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521 Les études berbères en Afrique du Nord : approche comparée des écoles française et germanique 1 Kamal Naït-Zerrad Lacnad - Inalco (Paris) 1. Contexte et arrière-plan politique A la fin du 19 e siècle, l’Algérie et la Tunisie sont des colonies françaises. Seul le Maroc est encore indépendant et il fait l’objet des convoitises des puissances coloniales : Espagne, France, Angleterre, Allemagne et Italie. Ce n’est pas uniquement de par sa position stratégique que l’Afrique du Nord était impliquée dans les rivalités européennes, mais le Maroc en l’occurrence servait spécialement de terrain de manœuvres à la lutte pour l’hégémonie entre l’Allemagne et la France. La défaite française de 1870 face à l’Allemagne et la perte de l’Alsace-Lorraine vont faire que d’une part, les Français vont tenter de consolider leurs positions et de reprendre l’avantage, ce qui sera facilité par l’entente cordiale avec les Anglais et d’autre part, les Allemands vont tout faire pour freiner la France dans ses ambitions coloniales. Ce qui donnera les coups de Tanger (1905) et d’Agadir (1911) mais finalement un accord de partage arrangera les deux pays. 1 Intervention au colloque international « Les relations scientifiques franco-allemandes à l’épreuve du terrain nord-africain » à l’EHESS, Paris, 30 septembre- 2 octobre 2004, coordonné par Ahcène Abdelfettah (Université d’Alger), François Pouillon (CHSIM/EHESS), Michael Werner (CRIA/EHESS).

Les études berbères en Afrique du Nord : approche ...reb.centrederechercheberbere.fr/tl_files/doc-pdf/REB 9/Pages de REB... · 522 En tout cas, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie

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Les études berbères en Afrique du Nord :approche comparée des écoles française et germanique1

Kamal Naït-ZerradLacnad - Inalco (Paris)

1. Contexte et arrière-plan politique

A la fin du 19e siècle, l’Algérie et la Tunisie sont des colonies françaises. Seulle Maroc est encore indépendant et il fait l’objet des convoitises des puissancescoloniales : Espagne, France, Angleterre, Allemagne et Italie. Ce n’est pasuniquement de par sa position stratégique que l’Afrique du Nord était impliquée dansles rivalités européennes, mais le Maroc en l’occurrence servait spécialement deterrain de manœuvres à la lutte pour l’hégémonie entre l’Allemagne et la France.

La défaite française de 1870 face à l’Allemagne et la perte de l’Alsace-Lorrainevont faire que d’une part, les Français vont tenter de consolider leurs positions et dereprendre l’avantage, ce qui sera facilité par l’entente cordiale avec les Anglais etd’autre part, les Allemands vont tout faire pour freiner la France dans ses ambitionscoloniales. Ce qui donnera les coups de Tanger (1905) et d’Agadir (1911) maisfinalement un accord de partage arrangera les deux pays.

1 Intervention au colloque international « Les relations scientifiques franco-allemandes àl’épreuve du terrain nord-africain » à l’EHESS, Paris, 30 septembre- 2 octobre 2004,coordonné par Ahcène Abdelfettah (Université d’Alger), François Pouillon(CHSIM/EHESS), Michael Werner (CRIA/EHESS).

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En tout cas, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie étant sous la domination française,les études berbères seront pratiquement la chasse gardée de l’école française, hormisles publications des Italiens en Libye et des Espagnols pour leurs territoires au Marocet qui constituent une très faible proportion de la production scientifique (en quantitémais pas en qualité !). La majeure partie des publications se fait en Algérie où deséditeurs se spécialisent dans ce domaine et dans une moindre mesure au Maroc et àParis.

Quelques universitaires allemands ou de langue allemande vont néanmoinss’intéresser au berbère pour des raisons scientifiques diverses mais dans uneperspective totalement différente que leur collègues français. La langue et lalittérature y seront représentées quoique de manière inégale.

On dressera d’abord un tableau des études berbères par l’école française qui estassez bien connue avant de développer les travaux de celle des auteurs allemands oude langue allemande (Suisse, Autriche) qu’on englobera ici sous le terme « écolegermanique » étant donné que ces scientifiques ou universitaires ont tous soitfréquenté l’université allemande, soit eu comme maître des Allemands.

Enfin, on tentera une comparaison en établissant les points de divergence entreles deux écoles.

2. École française

Les Berbères et leur(s) langue(s) sont connus bien avant 1830 dans les milieuxscientifiques européens. Du côté français, les premières études sur le berbère avaientcommencées avant le début de la colonisation de l’Algérie : le premier dictionnairede berbère est l’ouvrage de Venture de Paradis (Grammaire et Dictionnaire abrégésde la langue berbère), paru en 1844 mais achevé en 1790 !

On peut suivre assez bien le développement des études depuis la conquête. Ellessont d’abord l’œuvre de militaires (Hanoteau, Biarnay, Loubignac, Jordan,

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Aspinion,…) puis de missionnaires (Huyghe, Foucauld, les Pères Blancs,…), lesuniversitaires prenant un peu plus tard le relais (René et André Basset, Destaing,Laoust, Roux, Picard,…). Ces trois moments ont été au début successifs puis sontpeu à peu devenus concomitants. Certains de ces travaux sont restés longtemps – ouparfois même restent encore aujourd’hui – des références. Les Français (y comprisles berbérophones comme Boulifa) se taillent la part du lion des publications dudomaine.

La seconde moitié du 19e et le début du 20e siècle ont été fertiles en dictionnaires,grammaires et recueils de textes, on en citera quelques-uns parmi les nombreusesétudes de chaque auteur :o A cette époque, René Basset (le chef de la fameuse « école d’Alger ») est le

maître des études arabes et berbères et doyen de la Faculté des Lettres del’Université d’Alger à partir de 1909 jusqu’à sa mort en 1924. Il a donné uneforte impulsion aux études berbères et beaucoup de berbérisants cités ici sont sesdisciples. Il a publié d’innombrables articles et livres surtout sur le berbère, maiségalement sur l’arabe, l’éthiopien, etc. ;

o Adolphe Hanoteau publie une grammaire kabyle (1858), une grammaire de lalangue tamachek (1860) et des « poésies populaires de la Kabylie du Djurjura »(1867) ;

o Emile Laoust publie son fameux « Mots et choses berbères » en 1920 ;o Edmond Destaing s’est intéressé entre autres à des parlers frontaliers entre

l’Algérie et le Maroc : « Étude sur la dialecte berbère des Beni Snous » en 2volumes (1907, 1911) et le « dictionnaire français-berbère (dialecte des BeniSnous) » en 1914 ;

o Charles de Foucauld est connu comme explorateur d’abord (« Reconnaissanceau Maroc. 1883-1884 » publié en 1888) puis missionnaire et enfin commelinguiste avec en particulier son dictionnaire encyclopédique touareg - français.Pendant la dernière partie de sa vie, dans le Hoggar, où il a produit et mis au netle dictionnaire et les poésies touaregs, il était en contact régulier avec R. Basset.Ce dernier publiera une partie de l’œuvre de Foucauld, avant et après sa mort, etson fils André Basset le dictionnaire en quatre volumes. Après ses passages à

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Rabat et à Alger, A. Basset sera titulaire de la chaire de berbère à l’Inalco en1941 jusqu’à sa mort en 1956.

o Les berbérophones (la plupart kabyles) ont également leur part dans cetteproduction : Cid Kaoui avec les dictionnaires français- tamahaq (1894),tamahaq-français (1900), français-tachelhit et tamazir’t (1907) ; Belkassem BenSedira avec son « cours de langue kabyle » (1887) et Boulifa avec entre autressa « méthode de langue kabyle » : cours de 1ère année (1897), cours de 2e année(1913).

Outre les études sur la langue berbère, il faut citer l’ethnologie avec en particulierla somme de Hanoteau et Letourneux « la Kabylie et les coutumes kabyles », publiéepour la première fois en 1873 (nouvelle édition en 2003), qui a marqué son époqueet reste encore aujourd’hui une référence. Masqueray quant à lui, dans sa thèse« Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie » publiée en1886, compare la cité romaine aux cités berbères (kabyle, chaouie et mozabite). Ils’essaye aussi à la description linguistique en étudiant la langue des Touaregs :« Dictionnaire français – touareg (dialecte des Taitoq), 1893-1896 ».

3. École germanique

Les Allemands sont d’abord des explorateurs puis des universitaires. La traditionorientaliste allemande est bien connue et s’inscrit dans les études arabes etislamiques. Parmi les quelques explorateurs scientifiques et universitaires qui se sontintéressés au berbère, on peut citer en particulier :

o Heinrich Barth (1821-1865), linguiste, chercheur et explorateur qui est passé parla Tunisie, la Libye, le Niger, avant de continuer vers le Sud. Ses voyages enAfrique sont relatés dans son ouvrage (1857-1858) : Reisen und Entdeckungenin Nord-und- Central-Afrika in den Jahren 1849 bis 1855 (Voyages et

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découvertes en Afrique du Nord et Centrale), qui contient des notes linguistiquessur le touareg du Niger.

o Gottlob Adolf Krause est également un linguiste qui a exploré en particulier leNiger et la Libye. Il a écrit plusieurs articles sur les langues africaines et un livresur la langue touarègue de Ghat (Proben der Sprache von Ghat in der Saharamit haussanischer und deutscher Übersetzung, Leipzig, 1884, Brockhaus). Onvoit déjà pointer le comparatisme qui est un des traits marquants de la conceptionallemande de l’ethnologie et de la linguistique.

o Frobenius, qui est surtout connu des berbérisants pour son recueil de conteskabyles (Volksmärchen der Kabylen, 1921) est un autodidacte. La collecte descontes berbères avait commencé dès la deuxième moitié du 19e siècle avecHanoteau (1867), Ben Sedira (1887), R. Basset (1890, 1891, 1892…), Mouliéras(1891, 1893), Stumme (1895), etc., mais Frobenius est le seul à présenter desmythes de création du monde chez les Kabyles (et les Berbères en général). Ontrouve quelques éléments épars dans les recueils de contes antérieurs mais pasde mythe structuré. On y reviendra plus loin.

o Hans Stumme, de l’université de Leipzig, avec ses études sur le chleuh du sudmarocain en particulier « Handbuch des Schilhischen von Tazerwalt » (1899),les recueils de contes et poèmes « Märchen der Schluh von Tazerwalt » (1895)et « Dichtkunst und Gedichte der Schluh » (1895) a été un des premiers àtravailler sur cette langue du Maroc. Sa grammaire du chleuh restera pendantlongtemps unique en son genre.

o Le romaniste Hugo Schuchardt (1842-1927) s’intéresse, à côté d’autres langues,au berbère pour étayer la théorie de la mixité ou d’alliance des langues(Sprachmischung ou Sprachbund). Les langues ne résultent pas simplementd’une ramification à partir d’un tronc commun mais elles subissent égalementl’influence – qui est réciproque et non pas à sens unique – des langues aveclesquelles elles ont été en contact. Il a également étudié les rapprochements entrele berbère et le basque.

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o Werner Vycichl (1909-1999) est un spécialiste du comparatisme à l’intérieur duchamito-sémitique et il a travaillé en particulier sur le berbère et l’égyptienancien. Il est connu d’une part pour sa théorie de la langue mixte pour le berbère(schématiquement cette langue se serait constituée sur un substrat lexical nonchamito-sémitique) et d’autre part il défend sa vision de la constitution de lafamille chamito-sémitique formée d’une branche « chamitique » – à la suited’autres linguistes de l’école germanique – à côté de la branche « sémitique ».

4. Comparaison et discussion

Au contraire de la France, l’Allemagne n’a pas été une puissance coloniale enAfrique du Nord. Il existe donc une différence fondamentale non seulement dansl’approche initiale des études berbères, mais également dans les moyens mis en jeu.Les Allemands et les auteurs de langue allemande s’inscrivent dans la vieilletradition orientaliste, africaniste et comparatiste de l’université allemande. LesFrançais quant à eux ont la volonté de connaître les langues du pays pour mieux ypénétrer, au moins dans un premier temps, puisque le champ berbère est très tôtreprésenté à l’université. Tous les berbérisants de cette époque ont travaillé sur lacomparaison interne aux dialectes berbères et, un peu plus tard, pour A. Basset, surla géographie linguistique.

Quelques points de divergence entre les deux écoles peuvent être cernés :

(a) D’une part, les berbérisants français, qui dominent le champ des étudesberbères, sont d’abord préoccupés par le côté pratique (pour les interprètesmilitaires) et ensuite par le descriptivisme (pour les universitaires), v. Chaker1982 ; d’autre part, pour la plupart des auteurs de langue allemande, le berbèreest étudié dans le cadre du comparatisme et de la diachronie pour appuyer leursthéories. Il semble que l’orientation française soit en partie celle d’un parti pris

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idéologique, qui ne pouvait accepter une parenté du berbère avec le sémitique.Son appartenance à la famille chamito-sémitique était cependant de plus en plusétayée par les comparatistes français même et en particulier Marcel Cohendepuis les années 1920 (Cohen 1947, Chaker 1982). Du côté allemand, etbeaucoup plus tard, Rössler (1952) va même plus loin en intégrant le berbèredans les langues sémitiques.

(b) On peut cependant verser une autre pièce à ce dossier, à savoir ce qu’écrit R.Basset dans sa synthèse de 1894 sur le berbère. Il indique les perspectives derecherches futures pour cette langue : « C’est alors que, dégageant par lacomparaison les éléments constitutifs du berbère et les règles générales de samorphologie (ce qu’il est permis de faire aujourd’hui dans une certaine mesure),on pourra aborder avec certitude l’étude des inscriptions libyques en s’appuyantsur une base solide qui jusqu’ici a manqué aux recherches. Jusque-là, on devrase contenter de recueillir le plus fidèlement possible les monuments qui, plustard, serviront à cette étude, et d’un autre côté, d’accroître le nombre desmonographies consacrées à chaque dialecte qu’il importe de connaître à fond »(p. X, Études sur les dialectes berbères, Paris, Ernest Leroux, 1894). Lacomparaison interne dans le but de déchiffrer les inscriptions libyques est doncun élément d’explication de la vision française de cette époque et peut-être unepremière étape avant de passer à une comparaison plus large avec les languesapparentées au berbère.

(c) Par ailleurs, même après la fondation du GLECS (Groupe de linguistiqued’études chamito-sémitiques) en 1931 par M. Cohen, le berbère (représenté parA. Basset) comme d’ailleurs le couchitique, reste cloisonné et fermé sur lui-même au contraire des autres branches de la famille chamito-sémitique, lesémitique et l’égyptien, dont la position est certes différente, car disposant d’uneplus grande profondeur historique.

(d) A la croisée des 19e et 20e siècles, les deux noms qui dominent chez lesberbérisants de langue allemande sont Stumme, un linguiste et Frobenius, unethnologue. On sait que Frobenius n’était pas très apprécié des universitaires

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allemands et français, d’abord parce qu’il était autodidacte, ensuite parce queses écrits ont été critiqués pour leur confusion et leur caractère « nonscientifique », comprenons – en partie - qu’ils n’étaient pas dans la ligne depensée de l’époque. On trouve en effet chez lui une vision historique globalequi voulait appréhender l’esprit humain dans sa totalité. On sait également qu’ilétait contre les idées racistes de son temps et qu’il avait montré que les Africainsavaient eu de grandes civilisations et de grands États, même avant l’Islam. Lestenants de l’afrocentrisme y trouvèrent beaucoup plus tard matière à leurs idéeset en Frobenius un bon représentant.

(e) La traduction en français des contes kabyles (Frobenius 1995 +) a tiré de l’oubliFrobenius et a relancé l’intérêt pour les mythes d’origine recueillis par lui. Unvolume de la revue LOAB lui est ainsi consacré où Breteau & Roth (1998) seposent la question de leur authenticité, de leur transmission à travers les âges etune énigme : le fait que seul Frobenius y ait eu accès. Une hypothèse à vérifierou en tout cas à étudier est suggérée par ces auteurs : elle est basée sur l’arrière-plan historique présenté ici en introduction et qui pour simplifier rapprocheraitles Kabyles des Allemands (l’ennemi de mon ennemi est mon ami). Il faudraitpeut-être invoquer également la révolte kabyle de 1871 et son écrasement parl’armée française. Cette humiliation dont le souvenir est tout proche et l’impactde la répression sur les paysans kabyles fera que l’on se confiera peut-être alorsplus volontiers à un Allemand qu’à un Français…

Mais une autre hypothèse n’est pas à exclure, même si elle est fragile, elleconcerne le lieu de la collecte. La Kabylie n’est pas un tout uniforme et du pointde vue linguistique, on peut y distinguer des variations phonétiques,morphosyntaxiques et lexicales délimitant ainsi des sous-régions avec descaractéristiques propres (Naït-Zerrad 2004). Si l’on sait que la plupart descontes recueillis par les berbérisants français proviennent grosso modo d’unemême zone, on pourrait -en transposant la variation linguistique au littéraire-supposer que certains villages soient plus conservateurs que d’autres… Et queFrobenius a eu la chance de recueillir ces mythes au bon endroit. Il faut avoir àl’esprit que certains phénomènes linguistiques kabyles n’ont été que récemment

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mis en lumière et il est pratiquement certain que l’avenir nous réserve encorequelques découvertes.

(f) La personnalité des scientifiques de langue allemande : Schuchardt découvre leberbère par le truchement des œuvres de Stumme dont il rédige des comptesrendus et cette langue l’intéresse vivement. L’Afrique du Nord, en contact aucours des siècles avec l’hébreu, le punique, le latin, le grec, l’arabe… devenaitdès lors un lieu privilégié pour conforter la théorie du Sprachbund. Son intérêtpour le berbère - une petite langue sans tradition écrite par rapport aux autresgrandes langues orientales - le fait d’ailleurs prendre par ses pairs pour unoriginal… Vycichl, bien après Schuchardt et comme lui, parle de « langue(s)chamitique(s) » (à côté du sémitique pour Vycichl, après la reconnaissanced’une famille chamito-sémitique) et de « mélange ou alliance de langues » avecun substrat méditerranéen pour le berbère. On sait que M. Cohen a contestél’existence d’une branche chamitique individualisée (qui à l’époque comprenaitle berbère, l’égyptien ancien et le couchitique) à côté d’une branche sémitique,même si ses positions n’étaient pas tranchées. Vycichl est resté un des raresscientifiques à persévérer dans ses convictions. La théorie de Schuchardt vaégalement à contre-courant des idées de l’école française, qui ne pouvait voirjouer au berbère qu’un rôle d’enregistrement : la langue berbère a emprunté demanière passive au punique, au latin, etc. sans que celles-ci ne soient en rientouchées par elle. Pour Schuchardt, les influences sont réciproques. Dans sestravaux sur les emprunts du berbère au latin, Schuchardt a signalé de possiblesemprunts en sens inverse (de l’Afrique du Nord vers l’Europe) comme quelquesnoms de plantes ou d’animaux. Emile Laoust, professeur à l’école supérieurede langue arabe et de dialectes berbères de Rabat, suggère plusieursrapprochements avec le latin, tout en s’effaçant devant des autorités commeStéphane Gsell, comme par exemple à propos de tilintit (lentilles, dans lesparlers du sud marocain) : « L’identification au latin lens, lentis n’est pasdouteuse ; toutefois, lens est d’origine inconnue ; les Grecs cultivaient la lentillequ’ils appelaient d’un nom différent. Movers (die Phönizier)2 a cru voir, dansle mot latin un dérivé du berbère, ce que, par ailleurs, M. Gsell conteste

2 F. C. Movers, Die Phönizier, Bonn-Berlin, 1851-1856 (5 volumes)

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formellement (...). En tout cas, la culture n’est pas d’origine arabe. » (1920 :269). On peut montrer aujourd’hui qu’il est fort probable que quelques termeslatins présents en berbère sont en fait des emprunts du latin au berbère.

(g) Ainsi donc les deux écoles ont suivi deux conceptions différentes : l’une étaitmue par des intérêts coloniaux et avait un soubassement idéologique puissanttout en étant confiné à son champ d’étude : formation des interprètes afin depénétrer le pays berbère dans un premier temps puis étude universitaire limitéeà la description et l’étude du plus grand nombre de dialectes (même si AndréBasset s’est intéressé à des problèmes de linguistique générale) ; alors quel’autre était de plain-pied dans le comparatisme et l’histoire des langues avecune vision plus large et plus universaliste.

Références

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