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La linguistique peut-elle fonder la spécificité des sciences sociales? Author(s): Jeanne Martinet Source: La Linguistique, Vol. 36, Fasc. 1/2, Les introuvables d'André Martinet (2000), pp. 47-62 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30249303 . Accessed: 14/06/2014 13:24 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.31 on Sat, 14 Jun 2014 13:24:48 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Les introuvables d'André Martinet || La linguistique peut-elle fonder la spécificité des sciences sociales?

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La linguistique peut-elle fonder la spécificité des sciences sociales?Author(s): Jeanne MartinetSource: La Linguistique, Vol. 36, Fasc. 1/2, Les introuvables d'André Martinet (2000), pp. 47-62Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249303 .

Accessed: 14/06/2014 13:24

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LA LINGUISTIQUE PEUT-ELLE FONDER

LA SPECIFICITE DES SCIENCES SOCIALES ?*

Confirence prononcee a' Strasbourg le 23 avril 1976 d l'invitation du Groupe d'itudes et de recherches sur la science de l'Universitg Rend Pasteur (GERSULP), dans le cadre d'un simi- naire ayant pour theme a Sciences exactes et sciences sociales >>.

Pris d'un quart de silcle plus tard, la question reste d'actualiti. C'est dans le comportement des linguistes qu'on relive des < traits qu'on s'accorde ai reconnaitre non comme definitoires, comme

ndcessaires et suffisants, mais comme caract'isant les pratiques proprement scientifiques #. Ces traits sont passis en revue. Au cwaur de la dimarchefonctionnelle, le principe de pertinence, perti- nence communicative quand il s'agit de langues, mais l'opposition simpliste du pertinent au non-

pertinent laisse place ai la hiirarchie qui caractirise l'analyse fonctionnelle des langues. Sont discutis les trois principes hjelmsliviens de non-contradiction, exhaustiviti et simpliciti

maxima, cette dernimre ne devant pas se rdaliser aux dipens de la rdaliti i dicrire. Apris examen des dimarches du linguiste fonctionnaliste, on arrive a la conclusion que la linguistique

fonctionnelle est bien une science. Prisentant assez de points communs avec les sciences sociales, elle se dimarque par son appartenance ia < un groupe de disciplines simiologiques ou la divergence entre forme perfue et contenu d'un message est fondamentale et institutionnelle v. Souvent considdrie comme pionniire, a on n'ira peut-itre pas jusqu'i dire qu'elle fonde la scientificiti des sciences sociales, mais qu'elle montre ai celles-ci la voie ai suivre pour s'en approcher >.

par Jeanne MARTINET

EPHE, 4e section

I1 n'est pas question que je recuse aujourd'hui un titre qui, certes, m'a 6te propose, mais qu'on me laissait la latitude de modifier ou de nuancer. Il semble impliquer que la linguistique peut, des aujourd'hui, pretendre au titre de science ou, tout au moins, qu'elle serait, de toutes les disciplines qui traitent du com- portement humain, celle qui approcherait le plus du statut d'une

* Texte publi& dans Etudes et Recherches interdisciplinaires sur la Science (ERis), 6, 1978, p. 3-14.

La Linguistique, vol. 36, fasc. 1-2/2000

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48 Epistrnologie

science veritable. Il me parait cependant qu'avant de penser a

invoquer la linguistique pour justifier la reconnaissance de verita- bles sciences de l'homme, il convient de voir dans quelle mesure ou dans quel sens la linguistique est aujourd'hui une science.

Ce n'est d'ailleurs pas tout A fait ainsi que je voudrais, pour ma part, poser le problkme. On ne peut pas dire, en effet, qu'il y ait accord general et total sur ce qu'est une science par opposi- tion A un ordre de connaissance non scientifique. Dans ces condi-

tions, tout chercheur qui estime qu'il a interet a faire entrer sa

discipline dans le cadre de la science pourra donner, de ce terme, une definition telle qu'elle recouvre ce qu'il desire lui faire cou- vrir. Il vaut peut-etre mieux, dans le cas qui nous interesse, voir

jusqu'a quel point on relive, dans le comportement des linguistes, des traits qu'on s'accorde A reconnaitre non comme d6finitoires, comme necessaires et suffisants, mais comme caracterisant les

pratiques proprement scientifiques. De ces traits, le premier qui me semble s'imposer est

l'objectivit6, c'est-a-dire une adhesion sans reserve aux donnees de l'observation, un refus absolu de laisser ses prejuges ou ses

pref6rences personnelles infl6chir sa d6marche. Ceci ne veut pas dire que la passion ne puisse utilement pousser le chercheur vers l'avant en lui faisant decouvrir de nouveaux moyens d'dlargir le

champ de l'observation. Mais l'honnatet6 scientifique reclame

que toutes les conclusions soient v6rifiies A tate froide et coordon-

n~es avec les donnbes anterieurement d6gagees. Lorsque c'est le

comportement de l'homme qui est en cause, le plus grand danger pour l'objectivit6 est la tendance universelle A porter des juge- ments de valeur, soit esthetiques, soit moraux, en tout cas, quali- ficatifs. En matiare de langage, la chose est 6vidente, il faut avoir subi une formation linguistique poussee pour ne pas reagir de

fagon normative ou prescriptive A une prononciation ou a un tour inattendus, pour pouvoir faire abstraction de l'irritation que suscite telle ou telle forme langagiere, pour l'enregistrer, en rechercher le conditionnement et donc en justifier l'existence.

Ce parti pris d'objectivit6 est traditionnel en linguistique et

remonte, au-dela de la linguistique g6n6rale et structurale du

xxe siecle, aux origines de la linguistique comparative. Meme si, A certaines 6poques et dans certains pays, la passion nationaliste a

pu jouer un r61e dans l'6panouissement de la recherche qui paraissait conf6rer, A une langue comme l'allemand, de nouveaux

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La linguistique peut-elle fonder la specificiti des sciences sociales ? 49

titres de noblesse, la distance a toujours 6t6 prise vis-A-vis de la

grammaire normative traditionnelle. Il faut arriver jusqu'aux quinze dernieres ann~es pour entendre Chomsky et ses 6pigones affirmer la lgitimite du recours au jugement subjectif et conce- voir le comportement langagier, non plus comme un complexe d'habitudes, mais comme determine par des regles imperatives. Le prodigieux succes, dans la decennie qui se termine, du gen&- ratisme chomskyen est, pour une large part, dfi au fait qu'il flat- tait un prescriptivisme inveter6 que le parti pris d'objectivite' des ecoles structuralistes avait, pour un temps, tenu en &chec.

Une des consequences de la regle scientifique d'objectivite est que tout homme peut participer A la recherche quels que soient ses ant"&cdents, sa nation et son milieu. Une autre est que toute conclusion peut etre remise en cause du fait d'une observation

plus 6tendue ou plus pouss@e, que de nouvelles donnees soient

integries A l'adifice de la science, ou qu'elles suscitent de nou- velles recherches qui peuvent en reduire l'impact sur le develop- pement de la discipline. Certes, on ne peut s'attendre A ce que les

prfi rences personnelles, les situations acquises, les prejuges nationaux n'interviennent jamais en la matiere. Mais ceci vaut dans toutes les sciences, mime celles dont le statut est le mieux etabli. Dans tous les ordres de recherche egalement, les besoins generaux que la science peut aider A satisfaire tendront constam- ment A inflechir les preoccupations des chercheurs, entrainant, pour le moins, une concentration exclusive sur certains domaines aux depens de ceux qu'un souci scrupuleux de l'objectivit6 recla- merait de ne pas negliger.

Le caractere objectif de la recherche linguistique, 6carts regrettables mis a part, a pour consequence la communicabilit6 de ses resultats. Comme les enseignements litteiraires et les ensei- gnements linguistiques continuent, en regle generale, A 'tre dis- penses dans les mimes 6tablissements, les contacts entre repr&- sentants des deux ordres de recherche sont revdlateurs du caractere foncierement subjectif des premiers, essentiellement objectif des seconds. D'un c6t6, on reconnait volontiers que l'enseignement du maitre atteindra son but, non point s'il fait passer de l'information du professeur A l'auditeur, mais s'il sus- cite, chez ce dernier, une reaction subjective au contact de

l'oeuvre &tudie. De l'autre c6t6, on estime que l'enseignement ne portera tous ses fruits que si le message est integralement

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50 Epistimologie

apprehend6 et assimile, de fagon que 1'&tudiant puisse immedia- tement en tirer parti dans sa propre recherche.

Un autre trait qui parait caracteriser toute recherche scienti-

fique est une vis@e, au-dela du fait singulier, vers une certaine

generalit&. Comme on l'a volontiers repet6, il n'y a de science

que du general. En cette matiere, la position de la linguistique, comme probablement celle d'autres sciences de l'homme, est un

peu particuliere. Avant toute chose, il a fallu, pour fonder la lin- guistique, regler leur compte A des generalisations abusives, celles selon lesquelles la structure de toutes les langues etait identique, en depit de differences superficielles. Cette unite au-dela des diversites, les Latins l'ont affirmee pour montrer que leur langue pouvait s'integrer aux cadres 6tablis pour le grec de leurs devan- ciers, et les Frangais les ont suivis pour se convaincre que leur

propre langue participait aux fastes de la culture classique. La conviction de l'unite fonciere de l'humanit6 qui s'est greff6e l~- dessus, nous a valu, jusqu'a l'6poque contemporaine, des descrip- tions de langues <<exotiques>> calquees sur la grammaire latine. Ici encore, la reaction chomskyenne tend A nous ramener A la conception prescientifique de l'unit6 fondamentale des structures

linguistiques, avec simplement cette diff6rence que c'est desor- mais l'anglais et non plus le latin qui doit servir de moddle. La necessit6 imperieuse de marquer l'originalit6 de chaque langue, indispensable pour fonder la linguistique comme une discipline distincte de la psychologie, combinee avec le gofit philologique du detail, a longtemps entretenu, chez ceux qui s'occupaient pro- fessionnellement des choses du langage, une mefiance vis-A-vis des generalisations. Les <<lois phonetiques >> des comparatistes d'il y a cent ans &taient, plut6t que des generalisations, I'iden- tification, comme un seul et mime phenomene, de changements se produisant dans des situations A premiere vue disparates. Il a fallu attendre la linguistique structurale et sa denonciation de 1' <<atomisme sterile >> de ses predecesseurs, pour que s'instaure, en linguistique, la generalisation sous les especes de la formalisa- tion. La formalisation resulte, en fait, de l'identification opera- tionnelle de phenomenes diff6rents par oubli volontaire de ce qui les diff6rencie. La premiere formalisation linguistique de grande envergure est celle selon laquelle on a identifie comme un mime phenomene des sons reconnus comme physiquement diff6rents.

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La linguistique peut-elle fonder la spicificiti des sciences sociales ? 51

La formalisation est non seulement licite, mais recommandee, voire indispensable, lorsqu'elle se fait au nom d'une pertinence, ici la pertinence communicative, et si cette pertinence est dfiment annoncee et telle qu'on pourra toujours, si le besoin se fait sentir - du fait, par exemple, du choix d'une autre pertinence -, retrou- ver l'integralit6 du phenomene. La formalisation effectuee a tort et A travers, sans preciser au nom de quoi elle est faite, aboutit a faire regner l'arbitraire et a rendre impossible les &changes et la discussion. La thborie selon laquelle tous les rapports entre unites

linguistiques seraient du type binaire en est un bon exemple.

Le choix d'une pertinence n'est pas, proprement, un trait qui caracterise le comportement scientifique, mais le conditionnement meme de toute science. Il n'y a pas si longtemps que la chose a 6tei explicitee et, aujourd'hui encore, beaucoup de chercheurs ne sont pas conscients du fait que leur progression est guidee par une perti- nence. La netcessit6 du choix d'une pertinence resulte du fait que la description integrale d'un objet donne est impossible, voire impen- sable, et que le seul moyen d'atteindre, dans ce cas, A la precision et A l'exhaustivite consiste a choisir un point de vue parfaitement defini. S'il a fallu longtemps pour degager le principe de pertinence et si beaucoup de chercheurs en ignorent encore l'existence, c'est que, dans les sciences dites de la nature, chaque pertinence s'imposait, pour ainsi dire, naturellement : la distinction, dans le domaine de la physique, d'une acoustique et d'une optique decou- lait automatiquement de l'existence chez l'homme des deux sens distincts de l'ouie et de la vue. Il en allait tout autrement pour les sciences humaines, qu'il vaudrait mieux, en l'occurrence, consid&- rer comme des sciences du comportement. On sait combien la constitution de certaines d'entre elles a 6t6 determin&e par le hasard de la vision et des preoccupations de tel ou tel individu : les deux sceurs, siamoises et ennemies, la sociologie et l'ethnologie, en portent temoignage. Dans le cas de la linguistique, l'objet lui- meme, le langage humain, semblait s'imposer A l'attention comme un tout bien caracterise. Mais il restait a savoir comment l'aborder. Par l'introspection ? C'est ce qu'ont longtemps fait ceux qui visaient A un certain degre de generalisation. Mais on ne fonde pas une science sur l'introspection, et ce A quoi on aboutissait &tait une vague philosophie du langage dont il a fallu se degager pour fonder scientifiquement une linguistique generale. Par les textes ? Pis aller,

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52 Epistnmologie

peut-etre, puisque la langue est parlee avant d'etre icrite, mais dans l'optique comparative et en l'absence d'appareils maniables

d'enregistrement de la parole, c'6tait probablement ce qu'on pou- vait faire de mieux. Les textes ecrits avaient d'ailleurs l'avantage qu'ils offraient souvent une analyse deji realis"e en ~lCments dis- tinctifs et significatifs, lettres correspondant A des phonemes, ideo- grammes ou groupe de lettres correspondant A des monemes ou A des mots. C'est A partir du moment oiu les chercheurs ne se sont

plus contentes de textes ecrits, mais ont voulu acceder A l'analyse des enonces audibles, que s'est pose le problkme d'une formalisa- tion permettant de reconstituer des unites bien identifiees A partir de la poussiere des faits enregistres. Tant qu'on identifiait lettre et unite distinctive, mot ecrit et unite significative, point n'&tait besoin de degager des phonemes et des monemes. Mais l'utilisation

d'enregistrements du discours rendait ineluctable la mise en ques- tion de la segmentation des textes ecrits. C'est alors que s'est pos6e s6rieusement la question de savoir ce qui, dans le fil du discours, etait identique ou diff6rent. D'un point de vue strictement phy- sique, tout etait diff6rent, peu ou prou. Il fallait donc savoir au nom de quel principe se feraient les identifications indispensables. C'est alors que s'est imposee la conviction que le langage visant en toute priorite6 la communication, c'etait au nom de la pertinence communicative que devaient se faire les identifications et les

departs : les phonemes contribuant au succes de la communication en permettant de distinguer les formes les unes des autres, seuls les traits contribuant A ces distinctions devaient etre retenus pour leur identification. Ce n'etait donc pas toute la realite physique acces- sible du langage qui etait l'objet de la linguistique, mais seuls les

el6ments de cette realite qui contribuaient au succes de la commu- nication. Pour autant qu'il y a plusieurs fagons de contribuer A ce succes, on comprend qu'on ait abouti, non A une opposition sim-

pliste du pertinent au non-pertinent, mais A la hierarchie qui caracterise l'analyse fonctionnelle des langues.

Il y a eu une epoque, assez r6cente, oui l'on ne manquait pas, pour appuyer la these du caractere scientifique de la recherche linguistique, de faire observer qu'avec la reductibilite de toutes les formes linguistiques A des unites distinctives discre- tes, mutuellement exclusives et en nombre determine' dans

chaque langue - essentiellement des phonemes - les faits langa-

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La linguistique peut-elle fonder la spicificiti des sciences sociales ? 53

giers pouvaient faire l'objet de traitements numeriques, ce qui semblait justifier l'admission de cette science d'un comportement dans le club ferm6 des sciences exactes. En realite, le traitement

statistique des donn~es est largement pratiqu6 dans toutes les sciences humaines. La diff6rence entre la linguistique et les autres tiendrait a ce que, dans ces dernieres, il y a, chaque fois, definition ad hoc des unites qu'on va compter, tandis qu'en lin-

guistique, le caractare discret des unites est donnei dans l'objet lui-meme. On peut toutefois se demander si ce caractere ne se retrouve pas dans la statistique demographique par exemple, ois l'on opere avec la naissance, le mariage, le divorce, la mort comme avec des grandeurs discretes. Cela ne veut pas dire que le phoneme ne merite pas l'attention particuliere qu'on lui accorde : les unites demographiques qu'on vient de citer sont ou bien des necessites ineluctables, comme la naissance ou la mort, ou le resultat de conventions sociales lgalisies, comme le

mariage ou le divorce; alors qu'un phoneme particulier, en soi et en opposition aux autres phonemes de la langue, n'est ni

impliqu6 par la condition humaine, ni le resultat d'une decision l6gale. Il existe, dans le comportement de celui qui parle la

langue; il y figure, comme 6l6ment d'un systeme ols son indivi- dualit6 est strictement ddlimitee par ses voisins.

L'id"e que la nature profonde de l'homme puisse comporter une structure aussi fig&e dans sa raideur parait profondement deplaisante A beaucoup de ceux qui se veulent humanistes, meme parmi les chercheurs. On pourrait certes tenter de se reconcilier avec elle en considerant le systeme phonologique comme une convention sociale, impos&e par le milieu et adoptee inconsciem- ment au cours de l'enfance. Mais on pre'fere, en general, denoncer le phoneme comme une invention des linguistes, sans realit6 dans le comportement langagier. C'est 1a toutefois faire fi d'une masse

appreciable d'observations relatives aux lapsus, aux jeux de mots, aux alliterations, aux rimes et aux contrepeteries. Les phonemes, unites discrites, sont bien une donnee de l'objet langagier, et par- tout oiu ils interviennent, ils donnent au linguiste une assurance qui lui fait tristement defaut des qu'il aborde les problkmes du sens.

L'analyse des phonemes en traits pertinents qui reivele la structure du systeme n'est pas sans rappeler l'analyse chimique en corps simples. La vraie diff6rence entre la chimie, science de la nature, et la linguistique, science de l'homme, reside dans le fait

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54 Epistimologie

que l'analyse du chimiste vaut pour l'ensemble de l'univers connu, tandis que celle du linguiste s'applique uniquement A l'instrument d'une communaut6 deiterminee. L'homme, animal sociable, a cree des univers sociaux particuliers, de comporte- ments parallkles peut-etre, mais distincts.

On fait souvent valoir qu'une science veritable est capable de

prevoir: si A et B sont mis en presence, il en resultera necessaire- ment C. On 6vite, en general, d'ajouter qu'en pratique certaines circonstances qu'il serait incommode de prevoir toutes et d'6numerer, sont susceptibles d'empecher l'apparition du pheno- mene. On peut certes, en linguistique, se permettre des previsions de ce genre, a condition, bien entendu, que tout le monde garde en tite la possibilit6 d'une interf6rence possible de certains fac- teurs. Celles qu'on a risquees jusqu'ici l'ont ete dans le domaine de la phonologie generale. En voici un exemple: lorsque, dans une langue, la frequence moyenne des consonnes geminees devient de l'ordre de celle des consonnes simples dans les memes contextes, ces consonnes geminees vont tendre A se simplifier en

deplagant les consonnes simples correspondantes ou en acquerant elles-mimes une articulation non ou mal attest@e anterieurement. La prevision qui se fonde sur la version linguistique de la theorie de l'information, se verifie dans tous les cas connus. Mais, en

espagnol, par exemple, I'6volution de -rr- a 1000 ans de retard sur celle de -nn- et -ii-. Ceci peut s'expliquer en rappelant que parler de geminees est une generalisation qui estompe les diff6- rences rielles entre -rr- et les autres consonnes redoublkes. Ces diff6rences font partie de ces circonstances qu'on n'6numere pas, meme si elles sont susceptibles de retarder, sinon d'empecher definitivement l'apparition du phenomene.

Un autre exemple touche aux systemes de sifflantes. Ce type articulatoire est attest6 dans presque tous les systemes phonologi- ques &tudie's A ce jour. Mais on trouve des systemes A deux types, comme celui du frangais avec la chuintante ch et la sifflante pro- prement dite s, des systemes (fort instables) A trois types, comme celui de certains parlers basques, et des systemes A type unique comme ceux du danois, du grec ou du finnois. On risque la pre- diction que, dans un systeme A type unique, le s s'articulera avec la pointe de la langue contre les gencives superieures (articulation apico-alveolaire) et que, dans un systeme A deux types, le s

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s'articulera avec la partie anterieure du dos de la langue (articula- tion dorso-alveolaire) pour mieux se distinguer de ch. Elle se verifie partout avec, toutefois, les exceptions suivantes:

1 / l'espagnol d'Andalousie, qui a plus de chuintantes simples que celui de Castille, a un s dorso-alveolaire;

2 / le catalan, qui a un ch (&crit x), a un s apico-alveolaire. Les circonstances a invoquer ici sont, dans le premier cas,

I'influence exercee par l'arabe sur le roman d'Andalousie ante- rieurement a l'adoption du castillan, dans le second cas l'influence du castillan sur le catalan.

Sur un tout autre plan de la structure linguistique, on pour- rait risquer la prevision que dans un systeme verbal qui connait des oppositions de temps, un parfait acquerra t6t ou tard une nuance temporelle de passe et pourra, si l'evolution du systeme le favorise, devenir l'expression normale du passe: en frangais parle, la forme constitude par le present de l'auxiliaire suivi du participe passe reste un parfait dansj'aifini, mais est un passe pur et simple dans j'ai iti malade. La chose s'explique bien: un enfant qui entend il est parti de la bouche de quelqu'un qui pense << il n'est plus ici >>, peut etre amen' A comprendre qu'il est fait allu- sion A l'operation de depart, executee dans le passe, et non A l'absence qui en resulte et ceci surtout si l'existence dans la langue d'autres distinctions temporelles l'invite a considerer les actions sous l'angle du temps.

En resumre, il n'y a aucune raison pour que les faits linguisti- ques soient moins soumis aux lois de la causalit6 que ceux du monde physique. La seule difference peut tenir, non A un libre arbitre qu'on voudrait postuler pour l'etre humain, mais A une plus grande complexit& du conditionnement. Il ne s'agit certes pas de poser trop tit des << lois panchroniques >> du langage. La recherche des universaux linguistiques, qui a t a la mode il y a quelques annees, n'a pu, du fait de la fagon dont elle a 6t6 menee, que jeter le discredit sur les tentatives de generalisation dans ce domaine. On connait encore si peu de choses de la dynamique des langues que la patience reste de mise en la matiere. Mais il n'est pas trop t6t pour affirmer qu'il est des aujourd'hui lgitime de presenter des hypotheses dans ce domaine et de chercher A les confirmer.

Apres Louis Hjelmslev, on a souvent reip&t6 que les trois condi- tions necessaires pour assurer le caractere scientifique de la des-

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56 Episthnologie

cription d'une langue etaient, dans l'ordre d'importance, la non- contradiction, l'exhaustivit6 et la simplicit6 maxima. Sur la non- contradiction, il y a peu A dire, sinon qu'elle ne suffirait pas a assu- rer le caractere scientifique d'une affirmation et que celui-li mime qui se laisse aller A se contredire d'un point A un autre de son dis- cours sera pret A se retracter, s'il est de bonne foi et sain d'esprit, des qu'on lui aura signalk l'incoherence de ses propos. Sur 1'exhaustivit6, on dira surtout qu'elle est inevitable des qu'on a pris conscience du caractere structure de l'objet. On ne supposera pas qu'elle implique qu'une grammaire ne vaut rien sans un lexique qui l'accompagne, mais seulement que la grammaire ne doit pas etre abord6e avant qu'on sache exactement ce dont elle doit trai- ter et ce qu'elle doit abandonner au lexique, de fagon que rien ne reste en souffrance une fois l'ensemble de la description termine.

Reste le principe de simplicit6 qui, ne l'oublions pas, vient chez Hjelmslev en dernier. Non-contradiction et exhaustivit6 sup- posent une totale fid61it6 A l'objet. Ii va, naturellement, sans dire que si l'objet pr6sentait quelque contradiction interne, il ne sau- rait etre question de la passer sous silence. L'exigence de non- contradiction ne vaut, bien entendu, que pour la presentation que donne le linguiste de son objet. Si << simplicit6 >> impliquait simplement un minimum de fioritures dans cette presentation, nous tomberions imm6diatement d'accord. Mais l'exp6rience a montr6 que beaucoup n'h6sitent pas a 6tendre le principe de sim- plicit6 aux d6pens de la r6alit6 a d6crire. Soit un cas emprunte6 A la phonologie du frangais. Chez la majoriti6 des non-m6ridionaux de ma gen6ration, on distingue, a la finale absolue, le /e/ de /I/, dans donner, donnait, par exemple. Mais, dans cette position, la voyelle est toujours breve. Dans une syllabe finale de mot, lorsque la voyelle est suivie d'une ou de plus d'une consonne, il n'existe plus de [e], mais un timbre [E] combine avec une dur6e longue dans maitre, fite, courte dans mettre, faite. On pose donc, dans ce cas, deux phonemes /E/ et /U/. Mais certains linguistes qui cedent A l'attrait de la << simplicit xc>>, estiment qu'il s'impose de retrouver la mame opposition dans les deux types de syllabe. Si l'on retient les notations /e/ et /I/ propos'es ci-dessus pour donner, donnait, on devra les conserver dans le cas de maitre et mettre. Peu importe, semble-t-il que /e/ soit attribu6 'A maitre et /E/ A mettre ou vice versa. L'essentiel est qu'on puisse reduire l'inventaire des phonemes du type E, de trois A deux unites. Ce

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La linguistique peut-elle fonder la spicificiti des sciences sociales? 57

genre d'operation nous parait ressortir A la formulation abusive

que nous avons denoncie ci-dessus. Des trois conditions posees par Hjelmslev, une me parait donc susceptible d'entrainer une

interpretation abusive et des deformations regrettables de la rea-

litei linguistique, alors que les deux autres semblent ressortir plus au bon sens qu'a l'6pistemologie.

Une des conditions indispensables A la poursuite de toute activit6 scientifique sur laquelle on insiste insuffisamment, A mon sens, est l'existence d'un vocabulaire soigneusement defini ou

redeifini. Les linguistes sont bien places pour savoir que les mots du langage ordinaire sont susceptibles, selon les contextes, les situations, les personnes qui les emploient, non seulement de prendre des valeurs tout A fait distinctes (langue dans tirer la langue, parler une langue), ce qui n'empeche guere la comprehension de ce

qui est dit, mais - et ceci est peut-etre plus genant - de couvrir, sans qu'on s'en doute, des realiteis tout A fait disparates: petite, dans petite baleine et petitefourmi, se re~fere A des dimensions fort dis- semblables; de donnerait, qu'on rencontre dans un texte, on entend dire que c'est un <<mot) puisqu'il apparait entre deux blancs, mais on dira aussi qu'il s'agit d'une forme du << mot >> don- ner. La linguistique a regu de ses devancieres, grammaire, philo- logie, phonetique, une terminologie mal adapt&e A ses besoins reels : nous avons un seul mot voyelle, consonne lI ou il nous en fau- drait plusieurs; on nous a livre trois synonymes, spirante, fricative, constrictive, l' oiu il nous faut des reff6rences distinctes A deux types articulatoires. Pendant longtemps, on s'est attache A distinguer langue et parole sans aboutir d'ailleurs A un consensus, mais on ne se posait pas la question de savoir ce qu'6tait une langue.

On peut hesiter, en la matiere, entre deux demarches distinc- tes: la creation de termes nouveaux et la redefinition de termes anciens. La premiere presente l'inconvenient considerable de rendre d'emblke tout ecrit incomprehensible pour ceux qui n'ont pas, au prealable, appris le nouveau vocabulaire. Le processus de redefinition, s'il est fait de telle fagon que la valeur proposee pour les termes serre de tres pres le sens qui leur est attribue par le commun des mortels, permet de s'habituer progressivement a la nouvelle terminologie, au risque, sans doute, de trainer incons- ciemment derriere soi, les anciennes connotations. En fait, une sage methode consiste A combiner les deux demarches en don-

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58 Epistimologie

nant pref6rence a la creation lorsqu'il s'agit de concepts nou- veaux dont l'originalit6 risquerait de n'etre pas pergue sous le couvert d'une denomination traditionnelle. Ce qui parait, en revanche, peu recommandable, est l'adoption de termes emprun- tes a d'autres disciplines qui risquent d'obscurcir la specificit6 des

problkmes linguistiques. Le desir, lkgitime en principe, de s'inspirer d'autres discipli-

nes, aboutit frequemment A des transferts metaphoriques de ter- mes qui s'opposent a toute precision. Ce meme desir peut se manifester a grande &chelle. C'est le cas, par exemple, des methodes hypoth'tico-d'ductives, hors desquelles certains ne voient pas de salut. Ces methodes, sans doute, sont de mise la oui l'observation, meme relay&e par divers procedes de recherche, n'est plus possible. En linguistique diachronique, lorsque la docu- mentation historique est insuffisante, le recours a une theorie fond&e, en partie, sur des hypotheses est la seule mdthode recom- mandable. Mais lorsqu'il s'agit de decrire une langue, l'obser- vation, guid&e par le principe de pertinence, et la confrontation des donnbes permettent d'6tablir la specificite de l'objet, et I'hypothese ne sera de mise que si, au-dela d'une langue particu- liere, on pretend atteindre aux structures de l'esprit humain qui conditionneraient le fonctionnement de toute langue. C'est lA, sans doute, une preoccupation 16gitime, mais la description des

langues ne saurait dependre d'hypotheses de verification incer-

taine, surtout lorsque, comme c'est le cas aujourd'hui, les hypo- theses propos6es font litibre des acquis de l'observation.

Une des infirmites les plus reipandues chez les chercheurs

contemporains est la crainte, qui va jusqu'au refus, de confronter la realitei observable et les constructions de leur esprit. On voit d'ou provient ce recul : convaincus par trois quarts de siecle de reaction anti-positiviste que l'explication derniere du monde est du domaine de la metaphysique et non de celui de la science, beaucoup ne voient de recours, pour la recherche, que dans la constitution de modeles &tablis A partir d'une reflexion abstraite du chercheur. On oublie, en l'occurrence, que le moddle ne sera valable que dans la mesure oui il est conforme a certains traits de la realite de base, et que la reflexion qui le fonde doit, pour 8tre

acceptable, correspondre, non point a une manipulation d'abstractions toutes pretes, mais A un processus abstractif prati- que au nom d'une pertinence. Le triomphe de l'hypothese qui se

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La linguistique peut-elle fonder la spicificiti des sciences sociales ? 59

veut gratuite, c'est celui de la vaine controverse et la fin de l'dification de la science par contributions successives ofi cha- cune ne se substitue a la pr&cedente que pour autant qu'elle offre un moyen d'integrer le resultat de nouvelles observations.

Je n'ai, jusqu'ici, pas meme abord6 la reponse A la question que comporte notre titre. J'ai simplement cherchi a montrer dans quelle mesure les linguistes contemporains procedent, dans leurs recherches, selon des methodes qu'on s'accorde A considerer comme scientifiques. A l'issue de ce survol, il me parait que la conformit6 des methodes de la science en general est telle qu'il n'y a aucun abus terminologique a declarer que la linguistique est une science, et ceci d'autant plus qu'elle insiste sur sa specifi- citei et ne cherche pas A singer d'autres disciplines, voire A se confondre avec elles.

Si, comme je le pense, le langage entre dans la classe des comportements de l'homme en socie6t, il n'est pas deplac6 de

penser que certains des traits qui valent pour son etude pour- raient valoir pour celles d'autres disciplines qui pretendent au titre de sciences sociales. Je vais reprendre, un par un, les traits

qui me semblent fonder la scientificit6 de la linguistique et cher- cher A 6Nvaluer, sinon l'existence de ces traits dans le comporte- ment des specialistes des sciences sociales, car je ne suis guere competent en la matiere, mais la possibiliti de leur existence, eu egard A ce que je sais des objets en cause.

Il ne semble pas que la recherche de l'objectivit6 doive ren- contrer plus d'obstacles dans les sciences sociales qu'en linguis- tique: la prescriptiviti de la grammaire traditionnelle 6tait, au depart, aussi formidable que celle de la morale et il y avait eu moins de r6volutionnaires pour tenter de la battre en breche. Une fois qu'on distingue soigneusement, ici et la, entre recherche

deisinteressee et application, on voit tris bien oul se termine l'objectivite et oui commence la prescription, lorsque le maitre

d'5icole dit <<faute >> la ou le linguiste diagnostiquerait une exten- sion analogique, lorsque le nataliste appelle A la procreation la' ou le demographe constaterait un vieillissement de la population.

En ce qui concerne le caractere de gineiralitei de la recherche, il faut aller au-dela de diff6rences dans l'wvolution historique des

conceptions: l'universalisme egocentrique des premiers grammai- riens d'une part; d'autre part, le racisme inconscient qui a per-

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60 Epistimologie

mis de traiter si longtemps comme des realites distinctes les soci6- t's <<primitives>> et les soci&tes (voluees. On constate alors les

profondes analogies entre linguistique et sciences sociales d'un

c6te comme de l'autre, on vise A decrire des structures diff6rentes selon des critbres identiques, seule methode permettant de com-

parer des resultats. De part et d'autre, on trouve, en face de la resistance A la generalisation qu'implique la formalisation, ceux

qui veulent tout reduire A un mime principe : tous les rapports linguistiques en termes de binarit6, tous les systemes familiaux comme resultant de la prohibition de l'inceste. De loin, on croit certes constater que la resistance A la binarit6 generalis"e parait plus repandue et sa denonciation plus frequente chez les linguis- tes que, chez les anthropologues, des prises de position pour une causalit6 plus diversifiee A l'origine des institutions familiales. Mais peut-etre sommes-nous mal renseignes.

Il est, en tout cas, vraisemblable, que le caractere discret des

phonemes et, ce qui va de pair, leur nombre determine dans un

systeme, facilitent l'identification de situations qui s'opposent A une generalisation abusive. D'autre part, le binarisme, meme s'il presuppose un principe qui en assure le maintien a travers le

temps, peut etre confirm6 ou infirm6 par l'observation des syn- chronies. Chez les anthropologues, nous trouvons une organisa- tion familiale qui, reduite a quelques schemas, peut paraitre aussi

simple qu'un systeme phonologique, mais qui ne porte pas en elle-meme l'indication des causalites dont elle resulte, et

I'hypothese de l'importance decisive du r1le de la femme comme monnaie d'6change d'une communaute A une autre reste inviri- fiable. En tout cas, l'volution des societes contemporaines, ou le

mariage d'inclination tend A remplacer le mariage d'interet, limite serieusement la portee de la theorie. Le laique que je suis, en la matiere, s'6tonne un peu qu'on fasse si peu &tat, en ethno-

logie, de l'incertitude de la paternite comme explication aussi bien du matriarcat qui s'en accommode que du patriarcat qui tend A s'en abstraire et de la claustration de l'6pouse qui vise A

l'dliminer. En resume, il ne semble pas qu'on puisse, dans les sciences

sociales, prendre aussi nettement ses distances vis-A-vis des reali- tes vecues qu'on peut le faire en linguistique du fait de ce qu'on designe traditionnellement comme l'arbitraire du signe. C'est ainsi qu'apres Saussure, on resume la constatation qu'il n'y a pas,

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La linguistique peut-elle fonder la spicficciti des sciences sociales ? 61

en regle generale, d'apparentement naturel entre la nature de

l'objet deisign6i et la forme mime de la disignation. C'est certainement cette plus grande distance entre les for-

mes langagieres et les faits d'experience qui a contraint les lin- guistes a degager le principe de pertinence avant de pouvoir fonder leur science, et ce principe peut tout naturellement conduire A penser que des qu'il s'agit du comportement de

l'homme, il y a au moins un decalage entre sa realit6 materielle immediatement perceptible et le sens que le sujet lui-meme et ceux qui appartiennent a la meme cellule sociale attribuent A ce

comportement. On relkvera avec interat le fait que ce deicalage est recouvert, dans la pratique des anthropologues ambricains, au moyen de l'opposition de overt et covert, ou, en frangais, de patent a latent. Or, la notion de pertinence n'a jamais affleuri~ dans la pratique de la linguistique structurale amiricaine, et les

anthropologues d'outre-Atlantique ne la lui ont donc pas emprunt'e. II faut donc supposer qu'elle s'est imposee a eux par le contraste entre le comportement tel qu'il est pergu par l'observateur et tel qu'il est senti par les sujets. On trouvera donc ici un interessant parall6lisme dans le diveloppement de deux disciplines distinctes. Mais il reste qu'un linguiste fait avec

beaucoup plus de sfiret6 le depart entre le pertinent et le non- pertinent, voire entre les diff6rents degris de pertinence, que l'anthropologue entre ce qui est patent et latent.

C'est la meme relative independance de la realit6 linguis- tique, fond&e sur la pertinence, et la realit6 perceptible qui fait des structures linguistiques des mondes relativement clos oiu une certaine previsibilit6 n'est pas exclue. Les faisceaux de causalitei beaucoup plus complexes, dans le champ des sciences sociales, semblent y reduire la previsibilit6 au plan de la statistique: nombre de suicides ou de divorces annuels, par exemple, ce qui veut dire qu'on doit s'y contenter d'approximations. La presence d'un esprit fort dans un village catholique ne rendra pas caduque l'affirmation que tous les habitants valides y vont A la messe le dimanche. Sur un plan tres general, on pourrait, par exemple, poser que, dans toute societY, les hommes &tant ce qu'ils sont, les puissants ne permettront aux autres d'acceder aux biens de consommation que lorsque leurs propres besoins seront satisfaits et dans la mesure oui le reclame la productivite de ceux qui les servent. On peut batir, sur cette vision pessimiste de l'humanite,

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62 Epistnmologie

une th6orie de la societe qu'on ne jugera nullement invalidee du fait de l'existence de quelques philanthropes.

A-t-on besoin, dans les sciences sociales, du meme degr6 de

precision terminologique que celle dont nous sentons la necessit6 en linguistique ? Il ne s'agit nullement, ici, d'une question rheto- rique et je ne saurais, pour ma part, y repondre. II me parait cependant probable que les grandeurs avec lesquelles on y opere &tant generalement definies moins strictement, on pourra plus aisement se satisfaire des mots du langage commun avec

l'acception que leur confirera le contexte particulier dans lequel ils apparaissent.

Peut-etre pouvons-nous, A ce point, risquer une reponse A la

question qui nous &tait pose. Il y a incontestablement entre la linguistique et les sciences sociales assez de points communs pour qu'on puisse etre tenth de classer la linguistique parmi ces derni&- res. Je ne m'y resoudrais pas, pour ma part, car la pertinence communicative du langage y place son etude au sein et au centre d'un groupe de disciplines semiologiques oii la divergence entre forme pergue et contenu d'un message est fondamentale et insti- tutionnelle. Toutefois, linguistique et sciences sociales sont egale- ment attach'es A l' tude de comportements humains et cela suffit A leur assurer, dans l'6pistemologie, des positions assez paralleles et qui tendent a l'tre de plus en plus, dans la mesure oui s'6tend le desir d'assurer un statut scientifique A l'6tude des comporte- ments. De par son objet, la linguistique a pu, sur ce point, devan- cer ses voisines, et il est comprehensible qu'on la considere sou- vent comme une pionniere. Si nous considerons qu'elle a atteint le degr6 d'exactitude qui caracterise une veritable science, on n'ira peut-8tre pas jusqu'a dire qu'elle fonde la scientificit6 des sciences sociales, mais qu'elle montre a celles-ci la voie A suivre

pour s'en approcher.

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