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LES GUÛS DE L'OUCHE AUX ABORDS DE DIJON par M. Roger GAICHAT Entre Plombières et Dijon, la vallée de l'Ouche forme un couloir d'environ 500 mètres de largeur entre des hauteurs aux rampes escarpées qui la surplombent d'environ 70 mètres. A Chèvre-Morte les à pic rocheux de la butte de Talant s'avancent en promontoire, alors qu'au midi la vallée s'ouvre en rencontrant la Combe à la Serpent. Les pentes s'affaissent aux Marcs-d'Or jusqu'à Larrey, dernière éminence au débouché de la vallée dans la plaine. En amont comme en aval de ce point, l'Ouche a deux cours : la rivière appelée, dans les vieux textes fausse rivière ou eau morte par opposition aux biefs où l'eau vive faisait tourner les moulins. Les anciens lits disparus peuvent être repérés sur d'anciens plans et des documents d'archives. Le nivellement général et les coupes de terrain, révélées nar certains travaux publics, permettent de déceler la zone où la rivière a creusé ses lits successifs. En interprétant le plan cadastral à" l'aide de deux tibériades (l'une de 15()7 1 et l'autre de 1570 2 ) et du nivellement du terrain, on peut déterminer la zone d'écoulement des eaux et repérer d'an- ciens lits disparus. Certains d'entre eux furent aménagés par les meuniers pour améliorer le débit de leur chute motrice ; ainsi une pièce de 1585 3 cite : « Une pièce de prey et terres labourables joignant les vignes de Bussy du cousté du midy et d'aultre à la rivière morte : 1.082 perches sans y comprendre la rivière construite de nouveaul qui contient environ 3 quartiers ». En aval de Chèvre-Morte des anciens lits figurent sur des plans du xvm e et du xix e siècles 4 . Aux abords de la ville les bouleversements ont été tels qu'ils rendent à peu près impossible la reconstitution de l'état des lieux originel. Tout au plus peut-on formuler l'hypothèse que la rivière 1. Arch. tiuin., G 25. 2. Arcli. mun., K (i. '.i. Arcli. mun., K 143. I. Arcli. tle la Côte-d'Or, Q 17-1 (plan de 1755, 2S germinal, an 11) et Arcli. de Dijon (plan roulé Corvée du Saint-Esprit 1835, carte 1812 et plan 13 janv. 1840),

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Page 1: LES GUÛS DE L'OUCHE AUX ABORDS DE DIJON

LES GUÛS DE L'OUCHEAUX ABORDS DE DIJON

par M. Roger GAICHAT

Entre Plombières et Dijon, la vallée de l'Ouche forme un couloird'environ 500 mètres de largeur entre des hauteurs aux rampesescarpées qui la surplombent d'environ 70 mètres. A Chèvre-Morteles à pic rocheux de la butte de Talant s'avancent en promontoire,alors qu'au midi la vallée s'ouvre en rencontrant la Combe à laSerpent. Les pentes s'affaissent aux Marcs-d'Or jusqu'à Larrey,dernière éminence au débouché de la vallée dans la plaine.

En amont comme en aval de ce point, l'Ouche a deux cours :la rivière appelée, dans les vieux textes fausse rivière ou eau mortepar opposition aux biefs où l'eau vive faisait tourner les moulins.Les anciens lits disparus peuvent être repérés sur d'anciens planset des documents d'archives. Le nivellement général et les coupesde terrain, révélées nar certains travaux publics, permettent dedéceler la zone où la rivière a creusé ses lits successifs.

En interprétant le plan cadastral à" l'aide de deux tibériades(l'une de 15()7 1 et l'autre de 1570 2) et du nivellement du terrain,on peut déterminer la zone d'écoulement des eaux et repérer d'an-ciens lits disparus. Certains d'entre eux furent aménagés par lesmeuniers pour améliorer le débit de leur chute motrice ; ainsiune pièce de 1585 3 cite : « Une pièce de prey et terres labourablesjoignant les vignes de Bussy du cousté du midy et d'aultre à larivière morte : 1.082 perches sans y comprendre la rivière construitede nouveaul qui contient environ 3 quartiers ».

En aval de Chèvre-Morte des anciens lits figurent sur des plansdu xvm e et du xix e siècles 4.

Aux abords de la ville les bouleversements ont été tels qu'ilsrendent à peu près impossible la reconstitution de l'état des lieuxoriginel. Tout au plus peut-on formuler l'hypothèse que la rivière

1. Arch. tiuin., G 25.2. Arcli. mun., K (i.'.i. Arcli. mun., K 143.I. Arcli. tle la Côte-d'Or, Q 17-1 (plan de 1755, 2S germinal, an 11) et Arcli.

de Dijon (plan roulé Corvée du Saint-Esprit 1835, carte 1812 et plan 13 janv.1840),

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1 3 4 ItOGKK (iAl'C.MAT

coulait à l'ouest de l'hôpital, que le Suzon s'y jetait approximati-vement à l'emplacement du déversoir de la rue de l'Ile et que,pour créer le bief du Moulin d'Ouche, on se contenta de creuserun lit de raccordement au nord de l'hôpital en élargissant et régu-larisant l'embouchure du Suzon 1. Le prolongement du bief vers leMoulin Saint-Étienne serait de création postérieure.

En aval de la ville, les déplacements du cours de la rivière sontassez bien précisés sur des plans du xvme siècle 2 et les plus ancienssont demeurés inscrits dans le nivellement du terrain (relevésdu xixe siècle). Le lit de la rivière a été approfondi et régulariséen 1930.

De même, aux abords de Chèvre-Morte, le lit a été aménagévers la même époque par un syndicat de riverains et en vue del'établissement d'une baignade publique. En amont seulementon retrouve le lit naturel. Sa profondeur varie entre 1 mètre et1 m. 60 ; ce devait être celle des lits disparus.

Pour franchir un obstacle aussi faible, il fallait peu de chose :que la rive s'abaisse, que le sable s'amasse un peu et voilà un gué :« c'est à la sinuosité que se façonne le gué. Le courant, ralentiaprès avoir heurté et érodé une rive concave, laisse presqu'aussitôtdéposer les débris dont il vient de se charger. Le plus souventaussi la courbe correspond à une entrée de vallon » 3.

Un gué est simplement un endroit de la rivière que l'on franchitsans nager, sans perdre pied. Ce passage de largeur incertaine peutse déplacer légèrement, ce n'est pas un ouvrage artificiel entretenuà mains d'homme. La pérennité d'un bief dépend essentiellementde l'importance du trafic qui l'emprunte : plus on foule son gravier,plus on le tasse, plus son tapis devient compact et solide.

Les tracés des chemins qui y aboutissent — ou y aboutissaient —révèlent donc seuls les points de franchissement d'une rivière.Ceux-ci ne sont pas forcément des gués mais, pour une rivièred'aussi faible largeur que l'Ouche, on ne saurait songer â des bacsou des barques de passeurs. S'ils sont constitués par des ponts,ceux-ci pourront être datés et seront cités dans les titres anciens.Un gué, au contraire, est facilement passé sous silence ; il faitcorps avec le chemin, il est simplement l'endroit ou celui-ci passedans l'eau.

1. Hypothèse suggérée par les détails contenus dans un .Mémoire-Consulta-tion (aiïaire Lepetit contre héritiers Febvrcs-,lames, moulins Saint-lvticnne),Arch. de la Côte-d'Or, XI Sb /58.

2. Arch. de Dijon, K 22 (plan levé par Thomas en 17G8), série IN (planjoint au bail à cens Bruet du 6 mai 1778, plan du Pasquier Bernard du 20 mai1810).

3. Gaston ROUPNKI., Histoire, (le la Campagne française, p. 196.

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LES OUÉS DU I.'OUCHK AUX ABORDS DE DIJON

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136 KOtiKH C.AUCIIAT

En remontant d'aval en amont, le premier passage, repéré estcelui de la voie romaine à la Colombière. Un pont y fut-il édifiéou bien les Romains se contentèrent-ils d'un gué existant ? onl'ignore. Remarquons qu'avant la création du Parc de la Colom-bière, la rivière, décrivait une courbe dont on retrouvait encoretrace dans le nivellement du terrain contigu à l'est, il y a quelquesannées.

Vers 1910, avant l'approfondissement du lit, il n'était pas rarede voir les vaches de la ferme voisine traverser la rivière et pâturersur les bancs de sable, en contre-bas de la terrasse du Parc.

Le chanoine Chaume cite dans son étude topographique de labanlieue au xve siècle l un chemin de Chenôve au Moulin Bernard ;des plans du xvme siècle et des titres 2 permettent d'en repérerle tracé. On connaît ainsi l'endroit précis où il franchissait la rivière 3>cependant aucun document ne mentionne ce gué.

Dans cette même étude il est question d'un rouelle Mirepie quivenait de, la direction de Chenôve et devait franchir l'Ouche auxabords du Moulin Saint-Etienne. : aucun document ne permet depréciser l'endroit.

Par contre la rouelle du Petit Pasquier, signalée au xve siècle 4,se retrouve sur le plan cadastral et son point de franchissementà l'extrémité de la rue de l'Ile actuelle est connu ; le sentier duPasquier de Fonleni/ y aboutissait également. Lors de la vente descommunaux de l'Ile en 1793, le passage qui allait à la rivière futréservé6. L'ensablement y était si notoire qu'il est mentionnélors de la vente du terrain contigu 6. La rue de l'île continuait doncvers le nord les deux chemins qui franchissaient vraisemblable-ment la rivière à gué, mais celui-ci n'est pas mentionné.

Plus au nord, remplacement de la place du Premier-Mai a tou-jours été considéré comme l'un des principaux accès de Dijonen venant du Midi. Comment l'antique voie de Bibracte à la Ger-manie 7 franchissait-elle la rivière en cet endroit avant de devenirla rue Berbisey ? Aux abords du confluent de l'Ouche et du Suzon,l'ensablement devait être considérable. La première planchotle.

1. Métn. Cornin. des Anliq., t. XXI, p. 244.2. Archives de Dijon, IN, affaire Brtiet-Boursot, copie d'un bail àccnsRruct

du (i mai 1778. Rapport Couturier, 23 mai 17K(>.3. Mém. Comm. des A ni., t. XXII, p. 104.4. Mém. Comm. des Anliq., t. XXI, p. 245-248.5. Arch. de Dijon, N, p.-v. de délivrance 21 septembre 1793 à François Daii-

trey.(i. Arch. de Dijon, N, p.-v. de délivrance 21 septembre 1793 à .J.-15. (iaudelet,7. Gaston ROUPNKL, Histoire de la Campai/ne française, p. 195.

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LES GUÉS !)]•; L'OUCIIK 137

jetée sur l'Ouche remplaça vraisemblablement un gué incommodeet insuffisant si près fie l'agglomération. La première mentiond'un pont à cet endroit remonte au 25 novembre 1396 ] mais lecourant de circulation existait sans doute depuis bien des siècles.

En gagnant l'amont le premier gué dont l'existence est certainefigure, sur un plan de 17(18 2 avec l'inscription gué. Il était situéau midi de la Chartreuse, là où la rivière se rapproche du quaiNicolas-Rollin. Le chemin du dépôt des bois flottés s'embranchaitsur l'ancien chemin de Larrey pour s'en aller franchir l'Oucheet atteindre une poterne de l'enclos de la Chartreuse et se prolongerjusqu'au Moulin Xeuf ; c'était un raccourci.

En aval du Moulin Vaisson un autre gué est signalé par un planet un rapport de l'ingénieur des Ponts et Chaussées, chargé duService hydraulique, et datés de 1858 3. Il desservait des prés etdes terres.

Enfin en amont du Moulin Vaisson, vis-à-vis du débouché duchemin de la Combe-Valton, venant de Talant, les deux tibériadesdu xvie siècle situent le Potitoi de. Talant. Ce pontot franchissaitle bief et non la rivière, il est cité dans plusieurs titres 4. Mais aprèsavoir passé ce pontot, la charrière devait traverser, pour atteindrele Moulin de Bruant, le Pré rond et franchir, en deux endroits,l'eau morte en aval des vannages de retenue. Ces gués obligés nesont pas mentionnés.

À Chèvre-Morte, trois chemins parfaitement repérés et identifiésconvergeaient vers un point de franchissement. D'abord le, cheminqui descend de Fontaine (et non pas de Talant), qu'on appelle au-jourd'hui chemin de Chèvre-Morte au sud et des A rondes au nordde l'avenue Victor-Hugo. Ensuite le petit et le grand chemin desGoulgez. Ces deux chemins sont mentionnés par le chanoine Chaumedans son étude sur la topographie de Larrey 5. Il les fait aboutirlogiquement « au gué historique de Chèvre-Morte » dont il n'éprouvemême pas le besoin de souligner l'existence6.

Les deux chemins des Goulgez existent encore aux Gorgetsà peu près selon les tracés indiqués. Plusieurs pièces d'archivesviennent prouver que ce gué a bien existé :

1. Arch. de Dijon, 13 130, f° 21.2. Arch. de la Côte-d'Or, H 46.3. Arch. de la Côte-d'Or, XI Sh /5,S (pétition Poisot, 5 sept. 1858 et rapport

<lc l'ingénier Coflin).A. Archives de Dijon, K 143.5. M é m . C o m m . des a n l i q . , t . X X I , p . 1 1 1 .(i. Voir Annales tic Bourgogne, t. XX, 111-18, p. 2-11 el sniv. ; Mcm. tic la Comm.

tics anliq., t. XXI, p. 378.

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HOG1Î1S (1AUCMAT

1° Une reconnaissance de cens du 12 mai 1583 1 indique» ...unprey et pasquier assis dessus les Moulins de Chèvre-Morte entrele canal des dits moulins et la fausse, rivière... un petit pasquierqui est desdits communaux auquel esloicnt les vaches de Larrey ».

2° Une pièce relative au paquier de la Filière 2 « 20 journaux...entourés d'eau de toute part, derrière l'enclos de la Chartreuse...terrain aride et sec ne produisant que des chardons, parsemé d'herbesà laquelle place, le bétail pâture quelquefois celui de Chèvre-Morteet de Larrey ».

Ces deux pièces attestent donc que le bétail franchissait la ri-vière en venant de Larrey.

3° Un arpentage des terres sises entre Vaisson et Chèvre-Morte,du 4 mars 1585 3 où il est dit ceci « ...le premier quatre estant parmoi arpenté qui est du cousté d'orient joignant d'ung cousté unecharrière qui vient de Fontaine tirant à Lettre}) ».

Ce texte montre avec évidence que les chemins n'étaient pasuniquement des voies muneresses desservant le moulin, mais ensomme la partie d'un réseau de voies de communication quenous qualifierions aujourd'hui d'intercommunal.

Autre observation à laquelle on peut répondre : les divagationsdu cours de la rivière.

A l'emplacement probable du gué l'Ouche, c'est-à-dire l'eaumorte, s'est déplacée dans une zone large d'environ 60 mètres.En amont la zone s'élargit à 120 mètres et il en est de même enaval. Peu à peu la sinuosité qui avait engendré le gué dans ce rétré-cissement s'est résorbée, déplacée, redressée, mais à l'époque oùle gué était encore utilisé, antérieurement au xvme siècle, cettesinuosité existait et offrait les conditions normales d'ensablement.L'axe du gué restait sensiblement le même, bien que se déplaçantlentement vers le nord : au maximum 10 cm. par année!

Enfin il ne. faut pas oublier qu'un autre gué jumeau existait surle bief. Or celui-ci était encore utilisé au début de ce siècle avantqu'une passerelle de bois fût installée pour accéder à un terrainde sport créé après la guerre de 1914-1918. Ce gué du bief fut vrai-semblablement utilisé par Bonaparte lorsqu'il passa la revue de.l'armée de réserve en allant à Marengo, car les prés de Chèvre-Morteoù la revue fut passée n'étaient sans doute que le pâquier communalde la Fillière, entre les deux lits.

1. Archives de Dijon, K 1 l.'i.2. Ibid.3. Ibid.

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J,KS HUÉS DE L'OUCHE 139

En conclusion, l'existence des f*ués de l'Ouche, qui ne sont paslentionnés dans les pièces de nos archives, peut être considéréemime certaine, dès lors qu'un tracé de chemin coupe la rivièretins une sinuosité génératrice d'ensablement.