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Princes de la Cacopolis Les Larmes du destin Adjon-Guy Danho Préface du Docteur Jean-Pierre Adigran, Directeur du Centre de Recherche sur les Arts et la Culture (CRAC)

Les Larmes du destin - multimedia.fnac.commultimedia.fnac.com/multimedia/editorial/pdf/9782332729354.pdf · 2 sur les tenants et les aboutissants du système colonial. Ainsi retentissent

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Princes de la CacopolisLes Larmes du destin

Adjon-Guy Danho

Préface du Docteur Jean-Pierre Adigran,Directeur du Centre de Recherchesur les Arts et la Culture (CRAC)

15.16 563725

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 190 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 15.3 ----------------------------------------------------------------------------

Princes de la Cacopolis Les Larmes du destin

Adjon-Guy Danho

Adj

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anho

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Dédicace

A mon grand-père, ODJE Adjon-Ghéhi. Je t’avais promis que j’écrirais ; car pour Toi l’écriture est le seul remède contre la mort.

A mon père, GBEHI DANHO Jean-Marie, Te souviens-tu de mon premier roman « Le Timbre du Voyage » ? C’était en 1987.

A ma mère, ADJON Yomé Jeanne-D’Arc, je sais que tu pourras, femme perspicace, déchiffrer les mystères de ce livre.

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Préface

Ecrire un roman n’est pas toujours chose aisée. En effet, cette façon d’écrire est importée et apparait dès lors comme l’expérience d’une culture venue d’ailleurs qui n’exprime pas toujours les réalités du monde négro-africain. Maryse CONDE le dit si bien lorsqu’elle écrit que « Les critères esthétiques que véhiculent nos traditions sont radicalement différents de ceux qui sont venus s’imposer à nous, ultérieurement »1.

Certes, la première génération des romanciers africains a produit des œuvres magnifiques, sous la forme d’écriture, qui ont enchanté et enrichi nos rêves d’élèves. Dans nos mémoires juvéniles et dans nos mémoires d’adultes d’aujourd’hui défilent encore des noms de romanciers et de leurs œuvres nous éclairant 1 Maryse CONDE, « La création littéraire en Afrique », in Patrimoine culturel et création contemporaine en Afrique et dans le monde Arabe, sous la direction de MOHAMED Aziza, Dakar-Abidjan, Les Nouvelles Editions Africaines, 1977, p.13

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sur les tenants et les aboutissants du système colonial. Ainsi retentissent encore les noms de CAMARA Laye, Bernard Dadié, Ousmane SAMBENE, Cheick Amidou KANE, Mongo BETI, Seydou BADIAN, Ahmadou KOUROUMA, Olympe Bhêly QUENUM etc… Nous nous sommes dès lors émerveillés en lisant les œuvres romanesques telles que : l’enfant noir, Climbié, les bouts-de-bois-de-Dieu, l’aventure ambiguë, Ville cruelle, Sous l’orage, Les soleils de l’indépendance, Un piège sans fin, etc… Ces œuvres citées pêle-mêle et de façon non exhaustives sont des œuvres témoins d’une époque ayant des caractères ethnologiques que nous considérons aujourd’hui comme des pièces de musée, nous rappellant notre passé.

A la suite de ces romanciers ont émergé une seconde puis une troisième génération de romanciers africains en rupture avec leurs devanciers puisque beaucoup plus préoccupés par la situation des sociétés africaines issues des indépendances. Dans leurs œuvres nous découvrons des critiques, parfois acerbes, des tares des nouvelles sociétés africaines mais aussi la description des aspects multiples du destin collectif et des destins individuels des africains partagés entre espoir et désillusion. On s’aperçoit ici que les nouvelles sociétés africaines sont différentes les-unes des-autres parce qu’elles ne partagent pas les mêmes expériences de l’histoire contemporaine africaine. Si les indépendances ont rétabli les peuples dans leurs droits légitimes de liberté, elles ne les ont pas libérés de la

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servitude du développement économique et social. Au niveau social particulièrement, des bourgeoisies s’installent dans le confort et l’opulence alors que paysans et ouvriers croupissent dans les rouages d’une existence pénible faite de misère, de corruption de tous genres et dominée par la faim, la mendicité, la prostitution féminine et masculine, en somme, par des mœurs en parfaite contradiction avec celles des sociétés africaines précoloniales. Les sociétés africaines nouvelles, et particulièrement les villes qui sont leur symbole, sont dépeintes sous des jours assez sombres surtout que les uns et les autres c’est-à-dire les africains, s’émancipent en relâchant leurs liens traditionnels d’avec leur famille, quelque fois au détriment de leur bonheur et de leur équilibre. Des romans aux titres évocateurs tels que : soleils neufs de Maxime NDEBEKA, La nasse de Patrice NDEI-PANDA, les naufragés de l’intelligence ou La carte d’identité de Jean-Marie ADIAFFI, Le monde s’effondre de Chinua Achebe, pour ne citer que ces quelques œuvres, rendent compte de cette situation dans laquelle se trouvent engluées les nouvelles sociétés africaines.

Le roman, Princes de la Cacopolis avec en sous-titre Les Larmes du Destin de Adjon-Guy DANHO, s’inscrit parfaitement dans les réalités existentielles de cette Afrique nouvelle, de cette Afrique contemporaine, ci-dessus décrite, riche en désillusions et en désespoirs, où les politicards font et défont les

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destins collectifs et individuels. Le titre de ce roman est symbolique car chaque élément de son énonciation est connoté. En effet, les deux syntagmes énonciatifs que sont « Princes » et « Cacopolis » évoquent d’un côté les deux personnages principaux qui sont « les princes » de leurs deux destins parallèles. Ils sont, par conséquent, les métaphores de deux rêves désillusionnés et trahis par le cours de l’existence sociale. De l’autre côté, les deux destins sont aussi les métaphores d’une vie tumultueuse (Cacopolis), d’une vie dont la « musique » existentielle est une véritable cacophonie dont le polissement s’est fait par les coups de boutoirs d’une destinée nourrie par la violence, les conflits, les souffrances, l’aliénation de la misère et d’un académisme improductif. Dans ce dernier cas, l’école à l’occidental apparait ici comme une institution qui ne donne que des levains produisant chez l’individu la manne du pessimisme et du désespoir.

Kofi Adjigo et Amani Sankofa sont la personnification de cet état de fait. Ces deux personnages, aux destins parallèles, sont liés par une destinée semblable qui est celle de la déchéance. Mais à travers eux, Adjon-Guy DANHO pose en réalité la problématique du développement social, économique et culturel de l’Afrique contemporaine au carrefour d’une double exigence ayant en toile de fond le croisement de la tradition et du modernisme. DANHO ne les oppose pas mais il s’interroge sur les possibilités de leur complémentarité dynamique qui

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pourrait constituer une solution acceptable pour l’Afrique en matière de développement. En effet, Adjon-Guy DANHO ne cache pas le fait que cette complémentarité est un choix difficile à faire parce qu’il faut trouver un compromis entre les bienfaits du progrès incarné par Kofi Adjigo et la richesse humaine des traditions anciennes incarnées par Amani Sankofa.

Dans le nom ADJIGO, le suffixe « GO » évoque le verbe anglais « to go » qui veut dire aller, exprimant ainsi le sens d’une marche en avant. Dès lors, il n’est pas question de nier l’efficacité des techniques modernes qui ont fait leurs preuves mais il faut aussi, pour l’équilibre existentiel, se tourner vers le passé pour bénéficier du savoir et de la sagesse des anciens, ces vieux qui sont presque oubliés. C’est cet aspect de la problématique que le nom SANKOFA du personnage Amani Sankofa représente dans le texte. Sankofa est un mot ashanti qui, décomposé, signifie « retourne toi vers ton passé (san) et va (ko) prendre (fa) » sous entendu la sagesse des anciens. Dans les deux noms, « go » et « ko » ont le même sens d’aller, ils constituent par conséquent le nœud d’ancrage unifiant et de similarité ou de croisement des destins des deux personnages. De même les noms Kofi et Amani sont issus de la tradition onomastique du groupe ethno-tribal Akan occupant les régions Centre-Est et Sud lagunaire de la Côte d’Ivoire et les régions Centre-ouest frontalières du Ghana. Dans ce

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contexte, on peut saisir l’intention profonde de l’auteur qui est d’exprimer l’unité du continent africain malgré la diversité de ses peuples et de ses cultures. Les guerres fratricides que connait l’Afrique aujourd’hui ne servent pas son progrès, au contraire elles provoquent la fuite des cerveaux, on le voit bien dans le texte par la fuite d’Amani du village à la suite d’un conflit, mais aussi elles provoquent et accentuent la misère et la déchéance culturelle, on l’observe dans le texte par le fait que Kofi renie sa famille en brisant tout lien avec elle parce qu’il la rend responsable de ses misères.

En définitive, Les larmes du destin, sous titre du roman, résume parfaitement les mythologies du monde contemporain africain arrosé par les effluves des violences, des contradictions qui épaississent la conscience historique collective des africains et entrave leur destin. La prose de DANHO qui est un cri de désespoir et d’appel pressant pour une prise de conscience, est surtout un itinéraire symbolique et tragique qui n’exclut pas cependant l’espoir de voir l’Afrique de dépasser pour amorcer son évolution pour se hisser au même niveau de progrès que les autres continents du monde.

Docteur ADIGRAN Jean-Pierre Directeur du Centre de Recherche Sur les Arts et la Culture (CRAC) De l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC)

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Flâneurs dans la cité

Le soleil, comme un pèlerin fatigué, avait ramassé ses rayons au-delà de la ligne infinie de l’horizon. Depuis peu, la nuit descendait. Son visage obscur était lacéré de lueurs d’espoir. Les rues, toujours, se gonflaient de marées humaines. Paysans, manœuvres, hommes des bureaux, élèves et chômeurs déferlaient sur les voies de macadam poussiéreuses. Sur chaque visage, la fatigue s’était jugé une place de maître, mais les yeux brillaient d’une soif lumineuse, celle d’un jour à venir, un jour meilleur.

Deux silhouettes se retranchaient dans l’un de ces petits coins éclairés par les éclats blafards des lampadaires. Sur un siège de fortune momentanément abandonné par l’une de ces vendeuses de friandises au sourire si généreux, ils s’étaient offert l’hospitalité. De leur asile, ils épiaient le ballet juvénile des écoliers, prêtant une oreille attentive à leurs causeries empreintes de foi. La horde innocente passait, sans soucis, évoquant les derniers épisodes de la longue et tumultueuse année scolaire.

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Amani SANKOFA et Kofi ADJIGO vibraient aux pulsions secrètes de cette locomotive infatigable : la vie.

Ils avaient eux aussi fait partie de cette population aux trousses du succès académique, sésame pour une condition sociale meilleure. Hé bien, il était toujours agréable de se ressasser ces souvenirs candides comme les vents d’hivernage. Souvenirs dont le sang frais nourrissait les tranches communes de leurs destins.

La foule peu à peu s’amenuisait. « J’ai compté mille lycéennes, Amani, elle ne

viendra pas. » Amani, songeur, ne prêta pas attention aux propos de son ami. Il tira profondément dans sa cigarette, se laissa tendrement pénétrer par la fumée chaude, toussota un petit coup, puis soupira brusquement, laissant s’échapper de petits nuages blanchâtres. « Que disais-tu ? »

« Je disais qu’elle ne viendrait pas. » « Elle vient toujours. Elle sera peut-être la

dernière à passer ce soir. » « J’ose le croire. Elle peut tout aussi bien changer de

chemin. Allons-nous en, elle saura où te retrouver, ta fée. » Il tira son ami par la main. Ils se levèrent. Ils traversèrent la route, longèrent la clôture du cinéma « couleur d’ébène » et se mirent à parcourir le centre-ville. C’était un autre pas de la chorégraphie journalière. « Tu vois, Amani, toute cette marée d’élèves sera bientôt engloutie par les maisons. C’est une fourmilière la ville. »

« Je ne te suis pas Kofi, laisse tomber, tu veux ? Je n’ai pas envie de philosopher ce soir. »

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« Bof, je voulais juste te détendre. » Ils continuaient à marcher, sans se dire mot, sur

le chemin de la promenade quotidienne. Kofi décida de rompre à nouveau le silence. Il prit son ami par les épaules. « J’ai vu le vieux cette semaine », dit-il d’une voix triste.

« Je sais. » « Mais non, mon pote. Hier, au moment précis où

je voulais t’informer dans les moindres détails, Lydie est arrivée pour t’enlever… »

« Je peux toujours écouter tes lamentations. Je ne vois pas comment Lydie pourrait être l’un de tes multiples bourreaux. »

« C’est dur mon gars. C’est dur ! J’ai le vieux dans le dos. Il m’en veut terriblement. »

« Ce fils n’est plus le messie tant attendu, mais un renégat. » Kofi ne pouvait en rire. Il soupira profondément, s’apprêtant à allumer une autre cigarette. Il éteignit son briquet, la fine tige lui pendait aux lèvres.

« Mon pote, tu m’as fait l’illusion d’écouter mon pauvre père lui-même. Selon lui, l’image du fils chargé d’espoir se retire peu à peu de ses rêves. »

« J’imagine qu’il puisse se faire fort de mille raisons toutes aussi convaincantes les unes que les autres. »

« Vraiment ? », s’apitoya Kofi. « C’est juste une manière de voir les choses. Mon

propre père ne se serait pas écarté de cet esprit. Ne vois-

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tu pas que ton sort, chaque jour se rapproche un peu plus du mien et que la misère nous étreint inexorablement plus fort dans ses tentacules ? Voilà bientôt quatre longues années que je n’ai pas la moindre nouvelle du père. Je ne vois plus son argent. »

« Mais, que crois-tu ? Il a parfaitement raison ton père, non ? », lança Kofi sur un ton gouailleur. Amani le menaça d’un poing amical en l’imitant dans un rire fou.

« Tu sais, reprit Kofi, papa a pris un coup de vieux. Il s’est rompu à la tâche. Naturellement, il pointe le regard sur le fils que je suis. Il me fait la passe, en un mot. C’est hélas mon tour de jouer ! Il a recommencé soudain à s’intéresser à moi ! »

« Toi ! Cet homme égaré dans les méandres de la cité ! Le prince de la cacopolis ! »

« C’est bien de moi qu’il s’agit. Cette tragédie-là, Amani, ma mère n’y survivra pas. La pauvre femme est foutue, les rhumatismes l’ont si bien froissée que pour elle la mort s’exprime au présent. »

« Arrête ! Kofi. Un fossoyeur même n’enterrerait jamais sa mère vivante. Ne sois pas aussi pessimiste ! Spectateur impuissant, contente-toi de suivre le cours des événements, Dieu en décidera. Et puis, cela fait bien quatre années que tu ne vois plus ta mère, comment sais-tu qu’elle se porte mal ? Je sais que tu n’aimes pas ta mère ! »

Kofi examina son ami d’un regard plein de pitié. Implacablement, ils se retrouvaient tous deux sur la

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même scène. C’était deux vies se faisant face avec deux visages semblables. Deux visages aux rires, aux grimaces et aux douleurs similaires, lisant l’un dans l’autre la lueur d’espoirs moribonds. C’était deux pierres qui à force d’être polies l’une contre l’autre avaient fini par adopter la même surface.

Kofi reprit. « Tu sais le drôle dans toute cette histoire c’est le mépris qu’ils commencent à manifester pour mes études. 0 h ! Plus du tout question pour moi de les évoquer. Tu vois bien que ma situation elle-même exprime la vanité de mes études. »

« En vérité, reprit Amani, tu es celui sur qui l’on compte, la victime expiatoire pour conjurer le sort du destin. »

« Oh, j’aurais tant voulu aider. Mais que leur proposer ? Mes diplômes ? Toi aussi ma mère, tu diras de moi un homme fort et fier, hélas ! »

Chacun essayait de consoler l’autre, mais la vérité était là, blessante.

« Que comptes-tu faire, Kofi ? » « Rien. Lorsque je leur parlerai, demain, ils me

comprendront. » « Non, c’est eux qui auront le dernier mot. Je te

connais. Tu es de bonne foi et tes ambitions seront sacrifiées, les premières, sur l’autel de la survie. Les pleurs de ta mère vont t’amadouer. Regarde toi-même la réalité en face. Tes tableaux te procurent à peine de quoi te nourrir. Pense à quelque chose de plus intéressant pour toi et ta famille. »

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« L’ambition n’a donc plus sa raison d’être ? Toi qui es au cœur de mes ambitions, ne t’érige point en bourreau, j’aurais perdu un soutien capital. »

« Qu’est-ce que l’ambition pour celui qui glane quotidiennement son pain, luttant la pitance avec les corbeaux pour survivre. Nous les éternels glaneurs, n’avons pour ambition que notre panse. » Personne ne dit plus rien.

Un soir calme s’était emparé de la ville. Ils avaient assez noyé leur misère dans les mots. Au loin, sur la voie déserte qu’ils avaient empruntée, une silhouette élancée se pointait. C’était Selenga. L’homme avançait, la démarche sûre. Sa longue tunique blanche trahissait toujours sa présence discrète dans la petite ville. Selenga le fou, le rebelle, le marginal, l’ascète. Il portait sa barbe longue et broussailleuse qui criait son refus à tout vain ornement fait pour la mortelle chair. C’était l’homme-caméléon qui accordait sans cesse ses besoins aux humeurs du temps. Après son échec au bac, il en était venu à opérer par mutations pour s’adapter aux réalités toujours plus écrasantes de son monde.

Il s’était d’abord donné corps et âme à la musique, ensuite on le voyait marchand ambulant… Aujourd’hui, son exode s’étant heurté à la foi, il a mis fin à son nomadisme existentiel pour se consacrer corps et âme aux choses élevées. Il semblait avoir franchi de grandes marches sur l’échelle de la foi et son contact magnétique attirait plus d’un. Selenga s’était approché. A la vue des deux compagnons, il arbora un large sourire : « Ha ! la

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crème du bas monde ! Qu’Allah vous comble de bénédictions et vous garde. Comment allez-vous ? »

« Très bien », répondit Kofi. « Qu’Allah en soit béni ! Heureux l’homme qui au

cœur du tourment lève les yeux vers le ciel et bénit son créateur. Allah lui en revaudra. »

« Qu’Allah mette fin à nos tourments. » « Cher ami Kofi, aie foi en Dieu et sois patient.

L’homme juste survivra à toutes les tempêtes de l’existence. Où en est votre grève ? »

« Pour une grève, cher Selenga, elle est bien longue. L’oisiveté, dit-on, est la mère de tous les vices. »

« Non ! Il n’est point question de se laisser gagner par les vices. Ne soyez pas du lot des désespérés. Tenez bon et bonne soirée à vous. » Sur ces propos, il serra chaleureusement la main à chacun et s’éloigna en proférant des bénédictions.

« Il tient beaucoup à l’existence qu’il mène, cette espèce de moine. », se moqua Amani.

« J’avoue, Amani, que je suis plein d’admiration pour cet homme qui a su tirer parti de ses insuccès. La bonne humeur jamais ne lui manque. Il a fait de sa vie son idéal. Du coup le bonheur pour lui n’est pas un désir mais une réalité concrète : sa maigre existence. »

Ils avaient pénétré le cœur même du centre-ville. Maintenant, un flot de musique s’élevait contre le silence de la grande ville. Les maquis dictaient leur loi : « Plazza », « Pro dada », « Prudencia » et autres bars dancing attendaient les fêtards.

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Au bout de la rue, une petite ruelle s’enfonçait, à droite, dans un quartier populeux : Dioulabougou. La route sur la gauche, toute aussi grande que la rue principale, bitumée et pavoisée de poteaux électriques, ouvrait une faille dans le somptueux quartier résidentiel. Ils se quittèrent. Amani prit le chemin du quartier résidentiel et Kofi disparut dans Dioulabougou.

Amani traversa en quelques minutes le petit quartier résidentiel dont la belle rue fit place à une voie cahoteuse de latérite. Il dévalait en sifflotant la piste abrupte. Il pénétra dans la pénombre, mais au fond du tunnel une triste lueur éclairait un amas de vieux appatams aux toits rouillés. C’était le très célèbre bandjidrom. L’arôme de pissat mêlé à l’odeur corsée de vin de palme montait. Il y avait de l’ambiance à toutes les heures de la journée, dans ce paradis de voluptés. Car dans l’alcool, beaucoup venaient noyer les soucis. Ce bistrot était le lieu de prédilection des rébus de la cité mais aussi de tout autre commun des mortels en quête de sensations fortes.

Tout près de là, le célèbre marabout Nêguê s’était implanté. Ses affaires prospéraient et la foule de ses courtisans grossissait. Il était toujours là, au sein de cette décrépitude. La société passait et repassait chez Nêguê, mais il était là. Il rendait les uns riches, les autres retrouvaient la fécondité ; il redonnait l’espoir et la chance à ses patients et restait là au milieu de

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cette déchéance manifeste, côtoyant les déchets, les ivrognes et les incapables. Son mépris pour le luxe semblait énigmatique. Or, disait-on, passaient devant Nêguê, ministres, PDG, maires, hommes de diverses fortunes ainsi que les sportifs les plus adulés par la foule. C’est à croire que toute la crème de notre société s’était dévouée pour la science du marabout.

Amani passait près de la demeure du vénérable praticien. La concession, comme à l’habitude grouillait d’un bon petit monde. L’homme faisait face à la rue, entouré d’un parterre de courtisans qui partageaient son plat de viande grillée.

« Bonsoir papa », salua Amani à haute voix. « Viens manger avec nous petit », l’invita Nêguê. « Merci papa », fit Amani en déployant un large

sourire. « Ha ! petit, tu ne manges jamais avec nous. Au

fait, quand passeras-tu enfin me voir ? » Il avala une bouchée, puis reprit. « Ne te néglige pas petit. Ta vie est là et elle attend la réussite tout près. Je peux te nettoyer ta route et tes pas croiseront la joie. Passe voir ton père. » Les courtisans acquiescèrent de la tête sans lâcher d’un pouce le repas appétissant qui s’amenuisait à coups d’ongles.

« J’y pense », s’excusa Amani avant de demander la route et fondre à nouveau dans la pénombre.

« A quoi sert-il d’avoir autant de sous et vivre dans les détritus », se dit Amani. Il ne consommait pas l’alcool, Nêguê. Il avait pourtant implanté son