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A. Cordahi, Tunis Mars 2013 Page 1 Les garanties de l’indépendance des avocats Alexandre Cordahi Avocat au barreau de Paris Chef de mission Support the Ministry of Justice of Jordan an EU funded assignment Résumé: L'indépendance des avocats bénéficie de trois types de garanties. (a) une garantie de principe rationnel (ou "originaire") consacrée par (b) une garantie constitutionnelle: le droit au procès équitable; et mise en œuvre par (c) une garantie institutionnelle: l'ordre des avocats. La première et la troisième de ces garanties ont une histoire ancienne, quoique bousculée parfois. La deuxième garantie, la plus forte puisque droit subjectif entre les mains des détenteurs de droits, n'a été consacrée, comme norme conventionnelle internationale et comme norme constitutionnelle, qu'à partir de la seconde moitié du XXème siècle. De ces trois garanties principales découlent d'autres garanties (ou "Principes") de base. La présentation et l'analyse comparative de leurs sources internationales inspirent des réflexions sur l'indépendance des avocats dans le contexte tunisien. Introduction 1. Rationalité. L'indépendance est valable pour toute profession libérale 1 . Pour l'avocat, elle est la condition même de sa fonction; sans elle, point de défense ni de confiance en la justice; le conseil au client serait sans valeur et les normes dépourvues d'effet. A l'origine et aujourd'hui encore, à la base, la question n'est pas d'abord de déontologie ou de loi; elle est de logique: il n'y a d'avocat que par la possibilité d'une argumentation et d'une parole libre. Quelle confiance pourraient avoir les justiciables s'ils pensaient les avocats soumis à une autorité autre que celle du droit et de la justice? Cette garantie originaire se trouve dans l'antiquité comme dans la Révolution Tunisienne "de la dignité, de la liberté et de la justice" 2 , dans le célèbre discours de d'Aguesseau en 1693 comme dans la Charte arabe des droits de l’homme de 2004. "Vous êtes placés, pour le bien du public, entre le tumulte des passions humaines et le trône de la justice (...); vous êtes également redevables et aux juges et à vos parties, et c'est ce double engagement qui est le double principe de toutes vos obligations." 3 Sans indépendance, cette place singulière, entre l'individuel et le collectif, "pour le bien du public", serait impossible à tenir. Elle serait comme une double contrainte sans autre issue que le mutisme. Depuis sa naissance, avec des figures comme Démosthène (384-322 av. J.C.), la profession s'est souvent trouvée porte parole des droits et des libertés. Mais un raisonnement logique et une tradition ne font pas une garantie. Encore faut-il consacrer cette indépendance par le droit, que tous la comprennent et en soient garants. Ne voit-on pas aujourd'hui encore, sous plusieurs latitudes, des avocats assimilés à leurs clients du fait de l'exercice de leurs fonctions? 2. Garanties, standards et convergences. La notion de garantie peut être entendue ici, lato sensu, comme l'ensemble des principes, des standards, des règles posées par le législateur et par les tribunaux, des dispositions, des institutions et des procédés qui 1 cf par exemple la définition de l'Union des professions libérales (Fr.) Le professionnel libéral est celui dont la fonction est d'apporter, à des personnes physiques ou morales qui l'ont librement choisi, des services sous formes juridiquement, économiquement et politiquement indépendantes et qui, dans le cadre d'une déontologie garantissant le respect du secret professionnel et d'une compétence reconnue demeure personnellement responsable de ses actes. Rappelons ici que la structure de la réglementation de la profession d’avocat peut connaître des différences selon les pays. 2 Telle que qualifiée dans le Préambule de l'Avant Projet de Constitution de décembre 2012. 3 Formulation proche de celle de la Cour eur. dr. h. dans son arrêt Nikula c. Finlande en 2002:le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l'administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux (...). Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d'eux qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci.

Les garanties de l’indépendance des avocats · avocats soumis à une autorité autre que celle du droit et de la justice? ... pour le bien du public, ... Mais c'est par les codifications

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A. Cordahi, Tunis Mars 2013 Page 1

Les garanties de l’indépendance des avocats

Alexandre Cordahi

Avocat au barreau de Paris Chef de mission Support the Ministry of Justice of Jordan an EU funded assignment

Résumé: L'indépendance des avocats bénéficie de trois types de garanties. (a) une garantie de

principe rationnel (ou "originaire") consacrée par (b) une garantie constitutionnelle: le droit au procès

équitable; et mise en œuvre par (c) une garantie institutionnelle: l'ordre des avocats. La première et la

troisième de ces garanties ont une histoire ancienne, quoique bousculée parfois. La deuxième

garantie, la plus forte puisque droit subjectif entre les mains des détenteurs de droits, n'a été

consacrée, comme norme conventionnelle internationale et comme norme constitutionnelle, qu'à partir

de la seconde moitié du XXème siècle. De ces trois garanties principales découlent d'autres garanties

(ou "Principes") de base. La présentation et l'analyse comparative de leurs sources internationales

inspirent des réflexions sur l'indépendance des avocats dans le contexte tunisien.

Introduction

1. Rationalité. L'indépendance est valable pour toute profession libérale1. Pour l'avocat, elle est la condition même de sa fonction; sans elle, point de défense ni de confiance en la justice; le conseil au client serait sans valeur et les normes dépourvues d'effet. A l'origine et aujourd'hui encore, à la base, la question n'est pas d'abord de déontologie ou de loi; elle est de logique: il n'y a d'avocat que par la possibilité d'une argumentation et d'une parole libre. Quelle confiance pourraient avoir les justiciables s'ils pensaient les avocats soumis à une autorité autre que celle du droit et de la justice? Cette garantie originaire se trouve dans l'antiquité comme dans la Révolution Tunisienne "de la dignité, de la liberté et de la justice"2, dans le célèbre discours de d'Aguesseau en 1693 comme dans la Charte arabe des droits de l’homme de 2004. "Vous êtes placés, pour le bien du public, entre le tumulte des passions humaines et le trône de la justice (...); vous êtes également redevables et aux juges et à vos parties, et c'est ce double engagement qui est le double principe de toutes vos obligations."3 Sans indépendance, cette place singulière, entre l'individuel et le collectif, "pour le bien du public", serait impossible à tenir. Elle serait comme une double contrainte sans autre issue que le mutisme. Depuis sa naissance, avec des figures comme Démosthène (384-322 av. J.C.), la profession s'est souvent trouvée porte parole des droits et des libertés. Mais un raisonnement logique et une tradition ne font pas une garantie. Encore faut-il consacrer cette indépendance par le droit, que tous la comprennent et en soient garants. Ne voit-on pas aujourd'hui encore, sous plusieurs latitudes, des avocats assimilés à leurs clients du fait de l'exercice de leurs fonctions?

2. Garanties, standards et convergences. La notion de garantie peut être entendue ici, lato sensu, comme l'ensemble des principes, des standards, des règles posées par le législateur et par les tribunaux, des dispositions, des institutions et des procédés qui

1 cf par exemple la définition de l'Union des professions libérales (Fr.) Le professionnel libéral est celui dont la fonction est

d'apporter, à des personnes physiques ou morales qui l'ont librement choisi, des services sous formes juridiquement, économiquement et politiquement indépendantes et qui, dans le cadre d'une déontologie garantissant le respect du secret professionnel et d'une compétence reconnue demeure personnellement responsable de ses actes. Rappelons ici que la structure de la réglementation de la profession d’avocat peut connaître des différences selon les pays. 2 Telle que qualifiée dans le Préambule de l'Avant Projet de Constitution de décembre 2012.

3 Formulation proche de celle de la Cour eur. dr. h. dans son arrêt Nikula c. Finlande en 2002:le statut spécifique des avocats

les place dans une situation centrale dans l'administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux (...). Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d'eux qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci.

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visent à consacrer ou à sauvegarder l'indépendance des avocats. Ces garanties sont de portées juridiques très différentes: un argument, une possibilité (le libre choix du client), un usage, des principes plus ou moins bien définis ne représentent pas de garanties certaines stricto sensu. Au regard de la hiérarchie des normes, pour un juriste positiviste, et nous le sommes tous à des degrés divers, il n'y a pas là toujours une règle de droit impérative. De même pour la notion de standard, formulée par Roscoe Pound en 1919, et étudiée par les comparatistes Edouard Lambert et Al-Sanhoury. Dans sa thèse soutenue à Lyon en 19254, Sanhoury définit le standard comme: « une grande ligne de conduite qui permet une certaine liberté d'action et une adaptation souple aux circonstances variables de la vie sociale ». Il voit avec faveur le standard correspondre "à la complexité croissante de la vie et à l'insuffisance évidente des règles pour tout prévoir et tout régir". D'autres juristes se sont inquiétés de l'arbitraire ainsi laissé au juge et ont appelé de leurs vœux "les moyens d'assurer l'interprétation uniforme de lois uniformes"5. Depuis quelques décennies, on constate bien un rapprochement entre la procédure des droits de common law et celle des droits continentaux. Il y a dans le standard de due process of law6 une équivalence partielle avec le principe du contradictoire7. Il ne s'agit pas ici de se demander qui du pluralisme procédurale ou de l'élaboration de principes de procédures transnationales sont les meilleurs facteurs de progrès juridique mais simplement de constater que les voies de rapprochements sont multiples et visent, fonctionnellement, le même objectif: l'indépendance des avocats.

3. Plan. Des principes anciens, l'évolution de divers courants de pensée (droit divin, droit naturel classique ou moderne, doctrine kantienne, positivisme...) et la reconnaissance, universelle après la deuxième guerre mondiale, "de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine"8 déboucheront sur des standards consacrés par des conventions internationales et des constitutions. Elles permettent de lier l'indépendance de l'avocat au droit au procès équitable. Ce lien est essentiel car il s'agit là d'un véritable droit subjectif entre les mains des justiciables. Mais il est insuffisant car son champ d'application semble a priori se limiter au cadre du procès et ce lien nous dit peu sur l'aspect collectif de l'indépendance. Or les missions de l'avocat ne se réduisent pas au judiciaire et l'Ordre des avocats doit être le garant de son indépendance. C'est pourquoi d'autres garanties de base sont nécessaires. Elles ont été énoncées, au plan international, notamment en 1990 comme "Principes de base". Nous les présenterons dans la seconde partie avant de conclure en nous interrogeant sur le contexte actuel.

I- Une garantie originaire consacrée par un droit fondamental

A/ Une garantie originaire

4. Une tradition fondée sur la logique et l'éthique. L'indépendance de l'avocat apparaît, relativement tôt, comme l'une des principales garanties, pour le justiciable, d'une bonne défense. Elle est aussi logique qu'éthique puisque cette indépendance est au service de l'autre non de soi, au service du client, d'une justice égale pour tous et, partant, de la démocratie. Aujourd'hui, en arabe, l'avocature se dit Muhama, dérivé de himaya: protection, défense. Vingt-quatre siècles après Démosthène, des Muhami de Tunisie n'ont-ils pas défendu et la justice et la démocratie? L'avocat n'est pas né du fait de la création, par l'Empereur Justinien (483-565), du premier Ordre des avocats. La possibilité

4 Les restrictions contractuelles à la liberté individuelle du travail et la jurisprudence anglaise, Lyon 1925,

5 Tunc André. Standards juridiques et unification du droit. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 22 N°2, Avril-juin 1970.

6 le 14ème amendement de la Constitution Américaine selon lequel « nul ne peut être privé de sa vie, de sa liberté ou de sa

propriété sans des garanties légales suffisantes » (without due process of law). 7 E. Zoller Procès équitable et due process of law D.2007 Chron. p. 517

8 La Déclaration Universelle des droits de l'homme (articles 7, 8, 10 et 11) énonce les principes suivants: l'égalité devant la loi,

la présomption d'innocence, le droit qu'a toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial créé par la loi.

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qu'avait le justiciable de se faire assister par un conseil en qui il avait confiance du fait de son indépendance et de son art de l'argumentation existait bien avant. Elle s'est développée avec l'indépendance de la pensée, la rhétorique et le principe du contradictoire. Démosthène était plus qu'un rédacteur de discours judiciaires (un logographe), il était un synégore (συνήγορο): celui qui prend la parole auprès de qui l'a appelé (ad-vocare) 9. Autant que les écrits d'Aristote et la pensée des stoïciens, ce sont ses plaidoiries qui ont inspiré Cicéron10. En Egypte, depuis l'époque ptolémaïque, les avocats assistaient leurs clients non seulement devant les juges mais aussi devant un officier de police ou le préfet11. Ce système judiciaire ne disparaît pas sous les Omeyades (661-750)12. L'Islam tente de mettre fin au système tribal de la vengeance, développe la notion de standard (exemple l'être raisonnable) et renforce la notion d'équité13. Des docteurs de l'Islam ont magnifié le rôle des défenseurs14.

5. Une norme vulnérable. Mais la conception du juge dans la justice religieuse (dans le système du Califat ou de la théocratie pontificale) a pour un temps limité l'exercice de la défense15. En fonction des époques et des écoles de droit16, la liberté de la représentation par un tiers mandataire (un wakil17) fut plus ou moins grande. Comme nous le rappelle Sanhoury, rédacteur du code civil Egyptien: " le Droit Musulman a beaucoup varié, il est doué d'une grande aptitude d'évolution et peut facilement se mettre au niveau de la civilisation contemporaine"18. En Tunisie, dès 1861, la Constitution prévoit une nouvelle organisation judiciaire fondée sur l’inamovibilité des magistrats. Elle sera suspendue en 1864. La loi du 27 mars 1883 (décret beylical du 18 avril 1883) qui introduit une partie du système français sur le territoire de la régence mentionne la profession de défenseur19. Mais c'est par les codifications du XXème siècle que des garanties seront instituées dans le monde arabe. Les avocats, « professionnalisés par le haut »20 sous la colonisation21, produiront des dirigeants qui lutteront pour l'indépendance nationale22. Cela n'empêchera pas ces mêmes dirigeants, arrivés au pouvoir (ou les militaires qui les remplaceront), de s'attaquer à l'indépendance des avocats. Ironies de l'histoire. En 1790, lors de la Révolution Française, les avocats qui l'ont menée n'ont-ils pas adopté un décret supprimant leur propre institution? La reconstitution de la profession aura lieu avec la création des barreaux en 1810 et ce n'est que sous la Restauration que l'activité sera pleinement conçue comme libérale et indépendante23. La Loi du 31 décembre 1971 exige l'indépendance; le serment de l'avocat est, depuis 1982, clair et simple; un arrêt de la 1ère chambre de la Cour d'appel de Paris prononcé le 24

9 Un synonyme, également utilisé à l'époque, était syndicos (σύνδικος) qui donnera syndicat.

10 Pierre Grimal Cicéron Fayard 1986 p.332-333

11 Barbara Anagnostou-Canas Juges et sentence dans l'Egypte Romaine Paris 1991 Editions l'Harmattan p.204-205

12 Emprunts aux systèmes judiciaires des territoires où l'Islam s'est développé. cf Emile Tyan Histoire de l'organisation judiciaire

en pays d'Islam, Institution du droit public musulman CEDROMA USJ Liban 1999 p. 177. Dans ses Fatwas, le Sheikh wahhabite `Abdul-`Aziz ibn Baz Mufti du Royaume d'Arabie Saoudite ne conteste pas l'apport des avocats; mais il le minore. 13

Facilitant ainsi sa place de choix lors des codifications modernes en Egypte et au Liban. l'être raisonnable et l'équivalence. 14

Par exemple Ibn Hojja al Hamawi cité par Choucri Cardahi Les Hommes de loi, ce qu'ils furent, Ce qu'ils sont Librairie du Recueil Sirey 1937 Paris p.86 15

Ali Mezghani L'Etat inachevé La question du droit dans les pays arabes NFR Gallimard Paris 2011 p. 115. En France l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) instaure une procédure inquisitoire secrète sans présence de l'avocat à l'instruction. 16

Les Ecoles Hanéfites et Malékites n'exigent pas que les plaideurs obtiennent le consentement de la partie adverse. 17

A ne pas confondre avec le mufti jurisconsulte délivrant des avis juridiques (fatwa) tant aux plaideurs souhaitant être renseignés sur la valeur de leurs prétentions qu’au cadi désirant éclaircir un point de droit. 18

Le Droit Musulman comme élément de refonte du Droit Egyptien p. 621 & s. in Introduction à l'étude du droit comparé : recueil d'études en l'honneur d'Edouard Lambert 1938. 19

Yadh Ben Achour, Introduction générale au droit, Tunis, CPU, 2005 20

Sur cette notion cf. Hannes Siegrist, « Les professionnels du droit continentaux : une pluralité de modèles », in Yves Dezalay (dir.), Batailles territoriales et querelles de cousinage. Juristes et comptables européens sur le marché du droit des affaires, Paris, LGDJ, coll. Droit et Société, 1993, p. 154. 21

Nada Auzary-Schmaltz (dir.), La Justice française et le droit pendant le protectorat en Tunisie, Paris, Maisonneuve 2007. Sur l'avocat dans la justice consulaire: Jean Ganiage, Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), Paris, PUF, 1959 22

Donald Reid, Lawyers and politics in the Arab World, 1880-1960, Minneapolis, Chicago, Bibliotheca islamica, 1981 23

Benoît Garnot p.329, Histoire de la Justice France, XVIe-XXIe siècle folio histoire Gallimard 2009; Jacques Krynen, L'Etat de Justice NRF Editions Gallimard 2012.

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janvier 1996 désigne les "principes essentiels" de la profession. Ils seront intégrés dans le Décret 2005, le Règlement National Intérieur et le Code de déontologie Européen C'est dire le long cheminement de cette garantie24. A différentes périodes, sous différents cieux, les avocats comme les juges ont vu leur indépendance réduite, restaurée, renforcée ou, à nouveau, menacée.

B/ Une garantie fondamentale liée au droit au procès équitable

6. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 196625 consacre le droit de toute personne à un procès équitable et l'immunité d'arrestation arbitraire et de sentences rétroactives comme règles de droit. Rappelons en particulier l'Art. 14 p. 3. Toute personne accusée d'une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes: (...) d) A être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l'assistance d'un défenseur de son choix; si elle n'a pas de défenseur, à être informée de son droit d'en avoir un, et, chaque fois que l'intérêt de la justice l'exige, à se voir attribuer d'office un défenseur, sans frais, si elle n'a pas les moyens de le rémunérer.

7. Ce droit se retrouve dans d'autres textes fondamentaux tels que:

7.1. L’article 16 de la Charte arabe des droits de l’homme (2004): Toute personne accusée

d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été établie par un

jugement définitif conformément à la loi et a droit au cours de l'instruction et durant le procès

au moins aux garanties suivantes: (...) c. Droit d'être jugée en sa présence devant son juge

naturel et de se défendre elle-même ou avec l'assistance d'un avocat de son choix avec

lequel elle peut communiquer en toute liberté et confidentialité; d. Droit de bénéficier

gratuitement de l'assistance d'un avocat pour la défendre si elle ne peut pas le faire elle-

même ou si l'intérêt de la justice l'exige et droit de se faire assister gratuitement d'un

interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l'audience;

7.2. L’article 7 [par. 1 c)] de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples: Toute

personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend: (...) le droit à la

défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix;

7.3. L'article 6 (par.3 c) Droit à un procès équitable dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales CEDH. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) Tout accusé a droit notamment à: (...) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui; disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense; se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent. La Cour européenne des droits de l’homme s’est appuyée sur l’article 6§1 de la Convention pour en dégager de nombreux droits procéduraux plus techniques.

8. Les expériences française et belge26. En France le chemin fut inverse. C’est après que le juge constitutionnel ait consacré différents droits relatifs au procès équitable que ce

24

Ce n'est que vers la fin des années 1980 que le Bhutan se dote d'avocats. 25

Assemblée Générale des Nations Unies le 16 décembre 1966, entrée en vigueur: le 23 mars 1976 26

Durant le Symposium, quelques intervenants ont parfois critiqué "le modèle français" comme si celui-ci était immuable depuis deux siècles, anhistorique, imperméable au changement et à des inspirations tirées du droit comparé. Souvent les exemples qui fondaient cette vision étaient dépassés. Au surplus, comme l'a expliqué le Doyen Fadhel Moussa, le "modèle" de Cour Constitutionnelle qui a inspiré les constituants Tunisiens est le modèle de la RFA.

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dernier a finalement été érigé en principe autonome27. En 1976, une décision du Conseil Constitutionnel28 place le principe du respect des droits de la défense (qui a pour composante l’existence d’une procédure juste et équitable et le droit à l'assistance d'un avocat indépendant) parmi les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République car principe découlant lui-même de celui d’égalité devant la justice (art. 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789). En Belgique, dans un arrêt du 25 Septembre 2003, la Cour de cassation rappelle que "pour l'exercice de la profession d'avocat, il est d'une importance essentielle que la défense du client soit assurée en toute indépendance et dans l'intérêt de celui-ci (...)". Le droit constitutionnel au procès équitable s'est dégagé en France de l’article 16 de la Déclaration de 178929. Paradoxe de l'histoire, le 30 juin 1995, la Cour de cassation en Assemblée plénière, annule une décision du conseil de l'Ordre des avocats en ces termes: "La défense constitue pour toute personne un droit fondamental à caractère constitutionnel et son exercice effectif exige que soit assuré l'accès de chacun, avec l'assistance d'un défenseur, au juge chargé de statuer sur sa prétention. Méconnaît ce principe le conseil de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation (...)". En 2005 le droit au procès équitable est consacré comme principe à valeur constitutionnelle30 et en 2008 un big-bang juridictionnel a lieu avec la procédure de la question préjudicielle de constitutionnalité (QPC)31. Le droit constitutionnel au procès équitable fait désormais partie intégrante des droits et libertés que la Constitution française garantit32.

9. En Tunisie. L'article 104 de l'Avant Projet de Constitution Tunisienne stipule: Le droit

d’ester en justice et le droit de défense sont garantis (dans le texte, les droits de la défense sont, en arabe, au singulier). Les justiciables sont égaux devant la justice. La loi (...) assure aux plus démunis l'accès à la justice. Toute personne a le droit à un procès équitable. (...)33. On note également que l'article 117 de l'Avant projet de Constitution, permet à la Cour Constitutionnelle de Statuer dans les recours directs introduits par les personnes contre des jugements irrévocables portant atteinte aux droits et aux libertés garantis dans la Constitution, au sujet desquels la Cour constitutionnelle n'a pas eu à statuer auparavant, et ce après épuisement de toutes les voies de recours. Enfin selon l'article premier du Décret-loi n° 2011-97 du 20 Août 2011 portant organisation de la profession d’avocat34: La profession d’avocat est une profession libérale et indépendante, elle participe à l'instauration de la justice et défend les libertés et les droits humains. Ainsi, tout justiciable aura les moyens de garantir, par son droit à un procès équitable, son droit à un avocat indépendant. Mais qu'en est-il des autres garanties de base qui confortent l'indépendance de l'avocat?

27

Damien Fallon ATER en droit public Université de Toulouse 1 L’entrée du droit au procès équitable dans le champ du droit constitutionnel 28

Décision 75DC du 2 décembre 1976 29

Art. 16. Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. 30

CC, 20 janvier 2005, Loi relative aux compétences du tribunal d'instance, de la juridiction de proximité et du tribunal de grande instance, n° 2004-510 DC. 31

Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, Loi de modernisation des institutions de la Vème République, JO du 24 juillet 2008, p. 11890. Art. 61.1 32

Nous n'évoquerons ici l'abrogation des dispositions législatives sur la garde-à-vue (pour atteinte aux droits de la défense) qu'en observant que le 15 avril 2011, prenant acte de la position du Conseil Constitutionnel ainsi que de la Cour européenne des droits de l’homme (qui précise que les États ont l’obligation de faire application de sa propre jurisprudence), l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a appliqué immédiatement les effets de l’inconventionnalité du régime de la garde-à-vue. 33

La formulation de l’article 15 de l'Avant projet de Constitution Tunisienne évolue. Car les premières moutures posaient de sérieux problèmes en cas de contrariété entre un traité et la Constitution. Que ce soit en vertu de la théorie moniste ou de la théorie dualiste, nous espérons que les normes internationalement reconnues seront appliquées (directement ou après les révisions constitutionnelles le cas échéant requises). 34

" La profession d’avocat est une profession libérale et indépendante, elle participe à l'instauration de la justice et défend les libertés et les droits humains".

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II- Sources et garanties de base

A/ Principales sources non conventionnelles

10. Sources internationales. "Les Principes de base relatifs au rôle du barreau" ont été adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies (sans vote de l'AG des NU) pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à la Havane (Cuba) du 27 août au 27 septembre 199035. A ces principes s'ajoutent les décisions des organes des Nations Unies.

10.1. Les Principes de Base ne visent pas seulement à "consolider la collaboration internationale et régionale dans la lutte contre la criminalité"; il s'agit aussi "d’assister les Etats36, qui doivent veiller à ce que chaque avocat puisse exercer sa profession de façon correcte et sans entrave (...) " et de "donner forme à l’exigence que tout un chacun a accès à l’assistance judiciaire". En 1994, la Commission des droits de l'homme de l'ONU a nommé un Rapporteur spécial sur la question de l'indépendance des juges et des avocats dont le mandat consiste à: «soumettre à un examen toute allégation d'interférence dans le processus judiciaire; identifier et recenser les atteintes à l'indépendance du pouvoir judiciaire, des avocats et des personnels et auxiliaires de justice; cataloguer les mesures positives prises par les gouvernements pour protéger et renforcer l'indépendance des magistrats et des avocats; et présenter des propositions sur les moyens d'accroître leur indépendance».

10.2. Les 29 Principes de base sont divisés en sept parties: I/ Accès aux services d'un avocat et autres prestations juridiques; II/ Garanties particulières en matière de justice pénale; III/ Aptitudes et formation; IV/ Devoirs et responsabilités; V/ Garanties liées à l'exercice de la profession d'avocat; VI/ Liberté d'expression et d'association; VII/ Procédures disciplinaires. Les "Garanties liées à l'exercice de la profession d'avocat" couvrent sept Principes de base (P 16 à P 22), ils portent principalement sur la protection des avocats contre toute ingérence, l'immunité civile et pénale, le droit d'accès et d'information.

11. Sources régionales et professionnelles.

11.1. La recommandation R (2000) 21, adoptée le 25 octobre 2000 par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe porte « sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat ».

11.1.1. La R (2000) 21 précise qu’elle a pour objet de « promouvoir la liberté d'exercice de la profession d'avocat afin de renforcer l'Etat de droit, auquel participe l'avocat, notamment dans le rôle de défense des libertés individuelles". Et donc de mettre en œuvre « un système judiciaire équitable garantissant l'indépendance des avocats dans l'exercice de leur profession sans restriction injustifiée et sans être l'objet d'influences, d'incitations, de pressions, de menaces ou d'interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit ».

11.1.2. La R (2000) 21 est composée de six Principes, lesquels se déclinent en 29 points (curieusement le même nombre que les Principes de base mais sans

35

On note avec regret de nombreuses violations de droits cette année même: Human Rights Watch World Report 1990 - Cuba, janvier 1991 disponible sur: http://www.unhcr.org/refworld/docid/467fca31b.html 36

Les États devraient apporter leur appui aux associations professionnelles (les ordres des avocats) en s’abstenant de s’y ingérer. Oui mais qu'en est-il si le Barreau (indépendant, c'est entendu) ne remplit pas sa fonction? Affaire Daud c/ Portugal (arrêt CEDH du 21 avril 1998)

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correspondance précise): Principe I-Principes généraux concernant la liberté d'exercice de la profession d'avocat; Principe II-Formation juridique, formation continue et accès à la profession d'avocat; Principe III-Rôle et devoirs des avocats; Principe IV-Accès pour tous à un avocat; Principe V-Associations; Principe VI-Mesures disciplinaires.

11.2. Le Conseil des Barreaux de la Communauté Européenne (CCBE) a adopté en 1988 un « Code de déontologie des avocats européens » et en 2006 une « Charte des principes essentiels de l’avocat européen ».

11.3. La Résolution du Parlement européen sur les professions juridiques et l’intérêt général relatif au fonctionnement des systèmes juridiques du 23 mars 2006.

11.4. Les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique (les « Principes africains »).

11.5. "Les normes pour l’indépendance des avocats" (les « Normes AIB ») adoptées

par l’Association internationale du barreau.

Notre attention se portera sur les "Principes de base" (ci-après P suivi du n° du Principe) et la Recommandation R (2000) 21 (ci-après R suivi du n° du principe en chiffre romain puis du n° du point concerné). Les deux textes sont utiles pour la Tunisie car l'analyse comparative révèle que les Principes de base sont marqués d'inflexions plus sociales, anti-discriminations et développementalistes; tandis que les Recommandations sont plus précises et pratiques en rapport à l'indépendance du Barreau. Ainsi, fondé sur des "noyaux durs" communs, chacun reflète, par sa structure et sa terminologie, des contextes historiques et socio-économiques différents. Ils se complètent bien mais, tout en indiquant les garanties indispensables, ne suffisent pas à faire face à tous les défis pour l'indépendance des avocats en Tunisie.

B/ Les Garanties de base.

12. Un Ordre des Avocats indépendant 12.1. L'organisation de la profession en un Ordre des Avocats ne vise pas à

défendre de manière corporatiste les intérêts particuliers de ses membres, des symboles communs37, les prérogatives d'un Conseil de l'Ordre. Il s'agit fondamentalement de "veiller à ce que les avocats défendent les droits et les intérêts légitimes de leurs clients en toute indépendance, avec diligence et équité" (RIII1). Toutes les sources (dont P24) soulignent l'importance du droit des avocats de s’associer au sein d’associations professionnelles indépendantes38. C'est du reste une nécessité puisque l'autorisation d'exercer la profession doit être prise par un organe indépendant qui a la maîtrise effective de l'accès à la profession (RV & RI2). De manière générale la R (2000) 21 est plus précise et détaillée sur l'exigence d'indépendance des Barreaux (RV2, 3 & 4) et les actions concrètes à entreprendre pour garantir l'indépendance des avocats (RV4).

12.2. L'indépendance de l'Ordre ne signifie pas l'absence de coopération avec les pouvoirs publics "pour faire en sorte que chacun ait effectivement accès, dans des

37

Qui ont aussi leur importance. Ainsi de la robe de l’avocat (semblable à une tunique de l'espace culturel oriental) signe d’appartenance à un corps indépendant, qui affirme l’égalité dans l'exercice de la mission et peut procurer une immunité. 38

Le CCBE est convaincu que seul un degré fort d’autorégulation peut garantir l’indépendance professionnelle des avocats à l’égard de l’État ; sans garantie d’indépendance, les avocats ne peuvent pas remplir leur mission professionnelle et légale.

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conditions d'égalité, aux services juridiques et que les avocats soient en mesure, sans ingérence indue, de conseiller et d'aider leurs clients (...)" (P25).

12.3. En Tunisie (art. 49 du Décret loi): "L’ordre national des avocats comprend obligatoirement tous les avocats de Tunisie. II jouit de la personnalité juridique et de l’autonomie financière et est dirigé par un Conseil présidé par un bâtonnier. (...)" Avec l'avènement d'un Etat de droit, d'une Constitution, l'ONAT, le Ministère, le Pouvoir Juridictionnel, les représentants de détenteurs de droits, la société civile, seront mieux en mesure de coopérer, tout en respectant leurs fonctions spécifiques et l'équilibre des pouvoirs, pour renforcer le secteur de la justice et la promotion des droits.

13. Formation initiale et continue

13.1. Toutes les sources (P9 à 11; RII.3), exigent des pouvoirs publics qu'ils veillent à ce que les avocats reçoivent un enseignement et une formation appropriés afin de pouvoir exercer leurs fonctions (selon P 12 à 15: conseiller leur client, protéger ses droits et promouvoir la cause de la justice). Le programme devrait inclure la déontologie, les questions liées à l’état de droit, les normes internationales en matière de droits de l’homme...

13.2. La RII.2 demande que soient prises toutes les mesures nécessaires pour (...) assurer la formation continue des avocats. Toutefois, dans les commentaires (Partie B) de la Recommandation, il est précisé que "si dans certains Etats les Barreaux ont la responsabilité de la formation continue des avocats, le Principe II.2 ne devrait pas être interprété comme demandant à ces Etats de mettre en œuvre cette formation". La préférence va donc à une formation continue des avocats par le Barreau. Mais si le Barreau n'a pas les moyens de remplir seul cette mission de service public, l'Etat doit y contribuer sans que son appui financier ne signifie une dépendance politique (pas plus que l'aide judiciaire ne signifie la tutelle des avocats). Autant de points d'intérêt pour l'avenir de l'Institut Supérieur de la Profession d'Avocat (ISPA).

13.3. Nommé après janvier 2011 à la tête de l'ISPA, Samir Annabi en concertation avec des enseignants, des élèves avocats, le Barreau et l'appui d'un projet de l'UE, a dessiné les lignes d'une réorganisation de l'ISPA répondant à la nouvelle définition de sa mission dans un Etat de droit. L'ONAT et le Ministère de la justice ont initié des pourparlers car les changements requis ne sont pas que pédagogiques, ils sont aussi, probablement, institutionnels (l'ISPA étant un Etablissement Public Administratif) et financiers (l'Ordre des avocats n'ayant pas les moyens de prendre seul à sa charge le budget de la formation initiale et continue). Un Groupe de travail a été constitué sous l'égide du Bâtonnier Me Chawki Tebib. La difficulté est aussi légistique puisqu'une réforme significative de l'ISPA s'articulerait avec une modification du décret-loi sur la profession d'avocat.

14. Déontologie et mesures disciplinaires

14.1. Le Principe de base 26 dispose que des codes de conduite professionnelle doivent être établis par l’Ordre des avocats ou par la loi, conformément au droit et à la coutume nationaux et aux normes internationales reconnues. Notons, en rapport à la conduite professionnelle, trois points d'intérêt pour notre sujet:

14.1.1. L'indépendance se présente comme une obligation déontologique

fondamentale et s'inscrit dans le serment;

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14.1.2. L'avocat peut se trouver face à deux types de conflits d'intérêts soit dans la fonction de défense soit dans celle de conseil; en fait il s'agit toujours de son indépendance (ou contrainte) dans le choix de ses arguments. Il y a conflit d’intérêts dans la fonction de défense, lorsqu'au jour de sa saisine, l’assistance de plusieurs parties conduirait l’avocat à présenter une défense différente, de celle qu’il aurait choisie si lui avaient été confiés les intérêts d’une seule partie. Il y a conflit d’intérêts dans la fonction de conseil, lorsque au jour de sa saisine, l’avocat qui a l’obligation de donner une information complète, loyale et sans réserve à ses clients ne peut mener sa mission sans compromettre les intérêts d’une ou plusieurs parties39. En d'autres termes, l'avocat n'a pas une indépendance absolue d'exercice car lui faut disposer d'une indépendance réelle dans l'analyse des informations et le choix des arguments relatifs à son client spécifique. On n’attend pas des avocats l'impartialité des juges mais de remplir, selon une logique juridique et déontologique, sa fonction de défense et/ou de conseil.

14.1.3. Sur des aspects pratiques relatifs à l'avocat, la R (2000) 21 est plus détaillée. Ainsi, RIII.3.e exige des avocats, pour la qualité du résultat, de ne pas accepter une charge de travail supérieure à leurs possibilités réelles.

14.2. Encore faut-il que l'Ordre des avocats assure le respect de la déontologie, l'application des mesures et de la norme disciplinaire (P26; RV1 & 4.g); et la sanction des manquements (RVI 2)40. Les considérations électorales, politiques ou personnelles ne doivent pas perturber cette mission. Pour ce faire, les fonctions de poursuite et de jugement devraient être séparées et le bâtonnier hors de la formation disciplinaire du Conseil de l'ordre. S’il préside le Conseil de l’ordre lors de la désignation des membres de l'organe disciplinaire, cela ne devrait pas avoir pour effet de porter atteinte aux exigences d'indépendance et d'impartialité de cet organe.

15. Protection des avocats contre les ingérences illicites et pour leur sécurité.

15.1. La protection des avocats contre les ingérences et les violences n'est pas suffisamment garantie. A cause des missions qu’ils accomplissent en vertu de leurs obligations et pour préserver la justice indépendante41, des avocats sont exposés à des intimidations, menaces et agressions, restrictions de libertés, parfois arrestations et détentions arbitraires, disparitions et assassinats42. Le Principe de base 18 dispose que « les avocats ne doivent pas être assimilés à leurs clients ou à la cause de leurs clients du fait de l’exercice de leurs fonctions". Les États sont tenus de prendre des mesures pour assurer leur sécurité.

15.2. Le Principe 17 dispose que « lorsque la sécurité des avocats est menacée dans l’exercice de leurs fonctions, ils doivent être protégés comme il convient par les autorités». Lorsqu’un avocat est victime de harcèlement ou d’une agression physique, une enquête impartiale et indépendante doit être menée rapidement. RV 5

39

Cf. le règlement intérieur unifié des Barreaux de France du 24 avril 2004. 40

Parfois la règle édictée par les barreaux doit être homologuée par un décret du ministre de la justice pour revêtir force obligatoire. Et ce sont les magistrats judiciaires qui, en dernier recours, confirment ou infirment les décisions des conseils de discipline d’avocats. En France, selon une décision 2011-179 QPC, l’organisation de la discipline au sein du barreau de Paris ne porte pas atteinte aux principes d’indépendance et d’impartialité. La Recommandation souligne (RVI.5) la nécessité de respecter le principe de proportionnalité dans le choix des sanctions. 41

par exemple au Pakistan par opposition au limogeage du chef de la Cour suprême Iftikhar Chaudry par le général Musharraf 42

Près de deux cents avocats recensés comme assassinés, emprisonnés, persécutés dans le monde cf. Rapport 2012 de l’Observatoire mondial des violations des droits de la défense et des droits des avocats.

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dispose plus précisément encore que les associations professionnelles doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour défendre les intérêts des avocats, notamment en cas d’arrestation ou de détention d’un avocat ou en cas de décision d’entamer une procédure mettant en doute l’intégrité d’un avocat. De même le principe 20 des Normes AIB: l’association des avocats doit être informée immédiatement du motif et du fondement juridique de l’arrestation ou de la détention ainsi que du lieu où l’avocat est détenu, et pouvoir communiquer avec lui.

15.3. En Tunisie, récemment encore, l'ONAT "a exprimé son refus catégorique des poursuites judiciaires à l’encontre de certains avocats pour leur plaidoirie orale ou écrite", poursuites qu’il considère contraires aux dispositions de l’article 47 au décret-loi n°79-201143. Dans la motion issue de son assemblée générale tenue le 1/12/2012 à Tunis, l'ONAT a souligné la nécessité de garantir l’immunité des avocats et le respect du droit à la défense, conformément aux conventions internationales ratifiées par la Tunisie44.

16. Liberté d’expression, d'exercice...

16.1. Selon les Principes de base (P20) les avocats bénéficient de l'immunité civile et pénale pour toute déclaration pertinente faite de bonne foi dans des plaidoiries écrites ou orales ou lors de leur parution ès qualités devant un tribunal ou une autre autorité juridique ou administrative. Les Recommandations évoquent ce principe (RI4) sans la qualification d'immunité: les avocats ne devraient pas subir ou être menacés de subir des sanctions ou faire l'objet de pression d'aucune sorte lorsqu'ils agissent en conformité avec la déontologie de leur profession. Le respect est dû au juge; mais la CCBE réaffirme que tout en faisant preuve de respect et de loyauté envers l’office du juge, l’avocat défend son client avec conscience et sans crainte, sans tenir compte de ses propres intérêts, ni de quelque conséquence que ce soit pour lui-même ou toute autre personne.

16.2. Selon le Principe de base 23 « les avocats, comme tous les autres citoyens, doivent jouir de la liberté d’expression, de croyance, d’association et de réunion ». Ils ont le droit de prendre part à des discussions publiques portant sur le droit, l’administration de la justice et la promotion et la protection des droits de l’homme. RI3 ne mentionne pas la liberté de croyance mais souligne aussi le droit de participer à l'élaboration de politiques publiques. A ce sujet, le Rapporteur spécial des N.U. estime qu’il est primordial "que l’organe directeur d’une association d’avocats soit pluraliste, de sorte qu’il ne soit pas soumis aux intérêts d’un seul parti politique, situation qui compromet assurément l’intégrité et la crédibilité de la profession".

16.3. Les Principes de base (P16b) sont plus généreux que la RI3 en termes de déplacements internationaux: Les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats puissent voyager et consulter leurs clients librement, dans le pays comme à l'étranger. La Recommandation nous semble "noyer le poisson" dans le principe relatif à la liberté d'expression45.

43

Il ne peut être donné aucune suite judiciaire aux actes de plaidoiries et conclusions établis par l’avocat de par l’exercice de sa profession. L’avocat n’est responsable devant les instances, les autorités et les établissements devant lesquels il exerce sa profession, qu’à titre disciplinaire et conformément aux dispositions du présent décret-loi 44

La Presse du 3/12/2012 45

Mais rappelons que la Directive 98/5/CE permet aux avocats d'un pays membre d'exercer en permanence, sous leur titre professionnel d'origine, dans un autre pays membre de l'Union européenne.

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16.4. S'il nous est permis de formuler une recommandation dans l'élaboration des projets de lois en Tunisie, nous suggèrerions que le Centre d'Etudes juridiques et judiciaires du Ministère de la justice fasse appel non seulement à des magistrats détachés mais aussi à d'autres professionnels du droit, y compris des avocats à titre d'experts indépendants. De manière générale, les avocats devront être davantage formés et impliqués dans les réformes sectorielles mues par une démocratie tout à la fois participative, informée et experte (l'un ne va pas sans les autres), et des domaines juridiques en expansion (dont droit de l'environnement).

17. Droit d'accès.

Les huit premiers Principes de base sont relatifs au droit que toute personne a de "faire appel à un avocat de son choix pour protéger et faire valoir ses droits". De même, la RI1 porte sur le droit "que toutes les personnes aient effectivement accès aux services d'une profession d'avocat indépendante". Le droit d'accès à un avocat a plusieurs corollaires dont on ne mentionnera ici que deux: 17.1. Dans leur préambule, les Principes de base se réfèrent notamment à

l'ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (cf. Règles de Tokyo). Comment conseiller et représenter les personnes privées de liberté sans "un droit d'accès effectif de toute personne [...] à des services juridiques fournis par des avocats indépendants ». (RI5 & 7 & RIV1).

17.2. Le droit d'accès a aussi pour corollaire le devoir de fournir des services juridiques " aux personnes économiquement faibles".(RIV1,2,3). Selon les Principes de base (P3) les pouvoirs publics doivent "prévoir des fonds et autres ressources suffisantes permettant d'offrir des services juridiques aux personnes les plus démunies et, le cas échéant, à d'autres personnes défavorisées. Les associations professionnelles d'avocats doivent collaborer à l'organisation et à la fourniture des services, moyens et ressources pertinents". Etre rémunéré, en tout ou partie, par les fonds publics ne doit pas affecter l'indépendance professionnelle des avocats (RIV.5). Plus large que les Principes de base, RIV s'appliquent à tous les avocats et pas seulement aux défenseurs de personnes soupçonnées d'avoir commis une infraction pénale. De manière générale la R (2000) 21 est plus attentive à "l'avocat conseil" et les Principes de base davantage tournés vers la défense au pénal.

18. Accès à l’information. Selon le Principe de base 21 les autorités compétentes doivent

veiller à ce que les avocats aient accès aux renseignements, dossiers et documents pertinents en leur possession ou sous leur contrôle, dans des délais suffisants pour qu’ils puissent fournir une assistance juridique efficace à leurs clients. Cet accès doit leur être assuré au moment approprié et ce, sans aucun délai. De même RI,5,7&8. Cette garantie est liée au principe de l’égalité des armes dans le procès équitable. Chaque partie doit avoir la possibilité de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de désavantage par rapport à son adversaire.

19. Confidentialité de la relation entre le conseil et le client. Les Principes de base (P22) sont clairs: Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. La RIII2 de même; mais elle précise davantage les exceptions. Nous ne pouvons analyser ici toutes les questions liées au secret professionnel46, à la déclaration de soupçons, l'Arrêt Woutters47, l'Arrêt Michaux48, le

46

Secret pas absolu et qui peut être battu en brèche, dès lors que des garanties sont apportées, notamment par la présence, sinon l’intervention d’un représentant de la profession. 47

Affaire Wouters (C-309-99), arrêt du 19 février 2002 de la Cour de justice des Communautés européennes: la CJCE a reconnu la spécificité de la profession d’avocat. Dans ses conclusions l’avocat général estimait que "le secret professionnel est

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pouvoir de filtrage du Bâtonnier (ou le Président des avocats à la Cour de Cassation)...Mais observons que le Conseil des barreaux européens qui représente plus de 700.000 avocats considère que "les valeurs essentielles de la profession d’avocat sont gravement menacées par les directives relatives à la lutte contre le blanchiment et les dispositions adoptées par les Etats membres pour les transposer, qu’il juge attentatoires à l’indépendance des avocats, au respect du secret professionnel et au droit à la vie privée du citoyen." C'est dire la difficulté de la question.

Conclusion

20. Appréciation in concreto.

20.1. Exemple. Dans des situations concrètes, la mise en œuvre de l’indépendance de l’avocat peut dépendre de plusieurs considérations. Ainsi, en cas de médiation, dans la mesure où l'avocat est à égale distance de chaque partie, il ne saurait y avoir de conflits d’intérêts. En cas d’échec de la médiation, l’avocat ne pourra être le conseil d’aucune des parties dans la même affaire. L'indépendance initiale poursuit ses effets, à égale distance des parties, même après l'interruption de la médiation. C'est dire que l'existence de principes de base et de codes de déontologie n'épuise pas l'obligation de l'avocat d'exercer son jugement pour préserver son indépendance dans le fouillis des situations.

20.2. Responsabilité civile professionnelle. Un avocat peut donc se tromper, commettre une faute, laisser s'écouler un délai, en toute indépendance...Les standards ne traitent pas d'une question pourtant bien pratique: la responsabilité civile professionnelle des avocats49. C'est une garantie pour tous, clients comme avocats. Comme la responsabilité pénale...

21. Des risques spécifiques. Ces considérations s'appliquent donc aussi pour l'Ordre des avocats qui, en Tunisie, fait face à divers problèmes: l'assainissement de la justice, les risques d'une surpolitisation clivante, un accroissement de plus de 6000 avocats en moins de dix ans. Cet afflux accroît-il les risques sur l'indépendance des avocats: par les pratiques prohibées (samsara), les problèmes liés aux commissions d'office, la segmentation inégale du barreau, la concurrence déloyale auprès d'entités publiques ("listes opaques" et connivences d'avocats attitrés50)? Le ratio d'un avocat pour 1356 habitants en Tunisie n'est excessif que si le taux de litigiosité ne le justifie pas. Or nous assistons à une complexification du droit, de nouveaux intérêts à agir (pour l'environnement et l'urbanisme par exemple), de nouvelles procédures (y compris, bientôt, constitutionnelles), la lutte contre la corruption, une demande accrue de conseil et une hausse du contentieux. Le nouvel équilibre des pouvoirs mobilise davantage le pouvoir judiciaire. Encore faut-il qu'il en ait les moyens financiers et matériels. L'UE contribue à les renforcer.

la base de la relation de confiance qui existe entre l’avocat et son client" et constitue également une « garantie essentielle de la liberté de l’individu et du bon fonctionnement de la justice , de sorte qu’il relève de l’ordre public ...). » 48

Où le requérant se plaint du fait "qu’à raison de l’obligation de déclaration de soupçon pesant sur les avocats, il est tenu, dans l’exercice de la profession d’avocat, sous peine de sanctions disciplinaires, de dénoncer des personnes venues entendre conseil, ce qu’il juge incompatible avec les principes de protection des échanges entre l’avocat et son client et de respect du secret professionnel. 49

Selon les informations dont nous disposons, cette responsabilité n'est pas couverte par une assurance collective obligatoire contractée par l'ONAT pour tous ses membres contre leur faute. Si tel est le cas, alors nous la recommanderions. 50

Si un client représente plus de 50 % des honoraires d'un avocat ce dernier aura des difficultés à préserver son indépendance.

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22. Quelles évolutions? La présente communication ne visait pas à traiter toutes les questions: l'impact des nouvelles technologies sur le travail et l'indépendance des avocats, la crise économique, les problèmes de gestion51, la pluridisciplinarité, la nécessité de créer des pôles de compétences, de développer la concurrence en offrant des prestations de qualité, l’interprofessionnalité et l'association avec des non juristes, les règles de détention du capital et des droits de vote au sein des entités d'avocats, les structures où les professionnels du droit risquent d'être minoritaires (exemple: alternative business structures), la concurrence internationale, l’impact réel de l'Accord général sur le commerce des services....

23. Garantir l'indépendance: un processus permanent. Selon des sociologues52, les

avocats visent quatre objectifs : a) contrôler l’entrée dans la profession (par un concours selon un numerus clausus fixé par la profession et une autonomie de leur formation); b) établir leur domaine d’activité professionnelle dans lequel ils sont les seuls habilités à exercer; c) définir et imposer leurs propres règles déontologiques et de bonnes pratiques; d) rehausser leur statut social. Pour d'autres chercheurs en sciences sociales cette vision est limitée et ne tient pas compte des aspects liés à la sociabilité, au barreau "porte parole du public", à l'économie de la modération et de la qualité53. Ces travaux contribuent à mieux comprendre les processus en cours: "les professions ne sont jamais complètement et définitivement autonomes puisqu’elles s’inscrivent dans des hiérarchies sociales, des relations de pouvoir, des rapports de domination, et dans des environnements organisés ». Il ne s'agit pas d'imposer des normes par le haut, pas plus que d'attendre des siècles la réinvention de la roue "par le bas". L'indépendance des avocats est acquise comme principe et le peuple Tunisien s'est levé pour la consacrer de fait et de droit. Il semble aujourd'hui quelque peu déçu par cette profession qui a pourtant bénéficié, avec la Révolution de 2010-2011 et au lendemain de celle-ci, d'une légitimité exceptionnelle. Comme observé ailleurs, on assiste en Tunisie à "un processus permanent de redéfinition de frontières, un équilibre des forces qui se fait par négociation avec l’État. Les positions acquises par la profession sont toujours temporaires car les “verrous” successifs posés au fil du temps se révèlent non pertinents dans un nouveau contexte technique ou socio-politique »54.

De toutes ces garanties de l'indépendance des avocats, si dans une hypothèse irréelle il fallait n'en choisir qu'une, outre le procès équitable et l'Ordre des avocats, ce serait la garantie originaire, celle par laquelle nous avons introduit le sujet, celle qui se construit et se réalise par la liberté de penser. Aujourd'hui comme hier, dans la Grèce de Démosthène ou la Tunisie de Abdelfattah Mourrou55, le conseil donné au client ne vaut que par la compétence et l'indépendance de l'avocat. Tout le reste y contribue, en découle ou n'est que digression. C'est la garantie la plus ancienne, c'est aussi celle de demain.

[email protected]

51

Il a été récemment question ,en Irlande, de créer un régulateur indépendant pour la profession juridique avec plus de la

moitié des membres n’exerçant pas la profession d’avocat - nommés et révoqués par le ministère de la Justice. Pour le CCBE, une telle entité va à l’encontre du principe fondamental d’autonomie de la profession d’avocat. 52

cf. Michael Burrage, « Revolution and Collective Action of the French, American, and English Legal Professions », Law and Social Inquiry, vol. 13, n° 2, 1988, p. 228. cité par Eric Gobe dans un Mémoire inédit État, avocats et barreaux en Tunisie de la colonisation À la révolution (1883-2011). Contribution à une sociologie politique des professions juridiques 53

Lucien Karpik, Les avocats Entre l'Etat, le public et le marché. NRF Gallimard 1995. Cet ouvrage porte sur la France (du XIIIe au XXe siècle) mais la finesse et l'intérêt de ses analyses enrichissent la sociologie du sujet. 54

Thomas Le Bianic, « L’État et les professions dans la sociologie continentale et anglo-américaine : un état des lieux », in Thomas Le Bianic et Antoine Vion (dir.), Action publique et légitimités professionnelles, Paris, LGDJ, 2008, p. 274-275. 55

Et le philosophe Youssef Seddik connait aussi bien l'un que l'autre cf. ses Chroniques dans Le Temps (dont le 11 .08.2012)