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8/3/2019 Les Doctrines Economiques Depuis Un Siecle http://slidepdf.com/reader/full/les-doctrines-economiques-depuis-un-siecle 1/358 LES DEPUIS UN SIÈCLE PAR CHARLES PÉRIN PROFESSEUR DE DROIT PUBLIC ET D'ÉCONOMIE POLITIQUE A L'UNIVERSITÉ C ATHO LI ftU E DE LOUVAIN CORRESPONDANT DE L'INSTITUT DE FRANCE LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE PARIS 90, RUE BONAPARTE, 90 LYON 2, RUE BELLECOUR, 2 1880 DOCTRINES ECONOMIQ

Les Doctrines Economiques Depuis Un Siecle

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    LES

    D E P U I S UN S I C L E

    P A R

    C H A R L E S P R I N

    P R O F E S S E U R D E D R O I T P U B L I C E T D ' C O N O M I E P O L I T I Q U E

    A L ' U N I V E R S I T C A T HO L I ftU E D E L O U V A I N

    C O R R E S P O N D A N T D E L ' I N S T I T U T DE F R A N C E

    LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE

    P A R I S

    9 0, R U E B O N A P A R T E , 9 0

    L Y O N

    2 , R U E B E L L E C O U R , 2

    1 8 8 0

    DOCTRINES ECONOMIQ

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    Biblio!que Saint Librehttp://www.liberius.net

    Bibliothque Saint Libre 2009.

    Toute reproduction but non lucratif est autorise.

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    LES

    DOCTRINES CONOMIQUESDEPUIS UN SICLE

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    A V A N T - P R O P O S

    Le but que j'ai voulu atteindre, en exposant la suitedes doctrines enseignes par les conomistes depuis

    un sicle, est de faire mieux comprendre les thorieset les pratiques contre lesquelles nous avons chaque

    jour lutter.

    La question sociale, telle qu'elle s'offre nous ence temps d'audaces, d'impatiences et de divagations

    rvolutionnaires, ne peut s'expliquer autrement quepar l'action persistante des conceptions impies quiaffirment l'absolue souverainet de l'homme surlui-mme, et qui prtendent substituer, dans l'ordre

    social, l'autorit de la raison l'autorit de Dieu.Cette prtention rgne dans l'conomie qu'on appelle classique aussi bien que dans l'conomie socialiste. Des deux cts, elle est galement funeste. 11y faut voir la cause premire de tous les dsordres qui

    affligent le monde industriel, et particulirement lemonde ouvrier : dsordres tels que l'existence de nossocits en est menace.

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    vi AVANT-PROPOS.

    Pour sortir de la situation prcaire, et bien souventdouloureuse, o vivent les travailleurs sous notre rgime d'industrialisme, il n'y a qu'un moyen : oprer

    la contre-rvolution dans les ides dont ce rgimes'inspire.

    Tout le monde le sent. C'est pourquoi l'attention seporte de plus en plus vers l'conomie politique, mme

    dans les rgions o l'on avait longtemps affect uncertain mpris pour cette science, rcente encore ettrop souvent tmraire. On voit mieux chaque jourque, s'il y a une conomie politique fausse, il y a aussiune conomie politique vraie : qu'il y a une conomie

    chrtienne de la socit, comme il y a une conomiervolutionnaire; qu'en un temps o les hommes ensont se rendre compte de tout, on ne peut frapperd'exclusion la recherche de l'esprit humain lorsqu'elles'exerce sur un ordre de faits qui a sa place ncessaire

    dans notre existence, et o notre libert joue un sigrand rle.

    On s'est donc tourn vers les tudes conomiquesaprs les avoir ddaignes. Mais en accomplissant ce

    mouvement de retour, on s'est quelquefois laiss garer, et Ton est tomb dans certaines mprises quin'ont t heureusement que de courte dure.

    Parce que, dans les thories des conomistes, la libert a t habituellement fausse et dnature, parce

    que son influence y a t exagre et mal entendue,quelques-uns se sont imagin que c'est, dans Tordreconomique, une puissance malfaisante de sa nature,

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    AVANT-PROPOS. vn

    avec laquelle il faut rompre, et qu' son action dsordonne il faut substituer l'action rgulatrice etrestrictive des pouvoirs publics. Sous l'empire de ce

    prjug, on vit se produire contre la libert du travailune raction, dont les suites auraient pu tre aussifcheuses dans la politique que dans l'conomie.

    La rflexion a promptement dissip les malentendus

    auxquels une vue superficielle des choses avait donnnaissance. On a compris que briser avec le rgime dela libert du travail, ce n'tait pas seulement se rvolter contre des ncessits conomiques qui aujourd'hui s'imposent, contre un ordre lgal profondment

    enracin dans les murs et qu'il est impossible detaxer srieusement d'injustice et d'immoralit ; maisque c'tait aussi se mettre en travers de l'impulsionimprime nos socits par les ides chrtiennes etmconnatre tout ce qui s'est fait, depuis dix sicles,

    sous l'empire de ces ides, pour la libert des personnes et la libert de la proprit.

    En imprimant la contre-rvolution cette faussedirection, on risquait de compromettre l'uvre in

    dispensable de salut laquelle se rallient aujourd'huitous les catholiques dont l'illusion librale n'offusquepoint l'esprit. Le pril a t aperu, et l'ide a trenvoye aux socialistes cathdrants d'Allemagne, dequi elle tait venue.

    On est prsent d'accord parmi nous pour proclamer, dans l'ordre conomique comme ailleurs, le

    rgne de la libert chrtienne, laquelle se tient gale

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    YIIl AVANT-PROPOS.

    distance de la licence et de l'absolutisme, du laissez-faire, laissez-passer, vant par le libralisme, et de lamainmise de l'tat sur les forces et les proprits in

    dividuelles, dont le socialisme, quelle qu'en soit la couleur, proclame la justice et la ncessit.

    Si cet expos des doctrines conomiques rpanduesdans notre socit depuis les jours qui prcdrent 89

    peut servir rendre plus clairs les principes sur lesquels les catholiques doivent fonder leurs uvres sociales, s'il peut aider fixer parmi nous les ides etl'action selon la juste mesure del libert chrtienne,il aura pleinement rempli l'intention de son auteur.

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    LES

    DOCTRINES CONOMIQUES

    C'est toujours aux doctrines qu'il faut demander compt:des souffrances et des prosprits de la socit. Toutmouvement social se rsume dans les doctrines. Elles don

    nent l'impulsion aux faits, et, leur tour, elles la reoivent des faits, de sorte qu'en elles se trouvent et la causeet l'indice de l'tat moral d'une poque.

    Parmi les sciences qui, depuis cinquante ans, ont leplus occup et parfois le plus inquit l'opinion publique,

    il faut ranger l'conomie politique. C'est, de toutes lessciences qui ont pour objet l'homme et la socit, celle ose rvlent avec le plus d'vidence les symptmes du malqui travaille les esprits.

    En cette science, plus qu'en aucune autre, les principes

    vont directement lapratique. L'ordre matriel, en effet,se rattache par tous les cts l'ordre moral ; il n'en estque l'image et en quelque sorte l'ombre. Chaque socit a

    DOCTRINES. 1

    D E P U I S U N S I C L E

    CHAPITRE PREMIER

    Vue gnrale du sujet.

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    2 DOCTRINES CONOMIQUES.

    un ordre matriel, constitu sur le type de son ordre moral.Dans une socit o rgne le principe chrtien de la l ibert de tous et de l'galit devant la loi, l'ordre matriel,

    qu'on appelle de nos jours l'ordre conomique, sera ncessairement tout autre que dans une socit fonde sur feprincipe paen de l'esclavage et de l'exploitation des faibles par les puissants.

    notre poque, o la question des liberts populaires'

    domine toutes les combinaisons et toutes les agitations dela politique, il est naturel que l'conomie politique, quirecherche les conditions du bien-tre du grand nombre,attire particulirement l'attention. Nous sommes loin decroire, avec certains conomistes que leurs doctrines

    rapprochent par moment des socialistes, que la richessesoit la source de la libert. Cette conception matrialisteest aussi fausse en fait qu'en principe. Mais il est impossible de ne pas apercevoir le lien troit qui rattacheTordre du droit priv Tordre du droit public, la libert

    du travail, avec ses conditions d'efficacit, aux libertspubliques et aux lois qui dterminent leur mode d'exercice.Evidemment, sous un rgime o tous sont appels conqurir librement par leur travail Taisance et la dignit,qui sont les complments naturels et souvent mme les

    garanties relles de la libert, les questions conomiquesdoivent tre une des proccupations les plus gnrales etles plus srieuses de la socit.

    Aujourd'hui plus que jamais il importe de se rendre uncompte exact des principes sur lesquels se fondent ces

    thories conomiques que tout le monde invoque, et qui,en passant, sous certains axiomes simples et faciles saisir, dans le domaine du vulgaire, peuvent, si elles sont

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    VUE GNRALE DU SUJET. 3

    justes, aider reconstituer nos socits branles, et peuvent aussi, si elles sont errones, les prcipiter dans lesplus redoutables preuves.

    11 serait puril et inutile de chercher se dissimulerle pril. Le socialisme, aprs s'tre drob pendant quelque temps aux regards, sous le coup des dfaites qui ontsuivi ses courts succs de 1848, reparat depuis 1870 plusformidable que jamais.

    La question est prsentement de savoir si le progrsde la libert et du bien-tre, auquel aspirent les classespopulaires, s'accomplira, comme le veut la dmocratiesocialiste, par la doctrine de la souverainet absolue del'homme affranchi de la souverainet de Dieu; ou bien

    s'il se ralisera dans l'avenir comme il s'est ralis dansle pass, sous l'empire de la doctrine qui fait du servicede Dieu la premire condition de tout ordre, de toute libert, de tout progrs.

    La science de l'conomie politique a pris naissance au

    milieu du xvme

    sicle, au moment mme o se produisaitavec le plus d'clat l'ide de l'mancipation et de la souverainet absolue de la raison humaine. Ds l'abord elletira de la doctrine dont elle s'inspirait les consquencesqui en dcoulent naturellement dans l'ordre social : elle

    renferma toute l'activit humaine dans les satisfactionsdes sens, et, partant de cette donne capitale, elle fit reposer toutes les lois sociales sur le penchant qui porte leshommes vers les jouissances matrielles.

    Que telle soit la tendance invitable des systmes qui

    prtendent exalter l'homme en l'affranchissant de toutesujtion dans l'ordre moral, le fait l'atteste. Il est d'ailleurs facile de comprendre, par la considration de la na-

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    A DOCTRINES CONOMIQUES.

    ture de l'homme et de ses rapports avec les choses placesau-dessus et au-dessous de lui, qu'il n'en peut tre autrement.

    L'homme aura beau faire, dans Tordre moral il y auratoujours au-dessus de son intelligence une intelligenceinfinie, devant laquelle il sera contraint de confesser lafaiblesse el l' incertitude de ses conceptions les plus hardies; il y aura toujours au-dessus de sa volont une vo

    lont souveraine, donl il sentira d'autant mieux la domination qu'il fera plus d'effort pour s'y soustraire. Impatientdu frein impos son orgueil par cette puissance suprieure que le monde moral lui rvle de tontes parts, ilcherchera un refuge dans le monde des sens; il s'abais

    sera pour rgner. Ici, du moins, il ne rencontrera rienqui puisse lutter avec lui de grandeur ni de puissance. Ala vrit, les lois de la nature lui opposent parfois des rsistances invincibles; mais, alors mme que sa volontsera contrainte de cder devant l'obstacle physique, il

    conservera le sentiment de la supriorit de sa nature intelligente sur les forces aveugles de la matire. Et puis,combien tic fois son industrie n'a-t-elle pas, avec le temps,vaincu des difficults qui semblaient insurmontables! Cequ'il ne peut faire aujourd'hui, il se flatte de le pouvoir

    faire demain. Ses rves lui montrent l'homme des tempsfuturs parvenu, par les forces de son gnie, exercer surle monde matriel, au profit de ses besoins, une domination que l'effort des sicles a rendue souveraine. Lathorie du progrs indfini et l'ide d une flicit sans

    limite pour l'avenir lui font oublier sa faiblesse et sa misre dans le prsent.

    Ces ides sur l'indpendance absolue de l'homme et sur

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    VUE GNRALE DU SUJET. 5

    le progrs indfini de l'espce humaine sont au fond detoutes les thories de l'conomie politique fausse par lesensualisme. Aussi cette science gare par l'orgueil re-

    jette-t-elle avec un profond ddain la ncessit du sacrifice, du renoucement aux satisfactions des sens, dont laphilosophie spiritualiste de tous les temps a fait le principe fondamental de la morale.

    Et en effet, au nom de quelle autorit imposerait-on la

    loi du sacrifice k des tres qui ne relvent que d'eux-mmes? A qui l'homme sacrifierait-il des inclinations qu'iltient de la nature, et qui trouvent leur justification dansle fait mme de leur existence? Comment la nature se manifesterait-elle dans l'homme, qui est sa plus haute expres

    sion, par des contradictions douloureuses et inutiles? Ilest vrai que nous sentons l'aiguillon du besoin qui est unesouffrance, c'est un fait qu'il est impossible de contester,mais c'est un fait qu'on explique de manire le concilier avec la doctrine de la jouissance : le besoin n'est

    qu'un avertissement de chercher la jouissance; nous pouvons abuser de la jouissance, et alors la douleur nat dela satisfaction mme, pour nous apprendre qu'il faut proportionner nos jouissances la puissance de notre organisation. D'aprs ce systme, la douleur est une force motrice

    et rgulatrice en mme temps, dont la fonction est de dterminer et de rgler l'essor des facults de l'homme pourla poursuite de la jouissance, but dernier de toute viehumaine.

    Dans ces vaines et orgueilleuses conceptions, le sacr i

    fice n'est pour rien. On reconnat, il est vrai, que parfoisl'homme sera oblig de renoncer des satisfactions malentendues qui compromettraient sa flicit, mais cette

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    G DOCTRINES CONOMIQUES.

    retenue tout goste et toute sensuelle n'a rien qui ressemble la pratique du sacrifice que tous les siclesont. glorifie comme la source de toutes les vertus. Le

    dveloppement indfini des besoins, voil la loi de l'humanit. De l'application de cette loi sortira, non seulementle progrs matriel, niais encore le progrs moral. Leperfectionnement moral par la diffusion du bien-tre, telest le dernier mot de toute science sociale qui prend pour

    dogme fondamental l'indpendance absolue de l'homme.Cherchez au fond de la doctrine des conomistes de l'

    cole sensualiste et utilitaire, vous ne trouverez pas autrechose. Parcourez les utopies socialistes, vous verrez que,nonobstant la diversit des moyens d'excution imagins par

    leurs auteurs, ellespoursuiventtouteslemmebut. Ici seulement l'erreur, consquente jusqu'au bout, fait bon marchde toutes les traditions de l'humanit, tandis que le sensualisme conomique s'arrte devant elles, au point de leursacrifier mme la logique de ses principes. En dgageant

    l'erreur des inconsquences qui la protgeaient, en l'exposant tous les regards dans sa repoussante nudit, le socialisme a, sans le vouloir, rendu la cause de la vritun immense service.

    Toutes les thories, toutes les coles qui se disputent

    l'empire des mes et la direction de la socit peuvent,aujourd'hui comme toujours, t re ramenes deux doctrines, naturellement et radicalement ennemies : il y ad'un ct la doctrine du sacrifice, qui est la base et l'abrgde toute la morale du christianisme, et de laquelle dcou

    lent tout ordre et toute civilisation; de l'autre, il y a ladoctrine qui difie l'homme avec toutes ses faiblesses, quirhabilite tous ses penchants, doctrine aussi ancienne que

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    VUE GNRALE DU SUJET. 7

    l'humanit dcime, qui n'a cess de troubler son repos,

    et dont la lutte contre la doctrine du sacrifice fait le fond

    de l'histoire de tous les peuples.

    Quelque dure que soit pour l'homme cette loi du sacrifice, qui l'oblige s'immoler lui-mme dans ses inclinations les plus vives, il faudra toujours qu'il finisse par ensubir la salutaire rigueur. La douleur est si bien la loide notre existence prsente, que, si nous refusons de l'ac

    cepter volontairement par la pratique du renoncement,elle reprend d'elle-mme ses droits et s'impose nous parsuite mme des efforts que nous faisons pour lui chapper.

    Nous n'avons pas l'intention d'entamer ici une dissertation sur la douleur, notre but est seulement de constater

    un fait qui, par cela mme qu'il domine toute la vie humaine, sert ncessairement de point de dpart toutetude des lois de la socit. Ce fait, il n'est personne quin'en trouve dans sa propre exprience la confirmation tropcertaine; tous les sophismes du inonde ne pourront jamais

    rien contre la ralit de la douleur crite au fond ducur de chacun de nous. En outre, l'histoire atteste quetoutes les fois que l'humanit a tent de secouer le jougde la souffrance, ea repoussant la ncessit du sacrifice etep cherchant dans le principe oppos, dans les satisfac

    tions des sens, l'accomplissement de sa destine, elle a tprovidentiellement contrainte de se courber sous la loiqu'elle avait mconnue, et qui se rvlait elle par u$redoublement inattendu de rigueur.

    Jamais les hommes n'ont fait plus d'efforts pour chap

    per la loi de la douleur et du sacrifice qu'au temps de lagrande splendeur de l'empire romain ; jamais le raffinement dans les jouissances ne fut port plus loin : tous les

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    8 DOCTRINES CONOMIQUES.

    arts d'une civilisation avance, toute la puissance d'unpeuple matre de l'univers, furent mis au service de la passion du bien-tre, qui seule survivait, de tous les dogmes

    de l' idoltrie. Jamais non plus la douleur ne fit sentir plusdurement son inflexible domination que parmi ce mondeperdu de dlices. L'histoire de ce temps, qu'est-elle, sinonle rcit des poignantes souffrances qui taient la consquence et le chtiment du sensualisme effrn sous l'em

    pire duquel avait pri dans tous les curs le respect de ladignit humaine et des lois de la justice? N'avons-nouspas vu, il y a trente ans, l'Europe tomber subitement, parle coup de main de fvrier, d'une prosprit matriellequ'elle croyait inaltrable, au milieu d'une des perturba

    tions les plus profondes et les plus prolonges qui aientbranl la socit?

    Les conomistes de l'cole utilitaire, en substituant laloi du sacrifice le principe du dveloppement indfini desbesoins, ont rompu avec les ides sur lesquelles repose

    toute la civilisation chrtienne, avec les ides qui ontdonn la socit moderne les sentiments de justice et decharit, qui la distinguent si profondment de toutes lesautres, et qui font sa plus solide grandeur.

    Tout en respectant les formes extrieures de la socit

    actuelle, les conomistes utilitaires aspirent fonder unesocit nouvelle. Telle est la tendance irrsistible de leursdoctrines, tendance dont assurment ils n'onl pas bienmesur toute la porte, et par laquelle ils sont entrans,sans en avoir conscience, dans d'tranges illusions sur l'a

    venir que leurs principes rservent au monde. Ils s'imaginent que la socit, une fois lance dans la carrirequ'ils lui ouvrent, s'arrtera avant de l'avoir parcourue

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    VUE GNRALE DU SUJET. 9

    jusqu'au bout; ils croient que les peuples sauront apporterdans la poursuite des jouissances matrielles, vers lesquelles on dirige toute leur nergie, cette sage modration

    que la philosophie du bien-tre a toujours prche sesdisciples, comme Tunique moyen de s'affermir dans lapossession du bonheur. Ils oublient qu'il n'est pas donn l'homme de se soustraire l'inflexible logique qui gouverne toute sa vie, et que, mme ses dpens, il est con

    traint , lorsqu'une fois il a embrass une doctrine, d'entirer toutes les consquences pratiques.

    Les conomistes utilitaires se font de la nature humaineune mdiocre opinion. L'homme a le cur trop grand pourne point ambitionner en tout le bien suprme. Si vous lui

    montrez ce bien dans les satisfactions del vie prsente, ils'y prcipitera avec une telle passion qu'il aura bienttbris les faibles obstacles que la doctrine de l'intrt bienentendu tentera d'opposer l'imptuosit de ses convoitises. C'est la flicit infinie qu'il aspire; mais lorsqu'il

    s'enferme dans les jouissances de la terre, elle fuit devantlui au moment o il croit la saisir. Incapable de raliserses rves insenss, comment doimera-t-il satisfaction l'indomptable orgueil qui l'obsde? Il a vainement essayde se crer un monde qui rponde l'immensit de ses

    dsirs ; toutes ses forces ont t impuissantes construirel'difice de cette flicit sans bornes laquelle il se flattaitd'atteindre; du moins elles ne seront pas impuissantes dtruire, et l sera son triomphe. Dtruire sans raison et sans terme, dtruire pour dtruire, tel sera la dernire passion de l'homme prcipit par l'orgueil deshauteurs du monde moral, pour lequel il tait fait, dansles abaissements du monde des sens, o il rencontre, au

    1.

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    10 DOCTRINES CONOMIQUES.

    lieu de l'indpendance absolue laquelle il aspirait, unemisre que le sentiment de sa grandeur native tourne endsespoir.

    Voil l'abme dans lequel les principes accepts et propags par les conomistes utilitaires prcipiteraient lasocit, si jamais on parvenait A, les faire rgner sur lesmurs.

    Certes, de pareilles conclusions sont loin de la pense

    des conomistes ; mais quelque droites que soient leursintentions, il n'en reste pas moins vrai que leurs ides reclent les germes de cette fureur de destruction qui pouvante aujourd'hui le monde. On peut bien rendre hommage la bonne foi et au courage dont ils font preuve dans la

    dfense de Tordre social, mais il est impossible d'absoudreleurs doctrines. Nous nous convaincrons, en suivant lascience conomique travers ses diffi'entes phases, que,dans les crits de plusieurs des matres de cette science,apparaissent, avec une vidence que le progrs logique

    des ides rend chaque jour plus vive, les invitables consquences de leurs faux principes, et que, par tous les cts, l'conomie politique qui prend pour point de dpartla doclrine sensualiste aboutit au socialisme.

    Toutefois il faut bien se garder de croire que tout soit

    erreur dans les conclusions de la science qui a pour objetla richesse; elle nous offre un ensemble de vrits de faitdont la connaissance est indispensable pour nous faire saisir, dans toutes leurs applications, les lois qui prsident aumouvement social.

    Le perfectionnement matriel est une des fins lgitimesde notre vie prsente. Naturellement l'homme aspire lapossession assure des choses qui rpondeut ses besoins.

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    VUE GNRALE DU SUJET. i l

    Renferm dans ses justes limites par l'esprit de sacrifice,ce dsir n'a rien d'incompatible avec le perfectionnementmoral. Le progrs matriel n'est alors que la consquence

    du progrs moral, dont la pratique du sacrifice est la source;il se rsume dans l'amlioration du sort du grandnombre.

    Mais ce n'est pas assez d'affirmer, en principe gnral,que l'amlioration de la condition matrielle des peuplesest subordonne leur perfectionnement moral ; le progrs

    dans l'ordre de la richesse est soumis des lois particu--lires drivant de la nature de l'homme et des objets surlesquels s'exerce son activit. Rechercher ces lois par lamthode d'observation, telle est la tche de l'conomiepolitique; c'est par l'tude de ces lois que la vritable

    conomie politique, l'conomie spiritualiste, fait toucherau doigt les absurdits dont fourmillent les systmes desnovateurs contemporains., et qu'elle fait voir comment cessystmes, au lieu d'aboutir une prosprit sans terme,mnent invitablement la ruine universelle.

    Il est donc de la plus haute importance de dgager leslois du progrs matriel, tablies par les conomistes, deserreurs avec lesquelles elles se trouvent confondues. Gelaest important pour deux raisons : d'abord, parce que c'est la faveur de cette confusion que les fausses ides des co

    nomistes sensualistes sur la destine humaine trouventfacilement crdit auprs de bien des hommes, qui n'hsiteraient pas les repousser si elles leur taient prsentesseules et pour ce qu'elles sont; ensuite parce que ce mlange du vrai et du faux, dans la science conomique, te

    cette science toute la puissance dont elle pourrait useravec succs contre les coupables utopies qui troublentnotre temps.

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    14 DOCTRINES CONOMIQUES.

    Dans l'examen que nous allons faire des doctrines del'conomie politique, nous essayerons d'oprer la sparationentre les vrits de fait auxquelles l'observation a conduit

    les conomistes, et les erreurs de doctrine qu'une faussephilosophie y a mles. Quelques-uns peut-tre trouverontcet examen empreint d'une trop grande svrit. Noussommes persuad qu'on ne peut pas rendre l'conomiepolitique de meilleur service que de la dgager des er

    reurs dangereuses et des thories hasardes qui l'ont gareet fausse ds ses premiers pas. Rien n'a contribu davantage faire natre les prjugs hostiles l'conomie politique, qui rgnent encore dans beaucoup de bons esprits,que ces graves erreurs sur les principes fondamentaux de

    l'ordre moral; rien ne peut mieux aider les dissiper quede montrer que ces erreurs ne sont point la science elle-mme, et que, loin d'y mettre la suite, l'unit, la logique,elles y sont une source d'obscurits et de contradictions.

    Un des grands torts de l'conomie politique est de pr

    tendre un rle trop lev. Au lieu de se contenter detracer la socit des rgles de conduite pour l'ordre desintrts matriels, elle a tent de s'emparer du gouvernement des ides et des murs, affirmant que dans sesprincipes taient renferms tous les lments de la science

    sociale. Ces prtentions exagres, nous sommes tentde dire insenses, sont la consquence naturelle des idesdes conomistes sur la destine de l'homme. Si cette destine est, comme ils le prtendent, renferme dans lessatisfactions matrielles, il est vident que la science qui

    traite de la richesse doit contenir en soi toutes les rglesfondamentales de la vie sociale.

    Mais en exagrant ainsi son importance, l'conomie pc-

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    VUE GNRALE DU SUJET. 13

    litque s'expose se voir contester la part lgitime d'action qu'elle est appele exercer sur les affaires humaines;elle s'expose mme se voir disputer ses droits au titre de

    science. En effet, pour constituer une science, il faut unobjet propre et nettement dtermin. Si l'conomie politique confond l'ordre moral avec Tordre matriel, elle cessede remplir cette condition premire de toute science; ellese perd dans des investigations qui touchent tout et ne

    se fixent sur rien. Pour que l'conomie politique prenneparmi les sciences une place inconteste, il faut qu'ellesache se renfermer dans son objet, et qu'elle comprenneque, si srieuse que puisse tre Futilit des recherches auxquelles elle se livre, ces recherches ne portent cependant

    que sur des objets d'un ordre infrieur, et que domineronttoujours, de toute la supriorit de l'esprit sur les sens, lesdoctrines auxquelles appartient de droit la direction morale de la socit.

    Ce n'est pas assez que l'conomie politique ne sorte pas

    du domaine qui lui est assign par la nature mme de sonobjet; il faut encore qu'elle accepte, avec toutes ses consquences, la supriorit des principes de l'ordre moral surles intrts matriels.

    L'homme accomplit ses destines dans le monde moral.

    L'usage des biens matriels n'est pour lui qu'un moyen deraliser ses fins, places par la Providence bien au-dessusdes satisfactions des sens. La richesse n'est richesse quepar rapport l'homme, et l'homme porte partout avec luiles nobles liens qui le retiennent dans le monde des esprits.

    Il est donc vident qu'en traitant des lois de l'activit humaine applique la production et la distribution de larichesse, il est impossible de faire abstraction du but

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    14 DOCTRINES CONOMIQUES.

    suprieur que doivent toujours se proposer les efforts de

    l'homme.

    Quel que soit l'objet vers lequel l'homme dirige ses fa

    cults, qu'il les emploie rprimer ses inclinations vicieuses, tendre ses connaissances, ou approprier les choses sesbesoins, peu importe, ce sera toujours une force morale quiagira, et le succs sera toujours en proportion de l'nergiede celte force. C'est par le travail que l'homme cre la ri

    chesse; or, la puissance du travail, mme dans Tordre matriel, ne dpend-elle pas bien plus encore des qualitsmorales du travailleur que de ses qualits corporelles?L'application l'ouvrage n'est-elle pas la consquence del'empire que le travailleur exerce sur lui-mme? Et la

    science, qui multiplie si prodigieusement les fruits du travail en enseignant Thomme faire bon emploi de sesforces, ne procde-t-elle pas en dfinitive de l'nergie morale, sans laquelle nul ne pourrait se dterminer subirles dgots et les fatigues au prix desquels s'accomplissent

    toutes les conqutes de l'esprit?Qu'on envisage le travail dans son principe ou dans son

    but, il reste toujours vrai qu'il relve des lois de Tordremoral. D'o il suit naturellement que l'conomie politique,qui expose les lois du travail, se trouve dans une troite

    dpendance l'gard des sciences qui tablissent les loisde la vie morale. Non seulement l'conomie politique seratenue de reconnatre, en principe, la prminence de lamorale sur toutes les sciences sociales, mais elle sera tenueencore, en traant les lois du progrs matriel, de prendre

    comme rgle invariable de l'utile les prceptes essentielsde la morale. En effet, c'est par Tobissauce aux lois morales que Thomme se place, l'gard de tout ce qui l'en-

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    VUE GNRALE DU SUJET. 15

    toure, datis les rapports naturels dont ces lois ne sont quel'expression ; hors de ces rapports, il n'y a pour lui, dansTordre matriel comme dans l'ordre moral, que dsordre

    et misre.En vain prtendrait-on sparer dans la vie humaine ce

    que la volont cratrice a troitement uni et coordonn. SiJl'homme compromet dans la poursuite des jouissances matrielles sa dignit morale, il est possible qu'il russisse,

    pour un certain temps, accomplir dans Tordre de la richesse certains progrs, qui sembleront justifier cette prfrence accorde au monde matriel sur le monde moral.Mais ce triomphe des intrts sera court. Bientt les proccupations matrielles feront oublier l'homme ces lois

    de justice et de modration dont dpendent Tquitablerpartition de la richesse et le bon emploi des ressources,et sans lesquelles il ne saurait y avoir pour les peuples devritable prosprit. La puissance de produire elle-mmene rsistera pas toujours la dpression intellectuelle et

    morale qu'amnera infailliblement le rgne des intrts;,et Ton finira par rencontrer le terme de cette accumulationde richesse nationale, qui d'abord avait pu donner le changesur les consquences ,du mouvement auquel la socit selaissait emporter. Plus tt ou plus tard, par la force des

    .choses, il arrivera que la puissance morale reprendra sesdroits, et que l'homme, rappel lui-mme par Tadversil,reconnatra qu'il n'est pas le matre absolu de sa destine,qu'il ne lui est pas donn de s'arranger son gr uneexistence qui rponde aux penchants drgls de son cur,et que, s'il tente de s'affranchir de Tordre que Dieuaetabli,il y sera ramen par les souffrances qui sont l'invitableconsquence de toute transgression des lois de la nature.

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    1G DOGTRIMS CONOMIQUES.

    L'erreur capitale qui consiste faire de l'conomie politique la science sociale par excellence est l'ide dominante des premiers systmes dans lesquels se formula, au

    sicle pass, la thorie de la richesse sociale. Le plus souvent les conomistes sensualistes ont tent de dissimulerces prtentions, que repousse le bon sens des peuples forms l'cole du christianisme ; mais, malgr les prcautionsqu'ils ont prises pour attnuer leur pense, elle se re

    trouve toujours au fond de leurs systmes. Nous la verronssortir, par la force invitable de la logique, des principesposs par plusieurs des matres de la science, et reparat re ,sous la forme la moins dguise clans les crits qui renferment la dernire expression de l'conomie politique clas

    sique. C'est une des voies par lesquelles cette science, dtourne de sa mthode naturelle par le sensualisme/ accomplit son volution vers le socialisme.

    Cette volution s'accomplit d'une antre faon encore.Nous verrons, dans la thorie de la proprit, le sensua

    lisme conomique aboutir au socialisme par les consquences qui sortent naturellement des lois de la productionet de la distribution de la richesse, lorsqu'on n'en faitqu'un mcanisme m parles apptits sensuels. Une fois leprincipe utilitaire accept, ces consquences s'imposent.

    C'est en vain que, pour s'y drober, les conomistes classiques font les derniers efforts. L'nergie et la tnacit qu'ilsmettent rsister les honorent, mais leur impuissance rendmanifeste le vice de leurs doctrines.

    ct de ce mouvement progressif vers l'erreur dans

    l'ordre des doctrines, nous signalerons la marche ascendante de la science dans l'ordre des faits qui tiennent immdiatement la production et la distribution de la richesse.

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    VUE GNRALE DU SUJET. J7

    Ici, pas plus qu'ailleurs, l'esprit humain n'est arriv dupremier coup la possession complte de la vrit scientifique. Les faits, dont l'ensemble constitue la science co

    nomique, se sont rvls l'observation partiellement etprogressivement, dans un ordre parfaitement conforme ladduction logique des ides.

    Quelle est la nature de la richesse? quelles sont les loissuivant lesquelles elle se produit? comment, une fois pro

    duite, se distribue-t-elle entre les diffrentes classes quiont concouru la crer? Telles sont les questions dont ondemande la solution h la science conomique.

    Les premiers crivains qui formulent cette science encorps de doctrines, dgagent la notion de la richesse des

    erreurs dont le systme mercantile l'avait obscurcie, maisils mettent sur la production et la distribution de la richesse des thories dont l'observation srieuse des faits adepuis rvl le peu de fondement. Ce premier pas fait, cesont les lois del production qui attirent d'abord l'attention

    des conomistes. Il semble que ces lois constituent ellesseules toute la science, qu'il suffit d'apprendre auxhommescomment ils peuvent, avec le plus d'avantage, employer leuractivit k la production de la richesse, et que la distributionde la richesse produite s'oprera ensuite naturellement de

    la manire la plus avantageuse pour tous. Ce n'est qu'accessoirement, et en tant qu'elles intressent la thorie desvaleurs, que les lois suivant lesquelles se dtermine le revenu des diffrentes classes productrices, entrent dans lascience. Ainsi conue, l'conomie politique tait incomplte;

    la partie la plus importante et la plus difficile de ses investigations, celle qui soulve les questions les plus graves,restait faire. Bientt on voit se formuler, dans l'expos des

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    18 DOCTRINES CONOMIQUES.

    lois que suit l'accroissement de la population par rapport

    au dveloppement de la production agricole, les notions

    sur lesquelles repose toute la thorie de la distribution des

    richesses. Ds lors la science est en possession de ses lments essentiels, il ne reste plus qu' coordonner et

    approfondir les notions conquises par l'observation. C'est

    cette tche que les interprtes les plus distingus de

    l'conomie classique se sont appliqus, durant le demi-

    sicle qui vient de s'couler.Pour la vrit comme pour l 'erreur, la science cono

    mique a procd suivant les lois d'une rigoureuse logique.

    On voit s'y dvelopper paralllement le vrai et le faux : le

    vrai dans Tordre des faits purement conomiques, le faux

    dans Tordre des doctrines. Mais comme la vrit est une,et qu'il est impossible que ce qui est erreur dans un ordre

    se concilie avec des faits reconnus vrais dans un autre, il

    arrive que l'conomie politique, formule sous Tempire des

    doctrines utilitaires, nous offre le spectacle d'une perp

    tuelle contradiction, ses principes conomiques donnant uncontinuel dmenti ses principes philosophiques. Aussi

    pour rfuter ces derniers, nous n'aurons qu' faire appel

    aux premiers. Les conomistes eux-mmes nous fourniront

    tous les arguments l'aide desquels on peut tirer la science

    du sensualisme o elle s'est gare, et la ramener au principe chrtien du sacrifice et de la modration des dsirs,le seul par lequel on puisse esprer d'atteindre le Lut que

    les conomistes se proposent dans l'tude des lois de la ri

    chesse: l'amlioration du sort du grand nombre.

    La division de ces tudes nous est indique par lamarche des ides en conomie politique. D'abord nous mon

    trerons comment cette science se constitue par la conqute

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    VUE GNRALE DU SUJET. yj

    successive de ses vrits fondamentales; en mme tempsnous signalerons l'apparition, dans les thories conomiques, du principe sensualiste, source de contradictions pour

    la science et de ruine pour la socit. Ensuite nous tudierons, dans ses rsultats gnraux, le travail d'achvementde la science conomique, et nous montrerons comment lesnotions prcdemment tablies se prcisent et se coordonnent, de manire former, sur les causes de la prosprit

    matrielle des peuples, un systme complet et rigoureuxen tous ses dtails. C'est particulirement dans cette seconde partie de notre travail que nous verrons le principesensualiste porter ses fruits de dsordre et de misre, etprcipiter des conomistes minents dans les aberrations

    du socialisme, contre lesquelles l'conomie politique,quand elle prend pour point de dpart le principe chrtien, fournit les arguments les plus dcisifs.

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    CHAPITRE II

    Les physiocrates. Thorie matrialiste de la socit. Conceptiondo la science conomique. Notion de la richesse. Laissezfaire, laissez passer.

    C'est par les physiocrates que s'ouvre la srie des crivains qui se sont appliqus l'tude des causes auxquelles

    tient la prosprit matrielle des nations.Les doctrines de cette cole, qui prit une si grande part

    au mouvement des esprits la fin du XVIII6 sicle, ne serenferment pas dans les limites de la science de la richesse ; on y trouve tous les lments d'une philosophie

    sociale. Fidle aux ides du temps, cette philosophie estl'expression la plus nette et la plus franche du matrialisme en matire de politique et d'conomie sociale. On yvoit appara tre, avec la premire notion de la scienceconomique, l'erreur capitale qui trop souvent a gar

    cette science, erreur qui consiste faire driver toutes leslois de la vie sociale des besoins physiques de l'homme,et qui conduit faire de la science de la richesse lascience sociale universelle.

    A cte de cette conception fausse de la vie sociale et de

    la science qui en recherche les lois, on rencontre chez lsphysiocrates une ide minemment juste et fconde, l'idede parvenir, par l'observation, constater les lois sui-

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    LES PHYSIOCRATES. 21

    vant lesquelles l'activit de l'homme s'applique la transformation des objets matriels que rclament ses besoins,et de faire de ces lois un expos scientifique.

    Le plus grand mrite des physiocrates est d'avoircompris que l'homme, pas plus dans cet ordre d'actionqu'ailleurs,n'est livr aux caprices du hasard; qu'il existe,pour le dveloppement matriel des socits, un certainordre, qui a ses rgles fondes sur la constitution morale

    et physique de l'homme et sur ses rapports avec le mondeextrieur. Dterminer ces rgles, tel est l'objet de lascience conomique, dont les physiocrates eurent lespremiers l'ide, et qu'ils furent les premiers esquisserdans ses traits gnraux. Malheureusement, par suite des

    grossires et dplorables mprises dans lesquelles ils tombrent au sujet de la destine humaine, leurs travaux,au lieu de servir la socit en l'clairant sur ses intrts,contriburent la prcipiter dans les erreurs dont elleressent aujourd'hui, plus que jamais, les mortels effets.

    Quesnay, le chef de l'cole des physiocrates, exposesans dtours la pense fondamentale de son systme social,dans son trait sur le droit naturel. : Le droit naturel del'homme est le droit qu'il a aux choses propres sa jouissance dans l' latdenature , les hommesne jouissent de

    leur droit naturel aux choses dont ils ont besoin que parle travail La jouissance du droit naturel des hommes

    doit tre fort borne dans l'tat de pure nature. Lorsqu'ilsentreront en socit, et qu'ils feront entre eux des conventions pour leur avantage rciproque, ils augmenteront la

    jouissance de leur droit naturel, et ils s'assureront mmela pleine tendue de cette jouissance, si la constitution dela socit est conforme Tordre videmment le plus avan-

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    22 DOCTRINES CONOMIQUES.

    tageux aux hommes, relativement aux lois fondamentales

    de leur droit naturel 1 .

    La jouissance, voil donc le but et l'origine de la so

    cit. C'est sous l'impulsion des besoins, par le dsird'accrotre la somme de ses jouissances matrielles, quel'homme se constitue en socit ; ce qui fait que l'tat desocit est l'tat naturel du genre humain, c'est qu'il luipermet d'atteindre atout le bien-tre dont il est capable,

    et de raliser dans toute son tendue sa destine, rsumetout entire en son droit naturel, le droit la jouissance. la vrit, Quesnay etles physiocrates parlent souvent deslois de la justice, mais ces lois, dans le sens qu'ils leurdonnent, ne sont autre chose que les conditions suivant les

    quelles l'homme s'assure la plus grande somme de bien-tre possible. Les lois naturelles, dit Quesnay, sont ouphysiques ou morales. On entend ici par loi physique lecours rgl de tout vnement physique de l'ordre naturelvidemment le plus avantageux au genre humain. On en

    tend ici par loi morale la rgle de toute action humainede l'ordre moral conforme l'ordre physique videmmentle plus avantageux au genre humain. Ces lois formentensemble ce qu'on appelle la loi naturelle 2 .

    Dupont de Nemours et Mercier de Larivire ne sont pas

    moins clairs sur ce sujet : Il y a, dit le premier, unesocit naturelle, antrieure toute convention entre leshommes, fonde sur leur constitution, sur leurs besoinsphysiques, sur leur intrt vident et commun. Dans cet

    1. Le droit naturel, chap. r , n, et ni, p. 41 46 de redit. Guil-laumin. Pour tous les crits des physiocrates, mes citations sonttires de cette dition.

    2. Le droit naturel, chap. Y, p. 52 et 53.

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    LES PUYS10CKAT3. 23

    tat priiiiitifjlcs hommes ont des droits et des devoirs rciproques d'une justice absolue, parce qu'ils sont d'unencessit physique, et par consquent absolue pour leur

    existence H y a un ordre naturel et essentiel auquelles conventions sociales sont asujetties, et cet ordre estcelui qui assure aux hommes runis en socit la jouissance de tous leurs droits, par l'observance de tous leursdevoirs 1. Cet ordre essentiel est dfini par Mercier de

    Larivire : L'ordre des devoirs et des droits rciproquesdont l'tablissement est essentiellement ncessaire laplus grande multiplication possible des productions, afinde procurer au genre humain la plus grande somme possible de bonheur et la plus grande multiplication possi

    ble3

    . N'est-il pas clair, d'aprs cela, que les physiocratesplacent le principe et la fin de la juslice dans les besoinsphysiques, et que, par cela mme, ils nient tout ordremoral? chaque instant on rencontre dans leurs crits lesmots de morale et de vertu, mais ils en corrompent le

    sens, et pour eux ils ne signifient plus autre chose que leslois de la jouissance.

    Dans une socit qui n'a point de but suprieur auxsatisfactions des sens, le principe* du dveloppement indfini des besoins donne la dernire raison de tout le mou

    vement social. Multiplier les hommes en multipliant lesproductions, afin d'accrotre le plus possible le nombredes tres en possession des plus grandes jouissances physiques possibles, voil le sublime effort de la Providence

    1. De l'origine et des progrs d'une science nouvelle, g 1, p. 341 343.

    2. Ibid, en note.

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    U DOCTRINES CONOMIQUES.

    1. Vordre naturel des socits politiques, cliap. xvm, p. 617.

    dans la constitution du genre humain, L'intrt personnel, dit Mercier de Larivirc, presse vivement et perptuellement chaque homme en particulier de perfectionner,

    de multiplier les choses dont il est vendeur; de grossirainsi la masse des jouissances qu'il peut procurer auxautres hommes, afin de grossir par ce moyen la massedes jouissances que les autres hommes peuvent lui procurer en change. Le monde alors va de lui-mme; le dsir

    de jouir et la libert de jouir ne cessant de provoquer lamultiplication des productions et l'accroissement de l'industrie , ils impriment k toute la socit un mouvementqui devient une tendance perptuelle vers son meilleurtat possible 1. On-voit que le systme de l'excitation

    la production par l'excitation des besoins, et rciproquement, est aussi ancien que l'conomie politique, et qu'onne peut pas revendiquer pour J.-B. Say, qui en a fait lepoint de dpart de toute sa doctrine, le triste honneur del'avoir cr.

    Suivant les physiocrates, c'est du droit la jouissanceque sortent tous les droits de l'homme, ainsi que toutesles institutions destines en assurer le libre exercice.Du droit la jouissance suit le droit d'acqurir et de conserver les objets qui sont pour nous des sources de jouis

    sances. Cette connaissance intuitive, cette sensation,suivant l'expression de Mercier de Larivire, qu'ont leshommes de leurs premiers droits, les conduit tout naturellement la sensation de leurs premiers devoirs envers lesautres hommes. Tous les hommes ayant des droits de mme

    espce, celui qui tenterait de violer le droit d'autrui, serait

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    LES PHYS10CRTKS. 25

    expos essuyer son tour les mmes violences; il fautdonc, si Ton veut n'tre point troubl dans l'exercice dudroit d'acqurir et de conserver, que l'on s'impose l'obli

    gation de ne point troubler les autres dans la jouissance dece droit. Ainsi le devoir, aussi bien que le droil, se fondesur l'intrt personnel et sur le dsir dont (ont hommeest possd d'accrotre la somme de ses jouissances.Le principe du juste et de l'injuste tant ainsi tabli, il

    n'y a plus qu' en dvelopper les consquences, pour enfaire sortir Tordre 'naturel et essentiel des socits.

    Il suit de ce qui vient d'tre dit que le premier de tousles droits, c'est le droit de proprit. La libert de l'hommea pour but unique la jouissance; or, c'est la proprit

    qui assure la jouissance, c'est donc dans la propritque se rsume toute l'activit humaine. La libert del'homme sera complte lorsqu'il pourra sans entravesparvenir la proprit, et en ret irer la plus grandesommepossible de jouissances. En outre, la proprit com

    prenant, suivanl les physiocrates, les facults personnellesaussi bien que les choses acquises par le travail, le principe de la libert d'industrie se trouve renferm danscelui de la libert de proprit. La libert sociale, ditMercier de Larivire, se trouve naturellement renferme

    dans le droit de proprit. La proprit n'est autre choseque le droit de jouir. Or, il est videmment impossible deconcevoir le droil de jouir sparment de la libert de

    jouir : impossible aussi que cette libert puisse existersans ce droit, car elle n'aurait plus d'objet, attendu qu'on

    n'a besoin d'elle que relativement ^u droit qu'on veutexercer Proprit, sret, libert : voil donc l'ordre

    social dans tout son entier; c'est de l, c'est du droit deDOCTRINES. 2

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    26 DOCTRINES CONOMIQUES

    proprit maintenu dans toute son tendue naturelle etprimitive, que vont rsulter ncessairement toutes lesinstitutions qui constituent la forme essentielle de la so

    cit1

    . La premire de ces institutions sans lesquelles nulle

    socit ne pourrait exister, c'est la lgislation positive;elle ne sera qu'une dclaration des devoirs et des droitsnaturels, qui sont tous enferms clans la proprit.

    Leb lois qui rgissent la vie sociale devront avoir pourbut d'assurer la libert des diverses conventions que leshommes peuvent faire entre eux au sujet de la proprit.En effet, toute la vie n'ayant d'autre but que la jouissance,et toute jouissance se rsumant dans la proprit, il n'y a

    de rapports entre les hommes que ceux qui naissent de laproprit, et que l'on comprend sous le nom de commerce.Les lois ne doivent tendre qu' assurer l'excution desconventions par lesquelles les hommes disposent de leurproprit. Leur but unique est de faire en sorte que les

    hommes soient libres de ne prendre que leur intrt personnel pour guide, dans tout ce qui n'excde pas la mesure naturelle de la libert dont ils jouissent en vertu deleurs droits de proprit. C'est ainsi que, du principe dela jouissance, se tire la maxime clbre : Laissez faire,

    laissez passer.Suivant cette conception de la socit, tout se meut par

    l'impulsion de l'intrt personnel, tout doit se faire par laseule proccupation du tien et du mien, par le seul droitet la seule puissance de la libert individuelle, sous la loi

    d'une troite et impitoyable justice. Dans ce systme, au-

    1. Uordre naturel, chap. xvnr, p. 615.

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    LES PHYSIOCRATES. 27

    cime part n'est faite la charit. On reconnat ici le caractre propre de la rvolution, qui est essentiellementutilitaire et individualiste.

    Toute la hirarchie des pouvoirs politiques, qui ontpour mission d'assurer la paisible jouissance et la libredisposition de la proprit, sortira, aussi bien que la loi,du principe de la jouissance. Non seulement les relationsde la politique et des affaires, mais les affections mmes

    et les relations de famille, ont, suivant les physiocrates,pour raison dernire l'intrt personnel.

    Saisi d'admiration la vue des merveilles de cette socit o tout se meut par la puissance et sous la rgle desintrts et des apptits sensuels, Dupont de Nemours

    exalte la doctrine qui, d'aprs la nature.de l'homme,expose les lois ncessaires d'un gouvernement fait pourl'homme, et propre l'homme de tous les climats et de tousles pays; d'un gouvernement qui subsiste la Chine depuisquatre mille ans sous le tropique du Cancer, et que le

    gnie d'une grande impratrice va, pourle bonheur de sessujets, tablir au milieu des glaces du Nord d .

    Certes, les physiocrates ne sont pas difficiles dans lechoix de leurs modles, et l'on conoit que, lorsqu'on rserve ses plus vives admirations pour la Chine, on fasse

    bon march du spiritualisme chrtien et de la prminence morale que les peuples modernes lui doivent.

    Pour qui ne voit dans la socit que des relations nesdu besoin, et sans autre but que la jouissauce, la sciencede la richesse sera la science sociale par excellence, la

    1. De l'origine et des progrs d'ne science nouvelle, g 21, p. 3G4

    dit. GuilIaiunin.

    http://nature.de/http://nature.de/http://nature.de/
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    28 DOCTRINES CONOMIQUES.

    science de la vie humaine. C'est ainsi que l'entendent lesphysiocrates.

    Nous avons vu comment Quesnay prend pour point de

    dpart de toute l'organisation sociale le droit de l'homme la jouissance, et comment il en fait driver tout le droitnaturel. Dans Le droit naturel il indique un ordre socialphysique; dans Le tableau conomique il expose la marchede cet ordre social physique; enfin, clans Les maximes

    gnrales du gouvernement conomique dhm royaumeagricole, il tablit les lois naturelles et immuables del'ordre le plus avantageux aux hommes runis en socit.Or, en tout cela, il n'est jamais question que de la production et de la rpartition del richesse. Tous ces divers

    crits, o se trouve rsume la pense du chef de l'cole,ne sont que des traits d'conomie politique remplis desthories des physiocrates sur le produit net, sur la prminence de l'agriculture, sur la libert des changes et surl'assiette de l'impt.

    Le passage suivant, o Dupont de Nemours rsume lesprincipes de la science sociale, ne peut, cet gard, laisser aucun doute : Tout homme reoit de la nature ledroit de vivre, indispensablement li au devoir de travailler; les hommes ne peuvent vivre que par le fruit de

    leurs travaux. Le succs de leurs travaux dpend de leurunion. Ils ne sauraient russir vivre, et surtout vivreheureux, que par leurs succs mutuels; l'intrt de chacun est le mme que l'intrt de tous. C'est ce qui constitue l'enchanement de tous les intrts humains. L'in-

    trl du. cultivateur est sans contredit le succs de sontravail, dont dpend sa subsistance; et cependant il nesaurait obtenir ce succs qu'il ne serve en mme temps

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    LES PHYSIOCRATES. 29

    l'intrt du propritaire, dont la part grossit en raison de

    ce succs La classe strile ne peut vivre que sur les d

    penses de la classe productive et de la classe propritaire;

    plus donc ces deux classes auront de quoi dpenser, plusla classe strile aura de quoi vivre. Ainsi l'intrt de laclasse strile est le mme que celui des deux autres Le

    point fixe d'unit d'intrt entre les hommes, ou l'intrtgnral et commun des trois classes qui composent la so

    cit, et celui de chacun de leurs membres, est dans l'intrt du cultivateur et dans ses succs. C'est l cettegrande unit d'intrt qui associe tous les hommes entreeux par les rapports indispensables des droits et des devoirs, comme la gnration et la faiblesse les unissent

    par les liens de la fraternit et des secours mutuels. Laconnaissance de cette grande vrit, et de toute la sriede ses principes et de ses consquences, est la science dela vie humaine, qui donne une vraie base la morale enoffrant un point de runion des intrts contradictoires

    en apparence1

    . y>La conciliation des intrts, parla connaissance des lois

    dont l'observation assure le perfectionnement matriel detous et de chacun, tel est le rsum et l'essence .de lascience sociale, suivant les physiocrates. Nous verrons plus

    tard que ce principe est rest le dernier mot de la philosophie des conomistes sensualistes, et nous le retrouverons, sous le nom d'harmonie des intrts, dans un critdont l'auteur, avec des intentions beaucoup meilleures queses doctrines, demande aux thories du XVIII 0 sicle le re-

    1. Abrg des principes de l'conomie politique, p 382 et 383.

    2.

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    30 DOCTRINES CONOMIQUES-

    1, Frdric Bristiat, Les harmonies conomiques.

    mode aux maux dans lesquels elles ont plong nofresicle,qui .s'obstine en faire sa rgle de vie sociale *.

    Le progrs de l'humanit tant ainsi conu, on n'a que

    faire, pour tablir le rgne de Tordre social physique,des principes de cette importune morale laquelle legenre humain sacrifiait ses penchants les plus lgitimes,avant que les physiocrates eussent dissip les erreurs quile privaient des bienfaits de Tordre naturel. Toutefois la

    morale est chose si respecte parmi les hommes, sa ncessit est marque en traits si profonds dans nos mes,son autorit naturelle est telle, que les grands rformateurs qui rvlaient au monde les lois de la vie humainemconnues jusqu' eux ne crurent pas pouvoir se dispen

    ser de lui donner place dans leurs thories. Seulement,au lieu d'en faire la rgle suprme dans laquelle les intrts trouvent une limite infranchissable, ils la mirent la suite des intrts, de faon que le juste ne fut pour euxqu'une forme de l'utile.

    La consquence ncessaire de cette doctrine, c'est que laconnaissance des intrts suffit pour tracer aux hommesleurs devoirs, et qu'elle suffit aussi pour les dterminer les remplir, puisque en violant son devoir, on mconnatson intrt. Le monde alors va de lui-mme vers son meil

    leur tat possible. Les physiocrates n'en veulent pas douter . Pourtant il arrive que le dsir du bonheur emporteThomme au del de son intrt ; aussi, suivant Dupont deNemours, c il faut distinguer entre l'intrt et le dsir.Celui-ci peut tre dprav par Tignorance, qui fait prde-

    oiinerimstinctdela brute sur l'intelligence de Thomme.

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    LES PliYSiOCRTES. 31

    Pour rendre les hommes meilleurs, ce n'est donc pas lavolont qu'il faut rformer, c'est l'intelligence qu'il fautclairer; quand l'esprit aura saisi ce que rclame l'intrt,

    la volont l'accomplira d'elle-mme, G Ne soyez pas enpeine, dit Mercier deLarivire, de notre morale, ni de nosmurs, il est socialement impossible qu'elles ne soient pasconformes leurs principes ; il est socialement impossibleque des hommes qui vivent sous des lois si simples, qui,

    parvenus la connaissance du juste absolu, se sont soumis un ordre dont la justice par essence est la base, et dontles avantages sans bornes leur sont vidents, ne soientpas, humainement parlant, les hommes les plus vertueux.Pour que de tels hommes puissent se corrompre, il faut

    qu'ils commencent par tomber dans une ignorance qu'onne peut supposer, parce qu'il est contre nature de passerde l'vidence publique l 'erreur; parce que chacun estattach par son intrt personnel la conservation de cettevidence; parce qu'enfin, il est facile, et mme conforme

    l'ordre, de perptuer cette mme vidence par l'instruction, en prenant les mesures ncessaires pour que tous lesmembres du corps social puissent y participer 1. Voil,formul dans toute sa nettet, le niais et dtestable systme de l'instruction spare de la morale, systme lgu

    notre poque par le matrialisme du XVIII6

    sicle, et queprtend imposer nos catholiques populations la liguede Venseignement, dont M. de Moussac, dans un livre rcent, a si bien dcrit les origines, l'organisation et l'action.

    Tels sont les principes fondamentaux de l'cole des phy-

    siocrates. On trouve dans les crits de cette cole la re-

    . L'ordre naturel, clmp.xvni, p 633.

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    32 DOCTRINES CONOMIQUES.

    prsentation fidle de l'tat des esprits au moment o ilscaptivaient l'attention publique. En les lisant, on est d'abord frapp du singulier mlange d'ides abaisses et de

    sentiments gnreux qu'on y rencontre chaque pas, etqui est un des caractres du xvm e sicle. Il y aurait injustice ne pas le reconnatre, les physiocrates taient anims d'un sincre amour de l'humanit ; c'tait de bonnefoi qu'ils se trompaient et que, par leurs doctrines, ils

    prparaienl la socit un avenir devant lequel ils auraient recul d'pouvante, s'il leur avait t donn de l'entrevoir. Il est d'ailleurs un mrite qu'on ne peut contesteraux crivains qui les premiers reurent la qualificationd1conomistes ; ils ont introduit dans la science de la so

    cit des vrits de fait mconnues avant eux, et qui ontservi de base l'difice conomique tel que nous le voyonsaujourd'hui.

    Outre la conception de la science conomique dans sesprocds gnraux et dans ses grandes divisions, qui sont

    la production et la distribution de la richesse, les physiocrates nous ont donn la premire notion juste de la richesse. La richesse n'est plus pour eux ce qu'elle taitpour l'cole mercantile; elle ne consiste pas seulementdans l'or et l'argent qui servent oprer l'change des

    produits ; la richesse comprend tous les objets matrielsapplicables aux besoins de l'homme. la vrit, ils setrompent quand ils numrent les sources de la richesse,et quand ils en excluent le travail du manufacturier et ducommerant; mais il n'en est pas moins certain que la pre

    mire question sur laquelle portent les investigations del'conomiste: Quelle est la nature de la richesse? que cettequestion a t par eux dgage des ombres qui l'obscur-

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    LES PHYSIOCRATES. 33

    cissaient. La dfinition de la richesse que nous donnentles physiocrates ouvre la srie des recherches, par lesquelles la science conomique conquiert une une ses v

    rits fondamentales.De mme que les physiocrates se trompent dans la

    thorie de la production, en considrant le travail agricole comme seul productif, et en renfermant tout le bnfice de la socit dans le produit net agricole, de mme

    aussi ils s'garent dans la thorie de la distribution de larichesse, lorsqu'ils avancent que tout le produit net dutravail social, concentr dans les mains des propritairesfonciers sous forme de rente, est rparti par eux sousforme de salaires entre toutes les classes manufacturires

    et commerantes, qui ne produisent par leur travail quel'quivalent de leurs consommations. Ils se trompent encore dans la thorie de l'impt, en soutenant que l'imptne peut tre prlev que sur les propritaires fonciers,dans les mains de qui se concentre le produit net agri

    cole, c'est--dire tout le revenu net de la socit.De toutes les erreurs dans lesquelles les conomistes

    sont tombs, la plus grave a t de confondre dans unemme rprobation la rglementation, les privilges et lemonopole des corporations, avec la pratique toujours lgi

    time, ncessaire et salutaire de l'association dans la vieouvrire.

    Sous l'empire de la fausse philosophie dont les physiocrates avaient adopt et propag les thories, la rvolutiondpassa de beaucoup, sur la question des corporations, les

    limites d'une.simple rforme conomique. Ce fut une uvx'ede perturbation sociale qu'elle accomplit. La rforme conomique et consist proclamer et garantir cette li-

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    31 BOCTliiNES CONOMIQUES.

    bertdu travail, que J'tat nouveau des procds industrielset l'extension des changes rendaient invitable, et quis'est tablie, par la force des choses, mme dans les

    pays qui ont pris tche de respecter les vieilles traditions, et qui se sont gard de porter sur les corporationsune main tmraire. La rvolution, par les conomistes quila prparrent et par les lgislateurs qui l'organisrent,fit bien autre chose et alla bien plus loin : elle s'en prit

    l'association elle-mme.Turgot fait dire au roi, dans redit de 1776, que la

    source du mal est dans la facult mme accorde aux artisans d'un mme mtier de s'assembler et de se runiren un corps. En 1791, l'Assemble constituante achve

    l'uvre du ministre conomiste, et elle nous donne parl'organe de Chapeli, son rapporteur, le dernier mot duXVIII 0 sicle et de la rvolution sur l'association : 11 n'y a,dit Chapeli, que l'intrt particulier de chaque individuet l'intrt gnral. Il n'est permis personne d'inspirer

    aux citoyens un intrt intermdiaire, de les sparer dela chose publique, par un esprit de corporation. Ce n'estdonc pas la rglementation, ce n'est pas le privilge, cen'est pas le monopole de la corporation que l'on supprime,

    c'est la corporation elle-mme, c'est--dire l'association

    pratique par les hommes d'un mme mtier en vue dela commune protection et de la mutuelle assistance. Detoutes les erreurs rpandues par la rvolution, nulle n'aeu, pour le repos et la prosprit de la socit, de plusfunestes consquences.

    Par l'ensemble de leurs doctrines, les physiocrates ontimprim la science de la richesse une direction fausse.Par la thorie absolue du laissez faire, laissez passer, ils

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    LES PHYSIOCRATES. 35

    l'ont engage dans un libralisme dont les consquencesont t aussi fcheuses pour les intrts matriels que pourles intrts moraux de la socit. Par leurs principes sur la

    destine humaine, ils ont jet dans l'conomie politiqueles germes du socialisme.

    Il n'est pas difficile de saisir le lien qui rattache auxprincipes poss par 'les physiocrates les systmes qui seproduisent depuis cinquante ans, avec un caractre si me

    naant. La socit n'est-elle pas, pour les physiocratescomme pour les socialistes, fonde sur l'unique base desintrts matriels? Des deux cts, n'est-ce pas sous l'impulsion des besoins physiques que s'accomplit tout le progrs de l'humanit, le progrs moral aussi bien que le

    progrs matriel? Et serait-il difficile, en tirant des prmisses poses par les physiocrates tout ce qu'elles renferment, d'en faire sortir les thories socialistes sur laproprit? Admettez, avec Quesnay et Mercier de Lari-vire, que la proprit se fonde sur le droit la jouis

    sance, et vous serez fatalement conduit rpartir les bienssuivant les besoins.

    La proprit, disent les physiocrates, c'est le droit de jouir; on ne peut concevoir sparment le droit de jouirde la libert de jouir. Mais tous ayant le droit de jouir,

    tous ne doivent-ils pas avoir la libert de jouir? Pour*quoi accorder cette libert aux uns et la refuser auxautres? Or, c'est par la proprit que la libert de jouirest assure ; ne faut-il pas ds lors que tous aient umgale part la proprit, afin que tous puissent accomplir

    leur destine? Il y a plus, si la destine de l'homme estdans la jouissance, il faudra lui fournir les moyens ?l'accomplir suivant l'nergie de ses facults. Le droit U

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    36 DOCTRINES CONOMIQUES.

    jouissance tant un droit absolu, no souffre d'autre ingalit que celle des besoins; des besoins plus grands indiquent une nature plus puissante, appele de plus

    grandes destines, c'est--dire des jouissances plustendues; il faudra donc, pour que tous soient galementlibres d'ail oindre la fin que leur assigne l'ordre naturel,que les biens soient rpartis chacun en proportion de sesbesoins; hors de l, il n'y a ni justice ni libert. Les phy

    siocrates ont beau appuyer le droit de proprit prive surla ncessit de cultiver la terre pour en tirer les fruits, etsur l'impossibilit de trouver les avances ncessaires laculture si l'on abolit la proprit; ils restent toujours enface d'un droit absolu dans le chef de chaque homme, le

    droit la jouissance, auquel il faut tout prix donner satisfaction. Si l'ordre social, que les physiocrates appellentl'ordre naturel, ne se prte pas cette ralisation du droitabsolu de chacun, il faut cesser d'y voir Tordre vrai, et sehter de chercher cet ordre vrai dans une organisation

    nouvelle. C'est ce que font les socialistes, plus consquentsdans leur folie que les physiocrates dans leur pompeusesagesse.

    Nous verrons toutes les thories fondes sur le principe

    du dveloppement indfini des besoins aboutir des in

    consquences pareilles, parce qu'il n'est pas donn auxhommes de disposer l'ordre social au gr de leurs cupidi

    ts et de leurs caprices, et que cet ordre, bien loin d'tre

    fond sur l'extension indfinie des jouissances, repose tout

    sntier sur la loi chrtienne du sacrifice.

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    CHAPITRE III

    Adam Smith. Thorie de la production.

    Les crits conomiques d'Adam Smith ne nous offrirontpoint de ces thories audacieusement novatrices, qui nevont rien moins qu' dtourner la civilisation de soncours sculaire, pour la prcipiter dans les roules qui

    conduisent aux abmes. Smith n'a pas, comme les physiocrates, la prtention de rvler la socit son ordre naturel , ni de formuler la science de la vie humaine; il neprend pas comme eux pour point de dpart les principesles plus crus de la philosophie matrialiste; par ses ten

    dances il appartient l'cole spiritualiste, ce qui ne l'empche pas de ressentir l'influence des ides dominantes deson temps.

    Smith doit beaucoup aux conomistes franais. Lui-mme le reconnaissait, puisqu'il voulait, si Quesnay et

    vcu jusqu' la publication des Recherches sur la richessedes nations, ddier son livre au chef de l'cole physiocra-tique. Smith a pourtant sa mthode lui; il ne suit pasabsolument la voie des physiocrates. Ceux-ci, fidles l'esprit du xvni e sicle, recherchent avant tout les lois d'un

    certain ordre naturel, qu'ils font un peu leur gr, bienqu'ils le prtendent fond sur les faits. Smith procde srieusement par la mthode d'observation. Nanmoins il

    DOCTRINES. 3

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    m DOCTRINES CONOMIQUES.

    invoque aussi les lois d'un ordre naturel, et il en tiredes conclusions cle laissez-faire et laissez-passer, moinsabsolues sans doute que celles des physiocrates, mais dont

    le caractre est au fond le mme.Smilh ne pousse pas jusqu'au bout l'application des

    principes d'individualisme et de libert, comme l'ont fait, l'imitation des physiocrates, les conomistes radicaux; ilreconnat, par exemple, propos de l'mission des valeurs

    fiduciaires, que l'intrt public rclame, en ce cas et end'autres semblables, une intervention protectrice et tut-laire du gouvernement, et commande des restrictions lalibert naturelle des individus 1. En matire de douanes,bien qu'il ait formul la. thorie du libre-change, Smith

    admet des tempraments qui le sparent des purs thoriciens de l'cole radicale 2 . Nanmoins son point de dpart est la conception d'un ordre de libert naturelle danslequel tout se meut sous la loi de l' intrt, et c'est en celaque ses thories procdent des conceptions utilitaires des

    physiocrates.Pour justifier le rgime de la libert du travail, Adam

    Smith dit : En cartant tous les systmes de prfrencesou d'entraves relativement l'emploi des forces productives, le systme simple et facile de la libert naturelle se

    prsente de lui-mme, et se trouve tout tabli. Touthomme, tant qu'il n'enfreint pas la loi && la justice, demeure en pleine libert de suivre la route que lui montre

    son intrt ; dans le systme de la libert naturelle, le

    souverain n'a que trois devoirs remplir : trois devoirs

    1. Richesse des nations, livre II, chap. n, tome I, p. 399; dit.

    Guillauxnin.2, Ibid.} Vivre IV, chap. n, tome II, p. 56 63.

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    ADAM SMITH. 39

    la vrit d'une haute importance, mars clairs, simples, et la porte d'une intelligence ordinaire. Le premier, c'estde dfendre la socit de tout acte de violence ou d'inva-

    sion del part des autres socits indpendantes. Le second, c'est le devoir de protger, autant qu'il est possible,chaque membre de la socit contre l'injustice ou Top-pression de tout autre-membre, ou bien le devoir d'tablirune administration exacte de la justice. Et le troisime,

    c'est le devoir d'riger et d'entretenir certains ouvragespublics, et certaines institutions que l'intrt priv d'unparticulier, ou de quelques particuliers, ne pourrait jamaisles porter riger ou entretenir 1 . Ce n'est point la libert absolue du radicalisme, mais ce n'est pas non plus

    le principe vrai et pratique de la limitation lgitime de lalibert par une rglementation que peuvent rendre ncessaire les intrts suprieurs de la morale publique ou dela protection des faibles. Le principe d'Adam Smith esttel, que le radicalisme y trouvera, en taxant le matre d'in

    consquence, de quoi justifier toutes ses extravagances.Au xvmfi sicle, le sensualisme, avec l'esprit utilitaire

    qui en est la consquence, rgnait partout. A leur insu,les hommes les plus distingus par l'esprit et le caractre sacrifiaient ses troites conceptions. La thorie

    des sentiments moraux de Smith est une sorte de compromis entre le sensualisme et le spiritualisme; elle faitsortir l'ide du bien et du mal de la sympathie ou de l'antipathie qu'veille en nous la vue des actes de nos semblables. Or, la sympathie tant un phnomne sensible,

    les notions morales, au lieu de driver priori de prin-

    1. Richesse des nations, livre IV, chap. ix, tome H, p. 338.

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    40 DOCTRINES CONOMIQUES.

    cipe.s absolus, comme dans la philosophie spiritualiste,seront le produit de la sensibilit, et surgiront en nouspar celte sorte d'instinct qui nous fait aimer le bien et

    dtester le mal. Cette manire d'expliquer l'origine desnotions morales accuse un dfaut de conception mtaphysique, qui ne pouvait manquer de se faire sentir dans tousles travaux du clbre philosophe cossais. Aussi, c'estpar ce ct que pchent ses Recherches sur la nature et

    les causes de la richesse des nations.La faute capitale du grand conomiste est de n'avoir pas

    aperu les liens troits et indissolubles qui rattachent leprogrs matriel des peuples leur progrs moral. Commela plupart des crivains du xvin e sicle, il spare l'utile

    du bien, et prtend difier la science de la richesse indpendamment de la morale. Mais en sparant, dans lathorie, des choses si intimement unies dans la pratique,il se place, ds l'abord, hors des conditions de la vierelle, et force lui est de se renfermer dans le champ des

    abstractions, en exposant les principes d'une science qui,de sa nature, est tout exprimentale.

    Smith, au lieu de prendre la richesse pour ce qu'elleest en ralit, comme moyen d'amliorer la condition deshommes et de les aider accomplir leur fin dans l'ordre

    moral, ce qui conduit ncessairement ne considrer leprogrs matriel que dans ses rapports avec l'aisance dugrand nombre, Smith part de la notion abstraite de la richesse nationale, et s'occupe uniquement de dterminerles lois suivant lesquelles s'accrot la richesse collective

    des peuples. Je n'hsite pas affirmer que cette conceptionabstraite de la richesse est la source de toutes les erreurspar lesquelles Smith a gar la science, et qu'elle lui a fait

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    ADAM SMITH. 41

    perdre le fruit des dcouvertes auxquelles l'avait conduitla puissance d'observation et d'analyse qu'il possdait un si haut degr.

    Venu aprs les physiocrates, qui avaient conu l'idede la science conomique et avaient prcis la nature dela richesse, Smith, en crant la vritable thorie de la production, fit faire la science le plus grand progrs qu'elleait accompli par le travail d'un seul homme. Il restitua

    aux travaux des classes manufacturires et coznmerantes,que les physiocrates appelaient striles, leur vritable rledans la cration de la richesse. Il tablit que ce n'est pas la terre seule qu'appartient la puissance de produire,et que l'agent principal de la production, c'est le travail;

    il fit voir comment le travail s'applique aux matires premires fournies par la terre, et comment il se sert desforces de la nature et les dirige de manire leur faireproduire des rsultats utiles. Il analysa les causes de lapuissance productive du travail et indiqua, avec une saga

    cit merveilleuse, le principe et les effets de la division dutravail, qui avaient t peine signals avant lui. Turgot lesavait bien aperus, mais il n'avait fait qu'y toucher indirectement au dbut de ses Rflexions. De ce fait, auquel ilfaut toujours remonter, aussi bien dans la thorie des

    changes et de la distribution de la richesse que dans lathorie de la production, Adam Smith fit avec raison lepoint de dpart de ses recherches sur la richesse desnations. Ensuite, il montra comment le capital concourt la production, en fournissant aux travailleurs des matires

    premires et des subsistances, et comment il se forme parl'pargne. La thorie des valeurs fut aussi tablie parSmith sur ses vritables bases; il distingua la valeur en

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    42 DOCTRINES CONOMIQUES.

    usage de la valeur en change, et montra comment celle-ci est rgle dans toutes ses fluctuations par la loi d'offreet de demande; il rechercha de quels lments le prix des

    choses se compose, et fit voir comment les variations survenues dans la valeur en change de ces lments influentsur le prix des produits. En exposant le mcanisme deschanges, il dtermina la nature de la monnaie et le rlequ'elle joue dans les transactions conomiques, et il jeta

    les bases de ia thorie du crdit; il dmontra, avec uneirrsistible puissance de logique, l'absurdit de la balance ducommerce, en mme temps qu'il tablitle principe du libre-change,confirmant sur ce point les thories de Tcole desphysiocrates; enfin il rfuta les erreurs de cette cole sur

    l'impt et posa les principes de son quitable rpartition.C'tait beaucoup que de donner sur ces questions, com

    pliques de tant d'lments divers et obscurcies par tantde prjugs, des solutions nettes, fondes sur une rigoureuse observation des faits; toutefois ce n'tait encore que

    la moiti de la tche remplir pour lever l'difice completde la science conomique. Smith avait dploy une vritablepuissance d'esprit en tablissant les lois de la productionet les lois de l'change, mais il n'avait pas aperu les difficults les plus graves de Tordre conomique, celles qui

    tiennent la distribution de la richesse. Son livre n'tait, vrai dire, que la thorie de la production; la thorie dela distribution restait faire.

    Smith fut conduit tout naturellement cette vue incomplte et errone de la science conomique par la notion

    abstraite qu'il s'tait forme de la richesse nationale. Pour juger de l'tat de prosprit d'un peuple, il ne se demandait pas si le plus grand nombre des individus qui le

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    ADAM SMITH. 43

    1. Tome I, p. 2; edit. Gullaumin.

    composent jouissent d'une condition aise; il ne considrait que la proportion entre la somme des richesses creset la masse de la population : Selon que le produit du tra

    vail se trouvera tre dans une proportion plus ou moinsgrande avec le nombre des cpnsommateurs, la nation seraplus ou moins bien pourvue de toutes les choses ncessaires ou commodes dont elle prouvera le besoin A. y>Smith ne supposait pas que, chez un peuple o les ri

    chesses abondent, il peut arriver, comme l'Angleterrene l'a que trop prouv depuis, qu'un grand nombred'hommes manquent du ncessaire. Dans sa pense, il suffitd'accrotre la somme des produits du travail national, pourque la distribution s'en opre d'elle-mme de la faon la

    plus avantageuse pour tout le monde. Dvelopper la puissance productive d'un peuple, voil tout ce qu'il y a fairepour assurer sa prosprit. Aussi, bien qu'il s'occupe del'ordre suivant lequel les produits du travail se distribuentnaturellement entre les diverses classes de personnes dont

    se compose la socit, il n'aborde aucune des questionspineuses que soulve., en si grand nombre, la conditiondes classes ouvrires. Pour Smith, l'ouvrier n'est qu'unemachine produire, qu'il importe de faire fonctionner demanire qu'elle fournisse, avec la moindre dpense pos

    sible, le plus grand produit possible.On a peine croire, lorsqu'on ne cherche dans l'conomie

    politique que les moyens d'amliorer le sort du grandnombre, qu'une pareille conclusion se rencontre dans lescrits d'un publiciste aussi srieux, d'un observateur aussi

    perspicace que Smith. Mais, si Ton se reporte au point

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    44 DOCTRINES CONOMIQUES.

    de vue abstrait o Smith s'est plac, cette aberration s'explique. Quand on n'a en vue qu'une chose : la richesse nationale, tous les intrts particuliers s'effacent devant cet

    intrt capital qui les absorbe tous; il n'est plus questionalors d'amliorer la condition des individus, il n'y a plusqu'un problme d'arithmtique rsoudre : accrotre les

    gains nationaux, et pour cela augmenter le produit enmme temps qu'on diminue les dpenses de la production.

    Une fois la question ainsi pose, l'esprit, absorb dans lesabstractions qu'il s'est forges, oublie la ralit et s'gare la poursuite d'une ombre*

    Ces proccupations expliquent l'indiffrence apparentede Smith l'gard des travailleurs, indiffrence qui n'tait

    certainement point dans son cur, mais qui se trouve malheureusement partout dans ses thories. Nulle part il neprend, comme objet principal de ses recherches, le moyend'accrotre les ressources de la classe ouvrire. Quand iltudie les lois suivant lesquelles les salaires haussent ou

    baissent, il ne se propose d'autre but que de parvenir dterminer quelle influence ces fluctuations exercent surle prix des marchandises. C'est en envisageant la questionpar ce ct troit que Smith pose comme rgle, que le salaire normal est celui qui suffit pour maintenir la race

    des travailleurs : a II faut de toute ncessit qu'un hommevive de son travail, et que son salaire suffise au moins sa subsistance; il faut mme quelque chose de plus, dansla plupart des circonstances, autrement il serait impossibleau travailleur d'lever une famille, et alors la race de

    ces ouvriers ne pourrait pas durer au del de la premiregnration *.1. Tome I, p. 88.

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    .ADAM SMITH. 45

    Lorsque Smith signale les effets des fluctuations des salaires-sur la population, ce n'est point en vue d'en tirer desconsquences par rapport la situation des travailleurs ;

    les souffrances que ces fluctuations peuvent leur faire endurer n'entrent point dans ses calculs; une seule choseabsorbe son attention, l'action de la loi d'offre et de demande par laquelle les salaires sont perptuellement ramens vers leur taux ncessaire, et les consquences, quant

    aux prix des marchandises, de ce mouvement continueld'oscillation autour d'un centre fixe. Lorsqu'il parle dudommage que cause un pays la dissipation des capitaux,il ne lui vient pas la pense que cette destruction derichesse est surtout dplorer parce qu'elle restreint la

    demande du travail en rduisant le capital qui fournit lessubsistances aux travailleurs, et qu'elle tend ainsi fairebaisser les salaires; il ne voit, dans la prodigalit qui consomme improductivement le capital, que la diminution dela richesse nationale; le reste lui importe peu.

    Smith est si loin de considrer l'amlioration du sortdes classes ouvrires comme le but suprme de la scienceconomique, qu'il se croit presque oblig de dmontrer quele bien-tre des classes laborieuses n'est pas un mal : Cetteamlioration survenue dans la condition des dernires

    classes du peuple doit-elle tre regarde comme un avantage ou comme un inconvnient pour la socit? Au premiercoupd'il, la rponse parat extrmement simple. Les domestiques, les ouvriers et artisans de toute sorte composentla plus grande partie de toute socit politique. Or, peut-

    on jamais regarder comme un dsavantage pour le tout cetqui amliore le sort de la plus grande partie? Assurment,

    on ne doit pas regarder comme heureuse et prospre une3 .

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    40 DOCTRINES CONOMIQUES.

    1. Tome I, p. -I0..

    socit dont les membres les plus nombreux sont rduits la pauvret et la misre. La seule quit exige d'ailleursque ceux qui nourrissent, babillent et logent tout le corps

    de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail,une part suffisante pour tre eux-mmes passablementnourris, vtus et logs 1 . On le voit, c'est du tout, c'est--dire d'un tre abstrait, qu'il s'agit; ce qui permet de considrer comme avantageuse la prosprit des dernires

    .classes du peuple, c'est qu'elle n'est pas un mal pour letout. Du reste, dans la pense de Smith, la prosprit dutout entranait ncessairement celle des diverses classesqui le composent, et c'est de cette fausse ide que vient ?onapparente insouciance l'endroit des classes .ouvrires. Au

    fond, comme l'attestent les derniers mots du passage quenous venons de citer, Smith n'tait pas insensible aux misres des travailleurs, mais les vices de sa mthode l'empchaient de discerner les moyens par lesquels on peut les

    prvenir et les gurir.

    Si Adam Smith, au lieu de se renfermer dans des thories abstraites sur la production des richesses et sur la valeur, avait donn l'conomie politique le caractre exprimental qu'elle rclame par la nature mme de son objet;s'il avait reconnu que la richesse est chose purement rela

    tive, qu'elle n existe que par rapport aux besoins de l'homme,et que c'est faire violence la nature mme des choses qued'tudier les lois de son dveloppement sans prendre pour

    fin dernire l'amlioration du sort des individus, il auraitt forcment conduit reconnatre la ncessit d'intro

    duire dans la science les considrations morales, quil en

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    ADAM SMITIi. 47

    a, au contraire, systmatiquement exclues. Cette ncessitlui aurait t rvle par ce fait d'une exprience journalire, qu'il est impossible de provoquer aucune amliora

    tion durable dans la condition matrielle des individus,sans commencer par rformer leurs murs. Il n'aurait pastard apercevoir que ce qui est vrai des individus l'estaussi des nations, et que la puissance du travail, aussi bienque la bonne rpartition des richesses chez un peuple, sont

    entirement subordonnes sa condition morale.L'erreur de mthode dans laquelle Smith est tomb a

    exerc sur les dveloppements ultrieurs de la science laplus fcheuse influence. Comme en conomie politique toutva l'application, les successeurs de Smith eurent bientt

    conclu des abstractions la ralit. En considrant la richesse isolment, Smith avait fait de l'intrt personnel largle suprme de la science conomique; ses successeursen firent la rgle gnrale de conduite des hommes, et ilss'efforcrent d'tablir que, sous l'impulsion de l'intrt per

    sonnel, la socit ne peut manquer d'accomplir toute sadestine, en crant la plus grande somme possible de richesses et en les rpartissant de la manire la plus avantageuse pour tous. On vit donc insensiblement l'conomiepolitique remonter vers son point de dpart, et finir par

    reproduire la pense des physiocrates, qui renfermaienttout le mouvement social dans les intrts matriels.* Jamais pourtant Smith n'eut la pense de faire de l'co

    nomie politique la science sociale par excellence. La division mtfme de son cours de philosophie, dont les Recherchessur la richesse des nations formaient la quatrime partie,et dans lequel il traitait sparment de la thologie naturelle, de la morale, de la justice et des moeurs politiques

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    48 DOCTRINES CONOMIQUES.

    fondes sur l'utilit, proteste contre cette pense. Par ladistinction qu'il tablit entre le travail productif d'utilitmatrielle, c'est--dire de richesse, et le travail impro

    ductif de cette sorte d'utilit et dont les rsultats se fixentnon dans les choses mais dans les personnes, Smith prouvegalement qu'il ne voulut jamais tendre la science conomique au del de ses limites naturelles, et que sa pensefut toujours, au contraire, de circonscrire cette science

    dans les bornes qui lui sont assignes par son objet mme :la richesse.

    La distinction tablie par Smith entre le travail productif et le travail improductif a t considre par beaucoup d'conomistes comme une erreur capitale. A notre

    sens, c'est au contraire un des points par lesquels Smithest rest fort