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David ThomsonLes Français djihadistes

e livre raconte l’histoire des petits soldats dujihad français, ces adolescents qui ont apprisl’islam jihadiste sur Internet, loin des

mosquées et à l’insu de leurs parents. Au début de2014, selon les chiffres officiels, 700 Français ontrejoint la Syrie, souvent en famille, 250 sont au combat.Une vingtaine sont morts dont trois en réalisant uneopération suicide. Les plus déterminés d’entre euxdisent vouloir revenir un jour frapper le sol français.Toutes les histoires que j’ai recueillies l’ont été de labouche des jihadistes eux-mêmes.Ils s’appellent Yassine, Alexandre, Abu Nai’ïm,Clémence, éric, Omar, Souleymane… La plupart ontdécroché avant le bac, mais tous n’étaient pasdésœuvrés jusqu’à leur départ en Syrie. Beaucoupavaient même un travail et une famille aimante. Leurdénominateur commun est une intense activité surInternet, YouTube, Facebook et les réseaux sociaux.Je me suis toujours présenté à eux en tant que

journaliste, sous ma véritable identité. Pour des raisonsde sécurité et pour garantir leur liberté de ton, l’identitéde ces Français jihadistes a cependant été modifiée.Aller voir et rendre compte est la mission dujournaliste. En juger est le privilège du lecteur. »

David Thomson, 33 ans, est reporterau service Afrique de RFI. Il a couvert

la guerre en Libye et les révolutions arabesen tant que correspondant de France 24 et RFI.

Les Français jihadistes se prolonge sur le site www.arenes.fr © Éditions des Arènes, Paris, 2014ISBN : 978-2-35204-336-2 Éditions des Arènes27 rue Jacob, 75006 ParisTél. : 01 42 17 47 80arenes@arenes.fr

Cet ouvrage a été publié sous la direction éditoriale deLaurence Lacour, avec la collaboration d’Aleth Stroebel.La mise en pages a été effectuée par DominiqueGuillaumin (InFolio).La révision a été assurée par Nathalie Capiez.

À mes parents et à Isa.

Introduction

Ce livre ne raconte pas l’histoire desgrands chefs d’al-Qaida, mais celle despetits soldats du jihad français. Ceuxque la presse surnomme les « apprentisjihadistes » ou les « pieds nickelés » dusentier d’Allah. Ceux qui ne sont,parfois, que des adolescents auxquelsInternet a enseigné l’islam et l’amour dujihad, à l’insu de leurs parents et loindes mosquées de France. De jeunes

jusqu’au-boutistes conscients d’êtreextrêmement minoritaires au sein de lacommunauté musulmane française etdésireux de s’exiler pour recevoir unevéritable instruction religieuse etmilitaire. Au fil de mon enquête, je n’aijamais cherché à dénoncer leurs choixou leurs interprétations des textes saints.En observateur neutre, j’ai souhaitéretracer des parcours et racontercomment, et pourquoi, de jeunes hommeset femmes nés ou élevés en France ontpu devenir de fervents admirateursd’Oussama Ben Laden. Au point d’allercombattre en Syrie sous la bannièred’al-Qaida avec, pour certains, la fermeintention de revenir frapper le sol

français à la manière d’un MohamedMerah.

Au début de 2014, selon les chiffres du

ministère français de l’Intérieur, cephénomène du jihad en Syrie a atteint unseuil « inégalé » avec 700 Françaisconcernés 1 (résidents ou nationaux),dont 250 déjà au combat. Une vingtainesont morts, dont trois en réalisant uneopération suicide. Sur place, lesestimations des jihadistes eux-mêmesvarient entre 300 et 500 combattantsmunis d’un passeport français. Lors demon enquête menée pendant un an, j’enai recensé une centaine, dont unequinzaine de mineurs.

Cet ouvrage ne comporte aucune

information de source judiciaire oupolicière, monde avec lequel je n’aiéchangé aucun contact. Toutes leshistoires relatées l’ont été par lesjihadistes eux-mêmes, de façon brute etsans retenue. Par « jihadiste », nousentendons à la fois ceux qui sontseulement partisans de la cause commeceux qui pratiquent le « combat ». Tousont accepté de me parler dans uneconfiance mutuelle, obtenue grâce à montravail de correspondant en Tunisie et enLibye entre le début de 2011 et la fin de2013. J’ai rencontré les premiersFrançais partisans du jihad presque par

hasard, en Tunisie, pendant la réalisationd’un film pour Arte 2 consacré auxjihadistes tunisiens du mouvement Ansaral Charia (les partisans de la charia),classé sur la liste internationale desorganisations terroristes. Engagé auprintemps 2012, ce travail a duré plusd’un an. Dans les mosquées, au gré desopérations de charité ou desmanifestations violentes des jihadistestunisiens, de premiers contacts ont éténoués avec des ressortissants français etbelges désireux de rejoindre Ansar alCharia. Le fait d’avoir réussi à suivrecette organisation, par nature hostile auxmédias, m’aura servi derecommandation. En effet, les jihadistes

acceptent rarement le dialogue avec unjournaliste, a fortiori non musulman.Mon travail journalistique jugé« objectif » m’a ensuite permis demaintenir ce contact au cours d’uneannée supplémentaire, entre 2013et 2014, lors de rencontres dans descafés avec certains de ces jeunesFrançais décidés à rejoindre les rangsdes moudjahidin en Syrie. Grâce àInternet et aux réseaux sociaux, ce lienn’a jamais été rompu. Ainsi est né leprojet de ce livre. Sur la cinquantaine dejihadistes français avec lesquels j’ai étéen contact physique, verbal ouépistolaire, dix-huit ont accepté deraconter en détail leur vie, leur

croyance, leur philosophie et leursprojets.

Parmi ces dix-huit personnages

représentatifs, neuf sont des convertisissus du christianisme, Français « desouche » – de métropole ou d’outre-mer– et d’origine africaine subsaharienne.Les autres sont Français de culturemusulmane, mais aucun n’a reçu sonorthodoxie religieuse de ses parents,bien souvent désemparés. Leur pratiquede l’islam est presque toujours trèsrécente. Certains ont rejoint desmouvements jihadistes à l’étranger, troismois seulement après leur conversion.Tous sont de nationalité française, à

l’exception d’un résident d’originesénégalaise et d’un Belge wallon. Lamajorité a grandi en banlieue. Quelques-uns viennent de la campagne. Certainsont connu un contexte familialcompliqué, un passé psychologiquedouloureux. D’autres ont été épargnéspar ces difficultés. Une moitié d’entreeux traîne un passif judiciaire de petitedélinquance, voire de grand banditisme,mais l’autre moitié est totalementinconnue des services de police. Laplupart ont décroché avant lebaccalauréat, mais tous ne sont pasdésœuvrés. Au contraire. Beaucoupavaient un travail et une famille aimanteavant leur départ. À l’exception de deux

quasi-quadragénaires, leur âge oscilleentre 17 et 28 ans. Aucun n’a découvertl’islam jihadiste dans les mosquées ouen prison. Leur seul dénominateurcommun est Internet et la culture desréseaux sociaux dont l’arrivée aprofondément modifié les profils et lescodes du mouvement jihadiste français.Dix de mes dix-huit interlocuteurscombattent en Syrie, soit au sein deJabhat al-Nusra (al-Qaida au Levant),soit d’une faction rivale, l’Étatislamique en Irak et au Levant (EIIL). Audébut de l’année 2014, aucun n’est mortau combat.

En plus de multiples rencontres et

échanges spontanés menés pendant unan, en France et en Tunisie, tous lesentretiens formels depuis la Syrie ontensuite été réalisés grâce au logicielSkype. Les départs de jeunes Françaiss’opérant toujours à l’insu de leursproches, une interview au domicileparental s’avérait inconcevable. Nousnous rencontrions donc dans des lieuxpublics. Pour ceux ayant quitté leurfamille, j’ai moi-même préféré ne pasdisposer d’informations telles qu’uneadresse postale, un numéro de téléphoneou même une identité complète, pour nepas être soupçonné d’espionnage en casd’arrestation. Au cours de cette enquête,trois personnes, avec lesquelles

j’entretenais des relations, ont étéinterpellées et deux d’entre ellesincarcérées en France et en Belgique.

Ce travail repose, en tout, sur une

soixantaine d’heures d’interviewsmenées pendant un an, enregistrées etretranscrites pour respecter au mieux lespropos. Personne n’a été piégé. Je ne mesuis jamais fait passer pour un aspirantjihadiste, et me suis toujours présenté entant que journaliste, sous ma véritableidentité. En revanche, pour des raisonsde sécurité et pour garantir une certaineliberté de ton, les noms et même lessurnoms ont presque tous été modifiés.Rien de ce qui est reproduit dans cet

ouvrage ne l’a été sans l’accord desintéressés. Certains faits n’étant pasvérifiables de source indépendante, celivre n’a pas d’autre ambition que dedonner à entendre la voix de Yassine,Clémence, Souleymane, Éric, AbuNai’ïm, Omar, Alexandre, Mickaël et lesautres, et de saisir ce nouvel étatd’esprit jihadiste français.

1. Chiffres annoncés par François Hollande enconférence de presse, puis affinés par Manuel Vallssur Europe 1 en janvier 2014.

2. « Tunisie : la tentation du jihad », prix Ilaria Alpi2013.

« C’est l’islam qui nous a rendu notredignité parce que la France nous a humiliés. »

1

Tout quitter pour le martyre

– Allô, maman ! Salam alaykoum.Comment tu vas ?

– Ça ne va pas depuis que tu es parti.– Je sais, maman, je sais. Mais

soubahnallah (gloire à Dieu), avec letemps, les plus grandes souffrancess’effacent. Je m’excuse mais regarde,maman, je vais te lire un hadith 3 quej’ai trouvé aujourd’hui. Le compagnondu prophète Omar ibn Khattab, il a faitdes centaines et des centaines debatailles. Son rêve c’était comme moi,de mourir shahid (martyr). Mais Allahen a décidé autrement en le faisantmourir dans son lit. Dans ses dernièresparoles, il disait : « J’aurais voulumourir en martyr moi qui étais l’épéed’Allah et je meurs comme un chameaudans mon lit. » Tu vois, maman, ça veut

dire que c’est Allah qui décrète notremort avant même notre naissance. Etcela, que je reste à côté de toi ou quej’aille à l’autre bout du monde. Donc çasert à rien de vouloir me garder auprèsde toi.

– Mais en Syrie tu te jettes dans ledanger !

– Non, c’est pas ça. Bref, on va pasrentrer dans le détail, je t’ai déjà toutdit. Fais des doua (invocations) pourmoi. Tu veux mon bonheur, non ? Eh ben,mon bonheur, je suis en train de le vivre,c’est de partir combattre pour Allah etpour vous. Fais confiance à Allah, c’estça le vrai bonheur. Dis-toi que tu aspeut-être mis au monde et élevé la

meilleure génération de cette terre.Comme le Prophète a dit…

– Pourquoi tu ne nous écoutes pas ?– Maman, maman, je suis obligé de te

dire la vérité. Qu’est-ce que tu veux queje te dise ? Je ne fais rien d’autre de mesjournées que de parler de ça.

– J’espère que tu vas revenir.– Maman, ce n’est pas mon ambition.

Je t’aime de tout mon cœur. Tu es lafemme de ma vie. Mon amour, montrésor. Mais ça me fait de la peine de teparler parce que tu te mets tout le tempsà pleurer. Allez, je te fais des bisous, jet’aime.

Cet énième échange téléphonique entre

Yassine et sa mère en pleurs n’ychangera rien. Le jeune homme aspire aujihad depuis des années, et aujourd’huile voilà sur le point de concrétiser sonrêve. L’heure avait sonné une premièrefois en même temps que son téléphone,en 2011, un jour de désœuvrement, alorsqu’il traînait avec son ami Hamza. Aubout du fil, une voix lointaine, difficile àcomprendre. Dans un arabe au fortaccent afghan, un homme lui donne lesalut musulman avant de citer les nomsde deux de ses amis partis quelquesmois plus tôt de leur Seine-Saint-Denisnatale. En dépit de la mauvaise qualitéde la ligne, aux mots « shahidfissabililah » (martyr sur le sentier

d’Allah), Yassine comprendimmédiatement l’objet de l’appel. C’estun émir taliban qui lui annonce la« bonne nouvelle » : la mort de ses deuxamis, Abdel et Xavier, tombés enAfghanistan. Yassine se souvient d’avoirressenti une joie immense. « Dès qu’onm’a dit “ils sont morts”, j’ai crié “takbirAllah ouakbar !” (Dieu est le plusgrand) ! Je les enviais ! Demain si jesuis sur le champ de bataille et que jevois mon frère mourir devant moi, jevais aussi crier “Allah ouakbar !”. Lesgens ils vont se dire : “Mais il est foului ! Son frère il est mort et lui il estcontent ?” Mais oui je suis content.Parce que nous, on voit pas les choses

de la même manière. Nous, on aime lamort autant que les mécréants aiment lavie. Autant que l’alcoolique aimel’alcool. Autant que le fornicateur aimeforniquer. La mort, c’est notre objectif. »

« Il faut tout délaisser »

À leur arrivée au Pakistan, avant detraverser les zones tribalesmontagneuses de la frontière afghane,Abdel et Xavier avaient donné desnuméros de téléphone de proches àprévenir après leur décès. C’est laprocédure habituelle. Ils ne s’étaient pasexilés si loin, dans un environnementaussi hostile, sous les bombes de la

coalition, pour faire du tourisme.Ensemble, ils rêvaient de prononcer unedernière fois la profession de foi(shahada) en martyr de l’islam, l’indexpointé vers le ciel, en signe d’adoration.Dès la troisième mission, le tandemd’une vingtaine d’années fut exaucé ense faisant tuer dans un bombardementaméricain, après s’être entraîné dans uncamp du Waziristan, la zone tribale dunord-ouest du Pakistan. Plus tard, dansla liste des contacts à informer, leur émirtomba au hasard sur le numéro deYassine. À celui-ci revenait laresponsabilité de prévenir les parentsdes nouveaux martyrs. L’annonce de lanouvelle aux familles suscita des

réactions autrement plus douloureusesque celle de Yassine. « Aucune mèren’accepte la perte de son fils. Même sic’est pour la bonne cause. Elles necomprendront la vraie valeur de nosactes que le jour de la rétribution finale,au paradis. » Au lieu de dissuaderYassine, la tristesse des parents ne fitque renforcer sa détermination. « Mêmeles compagnons du Prophète ils l’ont dit.Aucun moudjahid ne partira avecl’approbation de ses parents. Car aucunpère ni aucune mère n’accepte l’idée deperdre ses enfants. Aucun. Mais Dieunous rassure en nous disant que toutecette tristesse, tous ces pleurs, le jour duJugement dernier, quand le père fuira sa

femme et ses enfants de peur qu’on luifasse des reproches, nous, en tant quemartyrs, on viendra vers eux. On leurdira : soyez apaisés. Si Dieu le veut,nous, nous intercéderons en votre faveurpour vous faire entrer au paradis. Etgrâce à nous, ce jour-là, toute leurtristesse et toute leur peine, elle seratransformée en joie et en rires. Et c’estça qui nous rassure au moment de partir.C’est comme ça qu’Allah voit notresincérité. C’est le délaissement de cebas monde. Il faut tout délaisser. Tout ceà quoi notre cœur est attaché. Tout ceque notre cœur aime : nos parents, nosenfants, nos épouses, nos biens. Y a unverset coranique qui dit “si vos épouses,

vos familles, vos biens vous sont pluschers que le sentier d’Allah, attendez-vous à ce que le châtiment arrive”. Et,nous, on veut pas attendre le châtiment. »

L’islam de France les révolte

Avant de rejoindre l’Émirat islamiqued’Afghanistan du mollah Omar, ses deuxamis avaient pris soin de taire leurprojet pour limiter les risques d’échec.Ni Yassine ni Hamza ne furent informésde leur départ au jihad. Mais dès leurarrivée au Pakistan, les deux apprentismoudjahidin avaient immédiatementappelé au quartier, pour les inviter à lesrejoindre. « Et ils nous ont dit : “Ça y

est ! Nous on y est ! Les frères si vousêtes chauds, venez ! Y a tout ce qu’il fautici !” Alors à partir de là, nous, on s’estmotivés entre nous. Mais on était desnovices à l’époque. On connaissait rienà tout ça. On a essayé de partir enAfghanistan. On a fait des projets. Ons’est organisés. J’étais déjà marié,j’avais un appart et je travaillais. Maisj’ai tout quitté, tout plaqué. Et finalementça n’a pas marché parce que moncompagnon de route, Hamza, il s’est faitattraper par la police. Ça n’a pas marchéparce que dans mon groupe, on n’étaitque deux, moi et lui. Et je me suisretrouvé seul ! » À vrai dire, Hamza n’ajamais été très vigilant. Après son retour

à l’islam, juste avant sa majorité, lesservices de renseignements françaisl’ont vite repéré. Il fréquentaitassidûment les mosquées de Belleville,de Couronnes et du XVIIIearrondissement de Paris, surveillées parla police. « En France, aucune mosquéene parle de jihad. Mais dans certaines,il y a des groupes de jihad qui seréunissent, sans prendre la parole. Versl’âge de 18 ans, quand Hamza s’est misà faire la prière et à fréquenter lesmosquées, il a connu beaucoup defrères. Ils étaient tous suivis par les RG,photographiés. Et quand on te voit enphoto dans un groupe, dans deuxgroupes, trois groupes, quatre groupes,

etc., on peut même penser que c’est toile leader ! Donc il a fait deux ans deprison pour rien. Ils l’ont pris pour unrecruteur ou je sais pas quoi. Quelqu’unqui lavait le cerveau des gens. » Depuis,Hamza a enchaîné les incarcérations. Lapremière fois, en raison de ses liensavec un groupe dont le leader projetaitd’assassiner une figure du Conseilfrançais du culte musulman (CFCM),institution considérée comme traître àl’islam. La deuxième, parce qu’il avaitfréquenté les jihadistes en Tunisie justeaprès sa libération, en dépit de soncontrôle judiciaire. Mais surtout, parcequ’il était proche d’un jeune Françaisarrêté au Mali en novembre 2012, alors

qu’il rejoignait al-Qaida au Maghrebislamique (AQMI).

Yassine, lui, a toujours échappé de peuà la police. Solitaire, il n’a jamaisfréquenté aucune mosquée et s’est tenuéloigné des « excités ». À ses yeux, enFrance, tous les lieux de cultemusulmans sont impies. Il ne s’y rendque pour la grande prière du vendredicar, selon lui, « il vaut mieux la faire engroupe. Mais quand j’entends ce quedisent les imams en France, j’ai mêmepeur que ma prière ne soit pas validedevant Dieu ». L’islam de France soumisà la tutelle de l’État le révolte. « Lesmosquées françaises pour moi, c’est pasdes mosquées. Il n’y a aucune liberté

d’expression. Ils nous laissent pastransmettre la religion telle qu’elle est.En gros, c’est un islam à la carte où ilsprennent ce qui leur plaît et ilsdélaissent ce qui ne leur plaît pas. Parceque c’est des gens qui veulent rester enFrance, les dirigeants de ces mosquées,ils se complaisent en France. Donc c’estnormal qu’ils ne parlent pas de jihad, deguerre, etc. Il faut que ça rentre dans lemoule de ce que veut la France. Àchaque fois qu’un imam parle de jihad,de polygamie, d’Israël ou d’Antéchrist,on le traite d’extrémiste et on l’expulse.Ça montre bien ce qu’attend la Francedes mosquées. »

Le jeune homme préfère donc s’isoler,sortant très peu. L’emprisonnementd’Hamza lui ôte le courage de partirpour l’Afghanistan. « Comme j’étaisjeune, fragile, avec pas beaucoup descience, même si je savais qu’il fallaitcombattre, seul, j’avais plus les cojones4. L’union fait la force et, seul, j’avaispas assez de cran. Je venais de memarier, c’était compliqué. Quand t’esdans cette atmosphère de jihad, t’esdans une paranoïa constante, tu sais plusà qui faire confiance, tu sais plus qui estton allié, qui est ton ennemi. Tu tedemandes si les gens que tu vasrejoindre nourrissent les mêmesambitions que toi. Donc la paranoïa

t’envahit et, au final, tu angoisses. »Alors Yassine reprend sa vie

routinière, ses horaires de bureau et sontravail de prothésiste dentaire à Paris. Ilretrouve sa femme, une Française « desouche » convertie qu’il vient d’épouserreligieusement. Entre la prière du soir etcelle de l’aube, il ne dort que deux outrois heures. Le jeune homme consacrel’essentiel de son temps libre àl’apprentissage de la religion surYouTube et Dailymotion grâce auxvidéos sous-titrées en français des émirsd’al-Qaida. C’est là, sur Internet, qu’ilfait la découverte de « la vérité, desvraies règles cachées de l’islam », tellel’obligation du jihad pour tout

musulman. Depuis ses velléités dedépart après la disparition de ses deuxamis dans les montagnes afghanes,Yassine n’a cessé d’entretenir ce projet.« Oui, ces deux frères qui sont tombésmartyrs en Afghanistan, ils nous ontdevancés, et en ce moment, ils sont là-bas au paradis en train de se demander :“Mais qu’est-ce qu’ils attendent lesfrères pour nous rejoindre ?” Donc onva dire qu’ils nous ont montré la voiepar leur courage. Et ils ont galvanisé noscœurs en n’étant plus parmi nous. Parceque c’étaient des gens comme nous, desconvertis comme moi, des jeunes de monquartier. »

L’allure de n’importe quel jeune

Yassine, qui se considère commeconverti même s’il est de culturemusulmane, affirme que son désir dejihad n’est pas motivé par la haine. Aucontraire. « C’est écrit dans le Coran. Lecombat est quelque chose que nos âmesrépugnent. On y va mais ce n’est jamaispar plaisir. Toute la démarche, si elle estnourrie par la haine, elle est gâtée. Çaveut dire que, même devant Dieu, elle nesera pas acceptée. Toute notre démarchen’est qu’amour. Amour, ça veut direamour pour les gens qui sont ignorants,qui ne savent pas la vérité, amour pourles gens qui sont persécutés, amour pour

notre famille. Amour pour Dieu, amourpour notre religion. Amour pour notreProphète et tous les prophètes révélés. »Né en France de parents marocains,Yassine affirme n’avoir jamais cultivéde ressentiment envers son pays. Maisce pays l’a vu grandir sans vraiment luidonner toutes les chances de s’intégrer,comme il le désirait pourtant à uneépoque de sa vie, sa périoded’ignorance, la jahiliya 5 comme il lanomme aujourd’hui : « On est nés entredeux cultures : en France, on nousappelle les enfants d’immigrés. AuMaroc, on nous appelle les enfants del’étranger. On est une générationdéracinée, sans repères. Nous en France

au début, on avait cette envie des’intégrer. Moi, j’avais tout ce qu’un filsd’immigrés peut espérer. Et malgré ça,le fait que nous soyons arabes et qu’onvienne de banlieue, ça mettait desbarrières. Au début on ne comprenaitpas mais aujourd’hui on comprend. Cars’il n’y avait pas eu ces barrières, il sepeut que nous aurions été mécréants. Ens’investissant dans ce monde, en ayantété les égaux des Français, il se peut quenous n’aurions même pas été chercherplus loin. Alors que nous, aujourd’hui,c’est l’islam qui nous a donné notreidentité. Notre identité c’est l’islam etelle est sans frontières. Et c’est ça laforce du schéma de Dieu. C’est un retour

à la religion qui vient d’un acte et d’unedémarche personnelle. Non pas pourplaire à nos parents ou pour plaire ausystème. Non. C’est une démarche quivient de nous-mêmes seulement pourplaire à Dieu. C’est l’islam qui nous arendu notre dignité parce que la Francenous a humiliés. »

Malgré ce sentiment d’humiliation etson adhésion au jihad, Yassine assuren’avoir jamais envisagé de commettredes attentats contre des civils sur le solfrançais. « Moi déjà, je ne tue pas lesinnocents. Si on me dit, là-bas, y a unebase américaine, va te faire exploser, j’yvais. Si c’est une cible militaire oui, detoute façon, l’objectif c’est de mourir,

donc oui. Que tu te manges une balle ouque tu te fasses exploser dans uneopération martyr 6, la mort reste la mort.Donc après c’est juste un détail. Mais leProphète Il a dit, vous ne levez la mainque contre ceux qui lèvent la main contrevous. Ça veut dire un vieillard, unefemme, un enfant, un passant qui faitjuste que passer son chemin tu seraisinjuste de le tuer alors qu’il ne t’a rienfait. Quand tu es en état de guerre, il fautque ton ennemi sache que tu es en état deguerre avec lui. C’est vrai, on dit laguerre c’est la ruse, mais il y a deslimites à la ruse. C’est comme si moi jemarchais dans la rue et quelqu’un me

plante un couteau dans le dos. Moij’appelle ça de la traîtrise. »

Aux yeux de Yassine, le jihad doit se

mener sur le champ de bataille. Et c’estfinalement à l’été 2013, à 26 ans, qu’ilva concrétiser son ambition. Le jeunehomme habite désormais un studio dansle XVIIIe arrondissement de Paris. Leloyer est élevé mais il dit gagner près de2 500 euros par mois en fabriquant à lachaîne, sur des moules en plâtre, desarmatures métalliques pour des renfortsde dentiers. Après son école deprothésiste dentaire, il s’est bien insérédans la vie active. Rien, dans sonapparence, ne trahit le feu intérieur du

jihad qui le consume en permanence.Son allure ressemble à celle den’importe quel jeune de banlieue. Lecheveu très court, la barbe rasée deprès, jean et baskets. Sa tenue nerevendique rien de son islamisme. « Jepasse inaperçu, je reste pas dehors. Moima vie, elle est simple. Métro, boulot,dodo. Ma famille et ma religion. Toutsimplement. » Grand, athlétique,avenant, Yassine s’autorise même àfumer dans la rue. Tabac et haschischsont les dernières scories de sa vied’avant dont il peine à se défaire. Maisau fond, cette addiction l’arrange bien.En théorie, l’islam interdit la cigarette,mais le jeune homme ne tient pas à se

faire remarquer. Et lorsqu’il s’agit deruser pour dissimuler ses intentions,fumer peut devenir licite. Poli, affable etsouriant, Yassine plaisante souvent dansun accent de banlieue. Si certains de sesamis sont tombés dans la petitedélinquance, lui assure être inconnu desservices de police. On vient même de luiproposer un travail difficile à refuser.Fort de ses dix années d’expérience enprothèse dentaire, une société émiratielui a fait une offre : s’installer pendantdeux ans à Dubai pour former desapprentis à la technique du grattage decouronnes, bridges, et autres châssismétalliques pour un salaire avoisinantles 5 000 euros par mois. « Je me suis

dit, là, Allah est en train de tester masincérité. Est-ce que je vais choisir leluxe et ce bas monde, ou bien je vaisrester sur son sentier alors que je suisdéjà en train de tout quitter pour Lui. Jesuis resté sur ma position j’ai dit “ons’en fout”. On part. Et tout ce que tudélaisses par amour d’Allah sur sonsentier, Allah Il le remplace par quelquechose de meilleur et c’est là où tu voista conviction. » Car cette proposition setélescope avec un autre projet qui lehante depuis des mois : partir pour laSyrie, que Yassine préfère appeler leSham 7, et où, selon l’Onu, la guerrecivile a déjà provoqué plus de 100 000morts en deux ans.

Combattre l’armée des « croisésfrançais »

Au cours de l’été 2012, Yassine avaitd’abord songé au Sahel pour rejoindreal-Qaida au Maghreb islamique. Lesmoudjahidin venaient de conquérir lamoitié nord du Mali face à une armée endéroute. À Bamako, ses officiersputschistes bataillaient plus pourconserver le pouvoir politique que sur lefront. En face, les jihadistes, enrichisgrâce au butin des otages occidentaux,s’étaient lourdement armés dans lesarsenaux libyens du colonel Kadhafidéchu. En deux mois à peine, ils firenttomber une à une les villes du nord. Les

candidats français au jihad virent danscette marche triomphale la preuve de lavolonté d’Allah. Très vite, des vidéosde propagande montrèrent avec quel zèleles moudjahidin, tout juste descendus dumassif de l’Adrar qu’ils occupaientdepuis la fin de la guerre civilealgérienne, firent appliquer la charia laplus pure. Rapidement, les tribunaux etla police islamiques bannirent musique,alcool, cigarettes, et exigèrent desfemmes le port du voile au nom de lapudeur. Puis, pendant un an, leschâtiments corporels furent appliquéssans laxisme. Des coups de fouet àl’amputation d’une main, d’un pied, oudes deux, jusqu’à la lapidation des

couples non mariés ou adultérins, desvoleurs, ou de simples contrevenantshabitués à un islam soufi ouest-africain.Tous furent châtiés conformément auxprescriptions de la loi divine. Et tout, ycompris les exécutions publiques, a étéfilmé par les organes médiatiques dechaque groupe et diffusé sur Internet.Ces vidéos, qui n’épargnent aucundétail, ont suscité des vocations, commecelle de Yassine.

Toutefois, gagner le Mali n’était pas

chose aisée. Moins d’une dizaine deressortissants français y sont parvenus.Le pays est enclavé. Le chemin vers cejihad sahélien, complexe. Certains

volontaires ont tenté de le rejoindre enpassant par la Tunisie. « Mais àl’époque il y avait trop d’attente à Tunis,les frères là-bas me rendaient fou », sesouvient un autre Français, converti,candidat déçu par cette piste. Et surtout,à partir de Tunis, l’expression« parcours du combattant » prenait toutson sens. Après obtention du feu vert auMali, il fallait souvent rejoindre laLibye pour y suivre un premierentraînement avant de partir vers Gao,Kidal ou Tombouctou. D’autres onttraversé clandestinement la très poreusefrontière tuniso-algérienne. Certains sontpassés par le Maroc et même par lelointain Soudan pour finir au Mali. Plus

simplement, quelques Français ont prisun vol direct pour Dakar ou Bamako. Delà, des bus assuraient la navette entre lenord et le sud jusqu’à l’interventionmilitaire française. Dans l’entourage deYassine, deux Français tentèrent ainsi,avant d’être interpellés, de gagner lenord du Mali pour combattre l’arméedes « croisés français ». L’un d’eux,pourtant sous contrôle judiciaire enFrance, fut arrêté par les autoritésmaliennes juste avant de passer au nord,muni d’un faux passeport au nom deKhalifa. Ce détail amuse encoreYassine. « Khalifa en français ça veutdire “califat islamique” mon pote ! Çaveut tout dire ! » Quoi qu’il en soit, au

moment où les forces spécialesfrançaises lançaient l’assaut sur lesjihadistes du Sahel, Yassine ne pensaitdéjà plus au Mali. Un jihad « plussimple et prioritaire » lui tendait lesbras en Syrie.

3. Les hadith sont les dizaines de milliers de paroles,d’actes et de jugements attribués au Prophète et

rapportés après sa mort par les compagnons. Lesrecueils de hadith complètent le Coran pour former laSunna, d’où le nom d’islam sunnite. Mais laclassification, le degré d’authenticité et l’interprétationde chaque hadith font l’objet de débats séculaires quine sont pas encore tranchés aujourd’hui entre lesgrands savants de l’islam sunnite.

4. En espagnol, cojones signifie « couilles ».5. Dans la Coran, la jahiliya correspond à la

période d’idolâtrie « pré-islamique » de La Mecqueavant que le Prophète et ses compagnons n’yinstaurent la religion d’Allah. La plupart des jihadistesfrançais, dont la pratique de l’islam est souvent récenteou tardive, identifient ainsi leur vie d’avant, à cettepériode préislamique de La Mecque et de ses habitantsau VIIe siècle, dite de « l’ignorance », avant ladécouverte du message divin.

6. Les jihadistes ne parlent jamais d’attentat suicidemais d’opération martyr, le suicide étant interdit enIslam.

7. Le Sham ou Bilad al Sham correspond à larégion appelée Levant en français. Elle englobe la

Syrie, mais aussi le Liban, la Jordanie, la Palestine etune partie de l’Irak, voire de la Turquie pour certains.

« Le Prophète nous a dit, même si vousdeviez aller là-bas en rampant nus surla neige, vous devez le faire. Quiconquemeurt martyr là-bas, il sera le meilleurmartyr de toute la Création. »

2

Un crédit conso pour le jihad

Dans l’histoire contemporaine,plusieurs terres de jihad ont déjà attirédes Français : Afghanistan, Pakistan,Ouzbékistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak,Yémen… Mais jamais dans uneproportion comparable à la Syrie. PourYassine, c’est la terre « la plusauthentique. Dès que j’ai eu lesinformations sur la priorité du Sham, leMali a disparu de ma vue ». Le Sham,« lieu de l’ultime rassemblement », il enrêve du soir au matin jusqu’àl’obsession, seul, parfois en larmes,devant son ordinateur. Des heures et desheures passées sur Internet à s’abreuverde vidéos de propagande des groupesarmés islamistes et des atrocités

commises par les forces du régime deBachar el-Assad. Le Web diffuse denombreuses compilations de tous lesécrits sacrés mentionnant la Syrie,interprétés de manière à en faire « labase du jihad sur terre 8 » qu’il fautlibérer du joug des alaouites présentéscomme « plus mécréants que les juifs etles chrétiens 9 ». Tous les membres decette branche du chiisme, dont est issuBachar el-Assad, sont aux yeux desjihadistes sunnites des apostats àexterminer. Pour Yassine, la lecture duconflit est simple : en Syrie, desmusulmans sont massacrés par deschiites, déviants par essence, ce qui enfait une terre de jihad obligatoire.

D’autres raisons expliquent pourquoi

la Syrie focalise l’attention desjihadistes du monde entier comme aucunautre pays auparavant. Celui-ci estlittéralement perçu comme la terre derenaissance du califat islamique, disparudepuis le démantèlement de l’Empireottoman à la fin de la Première Guerremondiale. Pour Yassine comme pourtous les autres partisans d’al-Qaida, laSyrie est l’actuel théâtre d’une prophétieapocalyptique mondiale annoncée parles textes saints : « Dans le Coran, leProphète nous a parlé, parlé et parlé duSham, terre bénie. Il nous a expliqué quela guerre là-bas, c’est un des grands

signes du retour du califat. Le Sham seral’étincelle du brasier qui rallumera lecalifat. » La Syrie revient en effet dansde nombreux hadith. « Le Prophète adit : “Viendra une période où desgroupes combattront en Irak, au Yémen,et au Sham.” Et les compagnons ontdemandé au Prophète : “Si nous sommesvivants encore à cette période, où nousconseilles-tu d’aller ô Prophète ?” Etle Prophète leur a dit par trois fois :“Allez au Sham, allez au Sham, allez auSham ! Parce que c’est une terrebénie.” Tous les prophètes sont allés auSham ! Tous sans exception ! C’est uneterre bénie couverte par les ailes desanges d’Allah. »

Les sept faveurs du martyr

Le jihad en Syrie, perçu commeannonciateur de la fin des temps et duretour du Messie sur terre, s’inscrit enplus dans une vision eschatologique del’histoire. Pour les jihadistes, la chuteespérée du président syrien Bachar el-Assad ne sera qu’une étape dans lecombat menant à la proclamation, aumoins pour un temps, du califatislamique, garant d’une chariaauthentique. Mais surtout, son émir seraun élu, ni plus ni moins que l’envoyé deDieu sur terre : le Mahdi, dernier imamet descendant du Prophète. Aux yeux desjihadistes, la venue du Mahdi doit

précéder le retour sur terre du prophèteIssa (Jésus), lui-même annonciateur del’Apocalypse après sa victoire contrel’Antéchrist (Dajjal). Et beaucouppensent, comme Yassine, que le Mahdiémergera des légions jihadistesactuellement au combat en Syrie. « Maisil ne sera pas tout de suite révélé et lui-même ne saura pas qu’il est le Mahdi.Allah le préparera en une seule nuit. Laveille de sa préparation, le Mahdi sedira de lui-même qu’il n’est même pasdigne d’être un musulman. Et sa missionsera l’instauration du califat au Sham.Ensuite, avec son armée, ils iront enTurquie pour conquérir Constantinopleet puis ils iront reconquérir Jérusalem.

Ils libéreront la Palestine et l’Occidentdira d’eux qu’ils sont une arméeinvincible. » Yassine n’est pas certaind’être témoin de son vivant de cetteprophétie. La bataille s’annonce longue,préfigurant selon lui une TroisièmeGuerre mondiale. « Quand on va aller auSham, on va perdre la première bataille.On va perdre et on le sait parce qu’unefois que le régime de Bachar sera mis àplat, il y aura l’instauration du califat ouen tout cas une tentative d’instaurationdu califat. Et ça, l’Occident,l’Amérique, l’Otan, Israël, la Chine et laRussie ne l’accepteront pas. Donc c’estlà où le hadith deviendra authentique,quand il explique que le Prophète a dit

que les musulmans du Sham serontattaqués par quatre-vingts étendards.Sous chaque étendard, il y aura douzemille hommes contre nous. Et ce seral’affrontement final. L’affrontement entrele mensonge et la vérité, entre le nouvelordre mondial et le califat. » Selon lescroyants, cet affrontement entrepuissances mondiales se produira dansun an, un siècle ou un millénaire, et enSyrie, avant de conduire à la fin dumonde. À cette heure apocalyptique,seuls accéderont au paradis les« véridiques » qui auront combattu ausein de l’armée du Mahdi. Les autresseront voués à l’enfer.

Dès le jour où Yassine a tenu pourindiscutable cette prophétie découvertesur Internet, mourir au combat en Syrielui est apparu d’une urgence absolue.« Le Prophète nous a dit : “Même sivous deviez aller là-bas en rampant nussur la neige, vous devez le faire.” Etquiconque n’y va pas, Dieu ne luipardonnera jamais. Mais quiconque yva, Dieu lui pardonnera tous ses péchés.Quiconque meurt martyr là-bas, il serale meilleur martyr de toute la Création.Pour moi l’idéal, ce serait même de meprendre une balle en pleine tête dès lepremier jour parce que le paradis nousdémange. Et le martyre, c’est un accèsVIP pour le paradis. » Yassine a tout

appris par cœur, convaincu que « lesâmes des martyrs vivront à l’intérieurd’oiseaux verts qui seront dans leslampes, accrochées sur le trône d’Allah.Ils rôderont librement dans le paradis etregagneront leurs lampes le soir. LeProphète, en citant les sept faveurs dumartyr, a dit : il sera pardonné dès quela première goutte s’écoulera de sonsang. Il sera protégé du châtiment de latombe. Il verra sa place dans le paradisau moment de sa mort. Il sera épargné dela peur le jour du Jugement dernier. Unecouronne de dignité contenant desdiamants étincelants sera placée sur satête. Chacun d’eux deviendra plusprécieux que cette vie et que tout ce

qu’elle contient. Il aura soixante-douzefemmes au paradis. Et il lui sera permisd’intercéder pour soixante-dixpersonnes de sa famille qui étaientvouées à l’enfer. De plus, la douleurressentie par un martyr au moment de samort sera extrêmement réduite. Commes’il avait été piqué par un moustique ».

Yassine attend aussi de son martyre

qu’il lave les péchés de sa vie d’avant.« Moi j’ai tellement fait d’erreurs dansma vie, j’ai tellement été ignorant etinsouciant que je me dis, mon cas il estcritique. » Car dans sa vie antérieure, ilgoûtait plus le rap et la fête que l’islam.Le jeune homme n’a aucun grand crime à

son actif, simplement les mœursdissolues de son adolescence enbanlieue. Issu des cités de Seine-Saint-Denis, il aimait rapper, flamber, faire lafête, boire, fumer et multiplier lesconquêtes. « Parce qu’on a eu uneéducation quasiment française. On avécu comme les Français. On allait àl’école française, on sortait, on buvait,on fumait, jusqu’à il y a pas longtemps.Mais dans notre cœur il y avait toujoursl’islam. Même égarés on savait quel’islam avait plus de valeur que notremère. » Ses parents ont émigré du Marocdans les années 1980 et lui ont donnéune éducation religieuse très classique.Yassine fréquente l’école coranique

comme d’autres vont au catéchisme.« L’islam oui, mais un islam light. Dugenre je suis pieux mais je fais descrédits pour bâtir ma maison au bled,alors que c’est considéré comme illiciteen Islam. Ou à dire, la Syrie c’est pasmon pays, donc c’est pas mon problème.C’est ce nationalisme qui a tué lacommunauté. La seule nationalité dumusulman, c’est sa foi ! » Jusqu’à ses 18ans, sa pratique est peu rigoureuse, voireinexistante. Dans cette période« préislamique », sa foi fluctue loin detout ascétisme. « Bien sûr moi j’étais unmec de la dounia 10. Je sortais en boîte,je buvais de l’alcool. Un mec de ladounia ça veut dire un mec qui s’est

appesanti sur terre sans penser à sa vieaprès la mort. Quelqu’un qui pense queson paradis est ici-bas, et qui voit toutuniquement avec l’œil du matérialismeet pas de la spiritualité. Avant je pensaispas à après. C’était l’instant présent quicomptait. Mais aujourd’hui j’ai toutlâché. »

Éliminer le rap

Le « déclic » de cette renaissancespirituelle fut la mort de ses deux amisen Afghanistan, mais aussi son premiermariage. « À la base c’est uneFrançaise, une convertie, 100 %française. Elle était déjà convertie

quand je l’ai rencontrée. Mais convertieà l’islam de France. Mais bon, qu’uneFrançaise se convertisse, c’était déjàénorme, un bon début. » Les amoureuxse fréquentent pendant trois ans, avant de« se mettre en conformité avec les loisd’Allah » et de se marier religieusement.Pas question de contracter un mariagecivil à la mairie ou même à la mosquée« comme des mécréants ou des fauxmusulmans de France ». « On a fait unmariage religieux. Parce que, déjà àl’époque, je ne reconnaissais pasl’autorité de la mairie, du taghout 11. Etmême à cette époque où pourtant j’étaispas encore à fond dedans, j’étais déjàcontre ça. » L’influence de sa femme a

peu compté dans l’évolution de sa foi.Mais le simple fait de se retrouver encouple lui offre une stabilité nouvellequi le détourne des plaisirs terrestres.« Parce que, avant de me marier, jesortais juste pour trouver des filles.Mais une fois que tu as ta femme, tousles éléments pour trouver ça, ils sautent.À partir de là je me suis concentré, jeme suis mis à lire, je me suis mis àregarder des vidéos sur Internet, àécouter les prêches d’Oussama BenLaden, parce que j’entendais souventparler de Ben Laden mais personnem’expliquait ce qu’il disait vraiment. Onnous disait juste “c’est un terroriste”.Mais quand j’ai écouté ce qu’il disait

c’était sincère, cohérent, logique etvrai. » Yassine s’est donc convaincuseul du bien-fondé de cette conceptionde l’islam tandis que sa famille a toutessayé pour l’en détourner. Comme toutbon jihadiste, il cherche alors à devenirune sorte d’étranger (ghuraba) aumonde terrestre pour se libérer de sesplaisirs.

Il commence par éliminer le rap

suivant un précepte de l’islam qui, selonlui, interdit la musique. « Avec le temps,je me suis rendu compte que cettemusique, ça décrédibilisait notrediscours. On nous faisait passer pourdes guignols. Avec des maisons de

disques qui étaient là pour nousmanipuler. Dès qu’on avait uneproposition d’une major ou quoi, c’étaitpour qu’on parle de la drogue ou de larue, qu’on traite les femmes comme desputes. On nous disait “oui c’est vrai tuas du talent, tu as un bon flow 12, mais onveut pas que tu parles de ça. Tu veuxpercer, oublie ta religion, désintègre-toi,parle de la street, de la violence, disque tu deales”. Mais c’est pas ma vieça ! J’ai jamais dealé, volé ou agresséquelqu’un de ma vie. » Un temps,Yassine se laisse pousser les cheveux etla barbe, puis opte finalement pour uneapparence plus discrète. Sa femme et luimènent une vie paisible pendant

plusieurs années, jusqu’au moment où seprésente une opportunité pour rejoindreun groupe islamique armé en Syrie.

À la banque chaque matin

Sa femme aurait aimé l’accompagneren Syrie mais ne trouve pas la forced’abandonner sa mère, malade. Yassine,lui, est déterminé. Prêt à tout lâcher.Malgré l’amour qu’il porte à sonépouse, il commence par divorcerreligieusement. L’appel du jihad est plusfort. Il démissionne ensuite de sontravail, prétextant avoir accepté l’offrede Dubai. Quelques jours plus tard, illibère son appartement et revient

s’installer chez sa mère. Le fils tente dedissimuler son projet, mais ses parents,connaissant l’idéologie qui l’anime,finissent par s’alarmer de tous ceschangements. Son père, sa mère et sonfrère aîné conjuguent leurs efforts pourle dissuader de partir.L’incompréhension des siens est totale etle rend malade. Il perd l’appétit etplusieurs kilos. La pression familialemanque de le faire flancher. Mais cettefois, pas question de renoncer. À ladifférence de ses premières tentativespour l’Afghanistan ou le Mali, celle-cisera mieux organisée. Au moment desadieux à ses proches, Yassine craintd’être paralysé par l’émotion. Alors il

quitte Paris à leur insu, pour unepremière étape en région lyonnaise.Derrière lui, de simples poèmesannoncent à ses proches son départ pourla Syrie. Dans les Bouches-du-Rhône, ilrejoint un appartement collectif oùhabitent deux amis français d’originemarocaine et leur famille, rencontrés surInternet. Tous ont décidé de se regrouperavant de s’envoler ensemble pour laSyrie.

Ces deux autres aspirants moudjahidin

partent, eux, avec femme et enfants.Yassine, désormais célibataire, se voitproposer un remariage avec une sœur,également divorcée et volontaire pour le

jihad en Syrie. Mais pour partir, il luifaut un mari. Tout juste séparéreligieusement de sa première femme,Yassine ne connaît la prétendante quedepuis quelques heures, mais acceptel’union sans hésiter. « Un frère me l’aprésentée et il m’a dit “voilà cettefemme-là elle est prête à partir au Shammais il lui faut un homme parce que lesfemmes elles peuvent pas partir seules”.Al hamdulillah (grâce à Dieu) ça va. Jel’ai rencontrée, ça se passe super bien.Elle est plus âgée que moi de dix ans.Elle a déjà deux enfants. Deux filles,mais tout se passe bien. Ça va êtresimple. Y a aucune complication enIslam mon frère ! Allah nous facilite

tout ! » Une seconde noce, là aussi sansmairie ni mosquée. La cérémonie dequelques minutes se tient dans cetappartement collectif, avec un frère enguise de tuteur légal pour la mariée etdeux autres témoins pour lui. Une fois lachose réglée, Yassine s’en retourne auxquestions financières qui le préoccupentdavantage. Car le jihad en Syrie, avecen plus une famille à charge, est uninvestissement.

Avant de partir, pendant une semaine,

Yassine se rend chaque matin à labanque pour vider ses comptes. En tout,à peu près 10 000 euros d’économiesaccumulés grâce à son travail de

prothésiste dentaire. Mais le futurcombattant peut aussi compter sur lasolidarité entre musulmans. Tout lemonde ne peut pas partir au jihad, maischacun peut y apporter sa contributionfinancière qui vaudra rétribution dansl’au-delà. Cela s’appelle « faire le jihadavec ses biens ». « Allah Il tient sespromesses quand Il dit que sur sonchemin il y a sécurité et abondance. J’aijamais vu autant d’argent de ma viealors que je ne travaille plus. Maisaujourd’hui je travaille pour Allah etc’est Allah qui me paie parl’intermédiaire des frères, des aides, del’argent qui vient de partout, monfrère ! » En effet, depuis l’annonce de

leur départ au jihad, les dons de leursfrères de religion leur sont envoyés detoute la France et même de l’étranger.L’argent liquide arrive par mandat deBelgique, de Suisse, et mêmed’Allemagne et de Hollande. Internetactive le bouche-à-oreille. Certains vontjusqu’à leur envoyer des carnets dechèques vierges avec leur pièced’identité. « Ils nous disent, faites-en ceque vous voulez, nous après, ondéclarera ça volé ! » Mais le filon leplus rentable reste encore le ghanima,c’est-à-dire le « butin de guerre ».

Prêter allégeance en Syrie

Dans les textes saints, le butin s’inscritdans la tradition des razzia du Prophète,strictement codifiées. Ces règles,Yassine et son équipe les ont, une fois deplus, interprétées à leur façon, en ciblantd’abord les organismes de crédit à laconsommation tels Sofinco et Cofidis,bailleurs bien involontaires du jihad enSyrie. Ces jeunes gens ressententd’autant moins de scrupules que cesétablissements bancaires ont pousséleurs familles au surendettement à coupsde « crédits conso » répétés, un jourpour un nouveau canapé, un autre pourun écran plat. Ainsi s’applique la loi dutalion, œil pour œil, dent pour dent.L’arnaque est d’une simplicité

désarmante. « On est associés avec desfrères qui ont une société et donc ils ontplus de facilités. On fait des emploisfictifs, avec des fausses fiches de paie,on grossit les salaires, et on ouvre descomptes dans des banques différentes.Comme ça, on lance toutes lesprocédures en même temps. On multiplieles crédits. On prend le liquide et c’estbon, après on part ! C’est ça le butin deguerre. Et ça c’est halal tu vois ! » Làencore, ce sont ses lectures sur Internetqui soutiennent que ce n’est pas du volcar « il est permis de prendre les biensdes mécréants pour un but lié au jihad 13 ». Et pour se financer, le groupeachète aussi, en leasing, des véhicules

de luxe, des 4 × 4, revendusimmédiatement à bas prix. Au bout ducompte s’accumulent les liasses degrosses coupures en euros que Yassinefilme et photographie, dispersées sur lesol de l’appartement. « Après on en faitune vidéo pour les frères qui savent pascomment faire pour le départ, comments’organiser. On filme toute notreorganisation, on prend les billets enphoto pour les motiver, pour leurmontrer qu’Allah Il tient ses promesses.Après je vais mettre tout ça en lignequand je serai au Sham, quand je seraien sécurité parmi mes frères hors-la-loi. » La somme constitue une caissecommune distribuée à parts égales entre

chaque membre du groupe. Le butinservira à financer l’installation et la viequotidienne en Syrie de chaque famillede combattant, pendant au moins un an.

Le voyage débute, comme pour

n’importe quel touriste, par uneréservation en ligne. « Pour être moinsgrillé », le groupe se divise en troisentités qui décolleront séparément deParis, chacun, en famille, avec femme etenfants. « T’imagines si on part enéquipe à l’aéroport ? En plus par laTurquie ça fait chelou. On est tous enmode occidental. Et on part avec desbillets aller-retour. Avec réservationsd’hôtel, tout. Locations de voiture, tout,

tout, tout. Ah oui c’est la clandestinité.On est obligés de se camoufler. On n’apas le choix. Si on pouvait se déclarer,on se déclarerait. Mais la cause estbonne et qu’Allah aveugle ceux quiveulent nous arrêter. Dieu est capable detout. Il a créé la terre et les cieux, Il peutnous rendre invisibles aux yeux desgens. » Chacun s’offre donc deuxsemaines en famille à l’hôtel dans uneville du sud de la Turquie, à Hatay ouAntioche, cité frontalière qui marquaitautrefois le départ de la route de la soie.Aujourd’hui, elle constitue l’un despoints de chute des jihadistes du mondeentier. Après quelques jours de détenteau bord de la piscine d’un hôtel, un

passeur vient chercher Yassine et sanouvelle famille pour les conduire dansl’un des quartiers d’Alep, tenu par larébellion jihadiste. À l’été 2013, danscette ville où les combats font ragedepuis un an les attendent déjà plusieursconnaissances françaises. De quoifaciliter leur intégration. Car ni Yassineni ses amis ne parlent arabe. Maisqu’importe, l’émir auquel ils devrontprêter allégeance en Syrie a, comme eux,grandi en France.

Quelques jours après son arrivée,

avant d’être envoyé au campd’entraînement, Yassine poste surFacebook une photo de lui prise à Alep,

sa kalachnikov en main, cofinancéeinvolontairement par Sofinco et Cofidis.Cette même page Facebook lui avaitvalu, plusieurs mois avant son départ,une convocation et un interrogatoiremusclé de la DCRI (Direction centraledu renseignement intérieur) dont il étaitcependant ressorti libre. « Ils m’ontgardé de 9 heures à 18 heures. Et àchaque fois c’était une nouvellepersonne qui venait et qui me posait lesmêmes questions. Pour voir si j’allaisdire la même chose. J’ai dû voir unequinzaine de personnes en tout. Mais ilsavaient rien contre moi. En plus, ilsm’ont ramené dans les sous-sols pourl’interrogatoire. Y avait des menottes au

mur, ils m’ont accroché au mur. Commesi j’allais m’enfuir. J’avais mal àl’épaule. Ils m’ont dit “c’est laprocédure”. Et dès que je suis sorti jeme suis dit “vas-y, je vais leur fairecroire qu’ils m’ont fait peur”. Je me suisfait la boule à zéro, je me suis rasé. Etdepuis je suis en mode incognito. Parceque quand je me suis présenté à euxj’avais la barbe et quand je suis ressorti,je me suis rasé. Donc ils ont dû se dire,lui, il a dû flipper. » Yassine, déjàrepéré en raison de ses liens avecHamza, tout juste placé en détention,avait reçu une convocation après avoirposté sur Facebook un poèmetestamentaire baptisé « Départ pour le

Sham ». Ce poème, dans lequelbeaucoup de jeunes Français candidatsau jihad se sont reconnus, a été trèspartagé sur Internet. « Je sais pascombien de moudjahidin l’ont repriscomme lettre pour la laisser à leursparents. Pour leur expliquer. Parce quededans, j’ai mis toutes mes tripes. J’aimis vraiment ce que je ressens, lapromesse d’Allah. Je mettais que “jevous quitte père et mère”, et c’est ça àmon avis qui leur a mis la puce àl’oreille à la DCRI. Tous les frèresm’ont dit qu’ils avaient donné ce poèmeà leurs parents avant de partir en Syrie,pour leur expliquer notre démarche. Ilslaissent juste la lettre sur la table et ils

partent. Y en a, ils ont fait des vidéos oùils ont lu le poème. Y en a d’autres ilsont fait des messages audio où ils ont lule poème, ils ont laissé le dictaphone surla table, et puis ils sont partis. C’estcomme si j’avais été un élément moteurpour eux, l’élément qui les a aidés.Parce que beaucoup avaient un blocagesur comment dire la chose à nos parents.Et moi al hamdulillah, Allah m’a donnéce don de l’écriture qui peut faciliter leschoses à la communauté et qui peut leurfaciliter le départ, grâce à ce simplepoème. » Ce poème testament, Yassinel’a lui aussi laissé à sa famille avant departir.

Départ pour le ShamL’espoir du désespéré, la patience

d’un impatient, je vous quitte pèreet mère !

Le jour du Jugement vous serez fiers,j’intercéderai, vous ferai éviterl’enfer.

Sur vos têtes on placera des couronnesde lumière, entrez au paradiséternel avec tous ceux que vousaimez et qui vous aiment, ainsi Ilrécompense le fidèle !

Aujourd’hui mes larmes coulentcomme des rivières, je me senspousser des ailes.

Le diable me déteste car je suis loin

d’être un âne, carotte au bout de laficelle.

Si je meurs, sur ma tombe j’aimeraiset je souhaite que Kamel 14 lise cediscours : « Ma sœur tu es tropsensible à la douleur, petit frère jesais que tu es pour, je vais quitter cebas monde vers la satisfaction demon Seigneur j’accours.

Mère, tu aimerais que ce soit un autre,tu as mal mais tu comprendras unjour, j’espère désespérément que mesoulage la miséricorde divine.

Pénétrer dans ces jardins composés depalais et de vignes, accoudé sur desdivans couverts de perles rares,abreuvé de pur nectar, chacun aura

sa parcelle et sa part. Frères etsœurs vous passerez tous desténèbres à la lumière, patience etendurance car cette demeure n’estpas la dernière !

Sachez que le Seigneur Créateur nousaime bien plus que nos mères, sacheque justice sera faite, nostortionnaires iront tous en enfer.

Leurs visages seront assombris et surleurs langues un goût amer,

Tandis que les faibles, mes frères,auront le visage scintillant delumière,

Eux qui chaque nuit s’arrachent dusommeil pour accomplir la prière.

Les larmes, bien trop nombreuses sur

leurs visages, ont tracé des rivières. Arrivé en Syrie en juillet 2013, Yassine

s’est choisi le nom de guerre deSeifallah (le sabre d’Allah). Et,comme ses deux amis morts enAfghanistan, il a confié aux autrescombattants les numéros de téléphonede ses proches. Ils seront contactésau moment de sa mort.

8. Voir à ce titre le document disponible en françaisau format PDF sur Internet : « Damas, base du jihadsur terre. »

9. Idem.10. La dounia renvoie à la vie terrestre matérialiste

et à tous ses faux plaisirs, contradictoires avec lespréceptes islamiques qui éloignent de la religion et doncde l’entrée au paradis.

11. Pour les jihadistes, le taghout (tawaghit aupluriel) correspond à toute forme d’autorité mécréante(État, institutions, armée, police), appliquant une autreloi que celle de la charia littérale, et qui est donc àcombattre.

12. Le flow correspond au débit d’un rappeur.13. Tiré du texte disponible en français sur Internet

intitulé « S’approprier les biens des mécréants »d’Anwar al-Awlaki, figure médiatique d’al-Qaida dansla péninsule Arabique (AQPA).

14. Kamel, totalement hostile au jihad, est le grandfrère de Yassine, avec lequel il est en froid depuis sondépart pour la Syrie.

« Ce serait criminel de laisser notreenfant vivre en France parmi les mécréants. Quitte à ce qu’il se fasse bombarder enSyrie. »

3

Avec femme et enfants

Dans son appartement vidé de sesmeubles, Clémence s’avoue un brinnostalgique. Dans le salon, une boîte encarton fait désormais office de tablebasse. Depuis peu, elle et son mari,Souleymane, ont vendu tous leurs biens.Même sa paire de Air Max qui« tuaient ». Même ses meubles Ikea« customisés » de ses propres mains.Leur quotidien tient désormais ducamping. « D’un côté ça nous amusemais en même temps ça fait mal au cœurde se séparer de tout ça. Du matérielc’est futile bien sûr, mais ça avait quandmême une valeur sentimentale. Mesmeubles, je les avais poncés et repeintsmoi-même. Mais il faut faire le deuil de

toute cette vie d’ici-bas qu’on n’arriveplus à supporter. » Ce jour-là, Clémenceet son mari sont un peu irrités. « Lesgens profitent de la situation pour toutnégocier jusqu’au dernier centime, alorsqu’ils voient bien que nous sommes dansle besoin. » Pour elle, l’abandon desrêves frustrés d’une vie matérialisten’est pas toujours allé de soi. « Il a fallufaire le deuil de tout ce qu’on voulait iciet que l’on n’a jamais eu. Ça va desvêtements à l’écran plat jusqu’à lacouleur des murs. C’était, entreguillemets, un fantasme. On a toujours eupeu de moyens. À chaque fois qu’onavait de l’argent, on rêvassait à ceci, àcela. On réinvestissait dans la déco

mais, d’un autre côté, on voulait partir.En fait, c’était pas honnête. On était dansle flou, partagés entre l’envie de vivrebien ici en se disant “je partirai quandj’aurai croqué la vie à pleines dents,quand j’aurai pris tout ce qu’il y a àprendre ici, le canapé, le super truc, lapoussette en inox, etc.” Après avoir étérassasiés d’une certaine manière. Enfait, tout ça c’est rien, c’est stupide.Mais c’est quand même une émotionforte que j’ai vécue. » Le profit réaliségrâce à la vente de ses biens ne l’aideraguère à surmonter cette « forteémotion ». À peine 1 000 euros debénéfices.

« Même des frères de 15 ans sontpartis ! »

Clémence et Souleymane ne sont nisurendettés ni poursuivis par leshuissiers, mais ils ont décidé de faireleur hijra, c’est-à-dire d’émigrer deFrance, leur sol natal mais « mécréant »,vers une terre d’islam. Et quel meilleurendroit pour cela qu’une zone de jihad ?Malgré les atrocités, les bombardementsquotidiens, la menace d’attaquechimique, d’intervention occidentale, lecouple compte bien s’installer à Alep,en Syrie. Pour Souleymane, ouvriermécanicien de 24 ans, l’envieirrépressible de partir lui est venue sur

Facebook : « Le déclic, c’est bête, c’esten voyant la vidéo d’une sœur, uneFrançaise convertie elle aussi, unecélibataire qui avait des problèmes avecla justice ici et qui est partie toute seule,pour se marier en Syrie. Et là, quand j’aivu sa vidéo, j’ai eu honte de moi. Je mesuis dit c’est pas possible, si elle l’afait, moi je n’ai aucune excuse. J’ai étévoir ma femme qui était dans la chambreà côté, j’ai dit : “Est-ce que tu veuxpartir ?” Et elle aussi, elle venait devoir la même vidéo, au même instant, etelle a eu le même déclic. Le lendemain,j’ai fait mon passeport. Ça fait un moismaintenant. J’ai commencé lespréparatifs et, in sha Allah, dimanche on

part. » Clémence, sans emploi, âgée de23 ans, évoque son trouble face à cettevidéo : « Je me suis sentie visée etconcernée. C’était incroyable, c’étaitHollywood de la voir là-bas, c’était unfilm. Elle a émigré seule. Elle a prisl’avion et elle s’est mariée là-bas, elle aépousé un frère là-bas. Ça a l’air sifacile quand c’est quelqu’un qui estcomme nous. C’est pour ça qu’on part,c’est juste pour ça. Elle a appris à tirerlà-bas en cas de défense mais elle necombat pas. Elle va pas au front maiss’il y a besoin de tirer, c’est une sœur,elle le fera. » La présence en Syrie decette connaissance, même virtuelle, rendl’expédition envisageable, pour elle

comme pour son mari. « Quand tu voiscette sœur, quand tu vois des Français,c’est autre chose que des Pachtounes 15

dans des grottes ! Ça a un impact sur toi.Tu te sens proche. Ça te met dans un trucconcret, tu te dis vraiment, c’est monfrère qui est là-bas. Un mec qui a grandicomme moi, qui a vécu le même truc quemoi. On a la même culture, on est nés enFrance, on a grandi en France. Un mecqui écoutait du rap à fond comme moiavant. Je me dis, si c’est des jeunescomme moi qui partent là-bas, alors moij’ai pas d’excuse. Quand tu vois desPakistanais qui combattent, tu te dis euxils connaissent, ils savent faire… Maisquand tu sais que c’est un Français, ou

un Belge… c’est pas pareil. Il y a mêmedes frères de 15 ans qui sont partis ! Desgamins de 15 ans ! Quand tu vois ça tu tedis, je peux pas rester là, ma voie elleest tracée, j’ai pas d’excuse. »

Une canette de bière et un joint à lamain

Comme d’autres, Souleymane ad’abord visé la zone pakistano-afghane,mais sans jamais trouver la bonne pistepour y parvenir. Tout comme sa femme,autrefois catholique et désormaisconvertie, il a opéré un retour récentvers l’islam tel un « born again »évangéliste. Fils d’une Française et d’un

Tunisien, tous deux athées et divorcés,Souleymane a connu, comme ses deuxfrères, une enfance erratique, placé defoyer en foyer. Voici quatre ans, ilévoluait encore dans la délinquance decité. « Juste des petites conneries, desvols, des violences, des trucs bidons.Mais plus maintenant. Moi j’ai pas faitde prison. J’étais en foyer, j’ai juste faitdes conneries de gamin, juste pris dusursis. » Ses deux frères traînent unpassif judiciaire beaucoup plus lourd.L’aîné, aujourd’hui trentenaire, cumuledepuis son adolescence près de dixannées d’incarcération pour de multiplesbraquages. Le plus jeune, à peine 18 ans,a été condamné à cinq ans ferme pour

des faits similaires. Souleymane évoquele palmarès de sa fratrie avecrésignation. D’autant que l’un des deux,profitant de son passage en prison,s’était initié au salafisme jihadiste avantd’y renoncer. Au grand dam deSouleymane. « C’était après une grossepeine. Quand il est sorti il était dans ledîn (la religion) avec sa grosse barbe etson kamis 16. Mais on lui avait un peulavé la tête au placard. Il était pas saind’esprit. J’ai vécu un petit peu avec luiet puis après il a totalement arrêté, il arepris l’alcool, tout ça. C’est devenupire qu’avant. »

Le retour à l’islam de Souleymane a

surgi après de longs questionnementsexistentiels. « Depuis gamin, jeréfléchissais, je me disais pourquoi onvit, la Terre c’est quoi, pourquoi il y aune boule de feu dans le ciel, le soleil,les planètes, ça me faisait cogiter. Etnaturellement, à traîner tout le tempsavec des Arabes, j’apprenais des trucs,mais de mecs qui étaient perdus commemoi. Un qui connaît ceci, un qui connaîtcela. Des gens loin de la religion maisqui avaient entre guillemets une culturede par les parents, de par la famille.Alors, je faisais le ramadan, je mangeaispas de cochon, sans vraiment avoirconscience, mais je le faisais. En fait,j’étais pas heureux. J’avais pas de but à

part traîner dehors. Tout le temps je meposais des questions sur la vie, jecogitais beaucoup. » Prosélyte, l’islamest sans doute l’une des religions à laconversion la plus accessible. Nulbesoin de retraites spirituelles oud’années d’études théologiques, commedans le christianisme ou le judaïsme. Ilsuffit de prononcer la shahada enprésence de témoins : « Il n’y a dedivinité qu’Allah et Mohamed est sonProphète. » Sa shahada, Souleymane l’aprononcée pour la première fois, seul,sur un brancard d’hôpital, grièvementblessé. « J’avais eu une bagarre, un petittruc avec un mec et j’ai pris un coup decouteau. J’ai failli mourir. J’étais mal.

Sur le brancard, j’arrêtais pas deshahader. Je croyais en moi. Je medisais, il faut que je le fasse, il faut queje le fasse. Et après j’ai concrétisé mashahada en un an, en apprenant à prier,etc. » À sa sortie d’hôpital, malgré cetépisode, Souleymane végète toujours aupied des tours de son quartier, unecanette de bière et un joint à la main.« Et puis un jour je traînais avec un pote,un Comorien, on discutait de religion ettout alors qu’on était à fond dans leharam 17. On était défoncés et je lechauffais. Je lui dis “viens on va à lamosquée et on apprend. On y va, onarrête les conneries”. Il a dit “OKpourquoi pas”. Mais le jour J, lui, il est

pas venu. Du coup je suis parti tout seulà la mosquée. Là-bas, il y avait un frère,mash’Allah 18, qui est devenu monmeilleur ami et qui m’a tout appris. »Par la suite, Internet l’aide à parachevercette initiation. « C’est Internet et lesvidéos qui m’ont grave chauffé.Directement, j’ai accroché avec lesidéaux d’al-Qaida. »

Mariage dans l’intimité

Le Web lui permet également derencontrer Clémence. Leurs convictionssont les mêmes. Après quelques tchats,ils décident de s’unir religieusement,mais hors de toute mosquée, en raison de

leur défiance envers les lieux de cultemusulmans français. « Avant d’êtretouché par le message des moudjahidin,oui j’allais à la mosquée. Mais dès quej’ai connu ce truc-là, j’ai vu que çacollait pas du tout avec le message desmosquées que je fréquentais. »Souleymane cite l’exemple de lacampagne présidentielle de 2012,pendant laquelle de nombreux imamsavaient donné des consignes de vote.« Quand il y a eu les électionsprésidentielles, vraiment ça m’adégoûté. Ça m’a dégoûté, je sais pasc’est… c’est l’amour qu’ils ont pour cesgens et l’espoir qu’ils ont dans cesmécréants, dans la politique. Je peux pas

comprendre qu’un musulman appelle àvoter, qu’il soutienne, qu’il se battemême pour un candidat. C’était vraimentfort les appels à voter, comme quoi levote c’était un témoignage, uneadoration, vraiment des trucs torduscomme ça. Des analogies toutespétées… Déjà j’avais un truc dans lecœur qui me plaisait pas en allant prieravec ces gens-là, mais là vraiment j’ailâché l’affaire et depuis je prie chezmoi. J’y vais juste le vendredi parce quej’ai peur de faire un péché, maisvraiment j’y vais à contrecœur. »

Du point de vue politique, la

démocratie est considérée comme impie,

car en contradiction avec la charia. Seslois sont votées par les hommes, doncjugées incompatibles avec la loiislamique de source divine. Toutjihadiste estime qu’user du droit de voterevient à s’exclure de l’islam. Au cœurde cette idéologie, le dogme dit de« l’Alliance et du Désaveu » (Al Walawal Bara) ordonne aux croyants des’allier aux musulmans opprimés, de sedémarquer des infidèles oppresseurs et,s’il le faut, par les armes. Toutecollaboration au système démocratiqueet avec l’État mécréant est perçuecomme un « annulatif » de l’islam. Celavise également le paiement des impôtsou la perception d’allocations en tout

genre, dont beaucoup, pourtant, ne seprivent pas. Le mariage n’échappe pas àcette mise à l’index. Souleymane etClémence ont d’abord tenté de s’unirdans une mosquée française, mais ontvite été rebutés par l’accueil qui leur aété réservé. « Il n’y avait que des refustant qu’on n’avait pas un papier de lamairie qui autorisait un mariagereligieux. Après, je comprends qu’il yait eu quelques abus, certains frères quiabusent de la situation de certainessœurs, des mariages express qui causentde gros dégâts. Mais ça ne peut pasjustifier d’empêcher le mariage de deuxmusulmans. En plus on était démunis, onconnaît pas trop de monde. Du coup on a

pris deux frères pieux qui ont accepté denous marier. L’imam, c’est pas unecondition. L’imam, il n’y a pas que luiqui peut marier. » Leur mariage s’estdonc tenu dans l’intimité de leurappartement, à quatre, sous la tutelle dedeux frères faisant office d’autoritéreligieuse. Cet épisode a conforté lecouple dans sa conviction qu’unmusulman ne peut pratiquer dignement sareligion en France et que seule la hijras’impose.

D’autres événements sont venus

renforcer cette conviction. Lesagressions, à Trappes (Yvelines) et àArgenteuil (Val-d’Oise), de femmes

portant le niqab. Ou la légalisation dumariage homosexuel, que Clémencepressent comme « un signe de la fin destemps ». « Avant même que je sache quele jihad est obligatoire et que j’apprennequ’il se passe ça dans le monde, j’aitoujours su dès mes débuts dans l’islamque je ne pourrais pas vivreéternellement en France, qu’il faut partir,qu’on ne peut pas vivre comme ça, aumilieu des polythéistes. C’est pas sainpour notre croyance. Tous les jours onest humiliés par les blasphèmes, commeles caricatures de Charlie Hebdo. C’esttrop humiliant de vivre ici. C’est undéshonneur pour nous, vraiment. » Sonémigration familiale, le couple

l’envisage d’abord en Afghanistan, puisen Égypte. « L’Égypte, c’était pourapprendre l’arabe, pour les cours dereligion et pour avoir des contacts pourpouvoir après se rendre ailleurs. Moij’étais chaud mais financièrement ons’est mariés, c’est devenu compliqué. Lesheytan (diable) m’a mis des bâtonsdans les roues. » Puis l’éclosion desPrintemps arabes, notamment en Syrie,ouvre de nouvelles perspectives pourSouleymane. « Le Sham pour moi c’estle summum, la terre bénie, la terre dontle Prophète a parlé. Si je dois allerquelque part c’est là-bas. Vraiment çame fascine. Je sais pas commentl’expliquer. C’est incroyable. C’est une

période historique et je veux en fairepartie. Je veux y aller, je veux saigner, jeveux tout faire là-bas. Je veux medonner, mourir là-bas in sha Allah. Onsait que le Mahdi il va sortir de là-baset je veux y être. »

« 100 % des gagnants ont tenté leurchance »

Une fois prise la décision de partirpour Alep surgit une questionangoissante. Quel avenir pour leur enfantde 3 ans ? Doit-il ou non lesaccompagner dans ce pays en proie à laguerre civile ? Après réflexion, lecouple décide de l’emmener.

« Aujourd’hui, il y a beaucoup deFrançais qui partent en famille. Il y en aqui sont même partis avec leurs quatreenfants. Ça m’a rassuré de voir ça parceque, au début, j’en étais malade. J’avaispeur pour le petit. Mais je me suis dit,c’est tout aussi criminel de le laisservivre ici parmi les mécréants, quitte à cequ’il se fasse bombarder là-bas. Jepréfère encore le voir mort que de levoir grandir n’importe comment ici.C’est beaucoup plus criminel à mes yeuxde le laisser ici. » La jeune maman,Française de souche convertie à l’islamdepuis six ans, tient le mêmeraisonnement. « Les premiers jours,j’étais inquiète. À ce moment-là, on

avait mal avec mon mari, enfin surtoutmoi, avec des crampes à l’estomac. Onétait courbaturés de peur, d’émotion etde stress. C’était vraiment physique,j’avais mal aux cuisses. On voulaitpartir. Ça, la décision était prise. Mais ily avait la peur de tout et beaucoup dezones d’ombre. À ce moment-là, on nesavait pas encore que là-bas, il y a unecommunauté française bien organisée,avec la vie qui continue, avec desmariages, des accouchements et des gensqui vivent ensemble. De toute façon sion regarde le nombre d’accidentsdomestiques sur les enfants de moins de10 ans, il y en a plein. Mon enfant, ilpeut très bien s’étouffer dans le salon

avec une cacahuète. Donc au tout débuton a hésité. On s’est dit, est-ce qu’on lelaisse à quelqu’un ? Mais nos deuxfamilles sont mécréantes donc onpouvait pas. On n’a nulle part où lelaisser. Et puis il nous aime tellement, ilnous le dit tout le temps. On est lesmeilleurs amis du monde tous les trois. »L’existence de cette communautéd’expatriés jihadistes français, installéedans un certain confort en Syrie malgréles combats, a résolu le dilemme. Nerestait plus qu’à arrêter les modalités dudépart.

La plupart des candidats français au

jihad gagnent la Syrie par avion via la

Turquie. Au début de la guerre, pourdissimuler leurs intentions aux servicesde renseignements ou pour nouer lescontacts nécessaires, certainstransitaient d’abord par d’autres pays,notamment du Maghreb. De là, sansavoir besoin de visa, les apprentismoudjahidin décollaient pour laTurquie. D’abord Istanbul, puis lafrontière syrienne. Mais Clémence etSouleymane, ne pouvant s’offrir troisbillets d’avion, ont opté pour un moyende transport plus économique : leurpropre voiture. Comme toujours, l’idéeleur est venue d’Internet après avoir lusur un forum jihadiste l’histoire d’uncouple de convertis suédois parti de

Stockholm pour rejoindre al-Qaida enSyrie en bus. « Je me suis dit bismillahnous aussi on peut le faire ! Moi je parsde France, je traverse un peul’Allemagne, je descends, je vais enItalie. D’Italie, je prends un ferryjusqu’en Grèce. Après, de Grèce, je vaisen Turquie et de Turquie je vais directsur la frontière. C’est le voyage en Italiequi me stresse le plus. J’ai peur parcequ’en voiture c’est long quand même. Ily aura sûrement des imprévus. Je comptedeux jours pour y arriver. Après, encoreune journée pour la traversée d’Italie enGrèce. J’arrive le lendemain soir àIstanbul. Je me pose vite fait quelquesjours à l’hôtel, histoire de faire un peu

de tourisme en famille. Après, directionla frontière. »

Le jour venu, Souleymane se paie le

luxe d’un trait d’humour en postant surson profil Facebook le slogan de laFrançaise des Jeux : « 100 % desgagnants ont tenté leur chance. » Luin’a pas gagné au Loto mais son départ aujihad avec femme et enfant lui en donnele sentiment. Sur le parking de son HLM,sa voiture est pleine à craquer de tout ceque le couple n’a pas réussi à écouler ousouhaite conserver. Pourtant, au volant,Souleymane, longue barbe, crâne rasé,petites lunettes et jean-baskets, estanxieux. Ni lui, ni sa femme portant le

niqab, n’ont jamais quitté la France niparcouru de longs trajets. Pour trouversa route jusqu’à Alep, le couple s’enremet tout simplement à son GPS. Enroute vers la Turquie, la famille roulepresque jour et nuit, bercée par desanashid, ces chants jihadistes a capella.Arrivés en Grèce, puis en Turquie, ilss’autorisent, comme prévu, quelquesmoments de détente en visitant Istanbul.Puis direction la frontière syrienne, oùun passeur vient récupérer lesvoyageurs. Trois heures plus tard, aprèsune traversée sans encombre du postefrontalier turco-syrien, parents et enfantpénètrent dans Alep où ils retrouventleurs contacts français.

Une génération sans précédent

Finalement, le voyage s’est déroulésans incident, mais avec quelques joursde retard. Clémence avait tout organiséet planifié, traquant le moindre détail surInternet, écumant les sites des agencesde tourisme de chaque pays traversé,réservant les billets du ferry en Italie.Tellement rodée qu’elle envisage decréer un blog, sorte de Guide du routarddu jihad en Syrie. « Moi aussi, je vaisfaire ma propagande. J’essaierai detoucher les gens pour qu’ils viennent,pour les aider dans leurs démarches. Jeraconterai notre parcours en bateau, jedonnerai les prix, j’expliquerai notre

route, notre vie, pour leur montrer quec’est accessible. Je vais tout expliquer,même des questions de fille, de maman,de jeunes de 20 ans, toutes celles que jeme suis posées moi-même. Ça va desserviettes lavables pour femmes jusqu’àla cuisine épicée. Parce que moi j’aimepas manger épicé. Je ferai le blog quej’aurais aimé trouver. Parce que nous ona trop galéré avec les trajets, les routes,les ferrys d’Italie en Grèce, etc. Sijamais quelqu’un n’est pas futé commemoi, ça va l’aider. Je mettrai aussi lesprix pour l’essence, tout. Une cabine debateau pour trois, c’est 500 euros, deuxjours d’hôtel à Istanbul, 150 euros. Etaprès pour la route il faut compter un

budget donc en tout ça nous fait quandmême autour de 1 000 euros. »

Sur place, à Alep, la règle

communautaire est simple. Lescélibataires, d’où qu’ils viennent,s’installent dans des bâtiments privés ouadministratifs transformés en casernes,avec d’autres combattants. Les familles,elles, louent des appartements dans laville. Les maris venus combattre peuventdonc retrouver, le soir, femme et enfants.Clémence veut se rassurer. « Les frèresau Sham nous ont déjà cherché unappartement. On va être établis. Monmari, il aura un salaire. Tous lescombattants touchent un salaire. Mais le

salaire, ça dépend du butin. J’ai pasbeaucoup de science sur ce point. C’estvraiment vaste la question de larépartition du butin en islam. » Quoiqu’il en soit, comme tous les Français,le couple arrive avec une petite sommeen poche. Mais trop faible selonSouleymane. « On n’a pas un grosbudget. J’avais pas une grosse situationen France. Ma femme ne travaille pas.Moi j’étais ouvrier dans l’industrie. Mesmeubles étaient tous pourris. Je les aivendus une misère. Et puis quelquesfringues aussi. Je finance tout moi-même. J’ai quelques dons de frères et desœurs en France, mais bon ils savent pasvraiment pour quoi ça sert. Je leur ai

caché notre projet pour qu’ils aient pasde problèmes avec la police. Au Sham,je rejoins un groupe déjà bien implanté.Je ne pense pas que je vais devoir payerde ma poche pour mon arme mais on saitjamais. En tout cas, je viens quand mêmeavec un peu d’espèces. » Le « groupebien implanté » qu’il espère rejoindre senomme l’État islamique en Irak et auLevant (EIIL), héritier d’al-Qaida enIrak, aujourd’hui en rupture de ban avecla matrice dirigée par l’ancien bras droitd’Oussama Ben Laden, l’ÉgyptienAyman al-Zawahiri.

L’EIIL constitue le dernier avatar de la

frange jihadiste de la rébellion syrienne,

avec son frère rival, Jabhat al-Nusra,lui directement lié à al-Qaida. Enquelques mois, ces deux groupes se sontimposés, tant sur le terrain que surInternet, avec une stratégie de jihadfamilial. Chaque semaine apporte enSyrie son lot de Français auxquels lesrecruteurs conseillent de venir, sipossible, en famille. Cette stratégie,nouvelle, a été rendue possible par unerelative stabilisation militaire de la villed’Alep et du nord de la Syrie, tenus enpartie par la rébellion depuis l’été 2012.Progressivement, les groupes jihadistes,mieux assurés, ont su s’organiser pouraccueillir de plus en plus de combattantsétrangers et pour pouvoir les loger en

famille. À l’été 2013, récemment arrivéà Alep, un jihadiste français, venu de labanlieue parisienne, s’enthousiasme :« Personne n’imagine combien y a deFrançais qui sont partis au Sham ! Cequ’ils nous disent à la télé c’est dumensonge ! La vérité c’est qu’ils sontdes centaines. Déjà à Alep il y a tout unquartier, entre huit et dix bâtiments, avecque des Français dedans. Que desFrançais ! Je dirais au minimum cinqcents personnes en comptant les enfants,les épouses et tout. Comment ils’appelle le ministre déjà là en France ?Valls. Lui il a dit qu’il y en a que trenteou quarante 19 ! Mais qu’est-ce turacontes espèce de clown ! Tu connais

rien ! Mais lui il veut se rassurer. Ici,c’est le retour du califat ! Noussoubhanallah, on est une générationsans précédent ! »

15. Les Pachtounes sont l’ethnie majoritaire enAfghanistan.

16. Le vêtement islamique masculin le plus en vuedans le milieu salafiste n’est plus la djellaba démodéed’antan mais le kamis, tenue traditionnelle afghano-

pakistanaise, souvent porté avec des baskets sur unlarge pantalon sarouel.

17. Ce qui est haram englobe tout ce qui est illiciteen Islam, par opposition à ce qui est halal, c’est-à-direlicite.

18. Mash’Allah est une expression arabe quiponctue souvent les fins de phrase et pourrait setraduire par « comme Dieu l’a voulu ». Cela vise àexprimer une forme de satisfaction.

19. Entretien réalisé en mai 2013. Huit mois plustard, en janvier 2014, François Hollande évoqueradevant la presse le chiffre de 700 Français concernéspar le jihad en Syrie.

« Les femmes ont aussi leur rôle : elles peuvent soigner les moudjahidinblessés sur le front et s’occuper de l’éducationdes enfants pour en faire de futursguerriers. »

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Jeune femme cherchejihadiste en Syrie

En cette fin 2013, le conflit syriens’éternise et après des mois de surviedans un pays à feu et à sang, la présenceféminine finit par manquer. Le mariageest une obligation religieuse et, dansl’idéologie salafiste, regarder une autrefemme que la sienne constitue un gravepéché. Or, en Syrie, il n’est pas simplede trouver une épouse. Les combattantsfrançais désireux de se marier cherchentune moudjahida francophone et partantepour le combat. La plupart d’entre euxpréfèrent donc inciter – via Internet –des Françaises à les rejoindre plutôtqu’essayer d’épouser des Syriennesavec lesquelles ils ne peuvent guèreentrer en contact. Alors fleurissent sur

les réseaux sociaux des annoncesmatrimoniales réservées aux initiés. Lestchats entre hommes et femmes étantproscrits, certaines épouses demoudjahidin français déjà établis enSyrie se font entremetteuses au sein degroupes accessibles uniquement surinvitation : « Y a-t-il des sœurs quisouhaitent se marier avec des frèresmuhajir 20 ici au Sham ? Je suis là afinde vous faciliter car il est impossible àune sœur de résider seule ici, sans laprésence d’un tuteur. Si oui contactez-moi, j’établirai un contact dans lesrègles in sha Allah. » Sur ces groupesFacebook dédiés au « jihadmatrimonial », certaines vont jusqu’à

souhaiter la mort de leur mari aucombat : « Si mon mari devait mouriravant moi, j’aimerais qu’il meure dansmes bras, qu’il me regarde une dernièrefois, qu’il lève son doigt et dise avecmoi sa dernière parole : La Ilaha IlaAllah Muhamadan Rassoul-oullah [Iln’y a de Dieu que Dieu et Mohamed estson Prophète]. Je l’embrasserais unedernière fois, je le sentirais unedernière fois pour in sha Allah nejamais oublier son odeur, mon hommequi est mort en martyr pour la paroled’Allah, mon homme qui sera mort tuépar une balle in sha Allah. Qu’Allahfasse miséricorde à tous nos martyrs insha Allah. » En Tunisie, où le jihad

syrien est un phénomène de société, lapresse et certains responsablespolitiques, reprenant la propagande durégime Assad, ont qualifié cephénomène de « jihad Nikah », ou« jihad du sexe ». L’expression, aussiracoleuse qu’impropre, supposerait quedes bataillons de jeunes esclavessexuelles soient mis à la disposition desjihadistes de Syrie. C’est faux. Ilconvient en revanche de parler de« jihad matrimonial ». Car des femmespartent effectivement en Syrie, pour lesmêmes raisons que les hommes. Surplace, elles ne servent pas d’esclavessexuelles mais, à la différence deshommes, elles ne peuvent se rendre au

jihad qu’au travers d’un mariage,parfois polygame, avec un combattantdéjà en Syrie ou sur le point d’émigrer.

Tensions familiales

Tel est le but de Sirine, une jeunecélibataire de 25 ans. Sirine avait 16 anslorsque sa vie prit un tournant jihadiste.Ses parents d’origine tunisiennel’avaient inscrite dans une écolecatholique. Ils revendiquent l’héritage« moderniste » d’Habib Bourguiba,honni par les islamistes. Sous son règneautoritaire, le père de l’indépendancetunisienne n’hésitait pas à inciter lesfemmes, devant les caméras de

télévision, à retirer leur voile et àfréquenter l’université. Dans son sillage,le père de Sirine veut pour sa fille lemeilleur de l’éducation occidentale.Jusqu’à l’âge de 16 ans, celle-ci vamener sa vie d’adolescente, insoucianteet indifférente à la religion. Puis, aucours de sa scolarité en école privée,Sirine découvre la biographie duProphète Mohamed. « Cela m’aénormément touchée. J’étais remplie dequestions et, petit à petit, j’ai commencéà rentrer dans la religion comme ça.Mais, avant, rien. Aucune mosquée, riendu tout. Dans mon école catholique, oùle port du voile était autorisé, je nesavais même pas pourquoi les filles

étaient voilées. » De même, elle nefréquente aucun musulman pratiquant.« Je suis rentrée dans la religion touteseule, en autodidacte, vers 16 ans.Ensuite j’ai commencé à porter lefoulard puis à m’instruire dans lesbibliothèques islamiques et surInternet. » Rapidement, Sirine passe duhijab, simple foulard, au jilbeb, voilequasi intégral laissant seulementapparaître le visage. Puis elle noue desliens avec des femmes du courantsalafiste non jihadiste. Mais, si elleprend conscience du jihad à leurcontact, ce ne sont pas les salafistes quivont l’entraîner plus loin. Contrairementà une idée reçue, les salafistes d’Europe

sont dans leur extrême majorité trèsorthodoxes et pacifiques. Ce sont desquiétistes 21 qui suivent les préceptes desgrands oulémas sunnites liés à la familleroyale d’Arabie saoudite. Or lesjihadistes, eux, considèrent cette familleroyale comme ennemie de l’islam. Parson train de vie fastueux, son allianceavec les États-Unis, son enrichissementgrâce au pétrole ou son soutien auxAméricains dans la lutte contre al-Qaida, la famille saoudienne s’est attiréde puissantes haines. Certes, lesmembres de ces deux branches dusalafisme présentent la même apparence(longue barbe, moustache rasée, kamispour les hommes, niqab pour les

femmes), mais ils se détestent. Lesjihadistes sont eux aussi salafistes maisprônent une violence sans pitié àl’encontre des mécréants et des apostats.À l’inverse, les salafistes quiétistes ontthéorisé une soumission aux pouvoirs enplace et estiment que seul le gouverneurest en droit d’appeler au jihad.

Comme tout partisan du jihad, la jeune

Sirine éprouve une vraie détestationpour cette « salafiya saoudienne ». Lesjihadistes purs et durs, qui seconsidèrent comme les seulsauthentiques salafistes, qualifient lesquiétistes de « pseudo-salafis » et lesgratifient d’autres termes arabes très

péjoratifs. « Ils ont leurs petites écoleset leurs livres un peu partout en Europe.Moi au tout début je suis rentrée danscette salafiya saoudienne mais, très vite,j’ai vu que j’avais pas la mêmeidéologie qu’eux. Je m’en suis renducompte en parlant de charia avec unesœur convertie. Pour moi, la chariac’est important, il faut que tous les payssoient gouvernés par cette loi. Mais elleme répondait qu’à chaque fois qu’ilsintroduisent la charia, en Afghanistan ouailleurs, ça cause des problèmes. Moi jedis que ça cause des problèmes ou non,c’est important. Il faut qu’il y ait lacharia dans tous les pays. Alors je mesuis renseignée et j’ai commencé à

comprendre qu’on n’a pas du tout lamême pensée religieuse, notamment àpropos du jihad. Ces personnes n’ontpas acquis un des points centraux dudogme qui est “l’Alliance et leDésaveu”. Ils s’allient avec des non-musulmans pour combattre desmusulmans. Or, c’est un annulatif del’islam. Ils ont rayé le jihad de l’islamen se trouvant plein d’excuses. Et le pirec’est qu’ils combattent ceux qui veulentélever la parole de Dieu et qui veulentsecourir leurs frères et sœurs partoutdans le monde. OK ce sont des lâches.Ils ne veulent pas combattre. Mais aumoins qu’ils laissent les autrescombattre ! » Sa nouvelle piété

déclenche de vives tensions au sein desa famille. « Quand mes parents ontcommencé à voir que je portais le jilbebça les a dérangés. J’ai commencé àavoir des pressions. Ils me disaient quej’étais habillée comme une grand-mère,que c’était moche, que c’était del’extrémisme, etc. Ils voulaient que jemette juste un petit hijab, avec unpantalon. » L’année de ses 18 ans, Sirinemultiplie les absences scolaires et rateson baccalauréat. « J’étais toujours enretrait avec mes livres de religion qu’ilsvoulaient même m’interdire. »Finalement, peu après sa majorité, ellequitte le foyer parental et fait la

connaissance du groupuscule jihadistefrançais Forsane Alizza.

Un coup au moral

Un soir, sur Internet, la jeune femmedécouvre un appel au rassemblementcontre l’islamophobie à Paris où setiennent des « Assises de l’islamisationde la France », organisées par diversesfactions d’extrême droite. Sirine décidede s’y rendre. Sur place, elle voit surgirune trentaine de barbus, drapeaux noirs àla main, avançant d’un pas militaire surfond de chants jihadistes. « Quand jesuis tombée sur ces bannières noires,j’étais toute contente, ça m’a attirée

automatiquement. Je me suis dit : « Ohdes frères de la aquida 22 ! » Là, il yavait le frère Abu Hamza qui a fait unsuper bon discours. Et comme il y avaitaussi des sœurs, j’ai voulu participer. »Sirine rejoint ainsi les rangs de ForsaneAlizza, « les cavaliers de la fierté »,groupe fondé par le Franco-MarocainAbu Hamza. Son noyau dur n’excède pasune trentaine de membres sur le solfrançais mais se distingue par sesactions coup de poing, symboliquementfortes, filmées et diffusées sur Internet.Sa stratégie est calquée sur celle degroupes similaires en Angleterre(charia4UK, lire charia for UnitedKingdom) et en Belgique (charia4-

Belgium, aujourd’hui dissous). Les troismouvements se regroupent parfois pourmanifester ensemble en France,notamment contre la loi visant àinterdire le port du voile intégral dansles lieux publics. En août 2011, enréaction à « cette loi ordurière », AbuHamza se plante même devant lecommissariat principal d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), théâtre desémeutes de 2005, et, mégaphone enmain, vitupère contre l’État français.Puis ce trentenaire barbu et corpulents’empare d’un exemplaire du code pénalqu’il jette au sol avant de l’aspergerd’essence et de l’enflammer, sous lesyeux d’agents de police médusés.

« Voilà ce qu’on en fait de votre loi !Voilà ce que je fais de ce code pénal quine nous respecte pas ! Je le piétine ! »

Dès sa première rencontre avec

Forsane Alizza, Sirine participe auxmanifestations devant les tribunaux oùsont jugées des femmes poursuivies pourport du voile intégral. « Forsane Alizza,on va dire que c’étaient les policiers del’islamophobie. Dès qu’une sœur sefaisait agresser, renvoyer de l’école oude son travail, ils étaient là. C’est desgens qui soutenaient les frères partis surle front, qui s’entraînaient aussi. Ilsfaisaient du paintball pour s’entraînermais ils ne comptaient rien faire en

France. » Les autorités françaises nel’ont pas entendu de cette oreille. En2012, lors de la campagneprésidentielle, et peu après l’affaireMerah, Claude Guéant, alors ministre del’Intérieur, ordonne la dissolution dugroupe. L’intention des militants,clairement affichée sur son site Internet,« la lutte armée est possible sil’islamophobie s’intensifie »,présentait, selon le ministère, « lecaractère d’un groupe de combat ». Surtout le territoire, une vingtaine depersonnes sont alors placées en garde àvue pour « association de malfaiteursen vue de préparer des actes deterrorisme ». Parmi les interpellés dont

les avoirs sont gelés figure le chef AbuHamza, père de quatre enfants et dont lesressources provenaient essentiellementdu RSA. Placé en détention, celui-ciétait déjà sous le coup d’unecondamnation à quatre mois de prisonavec sursis pour « provocation à ladiscrimination raciale ». En 2010, ilavait appelé à boycotter l’enseigneMcDonald’s inféodée, selon lui, auxjuifs et à Israël. D’après une sourcepolicière citée par l’AFP, les policiersdu Raid auraient saisi à son domicile« trois kalachnikovs, un pistolet Glocket une grenade ». Pour autant, à part lui,tous les autres seront finalement libérés,et Nicolas Sarkozy sera soupçonné

d’avoir tenté d’instrumentaliser cetteaffaire à des fins politiques, en pleinecampagne électorale.

Le démantèlement du groupe porte

alors un coup au moral de Sirine. Maisaujourd’hui, elle concentre son attentionsur la Syrie. « Je veux participer aujihad. J’ai eu cette intention dès que jesuis rentrée dans cette voie.Aujourd’hui, dès que j’ai ce qu’il faut,je pars. Au Sham, il y a des femmes quicombattent sur le front, d’autres quis’entraînent et qui sortiront au momentoù il faudra sortir. Elles se préparent àmourir parce que la mort peut lesprendre à n’importe quel moment. C’est

clair que les hommes sont plus actifs,mais les femmes ont aussi leur rôle :elles peuvent soigner les moudjahidinblessés sur le front et s’occuper del’éducation des enfants pour en faire defuturs guerriers. » Sirine multiplie lescontacts avec les groupes armés. Elleconnaît notamment certains membres dela brigade des Faucons du Sham. Uneunité autrefois dirigée par un Françaisd’origine syrienne, Abu Hajar, ingénieurinformatique élevé dans le sud de laFrance, père de quatre enfants et mort aucombat en juin 2013 à l’âge de 33 ans.L’homme, issu d’une lignée de noblessesunnite, était venu retrouver ses racinesdans la région d’Idleb.

« Derrière chaque grand moudjahid se cache une femme »

Bien qu’ayant quitté la France, AbuHajar n’encourageait pas ses jeunescompatriotes à le rejoindre. Sur sa pageFacebook, il les incitait plutôt à soutenirla lutte financièrement. « Ces jeunesseraient un poids pour nous. Il faut lesprotéger car ils n’ont jamais tenu unfusil. Beaucoup viennent plus paresprit émotif que par conviction et seretrouvent déconnectés par la réalitédu terrain, ayant peur de rentrer pourse retrouver en prison. Leur avenir estcomplètement détruit. Mal informés,nombreux sont ceux qui se rendent dans

des groupes n’ayant pas forcément unnoble but ou ayant une vision pasréellement réaliste pour l’avenir dupays et l’intérêt de l’islam. Aussi, ceque je conseille à nos frères quidésirent rejoindre les rangs desmoudjahidin, c’est de les soutenird’abord par l’argent. » Il prenaitégalement ses distances avec lesdifférents groupes rebelles liés à al-Qaida, allant jusqu’à dénoncer lesméthodes de Jabhat al-Nusra, « ungroupe qui, depuis le départ,revendique des actes qualifiés deterroristes par l’extérieur etdésapprouvés fortement par l’intérieur.Le peuple syrien n’accepte pas dans

ses mœurs des agissements tels quel’explosion en plein centre-villed’objectifs militaires mais faisantbeaucoup de “dommages collatéraux”,d’attentats martyrs à des points decontrôle, de décapitations de soldatscapturés, etc. Outre que ces actesviolents ne font pas l’unanimité auprèsdes musulmans en Syrie, Jabhat al-Nusra se revendique clairement d’al-Qaida en Irak et ceci est loin deconvenir aux combattants en Syrie quine sont pas d’accord avec la politiquemenée par le groupe là-bas et qui laconsidèrent comme un échec total à nepas répéter en Syrie. […] Al-Qaida estun organisme qui, outre le fait qu’il est

grillé internationalement, est encoreune fois loin de faire l’unanimitéauprès des musulmans,particulièrement en Syrie ».

Toutefois, Sirine, comme tous les

jeunes Français désireux de se joindreau jihad en Syrie, maintient son souhaitd’intégrer une formation liée à al-Qaida.« J’ai toujours été pour al-Qaida. Doncje me sens mieux avec Dawla 23 ouJabhat al-Nusra. Eux, ils tuent de labonne façon. Y a des gens qui se fontégorger, d’autres qui sont tués d’uneballe derrière la tête. Mais, parfois, onvoit des choses que j’ai jamais lues dansles textes. Un prisonnier tu l’attrapes, tu

l’abats, tu commences pas à jouer avecson corps, à le torturer. Une balle dansla tête c’est tout, ou alors tu l’égorges.Mais il y a une manière aussi d’égorger.Ça ne se fait pas n’importe comment.Moi je veux qu’il y ait la charia partout.Je veux que la parole d’Allah soitélevée au plus haut. Quand je vois macommunauté oppressée un peu partout, jene peux pas rester les bras croisés chezmoi et j’ai envie de participer sur leterrain. Grâce aux hadith, je sais que lecalifat reviendra au Sham. J’ai envie departiciper à sa restauration et que monsang coule sur cette terre. » Mais, aussivolontaire soit-elle, Sirine sait qu’elledevra d’abord se marier pour atteindre

son objectif. « En Syrie il y a desshabiha 24, donc il vaut mieux que lafemme ne soit pas seule parce qu’ilspeuvent la violer. » Mais au fond, laperspective du mariage lié au jihad ne lamotive pas. « Moi, à la base, j’ai enviede partir seule, mon intention c’est lecombat et pas le mariage. » Dans cegenre d’unions religieuses où tout sejoue en quelques jours à travers lesréseaux sociaux, les sentimentsimportent moins que la sincérité desintentions jihadistes. Sirine s’est doncrésolue à prospecter les agencesmatrimoniales spécialisées sur Internet.Dans tous les cas, la jeune femme n’auraéchangé que deux ou trois fois par

Skype, Facebook ou par téléphone avecson futur époux. Avant de se marier, ellene l’aura peut-être jamais rencontréphysiquement. « Honnêtement ça megêne quand même un peu. Mais après jeme dis que j’aurai une récompense auparadis. Si c’est un célibataire sur lefront, au moins il aura un soutien moral.Après son combat quand il rentrera, ilpourra parler à quelqu’un. J’espère queje tomberai sur quelqu’un de bien, maisc’est tous des hommes bien ceux qui sontlà-bas. Et derrière chaque grandmoudjahid se cache une femme. »

Pour autant, une fois sur le terrain, la

réalité s’avère souvent moins

romantique pour les femmes. Celles-cise heurtent vite à deux obstacles :l’ennui et l’insécurité. Et cette doubleproblématique ne cesse de s’intensifierdepuis le début de 2014, les jihadistesétant attaqués de toutes parts : les forcesdu régime Assad et leurs alliés chiitesiraniens, libanais et irakiens, mais aussiles kurdes autonomistes et même lesrebelles sunnites non-jihadistes de l’ex-Armée syrienne libre (ASL). Dès lepremier mois, ces combats internes entrerebelles ont fait près d’un millier demorts et visent en particulier lescombattants étrangers et leurs familles.Devant cette évolution, certains cheikhsjihadistes ont fini par déconseiller

l’émigration jihadiste en famille.Quelques mois après son arrivée enSyrie, la nouvelle épouse de Yassinesouhaite d’ailleurs rentrer en France.« Elle veut quitter la Syrie, c’est dur ellea du mal. Elle a vraiment du mal. La nuitavec les bombardements. En plus lescombats se sont intensifiés. Le front ils’est rapproché, elle est en panique. »Non arabophone, souvent seule, cloîtréeavec ses deux enfants, elle trouve letemps long dans ce pays inconnu, frappépar la guerre. « Moi, je rentre tard lesoir. C’est pas facile pour elle et je lacomprends. Si j’avais su ce que c’étaitle terrain avant de venir je ne pense pasque je serai venu accompagné. C’est

vraiment dur pour une femme. »Pourtant, les départs au « jihadmatrimonial » de jeunes Françaises sepoursuivent. Même quand elles sontmineures. En janvier 2014, uneadolescente sans histoire de 15 ans aainsi quitté le sud de la France à l’insude sa famille d’origine marocaine pouraller se marier en Syrie avec un autrejeune Français, mineur également, arrivéquelques mois plus tôt dans les rangs deJabhat al-Nusra. Il leur avait suffi dequelques échanges sur Facebook et surSkype pour décider de s’unir en Syrie.Peu après le départ de la jeune fille, safamille porte plainte pour enlèvement etalerte les médias. Mais, de Syrie, le

prétendant tient « à faire les chosesbien », conformément à sa conception dela charia. Il téléphone au père pour luidemander officiellement la main de safille. Celui-ci refuse et l’implore derentrer. En vain.

20. Muhajirun (muhajir au singulier) est uneappellation remontant au temps de l’Hégire, c’est-à-

dire de l’exil du Prophète Mohamed et des siens deLa Mecque vers la ville de Médine. En arabe, le termedésigne les combattants jihadistes étrangers,littéralement « ceux qui ont émigré pour le combat »,pour défendre ceux qu’on appelle les ansar, c’est-à-dire les habitants de la zone en guerre, en l’occurrenceles Syriens.

21. Les salafistes quiétistes sont particulièrementhostiles aux jihadistes qu’ils qualifient de terroristes.Leur courant, très majoritaire en France comme enEurope, ne prône pas la violence ni la révolte contrel’autorité de l’État. Ils refusent toute intervention dansle champ politique et se concentrent sur le prosélytismereligieux et l’étude des textes saints.

22. En arabe, le mot aquida signifie « croyance »,sous-entendu la bonne croyance dans la bouche desjihadistes. Mais en France, les partisans du jihad ne sequalifient pas eux-mêmes de jihadistes ou de salafistes,mais plutôt de « frères et sœurs de la aquida », ou toutsimplement de musulmans car, dans leur esprit, ils sontles seuls authentiques musulmans.

23. La Dawla est le diminutif utilisé par sespartisans pour désigner la « Dawla al Islamiya fi Iraq

wa Sham », c’est-à-dire en français l’État islamique enIrak et au Levant (EIIL) ou Isis en anglais pour« Islamic State of Irak and Sham ». Beaucoup deSyriens préfèrent l’appeler par son acronyme arabeDaesh car Dawla signifie « État » en arabe, ce quireviendrait à admettre que le groupe EIIL a désormaissupplanté l’État syrien dans les zones qu’il contrôle.Autrefois connu sous le nom d’al-Qaida en Irak, cegroupe s’est depuis libéré de la tutelle d’al-Qaidacentral, à la différence de son frère rival Jabhat al-Nusra, qui a lui plusieurs fois renouvelé son allégeanceà la maison mère de l’organisation d’Oussama BenLaden.

24. Les shabihas (les « fantômes » selon unetraduction approximative) sont les miliciens armés durégime Assad responsables de nombreuses exactionscontre les civils.

« J’ai cherché sur Google comment sereconvertir. J’ai découvert qu’il fallait justeprononcer la shahada. Donc je l’ai faittoute seule derrière mon ordinateur. »

5

Cheikh Google et « lol jihad »

Clémence se souvient d’une enfanceheureuse en pleine campagne française,dans une vaste propriété, au milieu desvaches et des poneys. Le hameau de lamaison familiale ne compte même pascinq cents habitants. Et pas un musulmanà l’horizon. « Je n’ai jamais grandi avecdes Arabes, mais plutôt dans une familleun peu raciste. Mes deux parents sontfrançais de souche, un peu bourgeois. »Peu après sa naissance, la famille quittela région parisienne pour éleverClémence « loin de la délinquance ».Inscrite au catéchisme, le dimanche, ellefréquente l’église et s’acquitte dessacrements. « La communion, je l’aifaite par culture, parce que mes parents

allaient être contents. Je savais pas quej’avais la possibilité de dire non. Je l’aifait sans réfléchir, mais aussi parcequ’en fait j’ai toujours cru en Dieu. »Cette foi, Clémence l’a reçue de sesparents pratiquants. Pourtant, très vite,sa réflexion sur le dogme de l’Égliseromaine la conduit à remettre enquestion certains concepts tels que laTrinité ou le culte des saints qui font ducatholicisme, à ses yeux, une religionpolythéiste. « J’ai toujours étémonothéiste. Pour moi, il n’y a qu’unseul Dieu et je n’ai jamais cru que Jésusétait le fils de Dieu. Dans lecatholicisme, il y avait des incohérencesque mon cœur n’acceptait pas. Comme

invoquer la Vierge Marie ou les saints ?Je me disais toujours “Mais qu’est-cequ’il va faire pour moi le saint ?” J’aitoujours conservé ce qu’on appelle lafitra en islam, c’est-à-dire la croyancesaine. Cette croyance, je l’ai toujourseue, toujours conservée en moi, mais jene savais pas ce qu’était l’islam à cetteépoque. J’avais un besoin despiritualité. Et vers mes 17 ans, j’aicommencé à bien chercher dans lechristianisme et puis vraiment ça a été larupture. Malgré tous mes efforts, jen’adhérais pas, je n’arrivais pas à meforcer. C’était trop contradictoire, tropillogique. » Perturbée spirituellement,Clémence cesse alors toute pratique

religieuse pendant un an. Jusqu’au jouroù, en flânant devant les rayons d’unelibrairie, elle tombe sur une éditionbilingue du Coran.

« J’ai cherché sur Google comment meconvertir »

« Et là, la petite Blanche que je suisl’a pris et lu à l’envers. J’ai commencéde gauche à droite au lieu de droite àgauche, et donc forcément la premièresourate que j’ai lue c’était : “Il n’y apas de dieu digne d’être adoré endehors d’Allah, il n’a pas engendré, iln’a pas été engendré”, et je me suis tropsentie visée. Parce que c’était vraiment

ça qui me gênait dans le christianisme. »Une révélation quasi instantanée perçuepar la jeune fille comme un signe divin.Cette sourate répond à toutes sesinterrogations sur le christianisme.Clémence, alors étudiante en BEP, a lesentiment que Dieu lui envoie unmessage directement. À son retour, lalycéenne se connecte sur Internet pour ensavoir plus. « J’ai cherché “Islam” ou“Allah”. Jamais je n’avais eu cette idéeavant. Et là, je me suis mise à pleurer.J’étais trop heureuse. Je me suis dit :“Waouh ! En fait, j’ai une religion !”J’appartenais à une communauté mais jene le savais pas. Depuis tout ce temps jeme sentais toute seule dans mes pensées.

Et là, je découvre qu’il y a d’autres gensqui pensent comme moi. Aussitôt, j’aiessayé d’en parler autour de moi mais, à17 ans, c’est pas un sujet qui passionne.Et donc je me suis convertie, un peuaprès mes 18 ans. »

À cette époque, Clémence n’a encore

jamais rencontré de musulman. Aucunemosquée, aucun imam dans sonentourage. Mais cela n’empêche pas saconversion à l’islam, toute seule, grâce àInternet. « J’ai cherché sur Googlecomment se reconvertir. J’ai découvertqu’il fallait juste prononcer la shahada.Donc je l’ai fait toute seule derrière monordinateur, dans mon petit village. Les

gens ils croient que ça se passe commeon voit dans les médias. Ils s’attendent àune espèce de rupture, de haine, je saispas. Mais moi c’est comme uncheminement, une suite logique. Je mesuis convertie comme ça, toutsimplement. » Sa famille, catholique, estheurtée par ce passage d’une religion àl’autre même si Clémence tente de sefaire discrète. « Chez mes parents, je nepouvais pas exprimer ma religion defaçon vestimentaire, parce que c’est unehumiliation pour eux. Je ne pouvais pasmettre le voile chez eux, dans ce petitvillage où tout le monde se connaît.Alors j’ai commencé à m’habillercomme un sac à patates. J’avais rien sur

ma tête mais je préférais couvrir mesfesses et mes cuisses, mes jambes avecdes jupes longues, que mes cheveux. Jene savais pas où acheter le voile ou cegenre de tenues. J’allais toujours dansles magasins habituels comme H&M ouPromod. Je superposais plein de trucsmoches qui vont pas ensemble. »

Rapidement, les forums islamiquesféminins vont lui offrir de précieuxcontacts. Elle se fait des amiesmusulmanes sur Facebook puis engageavec elles des conversationstéléphoniques. Un jour, Clémence finitpar prendre le train pour Paris et yrencontrer ces jeunes femmes. Elledécouvre alors leurs jilbeb, ces longs

voiles laissant seulement apparaître leurvisage, tolérés par la loi française. Unenouvelle révélation pour Clémence.« Quand je les ai vues pour la premièrefois je me suis dit dans ma tête “waouh,c’est comme dans le verset du Coran quidit “et couvrez-vous avec un grandvoile”. J’avais jamais vu ça avant. Ellesm’en ont offert un et je le mettais àchaque fois que j’allais les voir, dès quej’étais dans le train. Mais quand jerentrais chez moi, je l’enlevais dès quej’arrivais devant la maison. Du coupj’essayais de sortir le moins possible enme disant, comme je ne me voile pas,l’important, c’est de ne pas être tropdehors. Mes parents ne m’ont jamais vue

avec le grand voile. Mon père m’a déjàsurprise à mettre un petit foulard, maispas un grand voile comme ça. » Malgréses précautions, ses proches encaissentmal la conversion de Clémence. « Audébut ça passait très, très mal. Ilsdisaient que c’était une crised’adolescence. Ils se disaient ça vapasser, elle a peut-être envie de semarier avec un Arabe. Peut-être qu’elletrouve ça cool de pas manger de porc.Parfois ils me voyaient à 4 heures dumatin, la lumière allumée en train defaire la prière. C’était un peu dur poureux. Mais voilà il n’y avait rien dedramatique. » Ses parents tentent de semontrer compréhensifs, mais les

tensions se multiplient, notamment avecses frères et sœurs plus âgés. « Nous nesommes plus en contact, on s’est jamaistrop aimés. Je les connais mais j’ai dumal à croire que ce sont mes frères etsœurs. J’ai pas d’affection pour eux. Ilssont pas du tout convertis. Ma sœur c’estla pire de la famille. Un jour elle estarrivée dans ma chambre elle a trouvétous mes livres, elle les a attrapés,montrés à mon père et elle voulait lesbrûler. Sous mon lit, elle a tiré le tapisde prière du bout de ses doigts commeune serpillière. Elle voulait aussi lebrûler. Mon père, qui pourtant détestaitvraiment l’islam, il m’a défendue contreelle tellement c’était injuste. »

Peu après cet incident, Clémence

quitte le domicile familial pour allervivre avec Souleymane, rencontré surInternet. Les deux jeunes gens se marientreligieusement, dans un appartement, encatimini, moralement cautionnés pardeux frères. « On s’est mariés enloucedé. Mes parents ne l’ont suqu’après. Ça les a un peu blessés, maissur le moment j’ai cru que c’était mieux,et puis après j’ai eu un peu de regrets.Pour eux, je vis avec mon petit copain.»Le couple emménage loin de la famillede Clémence avant de donner naissanceà un enfant. Souleymane travaille commeouvrier mécanicien, mais la jeune

maman est sans emploi. « J’ai fait despetits boulots mais après je suis devenuemusulmane. » Ce mariage lui permet deporter sans entraves son niqab, maiscette tenue, qui ne laisse voir que lesyeux, est interdite en France et limiteconsidérablement ses sorties. Le couplevit relativement isolé, cantonné à sesrelations virtuelles, sur Facebook et lesforums de discussion. « On est deuxpersonnes simples. On est pas si pieuxque ça. On fait des péchés nous aussi.On regarde des séries. On aime bien TheWalking Dead, Breaking Bad et Lost.Enfin on regarde ce genre de séries maison sélectionne sur Internet pour pas qu’il

y ait trop de nudité ou de shirk(idolâtrie) dedans. »

Le premier réflexe est de poster unephoto

Dans sa nouvelle vie, Clémence auraitpu se limiter à un islam de Francemodéré et pacifique. Mais Internet val’entraîner plus loin, vers la branchejihadiste du salafisme. Sa quête surGoogle la mène de forums en vidéosprônant le retour à une religionorthodoxe telle que transmise par leProphète au VIIe siècle. Une pratique quise veut dépouillée de toute innovation,avec un jihad présenté comme sixième

pilier de l’islam, obligatoire pour toutmusulman, surtout s’il s’agit de défendredes sunnites opprimés, comme en Syrie.À quelques jours du grand départ,Clémence le reconnaît sans détour :« Internet c’est trop important. Ça amarché sur moi. J’ai été trop réceptive àla propagande. Ça m’a trop touchée.C’est ce qui m’a décidée à partir etmaintenant in sha Allah, si j’y arrive,une fois là-bas, en Syrie, je ferai moi-même ma propre propagande pour aiderles gens à venir. »

Sans Internet et les réseaux sociaux,

Clémence, Souleymane et leur enfant enbas âge n’auraient sans doute jamais pu

se rendre en Syrie. Google, YouTube etles forums les ont initiés au dogmesalafiste jihadiste. Facebook leur aoffert les contacts pour rejoindre al-Qaida. À l’idée du jihad, le public nonaverti s’imagine encore des filières, descellules tentaculaires, des réseauxinternationaux très structurés, voire unechaîne de commandement pyramidale.Auxquels s’ajouteraient des recruteursfouillant les mosquées ou les quartiers.Si cette représentation correspondait àune réalité des années 1990 au milieudes années 2000, elle relève désormaisd’un passé quasi folklorique. Car, en2013, le jihadiste combat en Syrie avecune kalachnikov dans une main et un

smartphone dans l’autre, sur lequel ontrouve les applications familières à toutadolescent : Facebook, Skype, Twitter,Ask et Instagram. La guerre fait rage enSyrie mais, dans le chaos, les cybercaféset le Wi-Fi fonctionnent. L’un despremiers réflexes d’un apprentimoudjahid français parvenu sur leterrain est de poster une photo de luiarmé sur son profil personnel. Le jeunecombattant connecté, qui renvoie alorsl’image d’un « jihad cool », devientinstantanément un point de relais pourtous ses amis Facebook restés en Francederrière leur écran.

Sur les réseaux sociaux, les jeunes

jihadistes français affichent sans retenueleur quotidien en Syrie. Les uns, parfoismineurs, posent tout sourires avec leurarme automatique, assis sur un canonantiaérien, derrière un drapeau noir,vêtus d’un kamis militaire ou d’unsimple survêtement Lacoste. D’autress’amusent à poster des photos et desvidéos les montrant partant au front, ouen train d’investir le palais d’une figuredéchue du régime Assad, ou encorebarbotant dans la piscine d’une luxueusepropriété d’Alep. Parfois, leur femmepose elle aussi, en sitar 25 noir, fusild’assaut et grenades à la main. Certainsproposent des anashid en français à lagloire d’al-Qaida et de Mohamed

Merah. D’autres se lancent dans laconfection méticuleuse, face à untéléphone portable, d’une bombeartisanale. Un statut Facebook peutégalement servir à diffuser desinformations sur le front ou à annoncerla mort d’un frère français survenue lorsd’une bataille ou d’une opérationsuicide. Si possible, une photo montreraaussi sa dépouille l’index levé en signede l’ultime shahada et le visagesouriant, preuve de sa félicité au seuildu paradis. On y vante souvent la douceet envoûtante « odeur de musc »émanant du cadavre du martyr. Cesimages exercent une vraie fascinationsur les amis restés en France. Aussitôt

arrivés en Syrie, des dizaines de jeunesFrançais deviennent ainsi les meilleursambassadeurs du jihad, générant à leurtour un nombre exponentiel de vocationsdans l’Hexagone, y compris auprès desmineurs.

« Lol jihad »

Toutefois, cette activité sur des profilsFacebook ouverts au public ne va passans créer des dissensions internes.Certains commettent l’imprudence de sephotographier devant la base de leurgroupe armé, offrant ainsi desrenseignements stratégiques à l’ennemi.La désinvolture de certains leur vaut

parfois une mauvaise réputation auprèsdes autres moudjahidin. Plusieursd’entre eux se sont vus rappelés àl’ordre par leur émir. Car la visibilitédes combattants étrangers sur Internetpeut aussi augmenter leur valeur en casde capture par l’ennemi. Les jihadistesn’éprouvent aucune gêne, en revanche, àdiffuser les exécutions par balles et lesdécapitations de miliciens (shabiha) durégime Assad ou d’autres rebelles nonjihadistes. Durant l’été 2013, unFrançais d’une vingtaine d’annéespostait ainsi sur son profil Facebook unevidéo intitulée « Deux shabiha que l’ona égorgés al hambdoulilah ».Difficilement soutenables, les images,

filmées au téléphone portable, montrentdeux prisonniers allongés au sol, piedset poings liés. Tour à tour, un hommecagoulé les saisit à la gorge et entame ladécoupe de leur tête, au couteau, sousles cris d’encouragement « AllahOuakbar » de ses camarades. La scènedure d’interminables minutes etn’épargne aucun détail, aucun bruit,aucun cri. Le sang jaillit puissammentdes gorges ouvertes des prisonniersencore en vie. Une fois décapités, leurstêtes sont exhibées en trophée puis jetéesdans un trou déjà creusé. « Je pourraismême pas faire ça sur un mouton loldégueulasse même si le gars lemérite », s’émeut un adolescent resté en

France. « Mdr. C’est une sunna akhy26 », répond l’auteur de la vidéo. Dis pasque c’est dégueulasse akhy, oublie pasque c’était la façon de faire duProphète et il riait même quand il lefaisait ! » Un autre enchaîne sur cetteboutade : « Au moins ces deux-là, onpeut dire qu’ils n’ont pas la tête sur lesépaules lol. » Là où, autrefois, il fallaitdéployer des trésors de ruses et deprécautions pour entrer en contact, viades forums codés et des messagescryptés, accessibles par proxy 27, avecdes moudjahidin cachés à des milliersde kilomètres, la Syrie devient, avecFacebook et Internet, un lieu ouvert,accessible. L’immédiateté des échanges

et la maîtrise des réseaux sociauxpermettent, avec une facilitédéconcertante, de plaisanter « en modelol mdr 28 » avec un Français d’al-Qaidaau sujet d’une décapitation, comme on leferait de n’importe quelle pitreriepotache avec un copain de collège.

Facebook a dépoussiéré le jihad de

Ben Laden en le sortant de laclandestinité des forums pour donnernaissance à ce « lol jihad » accessibleaux adolescents, plus tendance, moinseffrayant. Sur Facebook a ainsi été lancéle premier « Web magazine » dédié àcette nouvelle culture jihadiste 2.0 etfrancophone. Tout est basé sur l’humour,

avec un sens certain de la provocation.Créé par Bader Lanouar, un jeuneTunisien de Sousse, SLF Magazine, lemagazine du salafi moderne rassembleun large public français. Comme toutmagazine spécialisé, SLF a sa rubrique« lifestyle ». On y évoque « la versioncamouflage du classique Air Max 95 »pour « combattre nos ennemis avecstyle », ou « Nike Free, la chaussurepréférée des jihadistes en Syrie ». Demême, la rubrique « tourisme » permetde découvrir « les 5 destinations de rêvepour un jihadiste ». Tout d’abordl’Afghanistan pour « suivre les pasd’Oussama Ben Laden, côtoyer lepeuple qui a ravivé le jihad dans le

monde. Rien n’est plus excitant que depasser un moment dans les montagnesde Tora Bora ». Ensuite, la Syrie,« nouvelle destination de rêve pourtous les jihadistes. Plus facile d’accèsque la première, il suffit de prendre unbillet aller simple pour la Turquie etles passeurs s’occuperont du reste ».Puis viennent la Tchétchénie, laPalestine et l’Irak « pour se familiariseravec le pistolet silencieux. La guerresunnite vs chiites vs Américains vsapostats y fait rage mais les habitantssont très accueillants et la bouffe estpas mal ». Avec des articles comme« Qu’est-ce que l’islam Bisounours etqui sont les imams Pokemon ? », le

Web magazine taille en pièces, avecironie, l’islam modéré : « L’islamBisounours est un islam rose bonbon,l’islam du monde de Barbie, c’est unislam édenté, désarmé, altéré, un islamrecouvert d’un papier cadeau bordeauxbariolé, avec des cœurs et despapillons, un islam parfumé, au CocoChanel n° 5, un islam déformé, quiplaît aux gouverneurs etaux mécréants, un islam soft, doux,peace, zen, un islam hippy […]. Unislam où l’on est musulmans sans rienà voir avec l’islam. » Dans sa rubrique« mode », le Web magazine chambre leshipsters, ces jeunes Occidentauxbranchés qui portent chemises à

carreaux et barbes fournies, avec unarticle intitulé : « Pourquoi les kouffar 29

essaient-ils de nous ressembler ? »

25. Le sitar (« rideau » en arabe) est le voileféminin le plus intégral. Il ajoute au niqab un tissu noirqui vient également recouvrir et cacher les yeux.

26. Akhy signifie mon frère et « c’est une sunna »revient à dire qu’il s’agit d’une règle édictée par leProphète.

27. Sur les forums, les jihadistes utilisent souvent desproxy, c’est-à-dire des programmes servantd’intermédiaire, pour cacher leur adresse IP et ainsiéviter d’être repérés par le renseignement.

28. En langage Internet, « lol » signifie « laughingout loud » tandis que « mdr », son équivalent français,correspond à « mort de rire ».

29. Kouffar (kaffir au singulier) signifie« mécréants » en arabe.

« Ils ont raison d’avoir peur d’Internet ces mécréants ! Parce qu’il y abeaucoup de gens, je les ai ramenés en Syrie grâce àFacebook. »

6

Abu Facebook, le recruteur

Sur l’écran, à 4 000 km de Paris, lejihadiste facilitateur sourit à sa Webcam,vêtu de son kamis à motif camouflage,frappé de l’insigne de l’État islamiqued’Irak et du Sham (EIIL). Abu Nai’ïm,23 ans, est un Français converti. Dansson autre vie, il fut dealer en banlieue etprésente le même profil que la plupartdes petits soldats français du jihad.Élevé dans le christianisme, converti àl’islam depuis seulement trois ans, levoilà désormais bien implanté en Syrieoù il a combattu pour divers groupesaffiliés à al-Qaida depuis plus d’un an.Sur place, il s’est même marié avec uneconvertie, venue elle aussi d’Occident.Lors de son arrivée, au printemps 2012,

l’émigration vers ce pays représentaitune aventure plus complexe. La zonecontrôlée par la rébellion était largementplus réduite et constamment bombardéepar l’aviation et l’artillerie syrienne.Les combats, bien plus réguliers, lesconditions de vie, plus rudes, surtout enhiver. La ville d’Alep était encoreintégralement contrôlée par les forces deBachar el-Assad. Un an plus tard, lecontexte militaire a évolué. La deuxièmeville du pays est désormais contrôléeaux trois quarts par les rebelles, ce quifacilite la venue massive de volontairesfrançais. Et, chaque fois, tout démarresur Facebook. « Moi quand je suisarrivé il y a un an, ça n’avait rien à voir

avec maintenant. La vérité, c’est que lesgens je les attrape partout sur Facebook.Je vois les gens, les kouffar de France,ils disent oui on a peur d’Internet, lesjihadistes sur Internet, etc. Mais vousavez raison d’avoir peur ! Ils ont raisond’avoir peur ces kouffar ! Parce qu’il ya beaucoup de gens je les ai ramenés enSyrie et je les ai ramenés à partir de là.Donc ils ont raison d’avoir peur, voilàje leur dis la vérité. Les réseauxsociaux, ils pourront jamais assez bienles surveiller. Moi je vais continuer montravail et je vais continuer à faire venirdes gens et eux ils continueront à rienpouvoir faire pour les empêcher devenir. Ça c’est une réalité 30 ! »

Quand il n’est pas au combat ou en

train d’acheminer dans son 4 × 4 desFrançais en provenance de la frontièreturque vers Alep, ce jihadiste passe sontemps à recruter sur les réseaux sociaux.« Facebook ça permet de cibler. Grâce àcela, rien que sur les deux dernièressemaines, une dizaine de frères sontarrivés, sans compter les femmes et lesenfants. Moi, chaque semainepratiquement je fais rentrer quelqu’un.Je fais même rentrer des femmes avecdes bébés par la frontière légale. C’estquelque chose de nouveau, bien sûr.Avant, il n’y avait pas de gens commemoi. Donc ceux qui venaient, c’était de

façon totalement désorganisée.Aujourd’hui, c’est très simple. Ça peutprendre une journée pour arriver. Départde Paris et arrivée en Syrie dans lamême journée. Ensuite moi je vais leschercher à la frontière. Après, il y al’entraide entre frères. On essaie de leurtrouver des logements. Ensuite, onamène le frère, on le présente à l’émir.On lui fait une recommandation pourqu’il soit accepté au sein du groupe, etc.Après, tous, ils prêtent serment à l’émiret ils suivent le chemin normal d’unmoudjahid. Ils vont au campd’entraînement pendant au minimum unmois. Un mois, c’est vraiment unminimum. Après un mois on sait juste

tenir la kalach, c’est tout. Mais c’est unminimum pour la formation militaire debase. Après on peut se spécialiser. Onsort de là, on est prêt à combattre.Quand je suis arrivé moi, c’était pas dutout aussi bien organisé. »

« Wake up Oumma »

Les combattants français attirent ainsien Syrie, chaque semaine, de nouveauxcompatriotes. Clémence et Souleymaneen témoignent, eux qui, dans la vie réelleen France, ne connaissaient aucunjihadiste. Avant leur départ, tout s’estjoué dans leur appartement par simpletchat avec un « facilitateur ». « C’est

100 % Internet. 100 % Facebook. Je suisconnecté à 200 %, tout se passe parFacebook avec des frères qui sont là-bas. » Yassine, évoqué dans les deuxpremiers chapitres, raconte avoir suivile même mode opératoire grâce à sapage Facebook diffusant ses proprespoèmes jihadistes. « Cette page, ça a étépour moi l’élément déclencheur. Avantça, j’étais seul. Dès que j’ai fait ça, j’airencontré un frère qui a fait des vidéossur le retour du califat. Aujourd’hui ilest au Sham. C’est lui le premier qui estparti. Lui de toute manière il comptefaire des vidéos là-bas. On sera dans lemême groupe que lui. C’est quelqu’un desuper ouvert. C’est un jeune de mon âge.

Mash’Allah, déterminé, qui a une grandesource de savoir. Moi, je connais plusd’une centaine de contacts Facebook quisont déjà là-bas. Plus on regarde lesvidéos des frères qui appellent à venir,plus on a envie d’y aller. Moi aussi jevais bombarder de vidéos, avec leturban et la kalach. » Facebook est doncdevenu incontournable, à l’intérêtmultiple. Le réseau social permetl’intégration à une communauté, puisgarantit une certaine discrétion. Chacundispose de plusieurs comptes anonymes,noyés dans la masse. Il assure aussi unprosélytisme efficace en touchant unpublic large, pas nécessairementsensibilisé à la cause. Le phénomène a

fini par supplanter les fameux forumsjihadistes, dont la plupart sont en arabe,accessibles, sur invitation, à quelquesinitiés dotés de codes et d’unerecommandation. Même le principalforum francophone Ansar al Haqq estmoins consulté car extrêmementsurveillé par la police. S’y connecter estforcément suspect, quand lafréquentation d’un réseau social ne l’estpas.

En France, les premières pages

Facebook pro-jihad, récemmentapparues, assurent désormais l’essentielde la prédication. L’une des pionnièress’intitule « Wake up Oumma 31 ». Cette

page « pro-moudjahidin et anti-taghout 32 » a été lancée en 2008 parAbu Selyân, un sans-emploi de 28 ansrésidant à Nice. Cette publication,exclusivement francophone, administréepar trois à cinq personnes suivant lespériodes, s’adresse à un public de néo-jihadistes non arabophones. Lors desconflits au Mali, elle vilipendait « laguerre des croisés français contre lesmusulmans » et dénombrait jusqu’à12 000 abonnés. Ses administrateursflirtent chaque jour avec les limitesfacebookiennes de la libertéd’expression 33, notamment en postantdes vidéos de décapitations avecpour message : « L’Islam que tu le

veuilles ou non. » Régulièrementcensurée, la page renaît à chaque fois,drainant en moyenne 2 000 à 3 000 fans.Abu Selyân s’enorgueillit d’avoircompté parmi eux un certain JérémieLouis-Sidney, ancien rappeurguadeloupéen passé à l’islam après unevie de délinquant, devenu chef de lacellule jihadiste de « Cannes-Torcy », ettué les armes à la main par le Raid, àStrasbourg, en 2012. Après avoirdécouvert ses empreintes sur unegrenade lancée dans une épicerie casherde Sarcelles (Val-d’Oise), la policel’avait filé pendant un an. Elle lança uneintervention quand le renseignementsoupçonna son groupe, d’une dizaine de

membres, de préparer une actionterroriste d’envergure.

Les enquêteurs retrouvèrent à Torcy(Seine-et-Marne), dans le garage d’unde ses complices, également converti,une liste d’associations juives, troisfusils, un millier de munitions, troiskilos de nitrate de potassium, unecocotte-minute, des câbles électriques etdes ampoules de phare. Tous lesingrédients nécessaires à la confectiond’une bombe artisanale, sur le modèlede celles utilisées pour les attentats dumarathon de Boston, aux États-Unis, le15 avril 2013. Rien de plus facile quede se procurer de l’explosif. Le nitratede potassium, utilisé comme engrais

dans l’agriculture, est en vente libre enFrance. Il sert d’ingrédient de base auxexplosifs des jihadistes du mondeentier ; lesquels peuvent trouver dans larevue anglophone Inspire, éditée par al-Qaida dans la péninsule Arabique,toutes les recettes pour « fabriquer unebombe dans la cuisine de maman 34 ».Toutefois, si Abu Selyân relaie cemagazine sur sa page, s’il défend aussiles actes de Mohamed Merah, iln’appelle pas pour autant ses milliersd’abonnés à commettre de telles actionsen France. Bien informé des risquesjudiciaires encourus, il préfère inciter aujihad à l’étranger. Son objectif vise à

diffuser l’« islam authentique » au plusgrand nombre.

Retour tardif vers l’islam

Bien que de culture musulmane, AbuSelyân se considère également convertiparce qu’il a lui aussi découvert surInternet la foi vainement cherchée dansles mosquées françaises. Ses parents,des Tunisiens non pratiquants, ne lui ontpas donné d’éducation religieuse. « Jene priais même pas. Les années ontpassé, collège, lycée, fac et compagnie.À l’époque, j’étais occupé à autrechose : sortir le soir, cigarettes, et toutce qui va avec. » À 23 ans, sous

l’influence d’une jeune femme, il sedétourne de sa vie licencieuse pour serecentrer sur sa quête spirituelle.Commence alors une longue périoded’errance guidée par des vidéos deprêches trouvées sur YouTube. « Audébut, j’étais encore dans le neutre, dansl’islam avec lequel tout le monde estd’accord. À cette époque-là, Ben Ladenpour moi c’était un terroriste qui sait pasoù il va. J’étais gentil avec tout lemonde, costard cravate, tendre la jouequand je reçois une gifle, etc. L’islam àla base c’était ça pour moi. J’aimaisbien Tariq Ramadan, j’étais contentquand il arrivait à clasher despoliticiens dans les débats à la télé. À

cette époque-là, si on devait me classerquelque part, on va dire que j’étais unpeu dans la tendance Frèresmusulmans. » Abu Selyân cherche dansles mosquées du sud de la France le bonminhaj, soit la juste voie islamique. Laquête s’avère ardue. Le jeune homme vade déception en déception. À Nice, ilapproche des Ahbash, une organisationsunnite orthodoxe qu’il qualifierapidement de « secte ». À Cannes, unconverti au salafisme quiétiste luipropose de suivre les cours de samosquée. « Là, j’ai vu qu’ils étaient trèspointilleux, la barbe bien peignée, leshabits stricts, pas de pantalons, tousavec soit le sarouel, soit le kamis qui

laisse apparaître aucune forme, pas demixité, pas de regards. Pour moi, àl’époque c’était un peu choquant de voirça. Mais je me suis dit ça doit êtrecomme ça. Je ne vais pas renier ce quele Prophète a fait. » Mais, au bout d’unan, Abu Selyân se convainc par seslectures sur Internet qu’il s’agit d’unemosquée de « talafis, de pseudos-salafis », qui rejette le jihad et suit lesconsignes des oulémas d’Arabiesaoudite, alliée de l’Occident. « Ils sedisent salafis, c’est-à-dire suiveurs despieux prédécesseurs, mais on sait trèsbien que les pieux prédécesseurs ne seseraient jamais alliés avec leurs ennemis

comme eux le font avec les Américains,les juifs ou les chiites ! »

Le jeune homme s’éloigne donc de cecercle. « À partir de ce moment-làj’étais vraiment, vraiment dégoûté. Jeme suis dit : “Si deux fois où jedemande à être guidé je tombe sur dessectes, quelle est la vraie voie ?” Doncje me suis mis à pleurer dans mon coinet je me suis plus mélangé à personne. »Abu Selyân se retrouve seul face à sonordinateur, toujours en quête de l’islam« authentique ». Celle-ci finit par aboutiravec la découverte d’une série devidéos intitulées « 19HH », qui entendraconter la véritable histoire del’humanité. Son auteur, Omar Omsen, est

une figure centrale de la« jihadosphère » francophone. Né auSénégal, il a grandi en France avant d’yretourner au printemps 2013. À 38 ans,Omar s’est hissé au niveau de chefspirituel de la brigade française du frontal-Nusra en Syrie. Issu du grandbanditisme, ancien braqueur, OmarOmsen a opéré un retour tardif versl’islam après de multiplescondamnations et des années de prison,jusqu’à devenir aujourd’hui l’un desprédicateurs les plus influents du Webjihadiste francophone. Ses vidéos sontréalisées à partir d’images d’actualité etde films recyclés sur fond de musiquedramatisante, de récitations de textes

saints interprétés à sa manière et dethéorie du complot sur la mort de BenLaden.

Malgré leur caractère rudimentaire,ses vidéos ont eu un impact considérablesur des dizaines de jeunes Françaiscomme Abu Selyân. Après les avoirvisionnées, le Niçois décide un jourd’interpeller, par courriel, le prédicateurafin de savoir si le téléchargement delogiciels piratés est licite en islam. Laréponse d’Omar, qui rend le vol,assimilé à un butin de guerre, licite, leséduit immédiatement. « En fait, il merépond en me racontant l’histoire d’unebataille où le Prophète a ordonné àtrente de ses hommes d’aller attaquer

une caravane. En langage d’aujourd’huiil a dit c’est comme aller faire unbraquage. Donc j’ai dit OK mais parrapport à aujourd’hui ? Il me dit “maisaujourd’hui les savants ont dit quedepuis qu’il n’y a plus de califat et queles ennemis de l’islam font une guerreouverte aux musulmans eh ben, il estpermis de taper dans leurs économies”.Donc il m’a expliqué que c’était pas dutout haram de télécharger un logiciel,surtout si c’est pour le retourner contreeux. » Au cours de leurs échanges parmail, les deux hommes découvrent avecsurprise qu’ils habitent la même ville.Ils décident de se rencontrer pour lapremière fois lors de la grande prière du

vendredi d’une mosquée d’un desquartiers HLM de Nice. D’emblée, lediscours et le charisme d’Omarconvainquent Abu Selyân. « La premièrequestion que je lui ai posée, et j’ai euune réponse assez rude, c’était : “Est-ceque tu crois vraiment que le11 Septembre c’est Ben Laden qui l’afait ?” Il m’a dit “oui”. Là, je lui ai dit“bon là tu délires”. Et lui il m’a dit“non”. Il me dit même que le Prophète, Ila parlé du 11 Septembre dans un hadith.Alors là, je lui dis “tu délires encoreplus !”. Et il me dit “si, si, le Prophèteen a parlé dans un hadith. Oui, mais il ya interprétation. Il faut l’interpréterd’une certaine façon. Tu verras, je vais

le mettre dans une prochaine vidéo maisje ne peux pas t’en parler pour lemoment”. Et un jour, il finit par medonner le hadith. Je ne vais pas ledivulguer, mais on va dire que j’étaisconvaincu. En fait c’est un hadith qui estconnu, que les gens utilisent beaucoup,mais en l’interprétant d’une mauvaisefaçon. Donc il m’a expliqué que les gensà suivre c’étaient les moudjahidin,qu’Allah Il a dit dans le Coran qu’Il lesguiderait toujours vers la vérité, etc. Etlà vraiment y avait pas à discuter. Pourmoi c’était clair et net que la bonneaquida (croyance) c’était celle-là. »

« Je ne bougeais plus de mon siège »

Dès lors, les deux hommes, associés àun troisième, conjuguent leurscompétences audiovisuelles pour créerde nouvelles vidéos appelant au jihad.Le trio connaît vite son heure de gloireau sein de la communauté. Les servicesde renseignements, eux, le placentbientôt sur écoute. En décembre 2011,les cyber-jihadistes décident de passerdu virtuel au réel et organisent parInternet un grand rendez-vous à Niceavec une vingtaine de frères venus detoute la France. Leur objectif est departir, tous ensemble, par petits groupes,en Tunisie puis en Libye, afin d’y nouerles contacts nécessaires pour rejoindre

les talibans en Afghanistan ou al-Qaidadans la péninsule Arabique (AQPA) auYémen. Mais, dès la sortie de la gare,tous sont interpellés puis placés engarde à vue. Peu après, tous sontrelâchés à l’exception de leur leader,Omar Omsen, placé en détention puisexpulsé vers le Sénégal, où il est né et avécu jusqu’à l’âge de 7 ans, avantd’arriver en France avec leregroupement familial. Entre-temps, sesavoirs ont été gelés en raison de sesliens avec l’organisation Forsane Alizzadissoute par le gouvernement. AbuSelyân, lui, sera longuement interrogépar les agents de la DCRI. L’épisode l’ad’ailleurs marqué. « Ils savaient

beaucoup, beaucoup de choses. Pour toutce que je disais, ils m’ont ressorti desécoutes téléphoniques, desconversations que j’avais eues avec desfrères en prison. Ils voulaient tâter leterrain pour savoir si j’avais un projeten cours, si je pouvais les aiguiller surune possible cellule. Ensuite, ils m’ontparlé de la page Facebook. Ils ontcommencé à me demander si j’avais unekounia 35. Pourquoi j’utilisais cettekounia. Donc je leur ai dit que tout lemonde en a une. Ils m’ont parlé de lapage, si je connaissais Ansar al Haqq, sije fréquentais ce site. La première,première question c’était :« Connaissez-vous le magazine

Inspire ? » Donc j’ai souri, j’ai dit :« Oui, j’en ai entendu parler », parceque je connais le magazine, même si engénéral il est en anglais et moi je gèrepas trop l’anglais. Mais ceux qui sonttraduits en français, je venais, à peinequelques jours avant, de les téléchargeret voilà qu’ils me posent cette question,ça m’a un peu gêné. Je leur ai dit oui j’aidéjà vu ça sur Internet, sur Facebook. Etpuis ils me sortaient des trucs que jedisais avec ma femme en privé, desmorceaux de conversations que j’avaisavec elle et je me rappelle pas avoirécrit sur Internet. Des discussionsvraiment privées. Je me suis dit maiscomment est-ce qu’ils savent ça ? C’est

des trucs dont on parle même pas autéléphone. Donc soit c’est une tiercepersonne qui a rapporté ça, soit c’estdes micros. Après je sais pas si je rentredans la parano, je me suis dit peut-êtrequ’il y a quelque chose chez moi. LaDCRI quand ils m’ont interrogé, quandje dis ils savaient tout, c’est vraimentqu’ils savaient tout. Ils nous ont mêmedonné le projet presque en avance surnous ! » Toutefois, au terme de cetinterrogatoire poussé, Abu Selyân estrelâché sous contrôle judiciaire etreprend ses activités d’administrateurFacebook.

Son cyber-jihadisme menace

également son couple. « On pensaitmême à la rupture à cause de ça. Parfois,je ne bougeais plus de mon siège. Jerentrais à la maison, première chose queje faisais, je m’asseyais devantl’ordinateur… Des fois, je dormais plus.Actuellement je passe la moitié de lasemaine là-dessus. Tout mon temps librey passe. Ma femme se plaint surtoutquand je suis sur une vidéo. » Sadernière vidéo, longue d’une demi-heure, est composée d’images et detémoignages d’exactions commises pardes soldats américains en diversesterres musulmanes. Ponctuée d’extraitsde vidéos d’al-Qaida, elle soutientl’idée d’un jihad obligatoire contre les

États-Unis et leurs alliés arabes commel’Arabie saoudite ou l’armée irakienne.Visionnée plusieurs milliers de fois etestampillée du logo « Wake upOumma », la vidéo circule surDailymotion, Facebook et les forumsjihadistes arabophones, comme Al FidaIslamiya, et bien sûr francophones,comme Ansar al Haqq (les partisans dela vérité). Abu Selyân poste égalementtous les communiqués, écrits, audios ouvidéos des grands chefs d’al-Qaidaavec leurs sous-titres en français. Demême, il diffuse toutes les vidéos depropagande des groupes islamiquesarmés qui leur sont affiliés, en versionoriginale, là aussi sous-titrée en

français. S’ajoutent encore des photosde moudjahidin morts au combat, despoèmes et chants à leur gloire, ainsi quetoute information liée de près ou de loinau jihad – en France ou dans le monde.« L’objectif, c’est de relayer des infosqui peuvent choquer certains, mais derelayer une information qui n’est pasdéformée. Parce qu’on sait que lesmédias aiment bien déformer, aimentbien changer les termes. Après le butc’est de montrer l’islam authentique etde propager l’islam authentique.Exactement comme moi je l’ai appris,avec les preuves telles qu’elles sont. Parexemple, quand certains disent qu’il n’ya pas de butin en islam, comme quoi

c’est interdit de voler, nous on apportela preuve que ce n’est pas interdit.Quand on dit Mohamed Merah, il aapporté la guerre ici. Nous, on dit ouimais attends pourquoi il a fait ça ? Est-ce que dans la religion, en islam, il y aun terrain qui a été établi à la base pourdire je vais aller faire la guerreuniquement chez les musulmans ? Alorsque les autres se permettent des choseschez les musulmans ? Alors qu’àl’époque les compagnons du Prophèteont dit qu’il n’y avait pas de frontièrepour la guerre ? Non, si vous faites laguerre chez nous, nous on fait la guerrechez vous ! »

30. Entretien réalisé en juillet 2013.31. « Wake up Oumma » pour « Réveille-toi,

communauté musulmane ».32. « Anti-taghout », c’est-à-dire contre toute

forme d’autorité qui n’applique pas la charia.33. Fin 2013, Facebook a décidé d’autoriser la

diffusion des vidéos de décapitations considéréescomme une information, à condition que le diffuseurn’en fasse pas l’apologie dans un message.

34. Titre d’un article tiré de la revue Inspire.35. Par souci de discrétion, dans la clandestinité ou

non, chaque jihadiste s’attribue ou se voit attribuer unekounia, c’est-à-dire un surnom ou un nom de guerre.Pour les hommes, il s’agit le plus souvent de « Abu »(signifiant « père de ») auquel est ajouté le nom de sonfils aîné. S’il n’a pas d’enfant, le combattant peutadopter le nom de son choix, par exemple « AbuJihad ». Même chose pour les femmes mais avec« Oum » (signifiant « mère de ») à la place de« Abu ». La seule kounia interdite est celle que portaitle Prophète Mohamed : Abu Al Qasim.

« C’est clairement une incitation. Etc’est aussi pour enseigner des chosesqu’on n’apprend pas dans lesmosquées. Et pour commencer : la hijraet le jihad. »

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Réseaux sociaux halal

Sur le Web, l’activisme d’Abu Selyânfait des émules. Depuis le lancement desa page Facebook en 2008, des dizainesd’autres ont vu le jour. Toutesfrancophones, au contenu identique, àl’adresse du même public. Celle deGuillaume, 24 ans, converti depuis deuxans et installé en région parisienne, estbaptisée « Al-Mûminin », signifiant« commandeur des croyants », titreréservé au calife ou à l’émir d’un Étatislamique. Administrée par une femme etdeux hommes, elle compte en moyenne2 000 abonnés. « C’est un peu un effetde mode. Une des premières pages quej’ai connue c’était “Wake up Oumma”.J’aimais vraiment bien leur travail et

avec un frère qui est maintenant enSyrie, je me suis dit, pourquoi pas créerune page pour balancer tout ce qu’on adans le cœur et après partir de France.Pour moi c’est clairement une incitation.Et c’est aussi pour enseigner des chosesqu’on n’apprend pas dans les mosquées.Et pour commencer : la hijra et le jihad.Moi j’ai jamais entendu parler de çadans les mosquées. C’est pour ça quenous, on consacre tout notre temps àparler de ça. Pour moi le jihad il estobligatoire, donc pour moiobligatoirement il faut quitter la Francepour aller sur une terre où ça combat.Mais on parle aussi des bases de lareligion parce qu’on sait que dans notre

page, il n’y a pas forcément que desmusulmans qui pensent comme nous. Il yen a qui viennent juste de se mettre dansla religion ou qui prient pas, des femmesnon voilées qui viennent et quis’intéressent. Donc on publie des chosessur le jihad et aussi sur les bases de lareligion : comment bien faire sa prière,sur le Tawhid (l’unicité de Dieu),vraiment des petites bases. »

Comme l’indique son prénom,Guillaume n’a pas toujours étémusulman. Né en France, élevé enbanlieue parisienne par des parentsd’origine albanaise, il a baigné dans lecatholicisme et a « toujours cru enDieu ». Inscrit au catéchisme il a reçu

les sacrements de l’Église puis s’estconverti à l’islam à 22 ans après undrame familial. Guillaume, ouvrierintérimaire dans le bâtiment, évoque savie d’avant comme étant celle d’un« voyou ». « Je traînais avec les gens duquartier. J’ai fait six mois de prison pourvol à l’arraché et sinon je passais messoirées à aller en boîte, à rester avecdes filles. Je me couchais très tard, jerentrais chez moi bourré. »Contrairement à une idée reçue, peu dejihadistes se convertissent en prison, etGuillaume n’a pas découvert l’islamderrière les barreaux. « En prison il y apeut-être des petits groupes demusulmans mais pas autant qu’on le dit.

Y en a mais très légèrement. Moi j’aiplus vu des braqueurs de banque, desvioleurs, des pédophiles que desmusulmans en prison. » Sa découvertede l’islam lui est venue plus tard et, làencore, avec Internet. Son passage de ladélinquance au jihad s’est fait aisément.« Moi je suis d’origine albanaise. Doncà la base nous, on aime beaucoup lesarmes. Alors dès qu’on m’a parlé de çaforcément j’ai tout de suite adhéré.Après à force de regarder des vidéos surOussama Ben Laden de Omar Omsen, çaa eu une très grosse influence. Jecommençais déjà à me poser pas mal dequestions et puis je voyais que lesmusulmans se faisaient massacrer

partout dans le monde, que personne nefaisait rien. Après pour moi, y avait plusaucun doute. » Dans son entourage, seulesa mère accepte sa conversion. Son pèrene s’adresse plus à lui que pour luidemander de raser sa barbe et toutcontact est rompu avec ses anciens amis.Mais Facebook lui en a fourni denouveaux avec des parcours similairesau sien. « C’est pour ça qu’Internet çanous sert beaucoup. Ça sert beaucoupnotre cause. Ça a permis à beaucoup degens de rentrer dans la aquida (la foijihadiste). Sans Facebook, ils se seraientjamais convertis. On est vraiment uneminorité en France. Il y a vraiment quesur Facebook que l’on peut se croiser.

Moi c’est là que j’ai rencontré unevingtaine de frères. » La plupart de cesfrères luttent aujourd’hui sur le frontsyrien, sous la bannière d’al-Qaida.Guillaume se sent donc « un peu seul »en France et prépare son propre départvers la Syrie grâce au réseau social. « Jevais rejoindre des gens de confiance queje connais, donc je sais qu’il y auraaucun souci. » Facebook lui permetégalement de s’entretenir avec dessœurs dans l’espoir de se marier avantson départ au jihad. « Pour nous, lesmusulmans, c’est un peu une bénédictionFacebook. » À tel point que Guillaume alui aussi délaissé les forums spécialisés.« Je connais un frère qui habite sur

Paris, il a été sur un forum très proched’al-Qaida et deux semaines après, il aeu une descente de flics chez lui. Doncmoi je préfère éviter tout ça. D’un autrecôté, Facebook, ça permet aussi auxautorités de mieux savoir qui on est, denous mettre sur leurs listes. Mais bon onsait très bien qu’on est des milliersmaintenant. Ils peuvent pas aller cheztout le monde. Ils vont en attraper un.Juste après y en a dix qui vont entrerdans notre courant. »

Un défouloir

Pourtant, à ses yeux, Facebook est toutsauf conforme à l’islam. Fondé par Mark

Zuckerberg, un juif américain, le réseausocial diffuse de nombreuses tentations àtravers les publicités ou des vidéos decorps dénudés. En outre, les profilsjihadistes sont régulièrement censurés,supprimés ou font l’objet de sanctionsprovisoires telles que l’interdictiond’envoyer des messages privés pendanttrente jours ou des demandes d’amitiéspendant sept jours. Pour contourner cettecensure, un groupe de jeunes Français acréé, au printemps 2013, un « Facebookhalal » exclusivement francophonehébergé à l’étranger. Baptisé AnsarGhuraba, il incite à déserter l’originalpour rejoindre sa réplique jihadisteouverte à tous les musulmans sunnites

partisans de la guerre sainte.L’inscription requiert simplementl’adhésion à certaines règles : déclarersa foi, se refuser aux discussions mixteset répondre à quelques questionsconcernant la connaissance basique duCoran comme le nombre de ses sourates(114). Le reste fonctionne sur le modèlede Facebook : ajout d’amis, messagerieinstantanée, actualisation des statuts,partages de vidéos, de photos, etc.Toutefois, les photos personnelles y sontdéconseillées car la représentation desoi peut être perçue comme uneostentation ou une tentative de séductionet peut également servir à la police. Enrevanche, l’appel au jihad et l’incitation

au martyre s’y exercent sans limites dèsla devise du site reproduite en bannièrede page d’accueil : « On vit comme deslions, on meurt comme des lions. AnsarGhuraba le 1er réseau social musulmanlibre, indépendant et non sectaire : hijra,jihad, khilafa. »

Le site dispose également de « salonde rappels » permettant des audio-conférences pour suivre à plusieurscentaines d’internautes à la fois lesprêches des figures du cyber-jihadismetelles qu’Omar Omsen ou le Belge Jean-Louis le Soumis et de leur poser desquestions comme « Faut-il apprendrel’arabe ? » ou « Pourquoi le jihad enSyrie est obligatoire ». Très vite, Ansar

Ghuraba attire plus de 1 500 membres.Pourtant, six mois après son lancement,ses fondateurs le sabordent, à la suite dedissensions internes et, disent-ils,d’« une infiltration par un chiite quiprétendait être le Mahdi ». Pour autant,le « Facebook halal » a été relancé peuaprès, de l’étranger. Devenu le défouloirdes partisans du jihad, le site a sutoutefois éviter l’incitation aux attentatssur le sol français. Medhi, un adolescentdu sud de la France, en a faitl’expérience. En appelant à suivrel’exemple « du frère Mohamed Merahrahimou’Allah » (Que Dieu lui fassemiséricorde) par « des actionsterroristes dans les pays de mécréance

en France ou en Europe », son profil aété désactivé du site. Avec, en prime,une leçon de morale sur la nécessité devivre son jihad en terre d’islam plutôtqu’en France. Décontenancé, le jeunehomme a alors dénoncé son évictiondans une vidéo YouTube. « Le cheikhOussama Ben Laden (rahimou’Allah) ettous les gens qui l’ont suivi sontunanimes pour dire que le jihad estinternational jusqu’à la fin des temps.Que chaque personne qui a les moyensde combattre les mécréants partout surterre, en France, en Afghanistan, auMali, partout, doit le faire. Quand lesmusulmans ont un moyen pour faire dumal aux mécréants, il faut qu’ils le

fassent, c’est une obligation, pourchaque musulman. » Mais son coup desang avait suscité quelques railleries surInternet. Notamment parce que le jeunehomme s’était filmé avec sa manette dePlayStation dans les mains.

Les services de renseignement démunis

D’autres fervents du jihad savent, eux,éviter les pièges des poursuites pour« apologie du terrorisme ». Guillaume,administrateur de sa page Facebook,connaît la ligne jaune. « C’est clair. Sit’as l’intention de faire péter la tourEiffel, c’est sûr qu’il faut prendre desprécautions. » Si l’essor du « cyber-

jihad » francophone est une bénédictionpour les moudjahidin du Web nonarabophones, il l’est aussi pour lapolice. Le juge antiterroriste MarcTrévidic n’en fait pas mystère lors deses apparitions médiatiques. Dans sonbureau défilent toujours les guerrierschevronnés d’antan, entraînés dans lescamps afghans d’al-Qaida, anciens del’Irak ou de la Tchétchénie. Maisaujourd’hui s’ajoutent à ces profilstraditionnels beaucoup plus de jeunesapprentis nationaux, parfois mineurs,totalement amateurs, tout récemmentconvertis à l’islam sur Internet, à la foisautodidactes, naïfs et imprévisibles. Lamultiplication de ces jeunes

ressortissants partisans du jihadcomplique grandement la tâche de lapolice. Il y a encore une dizained’années, le simple fait de détenir unevidéo de propagande jihadiste étaitsuspect. Aujourd’hui, des centaines dejeunes Français en engrangent desmilliers sur leurs disques durs, toutessous-titrées en français et en libre accèssur Internet.

En mai 2013, cité dans le rapport de la

commission d’enquête de l’Assembléenationale destiné à mettre en lumière lesfailles du renseignement français quiavait laissé Mohamed Merah assassinersepts personnes dont trois enfants juifs

dans une école de Toulouse, le jugeTrévidic établissait le constat suivant :« À l’heure actuelle, la totalité desaffaires d’associations de malfaiteursterroristes comportent des preuvesacquises sur Internet. 80 % d’entre ellessont même exclusivement déféréesdevant la justice grâce à ce type depreuves. De fait, la surveillanced’Internet représente pour les servicesde renseignements un enjeu majeur. »Évoquant l’affaire dite de Marignane 36,le rapport assure que celle-ci a pu êtremise au jour en partie grâce à lasurveillance d’Internet, « laquelle arévélé une apologie du jihadisme sur lescomptes Facebook des protagonistes et

des visites de forums de la mêmemouvance ». Au-delà de cette cyber-surveillance, cette « affaire deMarignane » pouvait difficilementéchapper aux services du renseignementintérieur français. Les autoritésmunicipales avaient été alertées par levoisinage de la présence d’un drapeaunoir du Tawhid 37 planté sur le toitd’une villa et à l’arrière d’un scooterd’adolescents fanfaronnant en pleine rue.

En mars 2013, une perquisition audomicile de trois suspects, frères etcousins d’une vingtaine d’années, révélala présence d’un arsenal qualifié par leprocureur de la République d’« atelierde fabrication d’engins explosifs

artisanaux », avec deux pistoletsautomatiques et un revolver. Lessuspects avaient aussi tenté d’envoyer une-mail de menaces au présidentaméricain Barack Obama. De même, ilsmultipliaient sur Facebook leshommages à Mohamed Merah. Si peu dediscrétion finit par faire l’affaire de lapolice.

Le rapport parlementaire souligne la

faiblesse des moyens de la policefrançaise, empêtrée dans une stérileconcurrence entre services, face à cet« enjeu majeur ». On lit ainsi que « laconsultation des blogs et d’un certainnombre d’autres sites, qui permet aux

personnels de recueillir une quantitéimportante de renseignements ouverts,est bloquée par le système informatiquede la police nationale, baptisé Orion.Afin d’y remédier, il a été décidéd’installer un poste informatique dédiédans chaque service départemental,permettant l’accès libre desfonctionnaires à Internet. Bienévidemment, il ne suffit généralementpas et il en découle un temps d’attenterelativement long pour y accéder ».Ailleurs, on apprend que « les servicesde renseignements paraissent quelquepeu démunis » et que les « outilsclassiques, comme les interceptions desécurité – communément appelées

“écoutes téléphoniques” –, ne semblentguère adaptés à l’évolution desméthodes de communication des groupesterroristes, et l’implantation de logicielsespions, qui peut répondre à une partiedes préoccupations, n’est pas encorepossible », la législation française ne lepermettant pas.

Les jihadistes brouillent les pistes en

utilisant, tous, plusieurs comptes sousdifférents pseudonymes, tandis que,selon le rapport parlementaire, « lesservices de renseignements ne disposentpas toujours des moyens juridiques ettechnologiques suffisants pour surveillerles échanges » sur Skype ou les diverses

messageries instantanées pourtant trèsfréquentées. Le cyber-jihad pose àl’antiterrorisme français un dilemmeainsi résumé par le juge Trévidic lors deson audition par les députés :« Comment lutte-t-on contre l’Internet ?Beaucoup de services de renseignementspréfèrent que les sites restent ouverts carc’est ainsi qu’ils s’informent. Il est vraiqu’en matière de radicalisme islamiste,la presque totalité des preuves a étéobtenue par la surveillance de l’Internet.C’est pourquoi les services derenseignements ne veulent pas se couperde cet outil de surveillance – qui estdans le même temps un outil depropagande et de propagation du mal.

Nous sommes donc pris entre deuxlogiques. »

Pour preuve de cette hésitation des

autorités françaises, le traitementréservé au principal forum francophonejihadiste, Ansar al Haqq. Ouvert en2007 par six Français et une Belge, ceforum de discussion consacré au jihadfournit toutes sortes d’informations surles groupes armés et les textes interditsen France. Il affiche environ 2 000membres, dont 600 actifs. Aprèsl’affaire Merah, Nicolas Sarkozy, encampagne électorale, avait proposé decriminaliser la consultation de ce genrede sites prônant le jihad. Ansar al Haqq

étant aujourd’hui hébergé à l’étranger,difficile de l’interdire. L’idée fut en toutcas abandonnée par Manuel Valls,devenu ministre de l’Intérieur. Toutefois,les sept administrateurs du forum, auxprises avec la justice, ont vu leursavoirs gelés en juillet 2013. Deux moisplus tard, au petit matin, la DCRI ainterpellé l’un d’eux, Romain, alias AbuSiyad al Normandy, à son domiciled’Hérouville-Saint-Clair (Calvados). Lejeune homme a été écroué pour avoirtraduit en français deux numéros de larevue anglophone Inspire incitantdirectement à la perpétration d’attentatssur le sol occidental. Conduit tout droiten prison, Romain fut le premier

incarcéré au titre d’un nouvel article dela loi antiterroriste de décembre 2012qui rend le délit d’« apologie duterrorisme » passible de 45 000 eurosd’amende et d’une peine allant jusqu’àcinq années de prison. Le forum, lui, esttoujours actif.

36. Deux jeunes jihadistes habitués des éloges à

Mohamed Merah ont été arrêtés à Marignane enpossession d’armes et d’explosifs en mars 2013.

37. Le drapeau noir du Tawhid, c’est-à-dire del’unicité de Dieu, est appelé ainsi parce qu’il est frappépar l’inscription en blanc de la profession de foimusulmane (shahada) proclamant : « Il n’y a de dieuque Dieu et Mohamed est son Prophète. » Il estarboré par tous les mouvements salafistes jihadistesdans le monde.

« On est en face d’une génération dejeunes qui s’est éduquée par Internetau point de devenir des aliens, des mutants parfaits, pour leursfamilles. »

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Génération moudjahidin duWeb

À l’approche de la quarantaine, AbuRayan fait presque figure de doyen.Témoin d’une autre époque, quasipréhistorique : celle de l’èreprénumérique. Ce père de famille belge,d’origine italienne, a vécu de l’intérieurl’émergence du « cyber-jihad ». Et celaa bouleversé sa vie. La révélation luivint en 1993 après le visionnage du filmbiographique Malcom X de Spike Lee.Mickaël, de son vrai prénom, n’a alorsque 19 ans et termine sa scolarité eninternat catholique. Fan de rap militantaméricain, sensible à l’histoire ducolonialisme et de l’esclavage auxÉtats-Unis, « l’adolescent rebelle,renfermé sur lui-même » s’identifie tout

de suite au célèbre prêcheur musulmanafro-américain. Il décide de l’imiter etse convertit à l’islam. Une conversiontrès officielle, à la mosquée deBruxelles. Internet n’existe encore quepour une poignée d’initiés. Sonapprentissage de la religion se fait doncau contact d’immigrés maghrébins, dansdes lieux de culte sous contrôle desautorités. À cette époque, lespublications religieuses et les cassettesVHS de certains prêches s’échangententre fidèles, mais uniquement de lamain à la main. Le thème du jihaddemeure dans la clandestinité. Mickaël,ancien DJ au Club Méditerranée, baignedans « un islam light, coutumier,

consensuel » et se marie avec unechrétienne sans y voir de contradiction.La semaine, rasé de près, vêtu d’uncostume et d’une cravate, il occupe unposte d’informaticien dans uneentreprise américaine. Son « petit train-train » de musulman modéré va durer« jusqu’au coup de tonnerre du11 septembre 2001 ». Ce jour-là, commetout le monde, il est happé, en direct, parles images des États-Unis frappés aucœur même de leur empire. « Je neconnaissais aucun islamiste, aucundiscours islamiste. Mais avant mêmeque Bush ne prononce la phrase “Vousêtes avec nous ou contre nous”, j’ai sentique le juste milieu, la neutralité, n’était

plus possible. Parce que la neutralitésera sanctionnée comme de la lâcheté,un manque de courage. C’était unsentiment qui n’était pas cérébral, plutôtlié au cœur. » Aussitôt, il tente decomprendre, de s’informer en dehorsdes médias traditionnels auxquels il nese fie plus. « Mais qui revendique ça ?Mais qui est ce Ben Laden ? »

« Le jihad, c’était encore trèsexotique »

Mickaël commence par découvrir lesécrits du pamphlétaire français Marc-Édouard Nabe aujourd’hui boycotté parles médias français pour avoir présenté

les attentats du 11 Septembre comme unacte de légitime défense. Chez Mickaël,le sujet tourne à l’obsession. « Jefouille, je gratte, comme un détective quiveut tout savoir, tout comprendre. Je mefocalise et même si je ne parle pasl’arabe, même si j’étais un pratiquanttrès négligeant, l’aspect islamiste,idéologique, est devenu très importantpour moi. Je me suis beaucoupdocumenté, j’ai beaucoup lu sur le sujet,ce qui fait qu’à un moment donné j’étaisen porte-à-faux avec cette communautémusulmane de Belgique qui elle étaitdans une pratique mécanique des choses.J’ai commencé à développer toute unecontre-culture islamique qui est de

moins en moins une contre-cultureaujourd’hui parce que, avec Internet, deplus en plus de jeunes ont accès à toutça. »

C’est l’époque des balbutiements duWeb de masse, des modems bas débit,des chaînes de mails et des premiersforums. « En 2001, 2002, 2003, c’étaittrès exotique. On était très à la margequand on s’intéressait à ces sujets. Maisil y avait quand même des forums dediscussion, certaines personnes quiexpliquaient. On m’a traduit certainsdiscours qui étaient tenus en Afghanistanet en Irak par des gens sur place, dessavants sur le terrain, qui ont totalementbouleversé ma vision des choses. Je me

rendais compte que l’islam que j’avaiscompris depuis dix ans n’avait rien àvoir avec ce qu’est véritablementl’islam. C’était quand même assezchoquant pour moi. » Internet lui donneaccès aux prêches des grands leadersd’al-Qaida qu’il se prend à admirer.« Petit à petit, on lit, on découvre dessavants dont les noms ne parlent pas àtout le monde, mais les plus connus,c’est le cheikh Maqdissi enfermé enJordanie, Ayman al-Zawahiri et tous sesdiscours disponibles et traduits surYouTube, Oussama Ben Laden et AbuMussab al-Zarqaoui. Il y a eu un filconducteur alimenté sans cesse qui afaçonné des gens, ou pas d’ailleurs. Pour

d’autres, ça les a dégoûtés ou éloignésde l’islam, ça dépend. Pour moi, il estclair que ce ne sont pas du tout desterroristes. Maintenant, c’est vrai qu’onn’est pas toujours d’accord avec tout.Mais bon, est-ce que les Françaisauraient été d’accord avec toutes lesméthodes des résistants ? »

La découverte de la pensée d’al-Qaida

trouble profondément sa vie, entraîne sadémission professionnelle, son divorceet, quelques années plus tard, sonremariage avec une musulmane. Carentre-temps est survenu le 11 Septembreabondamment relayé par Internet.Mickaël n’hésite pas à évoquer une

seconde conversion. « Et c’est d’ailleurspour ça qu’entre 1993, date de maconversion, et 2001-2002, celle del’avènement de l’Internet tout public,j’ai un peu végété. Donc à la question“Quand est-ce que tu t’es converti ?”, jedis officiellement en 1993, quand j’aiété répertorié à la mosquée deBruxelles. Mais pour moi je considèreque je me suis vraiment converti àl’islam en 2002-2003, quand j’ai prisconscience de l’entièreté du messageislamique. Dix ans plus tard. »

Solitude et caisse de résonance

Dès lors, Mickaël ne fréquente plus les

mosquées vues comme de simples« centres culturels », mais les forumsvirtuels qui l’amènent à fréquenter desfigures du milieu islamiste belge. Ilcroise ainsi Malika el Aroud, veuve del’un des deux kamikazes auteurs del’attentat contre le commandant Massouden Afghanistan, condamnée depuis à huitans de prison en Belgique. Il rencontreaussi le second mari de celle-ci, MoezGarsalaoui, animateur du forum pro-jihad francophone Minbar-SOS. Celui-ciémigre ensuite au Pakistan où il estsoupçonné d’avoir accueilli MohamedMerah, avant de mourir, en 2012, lorsd’une frappe de drone. Mickaël se lieégalement d’amitié avec Jean-Louis le

Soumis, connu en Belgique pour sonengagement au sein de l’organisationSharia4Belgium et son associationcaritative islamique Le Resto duTawhid. Mickaël ne pratique pas le jihadmais soutient la cause des moudjahidin,appelle à émigrer en terre d’islam (cequ’il tentera de faire lui-même enTunisie) et apporte parfois son aide àcertains frères en fonction de sesmodestes moyens.

Abu Rayan (du nom de l’aîné de sescinq enfants) sort de son isolement etdevient visible sur Internet grâce à sespropres prêches teintés d’un léger accentwallon. « Sur Internet, je me rendscompte qu’il y a un écho, un retour, avec

d’autres musulmans qui pensaientcomme moi, avec la même sensibilité etdonc je me sentais moins seul. Carj’étais très seul. Dans mon ancien coupleet dans les mosquées j’étais très seul.Donc, je sentais qu’il y avait une caissede résonance. Au départ c’était dans lespremiers forums comme Ribat, les gensm’envoyaient des messages privés pourme dire : “Peux-tu me rajouter à tamailing list ?” De nos jours c’esttellement perfectionné par rapport àl’époque, c’était très artisanal cesmailing lists. »

« La grande révolution à venir, c’est la génération Internet »

Cette « jihadosphère » souterraine aréellement émergé des entrailles du Webau début de la décennie 2010 eninvestissant massivement et sanscomplexe les réseaux sociaux. Cetteprédication touche désormais un nombreinfiniment plus grand de jeunes, pastoujours sensibles au jihad, ni forcémentmusulmans. « Internet a donné accès auxfrancophones comme moi à toute unesérie de discours traduits qu’on n’auraitjamais pu comprendre ou entendreailleurs. Jusqu’à l’an 2000, les gensavaient accès à quoi quand on parlaitd’islam ? Au discours de l’imam de leurquartier et puis on était confrontés seuls

au Coran, c’était tout. Aujourd’hui il fautbien comprendre que cette jeunesse quia eu 15 ans en 2001, donc autour de 25aujourd’hui, elle a été éduquée, elle a euaccès à toute une série de discours quin’étaient pas disponibles avant lesannées 2000. Donc on est face,effectivement, à une nouvelle générationde musulmans. Aujourd’hui il y aInternet, les forums, YouTube, Facebook,toutes ces choses qui font que les gensont une vision des choses plus largepour peu qu’ils fassent des recherchesévidemment. Le monde a vraimentchangé. À une époque, c’était infinimentpetit, ne fusse qu’avec les jihadistes deBosnie. Ceux qui allaient là-bas étaient

vraiment des convaincus, des gens quilisaient des bouquins, des marginauxcomplets. Aujourd’hui la masse esttoujours inculte, mais tout a beaucoupchangé. Je le vois avec l’exemple del’audimat d’une vidéo. Je me rappelletrès bien en 2008, donc il n’y a paslongtemps, une vidéo de type radical,c’est-à-dire où on voit l’entraînementdes jihadistes, des camps, etc., allaitfaire au max, avec le temps, 1 000 à1 500 vues. Parce que beaucoup de gensn’étaient pas intéressés ou ne tapaientpas des mots-clés qui menaient à cegenre de vidéos. Aujourd’hui, on voitque des vidéos assez hard entre

guillemets font 30 000 ou 40 000 vuesen une semaine ou deux. »

Selon Mickaël-Abu Rayan, cetteexplosion du Web jihadiste a pourconséquence de décupler le nombre desadeptes, mais aussi d’augmenter lesrisques de passages à l’acte violents.« Le fait d’avoir propagé Internet estcertainement l’acte le plus suicidaire del’Occident. Il ne faut pas sous-estimer lepouvoir de l’image, de l’imageYouTube. YouTube, c’est pas très vieux.C’est une dizaine d’années tout au plus.On est en face d’une génération dejeunes de 18-20 ans, qui avait 8-10 ansau début du Web de masse et des réseauxsociaux, qui s’est éduquée seule par

Internet au point de devenir des aliens,des mutants parfaits, par rapport à leursfamilles. Tous les jours, moi j’entendsuntel est parti faire la hijra en Syrie,untel a quitté ses parents sans leur dire.Tous les jours. Parce qu’ils sont en facede gens bien gentils liés à eux par lesang, mais qui sont dans un paradigmede pensée totalement étranger à eux quise sont éduqués sur Internet. Et ça, c’estla grande révolution à venir, cettegénération Internet. Moi sur les quaranteans de ma vie, il n’y en a que dix quisont islamistes. Mais je te laisseimaginer qu’est-ce qui se passe dans latête d’un jeune qui depuis son enfanceest dans l’islamisme. Les jeunes

Occidentaux musulmans, c’est-à-direéduqués ici même, ils sont d’une autrerace. C’est des gens qui ont été bercésdepuis leur enfance par le 11 Septembre,Ben Laden, Zawahiri, Zarkaoui, etc.Bon, c’est pas tous les jeunesMaghrébins, la plupart de ceux-là, ilssont dans Lionel Messi, le foot, OM-PSG, etc. Mais honnêtement si beaucoupde jeunes musulmans avaient descompétences techniques en matière debombes, il y aurait de gros dégâts. Enfait la chance de l’Occident, c’est qu’ilsont affaire en général à des musulmanssoit excités, soit en quête d’une identité.Ceux-là, ils vont sur le Net, ils mettentdes photos de sabres, de combattants.

C’est un peu leur Che Guevara à eux,comme ceux qui avant avaient au mur unposter de Che Guevara, de Bob Marleyou le A de anarchie. Chez les musulmansc’est ça, mais il n’y a pas beaucoup demusulmans qui sont structurés, qui ontune stratégie, qui ont des connaissancestechniques en chimie, en explosifs, etc.Parce que si c’était le cas, on auraitvraiment assisté à des actes très graves.Pourquoi ? Parce qu’il faut aussi avouerque de l’autre côté aussi on pousse lebouchon très loin, avec les Femen, avecles Charlie Hebdo et compagnie. Onpousse, on pousse. C’est comme si ondisait alors les musulmans vous allezréagir ? Vous attendez quoi pour réagir ?

Et moi j’avoue, je suis très étonné qu’iln’y ait pas plus de terrorisme 38. »

L’icône Ben Laden

Bien sûr, cette nouvelle générationn’est pas seulement le fruit fortuit d’unerévolution technologique. Elle résultedirectement d’une stratégie d’al-Qaidaqui a su, avec ses différentes franchises,en tirer le meilleur profit. Après lesattentats du 11 Septembre, l’organisationest affaiblie sous les coups des arméesles plus sophistiquées de la planète. Sonréseau est démembré, ses fonds gelés.Ses bases en Afghanistan, au Pakistan etau Yémen sont constamment ciblées par

des drones américains. Le réseau n’aplus les moyens de mener une attaqued’ampleur historique. Pour survivre etcontinuer à terroriser l’Occident, il doittrouver de nouveaux moyens d’action,donner l’illusion d’une force de frappemassive. Il s’agit de pérenniser lacélèbre menace d’Oussama Ben Ladenenregistrée dans une grotte au lendemaindu 11 Septembre : « L’Amérique nepourra rêver de sécurité tant que nous nevivrons pas cette sécurité en Palestine. »Pour maintenir cette peur sur les États-Unis et leurs alliés, al-Qaida délaisseles actions de masse et joue del’émergence d’Internet pour favoriser unjihad individuel mené par des

ressortissants nationaux, de préférenceconvertis.

Cette stratégie dite du « loupsolitaire » sera poussée à un niveauinédit par la branche yéménite al-Qaidadans la péninsule Arabique, à traversson plus puissant canal de promotion surInternet, l’imam Anwar al-Awlaki.Surnommé par les chaînes arabes le« Ben Laden du Web », Anwar al-Awlaki est l’une des personnalités lesplus adulées de la jeune génération quise reconnaît en lui. Yassine, combattantfrançais en Syrie, le décrit comme« quelqu’un de notre génération. C’estun Yéménite, qui a grandi aux États-Unis, et dans sa jeunesse, il était comme

nous. Les sorties, la vie dissolue, etc. Ila fait ses études aux États-Unis, et unefois passé la vingtaine, il est retourné auYémen faire des études islamiques. Cepassé, c’est ce qui fait qu’on sereconnaît plus facilement en lui, qu’il aplus d’impact sur nous. Il estcontemporain même si, entre nous, il y adix ou vingt ans d’écart. Tandis queOussama Ben Laden, il a grandi enArabie saoudite, c’est pas le mêmecontexte. Anwar al-Awlaki, c’estquelqu’un qui a un discours. Qui saits’exprimer et qui sait galvaniser lescœurs. Avec d’autres mots que ceuxqu’utilisait Oussama Ben Laden. Desmots de notre quotidien, qu’on comprend

facilement. Il n’y a pas besoin d’avoirun bagage islamique pour comprendredes mots simples. C’est pour ça qu’il aeu un impact. C’est bien pour ça aussiqu’il s’est pris un drone. Les gens qui seprennent des drones, c’est que vraimentils ont une influence et qu’ilsdérangent ».

Souleymane, autre combattant françaisen Syrie, lui voue la même admiration :« Vraiment au niveau émotion, j’ai del’amour pour lui. Anwar al-Awlaki leYéménite, je l’ai connu sur Internet.J’aime son charisme, ce qu’il dégage,son éloquence, sa façon de parler, sonparcours aussi. Avant de le connaître, jecroyais que j’étais un mec déterminé.

Mais je me suis rendu compte que j’étaisrien du tout. » Abu Nai’ïm, partirejoindre l’État islamique d’Irak et duSham, évoque, lui, « un frère qui a faitdes choses énormes. Parce que ce frèreil est né aux États-Unis et il avaitl’anglais et l’arabe comme beaucoup nel’ont pas. C’était une montagne descience. Qu’Allah accepte sonmartyre ».

Peu connu du grand public, Anwar al-

Awlaki était le fils d’un ancien ministredu Yémen, issu de l’élite intellectuelledu pays et diplômé de l’université duColorado. Né en 1971 au Nouveau-Mexique (États-Unis), il est mort en

2011, à 40 ans, dans une frappe de droneaméricain au Yémen. C’est là quel’Américain, aux petites lunettes rondeset à la barbe fournie, était devenu lavitrine médiatique d’al-Qaida dans lapéninsule Arabique sans en être pourautant le chef. Mais il fut le pionnier del’utilisation intensive de Facebook etYouTube pour appeler au jihad contreson propre pays. Malgré sa disparition,ses prêches charismatiques, prononcésd’un ton bienveillant avec un accentcalifornien, connaissent un succèspuissant sur la jeunesse occidentale.

La plupart de ses productions vidéos

ou écrites, comme « S’approprier les

biens des mécréants » ou « Les gens duParadis », sont accessibles en versionfrançaise sous-titrée en tapant surGoogle les mots-clés « Awlaki vostfr »,comme pour n’importe quelle sérieaméricaine. Toute la stratégie d’AQPAest exposée dans l’un de ses fameuxtextes, « Les 44 voies pour soutenir lejihad », initialement posté en 2008 surson site rédigé en anglais : anwar-alawlaki.com. Depuis, ce classique dugenre figure en format PDF dans ledisque dur de tout apprenti jihadistefrançais. Une sorte de « jihad pour lesnuls » en 44 points à l’adresse desjeunes Occidentaux. Le texte détaillel’art et la manière, en fonction des

possibilités de chacun, de participer aujihad, présenté comme « l’acte le plusgrand en Islam », qui « doit être pratiquépar l’enfant même si ses parentsrefusent, par la femme même si son mariobjecte ». Règle première : demander lemartyre avec sincérité, « parce quel’ennemi d’Allah ne craint rien plus quenotre amour pour la mort ». Règleminimale pour qui ne peut s’y joindrephysiquement : « fuir la vie luxueuse » etsoutenir le jihad avec ses biens car« sans argent aucun jihad et le jihad abesoin de beaucoup d’argent ». Chaquepoint est souligné par un verset duCoran, un hadith de la Sunna ou unejurisprudence islamique (fiqh) telle

celle-ci : « La récompense pour l’argentdonné comme aumône (Sadaqah) estmultipliée par dix. Mais la récompensepour l’argent dépensé dans le jihad estmultipliée par sept cents ! » Il s’imposedonc de lever des fonds pour« parrainer » un combattant, financer sesdéplacements ou prendre en charge safamille durant le combat comme après samort. Car, « le shahid s’est battu pourl’islam et les musulmans. Il a renoncé àsa vie pour moi et vous. Donc lesfamilles de shahid doivent être honoréeset servies ».

Celui qui souhaite combattre doit seformer au maniement des armes, ausecourisme et s’entraîner chez soi car

« le jihad a besoin de moudjahidin quipeuvent marcher de longues heures,courir de longues distances pour laguérilla, de longs sprints pour la guerreurbaine, et grimper des montagnes ». Illui faut également étudier les textessaints pour « développer la aquida deWala et Bara », c’est-à-dire la croyancedans le dogme de l’Alliance et duDésaveu pour affirmer sa « fidélitéenvers Allah » et son « animosité enversles infidèles ». Quant aux enfants, « [ils]doivent être élevés dans l’amour dujihad et des moudjahidin ». Dans tousles cas, il faut bien sûr soutenir lesfrères sur le front par la prière, protégerleurs secrets, encourager les autres à les

suivre et surtout mener un « combatcontre les mensonges des médiasoccidentaux » qui « se couvrent dumanteau de la vérité et de l’objectivitéalors qu’en réalité ce n’est pas plus quel’embouchure du diable », car ilsminimisent « les atrocités de l’Occidenten exagérant les actions desmusulmans ». À l’inverse, il estrecommandé de suivre et de diffuser lesnouvelles des moudjahidin car cela« garde votre attachement au jihadvivant ».

Pour contourner ces médiascorrompus, Anwar al-Awlaki conseillevivement aux « moudjhidin d’Internet »de « lancer des sites Web » et de créer

des « forums de discussion qui offrent unmoyen libre, non censuré, pour posterdes informations sur le jihad ». Lechapitre 29 s’intitule ainsi« www.jihad.com » et encourage lepartage par e-mail et « la traduction dela littérature du jihad » pour ceux qui neparlent pas arabe. En France, cettephilosophie donnera naissance en 2007au forum francophone Ansar al Haqq.Ses fondateurs ont poussé la traductionen français de la littérature jihadiste à unniveau inédit dans l’Hexagone. Depuis,ce travail est relayé sans relâche par desdizaines de pages Facebook. Ansar alHaqq est moins actif en raison desennuis judiciaires de ses animateurs,

mais le site hébergé à l’étranger n’enconstitue pas moins la bibliothèquevirtuelle jihadiste et francophone la plusfournie du Web. En accès libre, gratuit,plusieurs milliers de vidéos et de livresau format PDF dûment traduits. C’estdonc là et non dans les mosquéesfrançaises que l’on apprend la « bonneaquida », les fondamentaux du dogmesalafiste jihadiste. Aucun de cesouvrages n’est accessible dans unelibrairie islamiste française, même laplus radicale de toutes. Lesadministrateurs d’Ansar al Haqq, bienconscients de l’impact considérable deleur propagande (au sens originel dumot : propagation de la foi), soulignent

d’ailleurs bien souvent leurs posts d’unecélèbre citation d’Ayman al-Zawahiri,numéro un et idéologue historique d’al-Qaida central : « Le jihad médiatique,c’est la moitié du combat. »

Une œuvre monumentale de 1 600pages

Parmi les produits de communicationd’al-Qaida dans la péninsule Arabique,la revue anglophone Inspire inquièteréellement les autorités occidentales.Parfaitement maquetté et rédigé commeun magazine d’information classique, cetorgane, diffusé sur le Web au formatPDF, incite au jihad dans le pays

d’origine des volontaires au combat. Ilprône, sans détour, la perpétrationd’attentats isolés à la manière d’unMohamed Merah. C’est le cas de latuerie survenue le 5 novembre 2009 surla base militaire de Fort Hood au Texas.Son auteur, Nidal Malik Hasan,psychiatre de l’armée américaine, avaitabattu treize GI après avoir appris queson unité allait être déployée enAfghanistan. L’imam américano-yéménite Anwar al-Awlaki, dont NidalMalik Hasan était élève, est soupçonnéd’avoir inspiré ces actes. Serevendiquant moudjahid lors de sonprocès, il a été condamné à mort. Anwaral-Awlaki est également soupçonné

d’avoir eu un rôle déterminant dans lerecrutement et le passage à l’acted’Umar Farouk, brillant étudiantlondonien de 23 ans, fils d’un banquiernigérian milliardaire qui, en 2009, avaittenté – en vain – de se faire exploser àbord d’un vol Amsterdam-Detroit. Cesdeux opérations, l’une réussie, l’autreavortée, ont été glorifiées dès lespremiers numéros d’Inspire, diffusédepuis 2010. Depuis, onze numéros sontparus, riches en écrits d’un théoricien dupassage à l’acte « en loup solitaire »,Abu Musab al-Suri. Grand penseur dujihad, ce Syrien naturalisé espagnol aforgé sa légitimité d’idéologue du tempsdu combat contre les Soviétiques. L’un

des rares à pouvoir se permettre decontester les décisions d’Oussama BenLaden. Inspire reproduit des extraits deson œuvre monumentale de 1 600 pagesdans laquelle il dresse, en historien,presque en philosophe, une typologiefroide de tous les jihad engagés depuisles années 1980. Il en conclut que lesseules actions efficaces, et d’un moindrecoût, sont celles menées par un hommeseul, avec des moyens artisanaux, contredes civils et sur une terre occidentale.Celles qui leur assurent un impactmédiatique immédiat…

Cet idéologue du jihad solitaire est àson tour soupçonné d’avoir joué un rôledécisif dans les attentats spectaculaires

de Madrid en 2004 et de Londresen 2005. D’avoir également inspiré lesassassinats perpétrés par MohamedMerah sur des enfants juifs et desmilitaires français en mars 2012. Etencore, le 15 avril 2013, l’attentat deBoston des frères Tsarnaev, ou ladécapitation en plein cœur de Londresd’un soldat britannique par deuxconvertis d’origine nigériane. Ce dernieracte ayant suscité, un mois plus tard,dans le quartier de La Défense à Paris,l’attaque au cutter d’un militaire du planVigipirate par un Français converti.Toutes ces actions terroristes incarnentla stratégie prônée par Abu Musab al-Suri, lequel a fini par être arrêté par les

autorités britanniques lors d’un séjour àLondres, puis livré au régime syrien deDamas. Dès le début de la révolution auprintemps 2011, certains universitairesémettent l’hypothèse d’une cyniquelibération orchestrée par Bachar el-Assad, pour « jihadiser » son oppositionarmée et rendre légitimes sa répressionet sa propagande. Si l’influence de cepenseur de la « troisième génération »du jihad est importante sur le publicanglophone, son œuvre et la revueInspire n’ont jamais eu un très grosimpact sur le public français, peucapable de lire en anglais. Le site Ansaral Haqq n’a d’ailleurs traduit que deuxde ses exemplaires en français, ce qui

valut une incarcération à l’un de sesadministrateurs.

38. Entretien réalisé en septembre 2013.

« Ben Laden, je l’aime comme monpère. Je voudrais l’embrasser. J’aime tout cequ’il a fait. »

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Au Panthéon de la Guerresainte

De toutes les figures historiques dujihad global, celles « tombées en martyrsur le terrain » n’en finissent pas defasciner. Sur YouTube, en version sous-titrée, les jihadistes français apprennentles prêches de Ben Laden presque parcœur. Et ce, même quand ils sont sur lefront en Syrie comme Abu Nai’ïm : « Ànotre époque, parmi les gens qui ont faitles plus belles choses, bien sûrl’indétrônable, c’est le cheikh Oussamarahimou’Allah (qu’Allah lui fassemiséricorde) parce qu’il a “revivifié” lejihad. Il a redonné sa valeur au jihad. Ilavait un impact sur les gens que ce soitles musulmans ou les mécréants qui étaitaffolant. Et cet homme il était beau

mash’Allah. Il avait une manière deparler magnifique. De temps en tempsici en Syrie avec les frères, on regardeses vidéos. Rien qu’en le regardant tupeux te sentir bien, parce qu’il a labeauté de l’islam sur son visage. Tu voisqu’il combat pour l’islam et qu’ilcombat pour le haqq (la vérité). Tu voisque c’est une personne pieuse quicombat pour Allah et je demande àAllah de l’élever au rang des martyrs etd’accepter ses actes. » Ayman al-Zawahiri, son successeur peucharismatique et austère, parfois accuséde semer la discorde (fitna) entre lesmoudjahidin en Syrie, est moinsconsensuel. Pour tous en revanche,

Oussama Ben Laden reste l’idéal absolu.Souleymane, élevé en foyer en France,pratiquant depuis quatre ans avantd’aller combattre en Syrie, y voit mêmele père qu’il n’a jamais eu. « Ben Ladenje le mets en numéro un. Je l’aime. Jel’aime comme mon père. Je voudraisl’embrasser, j’aime tout chez lui. J’aimeson histoire, j’aime son visage. J’aimetout ce qu’il a fait. Je le respecte à10 000 %. »

Abu Tasnim, 20 ans, combattant enSyrie et converti depuis à peine plusd’un an, ne supportait plus qu’en Franceon puisse critiquer le fondateur d’al-Qaida. « C’est un grand homme, c’est unhéros de l’islam. Je ressens vraiment de

l’amour pour lui. Ça me touche vraimentquand les gens ils l’insultent, ils parlentmal de lui, je suis obligé de répondrecomme je peux. C’est un homme qui aété annoncé dans la prophétie. LeProphète Il a dit que tous les cent ans, ily a quelqu’un qui reviendra pour“revivifier” la Sunna. Et pour notresiècle, c’est le cheikh Oussama BenLaden, parce que, avant son arrivée,l’islam, ça dormait un peu. C’estvraiment à partir de là que ça s’estréveillé. Et c’est quelqu’un qui étaitmilliardaire, et qui a tout délaissé pourdormir dans des grottes pour élever laparole d’Allah. » Bien plus que saresponsabilité dans les attentats du

11 Septembre, c’est ce choix, celuid’avoir délaissé les richesses d’une viede milliardaire saoudien pourl’Afghanistan, qui force l’admiration deYassine. « À la télé, on nous parlait delui mais on nous disait pas ce qu’il dit.Donc moi je suis allé chercher desvidéos sur Internet pour voir exactement,mot pour mot, ce qu’il disait. J’ai mêmedemandé à des gens qui comprennenttrès bien l’arabe pour vérifier si lessous-titres étaient fiables. Etsoubhanallah moi j’ai été ému par sondiscours, par la personne. Quelqu’un quiétait milliardaire et qui a tout lâché pourcombattre les États-Unis. Qu’est-ce qu’ilavait à y gagner si ce n’est qu’il était

animé par une vraie foi ? De l’argent ilen avait. Connu, il l’était. Pour moic’était un acte de sincérité. L’Arabiesaoudite lui a gelé ses comptes, donc il atout perdu. Mais en réalité il a toutgagné. Il ne se battait pas pour lui maisil se battait pour la communauté. Unephrase me marquera toujours il a dit :“L’Amérique ne goûtera jamais à la paixet à la sécurité tant que la Palestine negoûtera pas à la paix et à la sécurité.” Àchaque fois que je le vois dire ça, j’aides frissons. Je me dis ce mec-là c’estun bonhomme. Rares sont les genscomme ça qui lâchent tout. Richesses,femmes, enfants et qui vont dans desgrottes pour dormir avec des

moudjahidin alors qu’ils pourraientdormir dans de la soie. »

Parmi les noms les plus respectésaprès celui d’Oussama Ben Laden arrivesouvent, en seconde position, celui dontil fut l’élève en Afghanistan, AbdullahAzzam. Ce Palestinien, tué dans unattentat en 1989, est considéré comme lepère du jihad moderne. C’est lui quiaccueillait les combattants émigrésétrangers (les muhajirun) au sein duMak (diminutif de makar pour base desmoudjahidin), lointain embryon de lafuture al-Qaida (« la base » en arabe).Viennent ensuite d’autres personnalitésrécemment apparues comme le LibyenAbu Yahya al-Libi, ex-numéro deux

d’al-Qaida central, ou du Jordanien AbuMussab al-Zarqaoui, premier émirfondateur d’al-Qaida en Irak (ancêtre del’actuel État islamique d’Irak et duSham, également appelé État islamiqueen Irak et au Levant ou encore EIIL, ISISou Dash selon ses acronymes français,anglais ou arabe, ou enfin la Dawla pourses partisans, c’est-à-dire « État » enarabe).

Une fabrique de stars

La forte attraction de l’EIIL sur lesjeunes jihadistes français tient surtout àsa présence massive sur le Web. Aprèsl’invasion américaine en Irak, son

fondateur Abu Mussab al-Zarqaoui aformé al-Qaida en Irak en fédérant, pardes actions ultra-violentes etspectaculaires, la myriade degroupuscules armés de l’insurrectionsunnite. Cet émir jordanien a su mettre lavidéo et Internet au cœur de sa stratégie.Il doit sa célébrité internationale à lamise en ligne, en 2004, d’une vidéo danslaquelle il exécute par décapitationl’otage américain Nick Berg. Devenu labête noire des États-Unis, il est éliminépar une attaque de drone américain en2006. Mais son aura demeure etbeaucoup de jeunes se reconnaissentdans son parcours d’ancien délinquantsauvé par son retour à l’islam.

Aujourd’hui sous le nom d’EIIL, songroupe diffuse chaque semaine uneprofusion d’images. Des équipes de sescameramen présents sur chaque bataille,lors de chaque exécution, relaientsystématiquement le tout sur Internet.Quelques minutes avant une opérationsuicide, au volant d’un véhicule bourréd’explosifs, avant d’aller se faire sautersur une cible civile ou militaire, le futurmartyr enregistre une vidéo qui relaterason histoire afin d’inciter d’autrescandidats à suivre son exemple. Lors decertaines attaques, des caméras GoPro,installées au bout du fusil deskalachnikovs, plongent le spectateur aucœur de l’action. Le même mode

opératoire est appliqué aux exécutionsde masse de prisonniers alignés àgenoux, les yeux bandés. Derrière lebourreau, armé d’un pistolet ou d’uncouteau pour les égorgements, un autrecombattant filme chaque mise à mortl’une après l’autre, à quelquescentimètres derrière son épaule.

C’est ainsi que l’EIIL fabrique sespropres « stars », tel Abu Wahib.Jusqu’alors inconnu, ce jihadiste irakiena gagné sa célébrité grâce à une seule etunique vidéo dans laquelle il exécutefroidement trois chauffeurs routiers, sousle seul motif qu’ils sont chiites. La scènese déroule quelque part dans le désertirakien. Avec ses hommes, Abu Wahib

arrête trois semi-remorques et faitdescendre leurs chauffeurs désarmés. Àla question « Êtes-vous sunnites ? » tousrépondent « oui ». Mais Abu Wahibdoute de leur sincérité. Il leur demandealors combien de génuflexions comportela prière de l’aube. Tous donnent unemauvaise réponse. Abu Wahib lesexécute immédiatement à la kalachnikovet abandonne leurs corps pendus à uncroc de boucher sur le bord de la route.Surnommé le « boucher des chiites », ilest depuis adulé sur Internet et, chaquesemaine, l’EIIL glorifie son personnageen situation. « Il est devenu unphénomène du Net et tout le mondeattend la prochaine photo avec

impatience », écrit même le TunisienBader Lanouar, fondateur du Webmagazine francophone SLF Magazine,le magazine du salafi moderne dédié àla promotion « humoristique » de la« culture jihadiste » sur Internet.

Mais l’EIIL enregistre aussi ses

nombreuses opérations de prédicationsen zone conquise, et notamment sesanimations publiques pour les enfants.Un même combattant peut ainsiapparaître dans une vidéo, tenant par lescheveux la tête d’un prisonnier chiitetout juste décapité, puis dans une autre,offrant des bonbons à un enfant blottidans ses bras. Ainsi se forge la légende

d’un groupe pur du point de vue del’islam, dur avec les mécréants, douxavec les pratiquants. Dawla signifiel’État en arabe. Cette autodésignationd’une organisation divisée en ministèresn’est pas fortuite. Si sa rivale Jabhat al-Nusra concentre ses forces contreBachar el-Assad, Dawla tented’appliquer la loi islamique partout oùsont déployés ses soldats. L’EIIL ouvreainsi ses propres écoles, s’approprie lecontrôle des usines, la distribution denourriture et de pain. Adepte desexécutions publiques et des prisesd’otages de journalistes occidentaux, ilpossède aussi ses tribunaux et sa policeislamique. Ces relais font appliquer la

charia de façon plus ou moins rigoureuseen fonction de son emprise sur une villeou un quartier.

Abu Nai’ïm, qui a prêté allégeance au

groupe, cite souvent son émir fondateuren exemple : « En Irak, Abu Mussab al-Zarqaoui, il avait dit une phrase trèsbien au sujet des chiites, donc des gensqu’on est en train de combattre en cemoment. Il leur avait dit : “Sachezd’abord qui sont vos pères avant devenir me combattre, fils de bâtards !”Parce que les chiites ils sont adeptes dumariage temporaire. Donc souvent ilsarrivent pas à savoir qui est leur père. »Au-dessus des combattants, rayonnent

d’autres noms comme celui des savantsde l’islam sunnite, le plus populaireétant l’ancien professeur d’Abu Mussabal-Zarqaoui, le cheikh palestinien AbuMohammed al-Maqdissi.

Parmi des centaines d’ouvrages lus sur

Internet, beaucoup se réfèrent àl’influence de son livre traduit enfrançais, Ceci est notre Aquida (Ceci estnotre croyance), et à celle de MilatuIbrahim, tous les deux disponibles auformat PDF sur Google via, notamment,l’inépuisable base de donnéesfrancophone d’Ansar al Haqq. Ceslivres posent les bases de la croyance(aquida) salafiste jihadiste, laquelle

entend s’inscrire dans la droite ligne desSalaf Salih, les pieux prédécesseurs despremiers temps de l’islam. Il s’agitd’extirper de la religion toute formed’innovation et de tradition venuecorrompre au fil des siècles la sainepratique musulmane du temps duProphète. Cela commence par le strictrespect du Tawhid, le dogme de l’unicitéd’Allah. Le Tawhid est théoriquementpartagé par tous les musulmans puisqu’ilrenvoie à la profession de foi, lashahada, ainsi traduite de manière trèsgénérale et approximative : « Il n’y a dedivinité que Dieu et Mohamed est sonProphète. » Mais cette unicité estinterprétée avec plus ou moins de

rigueur par les différents courants del’islam. Ainsi, pour tout salafistejihadiste, sans même évoquer le sort deschiites (apostats par définition), lessoufis (pourtant sunnites comme eux)sont considérés comme s’étant exclus del’islam en pratiquant dans des mausoléesle culte des ancêtres et des saints, à lamanière des catholiques. Cela entraînala destruction d’édifices au Mali, enTunisie et en Libye.

Ceux qui associent Dieu à toute autredivinité deviennent de fait des« associateurs », voire des« polythéistes ». Ils encourent donc letakfir (être déclarés « mécréants »),permettant de les combattre par les

armes et de les tuer s’ils demeurentrétifs à la da’wah (le rappel à l’ordre).Le takfir donne le droit de faire couler lesang d’un apostat. Ainsi, pour lesmusulmans modérés, tout jihadiste est untakfiriste extrémiste mais, pour lesjihadistes, le mot takfiriste constitue uneinsulte. Pour autant, tous s’accordent àreconnaître une forme d’exagérationquand certains, « Roulat at Takfir »,décrètent mécréantes des populationsentières. Et, en général, tous posent laquestion de la juste mesure dansl’excès… À ce propos, un jeunejihadiste français actuellement en Syrieparvient à s’émouvoir : « Ici j’ai connudes frères qui allaient jusqu’à faire le

takfir sur des villes entières et même surdes compagnons du Prophète ! Là çadevient n’importe quoi ! »

« La seule fois de ma vie que jepleurais devant une vidéo depuis Le Roi Lion »

Dans Ceci est notre Aquida, le cheikhMaqdissi pose également un autre pilierde la pensée salafiste jihadiste : ce quirelève du « Wala » et ce qui relève du« Bara ». Al Wala wal Bara signifie« l’Alliance et le Désaveu ». La ligneest claire : il faut défendre les bonsmusulmans et donc se rapprocher d’euxavec amour au nom d’Allah. Au

contraire, il faut désavouer lesmécréants et les combattre avec haine aunom d’Allah, d’abord par la parole puis,si nécessaire, par les armes. De cetterègle découlent beaucoup d’autres. Àcommencer par l’obligation pour toutmusulman de faire la hijra, ou l’Hégire,du nom de l’exil des compagnons duProphète Mohammed de La Mecque versMédine en 622, date du début ducalendrier musulman. Il faut quitter laterre de mécréance qui souille lemusulman pour s’établir définitivementsur une terre d’islam, là où il estpossible de pratiquer sa religioncorrectement. Pour les jihadistes, laseule terre d’émigration qui vaille est

une terre de jihad car la vraie hijra sefait là où la charia littérale estappliquée. Or, l’authentique loi d’Allahs’instaure surtout par la guerre, commeen Syrie. Enfin, l’autre élémentfondamental du Tawhid dans la penséesalafiste jihadiste est le désaveu dutaghout (el kufr bi taghut). Parfoistraduit approximativement par « tyranmécréant », le taghout correspond à toutce qui légifère en dehors de la loid’Allah, vu comme source demécréance. Là aussi, il faut s’endésavouer totalement, le combattre aumoins par la parole, au pire par la force.Par essence, la démocratie est sourceabsolue de mécréance puisqu’elle

légifère au nom du peuple et non au nomde la charia d’Allah, et qu’elle instaure,par le vote du peuple, son gouverneur,ipso facto taghout pour les jihadistes.Ainsi, tous ceux qui participent à unprocessus électoral démocratiques’excluent de l’islam et deviennent, defait, mécréants. Cela frappe en premierlieu les Frères musulmans et lesislamistes d’Ennahda en Tunisie, qui ontaccepté de jouer le jeu de la démocratie.En ce sens, les jihadistes rejoignentcertains slogans de l’extrême droitefrançaise tel « islam et démocratie sontincompatibles ».

Une fois cette littérature assimilée

grâce à Ansar al Haqq, une simplevidéo visionnée sur Internet suffira àpousser un jeune à quitter cette Francequi l’a vu naître mais qu’il a fini pardétester au nom d’Allah. Abu Daoud, 18ans, voleur de voitures et dealer de citéavant son retour à l’islam en quelquesmois, a été incité à rejoindre lesjihadistes d’Ansar al Charia (lespartisans de la loi islamique) en Tunisiepar le récit, en vidéo sous-titrée surYouTube, d’un jeune combattant sunniteen Irak racontant la grande bataille deFalouja contre les envahisseursaméricains en 2004. « Franchementc’était la seule fois de ma vie que jepleurais devant une vidéo depuis Le Roi

Lion. Tellement tu sentais qu’il en avaitgros sur le cœur ce frère d’Irak. Dans lavidéo il demande aux savants musulmansd’Arabie saoudite : “Mais commentvous avez pu nous abandonner ?” Il dit“nous mangions les feuilles des arbresdu fait de la faim, et nous urinions dusang du fait de la dureté de la soif. Etquand on écoutait la radio alors quenous combattions pour l’honneur de vosfemmes et de vos enfants, nousentendions que les savants de l’islam enArabie saoudite nous qualifiaient deterroristes égarés”. » Cédric, autreconverti, français « de souche », s’est vuinsuffler la flamme du jihad par uneautre vidéo, d’AQMI cette fois, celle

d’Omar ould Hamara dit Barbe rousse,bras droit de Mokhtar Belmoktar. « Pourmoi c’est la vidéo la plus importante,celle avec Omar. Quand il dit “nous nesommes pas venus là pour lesclimatiseurs”, ça veut dire nous nesommes pas venus faire la guerre pource bas monde matérialiste. C’est ceschoses-là qui m’ont motivé. » Et c’estencore une vidéo anonyme compilantdes atrocités commises contre dessunnites par les forces chiites pro-Assadqui l’a convaincu du devoir de se rendreen Syrie afin d’y défendre ses frères.

Utiliser l’outil de l’Occident contre lui

Cependant, tous les jihadistes françaisn’opèrent pas leur retour en islam ouleur conversion par Internet. Mais dansla quasi-totalité des cas, la découverte etl’apprentissage de la doxa salafistejihadiste – qu’ils préfèrent qualifierd’« islam authentique » ou d’« islamcomplet » – se fait par ce canal. Avantson départ pour la Syrie, Yassineexplique que là réside toute la différenceentre la génération des moudjahidin duWeb et celle de ses parents nés auMaroc. « La différence entre nos parentsimmigrés et nous, c’est l’acquisition dusavoir. Parce que nous aujourd’hui avecInternet, on peut tout savoir. Et il y a quecelui qui ne veut pas savoir qui ne sait

pas. Il n’y a pas plus aveugle que celuiqui ne veut pas voir. Internet, c’est unoutil mash’Allah qui peut toucher lesgens. Il n’y a plus de frontières. Par lebiais d’Internet j’ai pu écouter desconférences de cheikhs qui sont interditsen France, lire des bouquins qui sontinterdits en France et quand tu les lis tucomprends pourquoi ils sont interdits enFrance. Parce que tu comprendscertaines choses que la France n’a pasadmises, et tu comprends quel impact çaaurait eu sur la France si nous on l’avaitsu avant. Des cheikhs comme cheikhAzzam, le cheikh Oussama, le cheikhAnwar al-Awlaki, al Bagdadi de l’Étatislamique d’Irak et du Sham, Abu Yahya

al Libi, y en a plein. En ce momentj’arrête pas de regarder des vidéos surYouTube des cheikhs de Syrie. Parceque les vrais savants de l’islam ils sontsur les champs de bataille. Pas ceux quisont en Arabie saoudite et qui pèsentdeux tonnes. C’est les plus crédibles. Ilssont plus axés sur le jihad, le Tawhid,sur l’Alliance et le Désaveu, qui sont labase de notre religion. Savoir avec quit’allier et de qui te désavouer. Savoirqui sont tes alliés et qui sont tesennemis. »

Pour Abu Ahmed, jeune Français

d’origine algérienne, ancien moudjahiddu Web devenu moudjahid authentique

en Syrie, l’utilisation d’Internet,principal outil de surveillance durenseignement américain, est mêmedevenu un moyen de combattre cetennemi avec ses propres armes. « Onutilise l’outil de l’Occident, pour leretourner contre lui. Il peut complotercomme il veut, instaurer toute latechnologie, toutes les surveillances,quand un système fait preuve d’injustice,la population prend en main ses outilspour les retourner contre la société.Aujourd’hui, Internet et le monde virtuel,c’est un espace où les dissidents, lesrebelles, les gens qui sont contre cesystème, peuvent se connaître, se

rassembler, s’organiser et se motiverpour agir. »

« Quand on a réussi à pénétrer dansl’ambassade, on a tout cassé, tout brûlé. »

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Tourisme islamiste en Tunisie

Le 14 septembre 2012, à l’issue de lagrande prière du vendredi, des centaines

de jeunes salafistes quittent lesmosquées de Tunis et des environs pourconverger, dans un même étatd’excitation, vers l’ambassadeaméricaine installée dans le quartierd’affaires du Lac, en bordured’autoroute. Dix kilomètres les séparentde leur but, qu’ils parcourent enproférant des slogans antiaméricainsmêlés à des chants jihadistes. Drapeauxnoirs au vent et mégaphones en main, lesgroupes progressent à pied en longeantla voie rapide, en voiture ou encoreagrippés à l’arrière de camionnettessurchargées. Dans le ciel tournoientdeux hélicoptères de l’armée, simplesobservateurs de la scène. Cette foule

déterminée, grossissant d’heure enheure, répond à l’appel lancé surFacebook par l’organisation jihadisteAnsar al Charia réclamant uneexpédition punitive contre lesAméricains. Dès le début de l’après-midi, un millier d’hommes parvenusdevant l’édifice scandent déjà unmessage explicite : « Obama ! Obama !Koulona Oussama ! » « Obama !Obama ! Nous sommes tous Oussama ! »Devant l’entrée sont déployés quelquescentaines de forces antiémeute et deuxblindés de la Garde nationale. Sur le toitdu bâtiment, deux GI, jumelles en main,scrutent la scène avec inquiétude.Arrivés les premiers, les jihadistes sont

bientôt rejoints par les Ligues deprotection de la révolution (LPR)accourus du Kram, une cité populairevoisine. Défenseurs autoproclamés « dela religion et des objectifs de laRévolution », ceux-ci se composent dehooligans, de délinquants, d’anciensadhérents de l’ex-parti unique de BenAli ou de chômeurs enrôlés dans cesmilices violentes. Face à la massegrondante, le dispositif policier s’avèrevite insuffisant, d’autant qu’il ne protègequ’un côté de l’ambassade. Alertés parles diplomates américains, les islamistesd’Ennahda, majoritaires augouvernement, avaient simplementdécidé de renforcer le dispositif

sécuritaire sans toutefois empêcher lamanifestation. En réalité, plusieurscadres du parti n’y sont pas vraimenthostiles. Loin d’imaginer à quel pointcelle-ci va leur échapper.

Fanion noir sur l’ambassade en feu

Ce jour-là, les manifestants viennentcrier deux fois vengeance. D’abordcontre un film diffusé sur Internet,L’Innocence des musulmans, œuvred’un évangéliste américain, jugéeblasphématoire et attentatoire à l’imagedu Prophète. Vengeance égalementcontre la mort, trois mois plus tôt, d’AbuYahya al Libi, numéro deux d’al-Qaida,

tué par la frappe d’un drone américainen zone tribale pakistanaise. Ce Libyenavait conquis la jeune génération par sesnombreuses vidéos diffusées par al-Qaida. Vétéran du jihad en Afghanistan,l’homme avait toute légitimité pourprendre un jour la tête de l’organisation.En réponse, la Libye s’était vengée lapremière avec l’attaque, à lamitrailleuse et au lance-roquettes, duconsulat américain de Benghazi. Ce11 septembre 2012, l’expéditionpunitive se soldait par la mort de troisdiplomates et de l’ambassadeur ChrisStevens. La photo de son cadavre fit letour du monde. Une façon pour lesLibyens de commémorer le onzième

anniversaire des attentats du WorldTrade Center, jour de liesse pour lescombattants d’Allah du monde entier.

À Tunis, les jihadistes vont tenter de

s’illustrer aussi violemment, même s’ilsne disposent pas du même arsenal queleurs frères libyens. Face à l’ambassadeafflue une nuée d’étendards noirs.Plusieurs milliers bientôt. En quelquesminutes, la situation dégénère d’abordau détriment des journalistesoccidentaux. Une photographe françaiseest frappée au visage. Un de sescompatriotes pigiste voit sa caméravoler dans les airs, un autre estpoursuivi par trois manifestants armés

de longs couteaux et de pierres,l’accusant d’être « un espion desAméricains ». Les policiers essuient desinvectives et des insultes puis des jetsde pierres et de projectiles auxquels ilsrépondent, par-dessus les barbelés, pardes crachats et des coups de bâton. Lasituation devient vite intenable pour lesforces de l’ordre qui décident dedisperser la foule sous une pluie de gazlacrymogènes. Les Bop (Brigadesd’ordre public) appelées ninjas enraison de leur tenue, cagoule et armurede protection noires, lancent l’assautdans une totale désorganisation.Rapidement, le piège se referme sur eux,repoussés puis encerclés dans des

ruelles adjacentes par des manifestantsparticulièrement agressifs. En pleinecohue, des fourgonnettes sontabandonnées aux pillards, des agents seretrouvent isolés, en très mauvaiseposture. À terre, l’un d’eux, roué decoups puis aspergé d’essence, estsecouru in extremis par ses collègues.Mais son revolver et son gilet deprotection lui sont arrachés par lesémeutiers. Cette police, synonyme deterreur du temps de Ben Ali, sombredans la panique. L’un de ses officierss’écroule, victime d’un malaisecardiaque, et rapidement des dizainesd’agents blessés sont évacués. Non loin,deux blindés de la Garde nationale tirent

en l’air des rafales de mitrailleuselourde et les forces antiémeute passent àla chevrotine. La rage des manifestantss’en trouve décuplée. Certains, munisd’échelles, parviennent à escalader lemur d’enceinte de l’ambassade, nonprotégé à l’arrière. Dans un jeu de va-et-vient, à la limite du grotesque, les forcesantiémeute tentent de colmater lesbrèches, dégarnissant du même coupl’entrée principale, prise d’assaut à sontour. Des centaines d’assaillantsfranchissent les murs hauts de troismètres, brandissant leurs drapeaux noirspendant que d’autres s’acharnent à coupsde pierre et de barre de fer sur les vitresblindées du bureau d’accueil. Quand les

jardins de l’ambassade sont investis, ledrapeau américain est arraché, piétiné etvite remplacé par le fanion noir,fièrement hissé pour la première fois surune représentation des États-Unis en feu.Face à ce brasier, un jihadiste tunisiende 26 ans jubile : « C’est un jour degloire à Dieu. Aujourd’hui les peuplesarabes se sont réveillés. Ils ont biencompris qui est leur ennemi. Les peuplesarabes de tous les pays savent désormaisque le seul obstacle face à l’égalitésociale et économique, c’estl’Amérique. C’est ce que nousexpliquaient al-Qaida et le cheikhOussama Ben Laden, il y a dix ans déjà,avec une poignée d’hommes dans les

montagnes. Aujourd’hui c’est leprogramme de toute la communautéislamique et de toute la jeunesse del’éveil islamique. Aujourd’hui, noussommes tous Oussama. Aujourd’hui,nous sommes tous al-Qaida. Bientôt, iln’y aura plus aucun obstacle pour larestauration du califat 39. »

À l’intérieur de l’ambassade, le

combat gagne en intensité. Les émeutiersaffluent avec de simples échelles en boisadossées au mur d’enceinte. Sur leparking intérieur flambe une centaine devéhicules dégageant un gigantesquenuage noir visible à des dizaines dekilomètres. Les explosions de réservoirs

et les rafales d’armes automatiquescomplètent, dans une atmosphèrechaotique, ce décor de zone de guerre.Une école américaine construite dansl’ambassade est également pillée etincendiée. Les assaillants tententd’investir le bâtiment principal sous lestirs et les gaz lacrymogènes. Là sontréfugiés l’ambassadeur américain et lepersonnel, derrière les vitres blindéesd’une « panic room » où les GI ont reçul’ordre de les transférer dans l’attentedes secours. Les forces américaines onttoutefois l’ordre de ne pas tirer mais,face à la violence et au nombre, lasituation atteint un seuil critique au point

que l’ambassade doit alerterWashington.

Le secrétariat d’État américain

comprend alors que le scénario deBenghazi est sur le point de se répéter.Hillary Clinton en personne téléphone auprésident tunisien Moncef Marzouki qui,à sept kilomètres du théâtre des émeutes,somnole sous les ors de l’ancien palaisde Ben Ali. « Je faisais la sieste aprèsmanger, j’avais demandé à ne pas êtredérangé, j’avais une grosse migraine cejour-là », confiera benoîtement quelquesmois plus tard à la presse étrangère 40

celui que les Tunisiens surnomment le« tartour », le pantin. Comme

d’habitude, personne à Tunis n’a cru bonde le déranger, ce dont va se chargerHillary Clinton qui l’enjoint de trouverun moyen rapide pour exfiltrer sonambassadeur en danger de mort. MoncefMarzouki décide d’envoyer sa gardeprésidentielle. Deux heures se sont déjàécoulées depuis le début desaffrontements et l’on compte soixante-dix blessés parmi les policiers. L’arméefinit par donner l’assaut, soutenue parles troupes d’élite de la brigadeantiterroriste. Au comble de laconfusion, la situation paraîtdésespérée : ordre est donné de tirer àballes réelles sur les émeutiers. Trois

d’entre eux sont tués et un autre décède,percuté par un blindé.

Finalement, les Américains sont tous

libérés, sains et saufs, à la tombée dujour après dispersion des derniersassaillants. La Tunisie, elle, n’avait plusconnu d’affrontements urbains de cetteampleur depuis la révolution du14 janvier 2011. Dans bien d’autrespays, le ministre de l’Intérieur aurait étécontraint à la démission. Pas dans laTunisie du parti d’Ennahda où AliLarayedh sera même promu Premierministre quelques mois plus tard. Leprésident Marzouki, lui, rédige sa lettrede démission sans y donner suite comme

il l’a déjà fait à deux reprises. Toutefois,Moncef Marzouki et les islamistes aupouvoir, réalisent la puissance desjihadistes tunisiens. « Ce jour-là j’aibien cru que le pays allait basculer maisnous avons finalement évité le pire 41. »Hommes politiques, médias et sociétécivile ont tous sous-estimé, voire niécette force perçue jusque-là comme uneillusion malveillante de journalistesfrançais. L’attaque de l’ambassadeaméricaine leur ouvre les yeux. Et lemagazine Inspire d’AQPA, qui en fait laune de son numéro 10, offre uneformidable caisse de résonance aumouvement Ansar al Charia Tunisieauprès des jihadistes du monde entier.

Un salut inespéré pour les salafistes

Parmi la foule de manifestantsjihadistes, ce jour-là, deux citoyensfrançais : Wilson, un converti de 24 ansd’origine antillaise, et Abu Musab, unbinational franco-tunisien de 23 ans.Wilson était sur place dès la veille.Avec d’autres, il avait déjà brûlé undrapeau américain devant l’ambassade.Cette agression initiale avait justifié ledéploiement des premières forcesantiémeute. « Ensuite on est revenus lelendemain matin. Il y avait un effectifpolicier hors norme. Moi, je me suispermis d’aller les voir et de leur poserla question pour savoir ce qu’ils

faisaient là. Ils m’ont dit que c’était undispositif normal. Je leur ai dit : “OKtous les jours vous êtes trois cents flicsdevant l’ambassade américaine et c’estnormal ?” Il m’a dit “oui, oui, tout à fait”et il m’a dit “et toi pourquoi t’es là ?” Jelui dis “moi dès qu’on insulte monProphète, bah forcément je sors de chezmoi”. Il m’a dit : “Tu sors de chez toipour quoi faire ?” Je lui ai dit : “Bah çatu vas comprendre ce que je vais faire.”Il était étonné que je parle en français, jel’ai regardé et j’ai rigolé. » Dans lafoulée, et après avoir rameuté d’autresfrères, Wilson revint avec la fermeintention de tout casser et de rafler unbutin de guerre. « Quand on a réussi à

pénétrer dans l’ambassade, on a toutcassé, tout brûlé. On a essayé de prendrece qu’on pouvait. Et y a des gens quinous ont insultés, qui nous ont traités devoleurs. Prendre les biens des kouffar(mécréants) déjà, c’est pas du vol. Ças’appelle du butin, c’est du ghanima(butin). Par exemple demain, si je suisen France que je mets la cagoule et queje vais braquer une banque. Bah c’estpas du vol, c’est du butin de guerre.Après c’est dommage, personne n’estmort de leur côté. Y a eu des morts denotre côté et y en a pas eu du leur. C’estdommage. En plus, après, y a eu unappel au calme. »

Dans ce « butin de guerre » figure

notamment une cargaison d’ordinateursApple, tout juste parvenue àl’ambassade. Des dizaines demanifestants sont repartis avec lescartons encore scellés sous le bras. LeFrançais garderait un souvenirdélectable de cette journée humiliantepour les États-Unis et pour les forces del’ordre tunisiennes s’il n’y avait eul’appel au calme d’Abu Iyadh, l’émird’Ansar al Charia, venu refroidir lesardeurs des combattants. Wilson necache pas son dépit. « On était en trainde brûler deux camions de police quiavaient écrasé un frère qu’on venait deramasser au milieu de la route. On arécupéré un fusil des policiers mais y

avait pas de munitions dedans. On arécupéré aussi des gilets pare-balles etdes boucliers. Et on était en train debrûler les camions et là y a eu un appelau calme soi-disant d’Abu Iyadh. Lebruit s’est répandu qu’il avait téléphonéà des frères d’Ansar al Charia sur place.Et tout le monde a dit c’est bon :“Rentrez chez vous maintenant c’est fini,il faut arrêter.” C’était le soir, presqueavant la salât (prière) en fin d’aprèsmidi. Il était un peu plus de 18 heures.Moi ça m’a énervé, j’ai pas compris cequ’il se passait, pourquoi tout le mondeest parti. »

Seul un émir charismatique pouvait

obtenir le calme de cette foule déchaînéequ’il avait lui-même appelé àmanifester. Cet émir, Abu Iyadh, revientde loin. Tunisien, ancien lieutenant deBen Laden, il se forgea dans les campsd’al-Qaida en Afghanistan un passéprestigieux. Leader du Groupe decombat tunisien (GCT), il est soupçonnéd’avoir supervisé l’attentat suicide quicoûta la vie au commandant Massoud,deux jours avant les attentats du11 septembre 2001. Pourchassé par lesAméricains, son groupe fut démantelépeu après. Abu Iyadh tomba aux mainsde la CIA lors d’un transit en Turquieavant d’être remis aux autoritéstunisiennes puis condamné à 43 ans de

prison. En Europe, les chefs de sesdifférentes cellules furent égalementarrêtés. L’Italie décida d’extrader enTunisie son bras droit Sami Essid,condamné à 115 années de prison. Mais,en janvier 2011, l’histoire leur offrit unsalut inespéré quand, sous la pression dela rue, le président tunisien Ben Ali,lâché par son bras armé, s’enfuit avec safamille corrompue vers l’Arabiesaoudite, mettant fin à vingt-trois ans dedictature. Peu après, les autorités detransition adoptaient un décret-loid’amnistie générale pour tous les« prisonniers politiques ». Des figuresde gauche, du syndicalisme, desdéfenseurs des droits de l’homme

recouvraient la liberté, tout comme desmilitants du parti islamiste Ennahda etun bon millier de salafistes jihadistes.Parmi eux, quelque 300 vétérans desjihad en Afghanistan, Bosnie et Irak,dont Abu Iyadh et son fidèle compagnonSami Essid. Dès avril 2011, les deuxhommes fondent avec d’autres figures dujihad international le mouvement Ansaral Charia. D’emblée, l’organisation serevendique de l’idéologie d’al-Qaida etclame sa volonté d’instaurer le califatislamique ainsi que la charia la plusstricte. Dans cette périoderévolutionnaire, agitée par desmanifestations quotidiennes,l’événement passe totalement inaperçu.

Personne ne connaît encore Abu Iyadh,et la plupart des Tunisiens n’ont jamaiscroisé un salafiste de leur vie. Lapopulation va cependant très viteapprendre à le connaître.

Les partisans de la charia

Abu Iaydh veut faire d’Ansar al Chariaun mouvement de masse balayant ladémocratie impie. Dans le contexte duPrintemps arabe, les gouverneursvilipendés par al-Qaida comme régimesapostats, valets de l’Occident, tombentles uns après les autres. Le mouvementjihadiste, sentant venir son heure, tented’abord une nouvelle approche, moins

violente. Les fondateurs d’Ansar alCharia substituent aux actions armées laprédication (daw’ah) ou des actionsspectaculaires et musclées mais, dans unpremier temps, non meurtrières. C’est lastratégie du « jihad soft ». L’exemple leplus emblématique fut le sit-in deplusieurs mois bloquant la faculté de LaManouba, près de Tunis, pour exigerl’introduction du voile intégral et desalles de prière dans l’université. Unmouvement dirigé, en coulisses, par AbuIyadh. Les mêmes multiplient lesoffensives dans la rue, comme cellelancée, en juin 2012, contre uneexposition artistique jugéeblasphématoire dans le quartier huppé

de La Marsa, déclenchant des émeutesmeurtrières.

Dans les semaines suivant la chute de

Ben Ali, les jihadistes commencent às’emparer des mosquées de différentsquartiers, populaires ou résidentiels. Lesimans jugés corrompus ou liés à ladictature sont expulsés manu militari.En un an, quelque 500 lieux de culte, surles 5 000 implantés en Tunisie, passentainsi sous contrôle. De là, les jihadistesparviennent à asseoir leur autorité surdes quartiers puis des villes entières.Fin 2011, les premiers incidents sontsignalés dans la ville montagneuse deSejnane où des vendeurs d’alcool et des

jeunes se plaignent d’avoir étéviolemment molestés, parfois à l’armeblanche, par des patrouilles de religieuxarmés. Mais tout le monde ne s’opposepas à ces comités de quartierislamiques. L’apparition des jihadistesest même reçue comme une bénédictionpar une partie de la population. Leurautorité, parfois violente, assure uncertain retour à l’ordre car, depuis larévolution, la police, discréditée, ne sehasarde plus hors des commissariats.Dans certaines villes comme SidiBouzid, berceau du soulèvement, lessalafistes parviennent à prohiberl’alcool. Les débits de boissons sontsystématiquement saccagés. Les buveurs

de bière et les vendeurs clandestins sontrefoulés à l’extérieur de la ville où ilsvont s’alcooliser à l’abri des regardsdans des champs d’oliviers.

Mais l’arme la plus efficace demeure

la prédication (da’wah). Chaque week-end, dans tout le pays, de grandesopérations sont organisées dansdifférents quartiers. Sous des marquises,devant un auditoire assis sur desfauteuils en plastique, des prêcheursvedettes diffusent à pleine voix, autravers d’enceintes géantes, l’idéologiejihadiste. Peu à peu, l’organisation sesubstitue à l’État absent. Des opérationsde charité sont menées chaque semaine.

D’abord auprès des populations les plusreculées, durement frappées par lesintempéries en hiver. Coupés du mondepar la neige, les sinistrés reçoivent descouvertures et de la nourritureestampillées Ansar al Charia. Toutel’année, des convois de camionnettesacheminent de Tunis jusqu’à la frontièrealgérienne des sacs de farine et del’argent. Des tracts et des paniers devivres sont distribués dans tous lesfaubourgs de Tunis. Lors de l’Aïd, desmoutons sont offerts. Pendant leramadan, des tables géantes garantissent,dans tous les quartiers pauvres, un repasde rupture du jeûne. Des consultationsmédicales gratuites, de grande

envergure, sont organisées avecdistribution de médicaments. Tout estfilmé et diffusé sur des pages Facebook,dont certaines comptent jusqu’à 70 000abonnés. Cette prédication active faitmerveille. Le mouvement prend une telleampleur qu’il finit par se substituer,localement, à la puissance publique,causant des heurts meurtriers avec lesforces de l’ordre. Ainsi, ennovembre 2012, quand des patrouillessalafistes antialcool déclenchent desaffrontements avec la police dans labanlieue populaire de Tunis, à DouarIcheur. L’imam et son muezzin âgésd’une vingtaine d’années sont tués lorsde l’assaut du commissariat.

« J’ai lu le Coran pendant trois jours »

À cette date, Abu Iyadh est déjà passédans la clandestinité, officiellementrecherché depuis l’attaque del’ambassade américaine. Même si, enréalité, la police se garde del’interpeller pour éviter que la situationne dégénère. Plusieurs centaines desalafistes sont renvoyés en prison avantd’être libérés au bout de quelques mois,après le décès, au terme de cinquante-sept jours de grève de la faim, de deuxleaders incarcérés. Même un jeunearrêté par la CIA en Turquie pour sonimplication présumée dans l’attaque deBenghazi sera libéré lui aussi. Les

islamistes au pouvoir, initialementfavorables à ce retour de la religion,finissent par perdre le contrôle de lasituation, jusqu’à se retrouver en guerreouverte avec les jihadistes. Sous lerègne d’Ennahda, en un an, une vingtainede jeunes jihadistes perdent la vie lorsd’affrontements avec la police. Pour unepartie de la base, l’heure n’est donc plusà la prédication pacifique. Même siAnsar al Charia continue officiellementd’appeler au calme, beaucoup de jeunesmilitants chauffés à blanc après des moisde prêche perdent patience et décidentde passer à l’action armée. Lesdécouvertes de caches d’armes deguerre rapportées de Libye et les

accrochages meurtriers se multiplientdans tout le pays. D’abord sur le montChambi, à la frontière algérienne, àpartir de décembre 2012, où l’armée estmise en déroute par un premier maquisd’une soixantaine de moudjahidin liés àal-Qaida au Maghreb islamique. Unevingtaine de militaires et de policiersmeurent sur des mines artisanales,égorgés ou tués par balles. Bientôt, lesaffrontements à la kalachnikovdébordent dans les faubourgs de Tunis,jusqu’au premier attentat suicide qui netue que le kamikaze, devant un hôtel deSousse en octobre 2013. Certaines deces actions armées impliquent desFrançais. Car les sympathisants

jihadistes de l’Hexagone, sont de plus enplus attirés par cette effervescence, àseulement une heure de vol deMarseille.

Ainsi, Wilson, ex-délinquant d’origine

antillaise de 24 ans, quitte la Francepour rejoindre les jihadistes à Tunis,trois mois seulement après saconversion. « Je suis parti en Tunisieparce que je me suis converti à l’islam,j’en avais marre de la France, j’enpouvais plus de la France. Je suis partien Tunisie parce que c’était un pays oùtu pouvais aller sans visa. J’étais venuseulement pour m’écarter un peu de laFrance. Après de là-bas, j’ai cherché

des moyens de partir au jihad. J’aicherché des routes. Moi, j’étais convertidonc je savais pas trop commentcontacter des gens pour partir au jihad.Donc j’ai commencé à chercher et par lasuite j’ai trouvé une route pour le Mali,par la Libye. » À son arrivée en Tunisie,Wilson n’est qu’un jeune novice, dontles parents, divorcés, sont chrétiens.« Quand mon père allait à l’église, moij’étais plutôt en train de voler desvoitures. De temps en temps, il arrivait àm’attraper et j’allais à l’église avec lui,mais sinon j’y allais jamais. » Wilson agrandi dans les cités françaises dont il agardé l’accent et a découvert l’islam enautodidacte, comme beaucoup d’autres.

« Quand je me suis converti, je neconnaissais aucun musulman. Il se trouvequ’un jour j’étais dans une chambre, entrain de faire la fête. Dans cettechambre, il y avait un Arabe. Un Arabequi ne prie pas, donc un kaffir(mécréant). Et dans son ordinateur, ilavait le Coran. On était en train de boireet de fumer du shit. Et j’ai vu une pagedu Coran apparaître. Je lui ai dit “c’estquoi ?” Il m’a dit “le Coran”. J’ai dit“donne-le-moi”. J’étais bourré. Je saispas pourquoi, il me l’a donné et, lelendemain, quand je suis sorti de monalcoolisme, je me suis réveillé, je mesuis mis à lire le Coran. J’ai été choquépar ce que j’ai lu dès le premier mot.

J’ai lu “au nom d’Allah, le trèsmiséricordieux, le tout miséricordieux”,ça m’a sonné. J’ai continué à lire, je mesuis mis à pleurer. J’ai cru que j’allaisaller en enfer. J’ai continué à lire leCoran pendant trois jours, je l’ai lu non-stop. J’ai lu des hadith et, le troisièmejour, à l’heure de la prière du soir, je mesuis dit “si je ne prie pas, si je ne faispas cette prière, je vais mourir commeun kaffir”. J’ai écrit des sourates duCoran sur un papier, j’ai écrit à quelmoment je devais m’incliner, à quelmoment je devais me prosterner, etc.J’ai écrit tout ce qu’il fallait dire. En faitj’ai écrit la description de la prière surun papier. Je l’ai accroché sur mon mur

et sur le sol. Je suis parti faire mesablutions. Je me suis converti à l’islamtout seul et j’ai fait ma première prièretout seul chez moi. Et depuis ce jour-làj’ai arrêté de boire, de fumer, etc. J’étaistout seul donc je me renseignais sur mareligion sur Internet. Et de là, j’ai trouvéquelque chose sur Oussama Ben Ladenrahimou’Allah (qu’Allah lui fassemiséricorde). » Wilson rompt aussi viteavec la délinquance qu’il entre dans lejihadisme. Son statut de converti ajoutéà son passé violent le pousse même às’identifier aux Compagnons duProphète. « Pour faire simple, les gensqui savent savent que beaucoup desSahaba, c’est-à-dire les Compagnons du

Prophète, avant de se convertir àl’islam, ils étaient les plus grandsennemis d’Allah. Donc, moi, avant lareligion, j’étais un dealer. Je vendais dela drogue. Dans mon époquepréislamique, j’avais pas de limites.Mes limites m’ont été imposées parAllah. À l’époque préislamique, audétour d’une soirée, tu m’aurais pris latête, je t’aurais mis un coup de couteau,je t’aurais laissé pour mort, j’en avaisrien à faire. J’en avais rien à secouer dequi tu tues, qui tu ne tues pas. J’en avaisrien à secouer. Ma vie avant c’était ça :vivre au jour le jour, faire des fêtes,vendre de la drogue, faire de l’argent etm’amuser avec des femmes. »

39. Entretien réalisé sur place, pendant l’attaque.40. Confidence faite en janvier 2013, lors d’un petit

déjeuner « off the record » organisé au palais deCarthage devant une dizaine de correspondantsétrangers basés à Tunis, invités par la présidencetunisienne.

41. Idem.

« Ils m’ont dit t’as rien à faire ici ! Les terroristes français, ils restent enFrance ! »

11

Des barbus françaisindésirables

En Tunisie, Wilson trouve vite ce qu’il

est venu chercher : des mosquées auxprêches jihadistes interdits en France.Auprès d’Ansar al Charia, il apprendl’arabe et noue des contacts utiles pourpartir au combat. L’interventionfrançaise au Mali renforce sadétermination mais, finalement, il vasuivre les jeunes Tunisiens qui, à cetteépoque, commencent à partirmassivement vers la Syrie. Dès la fin2011, par dizaines puis par centaines, ilsvont s’entraîner en Libye ou s’envolentdirectement de Tunis, sans visa, pour laTurquie. Noyés dans l’effervescencepostrévolutionnaire, ces mouvementséchappent totalement à la vigilance desautorités comme des médias nationaux.

Pourtant, en quelques mois, certainesmosquées se vident de moitié. Début2013, selon les chiffres officiels, 800Tunisiens combattent déjà pour al-Qaidaen Syrie et plus d’une centaine sonttombés au combat ou lors d’opérationssuicides. Les Tunisiens sont, avec lesLibyens, les premiers volontairesétrangers. Les premiers et les plusnombreux. Wilson profite du flux pour semêler à eux. « Moi je suis venu en Syrieavec un groupe de Tunisiens. On avait untuyau, il y avait des gens qui nousattendaient. On avait un frère de notrequartier qui était juge islamique en Syrieet on l’a rejoint. » Wilson entre en Syrieun mois après l’attaque de l’ambassade

américaine à Tunis à laquelle il aactivement participé, puis il rejoint leFront al-Nusra, c’est-à-dire la brancheofficielle d’al-Qaida en Syrie. Cedépart de Tunisie soulage le Françaisqui trouvait les chefs jihadistes tunisienstrop passifs. « Ansar al Charia,franchement j’apprécie pas trop leurvision des choses. Ça m’a dérangé. Etc’est pour ça que je suis partidirectement en Syrie. Plein de fois il y aeu des problèmes en Tunisie, y a desgens qui ont insulté le Prophète, des gensqui ont insulté Allah, y a des frères quisont morts, qui se sont fait arrêtergratuitement, etc. Moi, je ne vois pas leschoses comme Ansar al Charia. Je suis

pas du tout d’accord avec le fait qu’onsoit dans un moment de daw’ah(prédication). Quand le Prophète Il sefait insulter, y a aucune daw’ah, on agitet c’est tout ! »

L’étape tunisienne

Les révolutions arabes ontincontestablement rapproché le jihad dela France. Ce qu’autrefois il fallait allerchercher dans de lointaines etpérilleuses contrées se trouve accessibleen Tunisie avec, en prime, le confortmoderne. À deux heures de vol de Pariset pour une poignée d’euros. En outre, untel voyage n’a rien de suspect. La

Tunisie demeure l’une des destinationslow cost favorite des Français amateursde formules all inclusive. Et lesjihadistes y trouvent aussi une sorte deall inclusive. Des cours de théologiesalafiste disponibles dans presque toutesles villes du pays quand, en France, ilssont interdits et accessibles uniquementsur Internet. Le passage du monde virtuelau monde réel préparant, à moindrefrais, au combat. De Tunisie, rienn’empêche l’accès aux campsd’entraînement libyens d’Ansar alCharia. Les Français qui ont franchi lepas n’ont pas forcément laissé de tracesadministratives. Sur les chemins decontrebande, la frontière est surveillée

par une Garde nationale tunisienne auxmoyens dérisoires et qui, de l’aveumême d’un de ses colonels, « estimpossible à contrôler ». Ainsi, lespostulants français peuvent s’offrir unentraînement au combat suivi d’un retourdiscret en France en moins de troismois, le temps d’un séjour touristiquesans visa en Tunisie.

Alexandre, 23 ans, Français de souche,

ancien plombier et natif de la régionparisienne, recherchait justement unetelle voie intermédiaire. Converti àl’islam jihadiste depuis un an, il n’a pastrouvé d’emblée le courage d’allercombattre en Syrie. Il lui fallait une mise

en condition à la fois spirituelle etphysique. La Tunisie lui est apparuecomme une étape d’initiation. « Audépart je devais aller en Tunisie àDjerba. J’avais un frère qui était là-basavec Ansar al Charia. C’est un frèreavec beaucoup de science mash’Allahqui m’a dit comment c’était la vie là-bas, la vie pas chère, beaucoupd’entraide, et tout. En gros, çacommence à former une communauté etc’est ça qui m’a intéressé. Je voulaisaller m’entraîner là-bas en même temps.Dans la science, dans le sport, pour mepréparer. C’est bien pour les jeunes quiveulent émigrer en Tunisie et qui veulentrevenir après en France. » Finalement,

Alexandre aura sauté cette phasetransitoire en parvenant à rejoindredirectement ses amis français en Syrie.Cela lui aura épargné les déboires d’uneescroquerie dont d’autres candidatsfrançais au jihad peuvent être victimesen Tunisie.

Car, pour intégrer un groupe armé,

l’intention ne suffit pas. Tout volontairedoit obtenir une taskia, unerecommandation formelle. Soit sousforme orale par un tiers de confiance,soit sous forme écrite avec le tampon del’organisation adressant la nouvellerecrue. Précautions nécessaires pourréduire les risques d’infiltration par des

agents doubles ou les erreurs derecrutement. Or, en Tunisie, la demandeexponentielle des candidats a généré uncommerce de fausses taskia. Un groupede jeunes Parisiens se souvient d’avoirenvoyé 750 euros pour un ami qui n’afinalement jamais reçu son viatique.« Faire un business du jihad, j’ai trouvéça louche. Mais comme il n’y avait pasd’alternative à l’époque vu qu’onconnaissait personne d’autre, on n’avaitpas le choix. Il fallait ce papier avec letampon. Mais peut-être que lui, il s’estfait avoir. » Wilson, lui, ne décolère pas.« Je sais qu’il y a des gens qui se fontpasser pour des frères d’Ansar alCharia, qu’Allah les châtie comme il se

doit parce qu’ils ont volé des frères. Ilsse sont moqués de certains frères, çaveut dire qu’ils leur ont fait payer dessoi-disant recommandations, et ils lesont laissés arriver en Turquie où ils sesont retrouvés tout seuls en galère. » Lataskia engage aussi la responsabilité decelui qui la délivre. Si l’élémentrecommandé crée un problème, legroupe peut se retourner contre l’auteurde la caution. Quoi qu’il en soit, deuxans après le début de la révolte syrienne,le passage par la Tunisie pour rejoindrela Syrie est devenu superflu. Depuis2013, les routes pour le jihad en Syriesont directes depuis la France, ouvertespar de nombreux compatriotes établis

sur place. Ceux qui persistent à serendre en Tunisie tentent plutôtl’aventure d’une émigration durable enterre musulmane.

« Ici, les imams rentrent vraiment dansle sujet »

Six mois après la révolution du14 janvier 2011, Abu Musab, 23 ans, aquitté Paris à son tour, direction Tunis,avec sa femme et ses deux enfants. Né enFrance de parents tunisiens, il a grandien banlieue parisienne et a choisi departir pour un pays où il pourrait« mieux vivre la religion, avec uneatmosphère un peu plus islamique ».

Mais, à ses yeux, la Tunisie n’est qu’un« pays de moindre mal ». En effet,malgré leur victoire aux électionsd’octobre 2011, les islamistes modérésen place ont refusé d’introduire la loiislamique dans la Constitution et fini parquitter le pouvoir sous la pression del’opposition, après deux assassinatspolitiques imputés aux jihadistes. AbuMusab déplore ces limites. « En Tunisiec’est pas la charia qui gouverne doncc’est la même chose qu’en France. »Mais en France, « l’humiliation estconstante. Que ce soit dans les médiasqui stigmatisent l’islam, dans les regardsdes gens dans la rue, pour le travail, tute sens pas à l’aise. Donc il y a

l’obligation religieuse de faire la hijra(l’émigration en terre d’islam) ». Lejeune homme a le sentiment qu’unmusulman ne peut pas pratiquer sareligion correctement dans un paysoccidental. Lui porte la sunna, c’est-à-dire la barbe et le kamis. Sa femme arevêtu le sitar et ses mains sont cachéespar des gants. À la différence du niqab,le sitar couvre également les yeux.« Donc elle peut rien faire en France. »En banlieue parisienne où il habitait, lejeune homme, sympathisant d’al-Qaida,peinait autant à trouver une mosquée àson goût, « toutes proches du pouvoir »,qu’une école autre que celles de laRépublique. « La plupart des frères de

France, ils font l’école à la maison avecleur femme. Ceux qui ont les moyens, ilsmettent leurs enfants dans des écolesprivées musulmanes, mais il n’y en a pasbeaucoup et elles sont chères. » LaTunisie, elle, propose des écolesislamiques dès le plus jeune âge, nonmixtes, avec « un peu de Coran dans lescours. Il y en a beaucoup qui font lahijra en Tunisie pour ça. Leur premièremotivation, en plus de l’obligation, c’estaussi pour les enfants, pour avoir uneécole primaire sérieuse ». Depuis sonarrivée en Tunisie, Abu Musab se « sentplus libre, moins surveillé, moinsstigmatisé ». Toutefois, les autorités semontrent plus rigoureuses avec le

mouvement jihadiste à mesure que lesaffrontements armés se multiplient. ÀTunis, le jeune homme ouvre un petitcommerce et fréquente une mosquéetenue par Ansar al Charia. Il suit desconférences de « grands savantsétrangers », des cours de religion et delangue arabe. « Les frères ici ils sontnombreux. Ils abordent des sujets quejamais ils aborderont en France. Ici, lesimams, ils rentrent vraiment dans lesujet. »

Mais, en dépit de sa facilité à se mêler

aux manifestations violentes d’Ansar alCharia ou aux prédications, l’intégrationd’Abu Musab n’est pas allée de soi.

Élevé dans un islam modéré par sesparents tunisiens, la foi jihadiste ne luiest venue qu’à 19 ans par Internet. À sonarrivée en Tunisie, il ne parle pasvraiment l’arabe, ne possède aucuncontact et inspire plutôt la méfiance.« Quand quelqu’un arrive comme ça, ilsont un doute. Ils savent pas comment ilarrive, par qui ou par quoi il est envoyé.Donc au début, on va à la mosquée“salam, salam”, c’est tout. Pour toutepersonne qui fait la hijra, il y a un tempsd’adaptation. Pendant six mois tu serasun peu seul, le temps de t’intégrer, decôtoyer la mosquée, qu’ils sachent quetu es là, ce que tu fais là. Au début c’estun peu dur, tu dois prendre tes repères et

après voilà, tu t’incrustes dans le milieu.C’est difficile au début mais c’estlargement faisable. Après une fois queles gens ont eu confiance, ils ontcommencé à m’aider, ils m’ont appuyé,ils m’ont présenté aux gens. Ceux quifont la hijra, ils pensent qu’en un moisils vont se caser avec un travail tout ça.Mais non. C’est ridicule. La hijra, c’estpas facile. »

Abu Rayan l’a également constaté. Ce

Belge converti, figure du cyber-jihadfrancophone, a suivi le même chemin.Au printemps 2013, il part en éclaireurpour de nombreux Belges attendant sespremières impressions avant de franchir

le pas de l’émigration en terre d’islam.Ses débuts semblent prometteurs.Installé en banlieue populaire de Tunis,la proximité d’une mosquée d’Ansar alCharia, les appels à la prière dumuezzin, les tracts de prédication dumouvement jihadiste dans sa boîte àlettres, tout cela l’enchante. Mais,bientôt, la désillusion s’installe. « Leproblème, c’est qu’avec le temps et lesrencontres, on se rend quand même vitecompte que la Tunisie est fortementlaïcisée, que les musulmans mêmepratiquants sont dans un islam trèscoutumier, traditionnel, dans uneincompréhension profonde des enjeux dumonde puisqu’ils s’instruisent à travers

les médias, les JT, et ça, c’est le grosproblème de la Tunisie. Tout ce qui estjournaux et télés sont détenus presque à100 % par une pensée laïque pro-occidentale, anti-islam. » Autredéconvenue, les concessions faites parle parti islamiste majoritaire àl’opposition laïque. « MalheureusementEnnahda a subi de fortes pressions et estplus occupé aujourd’hui à donner deplus en plus de gages aux laïcs pour lesrassurer. » Finalement, au bout de deuxmois, Abu Rayan, déçu, se résigne àrentrer en Belgique.

Soupçons en France

Il est vrai qu’au moment de son départ,le climat en Tunisie a évolué avec latraque des sympathisants français dujihad. En 2013, plusieurs dizainesd’entre eux sont expulsés par lesautorités ou immédiatement refoulés dèsla descente de l’avion ou du bateau.Parfois hors procédure officielle,comme en témoigne l’un d’eux : « Lapolice est venue toquer chez moi. Ilsm’ont dit : “T’as rien à faire ici. Lesterroristes français, ils restent enFrance ! Et si tu veux pas qu’il y aitquelque chose d’officiel, qu’on te vireofficiellement”, ils m’ont dit “tupars” ! » En juin 2013, les autorités ontexpulsé une famille entière, enfants

compris, de Guadeloupéens convertis.Installé depuis huit mois à Tataouinedans l’extrême sud du pays, le marifréquentait une mosquée jihadiste et lemouvement Ansar al Charia. Trois moisaprès son expulsion, ce converti s’estretrouvé emprisonné en France. Lajustice française le soupçonne d’avoiractivement participé, avec deux autrescomplices, au braquage d’un restaurantQuick de Coignières (Yvelines) pourfinancer son futur jihad en Syrie.

Un autre couple de Français a vu sa

tentative d’émigration en Tunisie tournercourt. Jennifer, française de soucheconvertie, adepte du niqab, et Éric, son

mari, français d’origine congolaise, ex-catholique, avaient décidé en une nuit detout quitter pour s’installer dans la villesainte de Kairouan. Éric, ancienfonctionnaire de police à Paris, s’étaitconverti pour n’avoir « plus supporté lesinjustices » constatées dans son travail.Comme les autres, il a découvert sanouvelle religion sur Internet àl’occasion d’un arrêt de travail. Enquelques semaines, le fonctionnaire s’estmétamorphosé, se laissant pousser labarbe et portant le kamis, tenue peuappréciée dans son commissariat. « Çadevenait n’importe quoi pour eux, doncils ont préféré me mettre à l’accueil,mais les gens me disaient “salam

alaykoum” en arrivant au poste 42. » Éricfinit par être mis à pied et lerenseignement s’intéressa d’autant plus àson cas que son beau-père, inquiet devoir sa fille porter le niqab, signala auxautorités « la dangereuseradicalisation » du couple. Débarqué àla hâte en Tunisie pour fuir ses ennuis, lecouple rencontra d’autres convertisfrançais, proches d’Ansar al Charia àKairouan, et fut bientôt soupçonnéd’activité terroriste. La fouille de savoiture permit de découvrir des tractsjihadistes, des drapeaux noirs, desjumelles, des vêtements militaires et unholster. Jennifer fut arrêtée etemprisonnée à Tunis, avec son bébé,

tandis que son mari était revenu enFrance, le temps de régulariser leursituation administrative. Finalement,Éric sera interdit de retour en Tunisie etson épouse expulsée deux mois plus tardvers la France.

Ces procédures sont intervenues dans

un contexte politique bien précis. EnFrance, plusieurs membres de la cellulede Cannes-Torcy sont soupçonnésd’avoir séjourné dans les mosquéesjihadistes tunisiennes avant de revenirdans l’intention de mener des actionsarmées sur le sol national. Mais surtout,six mois après l’attaque de l’ambassadeaméricaine, Chokri Belaïd, leader de la

gauche nationaliste, était assassiné dequatorze balles devant son domicile àTunis. Ce crime souleva une immenseémotion dans le pays. Six mois plus tard,en juillet 2013, le scénario se répétaitavec la mort de Mohamed Brahmi, autrefigure de la gauche, tué dans les mêmesconditions. Parmi les suspects se trouveun Français d’origine tunisiennesoupçonné d’appartenir aux deuxcommandos, voire d’être l’un des deuxexécutants. Ce suspect, Boubaker elHakim, né en France et ancien des« filières irakiennes du XIXe

arrondissement de Paris », a déjà vécule jihad en Irak. Arrêté en 2004, à l’âgede 23 ans, à la frontière syrienne, il est

libéré sept ans plus tard avant de gagnerla Tunisie où la police le soupçonneaussi d’être mêlé à un trafic d’armesavec la Libye. Peu après ces deuxassassinats, la Tunisie et les États-Unisdécident de classer Ansar al Charia« organisation terroriste » et lesautorités organisent l’expulsion desjihadistes français. Mais pour beaucoup,ce nouveau contexte résonne comme unnouvel appel au jihad, comme l’indiquel’un d’eux juste avant son départ pour laTunisie : « Aujourd’hui c’est peut-êtremême le meilleur moment pour aller enTunisie. Parce que chacun a un but àatteindre. Et on sait que le meilleur desbuts en islam, c’est d’être martyr 43. »

42. Entretien réalisé en novembre 2013.43. Entretien réalisé sous couvert d’anonymat avec

ce Français désireux d’aller combattre en Tunisie, enseptembre 2013.

« Certains vendaient encore du shit une semaine avant de partir en Syrie. »

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La brigade française d’al-Qaida au Levant

En Syrie comme ailleurs, le premierréflexe des expatriés français est

souvent de se regrouper et de cultiverl’entre-soi. Bien qu’opposés à touteforme de chauvinisme, les jihadisteshexagonaux, dont la plupart ne parlentpas arabe, ne dérogent pas à la règle. Demême n’échappent-ils pas aux rivalitésintestines. Trois ans après le début de laguerre, la famille jihadiste se retrouvedivisée en deux branches rivales. D’uncôté, l’État islamique d’Irak et du Sham,disposant depuis l’été 2012 d’unebrigade en partie francophone composéeprincipalement de Français, de Belges etde Tunisiens. De l’autre, le Front al-Nusra ayant intégré, en décembre 2013,la toute première katiba française.Depuis, au cœur du conflit syrien, ces

deux légions jihadistes rejouent uneversion moderne et islamiste de LaGuerre des boutons. Chacunerevendique une cinquantaine decombattants et accuse l’autre de n’êtrequ’une brebis égarée du jihad.

Guerre fratricide

Et comme souvent, l’exemple vientd’en haut car le schisme s’est d’abordjoué dans les hautes sphères d’al-Qaida.Le premier groupe jihadiste en Syrie futJabhat al-Nusra. Au début de la guerre,ses hommes avançaient masqués puis sefirent connaître en revendiquant lespremières actions suicides contre le

régime de Damas. Radical et efficace,al-Nusra se forgea en quelques mois uneréputation de troupe d’élite de larébellion. La consécration vint endécembre 2012, lorsque les États-Unisclassèrent le groupe sur leur listeinternationale des « organisationsterroristes » en raison de son lien, réel,avec al-Qaida en Irak 44. Cinq mois plustard, en avril 2013, cette filiation futofficialisée par un communiqué audiodans lequel Abu Bakr al Baghdadi, émirde l’État islamique en Irak (nouvelleappellation d’al-Qaida en Irak)confirmait son soutien financier, sonapport en hommes et en armes au Frontal-Nusra. Par la même occasion, l’émir

irakien, visiblement dépassé par l’auranouvelle de ses troupes, demandait à al-Nusra de fusionner sous son autorité,pour ne plus former qu’une seule etmême légion sous le nom d’Étatislamique d’Irak et du Sham. Maisl’émir de Jabhat al-Nusra, fort de sessuccès militaires, rejeta l’injonction etsollicita l’arbitrage du numéro un de lamaison mère, al-Qaida central,l’Égyptien Ayman al-Zawahiri. Or, enjuin 2013, l’émir suprême trancha enfaveur de Jabhat al-Nusra qui se vitainsi adoubé et même franchisé par lesuccesseur d’Oussama Ben Laden sousle nouveau label d’al-Qaida au Levant 45.Sommé de quitter la Syrie pour se

replier en territoire irakien, l’Étatislamique en Irak n’a rien cédé et,depuis, les deux factions coexistent avecchacune sa conception du jihad. PourJabhat al-Nusra, l’objectif prioritairereste la chute de Bachar el-Assad. Àl’inverse, l’ambition de l’État islamiqueen Irak est d’appliquer la chariaimmédiatement sur les zones conquises,sans attendre la chute du dictateursyrien. Et ce, quitte à entrer en guerrefratricide avec tous les autresprotagonistes de la rébellion syrienne.

Chair à canon

Cette lutte d’influence entre émirs

d’al-Qaida atteint directement lemodeste niveau des petits soldatsfrançais du jihad. Cela se traduitd’abord par un certain nomadisme d’ungroupe à l’autre. À son arrivée en Syrie,Abu Tasnim, récemment converti à 20ans, est rapidement démarché par labrigade francophone de l’État islamiqueen Irak. Or, ce Français d’originehaïtienne n’entend suivre qu’une ligne,celle d’al-Qaida central. « Dawla, c’estle seul groupe que j’étais sûr de pasrejoindre. Tous les Français ils vont là-bas mais moi ce qui me dérange c’estqu’ils ont pas fait allégeance à al-Qaida. Ils ont déjà le programme pour lecalifat. Et tout ce qu’ils ont dit dans le

programme jusqu’à maintenant, ça s’estréalisé. » À l’inverse, Souleymane, lemari de Clémence, arrive lui à Alepavec la ferme intention de rejoindre lesrangs de l’État islamique dont les vidéosl’ont attiré sur Internet. Or, dès sonarrivée, il se brouille avec ses contactsfrançais noués sur Facebook et perdainsi leur recommandation (taskia).« Pour rentrer, ils veulent que quelqu’unqu’ils connaissent de France leur dise“oui ce gars-là c’est pas un keuf”, qu’ilse porte garant. Ils ont même regardémon passeport et tout. Ils ont pris monnom, c’est très strict. Mais moi commej’avais pas de contacts en France, c’étaitla grosse galère. Si t’as pas de taskia,

c’est très, très dur. » Après des moisd’errance dans les rues d’Alep, lasolution vient de ses nouveaux amissyriens qui parviennent à lui faireintégrer l’un des camps d’entraînement àl’extérieur de la ville. Sa formationmilitaire dure un mois et, à l’issue de sapériode, il pourra enfin prêter serment àl’émir de l’État islamique en Irak. Dumoins à un émir de troisième rang sousles ordres duquel il gagnera le front.« Quand t’as fini le campd’entraînement, après tu fais ta ba’yah,ton allégeance. Tu serres juste la main àl’émir et t’as une phrase à dire. Turencontres pas Abu Bakr al Baghdadicomme ça. Lui il est en Irak. Après en

dessous, t’as l’émir d’Alep, un Syrien.Et moi je fais allégeance à l’émir qui afait allégeance à cet émir. » Etfinalement, Souleymane intégrera Jabhatal-Nusra, le groupe rival. Abu Nai’ïm,l’ex-dealer de banlieue de 23 ans,converti depuis trois ans, a choisi ladémarche inverse. Peu après sonarrivée, il s’enrôle au sein de Jabhat al-Nusra sous la bannière duquel il prendpart à la bataille d’Alep au cours del’été 2012. Mais il finit par quitter cegroupe qui, selon lui, envoie tropsouvent en première ligne lescombattants étrangers, véritable chair àcanon. « On fait tous le jihad. On esttous en train de combattre pour la parole

d’Allah et ça c’est bien. Mais faut voirplus loin que ça. Quand j’étais avecJabhat al-Nusra, le problème, c’étaitquoi : ils ont renvoyé les Irakiens enIrak. Ils ont mis des Syriens à leur placequi se trimbalent avec des grossescaisses, des belles armes et qui vontjamais au combat. Ils connaissent rien àla guerre et ils prennent des décisionsqui font que des frères meurent. On esttous venus pour le combat mais on estpas venus pour mourir comme ça sansrien apporter à la Oumma (lacommunauté musulmane). C’estpourquoi beaucoup de muhajirin (lescombattants étrangers) ils sont partisavec Dawla. Parce qu’ils espéraient

mieux d’un groupe qui a fait ses preuvesen Irak. Chez Jabhat al-Nusra ilsdisaient aux muhajirin de toute façon“vous êtes venus pour mourir donc c’estpas grave, allez-y, allez mourir aucombat 46”. » Abu Nai’ïm a doncpréféré rallier l’État islamique. Au seindes patrouilles de la police islamique dugroupe, il s’attelle à faire appliquer lacharia aux Syriens. « La vérité, c’est quele peuple syrien, c’est un peuple quiétait très loin de l’islam. C’est unpeuple, quand tu leur dis que la cigarettec’est haram (illicite), ils ont du mal à tecroire. La femme, elle porte le niqabmais elle marche en talons. Donc, onessaie chaque jour de faire des conseils,

histoire d’avancer. Par exemple, si jevois dans la rue quelqu’un qui est entrain d’insulter le Prophète, lui, il a degrandes chances d’être tué. De trèsgrandes chances même. Mais c’est pasnon plus certain. Il se peut que le jugeislamique, il lui accorde une faveur.Mais dans la religion d’Allahnormalement, tu le tues. Donc c’estarrivé qu’il y en ait qui soient tués. Pourdes grosses choses comme ça, il y a despeines qui vont être appliquées mais cesont pas encore les peines annoncéesdans la religion d’Allah. Il y a encore dela patience pour les gens. On est encoreà essayer d’inculquer la religion à cesgens. »

« Un groupe est beaucoup plus sincèreque l’autre »

La rivalité entre Français de Jabhat al-Nusra et de l’État islamique a gagné enintensité avec l’arrivée en Syrie fin2013, d’une autorité reconnue du cyber-jihad. Ancien résident d’originesénégalaise, presque quadragénaire,Omar Omsen, le Niçois, fut autrefoisbraqueur de bijouteries. Après demultiples années de prison et son retourà l’islam, il est interpellé endécembre 2011 devant la gare de Nice,alors qu’il rassemblait une vingtaine defrères en vue d’un départ collectif enAfghanistan. Avant même d’être entamé,

le voyage s’arrêtait en prison. Puissurvint l’affaire Merah et les soupçonsde contacts entre lui et le « tueur auscooter », ce que l’intéressé nieaujourd’hui 47. Quoi qu’il en soit, sesliens avec Forsane Alizza, legroupuscule dissous par NicolasSarkozy, justifièrent le gel de ses biens48. Omar explique avoir été, ensuite,libéré sous contrôle judiciaire, puisexpulsé vers le Sénégal, son paysd’origine. Mais, pour le prédicateur,c’est un second départ. Car, à Dakar,Omar Omsen, financé par d’autresfrères, se joue des distances et reprendl’activité qui a déjà fait sa renommée surInternet : la réalisation de vidéos

appelant au jihad. À l’automne 2013, ilrejoint via la Turquie le nord de laSyrie, où l’attendent de nombreuxadeptes ayant suivi ses prêches à Niceou sur le Web. Là, Omar Omsen retrouvevite son statut de prédicateur, voire de« gourou », auprès de ses jeunes recruesfrançaises. L’homme commence parobserver les engagés volontaires avantde dresser le constat accablant d’unetroupe ignorante, oisive, responsabled’exactions sur des civils, à l’arrière dufront. « Ce que j’ai vu c’est des jeunesqui mangent des sandwichs toute lajournée, qui vont au cyber le soir et c’esttout ce qu’ils font. Dans le groupemajoritaire, Dawla, l’État islamique

d’Irak et du Sham, il y avait beaucoupde jeunes qui n’avaient pas compris lesbases de leur religion. Ils savaient pasquelle était leur mission en tant quemoudjahid. Parce qu’en tant quemoudjahid, tu dois être un exemple. Etces jeunes, ils ont appris leur religionsur Google, les vidéos, les PDF etcompagnie. Les vidéos sont là pour temettre sur les rails, pour t’inciter à allerplus loin. Mais dans les vidéos, il y ajuste trois hadith et quatre versets. Eteux, ils se sont dit “c’est bon, ça suffit”.Et quand ils sont arrivés, ils sont venusavec beaucoup d’ignorance. Certainsvendaient encore du shit, une semaineavant de partir en Syrie. »

Le charismatique Omar reproche à cescombattants non seulement de ne pass’exposer en première ligne du frontcontre Bachar el-Assad mais aussi devouloir appliquer la charia à l’aveugle,sans tenir compte du contexte. « Doncmoi je suis allé les voir et je leur ai dit :“La charia que vous appliquez, elle estinjuste.” Je leur ai dit : “Vous n’avez pasle droit de fouetter quelqu’un pourfornication.” Ils m’ont dit : “Maispourquoi ? Allah il a dit que…” Moij’ai dit : “Oui mais pas dans la manièredont vous le faites, car avantd’appliquer le fouet à quelqu’un qui afait de la fornication, il y a uneéducation à faire. Ça fait des siècles que

la Syrie est dans un coma religieux etvous arrivez tout d’un coup et vous diteson va appliquer la charia. Le Prophète,Il a mis vingt-trois ans pour poser lesbases de la religion. L’alcool n’a pas étéinterdit d’un coup. » Parce que il y a unedifférence entre Jabhat al-Nusra etDawla. Dawla veut créer un Étatislamique. Et Jabhat al-Nusra a dit “non,pas tout de suite”. L’État viendra unefois que Bachar sera tué, une fois que laterre est sécurisée, ensuite on instaure lacharia, basée sur la parole de Dieu. Eten plus, il y a eu beaucoup d’exactionscontre un peu tout le monde. Des chosesque je ne peux pas raconter parce que cesont des frères en Allah et que je veux

pas salir leur image. Mais il y a eubeaucoup d’injustices et je leur ai dit. Leproblème c’est que Dawla, l’Étatislamique d’Irak et du Sham, c’est 70 %de muhajirun (combattants étrangers) etla plupart sont belges, français ettunisiens et parlent français. CertainsTunisiens ont le takfir (le fait dedéclarer quelqu’un mécréant) rapide. Unpeu comme le GIA en Algérie. Ils ontréussi à monter la population contre euxà cause de leur mauvais comportement.Et en plus la Dawla a été infiltrée parl’ennemi. Ils tuent des gens de l’Arméelibre syrienne comme ça pour rien, doncon voit bien que c’est des gens infiltréspar Bachar. Tandis que Jabhat al-Nusra,

c’est beaucoup plus difficile de lesinfiltrer car quand tu rentres dansJabhat, t’es immédiatement au front. Turisques ta vie à chaque instant. Si t’es unespion, tu restes pas, tu t’en vas. Ont’envoie au front parce que t’es là pourle jihad, pour tuer l’ennemi. Tu vienssincèrement pour aider la population,pour mourir comme un guerrier sur lavoie d’Allah tandis que eux, ils veulentpas mourir. C’est ça la différence entreles deux groupes. Un groupe estbeaucoup plus sincère que l’autre etc’est pour ça qu’Ayman al-Zawahiri,l’émir d’al-Qaida, a tranché. »

En réalité, les détracteurs de l’Étatislamique en Irak et au Levant l’accusent

de faire le jeu de la dictature syrienne.De fait, depuis janvier 2014, lescombats fratricides entre jihadistes etrebelles non jihadistes se sontintensifiés, entraînant la mort de plusd’un millier de combattants en un mois.Le chercheur et spécialiste desmouvements islamistes armés en SyrieRomain Caillet évoque « une réelleconvergence d’intérêts » entre le régimed’Assad et cet État islamique en Irak etau Levant (EIIL). « La domination del’EIIL sur plusieurs “territoires libérés”,qui voient l’application stricte de lacharia et l’installation de milliers dedjihadistes venus du monde entier,parfois avec leurs familles, donne un

argument de poids à El-Assad dans sesnégociations avec les Occidentaux,effrayés par ce phénomène.L’éradication des djihadistes n’est doncpas pour le moment sa prioritéstratégique. Quant à Abou Bakr Al-Baghdadi, émir de l’EIIL dont la prioritéest d’abord d’assurer la pérennité de son“État” transnational en cours deformation, il a pleinement conscienceque la chute du régime de Damasentraînerait immédiatement la formationcontre lui d’une coalition regroupant laplupart des rebelles sunnites et les restesdu “régime alaouite”, voirel’intervention des drones américains 49. »

Devenir leur émir

Cette analyse, soutenue aussi par OmarOmsen, lui vaut de fortes inimitiés,d’autant que le prédicateur s’est mis entête de constituer une brigadeexclusivement française avec desdéserteurs de l’État islamique en Irak etau Levant. « Nous avons vu les frèresqui étaient chez Dawla, on leur a dit desortir de chez Dawla. Parce que chezDawla ça va pas. Donc il y a eu débat.Ils ont pas aimé et immédiatement ils ontdit “oui, tu te moques de la religiond’Allah”. Ensuite il y a eu des Françaisdes services secrets de Dawla qui mecherchaient pour m’arrêter. Un jour,

j’étais au cyber, ils sont entrés et ils ontdit “Omar Omsen, il est où ?” Et un frèrea été assez intelligent pour dire “bah, ilvient juste de partir”. Ils ont dit “ahouais ?” et ils sont repartis. Et de làimmédiatement, on a vu le danger et onest partis voir Jabhat al-Nusra. » Pourassurer sa protection, Omar, suivi d’unecinquantaine de jeunes Français qu’il alui-même fédérés, s’en va frapper à laporte de l’émir local du front al-Nusrapour lui proposer un sermentd’allégeance. « On a discuté avec unémir qui s’appelle Abu Saha. On a luiparlé du projet de monter un groupe etde faire une ba’yah (allégeance) àJabhat al-Nusra. À partir de cette

ba’yah, nous on veut avoir notre makar(notre base, notre caserne) et unprogramme religieux du matin jusqu’ausoir qui ponctue notre journée. Parceque tu ne peux pas combattre sansconnaître ta religion. Chez Jabhat al-Nusra, faut venir avec au moins 25personnes pour pouvoir avoir un groupeet nous on était déjà une cinquantaine, laplupart français. Donc, Abu Saha, il adit “je vais te mettre en contact avecl’envoyé spécial de Ayman al-Zawahiri,émir des mouhajirin pour le Sham”. »Omar Omsen assure que ses adeptes luiont demandé de devenir leur émir. « Moije voulais pas être candidat parce que jeme suis dit c’est une trop grande

responsabilité. Quand t’es émir, t’es auservice du groupe, c’est toi qui te lèvesle premier, qui te couches le dernier, toiqui t’occupes des problèmes des frères,qui gères tout, qui cours à gauche àdroite toute la journée, un travail demalade ! » Mais sur l’insistance de sesamis, l’homme affirme avoir été élu à lamajorité.

Ainsi, en décembre 2013, à peine plusd’un mois après son arrivée en Syrie, lecyber-jihadiste se retrouve à la têted’une brigade française répartie dansdeux villes bastions de Jabhat al-Nusra.Atma près de la frontière turque etHraytan au nord d’Alep. Le nouvel émirenvoie ses hommes par grappes pour

renforcer le front à Homs et à Idlib.Mais c’est un émir plus spirituel quemilitaire. « Moi je suis plus un émirreligieux. Sur le terrain, il y a déjà unémir de Jabhat qui est expérimenté et quicommande. Tout le monde obéit à sesordres mais, au retour, c’est l’émir quidirige. C’est lui qu’on appelle pour qu’ildésigne les hommes pour le combat. Lesbases sont en communication directeavec l’émirat central et s’ils ont besoind’une personne pour faire une attaquecontre l’armée de Bachar, ils appellentau talkie-walkie en disant “rendez-vousà tel endroit, on a besoin d’hommes,donc prenez une dizaine ou unevingtaine”. »

« Gouroutisés »

C’est cette brigade française deJabhat al-Nusra qu’ont rejoint, enjanvier 2014, deux adolescents de 15ans originaires de Toulouse. SurFacebook, les deux copains étaient amisavec Abu Al H., un émir en second, luiaussi réalisateur de vidéos jihadisteslorsqu’il était encore en France. Il leuravait indiqué la marche à suivre pourgagner Atma, près de la frontière turque.Au lendemain de leur départ improvisé,le père de l’un d’eux, affolé, les avaitappelés, via les médias, à rentrer enFrance. De toute façon, la dureté duterrain les avait déjà dissuadés de

poursuivre leur entreprise. Deuxsemaines après, ils étaient de retour.Omar Omsen justifie sa création d’unebrigade française pour accueillir ce typede volontaires, mais aussi parpragmatisme militaire. « C’est unequestion d’efficacité, pas d’ethnie ouquoi, comme certains disent. La plupartont déjà combattu. Quand tu arrives, tufais l’entraînement, et chez Jabhat al-Nusra, tu apprends tout. Ils te font lapanoplie du guerrier commando. Tuapprends le sniper, le 23 mm, tuapprends les explosifs et aprèsl’entraînement, entre vingt et trentejours, tu es assez efficace sur le terrain.Seulement, beaucoup de frères ont été

tués à cause du fait qu’ils comprenaientpas la langue. Quand les ordres étaientdonnés, ils comprenaient pas. Il y abeaucoup de frères qui sont tués pard’autres frères, c’est du dommagecollatéral mais ça arrive. »

Quelques semaines après avoir fondé

la brigade française d’al-Qaida, OmarOmsen a quitté la Syrie de façontemporaire, pour organiser la venue desa famille arrivée en Turquie. En sonabsence, la troupe est tenue par son émiren second, Abu Al H., ce Français,auteur remarqué de vidéosapocalyptiques sur la restauration ducalifat en Syrie. Le départ du chef

alimente les critiques de ses adversairescontre cet « émir par intérimautoproclamé, ce gourou qui abandonneson groupe au bout de deux semaines ».Les Français rivaux de l’État islamique,particulièrement irrités, préfèrent traitercette brigade concurrente de Jabhat al-Nusra par le mépris comme l’indiquel’un des leurs : « Omar Omsen, le mecdes vidéos, dès qu’il est venu ici, il acommencé à faire la fitna (discorde)entre les frères en faisant soninterprétation de hadith qui sortait toutdroit de son cerveau. Le mec, il a aucunescience, il parle même pas un motd’arabe. Ensuite, il a commencé àdénigrer Dawla, à mentir sur des frères

et à rassembler des frères qui sontrécents ici pour la plupart. Depuis ledébut, le mec il fait juste des vidéosmais il veut être émir d’un groupe demoudjahidin. Donc il a réuni, je dirais40 bras cassés et nous, les anciens, onles a pliés en deux dans un débat. Leursarguments, ils tenaient pas debout maisbon, ils sont convaincus d’avoir raison.Qu’Allah les guide. C’est juste despetits qui sont perdus, c’est tout.Maintenant ils sont avec Jabhat al-Nusra, ils ont dit qu’ils ont bay’ah(allégeance) al-Qaida mais bon, on lesattend au tournant. Ils ont pas consciencede la réalité et pour le moment, c’est ungroupe fantôme. On verra le jour où ils

rejoindront un front. Ils connaissent rienau dîn (religion) et ils l’ont découvert autravers des vidéos d’Omar. Du coup ilsl’ont idéalisé, c’est lui qui les arassemblés et fait venir ici au Sham. Ilssont tous “gouroutisés” par ce frère. Ilssont perdus wallah (je te jure au nomd’Allah). Ils le suivent sans riencomprendre. Au final devant nous, ils setaisent et le seul à parler c’est lui.Maintenant ils disent que nous, on est ungang, juste parce qu’on aime Dawla etque l’on combat fisabilillah (sur lesentier d’Allah) en critiquant lesderniers choix de Zawahiri. Moi, ilsm’ont dit : “Nous on suit Zawahirijusqu’à la mort !” Mais moi Zawahiri je

le respecte pour ce qu’il a fait, mais jesuis pas d’accord avec ses dernierschoix et je le suivrai pas jusqu’à la mort.Jabhat ils acceptent n’importe qui justeparce qu’ils ont besoin de nombre.Nous, on est 20 000 chez Dawla et dansmon groupe, on est une cinquantaine, ona des 23 mm, des 14 et demi, des BKC,des RPG 50, des frères expérimentés. Ons’occupe de la police islamique sur troisvilles aux alentours d’Alep et lamajorité est en Syrie depuis plus d’unan. Rien de comparable avec eux. Nous,on part tout le temps en attaque. Autantdire, le jour et la nuit ! Eux ils ont justedes kalach. Au mieux, ils pourront faire

une équipe d’agents de sécurité chezLeclerc ! 51 »

44. Al-Qaida en Irak ou al-Qaida enMésopotamie avait été fondé après l’invasionaméricaine de 2003 par le sanguinaire émir jordanienAbu Mussab al-Zarqaoui, tué en Irak par une frappede drone américain en 2006. C’est lui qui, dès 2004,sous le nom de Tanzim Qaedat al Jihad fi Bilad alRafidayn (littéralement l’« organisation de la base du

jihad au pays des deux rivières », c’est-à-dire al-Qaidaen Mésopotamie), crée l’organisation fruit de la fusionde divers groupes insurrectionnels sunnites, et prêteallégeance à Oussama Ben Laden malgré ses tensionsavec son bras droit, Ayman al-Zawahiri. Après la mortde Zarqaoui, le groupe, qui se considère comme le vraiÉtat en Irak, change de nom pour devenir l’Étatislamique en Irak.

45. AQAL ou Organisation al-Qaida en Syrie selonla traduction de l’arabe : Tanzim Qaedat fi Bilad alSham.

46. Entretien réalisé en septembre 2013.47. Omar reconnaît en revanche avoir été en

contact avec Mohamed Merah, amateur de ses vidéos,mais uniquement via messagerie Facebook. Entretienréalisé en février 2014.

48. Procédure de gel des fonds lancée par arrêtéministériel du 2 mars 2012 à l’encontre de 26 individusliés à Forsane Alizza (association « collectif autour del’unicité Tawhid »), dont Oumar Diaby, le vrai nomd’Omar Omsen (son pseudonyme étant le diminutif deOmar Sénégal).

49. Romain Caillet, « Échec de l’offensive de

l’Armée syrienne libre contre l’État islamique en Iraqet au Levant » dans la revue Orient XXI.

50. Le 23 mm et le 14,5 mm sont des calibres demitrailleuses lourdes destinées à la lutte antiaériennemais installées à l’arrière des pick-up pour descombats urbains au sol, très utilisées par les rebelles enLibye et en Syrie. La BKC est une mitrailleuse, et leRPG, un vieux lance-roquettes soviétique utilisé partoutes les guérillas.

51. Entretien réalisé en février 2014.

« Les services secrets préfèrent sedébarrasser de nous pour qu’on viennemourir en Syrie pour notre cause. Aulieu de nous laisser en France où onpourrait commettre un attentatterrible. »

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Fausse indulgence et vraieimpuissance

Avant d’en arriver à manier unekalachnikov en Syrie, tous ces jeunesgens ont dû passer sous les portiques dela Paf, la police de l’air et des frontièresdes aéroports de Roissy-Charles-de-Gaulle ou d’Orly. Déterminés, certes,mais pas forcément assurés de sortir duterritoire sans souci. À la veille de sondépart en Syrie, Abu Tasnim ne cachaitpas une légère appréhension. « Tu croisque je vais tomber ? Cette fois-ci, jesuis trop grillé 52. » En effet, depuis unan, le jeune Français n’a cessé d’attirerl’attention sur lui. Sur Twitter, il s’estillustré sous le sobriquet de « Oggy etles kouffar », clin d’œil facétieux audessin animé Oggy et les cafards. Un

jour, sa page d’accueil présente unephoto de Mohamed Merah oud’Hakimulah Messud, chef des talibanspakistanais tué par une frappe de droneaméricain à la fin de 2013. Un autre, ledessin d’une tour Eiffel en feu frappéepar un missile, souligné de ce message :« Malheur à la France, malheur à sonpeuple. » En guise de biographie, ilalterne d’un slogan à l’autre. Celui durappeur musulman Medine « I ammuslim don’t panik » détourné en « I ammuslim donc panik ». Celui du cheikhjihadiste tunisien Khamis Mejri : « Toutmusulman devrait être membre d’al-Qaida. » Ses tweets disent tout de saphilosophie. Au point d’alerter le

Conseil représentatif des institutionsjuives de France (Crif) qui, sur son site,lui a consacré un article intitulé : « SurTwitter, un jihadiste français appelle aumeurtre et au martyre. » Le billet,initialement rédigé par l’associationaméricaine d’un ancien du Mossad,propose même une sélection de sestweets répertoriés par thème. Auchapitre « meurtre, martyr et paradis » :« Tous ces chiens kaffir adou’Allah quiinsultent rasulullah [le ProphèteMohamed] doivent être exécutés » ou« les houris [Vierges du Paradis] nousattendent et nous nous préparerons àfaire face à l’ennemi mécréant. » Danscelui du jihad contre la société civile :

« Ceux qui n’ont pas de projet de hijran’ont pas d’excuse. Ils doivent attaquerici que ce soit l’économie, le militaireou le civil », ou encore « Ces porcs ontdéclaré la guerre à l’islam Œil pour œil,Dent pour dent. » Un autre : « Si je suisà côté de la tour Eiffel ou l’Élysée etque c’est l’heure. Je fais ma salât[prière] devant. Rien à cirer… »

Effectivement, dans les rues de Paris,Abu Tasnim n’est guère plus discret. Cejeune Noir de 20 ans, né en France,« pays ennemi d’Allah », a grandi enbanlieue parisienne. Régulièrement, ilemprunte le RER vêtu d’un kamis noirou beige sur un large pantalon sarouellaissant apparaître ses baskets

montantes. Enroulé autour de son crâne,le même turban que celui desmoudjahidin d’AQMI. Dans cette tenue,il mène des actions de « street da’wah »en compagnie d’autres frères :distribution de livrets religieux,sensibilisation à l’islam jusqu’à la sortiedes boîtes de nuit. Il fréquente égalementles réunions discrètes d’un groupecommunautaire pro-moudjahidin. Enjuin 2013, il se rend aux manifestationsanti-islamophobie à Argenteuil faisantsuite à des agressions de femmesvoilées. Encore imberbe, portantlunettes de vue et appareil dentaire, lejeune Abu Tasnim se montre dans laréalité plus inoffensif que sur Internet. Et

volontiers blagueur. « S’ils me mettenten prison je m’en fous, ça me laisseraplus de temps pour lire le Coran. »

Comme beaucoup de ses congénères,

Abu Tasnim est en rupture avec safamille, haïtienne, chrétienneévangéliste, imperméable à sesnouvelles convictions, effrayée par cefils qu’elle qualifie de « terroriste » aupoint de le pousser à quitter le domicilefamilial. En rupture professionnelleaussi, considérant que son emploid’apprenti cuisinier est incompatibleavec sa religion. « Au niveau de lacuisine, t’es obligé de toucher du porc,de l’alcool, tout ça c’est chaud, je

pouvais plus. » En rupture sociale enfindepuis qu’il a lâché le groupe demusiciens électro avec lequel ilproduisait du rap. « On a même faillisortir un EP 53 mais Allah m’a appelé àtemps. C’était ma passion la musiqueavant. Mais quand tu délaisses quelquechose pour Allah, Il te le remplace parquelque chose de meilleur. » La musiqueétant, à ses yeux, illicite en islam, AbuTasnim n’écoute alors plus que desanashid et diffuse sur YouTube sespropres vidéos et audios de prêchesdevant le drapeau noir du Tawhid. Lejeune garçon a d’abord pratiqué un islamnon violent inspiré par ses amis soufisd’origine ouest-africaine. « Au début,

j’avais des gens qui me disaient l’islamc’est les bisous, c’est les câlins. Je suisallé dans un truc de mourji, les talafi 54.Après j’ai tout de suite vu que c’étaitpas ça. Donc j’ai quitté ce courant et jesuis parti dans le soufi, parce que y a unhadith qui dit en gros que quiconque a,ne serait-ce qu’un atome d’orgueil, iln’entrera pas au paradis. Mais en faitc’est une blague. Je m’en suis vitedétaché parce que j’ai eu des débats surTwitter avec des gens du minhaj 55

d’aujourd’hui. Et ils m’ont apporté lespreuves qui montraient que le Prophète,c’était pas un bisounours. Depuis je suisconverti à l’islam radical. Non jerigole ! Je me suis converti au véritable

islam, à l’islam authentique. »Finalement hébergé par des frèresrencontrés sur les réseaux sociaux, AbuTasnim y croise celui avec lequel il vapartir pour la Syrie : Abu Ayoub, jeunegarçon chétif de 17 ans, françaisd’origine marocaine.

« J’étais le seul renoi dans l’avion ! »

À son arrivée à Roissy, le tandemimagine mal franchir les contrôles sansencombre, certain d’être pisté par lesservices de renseignements. Il se rassureen se remémorant le parcours duFrançais qui les attirés en Syrie. AbuAhmed était tout aussi actif sur les

réseaux sociaux, tout aussi prosélyte sursa propre page Facebook ouverte aupublic avec sa photo et sa véritableidentité, tout aussi susceptible d’êtreappréhendé par la police. Pourtant, ils’est envolé en toute impunité vers laSyrie avec sa toute nouvelle épouse, uneFrançaise convertie et sa fillette néed’une précédente union. Depuis, tous ensont convaincus, les autorités françaiseslaissent sciemment partir les candidatsau jihad. Avec un vœu non avoué : qu’ilsne reviennent jamais. La France tireraitun double bénéfice de cette fausseindulgence : éliminer un danger potentielsur le territoire national, surtout si lespartants décèdent rapidement au front, et

voir se renforcer à bon compte la luttecontre Bachar el-Assad, lui-mêmesoutenu par l’un des adversaires les plusredoutables d’Israël, le Hezbollahlibanais, armé par l’Iran. Le passage deces jeunes Français en Syrie permetaussi d’identifier les éléments les plusdéterminés. En cas de retour dansl’Hexagone, ils pourraient être plusfacilement pistés et poursuivis. Aumoment de partir, Abu Tasnim douteencore de cette théorie. Mais la prisonne lui fait pas peur et ses amis françaissont déjà tellement nombreux en Syriequ’il est résolu à tenter sa chance. Et defait, leur passage au contrôle se déroulesans le moindre incident, y compris pour

son compagnon de voyage, Abu Ayoub,pourtant mineur 56. Après coup, AbuTasnim en est convaincu. « Même pas uncontrôle. Rien. Mais ça les arrange biensûr ! Parce que si on reste ici on va faireun truc genre Forsane Alizza 57 et ça ilsveulent pas. C’est mieux qu’ils laissenttout le monde partir parce que si ils sefont attaquer en France, c’est chaud poureux. Donc moi je pense qu’ils laissentpasser. Mais si tu reviens c’est là qu’ilsauront peur, parce que si tu reviens,c’est chaud pour eux. »

La route étant ouverte, les deux amis

atterrissent à Istanbul puis s’envolentpour la ville de Gaziantep, à quelques

kilomètres de la Syrie. Euphorique –« J’étais le seul renoi dans l’avion ! » –,Abu Tasnim décide alors de « live-tweeter » son passage en Syrie. En clair,usant de son smartphone et de sonabonnement à Internet dont il ne paierajamais le montant excédentaire, ilsignale sa progression à coup demessages et de photos postés en tempsréel sur Twitter. Suivant ces traces, siles autorités françaises ou turquesavaient voulu les intercepter, cela leuraurait été facile. D’autant que le jeuneprovocateur laisse d’autres messages surFacebook et active sa géolocalisation entemps réel sur Google Map. À la veillede pénétrer en Syrie, il dépose une photo

de la météo locale turque : « 22 degrés,ça va il fait chaud ici », ou ce messageen direction des amis qui l’attendentcôté syrien : « On arrive demain in shaAllah mdr, les frères faites des doua. »Sur la route, Abu Tasnim indique sonparcours avec la photo d’un panneauroutier signalant la direction d’Alep viaKilis en Turquie. « On approche du but.In sha Allah. » Enfin, en début desoirée, parvenu à destination, AbuTasnim exhibe la photo, avec un filtreInstagram, d’une kalachnikov, soulignéede ce commentaire : « Arrivée àdestination al hamdulillah ! » Dans lafoulée, il actualise sa géolocalisation surFacebook, prouvant qu’il se trouve bien

en Syrie, et envoie ce tweet pourrassurer les volontaires plus frileuxrestés en France : « Ça sert à rien d’êtreparano. Moi j’étais grillé comme unecacahuète. Et j’suis passé. Les tawaghitça les arrange qu’ont part. » Avec sonjeune compagnon de périple de 17 ans,Abu Ayoub, il passe sa première nuitdans la ville syrienne d’Azzaz passéesous le contrôle des jihadistes aprèsd’âpres combats avec les rebelles del’Armée syrienne libre proches desOccidentaux. Dans un premier temps, ilsse joignent à une brigade peu connue carquasi inactive sur Internet. Toutefois, sonémir, un Égyptien, Abu Obeida al Masri,impose le respect en tant que vétéran de

l’Afghanistan aux côtés d’Oussama BenLaden et d’Abdallah Azzam, le père dujihad contemporain. Récemment libéréaprès plus de dix ans d’emprisonnement,ce combattant de la première heure afondé en Syrie la brigade JayshMuhamad ash Sham (l’armée deMohamed au Levant), et prêtéallégeance à l’actuel chef d’al-Qaida,Ayman al-Zawahiri. Les deux jeunesarrivants retrouvent dans cette katiba,installée à quelques kilomètres au nordouest d’Alep, dans la ville de Hraitane,leur ami Abu Ahmed.

« Un attentat terrible sur les Champs-Élysées »

Quelques semaines plus tôt, enseptembre 2013, Abu Ahmed, 26 ans,s’était fait une belle frayeur en partant enéclaireur par un vol direct Paris-Istanbul. Au contrôle d’Orly, le policieravait changé de visage après avoir passéson passeport au scanner. D’un geste dela main, l’agent, visiblement inquiet,avait désigné son écran à un collèguepuis intimé l’ordre au voyageur suspectet à son épouse de quitter la filed’attente et de se ranger sur le côté. Âgéde 26 ans, ce Français d’originealgérienne, titulaire d’un bac S et ancienétudiant à l’université d’Assas,commence alors ses prières, persuadé

que la fin du périple a déjà sonné. « Jeme suis dit ça y est, c’est foutu, je vaisfinir en prison. J’avais le cœur quipalpitait de peur de ne pas pouvoirrejoindre mes frères véridiques au Shamet de finir à m’ennuyer avec destoxicomanes à Fleury. » Le jeunehomme, l’un des cyber-jihadistes lesplus connus de France, comprend qu’ilest fiché par la police. L’attente dure unedemi-heure avant que le fonctionnaire nerevienne pour lui demander, un légersourire aux lèvres, les raisons de sonvoyage en Turquie. Avec aplomb, AbuAhmed affirme vouloir visiter, enfamille, la célèbre mosquée bleued’Istanbul. Apparemment satisfait, le

policier lui rend son passeport. « Il m’aregardé avec un grand sourire et il m’adit “bon voyage !”. » Décontenancésmalgré tout, Abu Ahmed, sa femme et lafille de celle-ci parviennent in extremissur la passerelle d’embarquement. Avecle net sentiment que les autoritésfrançaises leur ont, de cette manière,signifié : « Bon débarras ! » « J’ail’impression que les services secrets, ilspréfèrent se débarrasser des élémentscomme moi ou des centaines d’autresfrères en France parce qu’on représentevraiment un danger. Ils préfèrent sedébarrasser de nous pour qu’on viennemourir en Syrie pour notre cause. Aulieu de nous laisser en France où on

pourrait commettre un attentat terriblesur les Champs-Élysées. Parce qu’ilsuffit juste de dix frères motivés pourcommettre un attentat sur les Champs-Élysées, au Trocadéro, au Champ-de-Mars, en même temps, en deux jours 58. »

Le Eurodisney des moudjahidin

Sur place, les trois jeunes volontairesfrançais commencent l’entraînementmilitaire. À peine arrivés, si le mineurtombe malade, Abu Tasnim, lui, se voitprêter une kalachnikov à rembourserultérieurement avec ses premiers butinsde guerre. « Ils nous réveillent la nuit.Ils nous font sortir tous en ligne. Ils

disent “enlevez vos chaussures, enlevezvos chaussettes”. Au sol y a plein decailloux et des orties. Et on doit marcheren canard la nuit alors qu’on voit rienpendant une heure. Mais t’as la pressionparce que les frères derrière ils tepoussent. Après on se recouche. Et ilsnous réveillent une deuxième fois. Là,ils nous disent en plus de se mettre torsenu. Et on devait ramper torse nu et fairedes roulades. C’est comme dans Manversus Wild ! » Peu habitué à uneactivité aussi intensive, Abu Tasnim sefracture rapidement l’épaule. Audeuxième jour, il prête allégeance àl’émir Abu Obeida et relaieimmédiatement son serment sur

Facebook. « Oui désormais, je faisvraiment parti d’al-Qaida lol », suivi decette boutade sur Twitter : « J’enconnais qui vont lancer une AmberAlerte. » Il songe à ses parents privés deses nouvelles. « J’ai coupé les pontsavec eux. Complètement. Ils me disaient“cette guerre n’est pas la tienne”. » AbuAyoub, pourtant mineur, n’a pas plusménagé les siens en leur laissant unesimple clé USB avant de partir. Àl’intérieur, une lettre explique lesraisons de son départ. Arrivé en Syrie,le cœur serré, l’adolescent n’a pas eu lecourage de les appeler. Abu Tasnims’est donc chargé de la besogne. « C’estmoi qui ai dû annoncer la bonne

nouvelle. Oui parce que c’est dur pourlui. » Dès les premières semaines, lesdeux copains inondent Facebook dephotos d’eux en armes, tout sourires,l’index levé en signe d’adoration. Maisces clichés déclenchent une polémique.Certains les accusent de verser dansl’« ostentation » narcissique et surtoutleur reprochent de livrer tropd’informations susceptibles de servirl’ennemi. « On est pas dans Loft Story,leur dit un ami, soyez discrets les frères,les derniers grands conflits ont montréque beaucoup revenaient dans leur paysde résidence après la guerre suite à desexpulsions ou autres. Même si je voussouhaite de plus revenir en France,

prenez vos précautions, on ne sait pas oùon sera demain. »

Mais Abu Tasnim a du mal à maîtriser

un enthousiasme juvénile. Jeunenéophyte, il côtoie désormais desgrandes figures du jihad global,certaines déjà condamnées pourterrorisme, notamment en France. « Oncroise des moudjahidin de tous les paysici. Des Anglais, des Bosniaques, desSomaliens, des Japonais, des Chinois, ya toutes les origines, c’est un truc defou ! On dirait que tous les frères qu’onvoit dans les vidéos d’al-Qaida ils sontlà ! C’est le Eurodisney des moudjahidinici ! » Le garçon n’ignore rien du

pouvoir de fascination des images carelles l’ont lui-même influencé à partir.En posant, il veut inciter d’autres jeunesFrançais à suivre son exemple. Mais aubout de quelques jours, le garçonmasque son visage désormais cagoulé.« Parce qu’il faut savoir que ces photosici, elles remontent à l’ennemi. Et en tantque muhajirin occidentaux, pour notrecapture il y a une grosse récompense.Plus t’es connu, plus tu vaux cher pourdes mercenaires qui après te livrent àBachar. ». Visage cagoulé ou non, sonactivité sur Facebook fonctionne au-delàde ses espérances. Chaque jour depuisleur arrivée à Hraitane, les trois amiscroulent sous les messages leur

demandant la marche à suivre pour lesrejoindre en Syrie. Abu Tasnim ytrouvera peut-être l’opportunité espéréepour « faire la moitié du din », c’est-à-dire se marier en attirant une jeuneFrançaise convaincue, afin de fonder unefamille en Syrie. Quant aux derniersréticents réfugiés derrière leur écran,Abu Ahmed se charge de leur adresserquelques sévères injonctions. « Unmessage provenant du Sham territoirebéni en direction des musulmans vivanten territoire maudit. Comment pouvez-vous être inactifs devant les malheurs dela Oumma ? Voici un ultime appel ausecours ! Vous allez devoir assumer vosresponsabilités devant les drames que

vit la communauté. Nous sommesactuellement isolés au nord de la Syriesous la menace de bombardements desarmées du monde entier. Il n’est plusl’heure de faire semblant. Vous n’êtespas sans savoir qu’il est obligatoirepour chaque musulman et chaquemusulmane d’accomplir la hijra etd’effectuer le jihad FissabiAllah. Lejihad qui distingue les sincères deshypocrites. Combien de fois allons-nousvous le répéter ? Les hypocrites quiauront pour destination le dernier étagede l’enfer pour l’éternité. Nous avonsbesoin de vous, c’est une obligationindividuelle. La frontière est fine entrel’enfer et le paradis. Vous êtes

aujourd’hui dans l’incapacité d’assumerune de vos plus grandesresponsabilités : “celle de défendre laOumma lorsqu’elle est attaquée”.Facebook est devenu votre prison dorée.Au moment où la guerre est lancée vousdevez assumer vos responsabilités !Nous avons besoin d’hommes poursurveiller nos lignes. Nous avons besoinde femmes pour éduquer la futuregénération de Lions qui ne négocient pasavec les paroles divines. Rejoignez àn’importe quel prix le rang desmoudjahidin. Passez les frontières parcentaines ou par milliers. Vous n’avezpas besoin d’épargne, ni d’unentraînement commando pour rejoindre

les meilleurs des hommes. Que voussoyez lourd ou léger, rejoignez-nous !Que vous soyez un homme ou unefemme ! Que vous ayez des enfants oupas ! Que vous soyez mariés,célibataires ou divorcés ! Rejoignez-nous ! Aucune excuse ne seraacceptée. »

Un flux incontrôlable

Ces appels peuvent rencontrer d’autantplus d’écho que les candidats jihadistesconnaissent désormais la fausseindulgence des autorités, françaises outurques, à leur égard. Certains traversentmême régulièrement la frontière pour

aller toucher un mandat expédié viaWestern Union ou pour retrouver leurfamille laissée en zone sûre. D’autresfont soigner leurs blessures en Turquieou s’y reposent entre deux combats. AbuNai’ïm, combattant français de l’EIIL,évoque même un pacte de non-agressionentre les jihadistes et la Turquie. Car lesdeux combattent un ennemi commun : lesmilices armées autonomistes kurdes.« En ce moment on est dans un jihadautorisé, un jihad qui leur plaît à tous, unjihad qui va dans leur sens, un jihadqu’ils n’arrêtent pas. Bah, bien sûr !Même les États-Unis, la France, etc. Ilssont très au courant de tout ce qui sepasse et ça leur convient très bien. Ils

ont leurs drones qui tournent autour de laSyrie. Le jour où ils en auront marre, ilsvont nous taper et ça va être réglé. Et laguerre elle va se faire contre eux. C’estune réalité. Pour l’instant ils nouslaissent. Quand tu passes les frontièresturques, aucun problème ils te laissentpasser. Limite tu arrives à l’aéroportd’Istanbul, tu leur dis : “Voilà jevoudrais rentrer en Syrie, je vais paroù ?” Le mec il va te dire “bah voilà tuvas dans telle ville et puis tu passes partelle ville”. Limite l’office du tourismete dit comment entrer en Syrie ! Àchaque fois, ils essaient de faire croireque les frontières elles sont fermées,

mais les frontières, elles ferment pas.C’est faux. »

L’indulgence, réelle ou supposée, des

autorités françaises face aux candidatsau départ ne peut se retrouver face auxtentatives de retour. Beaucoup assurentavoir été auditionnés par la DCRI avantde partir. Certains sont même partis pourla Syrie alors que leur nom était citédans des affaires de terrorisme en coursd’investigation en France 59. Ainsi sont-ils fichés, surveillés et parfois souscontrôle judiciaire pour activitésterroristes. Mais, en démocratie, la seuleintention d’un départ en Syrie ne suffitpas pour enclencher des poursuites

judiciaires. Chacun est libre d’allerpasser ses vacances en Turquie ou enTunisie. Et même si le passage en Syrieest établi (ce qui n’est pas toujourspossible), la justice française doitencore prouver le lien avec un groupequalifié de terroriste. Or, cette définitionest elle-même sujette à discussion. Pourautant, en 2013, une quinzained’individus sous surveillancetéléphonique et numérique ont étéinterpellés soit à leur retour de Syrie,soit au moment de partir. Une goutted’eau. Car une telle surveillancemobilise jusqu’à une quinzaine defonctionnaires du renseignement à tempsplein pour un seul individu. En France,

l’ampleur du phénomène est désormaistelle que les autorités sont incapables desurveiller véritablement le flux. Cesquelques interpellations ne sont riendevant la masse des départs et bientôtdes retours de ces jeunes dotés d’unevéritable expérience militaire et animés,pour certains, d’une réelle intention defrapper la France.

52. Entretien réalisé en octobre 2013.53. Un EP ou extended play , en anglais, est un

mini-album promotionnel.54. Mourji et talafi sont deux termes péjoratifs

utilisés pour désigner les salafistes quiétistes,majoritaires en France.

55. Un minhaj signifie un courant de l’islam.56. Comme l’indique le site officiel de

l’administration française, service-publique.fr, « lesautorisations de sortie du territoire (AST) individuelleset collectives pour les mineurs français voyageant àl’étranger sans leurs parents sont supprimées àcompter du 1er janvier 2013. C’est ce qu’indique unecirculaire du 20 novembre 2012 ». Cela n’a paséchappé aux moudjahidin en herbe. En 2013, unequinzaine de mineurs français, dont des jeunes filles,ont ainsi pu rejoindre, seuls, les jihadistes en Syrie.

57. Forsane Alizza (Les cavaliers de la fierté) est legroupe jihadiste français dissous en 2012 sous NicolasSarkozy.

58. Entretien réalisé en novembre 2013.59. Notamment un jeune parti rejoindre l’État

islamique d’Irak et du Sham alors que son nom était

cité dans l’affaire de la cellule de Cannes-Torcy.Originaire du sud de la France, frère d’un soldatfrançais, et soupçonné d’avoir détourné du matérielmilitaire de l’armée, il a été mis en examen après sonretour de Syrie et son arrestation en Italie, en janvier2014.

« Beaucoup ici sont français, avec despasseports français. Ils sont venus enSyrie, ils se sont entraînés, et ils ontdes projets pour les Français. »

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Revenir pour frapper la France ennemie d’Allah ?

Trois ans après le début de larévolution, le jihad en Syrie diffèresensiblement de celui romancé surFacebook. Abu Tasnim l’a rapidementconstaté. Quatre mois après son arrivée,l’un de ses amis, un Belge, s’est fait tuerpar un sniper de l’Armée libre syriennealors qu’il marchait dans la rue. Lui-même n’a encore tué personne ni livréaucune bataille. En revanche, il confesseavoir pris du poids en Syrie. Il a mêmeeu le temps de consulter un orthodontistepour faire enlever les bagues de sonappareil dentaire. « Il me les a enlevéeset, en plus, c’est un dentiste qui refusede faire payer les moudjahidin, il nousaime trop. J’espère qu’Allah va le

préserver. C’est un vrai orthodontiste,avec cabinet, assistante et tout. Turentres avec ta kalash, elle note ton nom,t’attends dans la salle d’attente, c’est unvrai cabinet 60. » Ce jour-là, aucybercafé, il ronge son frein. L’ennemin’est plus l’armée de Bachar el-Assad,mais d’autres rebelles qui encerclent saville après avoir déclaré la guerre auxjihadistes. Le jeune Français de 20 ansvient tout juste d’achever un moisd’entraînement dans les montagnes de laprovince syrienne de Lattakié, ets’impatiente d’aller les combattre. Maisl’émir du Front al-Nusra auquel songroupe est affilié cherche plutôt àapaiser ces tensions fratricides. « Moi je

suis chaud. Je suis frustré d’être bloqué.Ici les combats, c’est genre l’ennemi, ilest à quelques mètres. Ça fait peur audébut mais après, tranquille. En fait, cequi m’énerve c’est que dans cette ville,on est spectateurs de l’action depuis ledébut de la semaine. Parce que y a leshommes de l’Armée libre syrienne quibloquent les routes. Personnellement, jesuis plus partisan de leur rentrer dedans.Il faut tous les éliminer. Mais Julani 61 ila fait un appel à cessez-le-feu. »

Entre 400 et 500 Français

En attendant, le jeune homme tue letemps comme il le faisait en France,

entre l’entraînement, la prière, le snacket les réseaux sociaux. « C’est pasvraiment des batailles, c’est du front,mais t’es pas en première ligne. Lematin tu t’entraînes, après on mange, tulis des livres, tu fais ce que tu veux etquand y a de l’action, y a vraiment del’action, on est appelés et on y va. Maisnous, c’est plus un travail de ville, destrucs précis : kidnapping, éliminationciblée, tout ça. Tous les frères, ilstravaillent sur le terrain et personnes’occupe des grosses têtes, des shabiha(miliciens du régime Assad). Nous, ons’occupe de les faire tomber. Nous, onrentre dans les maisons et on fait cequ’il y a à faire. On capture et après, on

voit ce qu’on fait. Après, y a le ghanima(butin de guerre). Ici y a une grandeinjustice. Les shabiha, ils sont blindés etles frères, ils crèvent la dalle. Donc,nous on prend ce qu’il a le shabiha. Lamajorité de nos bases, c’est des maisonsde luxe qui appartenaient aux shabihaavant. On est bien dedans, c’est trèsgrand. »

Au début de 2014, Abu Tasnim estimeentre 400 et 500 le nombre de Françaiscombattant dans les rangs jihadistes enSyrie. Sans compter les femmes et lesenfants. Lui, n’a aucune intention derentrer en France. « Jamais de la vie ! »En revanche, il connaît certains Françaisqui ont fait le chemin inverse dans l’idée

de mettre à profit sur le sol français leurexpérience militaire. « Y en a beaucoupqui s’entraînent ici pour revenir enFrance in sha Allah. Les Français, ça lesarrange qu’on fasse nos trucs loin d’euxmais on n’a pas fini avec eux. Y en amême, ils ont pris des billets pour laTurquie juste pour trois mois. Ils se sontentraînés trois mois ici et ils sontrepartis comme s’ils étaient envacances. Comme ça y a pas de preuvequ’ils sont venus ici au Sham. Moi jeconnais un frère qui a fait ça et qui estrevenu en France. J’en connais un autrequi s’est fait griller en rentrant mais luic’est un vrai frère discret. Il est revenu

dans l’objectif de taper. J’espère qu’ilva réussir à le faire. »

Pourtant, au sein de la communauté

jihadiste, la question des attentats sur lesol français, notamment contre descivils, ne fait pas l’unanimité. D’abordparce que la plupart veulent rester enSyrie pour y mourir. Même si, pourbeaucoup, le passage du clavier auterrain est souvent décevant. Dès leurarrivée à Alep avec leur enfant auprintemps 2013, Souleymane etClémence en ont fait l’expérience. Aprèsun accueil beaucoup moins chaleureuxqu’espéré de la part des frères français,ils découvrent leur « logement ». « Ils

m’avaient dit “viens t’inquiète pas”.Mais au bout de deux semaines, ilsm’ont jeté dans un appart où il n’y avaitpas de fenêtres, pas de portes, pasd’électricité et pas d’eau. C’était cradeet pour avoir de l’eau, il fallait monterdes bidons au cinquième étage tous lesjours. » Pas d’électricité non plus. « Lacentrale, elle est occupée par l’arméesyrienne. Ils mettent du courant quand ilsveulent. Une demi-heure par jour 62. » Laville est une zone de guerre contrôléeaux trois quarts par la rébellion,bombardée par l’aviation et l’artillerieloyalistes depuis plus d’un an. « Moi jecroyais que tout était pris en charge.Mais c’est pas du tout le cas. Le

problème, c’est l’argent. Donc on essaiede se faire envoyer cent euros par-ci,cent euros par-là, mais bon on faitconfiance à Allah. » Le couple arapidement épuisé ses maigreséconomies et n’a rien vu du salaireescompté. Il doit même rembourser1 500 euros pour la kalachnikov prêtée àson arrivée. « Ils parlent beaucoup surInternet en disant “oui on gère” mais enfait ils gèrent rien du tout. Moi si onm’avait dit que c’était comme ça, jeserais venu quand même, mais je meserais organisé autrement. En fait, tousceux que tu vois tout le temps surInternet, bah tu les vois pas ailleurs. Y al’image, y a les armes, y a tout ce qu’il

faut sur la page Facebook ou le Twitter,mais concrètement y a rien d’autre. »

Dépité, Souleymane a rompu avec ses

contacts français d’Alep noués surFacebook pour se tourner vers denouveaux amis syriens. Ceux-ci luitrouvent un appartement, plusconfortable. Son nouveau quartier faitalors office de ligne de démarcationentre la zone rebelle d’Alep et cellecontrôlée par les forcesgouvernementales. Les déflagrationsrésonnent à quelques centaines demètres. Mais, au moins, le couplepossède l’eau courante, une chaudière etun groupe électrogène générant cinq

heures d’électricité par jour. La familles’estime maintenant heureuse. « Je meplains mais ici il y a des gens pour quic’est pire. Dans ma rue il y a un appartqui a été éclaté par un avion. Il est àmoitié éventré, et derrière des rideaux,tu vois les gens qui habitent toujoursdedans. Tu vois des gosses qui mangentdans les poubelles. » Souleymane gardele contact avec sa mère en France.Quand son téléphone capte le réseau, iltente parfois de l’appeler. « Pour capter,t’es obligé de te mettre dans une rue oùil y a un sniper. À chaque fois ma mère,elle me prend la tête. » En partant, il luiavait raconté une vague histoired’humanitaire. Une fois en Syrie, il avait

fini par lui avouer cette véritéimpossible à dire en France. Depuis, àchaque appel, sa mère l’implore derentrer. Mais il s’y refuse malgré sesconditions de vie. « On n’a pas fait toutça pour rien. » Le garçon restedéterminé. Après six mois sur place,Souleymane n’a encore livré aucunebataille, ni intégré le groupe armé dont ilrêvait en France derrière son écran.Pour autant, il n’envisage pas de rentrerpour frapper la France. « Non, je voispas le bénéfice pour Allah. À part sic’est un coup personnel, un coup depression. Il y a beaucoup plus importantà faire au Sham ou ailleurs, en Irak. Jene déteste pas la France. Moi je déteste

le kufr (la mécréance). Ce serait dur dedire que je déteste la France. Je peuxpas détester quelqu’un parce qu’il n’apas reçu le message. »

Un choix sans retour

Arrivé en Syrie à la même période,Yassine partage cet état d’esprit. Audébut, à Alep, son quotidien se réduit àdes tours de garde pour surveiller lesdifférents check-points jihadistes de laville. « On s’est fait tirer dessus. J’ai eumes premières petites frayeurs. Enfinpas des frayeurs parce que mourir c’estle but. On est entre deux félicités : soitle martyre, soit la victoire. » Mais

Yassine n’a pas encore prêté allégeanceà un groupe et participe au jihad enindépendant, offrant ses services un jourà l’État islamique d’Irak et du Sham, unautre au Front al-Nusra. Il demeure engénéral flanqué de deux amis franco-marocains partis de France avec lui.Grâce aux butins de Cofidis et deSofinco, Yassine a pu s’armer pourenviron 2 000 euros. 1 300 pour lakalachnikov, le reste pour le viseur, lepistolet, un long couteau et des grenades.« Quand tu vas au front c’est la katibaqui te donne les balles. Mais pour tapropre sécurité c’est toi qui t’achètes tesballes. C’est un euro par balle. »Pendant ses tours de garde, il porte

toujours une ceinture d’explosifs, prête àsauter. « Si j’ai plus de munitions, jefonce sur l’ennemi et je pète tout ! » Entrois mois, son allure s’est modifiée, sabarbe et ses cheveux ont poussé, samusculature s’est renforcée. Il a troquéson jean pour un kamis militaire, unbrêlage rempli de cinq chargeurs dekalachnikov et un bonnet noir frappé dela shahada. « On a une salle de muscu àdispo. Il faut avoir de la force pourporter sa kalash, c’est pas léger. »D’abord entraîné aux manœuvres debase, il décide rapidement de sespécialiser. « J’ai appris le maniementdes grenades, celui des explosifs et desarmes antiaériennes, les douchka, les

12,7 mm et les 14,5mm. al hamdulillahc’est pas compliqué. Et maintenant, j’aidemandé à faire un entraînementcommando pour être sniper. »

Dans ce contexte pourtant rude,

Yassine se dit comblé de bonheur. « Ici,je suis le plus heureux des hommes, jecours vers mon Seigneur. » À ses yeux,sa seule présence sur ce territoire sacréfait de lui un élu. « Aujourd’hui je saisque Dieu m’a sélectionné, donc moncœur est apaisé. Parce que c’est pas toutle monde qui arrive à fouler la terre duSham. Allah a dit : “Je réunirai lemeilleur de ma Création et le meilleurde ma communauté sur cette terre-là.” Le

Prophète Il a dit que quiconque parmi lacommunauté se retrouvera au Sham à lafin des temps, il aura la récompense decinquante de ses compagnons. Et à partirdu moment où t’as fait la hijra(l’émigration) sur le sentier de Dieupour combattre, Allah Il a dit que toustes péchés passés, ils seront effacés,toutes tes mauvaises actionstransformées en bonnes actions, parceque tu auras tranché. Tu as préféré l’au-delà à ce bas monde. Dieu a dit :“Quiconque souhaite ce bas monde nousne lui donnerons que des miettes de cebas monde et rien dans l’au-delà. Maiscelui qui aura choisi l’au-delà, celui-lànous lui donnerons l’au-delà et nous

mettrons à ses pieds ce bas-monde.” Ilfaut pas avoir fait l’Ena pour voir quelleest la meilleure de ces deuxtransactions. »

La félicité de Yassine n’est paspartagée par sa femme et ses enfants quiont tout perdu. « Quand j’étais enFrance, j’avais ce que n’importe quelfils d’immigrés aurait souhaité avoir :une bonne situation financière, un métier,les femmes, un appartement, une familleaimante, tout ce qui me fallait. Mais moncœur était à l’étroit dans mon corps.J’avais tous les biens matériels maismon cœur n’était pas à l’aise parce qu’ilavait conscience qu’il y a des frères quise font tuer à cause de “la ila la ila

Allah” (parce qu’ils sont musulmans). Ettoi t’es là dans ta petite couverture, tadouche chaude et tu dis “je suismusulman je fais mes cinq prières parjour ?” Non c’est pas ça l’islam. L’islamc’est soutenir l’islam, combattre pourl’islam, soutenir les opprimés. » Sonchoix est donc sans retour. « Une foisque tu as quitté la terre de mécréancepour aller vers la terre d’islam, tu n’asaucune raison d’y retourner. Si ce n’estpour commettre des actes là-bas. Ce quin’est pas mon intention première. Moimon intention c’est libérer les terresd’islam et de remettre en place le califatde Tanger à Jakarta. L’Europe, on lalaisse aux Européens. Ils en font ce

qu’ils veulent. Mais chez nous, qu’onnous laisse faire ce qu’on veut. C’estnotre droit le plus légitime de faireappliquer la religion. » Il n’a cependantpas coupé tous les liens puisqu’iltéléphone encore à sa mère qui, depuisla France, continue de l’implorer derentrer avec « toujours la petite larme àl’œil. Je resterai toujours son bébé ».Alors, pour éviter toute tentation deretour en arrière, Yassine est passéofficiellement par un poste frontièreturco-syrien. Son passeport porte letampon des douanes attestant de sonséjour en zone rebelle. « Ce tampon quecertains considèrent comme un mal, moije trouve que c’est un bien, comme ça,

t’as plus aucune alternative. Parce que sije décide de revenir en France, je vaistout de suite être mis en prison. C’est sûret certain. Donc c’est un mal pour unbien. Comme ça au moins, je suis sûrque je reviendrai jamais en France ». Et,au bout de six mois, le jeune homme afini par intégrer la nouvelle katibafrançaise du Front al-Nusra dirigée parOmar Omsen qu’il connaissait déjà viaInternet et une rencontre sur le solfrançais.

D’un jihad l’autre

Lorsqu’il était en France, Omar Omsenétait déjà opposé à l’idée de perpétrer

des attentats sur le territoire national.Celui qui est devenu l’émir de labrigade française d’al-Qaida au Levantn’a pas changé de point de vue etcontinue, au contraire, de promouvoirl’image romantique du moudjahiddéfenseur des sunnites opprimés etartisan exemplaire du retour du califat.Une philosophie qui pourrait rappelercelle des brigades de volontairesengagés dans la guerre d’Espagne.Comme lui, beaucoup de jeunesjihadistes n’évoquent leur voyage versla Syrie que comme la quête suprême dumartyre. Les mêmes semblent vouloirignorer l’éventualité d’un retour forcé,lié aux aléas du conflit syrien. Pourtant,

l’histoire peut déjà leur rappelerl’évolution du jihad en Bosnie. Lors dela guerre en ex-Yougoslavie, lesvolontaires étrangers avaient servi parmilliers dans la brigade El moudjahidinvenue secourir les frères musulmans.Beaucoup revenaient du jihad afghan etavaient formé un corps d’élite rattaché àl’armée officielle de Bosnie-Herzégovine. Mais à l’heure de lasignature des accords de Dayton en1995, les moudjahidin accusés decrimes de guerre et d’atrocités ont tousété poussés à rentrer dans leur paysd’origine. Or, nombre d’entre eux furentincapables d’opérer un retour à la viecivile, après deux ans de combat. En

1996, on découvrit dans le nord de laFrance une dizaine de vétérans de cettebrigade emmenés par deux Françaisconvertis avec pour but avouéd’importer le jihad dans l’Hexagone.Leur groupe, baptisé par la presse « Legang de Roubaix » ou « Les Ch’tisd’Allah », avait semé la panique pendanttrois mois dans les rangs de la police àcoups de braquages, d’explosifs, de tirsde kalachnikov et de roquettes RPG.Dans la brigade El moudjahidin auraientégalement servi certains maîtresd’œuvre des attentats du 11 Septembre,Khalid cheikh Mohamed, présentécomme le cerveau, ou Mohamed Atta,pilote d’un des avions.

Chaque jihad a toujours renforcé al-Qaida au niveau international etdéstabilisé des régions entières. Lepremier, contre les Russes enAfghanistan, a permis à Oussama BenLaden de donner naissance à son réseau.Dans les années 1990 en Algérie,beaucoup de vétérans, appelés les« Afghans » à leur retour, ont largementcontribué à la constitution des maquisdes GIA (Groupes islamiques armés),ancêtre d’AQMI (al-Qaida au Maghrebislamique). Le même phénomène s’estégalement produit en Irak où l’invasionaméricaine de 2003 a redonné corps àal-Qaida, alors moribond. Le réseau adécuplé la force de frappe de ses

différentes franchises qui attirentdésormais les jihadistes français enSyrie. Et toutes les estimationsconvergent : ce jihad syrien accueilledix fois plus de Français que tous lesprécédents. Et parmi ceux-ci, beaucoupde ceux intégrés à l’État islamique enIrak et au Levant (EIIL) ne cachent pasleur intention de revenir en France poury mener des opérations terroristes.

Tel est le projet d’Abu Nai’ïm après

un an en Syrie, dont la moitié dans lesrangs de cet État islamique en Irak.Celui-ci rêve ouvertement de suivre lestraces de Mohamed Merah. « Bien sûrque j’ai envie de rentrer. J’ai envie de

tuer des kouffar (mécréants) en pays dekufr (mécréance). Moi, j’aimeraisbeaucoup que la France elle soit tapée. »À l’en croire, il ne serait pas seul ànourrir un tel objectif. « Il faut que lesFrançais sachent une chose. C’est qu’il ya beaucoup de gens ici qui sont françaisavec des passeports français, qui sontvenus en Syrie, qui se sont entraînés, etqui ont des projets pour eux. Un jour oul’autre, il y a des choses qui vont leurarriver et ça va leur faire mal. Je leursouhaite bien comme il faut. Toutepersonne ayant la aquidah (la croyance)a pour objectif et pour projet de fairemal aux kouffar. Y en a qui vont lesréaliser, y en a qui vont pas les réaliser,

mais tout le monde a ce genre depensées. Je ne connais pas une personnequi me dit aujourd’hui “non ne tape pasen Europe, c’est pas bien”. » Ladétermination d’Abu Nai’ïm sembles’être durcie au fil de son engagement enSyrie. « Ils ont raison d’avoir peur enFrance et moi, je vais même leur direqu’ils ont pas assez peur. En réalité, ilsont pas assez conscience de la menacequi pèse sur eux, in sha Allah. Allah valeur envoyer beaucoup de MohamedMerah. Il a ouvert une voie. C’est lerevificateur du jihad en France. Il aouvert une voie parce qu’il a incitébeaucoup de frères. J’espère qu’il y en

aura beaucoup d’autres comme lui etencore meilleurs in sha Allah. »

« Une opération en France, c’est cent frères qui partent »

Abu Nai’ïm tire sa rage d’argumentsgéopolitiques : l’invasion par les États-Unis et la France de l’Afghanistan puisde l’Irak, les attaques des dronesaméricains au Yémen et au Pakistancausant la mort de nombreux civils… Laguerre de la France au Mali, sa loicontre le voile intégral, son soutien auxdictatures arabes, etc. « L’objectif c’estd’abord de ramener la guerre sur lesterres des kouffar. L’objectif, c’est aussi

de changer la donne dans la balance dela terreur. Nous, on a une chose quis’appelle la loi du talion. Eux ilspeuvent venir chez nous, tuer nosfemmes, tuer nos enfants. Alors moi jeviens chez eux, je tue leurs enfants et jetue leurs femmes. Et pour tous ceux quidisent que c’est pas halal (licite) le faitde viser les femmes et les enfants, il y abeaucoup de hadith sur ce point. Larègle générale c’est vrai, c’est “tu netues pas les femmes et tu ne tues pas lesenfants”. Mais il y a des exceptions àces règles. Et dans les opérations deMohamed Merah, tout est halal. Y a pasd’ambiguïté. Il faut agresser les kouffarpartout où vous les trouverez. Et encore

mieux si c’est dans leur pays à eux parceque les kouffar, ils n’ont pas l’habitudede voir des morts, de voir du sang, ni devoir la guerre. Eux, ils sont d’accordavec la guerre quand ils la voient pas,d’accord avec les morts quand ils lesvoient pas. Et ça ne les choque pas quedes enfants meurent tous les jours parcequ’ils ne les voient pas. Nous, ladernière fois, il y a eu dix-neuf enfantstués alors qu’ils visaient notre base deDawla. Des enfants, des petites fillesavec le cerveau éclaté. Ça, eux, ils levoient pas. Et eux, ils s’en foutent. Etces gens-là par contre quand à la fin dumois ils n’ont pas assez d’argent dansleur portefeuille, ils vont manifester. »

Sans nuance, Abu Nai’ïm veut viser

les civils encore plus que les militaireset peu lui importe que tombent égalementdes coreligionnaires. « Les cibles parmiles kouffar, ça fait débat au sein desmusulmans. Pas dans le fait que ce soithalal ou pas, mais dans le fait de savoirquelle est la priorité. Attaquer leschoses étatiques et ceux qui combattentl’islam, beaucoup préfèrent faire ça.Mais si moi demain si je devais taper laFrance, c’est les civils qui devraients’inquiéter. Parce que les militaires sontdes kouffar ça, on le sait. Mais lescivils, eux, ils se sentent trop pasconcernés par le fait que leur armée tue

des gens. Donc, moi je pense que lescivils sont des gens à attaquer. Ceux-là,ils voient par leur télé et par Internet desgens en train de se faire tuer. Donc, ças’appelle de la non-assistance àpersonne en danger. Ils font rien donc ilssont coupables. Alors moi je viens chezeux, je rentre dans leur maison et je lestue. Et si il y en a un parmi eux quieffectivement est innocent, même si il estcontre la guerre contre les musulmans enIrak, en Afghanistan ou au Mali, eh benc’est une chose inévitable. Et si demain,je tape la France, si je vais dans uncommissariat de police et que je tirepartout, si à ce moment-là y a unemusulmane qui avait été arrêtée parce

qu’elle porte le voile intégral et qu’ellemeurt aussi, eh ben je serai pasresponsable de sa mort. Elle serarécompensée à la hauteur de ses actes etc’est pas parce que je l’ai tuée que moi,je vais aller en enfer. Le Prophète Il adit quoi ? Il a dit qu’il faut se désavouerdes personnes qui vivent parmi lesmouchrikin (polythéistes). Cesmusulmans, ils ont les droits dumusulman mais il y a un droit qu’ils ontperdu en vivant en terre de kufr et en nefaisant pas la hijra, c’est le droit à ladéfense. Comme tu vis parmi les kouffar(mécréants), je ne vais pas me soucierde ton sort. Donc tu dois faire l’effort dequitter l’endroit où les kouffar habitent

pour aller dans un endroit où tu peuxvivre ton islam. »

Abu Nai’ïm maîtrise désormais toutes

sortes d’armes et d’explosifs. Selon lui,un attentat en France inciterait d’autresjeunes gens à prendre le chemin dujihad. « Mon objectif c’est d’abord lekhilafa (califat) en Syrie mais desopérations en dehors de la Syrie, ça peutfortement aider. Une opération enFrance, c’est cent frères qui partent. Çapeut semer une da’wah (prédication) surles gens et semer la terreur chez leskouffar. Après, ils vont peut-être penserà deux fois avant d’attaquer lesmusulmans. » Abu Nai’ïm ne récuse pas

le terme de terroriste. « Le terroriste,c’est quelqu’un qui utilise la terreurpour imposer quelque chose. Eux ilsutilisent la terreur pour imposer ladémocratie. Bah moi je vais imposer laterreur contre eux pour imposer lacharia. L’islam, ça se demande pas. Lacharia, ça se demande pas. Ça se prendet ça se donne. La terre appartient àAllah soubhanahou wa ta’ala (Glorifiéet Très Haut) et je vais combattrejusqu’à ce que la loi d’Allah soitappliquée partout. Et je vais demanderl’avis de personne. »

Même si la question des attentats sur le

sol français divise les jihadistes

français, cette apologie ouverte duterrorisme n’est pas un cas isolé. Elleest reprise par Alexandre, jeuneFrancilien de 23 ans, autrefoiscatholique. « Je la hais la France. Parceque c’est un pays laïc qui respecte mêmepas les droits de l’homme et qui nousempêche de pratiquer notre religioncomme on veut. Moi j’aime les genspour Dieu et je les déteste pour Dieu.C’est comme ça que je vois la vie. »Cédric se dit aujourd’hui capable detuer son propre frère, militaire dansl’armée française. « Tout musulman debase qui n’est pas hypocrite, il doit serevendiquer comme terroriste. Allah Ilnous a dit : “Terrorisez vos ennemis et

mes ennemis.” Moi je suis pour ce qu’ila fait Mohamed Merah. Quand tu vois cequ’ils font eux, on se demande “c’est quiles terroristes ?”. La France ils sontallés au Mali pour faire quoi ? Mon petitfrère est militaire, mais moi je lui ai dit,puisque je pratique le Al Wala wal Bara(l’Alliance et le Désaveu), si tu vasfaire la guerre pour tuer des musulmans,si tu reviens, je t’égorge sur place. Je tetue sur place, devant tout le monde. Unfrère de religion, c’est plus importantqu’un frère mécréant qui est sorti dumême utérus. Ma religion, ça passeavant toute chose. »

Menace sur l’Europe

Les autorités françaises ont donc toutesles raisons de craindre des retours deSyrie, difficiles à contrôler. Début 2014,près de soixante-dix retours ont été ainsirecensés. Beaucoup sont passésinaperçus mais certains membres sontentre les mains de la justice et encourentjusqu’à dix ans de prison pour« association de malfaiteurs en vue depréparer des actes de terrorisme ». Troisraisons peuvent pousser un jihadiste àrevenir en France. D’abord, l’incapacitéà affronter la guerre et le passage duvirtuel aux horreurs du réel. Ses frèresen religion diront de lui qu’il « manquede foi, de sincérité » ou le considéreront

comme un « traître ». En janvier 2014,le cas de deux mineurs toulousains, misen examen à leur retour pour« association de malfaiteurs en relationavec une entreprise terroriste », a révéléaux médias et au public français lanature du phénomène. Ensuite, le manqued’argent peut favoriser un retourprovisoire. Après les attentats du11 Septembre, et à l’heure de la guerreen Syrie, aucun État ne finance lesgroupes jihadistes proches d’al-Qaida.Ces groupes fonctionnent grâce auximpôts prélevés sur leurs territoires, auxdons privés et aux prises de guerre,notamment les otages occidentaux. Enquête de fonds, un émir peut ordonner

une opération en « terre de mécréance ».Des « opérations » de différentesnatures : collecte de dons, escroquerieau crédit conso, voire vol à main arméecomme lors de l’attaque du restaurantQuick de Coignières (Yvelines) enseptembre 2013.

Enfin, le motif de retour le plusredouté par les autorités est celui del’exécution d’une mission armée à lamanière d’un Mohamed Merah. Dès lorsque le contingent français en Syriedépasse désormais les trois centsengagés, il est réaliste de penser qu’unefraction d’entre eux tentera de revenirpour passer à l’acte. Avec ou sans« succès ». La menace pèse directement

sur la France, mais pas seulement. LaGrande-Bretagne, la Belgique, laHollande, l’Allemagne, la Norvège etmême le Danemark connaissent desvagues similaires. Pour s’en prémunir, laGrande-Bretagne a choisi, au début de2014, une mesure radicale : le retrait,pour ses ressortissants binationauxpartis combattre en Syrie, de lanationalité britannique.

60. Entretien réalisé en décembre 2013.61. Abu Mohamed al-Julani est le nom de guerre de

l’émir de Jabhat al-Nusra, branche syriene d’al-Qaida. Il est sans doute de nationalité irakienne, maissa véritable identité n’est pas connue.

62. Entretien réalisé en août 2013.

Merci pour leur soutien aux éditionsLes Arènes, à ma rédaction du serviceAfrique de Radio France Internationaleet à mon ami et collègue tunisien, HamdiTlili.

CouverturePrésentationMentions légalesTitreDédicaceIntroduction1. Tout quitter pour le martyre« Il faut tout délaisser »L’islam de France les révolteL’allure de n’importe quel jeuneCombattre l’armée des « croisésfrançais »2. Un crédit conso pour le jihadLes sept faveurs du martyrÉliminer le rapÀ la banque chaque matinPrêter allégeance en Syrie

3. Avec femme et enfants« Même des frères de 15 ans sontpartis ! »Une canette de bière et un joint à la mainMariage dans l’intimité« 100 % des gagnants ont tenté leurchance »Une génération sans précédent4. Jeune femme cherche jihadiste enSyrieTensions familialesUn coup au moral« Derrière chaque grand moudjahid secache une femme »5. Cheikh Google et « lol jihad »« J’ai cherché sur Google comment meconvertir »

Le premier réflexe est de poster unephoto« Lol jihad »6. Abu Facebook, le recruteur« Wake up Oumma »Retour tardif vers l’islam« Je ne bougeais plus de mon siège »7. Réseaux sociaux halalUn défouloirLes services de renseignement démunis8. Génération moudjahidin du Web« Le jihad, c’était encore très exotique »Solitude et caisse de résonance« La grande révolution à venir, c’est lagénération Internet »L’icône Ben LadenUne œuvre monumentale de 1 600 pages

9. Au Panthéon de la Guerre sainteUne fabrique de stars« La seule fois de ma vie que je pleuraisdevant une vidéo depuis Le Roi Lion »Utiliser l’outil de l’Occident contre lui10. Tourisme islamiste en TunisieFanion noir sur l’ambassade en feuUn salut inespéré pour les salafistesLes partisans de la charia« J’ai lu le Coran pendant trois jours »11. Des barbus français indésirablesL’étape tunisienne« Ici, les imams rentrent vraiment dansle sujet »Soupçons en France12. La brigade française d’al-Qaida auLevant

Guerre fratricideChair à canon« Un groupe est beaucoup plus sincèreque l’autre »Devenir leur émir« Gouroutisés »13. Fausse indulgence et vraieimpuissance« J’étais le seul renoi dans l’avion ! »« Un attentat terrible sur les Champs-Élysées »Le Eurodisney des moudjahidinUn flux incontrôlable14. Revenir pour frapper la Franceennemie d’Allah ?Entre 400 et 500 FrançaisUn choix sans retour

D’un jihad l’autre« Une opération en France, c’est centfrères qui partent »Menace sur l’EuropeRemerciements