fort tard, et Mileau décida de rentrer directement chez lui, sans repasser par son bureau. Coincé dans les embouteillages, il repensa à sa journée de travail et s'alarma non point de s'assoupir pendant les audiences judiciaires, car c'était là le lot commun de ceux qui y participaient, mais de la part de plus en plus importante que prenait l'Antiquité dans sa vie. Il en déduisit qu'il était en état de manque de la

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Grèce et de ses paysages. Sur-le-champ, il décida d'y retourner avec sa famille. Le week-end de l'Ascension commençait. Avec les ponts, il disposait donc d'une semaine. C'était plus qu'il n'en fallait pour recevoir, pour un an, sa dose d'idéal et de beau. Tous ensemble, ils partiraient donc le lendemain.

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Arrivé chez lui, Mileau s'ouvrit de son projet à son épouse Elizabeth. Celle-ci, diplômée de l'IEP, d'une beauté distinguée, tenait de ses origines perpignanaises son goût pour le soleil, les gares et les piccoulatchs. Fille de général, elle avait passé son enfance dans les garni- sons africaines de l'Empire ; elle en avait rapporté une inclination naturelle à l'exotisme, aux siestes coloniales et à la danse, en sorte que la perspective de ce voyage impromptu l'enchanta.

Ensemble, ils annoncèrent leur décision à leurs deux fils. Le premier, Pierre, âgé de onze ans, était châtain, grand pour son âge, sérieux et appliqué, quoique parfois dissipé. Il détestait être en retard, s'inquiétait facilement d'un rien, en étant curieux de tout, qualités qui, ajoutées à son intelligence, lui faisaient obtenir avec la régularité d'une comète dans le ciel, les prix d'excellence, au collège de la Sainte-Larme-de-Ma- rie-Madeleine, où il poursuivait ses études. Pierre ma- nifesta une joie bruyante à l'idée de prendre l'avion pour se rendre dans un pays étranger. Le second, Louis, avait six ans ; il était blond aux yeux verts, serein et rieur, moqueur et câlin. Il questionna son père sur la Grèce qu'il situait derrière les Pyrénées, sur la route de Collioure lorsqu'on vient de Canet. Mileau, en sollicitant à peine l'histoire, lui expliqua donc que

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les Grecs étaient les ancêtres des Français, qu'ils avaient tout appris aux Romains qui peuplaient notre pays avant l'arrivée des Belges et des Sarrasins. Louis fit mine de comprendre. Il retint seulement que la Grèce était au bord de la mer, qu'il s'y trouvait des tas de ruines sur les collines, et que la capitale, Athènes, avait des crocs polis et devait donc avoir la forme d'une tête de loup.

Elizabeth passa une partie de la nuit à préparer les valises et à faire et à défaire ses bagages, puis, vers une heure du matin, alors que son mari s'était endormi en lisant l' Histoire de la Grèce de Victor Duruy, elle se lava les cheveux.

Le lendemain fut l'un de ces jours qui marque à jamais la mémoire, un jour de départ en vacances, où le ciel semble d'un bleu profond et le soleil matinal donne un éclat métallique à toute chose. Avant de partir de la rue du Bac où ils habitaient, Mileau s'énervait de l'excitation de ses enfants, son épouse de l'énervement de son mari. Sur la route de l'aéroport, chacun connut l'anxiété d'avoir oublié l'essentiel et la peur de rater l'avion. Ils ne se détendirent vraiment qu'après le décollage.

Trois heures plus tard, ils atterrissaient à Athènes. Ce jour-là le vent de la mer soufflait sur la ville,

en nimbant les gens et les choses d'humidité. Louis s'attendait à rencontrer des gens barbus, en kilt, tous habillés comme Achille dont il avait aperçu un dessin avant de partir. Il fut déçu de constater que les Grecs portaient comme les Français des pantalons et des chemises.

Leurs bagages furent bien vite récupérés et, tandis qu'Elizabeth achetait des drachmes, son mari louait une Chrysler vert métallisé, avec l'intérieur rouge.

Comme tout honnête homme se doit de le faire, Mileau avait étudié le grec ancien. Par ailleurs, il avait

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accompli son service militaire dans la cavalerie légère au 3 régiment de hussards. Ses deux qualités, déjà si précieuses dans la vie des affaires et qui faisaient l'admi- ration de son épouse, lui permirent, sans se tromper, de conduire d'une traite et sans hésitation sa famille place de la Constitution, au cœur d'Athènes, là où se trouvait l'hôtel qu'il croyait être le plus chic de la ville, le King George.

Ils y furent accueillis, sans égard particulier, par un portier, qui ne prit même pas leurs valises. Un caissier huileux leur attribua deux chambres au quatrième étage sur cour. Mileau représenta à ce personnage peu ragoûtant qu'il aurait bien voulu voir l'Acropole de sa fenêtre, mais l'autre lui indiqua que les pièces sur la place étaient bruyantes et brûlantes. Mileau n'insista pas.

Ils s'installèrent dans leurs chambres, tendues de tissu bleu Régence passé, et meublées de fauteuils Louis XV fabriqués à Patras et estampillés à Istanbul.

La première chose qu'Elizabeth fit, avant même de défaire ses valises, fut de vérifier la compatibilité de son sèche-cheveux avec le courant électrique de la ville ; Louis et Pierre firent une bonne bagarre de pelochons, tandis que Mileau pensait à la cravate qu'il allait porter le lendemain.

Il convient à cet instant de préciser que, par goût autant que par prosélytisme, Mileau, dans quelque pays étranger qu'il allât, et quelle que fût l'époque ou les circonstances, portait une cravate, à condition qu'elle vint de chez Hermès. Mileau chassait en cra- vate, skiait en cravate et visitait les pays du tiers monde en cravate. C'était pour lui une façon apparente de signifier aux autres qu'il importait, même en voyage, de tenir son rang : la cravate, disait-il souvent, « est le signe de notre appartenance à la Société des droits de l'homme, c'est le tchador de l'Occident ».

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À peine s'étaient-ils installés qu'il fallut aller dîner. Il fut décidé de se rendre dans le vieux quartier d'Athènes, en dessous de l'Acropole, là où les rues sentent le jasmin et le pipi de chat.

Elizabeth se souvint d'un petit restaurant charmant selon ses dires, dont les tables disposées sous une ton- nelle occupaient une place formée de la convergence de trois pâtés de maisons. Impatients, ils s'y rendirent sans tarder, car ils avaient faim. Sur place, ils y engloutirent des choses et des plats incertains, au nom poétique, voire homérique, arrosés pour les parents d'ouzo, et pour les enfants d'eau piquante, le tout pour une bien modique somme.

Pendant le dîner, en se penchant de sa chaise, Mileau pouvait apercevoir le mur de l'Acropole, dont la couleur virait du gris au rose ; puis, l'alcool lui déliant la langue et la mémoire, il expliqua à ses enfants que c'était par ce mur, à cet endroit précis, que les Spartiates, pendant la guerre du Péloponnèse, s'étaient infiltrés, avaient pu surprendre les soldats Athéniens et emporter la citadelle. Louis, qui ne connaissait pas Thucydide, fut insensible à ce rappel historique et interrompit son père pour lui demander si les soldats de l'Antiquité avaient les mêmes épées que Skeletton. Mileau ne se démonta point, répondit par l'affirmative, mais se jura de reprendre de fond en comble la forma- tion culturelle de ses enfants. Il se devait de leur montrer le Parthénon, ses proportions inspirées par le nombre d'or ; il leur dirait que le temple abritait la statue d'Athéna dont on ne savait ce qu'elle était devenue.

- Demain, nous essaierons de la retrouver et nous escaladerons l'Acropole, fit enfin Mileau en payant l'addition avec de vieux billets bien sales.

Elizabeth lui sourit, le regarda d'un air câlin, et lui demanda s'il ne serait pas préférable de se rendre

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à Delphes le matin et d'aller à la plage l'après-midi. - Pas question, c'est trop loin, répondit Mileau.

Le lendemain, aux aurores, ils prenaient la route de Delphes.

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D'après les cartes, il était facile de sortir de la capitale. Il s'agissait, en quittant la place de la Constitution, de tourner à gauche, de passer devant l'hôtel Hilton et de continuer tout droit jusqu'à Delphes, mais il suffit de se tromper une fois pour perdre le fil de sa route et s'égarer, ce qui ne manqua pas d'arriver. Mileau mit sur le compte des travaux, qui barraient les rues et les déviations, son incapacité à se retrouver. Il était en effet inconcevable qu'un officier orienteur s'égarât dans les dédales de la banlieue athénienne.

Vers dix heures enfin, ils trouvèrent une sorte d'autoroute, qu'Elizabeth conseilla de prendre. Ils roulèrent ainsi pendant plusieurs kilomètres en traver- sant d'abord les plaines de l'Attique. Les champs cultivés y montaient jusque sur le sommet des collines molles qui la bordaient. Partout, de grands panneaux rouge et blanc rédigés en anglais rappelaient que ces lieux appartenaient à l'American Fruit Company. Puis ils passèrent devant Thèbes qu'ils laissèrent à leur gauche. Mileau ralentit son allure pour pouvoir regar- der à son aise le paysage. Il aurait voulu retrouver le souvenir d'Épidamondas, le plus grand des Thébains qui avait brisé les chaînes dont Sparte avait chargé le pays, le chef du Bataillon Sacré, le dernier des Grecs. Mais il n'aperçut qu'une petite ville moderne, compo-

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sée de maisons blanches et cubiques, et dont rien ne rappelait la splendeur antique.

Et puis, lorsqu'ils quittèrent la Béotie, l'autoroute se mua, sans qu'ils en fussent prévenus par de quelconques panneaux, en route départementale qui serpentait dans les contreforts de la montagne. Ils traversèrent encore quelques gros bourgs aux maisons inachevées, écrasées par le soleil, et rendues désertes par la chaleur de midi. A chaque lacet, Mileau annonçait qu'ils verraient bientôt le site sauvage de Delphes ; à force de scruter la ligne bleue des sapins sur les crêtes, Louis en oubliait sa soif, Pierre sa faim. Mais ils ne voyaient rien.

- Delphes, fit alors Mileau pour faire patienter ses enfants, est le centre du monde : c'est là qu'Apollon a étranglé le serpent Python, ou l'a percé de ses flèches, je ne sais plus.

- Celui de la chanson, fit Pierre qui connaissait Charles Trenet.

- Non, c'était un serpent bien plus méchant. Zeus, dont je vous ai déjà parlé, avait une femme, Héra, mais il ne pouvait s'empêcher d'aimer les autres femmes, ce qui rendait la sienne très malheureuse. Un jour, Zeus s'absenta de l'Olympe, le domicile conjugal, prétextant un voyage d'affaires. En réalité, il passa le week-end avec une créature nommée Léto. Héra, l'apprenant, devint furieuse. Elle demanda à Gaïa, la Terre, de donner naissance à un gigantesque serpent qui poursui- vrait Léto jusqu'à la fin des temps. Ce qui fut fait. La malheureuse Léto fut donc obligée de s'enfuir. En courant, elle mit au monde ses deux enfants, Artémis et Apollon, qui atteignirent leur taille adulte en quatre jours. Apollon et le serpent Python se rencontrèrent ici, sur les pentes du mont Parnasse ; un terrible combat s'ensuivit au terme duquel Apollon trancha la tête du tourmenteur de sa mère. Plus tard, les hommes décidè- rent de construire à l'endroit même de ce combat un

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beau temple dédié au vainqueur. Ce fut le sanctuaire le plus célèbre des temps anciens.

- C'est quoi un sanctuaire ? demanda Louis. - Un endroit où l'on célèbre les saints. - Le serpent Python était donc un saint ? - Non, on y célèbre le Dieu Apollon. - Quelle différence y a-t-il entre un saint et un

Dieu ? Mileau fut tenté de répondre qu'il n'y avait qu'une

différence de degré, et non point de nature, mais une telle question métaphysique demandait une profonde réflexion et une intense préparation philosophique de ses fils.

- Tu comprendras plus tard, se borna-t-il à décla- rer, sûr de son autorité.

- Ah, fit Louis, c'est toujours la même chose, dans cette famille on ne veut rien nous dire !

La route, soudain, s'élargit et, à la suite d'un ultime tournant, la famille Mileau réalisa qu'elle était arrivée à destination.

D'abord, ils ne virent rien que la végétation, une gorge profonde entre deux montagnes vert et gris, et une immense concentration de cars à deux étages. Entre ces cars, une multitude de touristes japonais, petits, parfois bancals, toujours coiffés de chapeaux légers et ridicules, allant et venant sous la férule d'un responsable. Beaucoup déjeunaient sur le bord de la route, en respirant les gaz d'échappement. D'autres restaient à l'intérieur de leur car pour profiter de l'air conditionné et prenaient des photos.

- Quel site ! fit Elizabeth. - Quels sots ! fit Mileau qui dépassa cette cohue et

chercha à garer son automobile à l'écart. Sitôt sortis de la voiture, et malgré la chaleur, Pierre

et Louis se mirent à courir vers l'entrée du sanctuaire ; ils y entraînèrent leurs parents. Le gardien, dont on

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apercevait la tête au travers de la lucarne de sa guitoune, les laissa passer sans les faire payer.

Mileau avait dans l'idée d'aller déjeuner le plus haut possible, à l'abri des autres touristes, c'est-à-dire au stade. Il laissa donc partir ses enfants au-devant et, non sans émotion, gravit avec sa femme les degrés de la voie sacrée. Là où Pierre et Louis n'avaient vu qu'un entassement de blocs de marbre, sans signification et tout couverts de poussière, Mileau s'efforçait d'imagi- ner les statues dont il apercevait encore la trace. Là se trouvaient celles du taureau de Corcyre, en face de celle des dix héros légendaires d'Athènes, d'Athéna et d'Apollon entourant Miltiade dont on possède encore le casque, Miltiade général vainqueur des Perses à la bataille de Marathon. Plus loin encore, celles des sept chefs qui commandèrent l'expédition contre Thèbes puis d'autres statues de héros spartiates et athéniens, des amiraux, des navarques, des Dieux, en tout qua- tre-vingt-quinze chefs-d'œuvre dont il ne restait rien. Elizabeth accéléra le pas car elle ne voyait plus ses enfants et commençait à s'inquiéter. En passant devant le trésor des Athéniens, elle les imagina grimpant sur une colonne et menaçant de se rompre le cou. Au niveau du soubassement du temple d'Apollon, elle les voyait en train de faire les andouilles près d'un ravin, ou pratiquer leur jeu favori, l'escalade des Phrériades. Enfin, elle les aperçut qui se poursuivaient sur les gradins de marbre blanc du théâtre d'Eumène. Ils s'y retrouvèrent pour se reposer. Assis à droite de la scène, protégés du soleil par l'ombre d'un olivier, les époux Mileau restèrent un long moment à contempler le paysage, tandis que Pierre et Louis allaient et venaient dans les travées du théâtre. Une nuée de touristes hollandais les força à quitter l'endroit, et à aller encore plus haut. Ils reprirent donc le chemin poussiéreux qui, sortant du sanctuaire, mène au stade. Malgré la pente,

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leur marche fut facilitée par la soudaine fraîcheur de l'endroit due, sans doute, à la présence d'un bois de pins. L'air leur parut parfumé de toutes les senteurs de la région.

Le stade les impressionna tous. Il avait la forme d'une grande péniche : treize rangées de gradins bor- daient encore, du côté droit, sa piste de sable et d'herbe. À l'opposé du départ, matérialisé par une ligne de pierres blanches, aux rigoles destinées à bloquer le pied des coureurs, les gradins s'arrondissaient et se calaient contre un mur, lui-même adossé à la montagne. Il faisait frais. Il n'y avait personne. Il était midi.

La famille Mileau s'installa et commença à pique- niquer, en prenant garde de ne point laisser de papiers gras.

Ce fut un intense moment de bonheur que de boire de l'eau fraîche, le visage caressé par la brise.

- Ah ! le Dieu Thermos est bien utile, fit Mileau. Il se tut soudain comme s'il venait de blasphémer.

- Ce Dieu n'a pas existé, ajouta-t-il. C'est le nom de cette bouteille réfrigérante qui...

- Alors, Apollon et Zeus et les autres, ils ont existé ? demanda Louis.

- Mais bien sûr, répondit Mileau. - Et aujourd'hui, ils sont morts ? Mileau hésita un instant. Elizabeth, pour qui il n'y

avait jamais eu qu'un Dieu, le bon, ne pouvait admet- tre ces fantaisies métaphysiques. Elle s'apprêtait à expliquer que la religion des autres s'appelait des croyances païennes, et que les croyances des peuples disparus étaient connues sous le nom de mythologie. Mais Mileau ne lui en laissa pas le temps.

- Ils ont existé, et ils existent toujours, puisque, par définition, comme tous les Dieux, ils sont immortels...

Que n'avait-il pas dit en ce lieu ! A cet instant, le gradin sur lequel ils s'étaient tous

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FRANÇOIS MARTIN EAU

François Martineau est avocat. Il est l'auteur d'ouvrages

spécialisés et d'un essai sur la délinquance de 1748 à nos jours,

Fripons, gueux et loubards.

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