26
______________________________________________________________________ Les facteurs intérieurs de la politique étrangère russe ______________________________________________________________________ Tatiana Kastouéva-Jean Avril 2015 . I I f f r r i i Centre Russie/NEI

Les facteurs intérieurs de la politique étrangère russe

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Dans la crise ukrainienne, l'Occident s'est fait surprendre par la brutalité de la réaction russe, mais aussi par le soutien massif à la politique de V. Poutine des élites et de la population (à 88%), malgré l'impact des sanctions et des contremesures qui contribuent à la dégradation de la situation économique. Ce niveau de soutien ne peut pas être attribué à la seule machine de propagande russe qui est, certes, d'une puissance inouïe depuis le début de l'année 2014. La Russie instrumentalise le discours sur le comportement de l'Occident pour justifier le raidissement de sa politique étrangère. Si, à n'en pas douter, ce facteur joue, il cache trois mutations profondes de la Russie et de la nature de son régime politique qui ont porté au durcissement de cette politique: une concentration extrême du pouvoir à son sommet, l'échec de la diversification économique et de la modernisation de la Russie post-soviétique et la fragilisation de la société.

Citation preview

  • ______________________________________________________________________

    Les facteurs intrieurs de la politique trangre russe

    ______________________________________________________________________

    Tatiana Kastouva-Jean

    Avril 2015

    .

    II ff rr ii

    Centre Russie/NEI

  • LIfri est, en France, le principal centre indpendant de recherche, dinformation et de dbat sur les grandes questions internationales. Cr en 1979 par Thierry de Montbrial, lIfri est une association reconnue dutilit publique (loi de 1901). Il nest soumis aucune tutelle administrative, dfinit librement ses activits et publie rgulirement ses travaux. LIfri associe, au travers de ses tudes et de ses dbats, dans une dmarche interdisciplinaire, dcideurs politiques et experts lchelle internationale. Avec son antenne de Bruxelles (Ifri-Bruxelles), lIfri simpose comme un des rares think tanks franais se positionner au cur mme du dbat europen.

    Les opinions exprimes dans ce texte nengagent que la responsabilit de lauteur.

    ISBN : 978-2-36567-376-1 Tous droits rservs, Ifri, 2015

    Website : Ifri.org

    Ifri-Bruxelles Rue Marie-Thrse, 21

    1000 Bruxelles BELGIQUE Tl. : +32 (0)2 238 51 10 Fax : +32 (0)2 238 51 15

    Email : [email protected]

    Ifri 27, rue de la Procession

    75740 Paris Cedex 15 FRANCE Tl. : +33 (0)1 40 61 60 00 Fax : +33 (0)1 40 61 60 60

    Email : [email protected]

  • 1 Ifri

    Russie.Nei.Visions

    Russie.Nei.Visions est une collection numrique consacre la Russie et aux nouveaux tats indpendants (Bilorussie, Ukraine, Moldavie, Armnie, Gorgie, Azerbadjan, Kazakhstan, Ouzbkistan, Turkmnistan, Tadjikistan et Kirghizstan). Rdigs par des experts reconnus, ces articles policy oriented abordent aussi bien les questions stratgiques que politiques et conomiques.

    Cette collection respecte les normes de qualit de l'Ifri (valuation par des pairs et suivi ditorial).

    Si vous souhaitez tre inform des parutions par courrier lectronique, vous pouvez vous abonner gratuitement en crivant ladresse suivante : [email protected]

    Derniers numros

    O. Bagno, La diaspora juive et la crise russo-ukrainienne , Russie.Nei.Visions, n83, mars 2015.

    B. Lo, La Russie a-t-elle une stratgie en Asie centrale ? , Russie.Nei.Visions, n82, janvier 2015.

    M. Kosienkowski et W. Schreiber, Les minorits nationales en Moldavie : pourquoi sont-elles eurosceptiques ? , Russie.Nei.Visions, n81, novembre 2014.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    2 Ifri

    Auteur

    Tatiana Kastouva-Jean est responsable du Centre Russie/NEI de l'Ifri. Elle est diplme de l'Universit d'tat de Ekaterinbourg, du Master franco-russe en relations internationales Sciences-Po de Paris/Institut des Relations internationales de Moscou et a galement obtenu un DEA de relations internationales l'universit de Marne-la-Valle. Elle dirige la collection lectronique trilingue Russie.Nei.Visions. Parmi ses domaines dexpertise : politique intrieure et extrieure russe, soft power, crise en Ukraine, ducation suprieure en Russie, capital humain.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    3 Ifri

    Sommaire

    RSUM ............................................................................................. 4

    INTRODUCTION ................................................................................... 5

    CONCENTRATION DU POUVOIR AU SOMMET DE LTAT .......................... 8

    Une proccupation scuritaire relle et son instrumentalisation ........................................................................ 8

    Le contrle de la rente nergtique ............................................ 11

    LCHEC DE LA MODERNISATION ET SES CONSQUENCES ................... 13

    LA FRAGILISATION DE LA SOCIT RUSSE .......................................... 16

    Erosion du capital humain ..................................................... 16

    Mix identitaire et mmoire historique .......................................... 18

    Une socit soigneusement quadrille ....................................... 21

    LA CRISE UKRAINIENNE, REFLET DE CES TENDANCES .......................... 23

  • 4 Ifri

    Rsum

    Dans la crise ukrainienne, lOccident sest fait surprendre par la brutalit de la raction russe, mais aussi par le soutien massif la politique de Vladimir Poutine des lites et de la population ( 88 %), malgr limpact des sanctions et des contremesures qui contribuent la dgradation de la situation conomique. Ce niveau de soutien ne peut pas tre attribu la seule machine de propagande russe qui est, certes, dune puissance inoue depuis le dbut de lanne 2014. La Russie instrumentalise le discours sur le comportement de lOccident pour justifier le raidissement de sa politique trangre. Si, nen pas douter, ce facteur joue, il cache trois mutations profondes de la Russie et de la nature de son rgime politique qui ont port au durcissement de cette politique : une concentration extrme du pouvoir son sommet, lchec de la diversification conomique et de la modernisation de la Russie postsovitique et la fragilisation de la socit.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    5 Ifri

    Introduction

    How did you go bankrupt?" Two ways. Gradually, then suddenly.

    (Ernest Hemingway, The Sun Also Rises) la question Comment avez-vous fait faillite ? dans un roman dErnest Hemingway, un personnage rpond de deux manires : dabord progressivement, et ensuite subitement . La mme rponse peut tre apporte la question : comment la Russie est-elle passe du statut de partenaire de lOccident certes, un partenaire qui na jamais t facile celui dune source dincertitudes et de menaces pour la scurit du continent europen ? Lannexion de la Crime et la crise lEst de lUkraine semble avoir subitement fait revenir la question russe sur le devant de la scne, mais le terrain pour ce retour brutal a t progressivement prpar par une volution intrieure de la Russie.

    En Russie, lanalyse critique de lvolution intrieure de ltat et de la socit russe sous Vladimir Poutine est aujourdhui mal accepte. Elle reste le fait dintellectuels, dopposants, dactivistes, de blogueurs et de journalistes gravitant autour de ce quon appelle les mdias libraux1. Au-del de ces cercles, trs moscovites , lapproche critique de lvolution intrieure nest lordre du jour ni pour les lites russes ni pour la population. Les raisons du durcissement de la politique trangre russe restent largement attribues des facteurs extrieurs et plus exactement une politique occidentale agressive, injuste, humiliante et moralisatrice.

    Le discours russe est dsormais bien rd : lOccident aurait trait la Russie en vaincue de la guerre froide et a men son gard une sorte de politique de Versailles (versalskaya politika), qui aurait gnr un sentiment dhumiliation comparable au syndrome de Weimar de lAllemagne aprs la premire Guerre mondiale2. Les largissements successifs de lOTAN vers les frontires russes et ses

    Cette Note a t ralise avec le soutien du Centre danalyse, de prvision et de stratgie (CAPS) du ministre des Affaires trangres et du Dveloppement international. 1 La chane de tl Dozhd , les quotidiens Vedomosti et Novaya Gazeta ,

    la radio Echo de Moscou et ses blogs, etc. 2 Voir par exemple, S. Karaganov, Izbeat Afganistana-2 , [Eviter lAfghanistan-2],

    Vedomosti, 28 juillet 2014, .

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    6 Ifri

    interventions hors de sa zone de responsabilit, les frappes sur la Serbie en 1999, lindpendance du Kosovo, les oprations en Irak, Libye et la politique envers la Syrie, les rvolutions oranges sont autant de facteurs qui pousseraient la Russie sopposer linterventionnisme de lOccident. La vision dun Occident agressif et aventurier qui cherche affaiblir la Russie saccompagne de la conviction quil est devenu moralement dcadent, conomiquement dclinant, politiquement faible et stratgiquement dclass. Ce discours est dailleurs partag par un nombre non ngligeable de personnes au sein de lUnion europenne3 qui fait actuellement face une monte en force de lantiamricanisme, de lantilibralisme et de leuroscepticisme. Cette monte se traduit par les rcents succs lectoraux des partis dextrme-droite dans plusieurs pays europens (ou de lextrme-gauche comme en Grce).

    Dans cette lecture, la raction russe la crise ukrainienne serait une raction de lgitime dfense pour freiner lexpansion conomique et politique occidentale, plus spcifiquement amricaine, vers des territoires considrs comme faisant partie de la zone dintrts privilgis, et au premier chef lUkraine. Deux logiques sopposent : l o lOccident raisonne en termes de modle dmocratique attractif4, la Russie pense en termes de puissance, de rapport de force, de zone dinfluence et de jeu somme nulle.

    Cette position nest pas nouvelle : elle a t formule maintes reprises dans les dclarations officielles et les travaux des experts russes sur la scurit5. Cependant, dans la crise ukrainienne, lOccident sest fait surprendre par la violence de la raction russe, son ampleur, la brutalit et larrogance des modes daction. Il est aussi surpris de voir le soutien massif cette politique des lites russes et de la population (les sondages officiels chiffrent ce soutien 88 %), malgr limpact des sanctions et des contremesures russes qui contribuent la dgradation de la situation conomique dans le pays. Ce niveau de soutien ne peut pas tre attribu la seule machine de propagande russe qui est, certes, dune puissance inoue depuis le dbut de lanne 2014.

    La Russie instrumentalise le discours sur le comportement de lOccident pour justifier le raidissement de sa politique trangre. Si, nen pas douter, ce facteur joue, il cache trois mutations profondes de la Russie et de la nature de son rgime politique qui ont port au durcissement de cette politique. Premirement, depuis larrive de Vladimir Poutine au pouvoir, la scurit de ltat et du rgime de

    3 Les articles sur la faute de lOccident se multiplient. Voir, par exemple, John

    J. Mearsheimer, Why the Ukraine Crisis Is the Wests Fault. The Liberal Delusions That Provoked Putin, Foreign Affairs, September-October 2014. 4 Interview de Th. Gomart et M. Mendras, Occident-Russie, la paix froide , Le

    Monde, 29 septembre 2014. 5 Pour un exemple typique : Yu. Belobrov, Evropejskapa bezopasnst na

    pereputie [La scurit europenne la croise des chemins], Mezdunarodna Zizn, septembre 2013, p. 99-112.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    7 Ifri

    V. Poutine comme son seul garant est au centre de toute action publique. Combine la renationalisation du secteur nergtique et la redistribution des flux financiers par lEtat, ce phnomne contribue une concentration extrme du pouvoir son sommet.

    Deuximement, lchec de la diversification conomique et de la modernisation de la Russie postsovitique ne lui permet pas de sinscrire dans la mondialisation dans des conditions qui correspondraient sa propre vision de son rle dans le monde, ni de sriger en modle de dveloppement attractif pour les pays voisins.

    Troisimement, la fragilisation de la socit russe se confirme. Les dsquilibres dmographiques, plusieurs vagues dmigration des talents, une perte de qualit des formations, notamment en sciences humaines et sociales, y contribuent. Sy ajoute le flou identitaire postsovitique qui a remplac lidologie communiste ; aucune vision nationale cohrente, consolidatrice et tourne vers lavenir na pu merger. Pour expliquer ce dernier facteur, les outils de la science politique et des relations internationales sont insuffisants et devraient tre complts par ceux de la psychologie et de la sociologie.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    8 Ifri

    Concentration du pouvoir au sommet de ltat

    La concentration du pouvoir au sommet de ltat, dj en cours depuis larrive de Vladimir Poutine au pouvoir, sest intensifie depuis le cycle lectoral 2011-2012 et les protestations sociales qui lont accompagn. Ce processus sappuie sur deux piliers : la scurit et la rente nergtique.

    Une proccupation scuritaire relle et son instrumentalisation

    La Russie postsovitique na pas vraiment bnfici de dividendes de la paix : depuis la chute de lURSS et avant la crise ukrainienne, larme russe a men des guerres/campagnes militaires sur son sol (les deux guerres de Tchtchnie, des actions militaires au Daghestan) et avec un pays voisin (Gorgie). Elle est intervenue dans plusieurs conflits dans son tranger proche (Tadjikistan, Transnistrie). De fait, pour ce membre permanent du Conseil de scurit des Nations unies, du G20 et du G8 (avant son exclusion de ce dernier en 2014), la menace dune guerre, venant de lintrieur ou de lextrieur, na jamais compltement disparu : en 2000, 52 % des Russes ressentaient une menace militaire directe (aprs la fin de la deuxime guerre de Tchtchnie), ils taient 53 % en 2003 (aprs guerre en Irak), 37 % en 2009 (aprs la guerre en Gorgie) et 52 % en fvrier 20146.

    Les proccupations scuritaires tant trs prsentes, le nombre de Russes qui estiment quil faut augmenter les effectifs des forces armes est de 30 % en 2014, tandis que 55 % estiment quil faut leur accorder plus de financements7. En arrivant au pouvoir, V. Poutine a lanc une rforme de loutil de dfense et a progressivement augment les dpenses militaires jusquau chiffre record de 4,1 % du PIB en 2013 (1,9 pour la France, 1,24 pour la

    6 Sondages WCIOM du 25 fvrier 2009,

    et du 29 avril 2014, . 7 Sondages WCIOM, 29 avril 2014,

    .

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    9 Ifri

    Chine et 3,7 pour les tats-Unis)8. Cette part monte 4,1 % en 2014. Cette augmentation reflte une vision de puissance classique base sur les capacits militaires et leurs projections.

    Sur le plan intrieur, la Russie a connu un nombre lev dattentats terroristes dans les annes 1990 et 2000. Selon le Terrorism Risk Index (TRI, Maplecroft), elle fait partie des dix pays o le risque terroriste est le plus fort aprs la Somalie, le Pakistan, lIrak, lAfghanistan, les territoires palestiniens, la Colombie, la Thalande, les Philippines et le Yemen9. Foyer dinstabilit, le Caucase du Nord a export ce risque vers dautres rgions russes10. Lislam radical et les consquences que la politique de lOccident au Proche-Orient peuvent avoir non seulement pour cette rgion, mais aussi directement pour la Russie, lincitent sopposer linterventionnisme occidental qui risque dencourager les tendances radicales11.

    Il faut garder lesprit la hantise des Russes lgard dune implosion du pays, dont le risque semblait rel au moment de la chute de lURSS et lpoque de Boris Eltsine. Les autorits sont trs vigilantes face toute action qui menacerait lintgrit territoriale du pays : en aot 2014, non seulement la Marche pour la fdralisation de la Sibrie 12 na pas t autorise par la mairie de Novossibirsk et les organisateurs ont t interrogs par la police, mais Roskomnadzor (Agence fdrale de surveillance de linformation et des communications publiques) a interdit aux mdias de diffuser toute information sur cette manifestation, considre comme extrmiste. Pour le politologue russe Evguny Mintchenko, la prservation de lintgrit territoriale de la Fdration de Russie est perue par le prsident Poutine comme sa mission personnelle : elle domine toute sa politique depuis son arrive au pouvoir13.

    La cyberscurit, priorit de larme moderne selon lexpression de Sergue Shogu14, est aussi prise trs au srieux par les autorits russes. Les cyber-armes sont assimiles des armes de destruction massive qui peuvent gnrer du chaos, dstabiliser les infrastructures ou mettre en danger une fonction vitale dun tat. En fvrier, Shogu a lanc la cration dun cybercommandement unifi dans les forces armes russes. LOccident sous-value probablement le profond impact qua eu laffaire Snowden sur les

    8 Military Balance 2013 et Military Balance 2014.

    9 Terrorism Risk Index, .

    10 P. Baev, Les mutations du terrorisme au Caucase du Nord, Ifri,

    Russie.Nei.Visions , n 60, juillet 2011, . 11

    A. Tsygankov, La Russie et le Moyen-Orient : entre islamiste et occidentalisme , Politique trangre, n1, 2013, p. 79-91. 12

    Cette Marche allait reprendre son compte les ides de la fdralisation de lUkraine pour faire valoir larticle 1 de la Constitution de la Fdration de Russie. 13

    E. Minenko, Linost i istori [Le rle de la personnalit dans lhistoire], Rossijska Gazeta, 9 aot 2014. 14

    19 octobre 2013, .

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    10 Ifri

    autorits russes, leur mfiance vis--vis de lOccident/tats-Unis et leur volont de matriser lInternet, ce projet de la CIA selon lexpression de V. Poutine15. Lattachement la souverainet numrique 16 pousse les autorits uvrer au rapatriement des donnes sur le territoire russe.

    La prsence dun grand nombre de personnes issues de lex-KGB dans lentourage du prsident et aux postes cls accentue limportance accorde aux aspects scuritaires. Le prisme scuritaire amne deux dformations en Russie. Premirement, ancr dans la culture stratgique et militaire, il est rig en priorit absolue par rapport aux considrations conomiques et sociales et au dtriment des liberts publiques, de la dmocratie et de la transparence. Les exemples ne manquent pas sous la prsidence de V. Poutine. Les chanes de tlvision (notamment NTV) ont t soumises des pressions fortes cause de leur critique des actions des autorits lors de la prise dotage au thtre Doubrovka en 2002. La loi fdrale sur la lutte contre lactivit extrmiste (adopte en juillet 2002) contient des articles pnalisant la diffusion dans les mdias de matriaux jugs extrmistes. Les lections de gouverneurs dans les rgions ont t supprimes aprs la prise dotage de Beslan en 2004. La part des dpenses classes secrtes augmente dune anne lautre : elle atteint un cinquime des dpenses tous secteurs confondus et deux tiers des dpenses militaires dans le budget 201517.

    Deuximement, par un glissement de sens construit et volontaire, la scurit de ltat se confond en Russie avec la scurit du rgime de Vladimir Poutine. Ce dernier est arriv au pouvoir la faveur de la deuxime guerre de Tchtchnie : sa personnalit et son rgime taient ainsi demble lis la capacit dimposer la paix et de garantir la scurit de ltat. Aucun autre leader dtat nincarne ce point le chef politique et le chef militaire la fois18. Ds le dbut, malgr les tragdies de Koursk ou de Beslan, la stratgie de communication du prsident lie la scurit de lEtat russe directement au nom du prsident. Cette perception est encourage par lentourage de Poutine : il ny a pas de Russie sans Poutine affirmait sans ambages ladjoint au chef de ladministration prsidentielle V. Volodine lors de la rencontre avec le club Valda en octobre 2014. Mais cette perception est aussi partage par les opposants au rgime. Ainsi, Alexe Navalny, opposant emblmatique au rgime, a affirm que la disparition de Poutine risquerait de faire voler en clats le pays en commenant par la Tchtchnie, qui

    15 24 avril 2014, .

    16 J. Nocetti, Isolating, not taming: whats behind the impetus to digital sovereignty

    in Russie?, 8 mai 2014, . 17

    D. Butrin, Budget stanovits voennoj tajnoj [Le budget devient secret militaire], 21 octobre 2014, . 18

    Contribution de Th. Gomart, Note de lIfri, Ukraine: la crise commence , Paris, Ifri, juin 2014.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    11 Ifri

    deviendrait immdiatement un nouvel tat de bandits linstar du Groupe Etat islamique 19, aux confins de la Russie.

    Ce flou entretenu entre les notions de scurit de ltat et celle du rgime a permis Vladimir Poutine de concentrer le pouvoir entre les mains de lexcutif, en crant une verticale du pouvoir et en verrouillant lespace public. Le deuxime pilier qui a aid la concentration du pouvoir est la matrise des flux financiers, notamment ceux qui sont gnrs par la rente nergtique.

    Le contrle de la rente nergtique

    La renationalisation du secteur nergtique, cette poule aux ufs dor pour reprendre lexpression de V. Poutine20 dont les exportations fournissent plus de 50 % du budget russe, scurise les fondations du rgime. En 2003, laffaire Yukos en est le dbut et le symbole. Les flux financiers lis la rente nergtique sont rpartis par ltat : une partie est dirige vers les fonds souverains, qui doivent servir de coussins de scurit en cas de crise, mais peuvent aussi financer de grands projets dinfrastructures. Une autre partie est canalise vers les grandes corporations dEtat, censs tre les moteurs de lconomie russe et de linnovation (Rosnano, Rostech) ou vers les projets phares (Skolkovo, JO de Sotchi). Enfin, cette rente sert aussi gagner des soutiens au rgime parmi de larges pans de la population : retraits, budgetniki (personnes dont les salaires sont pays par ltat, comme les mdecins et les enseignants), fonctionnaires, silovikis (police, arme et services spciaux). Tous ont vu leurs salaires, retraites et allocations sensiblement augmenter depuis larrive de V. Poutine au pouvoir.

    Il est intressant de comprendre le lien entre les deux piliers du rgime, scuritaire et nergtique. Pour les opposants au rgime comme Alexey Navalny, le but principal de ce rgime de voleurs et descrocs est lenrichissement personnel. Toute sa campagne de discrdit des autorits en place est construite sur la dnonciation de la corruption, des abus du pouvoir et des schmas off-shore dvasion budgtaire. Dans cette optique, le discours sur la scurit ou lintrt dtat ne serait quun rideau de fume qui cacherait des intrts paroissiaux des clans autour de V. Poutine.

    Cependant, une autre interprtation existe, selon laquelle Vladimir Poutine et son entourage seraient profondment proccups par la scurit et la prennit de ltat russe et attachs lide dune Russie puissante et incontournable dans les affaires mondiales. Cela correspondrait la mentalit des siloviki, fiers dappartenir aux

    19 9 septembre 2014,

    . 20

    Ligne directe avec le prsident Poutine, 18 dcembre 2003.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    12 Ifri

    cercles qui dfendent la patrie et profondment convaincus que les intrts collectifs de la socit sont suprieurs tous les autres 21. Dans cette vision, la matrise des flux financiers nest quun moyen de servir cet objectif suprme, et lenrichissement personnel nest quun effet collatral de circonstance 22 qui peut tre corrig par le renvoi des plus compromis (comme lancien ministre de la Dfense A. Serdioukov) ou une politique de renationalisation (interdiction davoir des comptes bancaires et des actions ltranger pour les hauts fonctionnaires et leurs familles) des lites.

    La sensibilit des lites russes la scurit des flux financiers et une partie importante du problme la scurit de la demande nergtique et du transit en Europe, est incontestable. ce titre, limpact psychologique de la crise bancaire Chypre ou de lenqute anti-monopole initie par la Commission europenne qui peut annuler les privilges de Gazprom, ainsi que de la rsistance europenne aux projets de pipelines russes, ne doivent pas tre sous-estims. Bien au-del des intrts conomiques et financiers conjoncturels et personnels, les lites russes y verraient une relle menace pour la scurit de ltat russe via le canal financier.

    21 Propos de lancien officier de renseignement Youri Kobaladz dans le recueil

    consacr aux minents diplms du MGIMO Alphabet du MGIMO , Moscou, MGIMO, 2014. 22

    Entretien avec un analyste politique, Moscou, octobre 2014.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    13 Ifri

    Lchec de lmergence russe et ses consquences

    La Russie est un pays pleinement intgr dans lconomie mondiale. En 2013, elle occupe la 4e place parmi les pays-rcepteurs dinvestissements trangers, et aussi la 4e comme pays-investisseur23. Plus de 50 % de son commerce se fait avec lUE. Plusieurs pays de lUE dpendent de son gaz, mais le budget fdral est largement dpendant des revenus des exportations des matires premires ( plus de 50 %) et son conomie des technologies, des quipements et des biens de consommation occidentaux.

    Ce dsquilibre structurel est mal vcu par les Russes. Dans des articles publis sous lgide de lAcadmie des sciences russe, des chercheurs vont jusqu expliquer que ce sont lEurope et les tats-Unis qui uvrent confiner la Russie dans un rle d appendice nergtique du monde et lui imposent un modle conomique monofactoriel 24. La hantise dtre la priphrie conomique du monde est un lement rcurrent des discours politiques qui, depuis le dbut des annes 2000, mettent en avant le besoin de modernisation et de diversification de lconomie pour devenir comptitif et sintgrer de la meilleure manire dans lconomie globale. Larticle de Dmitri Medvedev lpoque de sa prsidence Rossiya, vpered ! (En avant, la Russie !) a t le corollaire de ce discours : il dnonait la dpendance nergtique, la corruption et le paternalisme de ltat comme les trois principaux flaux du pays25. La rente nergtique tait considre comme un tremplin pour le reste de lconomie. Le prix lev du ptrole permettait de regarder lavenir avec optimisme et de fixer les objectifs les plus ambitieux : doublement du PIB, cration de 25 millions demplois dans les hautes technologies ; augmentation de la part des produits haute valeur ajoute dans les exportations ; dveloppement des innovations ; apparition de cinq universits russes dans le Top-100 mondial, etc.

    Si des progrs ont t observs dans diffrents domaines, force est de constater que rien ne laisse aujourdhui prsager un

    23 UNCTAD, Flux entrants et sortants d'investissement tranger direct annuel ,

    1970-2013. 24

    R. Dzarasov, Ekonomika nasadeni otstalosti [Lconomie du retard impos], Vestnik RAN, tom 84, n 4, avril 2014, p. 291-303. 25

    10 septembre 2014, .

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    14 Ifri

    changement radical de la place de la Russie dans la division internationale du travail et de sa comptitivit globale. Les discours sur la diversification conomique et la modernisation ne se sont pas traduits dans la ralit. Le ralentissement conomique est devenu visible ds 2013 (1,3 % de croissance) : il prouvait que le modle conomique russe bas sur la rente nergtique arrivait ses limites ds avant lannexion de la Crime et les sanctions occidentales.

    Les raisons de cet chec ne sont pas lobjet de cette tude, mais il a trois principales rpercussions sur le plan extrieur. La premire est la perspective de la rduction du poids de la Russie dans lconomie globale, gnratrice de craintes sur la marginalisation ultrieure du pays malgr un discours officiel trs construit mettant en avant lappartenance de la Russie aux marchs mergents prometteurs (groupe BRICS). La part russe dans le commerce mondial est de 2,3 % en 2011 contre 9,82 % pour la Chine et les projections sur 2026 sont respectivement de 2,8 % et de 12,3 %26. En 2013, la Russie ne compte que 6 compagnies (compar 30 chinoises) dans la Global Challenger List (Boston Consulting Group), dont 5 dans le domaine des matires premires27. Comme la Chine, la Russie reste en dehors des ngociations autour des grands accords de libre-change impulss par les tats-Unis, les Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) et Trans-Pacific Partnership (TPP) ce qui linquite au plus au point28. Sa part dans les publications scientifiques et les brevets internationaux dposs ne cesse de se rduire depuis la chute de lURSS. Sur quatre pouvoirs structurels de la puissance globale dfinis par Susan Strange scurit, production, crdit et monnaie, communication et savoir29 ce nest que sur le premier que la Russie pse vritablement au niveau mondial. Un grand nombre de frictions de la Russie avec lOccident reflte le dcalage entre les ambitions russes et la ralit30. Du fait de lchec de la diversification de son conomie, les rponses du Kremlin peuvent tre asymtriques : elles sont souvent moins conomiques et financires que scuritaires et gopolitiques (y compris celles des pipelines).

    Deuximement, lchec de la diversification conomique et de la modernisation de la Russie postsovitique ne lui permet pas de sinscrire dans la mondialisation dans des conditions qui correspondraient la vision quelle se fait de son rle dans le monde.

    26 HSBC, Trade Forecast Global, 2012.

    27 Gazprom, Lukoil, Norilsk Nickel, Severstal, United Company Rusal et Vimpelcom

    dans le domaine de tlcommunications. 28

    S. Narykin, Instinkty kolonizatorov ili podopleka globalnogo liderstva [Les instincts des colonisateurs ou les dessous du leadership global], Vedomosti, 13 avril

    2015. 29

    S. Strange, States and Markets, Londres, Pinter, 1994. 30

    Comme le formule G. John Ikenberry, les conflits des pays comme la Chine, la Russie et lIran avec lOccident expriment la faiblesse des leaders et des rgimes et non leur force. G. John Ikenberry, The Illusion of Geopolitics. The Enduring Power of the Liberal Order , Foreign affairs, vol. 93, n3, mai-juin 2014.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    15 Ifri

    Ces frustrations se traduisent par un rapport ambigu cette mondialisation, qui nest dailleurs pas propre la seule Russie. Dune part, la Russie manifeste un dsir de sintgrer pour profiter des opportunits et pour confirmer son rang. Dautre part, elle en craint les consquences ngatives : les effets des crises globales comme en 2008-2009, mais aussi la perte de son indpendance, voire de sa spcificit et son identit, dans un processus men par lOccident et surtout par les tats-Unis. Elle privilgie donc une approche slective de la globalisation, dveloppe un discours sur la prservation de sa souverainet et tente dimposer sa propre vision des choses31. Tout en cherchant largir sa prsence sur les marchs mondiaux et dans les institutions internationales, elle a toujours essay de les transformer son avantage32. Le rflexe de substitution aux technologies occidentales et de construction de systmes autonomes compltement matriss par ltat russe est dj luvre dans plusieurs domaines : systme de positionnement Glonass, moteurs de recherche Internet, etc. Les sanctions occidentales la suite de la crise ukrainienne ont encore exacerb cette volont de moins dpendre de lOccident, par exemple pour le systme de paiement et la monnaie de rserve : les risques conomiques et financiers sajoutent au prisme scuritaire.

    La troisime consquence de cet chec est la difficult pour la Russie de sriger en modle vritablement attractif pour les pays voisins. Sy ajoute labsence de modernisation politique (liberts politiques, institutions dmocratiques efficaces, pressions sur les entrepreneurs, corruption etc.). Le soft power russe relve plus dune politique active que dun modle conomique et socital vraiment attirant33. Cela pousse la Russie utiliser les crdits, la force militaire, les tarifs des hydrocarbures comme principaux canaux dinfluence. Outre sa dimension gopolitique, le projet dintgration rgionale quest lUnion eurasienne a vocation corriger le positionnement de la Russie sur deux plans, conomique et soft power . Une place de choix a t rserve lUkraine dans ce projet. ce titre, lAccord dassociation entre lUE et lUkraine a provoqu la crainte de se voir refouler non seulement politiquement et stratgiquement, mais aussi conomiquement 34 dans ce qui est considr comme une zone dinfluence naturelle.

    31 A. Tsygankov, Globalization : A Russian Perspective in Thinking International

    Relations Differently, edited by A. B. Tickner and D. L. Blaney, London, Routledge,

    2012, p. 205-227. 32

    Ibidem. 33

    T. Kastouva-Jean, Soft power russe: discours, outils, impact, Ifri, Russie.Nei.Visions , octobre 2010, . 34

    Entretien Moscou avec une conomiste, octobre 2014.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    16 Ifri

    La fragilisation de la socit russe

    Dans les milieux intellectuels moscovites, un jugement svre et politiquement incorrect sur la socit russe sest rpandu : le niveau de celle-ci se serait nettement abaiss , elle serait devenue intellectuellement moins exigeante et, par consquent, plus crdule et docile35. Il serait irraliste de prtendre dcrire ou expliquer toutes les facettes de lvolution de la socit russe (par ailleurs, les outils de la science politique et des relations internationales ny sont souvent que peu utiles). On se limitera dcrire grands traits quelques tendances inquitantes qui affaiblissent et fragilisent la socit russe, la rendent la fois plus atone et facile manipuler par les autorits politiques, et aussi plus mfiante et agressive vis--vis de lOccident.

    Erosion du capital humain

    Tout au long du XXe sicle, la Russie na cess de perdre ses talents dans les guerres, la collectivisation et les purges staliniennes. Les vagues dmigration ont aussi jou dans un sens daffaiblissement du capital humain. La fuite des cerveaux semble se renforcer depuis 2014 : selon Rosstat, plus de 200 000 personnes ont migr de Russie au cours des huit premiers mois de lanne (120 000 pour la mme priode en 2013). Sous-estime par les autorits et numriquement compense par les migrants venus des pays de la CEI, cette nouvelle vague semble comprendre plusieurs chercheurs et entrepreneurs36 : lconomiste Sergue Gouriev et le fondateur du Facebook russe VKontakte Pavel Dourov nen sont que les ttes daffiche.

    La situation dmographique du pays est inquitante : la population active sest rduite, passant de 90 millions en 2005 86 millions de personnes en 2013, avant lannexion de la Crime. La pyramide des ges rflte le changement de la composition de la population : le nombre de jeunes, en forte rduction, contraste avec

    35 Entretien Moscou avec un professeur de lUniversit dtat de Moscou, octobre

    2014. 36

    E. Mereminska, Emigranty novoj volny [Les migrs de la nouvelle vague], 1 novembre 2014, .

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    17 Ifri

    laugmentation constante de celui des retraits37. Pour les employeurs russes ou trangers en Russie, le manque de cadres qualifis reprsente une vive proccupation depuis le milieu des annes 2000.

    La Russie devance la plupart des pays de lOCDE par le nombre de diplms de lenseignement suprieur. Sil existe des filires dexcellence certaines datant de lpoque sovitique , la qualit moyenne des formations semble pourtant se dgrader fortement38. Dans un contexte de pnurie de jeunes , pour remplir les capacits dsormais excdentaires des universits, ces dernires sont moins regardantes sur le niveau des candidats. En durcissant les exigences lentre ou en renvoyant des candidats faibles, elles risqueraient de se priver de financements publics, qui dpendent du nombre dtudiants. Le corps enseignant a beaucoup vieilli depuis la chute de lURSS ; les contenus voluent lentement et le changement des mthodes denseignement est souvent cosmtique ; les scandales de corruption et de thses plagies secouent rgulirement la communaut universitaire russe. La qualit de la recherche et de lenseignement en sciences humaines et sociales est particulirement critique et lempreinte politique sy renforce39. En comptition pour les fonds budgtaires dans le cadre de diffrents programmes lancs, les recteurs duniversits font preuve dune loyaut exemplaire vis--vis des pouvoirs publics40. Luniversit a aussi cd linfluence de lglise orthodoxe russe : la cration de la chaire de thologie lInstitut des ingnieurs nuclaires (MIFI) et louverture dglises et de chapelles sur le territoire de certaines universits en tmoignent. Enfin, la rforme de lAcadmie des sciences, conduite brutalement en 2013 par le gouvernement dans le but de sparer les fonctions de recherche et de gestion, alimente les vllits dmigration plus quelle namliore ltat de la science en Russie41.

    Cependant, depuis le milieu des annes 2000, sest dvelopp en Russie un discours politique sur le besoin de prserver et de renforcer le capital humain : sur quatre projets prioritaires nationaux lancs sous la tutelle de Dmitri Medvedev en 2005 lun

    37 Le nombre de jeunes entre 15 et 19 ans sest rduit de 12,2 millions en 2005

    7,1 millions en 2013. Le nombre de retraits vari de 29,3 33,1 millions sur la mme priode. Rosstat, donnes en ligne sur la dmographie russe. 38

    T. Kastouva-Jean, Les universits russes sont-elles comptitives ? , Paris, CNRS ditions, 2013. 39

    L. Pipiya, Les transformations des sciences humaines et sociales en Russie , Revue internationale dducation, n49, dcembre 2008, p. 51-61. 40

    La dernire rencontre de Poutine avec lUnion des recteurs le 30 octobre 2014 en est un exemple flagrant. 41

    Voir sur le sujet : T. Kastouva-Jean, La rforme de lAcadmie des sciences de Russie , Regards de lObservatoire franco-russe 2014, Le Cherche-Midi, Paris, 2014, p. 145-147 et I. Dejina, Rforme de l'Acadmie des Sciences : quel avenir pour la recherche en Russie ?, Russie.Nei.Visions , ifri, n 77, mai 2014,

    .

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    18 Ifri

    portait sur lducation et un autre sur la sant. Certaines avances ont t constates (crations de nouveaux labels universitaires, augmentation des salaires des enseignants et des mdecins, cration du centre dinnovation Skolkovo et de laboratoires de recherche de niveau mondial, etc.), mais ces rformes restent inacheves et leur continuation hypothque par la crise actuelle et les nouvelles orientations politiques. Lanalyse de la structure du budget fdral pour 2013-2015 semble confirmer que les questions lies au potentiel humain ne sont pas prioritaires : si la part de la dfense nationale, de la scurit et du maintien de lordre saccrot dans les dpenses totales du budget (de 29,1 % de toutes les dpenses budgtaires en 2012 35 % en 2015) celles pour lducation et la sant publique se rduisent sensiblement (de 4,8 % 4,1 % et de 4,4 % 2,7 % respectivement pour la mme priode)42.

    Mix identitaire et mmoire historique

    Grande catastrophe gopolitique selon Vladimir Poutine, la disparition de lURSS a surtout reprsent une multitudes de petites catastrophes personnelles pour beaucoup de Sovitiques43. Des trajectoires professionnelles brises, des dsillutions subies, un systme de valeurs volant en clats du jour au lendemain : le niveau dimpopularit de Mikhail Gorbatchev en Russie, peru comme responsable de cette dbcle, tmoigne bien de ce traumatisme postsovitique. La nostalgie de cette poque, dont les souvenirs douloureux semblent sestomper au profit de ceux de lordre, de lgalit (en dpit des privilges de la nomenklatura) et de la grandeur internationale ne doit pas tre sous-value. En outre, les raisons de la chute de lURSS nont jamais t vraiment comprises et acceptes par les Russes : Egor Gadar, ancien Premier ministre russe sous Boris Eltsine, mettait en garde ds 2006 contre le danger des mythes sur un Occident perfide dont les dirigeants tratres auraient eu raison dune puissance solide et prospre44.

    Cette interprtation demeure largement prsente dans la conscience collective russe : fin 2014, 54 % des Russes regrettaient la disparition de lURSS, 55 % pensaient quelle aurait pu tre vite et 58 % croyaient un complot des lites ou de lOccident45. Effacer lhumiliation dune dfaite perue comme accidentelle et injuste telle

    42 Osnovnye napravleni budgetnoj politiki 2013-2015 [Les principales

    orientations de la politique budgtaire 2013-2015], . 43

    Des tmoignages poignants ont t soigneusement recueillis par Svetlana Alexievitch dans La fin de lHomme rouge , Arles, Actes Sud, 2013. 44

    E. Gaidar, Veimarskij sindrom [Syndrme de Weimar], Kommersant, 6 fvrier 2006, . 45

    Sondage du Centre Levada, 1 dcembre 2014, .

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    19 Ifri

    est la fibre sensible du peuple sur laquelle jouent les autorits russes. Comme lcrit Batrice Heuser, les relations de lOccident avec la Russie seraient sans doute fort diffrentes aujourdhui si le premier navait pas proclam sa "victoire" dans la guerre froide, mais clbr la fin, commune lEst et lOuest, de la menace constante dune Troisime Guerre mondiale aux allures dArmageddon nuclaire 46.

    Le caractre pacifique de la chute de lempire sovitique a frapp plus dun observateur. Le dsir de prserver la paix sociale na pas permis de mener un vritable travail de dsovitisation . Les lustrations, linterdiction du Parti communiste, la rorganisation du KGB, la condamnation des crimes du rgime communiste : rien de ce que prconisait Alexandre Soljenitsyne dans son essai politique Comment pouvons-nous amnager notre Russie ? (1991) pour librer la Russie de son pass sovitique na t accompli. Les statues de Lnine qui dcorent toujours les places centrales des villes russes et son mausole sur la Place Rouge sont les symboles visibles dun fonds historique qui savre ractivable en dpit des efforts des ONG comme Mmorial (menac de liquidation aujourdhui).

    Sous Vladimir Poutine, plusieurs symboles sovitiques ont t repris ou rhabilits, commencer par lhymne national et finir par les normes sportives (appeles GTO, prt pour le travail et le combat ) dans les coles et la dcoration par V. Poutine du marchal Yazov, lun des auteurs du putsch contre M. Gorbatchev en 1991 au moment o le monde entier clbrait la chute du Mur de Berlin. Le travail de rhabilitation de cette identit sovitique nempche pas la restauration parallle des symboles impriaux (la rhabilisation de la mmoire de la famille du dernier tsar ou des gnraux blancs comme Dnikine) ni le rapprochement du pouvoir politique avec lglise orthodoxe47. Par ailleurs, lide dun monde russe (Russkij mir) regroupant les compatriotes au-del des frontires nationales occupe une place centrale dans la politique russe : la Russie endosserait la responsabilit de dfendre des millions de Russes sur des terres dont certaines lui ont appartenu, y compris manu militari (en vigueur de la loi sur la Dfense de 2009 et la nouvelle dition de la doctrine militaire de 2014). Ce concept au relent dimprialisme au got des voisins de la Russie sest rvl trs mobilisateur dans la crise ukrainienne : il explique en grande partie le soutien de la population lannexion de la Crime et la politique dans lEst de lUkraine.

    46 B. Heuser, La paix comme but de guerre : une lente redcouverte , Politique

    trangre, n 2, 2014, p. 163. 47

    Sur la renaissance de lglise ortodoxe russe et ses liens avec les autorits politiques voir J. Garrard & C. Garrard, Russian Orthodoxy Resurgent : Faith and Power in the New Russia, Oxford, Princeton University Press, 2008, 326 p.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    20 Ifri

    Cest la Grande Guerre Patriotique (1941-1945) qui est devenue le pivot de ldifice mmoriel russe 48 : la victoire sur le fascisme, ce mal absolu, et les sacrifices quelle a exigs touchent au plus profond de la conscience collective du peuple russe, sa vision de soi et de son rle dans lhistoire europenne. Sous Vladimir Poutine, un travail actif sur la mmoire historique est mene dans une optique particulire : il aide alimenter lide de la grandeur de la Russie, renforcer le patriotisme, cimenter la socit russe tout en renforant la lgitimit du rgime actuel en linscrivant dans une perspective historique longue. La volont de protger cette mmoire en excluant toute interprtation diffrente de la lecture officielle sest traduite par la cration dune Commission contre la falsification de lhistoire au dtriment des intrts de la Russie (qui a exist en 2009-2012) et par ladoption dune loi mmorielle qui, notamment, pnalise les critiques lgard de laction de lURSS pendant cette guerre49.

    Sur le plan intrieur, la protection de cette mmoire dfend par ricochet celle du rgime stalinien et fait crotre la popularit de Staline lui-mme, en relguant au second plan les rpressions contre la socit. Sur le plan extrieur, on a pu observer dans la crise ukrainienne comment la rfrence directe aux dangers du fascisme en Europe la suite des vnements de Madan a servi dinstrument de lgitimation des dcisions politiques, de mobilisation de la socit et de stigmatisation des adversaires intrieurs et extrieurs.

    Ce mix identitaire postsovitique reste trs tourn vers le pass ; aucune vision nationale cohrente, consolidatrice et tourne vers lavenir na pu merger. Les individus et la socit baignent dans un mlange de symboles historiques et de discours impriaux, sovitiques, nationalistes, religieux, messianiques, conservateurs et consumristes la fois, que les autorits nhsitent pas instrumentaliser leurs fins. Aussi tonnant que cela puisse paratre les jeunes adhrent aussi au choix de la puissance pauvre que fait la Russie50.

    La conjugaison de ces lments aboutit lexacerbation du nationalisme russe et du sentiment anti-occidental, son plus haut niveau depuis la chute de lURSS. Comme lpoque sovitique, les tats-Unis sont la cible de la plupart des critiques des autorits russes : le discours de Vladimir Poutine devant le Club Valda en

    48 E. Koustova, A la recherche dune guerre perdue : la Premire Guerre mondiale

    dans la mmoire et les politiques de lhistoire russes , Note de lObservatoire franco-russe, n 7, octobre 2014. 49

    la diffrences des lois mmorielles en Europe, qui criminalisent les atteintes la mmoire des victimes de crimes commis par les tats, la mmoire que les lgislateurs russes se proposaient de protger tait celle de ltat sovitique . N. Kossopov, Une loi pour faire la guerre : La Russie et sa mmoire , Le Dbat, septembre-octobre 2014, n 181, p. 103-115. 50

    Voir sur les jeunes Russes T. Kastouva-Jean, Les jeunes Russes, "lost in stability" , Ramses 2014, Ifri/Dunod, Paris, 2014.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    21 Ifri

    octobre 2014 fustige tout la fois leur hgmonisme, leur irresponsabilit et leur non-respect du droit international. La Russie cherche dsormais incarner une alternative lOccident fonde sur les valeurs traditionnelles de la civilisation chrtienne, face un Occident peru comme amoral et dcadent.

    Une socit soigneusement quadrille

    Les autorits russes, hantes par le spectre dune rvolution orange , ont progressivement plac la socit sous un contrle trs troit. Un "quadrillage" a t men comme une "opration spciale" sur lensemble de la socit depuis les protestations sociales de 2011-2012. Rien nest laiss au hasard, aucun secteur, aucun segment de la socit 51, selon une sociologue proche du Kremlin. Le but est de consolider le soutien de la majorit conservatrice et de marginaliser la minorit de tendance dmocratique et librale. Les instruments utiliss sont la carotte (augmentation des salaires et des retraites pour le secteur public et les retraits, accs aux ressources, soutien administratif, diffrents privilges) pour les fidles et le bton (procs, arrestations, lois rpressives) pour les rtifs. Linfluence et les financements trangers sont limits par les lois sur les ONG et les mdias.

    Les institutions reprsentatives et les mcanismes dmocratiques comme les lections ne jouent gure plus quun rle dcoratif. Les filtres municipaux 52, les rgles rigides de lenregistrement des candidats et des listes et le projet de loi sur la suppression des lections des maires dans les grandes villes cherchent exclure du systme lectoral les candidats insuffisamment loyaux. Les lites sont dsormais brides : outre linterdiction davoir des comptes et actifs ltranger, des consignes seraient donnes des catgories de fonctionnaires de ne plus voyager ltranger. Les groupes les plus libraux dans lentourage du prsident semblent marginaliss. Les oligarques sont tenus par la crainte dtre dpossds de leurs actifs : lide de rviser les rsultats des privatisations des annes 1990, trs populaire chez les Russes, constitue une pe de Damocls, sans parler de l otzhim (reprise par la force) des actifs par des moyens bien plus brutaux. En labsence de contrle dmocratique et de sanction possible par les lections, un terrain favorable est cr pour les abus. La rcente arrestation de loligarque Vladimir Evtouchtchenkov a prsag de la perte de sa compagnie ptrolire Bashneft et a prouv que personne

    51 Entretien avec une sociologue Moscou, juin 2014.

    52 Besoin de recueillir des signatures des dputs municipaux pour se prsenter aux

    lections de maire.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    22 Ifri

    nest intouchable53. Enfin, les liens sociaux en Russie sont trs altrs : la corruption, les pratiques informelles qui remplacent les institutions54, labsence de justice indpendante rongent ce qui reste de forces vives dans la socit.

    Nettoy de tout contrepoids, le systme politique russe devient de plus en plus autoritaire, centralis et personnalis. Le prsident se positionne comme le seul arbitre capable de grer les problmes et les blocages, ce qui pose le problme de lvolution personnelle de Vladimir Poutine : la personnalisation du pouvoir multiplie les risques derreurs de jugement et de dcisions prcipites. Lasymtrie entre les mcanismes de prise de dcision Moscou et au sein des pays dmocratiques nen est que plus flagrante.

    53 Lancien banquier russe en exil A. Pougatchev affirme sans ambages quil ny a

    pas de proprit prive en Russie et que les oligarques ne sont que les serfs de V. Poutine. Financial Times, 8 octobre 2014. 54

    Sur la corruption et les pratiques informelles voir les travaux dA. Ledeneva, How Russia Really Works: The Informal Practices that Shaped Post-Soviet Politics and Business, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 2007, et Can Russia Modernise ? Sistema, Power Networks and Informal Governance, Cambridge University Press, 2013.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    23 Ifri

    La crise ukrainienne, reflet de ces tendances

    Lensemble de ces tendances lies la nature du rgime russe se sont cristallises lors du conflit ukrainien. Sur le plan scuritaire, cette crise a t perue comme porteuse dun triple danger : la perte de la base navale en Crime et lavance de lOTAN vers les frontires russes, une menace pour la scurit des populations russophones et, enfin, lexemple potentiellement contagieux dune rvolution sociale renversant un rgime corrompu.

    Juste avant la crise, la Russie a essay dobtenir de lUkraine un renoncement la signature de lAccord dassociation entre lUkraine et lUE. Des crdits et des tarifs avantageux pour le gaz ont t proposs en change au gouvernement Yanoukovitch. Il est probable que cette priorit accrue donne la subversion sexplique par le fait qu Moscou on ne croit plus lattraction conomique de lUnion eurasienne 55. En septembre 2014, la Russie sest impose comme troisime partie dans les ngociations entre lUkraine et lUE et a obtenu un droit de regard sur les modalits de ralisation de la zone de libre-change. Linsistance russe sexplique entre autres par les craintes de marginalisation conomique lies une perte du march ukrainien, la perspective dun chec du projet de lUnion eurasienne et la dstabilisation de ses moyens de transit nergtique vers lEurope occidentale.

    Enfin, lcrasante majorit de la socit russe a adhr linterprtation de la crise ukrainienne travers le prisme du retour du fascisme en Europe et des risques pour la population russophone. Aucune contestation de la politique russe en Ukraine na man dune socit saisie par un lan patriotique et en proie une intense propagande.

    Les perspectives de voir la question russe rsolue rapidement semblent irralistes. Premirement, les tendances dcrites qui taient luvre avant la crise ukrainienne laissaient penser quune confrontation entre la Russie et lOccident tait inluctable, tellement divergeaient leurs trajectoires de dveloppement et leurs interprtations sur plusieurs dossiers internationaux. Sujet sensible forte charge motionnelle, le dossier ukrainien sest avr particulirement clivant. Deuximement, la crise

    55 F. Thom, Poutine lheure de vrit , Commentaire, n 147, automne 2014.

  • T. Kastouva-Jean / Russie, volution intrieure

    24 Ifri

    a donn ces tendances une nouvelle vigueur. Frapp par les sanctions, le rgime se sent encore moins en scurit et risque de se crisper davantage sur le plan intrieur et global. Troisimement, rien ne laisse prsager linversion de ces tendances dans un avenir prvisible. Mme un dpart ventuel de Vladimir Poutine ne garantirait pas que le leader suivant ne soit pas tent ou forc de continuer la mme politique de confrontation avec lOccident pour atteindre des objectifs de politique intrieure et mobiliser la socit. Cette confrontation donne des arguments ncessaires pour justifier lautoritarisme du rgime, le renforcement du contrle bureaucratique sur lconomie et la restriction des droits civiques et des liberts politiques 56. Tant que la Russie narrive pas scuriser son avenir grce une conomie rellement comptitive, des institutions politiques modernes et efficaces et une socit civile responsable, elle sera guide par des rflexes dautodfense et proccupe de contrer lOccident. Il faut se prparer ce que la question russe redevienne de premire importance dans lagenda europen et international pour une priode durable.

    56 D. Trenin, Integraci i identinost. Rossi kak novyj Zapad [Intgration et

    identit. La Russie comme nouvel Occident ], Moscou, d. Evropa, 2006, p. 336.