130
Le don des langues Les fleurs de Tarbes Trois pages d'explications Un embarras de langage en 1817 La rhétorique avait son mot de passe Un rhétoriqueur à l'état sauvage: Valéry Benda, le clerc malgré lui Alain, ou la preuve par l'étymologie Les douleurs imaginaires Le clair et l'obscur Le don des langues Au Cercle du Livre Précieux

Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes (French)

Citation preview

Page 1: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Le don des langues

Les fleurs de TarbesTrois pages d'explicationsUn embarras de langage en 1817La rhétoriqueavait son mot de passe

Un rhétoriqueurà l'état sauvage: ValéryBenda, le clerc malgré luiAlain, ou la preuvepar l'étymologie Les douleurs imaginaires

Le clair et l'obscurLe don des langues

Au Cercle du Livre Précieux

Page 2: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Les fleurs de Tarbes

ouLa terreu r dans les lettres

Page 3: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Portrait de la terreu r

Pour André Gide

Page 4: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

On parle volontiers du mystère de la poésie et des Lettres. On enparle jusqu'à la nausée. Il faut l'avouer pourtant. ce n'est rien éclai-rer qu'évoquer ici la magie ou l'extase, la pierre enchantée, l'animalattentif. Ce n'est rien dire précisément que parler d 'ineffable . Cen'est rien dévoiler que parler de secrets. Que le poète soit dévot,bien. Mais de quelle foi? L'écrivain savant. soit. Mais de quellescience?

Que le poète ou le romancier se contente ici d'une confusion répu-gnante, libre à lui. Ce n'est pas son affaire d'expliquer le mystère,s'il t' éprouve et le répand. Etpeut-être le rend-il d'autant mieux quïls'y refuse lui-même. Mais il existe un autre écrivain, dont la tâcheest de rappeler inlassablement ce dont il s'agit, et qui semble perdu.

On dirait étrangement que le critique a, de nos jours, renoncé sonprivilège, et quitté, sur les Lettres, tout droit de regard. Il avait unordre à imposer. Non, il s'égare en révérences niaises . «Que lescréateurs, dit-il, commencent!» Ou : «Que puis-je faire tout seul? »Il prie seulement qu'on le laisse observer, et tenir ses comptes(mais cela aussi va lui être ôté).

Ce n'est pas de tels problèmes, tant s'en faut. que r agitais quandl'aientrepris cette étude. Il m'eût paru prétentieux et vain de m'y atta-quer. Au demeurant la littérature pose, de nos jours, mille questionsplus urgentes: la misère, la solitude, l'excès.

Page 5: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 La littérature à l'état sauvage

Comme j'al/ais répéter les motsque m'apprenait cette aimable indigène :« Arrêtez 1 s'écria-t-elle. Chacun nepeut servir qu'une fois... »

(Voyages de Botzarro, XV.)

Il n'arrive pas dans les Lettres beaucoup d'événements de nature ànous enchanter, Ce serait peu; il semble que par avance nous nousdéfendions d'être enchantés. La beauté ne nous est guère qu'uneraison de défiance, Les ouvrages accomplis, dit l'un, sont indiffé-rents. L'autre : le danger d'un sujet est dans sa beauté. Et le der-nier: rien ne ressemble à la médiocrité comme la perfection. Jecite les critiques les plus sages'. « Pas de beaux vers», disait Hugo.Restent le caractère et la surprise. Or, cela même que la littératurefeint de nous donner ainsi, c'est pour le reprendre aussitôt. Ce carac-tère, à peine répété, devient mécanique; cette surprise habituelle, etle contraire d'une surprise. Péguy tient qu'un écrivain forme un pre-mier ouvrage authentique, et passe le reste de sa vie à s'imiter.Gourmont ajoute que l'œuvre personnelle ne tarde pas à devenirobscure si elle échoue, banale si elle réussit, et décourageante entout cas. Ainsi la beauté commence, et le caractère finit par nousdécevoir. Il n'y a pas grande différence. Somme toute, nous avonsrenoncé, peu s'en faut, à connaître ce que nous doit la littérature :jetés devant elle sans défense comme sans méthode, et toutdésorientés.

Ce n'est pas faute d'espoirs, ni de prétentions.

1. Cf. Jouffroy (Pensées). Edmond Jaloux (Les NOl/velles i ttôrsires, 7 septembre1929) et André Maurois (Bravo, 15 janvier 1(30). « Pourquoi les parfaits nesont-ils pas les grands? » demandait Victor Hugo iPost-scriptum de ma vie) .

Page 6: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

14

A grand espoir, grande déception

LANGAGE Il

Victor Hugo se prenait pour un pape, Lamartine pour un hommed'État et Barrès pour un général. Paul Valéry attend des Lettres cequ'un philosophe n'ose pas toujours espérer de la philosophie : ilveut connaître ce que peut l'homme. Et Gide, ce qu'il est.Il suffirait à Claudel de reformer sur les débr is d'une société laiquele monde sacral, tel que l'a connu le Moyen Age. Breton cependantexige le triomphe d'une éthique nouvelle, qui se fonde sur le crime etla merveille. « La poésie, dit -il, a pour cela ses moyens, dont leshommes sous-estiment l'efficacité. » Il semble à Maurras suffisant,mais nécessaire, que "écrivain maintienne au-dessus de l'eau touteune civilisation qui sombre. Je ne dis rien d'Alerte : la poésie lu isemble chose si grave qu'il a pris le parti de se taire.Je ne sais s'il est vrai que les hommes de lettres se soient contentésjadis de distraire d'honnêtes gens. (Ils le disaient du moins.) Lesplus modestes de nous attendent une religion, une morale, et lesens de la vie enfin révélé . Il n'est pas une joie de l'esprit que lesLettres ne leur doivent. Et qui pourrait tolérer, se demande un jeunehomme, de n'être pas écrivain ?Quoi ! La littérature serait donc armée pour tra iter de tels sujets?- Je n'ai pas dit qu 'elle les traitait. - Alors pourquoi les pose-t-elle?A quoi bon les agiter? - Je n'en sais rien . Il se peut que les hommessoient devenus plus exigeants. Il se peut aussi que les Lettres soientdevenues moins donnantes. Tout se passe comme s'il y avait à leurendroit je ne sais quoi de libre, de joyeux et peut-être d'insensé,dont nous aurions perdu ju squ 'au souvenir et à l'idée. Ne sachantplus quel est exactement le bienfait qu 'elles nous doivent, nouscommençons par tout exiger. (Ainsi l'on réclame en justice centmille francs pour en obtenir cinquante.) - Ce serait le meilleurmoyen d'être déçus. - Justement, nous sommes déçus.

N'allez pas chercher trop lo in ce qui retient Rimbaud de s'estimer.C'est le poème qu'il vient d'écrire. Paul Valéry n'a pas plus tôt potrésur le poète, ses moyens et son champ de forces, un jugementprécis, qu'il s'excuse et paraît confus. Est-ce lui qui ose ainsi tran-cher? Non. Il ne veut empêcher personne. Ses fanta isies valent pourlui seul , qui écrit, dit-il, par faiblesse.Claudel prononce et juge, non sans laisser intervenir Dieu, la nature,les astres. « Ce livre immonde... - Vos critiques, lui dit-on... -Critiques! Me croyez -vous un valet d'écurie! - Votre œuvrecependant... - '" Un homme de lettres, une fille de joie! »

Page 7: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 15

Qui attendrait d 'Aragon une idée juste? Il enchante, il donne à rêver.Rostand est gauche près de lui. Mais Aragon traite la littérature demachine à crétiniser, les littérateurs de crabes. S'il n'est pas crabe,que lui reste-t-il?Je parle des meilleurs. Comment leur faire entendre qu'ils écrivent 7« C'est du moins sans le faire exprès », répond Arland . Cependantplus d'un romancier, de Balzac à Proust, s'excuse sur ses person-nages qui le pressent, paraît-il, de leur donner la vie . Pour Apol-linaire, il préférerait certes des parfums, des bruits ou des lignes àces mots déplaisants. Il semble enfin que l'on ne puisse être honnêtelittérateur, si l'on n'éprouve pour les Lettres du dégoOt . Comme iln'était pas de révélation que l'on n'attendît d'elles, il n'est pas demépris qu'elles ne nous paraissent mériter . Et chaque jeune écrivains'étonne que l'on puisse tolérer d'être écrivain . Nous ne parvenonsguère à parler de roman, de style, de littérature ou d'art qu'à la faveurde ruses, et de mots nouveaux, qui n'aient pas encore l'air d'injures.L'expérience heureuse, s'il en est une, se disperse et demeure sanschemins ni signes . Et rien ne se passe enfin qui ne se passe à l'en-vers dans nos Lettres, privées de mémoire et comme demeurées àl'état sauvage.Le malentendu prend des formes singulières.

Défaut de la pensée critique

Chacun sait qu 'il y a, de nos jours, deux littératures : la mauvaise,qui est proprement illisible (on la lit beaucoup) . Et la bonne, quine se lit pas. C'est ce que l'on a appelé, entre autres noms, le divorcede l'écrivain et du public.La célèbre bibliothèque des ducs de Brécé, qui avait accueilli lesgrands livres du XVIIIe siècle, ne reçut de 1800 à 1850 que Chateau-briand, Guizot, Marchangy'. Après 1850, deux ou trois brochuresrelatives à Pie XI et un panégyrique de Jeanne d'Arc. C'était peu.Charles Maurras explique là-dessus que la faute n'est pas auxBrécé, mais au seul écrivain - à ses déclarations anarchiquescomme à ses cryptogrammes abstrus, où la bonne société ne trouverien qui l'attache ou l'intéresse : rien qu'elle se doive d'encourager.Il se peut . Pourtant je ne vois guère d'énigme ou de cryptogramme- fût-il anarchique ou révolutionnaire - qui ne reçoive d'abord

1. Cf . Anatole France . L'Anneau d'améthyste.

Page 8: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

16

l'adhésion de la meilleure société. Les revues difficiles paraissentsur papier de luxe; ce qui se lit sur papier chandelle est toujourssage et très clair. Et les ducs de Brécé sont connus aujourd 'hu i pourleurs collections de manuscrits de Sade et d'invectives surréalistes.Au demeurant, le divorce est plus grave que ne le dit Maurras, etce n'est pas le seul aristocrate, mais tout aussi bien le bourgeois oul'ouvrier qui lit depuis qu elque cent ans et admire Feuillet, nonFlaubert; Gustave Droz, non pas Bloy ; Jean Aicard, non CharlesCros ; Mme de Noailles plutôt que Mallarmé et Druon plutôt queJouhandeau. Quoi 1 Si le crit ique tout le premier abandonne ettrahit la littérature.On a parfois appelé le XIX · siècle: siècle de la critique. Par anti-phrase, sans doute: c'est le siècl e où tout bon critique m éconneitles écrivains de son temps. Fontanes et Planche accablent Lamar-tine ; et Nisard, Victor Hugo. On ne peut lire sans honte ce queSainte-Beuve écrit de Balzac et de Baudelaire ; Brunetière, deStendhal et de Flaubert; Lemaitre, de Verlaine ou de Mallarmé ;Faguet, de Nerval et de Zola; Lasserre, de Proust et de Claudel.Quand Taine veut imposer un romanci er, c'est Hector Malot ;Anatole France un poète, c'est Frédéric Plessis. Tous, il va sansdire, passant sous silence Cros, Rimbaud, Villiers, Lautréamont.Cependant. l'un excelle dans les Portraits, l'autre dans les Carac-tères. Celui-ci compose des Essais, celui -là écrit de charmantsVoyag es (dans les livres). Un seul genre littéraire leur demeurefermé : celui dont ils se réclament. S'il est vrai que la critique soitla contrepartie des arts et comme leur conscience, il faut avouerque les Lettres de nos jours n'ont pas bonne conscience.Ce n'est pas faute de savoir, ni de doctrine. Les savants ont fait deleur mieux. l 'un discerne dans l'écrivain la rencontre d'une race,d'un milieu et d'un moment. L'autre tient l'œuvre d'art pour un jeu.Ou bien encore on y voit la carapace où l'homme abrite ses désirs.Je laisse ceux qui l'appellent de façon généreuse, mais un peuvague, illumination, union à l'âme des choses , et le reste. Le plusavisé conseille d'attendre, pour connaître la littérature, qu'elle aitfini de varier, et de vivre.Pour diverses qu'elles soient. ces doctrines ont deux traits com-muns. C'est d'abord leur inutilité : on n'a jamais vu d'écriva inassez fou pour tenter de ressembler à l'image que Taine, Spencerou Freud form ent de l'écrivain. Le second trait est leur mod estie :elles acceptent fort bien d' être inutiles.M. Pierre Audiat remarquait récemment que les critiques sérieu x(parmi lesquels il se compte) ont depuis longtemps renoncé à juger

Page 9: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 1 '. 1 1 1 11 Il " 11 l ' 1\ Il 1\ 1 ; 17

' (l," an s ou poèmes, Sans doute. Et peut-être même à les considérer.Saiute -Beuve tâche à cl asser les esprits; les œuvres lui paraissent"; II I S conséquence. Il di scerne l'action d'une ride sur un poème,li o n d'un poème sur une ride. Taine et Freud, hantés de causes etd'effe ts, n'étud ient l'œuvre, disent-ils, que pour connaître l' homme.Brune tière tient bizarrement que le Cid est, pour une part, l'œuv rede Corneil/e, mais qu 'il est à un bien plus haut degré l'œuvre deRichelieu, de Chapelain et de l'opinion publique. Lib re à la penséecritique de se faire historienne ou psychologue. Cependant l' auteurlui échappe après l'œuvre ; l' homme après l'auteur.

L'homme muet

J' ai parlé littér ature. Je parlerais tout aussi bien langage : discus-sion, cri, aveux, récits à la veill ée. J'ai dit, et chacun sait, que Sainte -Beuve entend Baudelai re de travers; mais il n'est pas moins exact(bien qu'il soit moins connu) que mon voisin M. Bazat se trouveembarrassé pour parler à sa bonne et s'embrouille aux explications- un peu mystérieuses - de son jardinier. La maladie des Lettresserait, après tout, peu de chose, si el/e ne révélait une maladiechronique de l'expression.J e ne dis rien d'u n monde où les grands Politiques parlent Paixquand il s songent Guerre; Ordre quand ils songent Massacre; etNoblesse. Dévou ement ou Chevalerie. quand ils songent Dieu saitquo i. L'on me répondrait qu 'il s'agit d'une ruse, et que la grand eurd'u n Pol it iqu e se mesure assez bien au mépr is qu'il marque pourles pauvr es mots de chacun. Mais les Politiques ne sont pas simalins, ni les braves gens si naïfs : je serais étonné si les mots n' ymetta ient pas du leur, Car je voi s bien qu'ils me manquent à moi. Etnon pas les mots seulement. Un homme normal a le dro it de di reà tout momen t ce qu 'il pense. Et même de le chanter. Et même de lemett re en images. Ma is il y a longtemps que nous avons renoncéft tous ces dro its.J e ne song e pas seulement au système de dessins et de schèmes- lignes, tr iangles, spiral es - que nous imaginons parfois por teren nous et dont les t ransform ations nous rendent assez bien comptedes passages et des progrès de nos entreprises. Mais de mill e fan-ta isies personnel/es qui nous viennent, et parfois nous obsèdentavant de nous quitter. Je ne me rappelle pas sans honte avoir étéquelque temps tourmenté d'un sentiment, difficile mais précis , et

Page 10: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

18 LANGAGF. Il

qu'aurait assez bien rendu l'image d'un petit bonhomme submergéet perdu au fond de l'aquarium. Or je n'ai jamais dessiné ce dessin.Mais je citerai un fait plus général. C'est ce que l'on pourrait appelerle silence du permissionnaire. Chacun sait que les soldats de 1914,quand ils allaient chez eux en permission, demeuraient muets . Dequoi la propagande pacifiste a tiré grand parti, donnant pour causesdu silence: d'une part, l'horreur des guerres, qui serait proprementindicible ; de l'autre, la mauvaise volonté de la famille du soldat ,qui de toute façon eût refusé de comprendre. En bref, on ten aitpour motifs du silence les deux raisons qui invitent tout hommenormal à parler (et même à bavarder) : l'étrangeté de ce qu'il a àdire; et la difficulté de convaincre sa mère, ou sa femme . Il eût étésimplement honnête de voir dans ce silence le grand mystère, etle paradoxe de la guerre. Or il était de règle, et les combattants nese sont jamais reconnus dans les ouvrages qui tentaient de présenterleurs travaux. Comme si chaque homme se trouvait mystérieusementatteint d'un mal du langage.Du langage et de la littérature. Car l'un ne va pas sans l'autre. Cen'est pas dans les livres seuls, mais dans la conversation tout aussibien que la perfection nous inquiète. « Trop éloquent pour êtresincère », pensons-nous. Et : « Trop bien dit pour être vrai. »Il n'est pas une pensée, et jusqu'aux plus subtiles, qui ne noussemble appeler l'expression, Mais il n'est pas une expression quine nous semble volontiers trompeuse, ou fausse, Qui parle des« phrases» et des « mots », c'est pour lamenter tout ce qu'ilsdemeurent incapables de rendre, et qui serait, à l'en croire, le plusprécieux de nous-mêmes. - Eh bien, qu'il soit donc admis que l'onne s'entend pas!Non, il semble que pour rien au monde l'on ne veuille renoncer àtant de déceptions. Lawrence, qui souhaite approcher de plus prèsles hommes, confronte amèrement son succès mondain à son échechumain. Ainsi le premier venu trouve qu'il ne lui est pas donnéd'être en contact avec autrui. Avec autrui, que dis-je 1 avec lui-même, s'il n'est pas un sentiment qui n'exige, pour demeurer,qu'un homme sache au-dedans s'en entretenir : jusqu'à la révolteet à la recherche de Dieu. Qui ne serait prêt à abandonner la litté-rature à son sort? Mais c'est toute pensée qui se voit compromiseavec elle . On ne voulait mettre à mort que l'artiste, et c'est l'hommequi a la tête coupée.

Page 11: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEU R S DE TARBES 19

Pour étranges et sauvages qu'ils nous soient, la littérature et lelangage cependant continuent et ce n'est pas sans raison qu'onles compare au miel, que les abeilles font, parait-il, sans y réfléchir.D'ailleurs, non pas abandonnés à eux -mêmes autan t qu'on lepourr ait croire - mais portant leurs recettes (dont la moindre n'estpas l'abs ence apparente de recettes). Et pour qui les observe deprès, leurs arguments et leurs preuves.Qui pous se en ce sens sa recherche, et tente de démêler - naïve-ment et sans accepter de rien entendre à demi-mot - les impres-sions sur lesquelles se fonde notre sentiment littéraire, l'opin ionimmédiate sur laquelle prend d'abord appui le poète comm e lecritique, et la répon se enfin que nous apportons confusément àcette question enfantine : « Qu'est-ce que la littératur e 7 » -enfantine, mais que tout e une vie se passe à esquiver -, disti ngueassez vit e d'une masse d'éloges ou de reproches, d' invitationsconfuses, d'interdict ions préc ises, un souci plus net et commecentral qu i sembl e de curieuse façon se suff ire à lu i -m ême et secouvre d'un corps de raison. Il serait insensé de le laisser aller,qu'i l ne nous ait cédé son secret.

Page 12: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

2 La misère et la faim

A peine arrivée chez M. Sainte-Beuve,j'entamai la lecture de Louisa. Au boutd'une demi-heure, M. Sainte -Beuves'écria : «Ce n'est pas un roman!»J'allais fondre en larmes, quand il ajouta,du même ton : «C'est la vie même. »

(Mémoires de Thérèse Thirion, Il, 8.)

Il est probable que les Lettres ont de tout temps couru leurs dan-gers . H ôlderlin devient fou, Nerval se pend , Homère a toujours étéaveugle. Il semble qu 'à l'instant d'une découverte qui va changerla figure du monde, chaque poète se vo ie, comme Colomb, penduà son mât et menacé de mort. Je ne sache pas de danger plus insi-dieux ni de malédiction plus mesquine que ceux d'un temps oùrneîtrise et perfection désignent à peu près l'artifice et la conventionvaine, où beauté. virtuosité et jusqu'à littérature signifient avant toutce qu'il ne faut pas faire.On voit, à l'entrée du jardin public de Tarbes, cet écriteau :

ILD'ENTRER

AVEC DES

EST DÉFENDUDANS LE JARDIN

FLEURS A LA MAIN

On le trouve aussi, de nos jours, à l'entrée de la Littérature. Pour-tant, il serait agréable de voir les filles de Tarbes (et les jeunesécrivains) porter une rose, un coquel icot, une gerbe de coquelicots.

Rupture avec le lieu commun

Les rhétoriqueurs - du temps qu'il y avait des rhétoriques -expliquaient avec complaisance comment nous pouvons accéder à

Page 13: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Il S FLEURS DE TARBES 21

1;, poésie : par quels sons et quels mots, quels artifices, quellesHours. Mais une rhétorique moderne - diffuse à vrai dire et malavouée. mais d'autant plus violente et têtue - nous apprendd' abord quels artifices, sons et règles peuvent à jamais effaroucherId poésie. Nos arts littéraires sont faits de refus. 1/ y a eu un tempsOll il était poétique de dire onde, coursier et vespéral. Mais il estaujourd'hui poétique de ne pas dire onde, coursier et vespéral. 1/vaut mieux éviter le ciel étoilé, et jusqu'aux pierres précieuses.N'écrivez pas lac tranquille (mais plutôt, disait Sainte-Beuve, lacMeu), ni doigts délicats (mais plutôt doigts fuselés). Il a pu êtredésirable, mais il est à présent interdit de prononcer de la voluptéqu'elle est douce, efféminée ou folâtre; des yeux, qu'ils se montrentéblouissants, éloquents, fondus. (Et s'ils le sont pourtant 7) Quiveut définir les écrivains depuis cent cinquante ans, à travers milleaventures, par ce qu'ils n'ont cessé d'exiger, les trouve d'abordunanimes à refuser quelque chose : c'est la « vieillerie poétique»de Rimbaud; 1'«éloquence» de Verlaine; la « rhétorique» deVictor Hugo. « J'ai eu, dit Whitman, beaucoup de mal à enlever deBrins d'herbe tous les traits poétiques, mais j'y suis parvenu à lafin. » Et Laforgue : « La culture bénie de l'avenir est la déculture. »L'art d'écrire aujourd'hui, note Jules Renard, «est de se défier desmots usés »,Sans doute; et c'était jadis de se fier aux mots admis, éprouvés,exercés. Or ce sont, peu s'en faut, les mêmes. La confiance passée,la défiance présente, qui semblent tenir même place et peser mêmepoids, ont encore même objet - comme si tout le mystère desLettres tenait à un problème unique, dont la solution seule pour-rait, à notre gré, varier du tout au tout.Ou sinon leur mystère, du moins cette part en elles, qui est suscep-tible de rigueur, d'opérations, de métier. Car les règles et les genressuivent les clichés en exil. Qui veut tenter l'histoire de la poésie,du drame ou du roman depuis un siècle, trouve d'abord que latechnique s'en est lentement effritée, et dissociée; puis, qu'elle aperdu ses moyens propres, et s'est vue envahie par les secretsou les procédés des techniques voisines - le poème par la prose,le roman par le lyrisme, le drame par le roman. Maupassant disaitnaïvement que le critique (et le romancier) devaient « recherchertout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits », Ainsi desautres. De sorte qu'enfin le théâtre ne se trouve rien tant éviterque le théâtral, le roman le romanesque, la poésie le poétique. Etla littérature en général, le littéraire. « Cela tombe parfois dans leroman », disait (méchamment) Sainte-Beuve d'Indiana. « Théâtral »,

Page 14: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

22 LANGAGE Il

soupirait Jules Lemaitre de la Dame aux Camélias'. Non sansdédain.Je ne veux pas dire que roman ou littérature aient tort. Je n'ensais rien. Et même la privation me semble (comme à tout le monde)souhaitable, voire nécessaire, et j'éprouve assez bien la bassessede toute œuvre qui prétend s'en passer, Mais je n'irai pas jusqu'àla trouver plaisante. Elle est peut-être le remède qu'exige la cor-ruption de notre langue, ou de notre pensée. Mais c'est un remèdequi a mauvais goût. Il est humiliant de se voir retirer, sans rienobtenir en échange, des mots qui nous ont longtemps enchantés;et les choses avec les mots - car il arrive enfin que les pierressoient précieuses; et les doigts, délicats. On ne voulait romprequ'avec un langage trop convenu et voici que l'on est près derompre avec tout le langage humain. Les anciens poètes recevaientde toutes parts proverbes, clichés et les sentiments communs, Ilsaccueillaient l'abondance et la rendaient autour d'eux. Mais nous,qui avons peu, nous risquons à tout instant de perdre ce peu. Ils'agit bien de fleurs' Horace disait des lieux qu'ils sont le pain et lesel des Lettres. A qui s'étonne que plus d'un écrivain glisse à lamorale, aux affaires, à la politique, l'on doit répondre qu 'il s'enfuitcomme un émigrant parce qu'il n'a rien à manger. Et ce n'est passans de solides raisons que nous avons fait un saint de Rimbaudqui cessa d'écrire - et précisément émigra - à vingt ans.

D'un premier alibi : l'auteur différent

Je ne sais s'il faut continuer d'écrire. D'excellents esprits en ontdouté. Marcel Schwob n'était pas éloigné de penser, après Renan,que les efforts des générations classique et romantique ne nouslaissaient qu'un seul doma ine à explorer, celui de la li tt érature éru-dite. Tous les vers, disait Fontanes, sont déjà faits . Cependant, qu is'obstine malgré tout, et ne veut point renoncer, invente diversmoyens de tourner la défense.Le plus simple consiste à peindre des sentiments ou montrer despersonnages assez différents de l'ordinaire pour qu'aucun lieucommun ne soit à leur égard de mise, assez difficiles pour qu'il faill eà leur propos recommencer un langage, qui ne les prévoyait pas.On sait de reste quelle dure exigence d'originalité guide à présent

1. 11 s'agit, bien entendu. de la pièce.

Page 15: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

IC" FLEURS DE TARBES 23

les Lettres. et jusque dans le choix d'un sujet (dont la banalité a pul.ure autrefois le prix). Il s'agit en tout cas de distinguer, de labranche ou de l'homme, la feuille singulière, le caractère baroque.Re::Jardez un arbre, disait Flaubert, jusqu'à ce que vous aperceviezsa différence. Ou bien encore l'écrivain tentera d'être lui-mêmepersonnel au point qu'il ne puisse rien voir, ou dire, que d'inat-tendu. Je n'ai pas de style, disent Wilde ou Cocteau, je suis destyle . D'où vient que l'on ne peut guère plus faire de bonne litté-rature avec de bons sentiments', ni mettre en poésie la vertu . Parchance. la résistance de l'honnête lecteur vient ici assurer à quelquesmonstres une nouveauté durable, et comme une avance littéraire.La valeur poétique de la prostituée, de l'inceste, du gueux ou del'inverti, est dans les Lettres un mot de passe et comme une grille,sans laquelle maint roman ou poème nous resterait obscur. (Faut-ilmarquer qu'il ya là une situation, non moins désobligeante pour legüeux ou la prostituée que pour le romancier?)Une nouveauté durable, sans doute, non pas éternelle. L'écrivainde nos jours - s'il est du moins scrupuleux et veut demeurer vrai-semblable - se voit enfin trop directement intéressé à la révolteet à tout bouleversement qui puisse contraindre au renouveaul'homme et le monde, pour n'être pas en secret révolutionnaire,s'il n'ose l'être ouvertement. Mais le dégoût des clichés se poursuiten haine de la société courante et des sentiments communs.Comme si les États et la nature n'étaient pas tout à fait différentsd'un grand langage, que chacun se parlerait en silence,

Il existe une originalité plus immédiate, qui tient moins au sujetqu'à l'expression. Les Goncourt, Huysmans, Loti avec un succèsdivers usent d'un style en perpétuelle révolution: désécrit (ou dumoins qu'ils veulent tel) . Cependant l'écrivain observe assez vite,en ce sens, qu'il n'est guère de mot ni de phrase qui ne prête aulieu commun, Car il s'exerce autour des clichés comme une conta-gion, Le poète ne s'est pas plus tôt privé du ciel étoilé qu'il lui fautdouter du ciel et de l'étoile, assez capables de le rappeler et qui tien-nent déjà de lui je ne sais quel reflet déplaisant et fade, La luneéveilla chez Mallarmé de graves débats : il prit enfin le parti d'yrenoncer. Si volupté folâtre est coupable, je ne suis pas sûr quevolupté demeure longtemps innocent. Vallée invite à vallée déli-cieuse. Ainsi de proche en proche tout mot devient-il suspect s'il

1. Les bons sentiments étant ceux dont on admet, ou l'on feint tout au moinsd'admettre, qu'ils sont communs.

Page 16: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

24

a déjà servi; tout discours, s'il reçoit d 'un lieu commun sa clarté.Un autre courant secret de la littérature - secret. mais d'où sortentles œuvres les plus vivaces que l'on ait vues de nos jours - exigedu poète , par quelque alchimie, une autre syntaxe, une grammairenouvelle et jusqu 'à des mots inédits où revivrait l'innocence primi-tive, et je ne sais quelle adhésion perdue du langage aux choses dumonde. Tel fut le rêve, et parfois la réussite, de Rimbaud, d'Apol-linaire, de Joyce. Une école moderne, non pas négligeable 1, donneà l'écrivain pour premier devoir de « dissocier la matière desphrases»; une autre école l'invite à dissocier la matière des mots 2.

Un esprit personnel, M. Iliazd, est allé jusqu'à décomposer leslettres : son œuvre est curieuse à voir - et même à tâter, car lesnouvelles lettres dont il use offrent un relief.

D'un autre alibi : l'auteur irresponsable

On soupçonne d'autres défenses, ou d'autres fuites : cellesqu 'évoque assez bien mainte déclaration que l'on découvre, sanstrop de surprise, en tête de plus d'un poème ou roman (et Dieu saitsi les auteurs, de nos jours, s'appliquent à se justifier - comme s'ilsuffisait de faire de la poésie pour la comprendre et que le poèteou le romancier eût ici quelque droit, sinon quelque devoir, às'expliquer. Mais la faute des critiques est infinie) . « Je me suisborné à rapporter » disent-ifs. Ou bien : « Les faits sont tels .Qu'y puis-je faire 7 Je n'ai été qu 'un appareil enregistreur... Lasincérité, mon seul guide... Un miroir le long d'une route... L'agentpassif de forces inconnues... J'ai banni tout esprit critique. »On voit où tend une modestie assez suspecte. Que si le lieu com-mun et le cliché sont, en littérature, inévitables, l'écrivain du moinspeut en être innocent. Ce n'est pas lui qui forge et impose le cliché.Simplement le laisse-t-il passer. Ce n'est pas lui qui dit : « Lamarquise est sortie à cinq heures. » C'est la marquise qui est sortie.Drôle d'idée; mais enfin, il n'y est pour rien. Ni « le forçat intraitableet la fille perdue ». Non. C'est son esprit profond. C'est en lui je nesais quoi d'autre. Peu de matière et beaucoup d'art, disait Racine,Peu d'art, et beaucoup de matière, disent volontiers Balzac,

1. C'est l'école des Mots en liberté , dont le chef fut Marinetti.2 , « L'écrivain a le droit d 'employer des mots qu'il fabrique lui-même... L'écriva inexprime, il ne communique pas» (manifeste de Transition, signé par GeorgesPelorson , Eugéne .Jolas, Camille Schuwer).

Page 17: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 25

Stendhal, Zola - et tout aussi bien Rimbaud, Nerval. «Votre beaupoème, disait -on à Claudel. - Oh, je n'y suis pour rien. » Ramuz :« Je ne suis pas un artiste.» Taine: « Je reçois mon style des faits . »Le réalisme, le surréalisme sont ici logés à la même enseigne, Tousdeux mettent en code un curieux système d'alibi. Simplement l'écri-vain s'efface ici devant le document humain, là devant le documentsurhumain. La tranche de vie comme la tranche de rêve lui permet -tent également de dire : « Je n'étais pas là. » A qui ferait griefà Breton de ses anges pâles, fontaines magiques, vitesses cares-santes, seins fleuris : « J'ai suivi, dit-il (d'un ton quelque peusolennel) , une dictée de la pensée, hors de toute considérat ionesthétique»; ou bien : « Ce sont là les aveux de l'esprit ; de ce qu is'ensuit en littérature, je ne me soucie guère, » Jammes disa ità André Gide : «J 'ai écrit là deux mauvais vers. - Corrige-les.- Je crois que je n'en ai plus le droit. » Cependant, à l'autre boutdu jardin, voici le romancier que la vérité, les faits, l'observationpassionnent et occupent au point de lui faire oublier qu'il écrit :« Je n'ai point de style, disent Stendhal ou Zola. Les choses seulesm'entralnent, et je leur obéis. Ai-je dit redoutable malheur, frontfuyant, émotion contenue? Qu'y puis-je changer 7 C'est un fait.Il s'agit d'un front qui est fuyant; d'une émotion que l'on contient. »Ici le romancier, saisi lui aussi de la folie critique, ajoutera : « Leschoses sont assez belles dans leur nudité, pour se passer de voiles.Toutes vos figures de style ne valent pas un orage, la peur sur lamer, une femme qui pleure . »Et encore: « La forme passe, On gagnel'immortalité en mettant debout des créatures vivantes' . »Ainsi vont les Lettres, balancées du journaliste au médium. C'estun autre aspect, et non moins curieux, de la maladie qui nousoccupe, que l'on n'y consente à parler que pour mieux s'effacerdevant ce qui parle en nous. Non que la possession mystique oul'effacement du savant - ni plus haut la révolution - me semblentle moins du monde méprisables. Loin de là, Je me défie seulementd'une révolte, d'une dépossession qui viennent si bien à point noustirer d'embarras. Je m'étonne enfin de vous voir commencer par unmensonge, Car vous écrivez pourtant, quoi que vous en ayez, et nel'ignorez pas.

Nous n'avons guère perdu de vue notre écriteau. Au fait , l'a-t-onjugé obscur 7 Voici à peu près (je pense) ce qui s'est passé : unedame se promenait avec une rose. Le garde lui a dit : «Vous savez

1. Émile Zola, évidemment.

Page 18: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

26 LANGAGE Il

bien qu 'il est défendu de cueillir des fleurs . - Je l'avais en entrant.a répondu la dame. - Eh bien, il sera défendu d'entrer avec desfleurs . »Mais parmi les écriva ins, il en est qui font choix des fleurs les plusétranges, l' ancolie et le pétunia : « Vous n'irez pas dire qu 'ellesviennent de vos plates-bandes. » D'autres imaginent de se prome-ner avec des to rtillons en guise de roses. Mais les derniers : « Desfleurs dans mes cheveux? Croyez-vous? Ah 1je n'y suis pour rien.C'était machinal. Je n'avais pas vu que c'était des fleurs. Elles ontdû tomber de l'arbre. » Somme toute il s'agit d'esquiver la défense,plutôt que d'en examiner les raison s.

Ce n'est pas que ces raisons soient le moins du monde obscures oudissimulées. Et bien au contraire n'est-il guère de poète ou decritique qu i ne les évoque à tout instant . Elles sont précises . Ellessont frappantes. Elles s'offrent à l 'expérience, à l'observation. Etpourtant je ne vois pas qu'on les ait jamais prises au sérieux, niseulement considérées.La cause en peut être qu'elles ont couramment paru un peu tropbanales, et évidentes. Mais il arrive que ce soit justement le banalqui nous demeu re le mieux caché . La poésie à tout instant nou smontre étrangement un chien, une pierre, un rayon de soleil quedissimulait l'habitude. Si la critique avait aussi quelque chose ànous révéler ?

Page 19: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

3 Les mots font peur

Le tribunal révolutionnaire d'Arrasjugera d 'abord les prévenus distinguéspar leurs talents.

(Le délégué Joseph Lebon, août 1793.)

l.'on voyait jadis paraître un « art d'écrire» par semaine . On en voit;', peine un tous les vingt ans. Qui s'en étonne? S'i l n'est pas de«onseil qui ne tourne au lieu commun, ni d 'élégance au cliché, onnirnaqine guère ce qui resterait à dire aux maîtres de style. Qu'ill'I ut être un audacieux créateur, et ne point se soucier des règles ?l'rendre le contre-pied des œuvr es défuntes? Oubli er que l'on écrit,l' OUr se donner d'un cœur pu r à la vér ité? Soit. Tout cela fait un" "me de traités assez courts, que Maupassant ni Zola, Breton ni/\ ragon, Claude l ni Ramuz n'ont su porter au-delà des limites d 'unehonn ête préface 1 . Simplement a- t-on vu se form er de nos jo urs un"Ollvea u genre littéraire, dont le succès a été grand, et qui pourrait·.',ip pe ler « la justif ication » ou « l' alibi ». Le th ème commun en·.' ''; l i t. à peu près : « L'auteur établit que, malgré l' apparence, i l n'e stl' ;I S un auteur. »

I<i encore il fallait esquiver la difficulté. Trois crit iques y sont assezlucn parvenus.

Le cliché, sign e d'inertie

H"'llY de Gourmont, qui s'en tire par le détachement. observe les.uuours comme un entomologiste fait une chenille, sans espo ir d'yuen changer. Antoine Albalat, plus naïf, suppose que l'attention,

, .Ic citerais tout aussi bien Curtius , Forste r ou Cecchi, s'il n'y avait intérêt - dès1 lw;l :tnt qu e l'on tra ite da mo ts et de phrases - à se maintenir à l'intérieur d 'u ne11l P ( 1l 1: langu e, afin que cett e donnée du problème au moi ns ne varie pas.

Page 20: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

28 LANGAGE Il

la patience, l'observation des grands écrivains peuvent rendre unpeu moins méchant un méchant écrivain. Marcel Schwob fait deson traité un simple recueil de locutions misérables ou abjectes.Cela donne trois arts du style, les derniers que l'on ait vus: Le Pro-blème du style, L'Art d'écrire et les Mœurs des Diurnales, d'ailleursassez divers d'inspiration pour couvrir tout le champ littéraire, sil'un conduit à tenir pour grands écrivains Rimbaud ou Mallarmé;le second, France ou Loti; le dernier, Jules Renard ou Villiers deL'Isle-Adam.Or, en désaccord sur le reste, il est un point du moins où Schwob,Albalat, Gourmont s'accordent dès les premiers mots: c'est l'origi-nalité. Car l'écrivain qui compte est celui qui voit de ses yeux,entend de ses oreilles, touche de sa main, sent de tout son corps- et ne peut enfin que son œuvre ne trahisse ce qu'il est en luid'unique et d'irremplaçable 1. Qu'il s'applique donc à fuir - s'il neles a d'instinct évitées - les expressions toutes faites, les faussesgrâces, les fleurs. Là-dessus, Gourmont va s'attacher principale-ment à proscrire les clichés moraux : un-homme-que-n'arrête-aucun-scrupule, la-noble-carrière-des-armes, le-mal-cette-gan-grène ... ; Albalat, les clichés pittoresques : émotion-contenue, per-versité-précoce, activité-dévorante; Marcel Schwob, les clichésintellectuels : ambiance-capiteuse, style-impeccable, élégantes-pensées. Quand on en vient aux raisons :Je laisse les plus grossières, c'est que le sens commun n'émetguère que de basses sottises. On sait, depuis Flaubert et Bloy,qu'il n'est idée ni phrase « reçue» où la bêtise ne coudoie la mé-chanceté, où la grandeur ne se voie immolée à la sottise et lesmartyrs aux bourreaux. C'est aussi - l'idée fût-elle sage - qu'il estinutile de répéter ce que chacun sait, et d'écrire des volumes oùpas une ligne ne se lit pour la première fois (et pourquoi pas deslignes où pas un mot ne se lit pour la première fois ?). Mais inutileou sot est peu dire, Il semble encore que ce soit mal.Il pèse sur l'écrivain de clichés un reproche de paresse ou de facilité;et Coleridge se plaignait déjà qu'il fût plus aisé, à ce compte, dedevenir journaliste que cordonnier 2. Ainsi Albalat voit-il dans le

t , Écrire, dit encore Gourmont. c'est « parler au milieu de la langue commune undialecte particulier ot unique» (La Culture des idées). La démarche d'Albalat estplus curieuse: « " y a, remarque-t-il d'abord, lin style banal à l'lisage de tout lemonde. un style cliché dont les expressions neutres et usées... servent à chacun.C'est avec ce style-là Qu'il ne faut pas écrire. » Et il ajoute: « Or, s'il y a un stylebanal. il doit y avoir lin style original, l'originalité étant le contrairo de la banalité»(L'Art d'écrire).2. Propos de table.

Page 21: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Il ' .111\1 11 : ; I I/ 29

·.I y lc banal une façon de laisser-aller ou d'impuissance 1 ; Gourmont.1111 signe de déchéance et d'inattention 2; Schwob, d 'ignoranceou de veulerie. (Et volontiers nous les voyons avec eux , Ainsi dit-'"I couramment - et comme en cliché - de qui parle en clichés :« Il n'est pas allé chercher bien loin, il ne s'est pas fat igué. » Etoucore : « Voyez des gens causer dans la rue.., Rien ne passe surl''urs visages des mots qu 'ils disent. C'est qu 'ils ne pensent pas,qu'ils ne pensent jamais, qu 'ils se servent de phrases toutes faites 3.»)Mais il faut les écouter mieux,« Si l'on se permet une fois , dit Albalat , ces expr essions toutesfaites, on se les permettra deux fois, trois fois, et ent rainé sur \apente on se laissera aller 4 . » A propos de la même pente, Gour-mont : « Pour expliquer le cliché, i l n'est beso in que de la théoriede l' association : un proverbe en amène un autre; un cliché traineap r ès lui tou tes ses conséquen ces et toutes ses guenilles 5.» Etencore : « La forme de sty le qu i nous occupe serait donc une des(ormes de l'amnésie verbale 6, »Ai nsi glisse -t-on insensiblement de la paresse aux raisons de cetteparesse. Le lieu commun trahirait une pensée moins indolenteencore que soumise, moins inerte qu 'entraînée et comme possédée.[l ref, le cliché nous est sign e que le langage soudain a pris le pas"ur \'esprit .

Le pouvoir des mots

« Certains hommes, dit Gourmont, pensent avec des phrasestoutes faites. (Entendez que la phra se se substi tue à la réflexion.) ...Cette faculté singulière de penser par clichés 7 ... » Ou bien : « Lesmots échouent il prendre des postures nouvelles. Ils se présent entdans l' ordre fam ilier où la mémoire les a reçus 8 . » (Entendez qu'ilsualnent la pensée à leur suite : une pensée honteusement résign ée.)El pl us loin , des écrivains de cli chés : « Ces malheure ux, dévoréspar le verbal isme 9 ... » Aill eurs, Gourmont précise : « Les mots

1 Cf. no tamment L'Art d'écrire, pp. 76 , 89.L. Esthéti qu e de la fangue française, pp. 308 el sqq,:l . Paul Léaut aud, J ournal.4 . L'Art d' écrire, p. 76 .5. Esthettoue, p. 30 9,G, Ibid.. p. 308.I . Ibid.. p. 302.8. Ibid. , p. 310.ü. Ibi d.. p. 332 .

Page 22: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

30 l A NGAG E Il

enfermés dans le cerveau comme dans un appare il de distributionpassent directement de leurs cases au bout des lèvres ou au bout dela plume, sans aucune intervention de la conscience et de lasensibilité 1. »Je ne sais si l'explication est exacte; du moins est -elle claire - etnon moins banale, à vrai dire, que le cliché qu 'elle combat, On voitici la méditation des critiques se fonder, et comme s'articuler, surle reproche le plus grave sans doute qui ait cours de notre temps :c'est que l'auteur de lieux communs cède à la puissance des mots,au verbalisme, à l'emprise du langage, et le reste 2 , Reproche sinaturel qu'il suffit assez bien, pour lui donner présence et vertu,de parler de « mots» ou de « phrases» - mieux, de « phrasestoutes faites» - sur un ton défiant. Et qui ne le sentirait passer,par exemple, où Taine et Renan condamnent la moitié des écri-vains - mais tout particulièrement les classiques - sur leur «arr ière-pensée littéraire », Or Proust à son tour traite Renan - et Faguet,Taine - de « malin rafistoleur de phrases 3 ». Pierre Lasserre écritde Claudel qu'il « abuse des procédés les plus matériels del'élocution 4 », Pierre Lièvre, de Moréas: « Il a battu le rappel desmétaphores et des mots nobles 5.» Ainsi encore Paul Valéry dit - il deStendhal qu'il « savait déjouer la phrase per se 6 ». Charles Maurrasde Victor Hugo : « Les mots se soul èvent... ce n' est plus lui quiécrit ". » Et Julien Benda, des littérateurs en général : «Leur propre estde se repaître de périodes agréables B. » Verlaine: «Avant tout, éviterle style. » Entendez le style achevé, le styl e passé mots et lanqaqe.Qui don c écrit : « Chercher à peindre des hommes authentiquesest aujourd 'hui une entreprise exceptionnelle. Regardez les livresrécents : tout cela est de l'imprimé né d'un autr e imprimé 9 . » Maisplutôt, qui ne l'a écrit, ou n'a voulu l' écrire? « A fo rce de faire deslivres ou d'en lire, disait Gœthe, on devient soi-même un livre. »Et Victor Hugo : « Le poète ne doit pas écrire avec ce qui a étéécri t, mais avec son âme et son cœur 10. »Or tout se passe comme sila litt érature venait peser de son poids sur chaque nouvel écrivain,

1. Le Problème du style, p. 482. Cf. Notes et Documents, l, p. 97 .3. Préface à Tendr es Stocks .4 . Les Chap elles littéraires, 1.5. Sur Moréa s.6. Stendhal.7. Lorsque Hug o eut les cent ans.8 . La Jeunesse d'un clerc.9. Jean Prévost, Les Nouvelles titt éreires (4 sep tembre 1926 ),10. Préface dos Odes et Ballades.

Page 23: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 31

l'obliger, le contraindre, en sorte qu'il ne puisse demeurer hommequ'au prix d'une fuite infinie.Si difficile est la fuite, si pressante la tentation, que l'écrivain peutfort bien, avant tout examen, être ici tenu pour suspect, Qui n'a lusuivant de tels scrupules un roman nouveau? se rappelant quelcharme a pour nous l'imitation, quelles grâces donne l'habitude,rassuré par les gaucheries plus que par les réussites, et vaguementdéçu, s'il n'est pas dérouté. Il semble qu'il y ait eu un temps où leslivres nous révélaient l'homme; tout au moins ils nous familiarisaientavec lui et nous portaient à sa hauteur - s'ils ne le dépassaientpas. Rien n'y vaut aujourd'hui une maladie, une catastrophe,l'amour d'une actrice, Bref, la distraction, On disait à Prévost queGuenne quitte la politique pour se donner à l'art. « C'est une grandeperte pour l'art », répondit Prévost,Au demeurant, le reproche offre plus d'un trait précieux: il est clair.Il est précis (quand le « goût» était un si bon prétexte à parler detout et de rien - au demeurant, si arbitraire). Il s'offre franchementà l'observation et à l'étude. Il compose à la critique une atmosphèresingulière.

La terreur, ou la condition de la critique

C'est d'abord que la critique reçoit une nature - et une autorité -qui l'approchent d'une science. En ceci : elle vient après l'œuvre.Il lui faut attendre, pour le juger, que l'événement littéraire se soitpassé - quitte à chercher alors patiemment s'il tient de la répétitionou de la découverte, s'il est neuf ou convenu. La véritable admirationest historique, disait Renan. On a longtemps admis qu'il existaitune critique préventive, créatrice - d'un mot, rhétoricienne -,propre à frayer les voies au drame et au poème, à les guider, àleur offrir un milieu favorable, Mais nous commençons par le poèmeou le drame, et la critique suit, de son mieux. C'est ce qu'exprime,entre autres, le thème du critique opposé au créateur (celui-là toutjuste bon à dénouer les cordons de soulier de celui-ci) - thèmenon moins populaire de nos jours que le « pouvoir des mots» oules « dangers de l'éloquence' ».

1. D'où suit entre autres un curieux embarras : qui veut guider dans les Lettresun jeune bourgeois lui recommande d'être un inventeur intrépide et de négligerce qu'il a appris en classe. Mais un paysan, un ouvrier? On Jeur conseillera d'oublierce qu'ils n'ont jamais su.

Page 24: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

32 LANGAGE Il

Cependant la critique est science en un second sens, et psycho-logue autant qu'historienne. Boileau, Voltaire ou La Harpe jugeaientd'un poème qu'il était aimable ou déplaisant, qu'il flattait ou frois-sait le goût, les règles, la nature. Mais il peut désormais suffire àSchwob, Albalat ou Gourmont d'« observer le mécanisme de lapensée humaine '». Le critique, depuis Sainte-Beuve, constatedans l'écrivain, à la naissance même de l'œuvre, un phénomènetel qu'il entraîne inévitablement le mérite ou le démérite. Ce phéno-mène - soumission au langage, ou tout au contraire dégagement -a dans les clichés ses témoins et ses signes, où l'erreur ne mord pas.Ce n'est plus le roman qui est facile, mais l'auteur lâche; ni lepoème banal ou plat, mais le poète tricheur. Ni le drame enfin quimanque au bon goût, mais le dramaturge à la droite pensée. Ony juge moins l'œuvre que l'écrivain, moins l'écrivain que l'homme.D'où vient, entre autres effets, la valeur que prend la maladresseou le défaut. « L'œuvre, dira-t-on, est si bien écrite qu'il n'en resterien 2. » Mais l'on parle, à l'inverse, de défauts émouvants, savou-reux, admirables : c'est que l'auteur s'y trahit, et laisse percerl'homme.Où le défaut manque, il reste au critique une ressource encore :l'indiscrétion. Il s'agit, poursuivant l'enquête à l'envers, de recher-cher, moins encore si l'écrivain a échappé à la griserie des motsque s'il était capable d'y échapper : si sa nature, son tempérament,ses aventures lui permettaient de résister à la littérature. D'un mots'il est authentique.La critique y gagne une juste violence, qu'elle n'avait guère connue.Tant la fureur est plus aisée (ou plus agréable) contre un hommeque contre un livre. Et plus efficace d'ailleurs : car on tient dansl'homme cinquante livres à leur source. « L'on devrait châtier d'unemain plus ferme, dit Gourmont, les mauvais écrivains. » Il ajoute :«Annuler par une critique impitoyable le travail de l'imitateur,étouffer dans son trou la bête immonde 3. »L'on appelle Terreurs ces passages dans l'histoire des nations (quisuccèdent souvent à quelque famine) , où il semble soudain qu'ilfaille à la conduite de l'Etat, non pas l'astuce et la méthode, ni mêmela science et la technique - de tout cela l'on n'a plus que faire-,

1. Cf. Esthétique. p. 303.2. Max Jacob, Art poétique.3. Esthétique, p. 322. Cf. Culture des idées, p. 4 : « S'il n'y avait pas deux littéra-tures, il faudrait égorger immédiatement presque tous les écrivains français. »On entend de reste que celte distinction des « deux littératures» est pure clausede style.

Page 25: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 33

mais bien plutôt une extrême pureté de l'âme, et la fraîcheur del'innocence commune. D'où vient que les citoyens se voient priseux-mêmes en consldération. plutôt que leurs œuvres: la chaise estoubliée pour le menuisier, le remède pour le médecin. Cependantl'habileté, l'intelligence ou le savoir-faire deviennent suspects,comme s'ils dissimulaient quelque défaut des convictions. Lereprésentant Lebon décrète, en août 1793, que le tribunal révolu-tionnaire d'Arras jugera d'abord les prévenus « distingués par leurstalents », Quand Hugo, Stendhal ou Gourmont parlent de mas-sacres ou d'égorgements, c'est aussi à une sorte de talent qu'ilssongent : celui qui se trahit aux fleurs de rhétorique. Comme si leméchant auteur - profitant de l'effet obtenu déjà par tels arrange-ments de mots, telles astuces littéraires - se contentait de monter,de pièces et de morceaux, une machine à beauté, où la beauté n'estpas moins déplaisante que la machine.

Au monastère d'Assise, un moine avait un accent grossier, qui puaitsa Calabre. Ses compagnons se moquaient de lui. Or il était suscep-tible; il en vint à ne plus ouvrir la bouche que lorsqu'il s'agissaitd'annoncer un accident, un malheur, enfin quelque événement ensoi assez grave pour que son accent eût chance de passer inaperçu.Cependant, il aimait parler: il lui arriva d'inventer des catastrophes.Comme il était sincère, il alla jusqu'à en provoquer.Et notre littérature non plus n'exigerait pas avec tant de soin lesensationnel, la surenchère et l'audace, si elle ne voulait nous faireoublier qu'elle est littérature, qui use de mots et de phrases. Car ilne s'agit de rien d'autre dans son secret : ses paroles lui semblentdangereuses, et son accent odieux.Du moins savons-nous à présent le détail du danger, les raisonsde la haine.

Page 26: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

2 Le mythe du pouvoir-des-mo1ts

Page 27: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

4 Détail de la terreur

La décadence des Lettrescommence le jour où l'écrivain,trompé par le charme des périodeset comme Balzac séduit aux mots,se figure, l'insensé,qu'il lui suffit d 'écrire.

[Juviqnet, De la décadencedes Lettres, 1765.)

... car ce sont bien des raisons . Voilà qui nous réconcilierait avec larerreur, s'il était possible. Certes ses prétextes sont faibles : ni lecarac t ère ou la vie ne valent beaucoup mieux que le goût, la beauté,,( les autres idées confuses dont s'enchantaient les derniers clas-siques. Certes elle est prétentieuse et déçue ; folle et muette. Elle aces défauts-là, et bien d'autres. Mais elle tient une vertu, qui passede loin ses défauts : dans un domaine, trop souvent livré à la maniecomme à la complaisance, elle refuse profondément le hasard,l'ombre, la confusion. Ses arguments apparents sont peut-être1;1l:hes; mais ses preuves secrètes sont admirablement précises,pressantes. S'il faut vraiment, pour sauver la jeune pensée del'esclavage, passer par le baroque et l'excès, vivent le baroqu e etl'e xcès 1 Souffrir la misère et la faim, va pour la misère et la faim ,Précises serait peu , D'une préc ision qui s'offre d'elle-même à lacrit ique, à l'examen. Son expérience fût-elle légère, c'est une expé-rience - il dépend de nous de l'assurer; son observation inexacte,c'est une observation - il dépend de nous de la recommencer,Précises, et il nous est donné de savoir si elles sont exactes. De lesrendre exactes, s'il le faut. Car les faits sont là : clichés, grands mots,li oux communs, les plus faciles à observer qui soient. Et qui nevoudrait traiter en science la doctrine qui se donne à nous pourscience 7/1 la faut examiner d'abord dans son déta il.

Page 28: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

36

Un argument politique

Sainte -Beuve est sans doute le premier critique qui prenne à tâchede distinguer, des écrivains attachés à quelque pensée profonde,ceux qui s'abandonnent dans leur œuvre « à un souci de pure etsimple rhétorique », Il va de soi que les premiers peuvent être plusou moins bons, mais que les dern iers sont détestables.On sait de reste quel a été le succès de cette distinction. Sainte-Beuve ne songea it guère à condamner que les derniers classiques.Delille ou Chênedollé. Taine va tenir pour suspect de verbalismel'œuvre entière du XVIII esiècle-et les récits en particulier de Jean-Jacques Rousseau . Pour Renan, c'est toute la littérature classique,le jansénisme excepté, que compromet un abus de la rhétorique ;et, pour Brunetière, les poésies de Malherbe. Mais c'est au contrairel'œuvre des Renaissants qui semble à Faguet étro itement liée à desartifices verbaux, et comme écrasée par son langage. Nul n'y échappe.Lemaitre s'en prend à Villon, et Gourmont à Voltaire. Taine , revenude Rousseau, voit soudain dans Racine le comble du verbalisme.Sainte-Beuve, laissant Delille, s'attaque à Victor Hugo. MarcelSchwob à Chateaubriand. Au demeurant, il n'est rien en tout celaque de vraisemblabl e et d'entraînant; non sans quelque vulgarité.Car l'argument sert bien ailleurs qu'en littérature. Il est commun, ilest populaire. Somm e toute, il introduit moins dans la politique, parexemple, un élément littéraire ou raffiné, qu'il ne fait dans la litté-rature un élément polém ique. Point de journal ni de gazette quin'invite son lecteur, une fois la semaine , à séparer la « paille desmots» d'avec « le grain des choses », Ou bien encore ne soupire, àpropos de guerre ou de paix, d'élections, de chômage: « Des mots 1des mots 1» Hamlet s'est fait journaliste.Il y fait fortune. Une revue de critique sociale et politique ouvre, àcôté des rubriques ordinaires: « Mises au po int »,« Confrontations »,« La Cond it ion ouvrière» et le reste, une ch ronique qui s'appelle« Le Pouvoir des mots ». Ces mots pu issants sont, par exemple :guerre d'idéologie, renégat, la jeunesse, t' Opinion , la Démocratie,et autres termes abstraits, On sous-entend curi eusement que detels mots ne se prêtent pas moins aisément à l'observation, à lacritique, que le salaire du métallurgiste, ou le prix des loyers. Bienplus, on admet que l'analyse, en les ramenant au concret et lesforçant en quelque sorte à avouer leur portée véritable, leur ôteral'arbitraire et la magie d'une puissance, plus proche des formulesdu sorc ier que des lo is du savant.Mais les Nouveaux Cahiers n'ont pas découvert le pouvoir des mots,

Page 29: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS D E TARBES 37

Et bien au contra ire n'est-il pas d'argument plus commun, depuisquelque cent ans, chez les écrivains pol itiques. Chez tous les écri-vains politiques : argument si précieux qu'il sert également le réac-tionnaire contre le d émocrate. elle r évolutionnaire contre le modéré.Charl es Maurras observe ainsi, après Bonald, que les erreurs socialestiennent, bien plutôt qu 'à la sottise des hommes, à l'influence dulangage. «Toutes affaires cessantes, dit-il, la première réforme estd'abord d'en fin ir avec le règne des mots 1.» Ouels mots 7 Il s'expliqueaussitôt : « les mots de liberté, de démocratie, d'égalité , éminem-ment propres à troubler les têtes .» Cependant, Jean-Richard Bloch,de son côté, après Proudhon : « Nos difficultés politiques viennentdu pouvoir des mots.. . De grands cadavres encombrent notrechemin . Ce sont les mots morts 2 . » lesquels 7 Il ajoute: «Religion,ordre, armée nous touchent et nous dirigent, comme s'ils avaientconservé leur premier sens. » Ouand Denis de Rougemont, Bost ouReinach dénoncent les mots violence, sécurité, classes, c'est dansle même ton où l'on a vu des chefs d'État, de nos jours, s'en prendreau « pouvoir néfaste de ces formules vides : cubisme et futurisme» ;à la « phrase : égalité des droits »; à « ce mot creux : Société desNations ». Ainsi du haut en bas de l'échelle . Même les images et(si je peux dire) la forme littéraire de ['argument ne varient guère.Simone Weil ne nous a pas plus tôt mis en garde, dans lesNouveaux Cahiers, contre certa ins mots « gonflés de sang et delarmes » (ainsi de fascisme) que le colonel de la Rocque s'écriedans le Petit Journal : « Attent ion aux mot s gluants de sang el depus!» (comme bolchevisme) .

La terreur trouve son philosophe

J'ai parlé des formes grossi ères de la Terreur. Il en est de subtiles.Notre vie intérieure, si l'on en croit Bergson, ne parv ient pas àl'expression sans laisser en route le plus préc ieux d'elle-même.l'esprit se trouve, à chaque moment , opprimé par le langage. Ettout homme enfin doit briser, lorsqu'il veut atte indre à sa penséeauthentique, une croûte de mots, trop prompte à se reformer, dontles lieux communs, clichés, conventions, ne sont qu'une forme. laplus évidente.

1. Dictionnaire. artic le mot.2. Destin du siècle.

Page 30: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

38 LANGAGE Il

Je ne vois guère de doctrine en apparence plus étrangère ou plushostile aux Lettres, mieux propre à les réduire à quelque amas delâchetés, d'abandons. Les écrivains cependant ont été les premiersà l'adopter, d'une adhés ion si entière que l'on peut bien les soup-çonner de l'avoir en quelque sorte appelée, et par avance forméeconfusément. " Je suis né, dit l'un, à dix-huit ans, le jour où j'ai luBergson pour la première fois'.» Un autre: « L'Essai nous a rendula consc ience de l'homme et de la vie 2. » Mais les témoignagesinvolontaires sont d'un autre poids.

Il est cu rieux d'observer à quel point les réflexions de Bergsontouchant le langage - et ce langage fragile et toujours repris : lalittérature - sont devenues vraies. Comme si l'on n'avait attenduqu'elles. Comme si l'on savait enfin, avec elles, à quoi s'en tenir.Bergson écr it ainsi : « Le romancier déchirant la toile hab ilementtissée - tissée par l'intelligence, et plus encore par le langage -de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logiqueapparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtapositiond'états simples une pénétration infinie. »Je ne reconnais ic i qu'à demi Balzac, Eliot, Tolstoi et les autresromanciers que Bergson pouvait lire. Mais la remarque devientadmirablement exacte , sitôt que l'on songe à Joyce, ou à Proust.Voilà pour le romancier. Ailleurs, Bergson parle du singulier obstaclequ'opposent au poète les mots, où s'évanouit sans recours l'essen-tiel de la pensée, cet élément « confus, infiniment mobile, inappré-ciable, sans raison, délicat et fugitif, que le langage ne sauraitsaisir sans en fixer la mobilité ni l'adapter à sa forme banale »,Il ajoute : «Sous les joies et les tristesses qui peuvent à la rigueurse traduire en paroles, [ le poète ] saisit quelque chose qui n'a plusrien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respi-ration qu i sont plus intérieurs à l'homme que ses sentiments lesplus intérieurs . »J'hésite à reconnaître ic i Rimbaud, Baudelaire ou Mallarmé. (Ouplutôt, si j'y reconnais certaine part de leur œuvre, j'y vo is mal lesouci qu'ils avouent, leur dévotion au langage, leur respect religieuxdu mot.) Ma is certes Apollinaire, Fargue, Eluard, avec leur désirsecret d'humilier le langage - parfois de le recommencer, toujoursde valoir mieux que lui. Voilà pour le poète .Cependant Bergson ne voit, dans le travail du critique, qu 'un effort

1. Charles Du Bos,2. Gabriel Marcel.

Page 31: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARB ES 39

pour serrer de plus près et reproduire en soi « comme un passantse mêle à une danse» l'acte par lequel le poète ou le romancier« immatériel. distrait. abandonnant tout préjugé de forme. renon-çant aux généralités et aux symboles.... aperçoit les choses dansleur réalité originelle »,Non. ce n'est pas là Brunetière. ni Taine ou Faguet. Ce n'est mêmepas tout à fait (quoi qu 'il en dise') Sainte-Beuve. Mais qui n'yreconnaît Thibaudet, pour qui « l'idéal du crit ique est de coïncideravec l'esprit créateur du romancier»? Ou bien Charles Du Bos. toutoccupé d'éviter « l'inconscient besoin de symétrie qui viendrait,en cristallisant les formes si fluides de la vie spirituelle. séparerle critique du créateur. qu'il suit à la trace ... » et la critique enfintout entière. dont nous dégagions plus haut le secret. Commesi la Terreur - qui du premier jour trouve son metteur en scène:Sainte-Beuve; un peu plus tard . ses doctrinaires. Taine ou Renan;puis ses érudits. ses collectionneurs, ses hommes du monde :Faguet, Schwob, Lemaitre; ses grands inquisiteurs. Brunetière.Gourmont - avait dû attendre jusque vers 1900 le métaphysicienqui la démontre. mais en même temps l'aggrave, et la précipite.

De la terreur comme méthode

Sous quelle forme que se montre à nous la Terreur. elle sembletenir à quelques idées simp les. et qu i se laissent aisément résumer .C'est d'abord qu'il est donné à certains mots - et peut-être à tous-d'exercer un singulier pouvoir sur l'esprit et le cœur des hommes,hors de leur sens. Les « grands mots». disait Péguy, ce sont lesmots que nous ne comprenons pas. Georges Duhamel : ceux dontl'apparition éteint notre réflexion ou notre pensée. Jean-RichardBloch : ceux qui sont privés de tout rapport avec les faits réelsqu'ils devraient signifier. H. G. Wells observait dans le même sensque les seuls mots d'un discours qui nous émeuvent et nous invitentà agir sont ceux dont le sens nous demeure fermé. « comme lesmédecins. les magistrats et les pasteurs, ajoutait-il. l'ont bienremarqué ». Tantôt ce sens a disparu. il s'est évanoui au cours des

1. Je songe. plus encore qu'au célèbre passage de la rivière, à cee : « De mêmeQu'autour d'un vaisseau menacé d'être pris par les glaces. on est occupé in cessam-ment à br iser le cercle rigide.... de même chacun de nous à chaque instant devr aitêtre occupé à br iser dans son esprit le moule qui est près de prendre et de se form er.Ne nous figeons pas... » etc. (Nouveaux Lundis, VII , 49 -50 .)

Page 32: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

40 LANGAGE Il

âges; pourtant le mot n'en garde pas moins sa valeur et son poids.(Ainsi en va-t-il, diront certa ins Polit iqu es, de classes ou de reli-gion.) Et tantôt le mot ne possède encore nulle signif icat ion préciseou cohérente. Peut-être n'y parv iendra -toi! jamais, Son efficacitén'en est que plus grand e, et sa séduction, A insi de démocratie, oud'infini.Quant aux voies de ce pouvoir et à la façon dont il s'exerce, ilsemble encore qu'il faille distinguer deux cas : ce sont tantôt lesmots qui agissent directement sur l'esprit, l'entraînent, le troublentsans lui permettre d'y voir clair (ainsi parle-t-on de vertige verbal,d'étourdissement, d'éclat subit: « Le poète en proie aux mots ." »).Et tantôt au contraire c'est l'esprit qui par un froid calcul délibèrede plier au langage, aux règles, aux clichés, la fraîcheu r de son inspi-ration. (Ainsi l'homme politique accorde pat iemment sa démarcheà la « liberté» ou à la « justice»; le poète se soumet à la rime, ledramaturge aux unités.) Mais qu'elle soit ou non spontanée,habituelle, naïve, la puissance des mots révèle en tout cas un déca-lage, et comme une rupture des rapports qui jouent à l'intérieur dulangage entre le mot et le sens, entre le signe et l'idée. L'un des deuxéléments, dont la réunion fait le parler normal, se trouve amplifié àl'extrême et comme hypostasié, l'autre réduit, brutal isé. Et simple-ment est-il des hommes pour céder, plus aisément que d'autres etplus joyeusement, à la brutalité, à l 'esclavage.

Faut-il marquer plus précisément ce qui est de pure évidence 7 Ou i,si nous tenons à ne rien laisser ici d'obscur ou d'inaperçu . Ondira donc (pour acquit de conscience) que le langage comporte- comme les grammaires l'enseignent, et les dictionnaires, ne fût -ce que par leur aspect, le confirment - d'un e part des signes quitombent sous le sens : soit bruit, son, image écrit e ou tactile. Del'autre, des idées, associées à ces signes en telle sorte que le signe,sitô t apparu, les évoque. En bref. un corps et une âme, une mat ièreet un esprit. Celu i-ci subtil et souple ; cell e-là fi xe et passive, Ainsidifférant l'un de l'autre au point que rien de ce que l'on dit du motne se peut dire de l'idée, et l'inverse. Tous deux cependant si étran -gement proches de nous, indiscutables, donnés, que l'on peut sedemander si notre idée la plus générale de la matière et de l'inorga-nique ne nous vient pas d'étendre au monde entier ce que l'expé-rience intime à tout instant nous apprend de nos mots; mais notreidée de l'esprit et de la vie, ce que le langage nous apprend despensées. La puissance des mots dès lors, ce serait assez exacte -ment, dans le microcosme de l'expression, la matière qui opprime

Page 33: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 ES FL EURS D E TARBES 41

l'esprit , Comme un homme, devant le coup violent qui va le frapper,se sent déjà changé en cadavre, ainsi la pensée asservie aux motsa beau gard er son apparen ce, elle est déjà morte, et réduite àrien : une simple chos e entre d'autres, qui tombe quand on lapousse et tombée demeure à terre, Et simplement faut-il ici marquerdeux points, L'un est que la Terreur admet couramment que l'idéevaut mieux que le mot et l'esprit qu e la matière : il y a de l'un àt'autre différence de dignité, non moins que de nature, Telle est safoi et, si l'on aime mieux, son préjugé. Le second porte que le lan-gage est essentie llement dangereux pour la pensée : toujours prêt;, l' opprimer, si l'on n'y veill e, La définition la plus simple quel'on puisse donner du Terroriste, c'est qu'il est misologue'.S'i l falla it pou sser un peu plus loin dans l'analyse, on ajouteraitici que la séparation commune entre le signe et la chose, le mot etl'i dée, relève de la méthode de connaissance la plus simple, maisaussi la plus savante, qui soit à notre portée : celle dont use ledétective aussi bien que le philosophe, et le dépanneur d'autoscomme le physicien, Elle consiste, devant chaque difficulté - etOieu sait si le lang age et l'e xpression, cons eils, ordres, compliments,nous en offrent de toutes sortes, à tout instant menaçantes, à toutInstant résolues - , à réduire l'événement obscur à ses élémentsclairs et distincts: à distin guer dans la panne le défaut du carbura-leur; dans le meurtre , la blessure, le revolv er, l'empreinte de l'assas-sin : dans l'eau , l'o xygène et l'hydr og ène qui la composent; danslil phrase, les mots d'une part (qui peuvent fort bien se trouveronvahiss ants, pesants, abuser de leur force brute) et le sens det'autre. A insi divi sant la diffi culté en autant de parcelles qu'il fautpour la résoudre, exigeant de chaque parcelle l'évidence, et nel 'mant rien pour acquis que l'on n'ait vérifié, admettant enfin qu 'iln'est rien en de telles mat ières que notre attention, sitôt qu'elle s'y.ipplique, ne soit propre à saisir et conn aître. Telle est la première.issise, et fort solid e, sur laquelle la Terreur fonde sa machine dequerre.

1. Il serait aisé de marquer do cett o misa/ag ie d'autres elfets pl us frappants, LesJHlncipales découvertes de notre temps portent contre certain e entente naive des" grands mo ts» - ces grands mo ts que Gourmont to ut crûment propose de" sal ir », Marx et Freud, So rol ou Gobineau (pour ne ci ter qu'eux) tente nt d'abordd "(,roblir qu e l' homme qui parlo do liberté et d'égalité , de droits, si'emour, voire.i 'ormoùe, de va/ ou de ballon - le rêve n'étant ic i qu 'une autr e sorte de langage-,nu pense pas tout " fait ce qu'i l a l'air de penser, Tant une réaction élémentaire àl' board du lang age command e les préoccupatio ns d 'un e épo que et jusqu'aux",,;herches les pl us désint éressées.

Page 34: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

42 LANGAGE Il

Si je tente de dégager le souci particulier qui anime la Terreur dansles Lettres, je trouve que le poème ou le roman expriment sans doutela joie, le désespoir, les hommes et leurs mœurs, mais trahissent plussecrètement une idée du langage : certaine science que l'on enforme; à la faveur de cette science, telle attitude que l'on prend àson égard : une façon de se tenir, et de tenir contre lui - scienceou technique dont les mœurs et la joie ne seraient, au vrai, quel'apparence.Tel est l'autre secret de la Terreur. Et je ne sais dans quelle mesureil est fondé. Mais il faut avouer que nos premières observations nevont pas sans lui donner quelque vraisemblance. Car nous avonsdu moins découvert qu'une certaine attitude critique, avec lesœuvres qui en procèdent, avec la révolte, la misère et l'excès quis'ensuivent, tenait, elle, à une opinion fort précise touchant lelangage.Cette opinion n'est pas sans offrir quelques défauts - ou tout aumoins quelques obscurités.

Page 35: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

5 Où le lecteurvoit l'auteur à l'envers

Sitôt qu'il y a dans le mondedes connaisseurs de chevaux, on voiteppereître des coursiers remarquables,C'est qu'il y a toujours eu de telscoursiers, mais les connaisseurssont bien rares.

(Han Yu, Considérations sur lescoursiers.; 815.)

Il est à la Terreur deux traits également marqués, Le premier tient,) la gravité de la question qu'elle agite (et de la réponse qu'ellepropose). Parmi les problèmes de toute sorte que soulèvent l'exer-cice et l'existence même des Lettres, il en est un dont les autres nesont que reflets et que signes: et chaque écrivain vaut par la solu-tion, avouée ou secrète, qu'Il Iui donne. C'est à savoir si la littératurel.ivorise ou bien ruine le seul événement qui importe : l'esprit etson libre jeu. Et l'on entend de reste qu'il n'est guère d'opinion nide goût de Pierre Lasserre touchant les Romantiques, de Tainelouchant les écrivains du XVIIIe siècle, de Renan le XVII" ou deI aquet le XVie, que ne limite et n'oblige par avance la conviction'Ille l'on a vue; et qu'il n'est guère non plus, en chacun de nous,d'opinion sur un auteur que ne colore un sentiment rapide et violentsur sa conduite à l'égard des mots et des phrases,

Le second trait de la Terreur est sa frivolité. Il semble qu'elle secontente, en un parti aussi grave, de la première impression venue.

On s'adresse en vain aux savants

Il! Terroriste se borne, dit-il, à constater un fait, et comme une loihnquistique : c'est à savoir que certains mots trahissent une hyper-trophie, aux dépens de l'idée, de la matière et du langage. Or, cette

Page 36: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

44 LANGAGE Il

loi de l'expression, il ne s'est pas trouvé un linguiste pour l'aperce-voir. Pas un grammairien. Pas un philologue. De Meillet à Nyrop,d'Hermann Paul à Bally, je n'en vois aucun qui ait jamais remarquécette singulière influence, dont politiques et moralistes nous rebat-tent les oreilles. Ce serait peu. Ils ont remarqué tout le contraire.Car il est deux lois sémantiques, où ils s'accordent assez bien. L'unea trait à l'usure des sens. Elle porte que le mot s'épuise avant l'idéeet laisse aisément altérer, s'il ne la perd - plus l'idée est de soi viveet frappante -, sa vertu expressive. C'est au point que la consciencelangagière d'un peuple doit s'employer, d'une action insensiblemais têtue, soit à maintenir en valeur les termes dont elle use, soità leur substituer de nouveaux termes qui fassent le même service.Quand garce a son sens dévié, cette conscience invente Fille; etjeune fille, quand Fille à son tour s'égare. Loin que le mot surviveà l'idée, c'est l'idée qui survit au mot.La seconde loi a trait à cette conscience langagière. Elle porte quele sens commun, en matière de langage, dispose d'un instinct quine le trompe guère; qu'il perçoit exactement, bien avant grammai-riens et linguistes, les plus menues variations d'un sens; qu'il peutenseigner l'écrivain lui-même, et qu'aux Halles on n'apprend passeulement à parler, mais à entendre. Bref. on n'aurait jamais vude mot agir suivant un sens qu'il n'a pas.Voilà qui ne laisse guère place au pouvoir du langage. Reste qu'ils'agit d'un événement trop subtil ou secret pour se plier auxmesures des savants. (Et je n'imagine en effet rien de mieux insai-sissable que cette pesée d'un mot sur le cours de nos idées.)Bergson observe en ce sens que langage et pensée sont de naturecontraire: celle-ci fugitive, personnelle, unique; celui-là fixe, com-mun, abstrait. D'où vient que la pensée, obligée en tout cas depasser par le langage qui l'exprime, s'y altère et devient à son tour,sous la contrainte, impersonnelle, inerte et toute décolorée. Or(ajoute Bergson) une telle pensée se prête aux exigences de lasociété mieux que la première : elle s'y substitue peu à peu et nouségare sur nous-mêmes. Au demeurant, les faits sont là : à quin'arrive-t-il de se sentir à l'avance arrêté et comme déformé parles paroles qu'il va dire?Cependant l'on bute ici à de nouveaux obstacles : c'est d'abordqu'il est imprudent de réduire tout langage à exprimer des pensées.Phèdre parle au contraire pour jouer un rôle, et dissimule son senti-ment; Ariste, lui. parle pour parler, au petit bonheur. D'où leurpensée se trouve bien libre de poursuivre, sous le couvert desmots, sa rêverie la plus sauvage.

Page 37: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

IL S FLEURS DE TARBES 45

Mais je consens même que tout langage soit d'express ion . Je nevois point que cette expression do ive en tout cas me dim inuer, ethien au contraire : il suffit de quelques mots, que me dit un livre,un autre homme, pour me jeter dans une vi e intérieure prodi gieuseet inattendue. Quoi! Il Y suffit parfois d'un mot, que je viens deprononcer. Notre langage, disait Comte, nou s apprend - Rilke :nous révèle - à nous-mêmes.Je veux cependant que tout langage soit d' expression ; que touteexpression nous contraigne. Il resterait à prouv er qu e la contrainteest durable. Ici encore je vois, tout au contraire, que le mot unefois prononcé peut me rendre à la vie profonde la plus incohérente,et qu'il m'arrive de me sentir d 'autant plus lib re qu e je me suistrouvé plus contraint. Tel mélange inexprimable d'amour et dehaine, de gratitude et de mépris, prend sa revanche, sit ôt que je meretrouve avec lui, de la simplicité factice que lui imposaient mespropos. Le naufragé sur son radeau, qui agite un chiff on de linge,traduit fort mal sa faim, sa soif, son angoisse. Avant de parler dej'étrange simplification qu 'exerce sur lui le chiffon, je voudraispourtant être sûr que l'angoisse, la faim, la soif ne reviendront pas,s i t ôt le navire passé. Les faits, disent Bergson et le Terrori ste, sont1.\ , Il se peut. Mais les faits opposés n'y sont pas moins, Retourno ns<lUX littérateurs,

Frivolité de la pensée critique

S'i l est un trait des jugements littéraires que l'on a vus, assez faitl'our nous surprendre, c'est que les crit iques ne songent guère à lesjustifier, Comme si leur éviden ce alla it de soi, et qu'il suff it pour lesrendre exacts de les prononcer. Faguet s'en tient à l'impression quelui donnent les « ruses » et les « procédés» de Montaigne - maisla véritable question est de savo ir si Monta igne les pense en ruses,,' en procédés. Brunetière et Renan constatent que Malherbe etles classiques se font glo ire d'obéir à la rhétorique; ils oublient de,: enquérir si la rhétorique leur est simplement un art de parler et" 'écrire, ou bien de réfléchir. Taine s'i ndigne de voir Jean-J acquespciner sur son style 1 - mais si Jean-Jacques ne voulait que mieuxplilH ce style à sa pensée 7 Sainte- Beuve reproche aux Roman-uques d' être un peu trop préoccupés des genre s et règl es qu'ils

1 CI, Notes el Docum ents, 2, p . 122

Page 38: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

46 LANGAGE Il

tâchent à détru ire. Mais il ne songe pas à prouver le seul point dontil soit question : c'est si les Romantiques s'attachent à ces genresen tant que genres - et non point, dans la mesure où ils pensentles évit er. à leur propre émotion, à leur liberté. Ainsi, d'un texte« bien écrit » je puis supposer que l'auteur n'avait en tête que gram-maire et que règles. Mais je puis supposer tout aussi bien que lanature, l'exercice lui ont rendu ces règles si habituelles qu 'il estenf in le plus libre qui soit de les oublier. Qui se soucie le plus vive-ment, quand i l do it écrire , de correction et de règles, l'ignorant ou lesavant 7 On doit au mo ins en discuter. Or il est peu de dire en detels cas que le Terroriste ne nous apporte pas de preuves ; il nesemble même pas se douter, c'est le plus grave, qu'il lui faudra it enapPorler.Je veux bien que la chose soit difficile. Nous sommes renseignés,à l'ord inaire, sur les rapports de l'écrivain avec son œuvre , par cetteœuvre seule, qui se plie à notre imagination: la veut -on prendrepour un amalgame de mots et de phrases artistement assemblés,elle est telle aussitôt. N'en veut -on retenir que le sens et l'émotion,la voici qui se vid e de langage pour être toute pensée. A insi pou-vons-nous, avec la même aisance , nous abandonner à son stylecomme à son inspiration. Cela ne va guère sans admettre qu e l'écri-vain l'a formée dans le même ordre où nous la pensons; mais cen' est pas là précisément réfléchir, ni posséder une preuve valable .Reste que nous obtenions quelque aveu des auteurs.Ils nous font l'aveu tout contraire.

Charles Maurras, Jules Lemaitre, André Gide s'accordent à recon-naître qu e les Romantiques ont été les premiers écrivains françaisqui aient expressément donné le pas à la phrase sur le sentiment,au mot sur la pensée. Or les Romantiques, avec la même évidence,se tiennent pour les premiers écrivains qui aient entièrement lib éréla pensée de la servitude des mots. Victor Hugo est sans doute lepo ète à propos de qui les critiques évitent le moins de parler detemps en temps (avec tristesse) de verbal isme vide; mais il estcertainement le premier poète qu i se soit regardé comme l'ennemipersonn el du verbalisme vide. Gourmont écrit de Chateaubriandqu 'il est la «proie de son styl e ». Mais nu l écrivain ne s'est cru plussincèrement la proie de ses orages. Si quelque trait de Stendhalnous irrit e à la longue, c'est {( le ton naturel qu 'il affecte », dit PaulValéry, ct les procédés qui le font {( accumuler dans une œuvretous les symptômes les plus expressifs de la sincé rité ». Mais quis'est voulu, avec plus de rage que Stendhal , libr e de ton et de

Page 39: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Ils FLEURS DE TARBES 47

procédé 7 Et de Taine enfin, Faguet peut écrire que sa langue est« tout artificielle» et ne parvient au relief que « par un miracle defabrication ». Mais Taine (qui mettrait en doute la parole de cethonnête homme 7) : « Je ne fais que raconter mes sensations...Je reçois mon style des faits avec lesquels je suis en commerce. »Ainsi en va-t-il des écoles diverses qui se sont succédé depuis leromantisme, Qu'il s'agisse du symbolisme ou de l'unanimisme, desparoxvstes ou des surréalistes, il n'en est pas une qui ne nous frappe.iujourd'hui par ses manies verbales. Il n'en est pas une non plus'lui n'ait cru se fonder contre tout verbalisme et tout procédé -niais chacune d'elles commence par découvrir avec beaucoupd'énergie un objet: l'esprit, l'homme, la société, l'inconscient, queles écoles précédentes lui semblent avoir pris à tâche de dissimulersous les mots.

Je ne cherche à juger ni l'écrivain, ni le critique. Je m'étonne seule-ment d'un malentendu entre eux qui semble à ce point régulier,d comme légal. Je dois m'étonner plus encore d 'une doctrine'lui prend pour base et centre de sens un tel malentendu.

Une singulière confusion

Ainsi le savant qui serait le mieux à même de le distinguer, n'aper-',:oit jamais rien dans le langage qui ressemble au pouvoir des mots.Mais le critique, qui pense le voir à tout instant, c'est à la conditiondt> négliger les précautions élémentaires que prend, en pareil cas,un observateur scrupuleux. Je ne veux pas douter que ce pouvoiruxiste. Encore doit-il être de nature étrange, s'il faut pour le voir seboucher les yeux.On eût pu le noter d'abord: s'il est un trait singulier des observa-tions que l'on a vues, c'est qu'il ne s'en trouve pas une pour nous"ffrir un témoignage direct. Certes, il serait curieux que M. CharlesMaurras vînt nous dire : « Voici quelle influence exerce sur moi lemot de tradition »; et M, Jean-Richard Bloch: « Voici commentm'aqit et me guide le mot de révolution, » Mais non. Il ne s'agitlamais que des autres,Ce serait peu. Il s'agit des autres quand ils ont tort, et que nousdistinguons ce tort clairement: les plus différents de nous qui soient,adversaires, ennemis. H. G. Wells remarque le danger qui vient, enenrique littéraire, d'un mot tout fait, avec sa nuance fixe d'éloge ou

Page 40: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

48 LANGAGE Il

de blâme (comme sont roman-feuilleton, ou pièce d'idées). /1ajoute : « C'est que les imbéciles s'en servent largement. » Soit.Il va sans dire que Wells n'est pas un imbécile; et que les chefsd'État que l'on a vus échappent heureusement à la décadenceintellectuelle (disent-ils) que trahit l'obéissance aux formulescubisme, égalité des droits, Société des Nations; que M. Maurrasni M. Jean-Richard Bloch ne sont le moins du monde dupes,celui-ci de religion, celui-là de démocratie.Je le veux bien. Mais cessez de me parler d'un événement intime,et subtil. S'il était intime, vous ne le verriez pas. Car, Jean-RichardBloch, vous n'êtes pas religieux, ni vous, Maurras, démocrate. Maistout le contraire et s'il s'agit enfin de savoir ce qui se passe ausecret d'un esprit démocrate ou croyant, ce n'est pas à vous quej'irai demander conseil./1 faut insister encore. Loin que le pouvoir des mots se plie jamais,en de tels cas, aux lois d'une observation méthodique, il semblequ'il surgisse dans tous les cas où cette observation demeureincomplète ou impossible, et que le défaut de l'observation soit,par quelque voie mystérieuse, fonction de ce pouvoir. « JulienBenda, écrit un polémiste', parle avec la plus vive conviction duVrai, du Juste, du Bien. Pour lui ces mots possèdent toutes lesvertus et sont dignes d'entraîner toutes les convictions... » Soit,mais le bien ou le juste sont en fait pour Julien Benda, tout aucontraire, le principe et la vérité, au prix de quoi tout le reste appa-raît mots et phrases: « Quoi, demande le chrétien à l'athée, suffit-ilvraiment pour vous convaincre d'invoquer l'Humanité, la Nature,l'Évolution? Est-ce penser que se soumettre à ces formulescreuses?» Mais l'athée: «Je ne sache pas de réalité plus universelle,et plus éloignée d'une formule que la Nature et l'Évolution. » Lemot de Liberté, disait Novalis, a fait des millions de révolution-naires. Sans doute : tous ceux pour qui la Liberté était le contraired'un mot.

On peut approcher de plus près l'erreur, ou la différence. Il nousarrive à tout instant de parler du « langage» caractéristique d'unécrivain, des termes qu'il affectionne, des expressions qu'il charge- et qui le chargent - d'un sens particulier : de ses mots clefs.Ce seront les infinis gouffres de Hugo, les cassolettes de Gautier,les flambeaux de t'amour, urnes de la mémoire et sabliers du tempsdes Symbolistes. Et tout aussi bien le pur de Valéry, le gratuit de

1. Ch. Plisnier, Monde, 7 mai 1929.

Page 41: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 49

Gide, l'intuition de Bergson, la nuée de Maurras. Bien. Pourtant,qui fait effort pour se porter d'un coup du dehors au dedans, etpasser de la condition de lecteur à celle d'auteur, éprouve sansdoute possible que la nuée, le gratuit ou l'intuition - loin d'êtredes mots astucieux et commodes - sont au contraire la vérité. et lapensée centrale que servent et qu'expriment chez Bergson, Gideou Maurras, des idées ou des mots plus communs. Par où l'illusionse voit fauchée, L'abbé de Saint-Pierre avait beaucoup réfléchi àla vanité des jugements humains, Il en était venu à dire, toutes leslois qu'il approuvait quelque chose : « Ceci est bon, pour moi,quant à présent.» Il passa en proverbe, sur cette manie. Maiscomme on le plaisantait un jour sur sa formule : « Malheureux 1s'écria-t-il, une formule! C'est une vérité que j'ai mis trente ansil découvrir. »Faut-il marquer plus nettement l'illusion qui semble ici jouer, sinécessaire que la remarque la plus subtile, ou la mieux ajustée. nesaurait l'éviter. « Quand je mange d'un mets réputé exquis, écritBergson, le nom qu'il porte, gros de l'approbation qu'on lui donne,s'interpose entre ma sensation et ma conscience; je pourrai croireque la saveur me plaît. alors qu'un léger effort d'attention me prou-verait le contraire, » Mais j'ai peine à voir là plus qu'un jeu de mots.Si j'admets que l'ortolan a bon goût c'est à l'oiseau même, quis'appelle ortolan, que va mon approbation. Si c'est au contraire lemot ortolan que j'approuve, je puis le trouver gracieux ou sonore;le ne songe pas à le manger.

Je ne fais certes pas grief à notre pensée critique de poser dèsl'abord la question essentielle. A quoi d'autre s'intéresserait-on qu'àl'essentiel. si l'on n'est pas un malheureux? Mais il me faut bienlui reprocher d'aborder cet essentiel sans précautions et sanspreuves, d'en parler à la légère, et, je le crains, de profiter, pourm'arracher une adhésion hâtive, de l'impatience et de l'inquiétudeou me jette sa présence : qui ne volerait au secours d'une penséebrutalisée?Qui songe à examiner cependant si elle est véritablement brutalisée?Il est des crimes si odieux qu'à discuter seulement la culpabilité del'accusé l'on devient aussitôt suspect - comme si l'horreur quedoit inspirer le crime devait ici s'opposer à tout examen, et que l'on

Page 42: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

50

fût suspect d'immoralité pour avoir gardé la tête libre . Ainsi del'opinion que j'examine ici. Elle est certes légère et sans preuves,elle condamne, au petit bonheur, mille innocents. C'est qu'elleexerce sur nous, pour s'imposer, une sorte de chantage. Comme sinous étions de connivence avec elle, et qu'elle nous rappelât à mi-voix je ne sais quel cadavre entre nous. Nous lui cédons avantqu 'elle ait donné ses preuves.Nous serions embarrassés de lui céder plus tard.

Page 43: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

6 Au défaut de la terreur

Je voyais clairement qu'il se trompait,sans distinguer si c'était par excèsd'intelligence ou de sottise. Etqu'il agissait mal, sans discerner si c'étaitpar excès de bonté ou de perfidie.

(Mme de Graffigny, Elisa, /II.)

On voit bien la raison de notre embarras: et peut-être semble-t-ilqu'elle passe en gravité la Terreur tout entière. Bergson écrit qu'iln'avance rien que ne montrent rigoureusement l'observation etl'expérience. Soit. Mais rien non plus dont une observation un peuri us poussée, une expérience répétée ne nous montrent exactementle contraire. Il y suffit d'interroger l'auteur après le lecteur, et (sil'on peut dire) le parlant après le parlé'.Mais il est sans doute un moyen d'échapper à la confusion. C'est

négligeant l'usage vulgaire de l'argument, et l'appel qu'il fait àtoute sorte d'opinions vagues - d'en revenir à notre Terreur. Quedes expressions aussi claires et délimitées que le lieu commun, lemot poétique, marquent un empiètement du langage sur l'esprit,voilà le fait qu'il devrait être facile de saisir, s'il est exact - quitteil démonter, s'il est inexact. l'illusion qui nous le montre.

Où l'auteur invente ses lieux communs

Paul Bourget écrit: « Quoiqu'il n'eût jamais mené qu'une existencetres frivole d'homme à la mode, il avait respiré dans l'air de la lagunele goût des belles choses.., Envahi par le charme émané de ces

1 De vrai est-il tout différent de s'adresser à quelqu'un pour le distraire ou le«-nseiqner - et de lui commander, de l'influencer, de l'agir en un mot. Ce quen.rduireit assez bien l'écart d'un parler transitif à un parler intransitif.

Page 44: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

52 LANGAGE Il

toiles, il s'extasia devant une telle profusion de chefs-d'œuvre. Lalangueur mystérieuse... »Francis Carco : « L'habitude commandait chacun de ses gestes...Du fond d'elle-même s'élevait une âpre et délicieuse sensation... »Et Pierre Decourcelle : «Minuit sonnait à l'horloge du village quandnotre héros... » Voilà donc quelques lieux communs. Je les prendsaussi variés qu'il se peut, et de valeurs diverses (mais rien ne nousdoit être en ce moment plus étranger que la « valeur littéraire») -,au demeurant fort clairs, offerts au sens du premier coup, au pointqu 'il ne doit pas être malaisé de découvrir comment ils ont pu êtreécrits; et comment, pensés.

Ici, je dois faire une première remarque. Pour banal que soit unlieu commun, il peut toujours avoir été inventé par qui le prononce:il s'accompagne même, en ce cas, d'un vif sentiment de nouveauté.Qui ne se voit humilié, parcourant le Dictionnaire des idées reçuesou tout autre recueil de clichés, d'y retrouver telle « pensée» (et lemot déjà en dit long) qu'il croyait avoir inventée; telle phrase qu'ildisait jusque-là fort innocemment? Il arrive à chacun de nousd'observer quelque jour : « Si l'on voyait ce coucher de soleil surun tableau, l'on dirait que ce n'est pas vrai.» Ou même : « Lebronze a toujours une valeur.» Non sans quelque satisfaction etcontentement de soi. A insi les mêmes contes, les mêmes dictonssemblent être nés à la fois dans les pays les plus éloignés et yrenaître indéfiniment - mais non pas nécessairement sans effort,ni joie d'imagination . Un poète observe que le ciel est étoilé, ledit {Out innocemment, et trouve plaisir à le dire. Pourquoi Bourgetn'aurait-il pas inventé pour son compte la langueur-mystérieuse,Carco à lui tout seul l'habitude-qui-commande ? Il existait à Rennes,vers 1897, un garçon boucher illettré un peu sauvage , qui découvrit,après quinze ans de recherches obscures, les lois de la circulationdu sang. Et l'on pouvait regretter qu'il n'eût jama is songé à ouvrir,ou se taire lire, un traité de physiologie. Mais le dernier reproche àlui faire eût été de l'accuser de paresse ou d'inertie. A insi le roman-cier qui se contente d'écrire « minuit sonnait à l'horloge... »témoignepeut-être je ne sais quelle fraîcheur de la sensibilité, quelle naïvetéde l'imagination. Il voit cette nuit, il entend ces coups, et s'enenchante. Il attend que le lecteur s'enchante avec lui (il ne s'ytrompe pas toujours) . La poésie c'est aussi de voir avec fraîcheurce que chacun voyait.Dira-t-on que le boucher était ignorant. alors que Carco ni Decour-celle ne le sont? Mais il y a loin de ta phys iologie aux Lettres, el

Page 45: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 53

la vérité d'un événement, l'urgence d'une réflexion suff isent assezbien à nous faire oubl ier les phrases que nous connaissions à leurpropos. Ou du moins à faire qu'elles ne nous semblent plus phrases.C'est ce qu 'évoque tel dialogue« Mon devoir m'impose de...- Le devoir, c'est un mot.- Oui , quand c'est vous qu i l'employez' »où l'on sous -entend clairement : il se peut que vous, quand vousparlez devoir, n'ayez en tête que mots et phrases. Mais pour mo ic'est tout le contraire. Et encore : «Si je dis que la matinée estradieuse, et que minuit sonne à l'horloge, je me trouve, il est vrai,parler comme un livre . Mais je ne l'avais pas dit pour parler commeun livre. Je le dis parce que c'est vrai. »A quoi s'ajoute que le lieu commun part, à l'ordinaire, d'une remarqueheureuse, ou surprenante - et d'où lui viendrait sinon son succès?Ni la langueur-mystérieuse, ni les yeux-qui-tondent ou même lesein -des-assemblées ne sont sans charme à qui les entend avecnaiveté. Or l'écrivain qui les réinvente en retrouve l'agrément :jamais il ne s'est éprouvé plus libre , mieux livré au seul esprit. Etquel jeune auteur, de nos jours, ne se sent violemment personnel,ne se sent définitivement personnel , à l'instant où il invente (avectous les jeunes auteurs) ce lieu commun qu'il faut tordre à l'élo-quence son cou?

Où l'auteur use d'un cliché

Mais j'imagine à présent que l' invention n'ait pas joué : c'est biennu lieu commun comme tel qu 'ont usé Bourget, Carco, Decour-celle. Qu'est-ce à dire , sinon que l'expression leur est devenuehabituelle et fruste , qu 'elle a perdu son pittoresque et son détail.De vrai la joie n'est-elle guère plus sensible dans feu-de-joie; ni lesein dans sein -des -assemblées . On dira qu'une fille-de-joie pleure,et que le feu -de -joie était piteux sans y mettre malice, et sans plusd'embarras qu 'on n'en trouve à remarquer qu'une belette 2 estlaide, un nécessaire de to ilette inutile, une commode incommode.Mais la locution ne forme qu 'un mot dont on use - et plu s il estcommun - comme de tout autre mot. Ainsi la langueur-mysté-

1. Henry Borde aux, Les Roquevil/ard."J. Belette : petite bell e.

Page 46: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

54 LANGAGE Il

rieuse devient-elle une variété de langueur, la brune-piquante uneespèce de brune; et l'habitude-qui -commande, l'une entre milledes actions que peut exercer sur nous l'habitude (à côté de l'habi-tude qu i insinue, de celle qui aveugle, et le reste 1).Soit. Seulement, il semble qu'en ce cas l'usage du lieu communne pose pas de problème particulier. Si le cliché souffre d'êtreemployé comme un mot - comme tout autre mot -, c'est doncque la pensée peut, à travers lui, suivre son cours sans plus de gênequ 'elle n'en éprouve à user d'accoutumance, de parti pris ou dedégoût dont l'origine et l'étymologie ne sont pas moins claires.Je ne vois point ici de verbalisme.Mais tout au contraire. On peut dire, en un sens, que nous assis-ton s, à l' endroit du lieu commun, à une tentative constante, obstinée,pour créer des mots. Il est arrivé aux linguistes de rechercher (sansaucun succès) l'orig ine du langage. Mais i l est un langage quiprend à chaque instant, devant nous, origine - ou le tente dumoins. Toute famille, tout clan, toute école forme ses « mots », etses locutions familières, qu'elle charge d'un sens, secret pourl'étranger. Ainsi en va-t-il encore, dans une société plus étendue,des slogans, des plaisanteries à la mode , des scies : autant determes nouveaux que l'on voit naître, se charger d'allusions, gagnerun sens simple et le plus souvent disparaître - couvrant en quelquesannées, parfois en quelques jours, la carrière d'un lieu commun.Or, s' il est un fait d'expérience journa lière, c'est que de tels motssont loin de nous donner à l'usage (s'il arrive qu'ils la donnent ànos voisins) la moindre impression de verbalisme. Ma is jamaisnot re pensée ne se montre à nous plu s libre de langage qu'aumoment de les employer. Comme si l' effort même par quoi nous lesaidons à former un sens, différent de leur sens apparent - et, sil'on peut dire, cet événement de l'e xpression -, nous engageaitplus loin à oublier tout ce qui ne relève pas de ce sens ; ou si toutsimplement un mot qui tient sa sign ification de notre bonne volonténous paraissait naturellement plus riche de souvenirs et d'allusionsqu'un mot qui tire le sien des dictionnaires. (II se peut que l'orgueild 'un langage personnel vienne aider à ce sentiment.) Je veux bienque les scies donnent, à qui les entend sans bienveillance, l'impres-sion d'une phrase que l'on répète au petit bonheur. Mais qui lesprononce, à l'inverse, découvre joyeusement les mille et milleapplicat ions ingénieuses à quoi prêtent, avec un même bonheur,

1. « Une fig ure devenue lieu commun, disait Nodier, n'est plus que le froid équi-val ent du mo l propre » (Dictionnaite des onomatopées) .

Page 47: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 55

« Tu te rends compte », «Au revoir et merci », « Il n'y a qu'à... ».Et l'on sait de reste qu'il arrive aux cœurs les plus naïfs et sincères,et les moins soucieux de mots, de s'épancher spontanément enproverbes, locutions banales, et lieux communs. C'est de quoi leslettres d'amour sont l'exemple : infiniment riches et d'un sensexceptionnel pour qui les écrit ou les reçoit - mais énigmatiquespour un étranger, à force de banalité et (dira-t-il) de verbalisme'.

Ce que nous avons découvert n'est pas sans rapport avec ce quenous cherchions : c'en est exactement le contraire, Les critiquescommençaient par nous avertir que l'écrivain de clichés se trouve,à l'égard du langage, dans une situation singulière - et nous avonsdécouvert en effet qu'il était dans une situation singulière. Notreobservation, et la leur, portent sur un même fait : il peut arriverqu'une expression marque certaine hypertrophie de la phrase et dumot. Seulement nous ne découvrions, à l'endroit indiqué, qu'uneabsence étrange de phrase et comme une hypertrophie de pensée.Ainsi l'observation, sur quoi Bergson et les Terroristes fondent leurdoctrine, nous est apparue en tout cas chimérique et fausse. Leplus curieux est qu'elle se trouve également fausse pour les deuxraisons opposées : soit que le cliché se trouve réinventé - d'oùvient que l'auteur s'attache à sa vérité, bien plus qu'à ses mots.Soit qu'il se trouve simplement répété, habituel - et cette habitudefait que les mots y passent inaperçus. Cette sorte singulière dephrase semble faite enfin pour démentir tout ce que l'on imagineà son sujet - comme si les critiques parlaient de verbalisme à pro-pos des seules phrases qui nous font absolument oublier qu'ellessont phrases et mots, les mieux propres à nous donner le sentimentde la pureté, de l'innocence.Cet excès d'erreur donne à réfléchir.

Le pouvoir-des-mots, la sirène et le minotaure

On eût pu examiner - en place des clichés - les genres, unités,vers et rimes, et les autres conventions littéraires auxquelles la Ter-reur fait grief, non moins qu'aux lieux communs, de donner le pas

1. Ainsi l'écrivain qui relit ses œuvres de jeunesse est régulièrement frappé de leurcaractère artificiel et verbal. Mais lorsqu'il écrivait. c'était au contraire de leurspontanèité, de leur jaillissement qu'il s'enchantait.

Page 48: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

56 LANGAGE Il

au langage sur la pensée. Ainsi aurions-nous été conduits, de lamême démarche, à remarquer tantôt que ces diverses conventionsfont l'objet (si communes soient-elles) d'une véritable inventionou réinvention - et l'esprit de l'auteur se trouve tout occupé, etravi, de leur charme et de leur effet particulier. Mais tantôt compo-sées suivant la coutume - et si habituelles, rendues par l'usagetransparentes et invisibles, qu'elles n'en laissent que mieux passerles événements et les passions qu'elles ont charge d'exprimer.Le spectateur détaché peut bien voir dans le jeu d'échecs unecombinaison de règles abstruses; et dans le foyer familial uneespèce de prison. Mais le joueur se sent libre et puissant comme ungrand capitaine; et le père de famille est le seul homme du mondequi joue au cheval quand il lui plaît. On a remarqué que les Terro-ristes n'hésitaient pas trop, le cas échéant, à s'en prendre aux jeuxet à la famille. Que s'ils conviennent cependant - et nous à leursuite - de s'attaquer aux clichés d'une fureur particulière, on ensoupçonne la raison: ce n'est point que le cliché possède des traitsexceptionnels, car il est fait comme le rythme, la rime, le genre(et la famille), d'un ordre matériel donné auquel répondent cer-taines pensées. C'est simplement qu'étant plus court il est millefois plus aisé à présenter, à manier - à juger - que le drame ou lapoésie lyrique, et, bien entendu, que la famille. Ainsi, d'un grandnombre de personnages également odieux, arrive-t-il courammentque nous haissions le mieux celui que le hasard met à notre portée.Au demeurant, notre découverte dissipe plus d'une obscurité, quinous arrêtait tout à l'heure.

Si Charis, à qui l'on dit: « Votre père est mort Il, se met à pleurer,je n'irai pas dire que le mot de père ou de mort a sur elle un curieuxpouvoir. Si Denis apprend qu'il gagne un million et s'évanouit dejoie, je ne m'étonnerai pas de l'état où le jette le mot de million. Jesais bien que c'est l'événement qui les touche, non le mot. Maisjustice, mais démocratie ou liberté? Certes, pour ceux qu'ils fontbondir de joie, c'est aussi la chose même qui les émeut. Reste quecette chose demeure, entre divers interlocuteurs, variable, mal déter-minée. Comme il arrive pour le lieu commun (mais sur un terrainbien plus divers et plus vaste), je ne sais jamais précisément quelleest la liberté, ou la justice dont Denis ou Jacques s'enchante. Enbref, il s'agit toujours d'un terme abstrait, dont les applicationsvarient à l'infini. Et les Terroristes aussi bien parlent presque indif-féremment, dirait-on, d'un pouvoir des abstractions, d'un pouvoirdes mots. Smith observait un jour la puissance des mots qui

Page 49: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 57

finissent en tion : coopération, temporisation, constitution. Quand ilimagina de prononcer inondation avec la même gravité, il n'eutpas le succès qu'il attendait. Tant la foi dans l'influence d'un mot,d'une syllabe, risque ici de nous égarer. En vérité, il y a une sorted'absurdité violente à vouloir imaginer un tel pouvoir, Car l'expé-rience la plus simple nous apprend que là où est le pouvoir, lesmots passent invisibles; et là où apparaissent les mots, il n'y a plusde pouvoir. On a dit que personne n'observait le pouvoir des motssur soi-même. Sans doute. Mais chacun peut fort bien l'apercevoirsur celui qu 'il a été. Or l'erreur n'en est que plus frappante et gros-sière. « Je me suis laissée prendre, dit une jeune fille, à ses bellesphrases creuses.» Eh! c'est qu'elle n'y voyait point des phrasescreuses, mais un amour plein. « Dieu, le devoir, qu'est-ce qu'on n'apas pu me faire avaler, dit un ouvrier, avec ces grands mots. » C'estqu'il n'y distinguait pas des mots, mais de grandes vérités. Cepen-dant (dira le Terroriste) le mot, la phrase lui apparaissent à présent?Certes. Maintenant qu'il est déçu, mais aussi bien Dieu a-t-il cesséd'avoir sur lui la moindre puissance. Comme les sirènes ou le mino-taure, le pouvoir-des-mots est formé, par un étrange télescopage,de la jonction de deux corps étrangers et inconciliables,Je ne dis pas qu'il soit pour autant inutile. Il préoccupe, il donneenvie de parler , Peut-être nous rend-il d'autres services encore." arrive à plus d'un enfant d'imaginer quelque jour, dans la plusvive joie, qu'il a inventé la pensée, et qu'il est seul à l'avoir inventée,tandis que le reste du monde (et les grandes personnes en parti-culier) se contente d'aligner des mots. Je ne suppose pas qu'il yait au monde impression plus délicieuse que celle-là, et qui invitemieux à penser. Il est des hommes qui sont demeurés enfantssur ce point - qui sait, tous ceux-là sans doute qui parlent sivolontiers du pouvoir des mots, Mais nous les avons dépassés.

" court un préjugé contre les réfutations. Ce ne seraient que puresnégations, simples critiques. Comme s'il allait de soi que noussommes naturellement vides, privés de foi et d'idées, et que lascience ou la philosophie dût avant tout nous en fournir.Si c'était pourtant le contraire? Si nous étions de vrai chargésd'idées illusoires et de croyances fausses, et qui étouffent en nousla vérité? Sans doute la tâche la plus urgente et la plus créatrice

Page 50: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

58 LANGAGE Il

de la réflexion consisterait-elle à nous débarrasser de tant d'obstacleset d'illusions, laissant place ouverte .'l la connaissance exacte.Ainsi en va-t-il du moins de la Terreur. Gide, Valéry, Maurrass'étonnent du gaspillage de svs:èrnss. de POS! .ques. de principesà peine compris, qui leur pil'Ji: marque: noire temps. Quoi 1 sicelle de nos pensées, à qui !)Th ('J!l!,O::; id d'assurer nos rap-ports avec notre esprit, que Si i:21rt:.: et poétiques, que prin-cipes et poèmes, à peine j()(liie, à peine entrent-ils enlangage, perdent pour nous toul suc el tout prix. Mais la penséeest fausse, mais c'est tout un monde qui nous est joyeusementdonné!Qu'on ne manque pas de le rendre à Gourmont, à Alerte, à l'hommemuet. Je n'ai voulu que les défendre contre eux-mêmes,

Page 51: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

3 Invention d'une rhétorique

Page 52: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

7 Une illusion d'optique

A sept ans. Harry aurait voulu être unefille. C'est qu'il parvenait à l'âgeamoureux : trouvant un grand charmeà la société des filles.il se figurait qu'il éprouverait bien plusvivement encore ce charme s'ilétait fille lui-même.

(R. Hughes, Un cyclone à la .Jamalque.)

On a dû reconnaître à la Terreur un singulier mér ite : c'est qu'ellefait appel à la seule observation et à l'e xpérience, sans jamais deman-dor au sentiment, au goût de la surprise ou du mystère, une lâcheadhésion. Bref, purement scientifique et sage (malgré l'apparence)et digne d'un temps - le nôtre - qui ne reconnaît nulle certitude,sinon d'une idé e claire. Seulement notre découverte n'en est qu e"lus déroutante.C3r il s'est trouvé. à l'épreuv e, que la Terreur avait mal observé.L'expérience était faus se, et la conclusion fantaisiste , La scien ceIIOUS montre exactement le contraire de ce qu'on nou s annonçait.Nous voici jetés au plus étrange obstacle.Il ne saurait être question de renoncer à notre méthode. Mais peut-ètre nous est -il donné de la varier et de l'assouplir.

Il suffit de lire un po ème, un discours ou le texte d 'une réclame,.l'entendre un débat politique ou une querelle de ménage, pour" percevoir que la moindre de nos démarches met en jeu bien plusd'arguments et de raisons que nous ne sommes capables d'en saisir,ou seulement d'en comprendre. Leur ressource nous échappe. Quitente de les rappeler, et les veut mettre en idées claires, n'y parvientqu'en les déformant du tout au tout - en sorte que leur vertu s'yperd, et leur véritable sens, Mais on peut espérer qu'une méthodef ine nous permette de pou sser plus loin et résoudre les problèmesque pose une première réfutation.

Page 53: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

62

Le lecteur se voit mis en cause

LANGAGE Il

Il n'est pas sans agrément de découvrir qu'une opinion communeest fausse. Mais si elle l'est absolument, au point qu'il suffise à cha-cun, pour en saisir l'erreur, de faire appel à une expérience élé-mentaire, il se pose un problème plus curieux, et plus difficilepeut-être, c'est qu'elle ait pu devenir opinion; c'est qu'elle ait étéforgée , de quelles pièces? C'est qu'elle rende, quels services? Bref,la question n'est plus qu'elle soit vraie ou fausse, mais qu 'ellesoit.

Il est un point au moins où l'on est tenté de donner raison à la Ter-reur : c'est la violence, et tout à la fois la justice du souci qui "anime,lorsqu'elle soutient que l'homme ne doit pas être trop préoccupé delangage. Et il est vrai, on ne saurait assez répéter, que l'attentionque l'on porte aux mots comme tels, en se prolongeant, peut êtredang ereuse : tout au moins marque-t-elle un retard, et comme uncourt-circuit du sens. La loi de l'expression commune veut que laparole s'efface assez vite, sitôt la chose évoquée. Et qui n'accordeaux Terroristes que l'esprit manque à sa dignité, s'il tournaille autourd'un mot comme une bête à l'attache; s'il demeure à ce premierstade, où l'on s'apprend à parler; s'il est plus soucieux de virgules,de règles et d'unités, que de cela qu'il lui faut dire ; s'il pèse indéfi-niment et compare les mots , sans jamais passer aux choses. Bienplus : qui ne l'accorde spontanément et d'enthousiasme? (Maisc'est à qu oi tient sans doute, on l'a vu, le ressort de l'argument -comme si la Terreur tablait sur l'angoisse où nous jette le seul soup-çon d'une pensée indigne et diminuée, pour emporter du coup notreadhési on au mythe qu'elle propose.)Pourtant, qui veut à présent prêter attention, moins encore à cemyth e qu'à la démarche suivant laquelle nous l'avons dénoncé, faitune curieuse remarque.S'il y a quelque bassesse, ou lâcheté, à penser autour d'un mot , etsoumettre ainsi sa réflexion au langage, il ne faut pas aller cherchertrès loin le coupable : nous venons de l'être. Si la réflex ion qui secontente, sans pousser jusqu'aux choses, de ratiociner autourd'une phrase, doit être tenue déplaisante et sans dignité, c'est exac-tement là les sentiments qu'ont pu éveiller les pages qui précèdent.Et qu'avons-nous fait que poursuivre et peser - sans jamais épouserl'un d'eux - les sens divers qu'accueille une même expression,une formule, un lieu commun, suivant qu'il est habituel ou neuf,inventé, machinal. Nous n'avons pas traité de langueur ou de charm e,

Page 54: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 ES FLEURS DE TARBES 63

1ll ,IIS des seuls mots qui désignent charme ou langueur. Il se peutque le cliché fasse perdre à qui l'emploie un peu plus qu'il n'estnormal, le souci des mots et des phrases, mais il nous a rappel é.un peu plus qu 'il n'est normal, à ce même souci. Il se peut que lecliché révèle un auteur plus libre de verbalisme qu'il n'est souhai-table, mais il nous a soumis à ce verbalisme, plus qu'il n'est souhai -table . Nous avons été nous-même ce que nous poursuivions.Nous sommes nous -même en jeu.Hawthorne raconte qu'un romancier vit un jour ses personnageslui échapper et son héros (où il avait eu l'imprudence de se peindre)se jeter au-devant d'une catastrophe - à laquelle, hélas! il le sentsoudain, lui-même n'échappera pas. Telle est à peu près notrehistoire. Et ce n'est plus Bourget ni Carco dont la pensée nous doitmaintenant paraître esclave de mots et de phrases - mais nous-même, et notre pensée quand nous lisons les lieux communs deBourget et de Carco.Or ce n'est pas que nous ayons été, ou tenté d'être, un lecteurexceptionnel. Non, simplement un peu plus appliqué, ou plus mala-droit. Nos remarques sont celles· là mêmes qui viennent, dans unlei cas, à l'esprit de chacun. Et non pas dans les livres seuls:« Quoi? dit le père à son fils. Le devoir n'est donc qu 'un mot pourloi? Tu es homme à ne reculer devant rien, tu ne crois ni à Dieu ni,1 diable... » Mais le fils, dans son embarras: « D'où sort-il tout ça?l.st -ce qu 'il pense que c'est arrivé? Est-ce qu'il croit qu 'il l'invente?Ou s'il se débarrasse d'une corvée comme il peut. machinalement? »I\ insi l'amoureux : « Il me semble vous avoir connue de tout temps.l' n quel pays, jadis... ? »: ou le pol itique : « Le flot montant de lad.\mocratie nous oblige... » A quoi l'électeur indécis, ou l'objet" imé ; « Que va-t-il chercher là? Est-ce qu'il y croit? Ou est-ce qu'ilu':pète ça au pet it bonheur? S'il se figure qu'il va m'avo ir avec ses" rands mots ... »" Ses grands mots ... » C'est où nous retrouvons notre reproche . Il" la plus humble origine. Point d'amoureux ici, ni de fils ingrat quil it ! raisonne comme fait le Terroriste. Seulement. l'illusion n'en est'lu e plus évidente.

D'une illusion de projection

Il suff it de quelques mots pour la dénoncer : ce n'est pas l'auteur,' "ais le lecteur de lieux communs qui se trouve tout occupé demots et de phrases. Et l'on en voit assez bien la raison, car l'auteur

Page 55: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

64 LAN GA G E Il

- que l que soit d' aill eurs le sens particulier de liberté, ou d'e xistencefrivole dont il a fait choix - épouse ce sens et du même élan qu'ill' a choisi se voit lancé en ple in esprit, l ivr é à la seule pen sée. Maisle lec teur qu i hésite et tâtonne, que lui reste-t -i l dans cette alter-native, et coincé entre deux sens également possib les, que faireretour aux mot s, et les interro ger encore et les peser. Ain si le joueurde tennis, s'il v ient de manq uer son coup , regarde avec surpriseune raque tte brusquement distincte de lu i. Et le mauvais ouvrierprend un peu plus nette ment conscience de son outi l ; le malade,de son co rps - jusqu'à se voir soumis à ce cor ps, à cet outil. etcomme leur cap tif. D'une langu e que nou s connaissons mal. cesont les moyens et les instruments : les mots, qui nou s frappentsurto ut ; et de la langue que nou s possédons , les id ées. Mais leslieux co mmuns, clichés et grands mots, s'ils peuv ent à tout instantprêter aux deu x ententes opposées, sont une langue étrange, etcomme double, qu e nous possédons tout à la fo is et ne possédonspas. Et quel lect eur, s' il a le moi ndre souc i d 'exactitude, s'y délivre-rait de la hantise - de l' influence - des mots et des phrases. Gour -mont ni Albalat ne nous montrent ce qu i s'est passé pour Bourget-mais ce qui se passe pour Albalat et Gourmont quand ils lisentBourg et. Marcel Sch wob ne nous révèle pas la pensée du journa-liste, mai s la pensée de Marcel Schwob qu and il lit son journal. Etle reproc he enfi n qu e l' on fait aux fl eurs de rhétorique dépeint leparlé, non le parl ant, le lect eur, non l' aut eur de clichés.On po urrait appeler projection le mécani sme intellectuel qui nousfait à tout instant reporte r sur un objet, un animal, une personne, lesent iment qu 'ils nou s donnent à éprouver. Ain si le marbre nousparait - il f roid; et la couverture de lain e, chaude. L'enfant supposequ e III porte, qu i le pince, a voulu le pin cer. L'illusion est plu ssensib le encore qua nd nou s avo ns affa ire à un homme: le timideéprouve que chacun le suit des yeux. L'égoïste s'explique l'acted'aut rui le plu s gratu it par des raiso ns int éressées. L'amant voit de samaîtresse son amour rayonn er vers lui. Le part isan invoque, à l'appuide sa thèse, tel ou tel fait dont la vérité lui semb le éblouissant e.Il faut ajo uter : et le lect eur admet en tout cas que l'on a voulu lu id ire cela même qu 'il entend : quitt e à fabriquer - s' il comprendmal, tâtonne ent re divers sens et pou r fini r sc raccroche aux mots- l' image d 'un auteur embarrassé, lui -même tout co ntraint etcom me en proie au lang age. A insi la petite fill e que l' on a conduit eà Londres admire que les enfants y sachent déjà parler anglais.« Comme ils s'appliquent !» dit -ell e. Il arrive en de tels cas qu 'auteuret lect eur , parlant et parlé, placés de côté et d'autre du langage

Page 56: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 65

- comme sont l'artisan à l'ouvrage et l'amateur de tapisseries -se voient l'un l'autre à l'envers. C'est parce que l'écrivain ne s'estpas assez soucié de mots qu'un lecteur le trouve tout langagier,astucieux, verbal. Que s'il avait tout au contraire reconnu dans lecliché une phrase - ainsi conduit à l'éviter, ou tout au moins à lemodifier assez pour marquer nettement de quelle acception il fai-sait choix -, le lecteur pourrait se laisser aller librement au sens, àl'esprit. Si Bourget semble à Gourmont tout verbal, ce n'est pasquoiqu'il s'abandonne à sa pensée, c'est parce qu'il s'y abandonne,Paul Valéry observe que « l'inspiration est du lecteur », Certes :du lecteur de Paul Valéry . Et j'imagine que la composition, l'unité,les règles, sont « du lecteur» de Rimbaud ou d'Apollinaire. Ondirait en proverbe ; Pensée d'auteur, mots de lecteur; mots d'auteur,pensée de lecteur.

Voici un trait curieux de la projection: c'est à l'origine de la phraseou du passage incriminé que le lecteur place cette extrême présenceet ce souci des mots qui se produit en réalité pour lu i - comme ilnous est arrivé - à la fin de son effort. Tout se passe donc commesi les yeux de l'esprit, à la façon des yeux du corps, voyaient natu-rellement les objets renversés (ici dans l'espace, là dans le temps) .Ou bien encore, ainsi qu'il suffit de presser le globe de l'œil de basen haut pour voir aussitôt les objets descendre, ainsi le lecteur quipousse sa recherche à partir du sens jusqu'aux mots où il achoppe,voit-il (ou croit-il voir) l'auteur descendre des mots jusqu'au sens.L'image la plus courante que nous formions du rhétoriqueur montrelin homme qui prépare et assure, avant d'y couler sa pensée, descombinaisons de langage.

Détail de l'illusion

Ou'il n'y ait dans la « puissance des mots », loin d'une observationprécise, que l'effet d'une illusion, c'est ce que l'on eût pu soupçon-nor du premier instant. Quel que soit l'appareil scientifique dont': entoure plus tard une projection grossière, il suffit d'en examiner1115 formes frustes pour trouver que le mot dont elle traite n'est pas«ului des linguistes et des grammairiens : ce n'est qu'une absence,'III refus, un vide. Quand Hamlet dit : « Des mots ... ». la jeunehile : « De belles phrases... », ou le polémiste : « Dieu, la liberté,CIlS grands mots ». il ne faut pas entendre ; voici des voyelles et

Page 57: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

66 LANGAGE Il

des consonnes, dont l'assemblage... Non. Cela veut dire : « Dieun'existe pas... L'amour, quelle blague.» On a remarqué, tout àl 'heure, que nous ne parlions guère de « mots» à propos de la mortd'un père ou du lot d'un million. Sans doute : c'est que les adver-saires de l'argent ou de la famille sont plus rares que les athées.Mais on imagine fort bien qu'un anarchiste vienne dire : « Lafamille, c'est des phrases. La fortune, un mot. » Le verbalisme, c'esttoujours la pensée des autres. On appelle mots les idées dont onne veut pas, comme on appelle vaches les sergents de ville, etvautour son propriétaire. C'est une simple injure, dont il serait vainde tirer une théorie du langage et du monde. Plus d'un philosophe,je le vois bien, loue Bergson d'avoir « dépassé le discours ». Maissi l'on commence par traiter de discours ce que l'on a dépassé,que reste-t-il de l'éloge?

A relire avec plus de soin Albalat, Schwob ou Gourmont, il ne seraitpas trop malaisé de montrer qu'une illusion voisine ne cesse de lesagir et les guider. Car c'est alors moins leur accord et leur assurancequi nous frappent que leurs tâtonnements et leurs contradictions(dont l'illusion n'est, après tout, que la traduction et l'effet le plussimple). Comme si la Terreur, qui connaît précisément ce qu'ellecondamne, ne savait que confusément ses raisons de le condamner.Gourmont, qui tance d'abord l'auteur de lieux communs sur salâcheté et sa paresse, lui fait grief, un peu plus loin, de son « lentet patient travail de truquage ». Albalat prétend que le cliché est,en toute œuvre, ce que le lecteur retient le plus aisément: il ajoute,peu après, que chacun lit les clichés machinalement, et sans mêmeles apercevoir. L'on admet tantôt que le lieu commun est neutre etinexpressif et tantôt qu'il possède une « singulière vertu communi-cative », ici qu'il « rebute et dégoûte» mais là qu'il plaît et qu'ilenchante, Tantôt, qu'il « révèle une vive et violente sensibilité », ettantôt qu'il trahit la sécheresse et l'abstraction obstinée 1. Aussi bien

1. Cf. : « (Dans le cliché) les mots échouent à prendre des postures nouvellesqu'aucune réalité intérieure ne détermine... }) (CI . 310 .)et . « Dans un début de roman aussi vulgaire que « C'était par une radieuse matinée »,il peut y avoir une émotion vraie. » (St. 38.)Ou bien : « Le vulgaire ressentira plus d'émotion devant la phrase banale quedevant la phrase originale ... » (St. 40.)Et : « C'est (parce que le livre est écrit en style banal) et rien que pour cela qu'ilne frappe pas et qu'on l'oublie dés qu'on l'a lu. » (Art. 76.)Ou encore : « Si on se permet (les locutions banales) une fois, on se le permettradeux fois, trois fois; et entraînés sur la pente on se laissera aller, car il est plus faciled'écrire avec le style de tout le monde que d'avoir un style personnel. » (Art. 76.)Et : « Le labeur trop persévérant des truqueurs doit être détruit comme une toiled'araignée. » (CI. 322.)

Page 58: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

115 FLEURS DE TARBES 67

n'est-il pas un de ces griefs contraires que nous ne puissions obser-ver sur nous-mêmes qui parfois objectons (silencieusement) àl'auteur de clichés :« Il ferait mieux de ne pas tant se fatiguer et depinier comme tout le monde ». et parfois: « Il aurait trop de peine àp.irlor naturellement et à appeler les choses par leur nom. » Ainsi"st-il plus sensible encore qu'il s'agit d'un mythe que chacunlorme à son gré - ou mieux laisse s'élever, à la rencontre de deuxviles opposées, suivant l'illusion de projection.

Il est à la Terreur je ne sais quoi de flatteur et d'avantageux. Quiprononce qu'un écrivain a cédé aux mots et aux phrases, se sentlui-même meilleur. (« C'était bon à la rhétorique, dit-il. de nouspiper à ses fleurs et à ses règles. Mais l'essentiel. .. ») Quoi 7 S'ilcommence par inventer son grief et le forger de toutes pièces,comment n'aurait-il pas de son œuvre quelque satisfaction 7 Lesculpteur ou le peintre ainsi assemble en une figure, pour mieuxrendre ce qui échappe à nos sens - le vol, la course -, deux atti-tudes, deux personnes successives, et dans la réalité inconciliables.Pour les règles et les lois qui s'ensuivent, sans doute ne sont-ellesIli plus ni moins justifiées que le coup de pied qu'un enfant, pours'en venger, adresse à la porte. Reste que les effets sont infinimentplus graves, s'il en naît les diverses attitudes, et les œuvres que l'on" vues. (Mais l'on reviendra sur ces effets.)

Il a suffi d'examiner dans le détail notre sentiment commun touchant1'1 littérature, les principes que ce sentiment invoque et la raisondr. ces principes, pour faire une découverte singulière : c'est que1l0US ne prenons aujourd'hui contact avec les Lettres et le langagemôme, c'est que nous ne parvenons à les connaître, à les apprécier"t tout aussi bien à les continuer nous-mêmes, qu'à la faveur d'unenchaînement d'erreurs et d'illusions aussi grossières que le peut,'Ire une illusion d'optique: le bâton brisé dans l'eau, par exemple,ou mieux le rocher qui paraît monter sous les eaux de la cascade.f\ la faveur d'un enchaînement d'illusions, que l'on peut appelerIllusions d'optique, si elles tiennent à la perspective suivant laquelle1l0US apparaît l'œuvre littéraire, à la vue que nous prenons d'elle.Seulement il est un nouveau problème qui se pose dès lors à nous.C'est que l'illusion de l'esprit puisse durer, résister à l'expérience,

Page 59: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

68 LANGAGE Il

engendrer à l'infin i des systèmes et des œuvres - quand "illusiond'optique au contra ire se vo it réduite sitôt apparue. L'on n'imaginepas sans ridicule une hydraulique fondée sur la propriété ascen-dante des rochers sous les eaux. Mais la Terreur, qui se fonde surune illusion à peine moins grossière, a pu bizarrement régir nosLettres, et jusqu'à notre pensée.

Page 60: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

8 La terreur trouve à se justifier

Il est aisé de remarquer que la statuedu maréchal Ney unit deux attitudes :la main gauche et les jambes sont placéescomme el/es étaient au momentoù le maréchal tirait son sabre: le torse,qui devrait être incliné , se redresseau contraire en même temps que le brasdroit élève l'arme en signe decommandement . De cette dualité résultela vie de la figure.

(Propos de Rodin.)

1os physi ciens ont coutume de dire que leur méthode, pour stricte,,1 rigoureuse qu'elle soit, peut bien parvenir à former du mondeune vue cohérente, et qui nous donne prise sur lui. Que cette vuesoit en outre ressemblante, ils n'y croi ent guère. Ils observent à cesujet, d'abord, que nous n'échappons jamais tout à fait à notrei.onsée - à laquelle rien ne prouve qu 'aucun événement extérieursoit semblable. Puis, que l'objet scientifique même, étant de notrecréation, cesserait probablement d'exister, n'était la présence del' homme. Ainsi conduits à dresser, en face de notre conscience,l'image vague d'un univers intouchable et silencieux.Marquons ic i notre avantage. Le lieu commun, l'idée, l'image - sidifficiles qu'ils nous puissent être - du mo ins ne nous viennent pasd'un monde étranger. Ils sont nôtres, comme sont nôtres l'amourII U la pitié. Et la connaissance que nous en prenons ne peut leurt:l re tout à fait étrangère.Il s'ensuit de curieux effets.

Où la terreur se rend utile

O n il eu occasion de dire (poussé par un besoin d'évidence) que,,, langage était fait de mots et d'idées, les uns aux autres accolés," 1 réunis. Or il semble qu'il y ait dans cette réun ion je ne sais quelleotranqet é qui ne cesse d'agiter l'opin ion commune et lui pose, à

Page 61: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

70 LANGAGE Il

tout instant, mille problèmes, touchant en général la fidélité del'expression : si le langage nous trahit ou nous sert, s'il existe despensées que nous ne puissions dire ou des mots que nous ne sa-chions penser, et si le langage enfin assure exactement cette com-munion entre les hommes, qu'il semble nous annoncer. C'est paroù l'on est assez vit e conduit à s'inquiéter de l'origine des mots,et s'il n'éta it pas un âge d'or où ils ressemblaient à leurs ob jets,mieu x qu ' ils ne font aujourd'hui... Telles, les questions qu'agitevolontiers le sens commun, plus métaphysicien que la métaphysique.

Laissons-les. Il vient du moins de ce souci de fidélité une exigencecommune, si co nstante et si étro itement mêlée au langage que l'onaurait peine à l'en séparer tout à fait : c'est qu'i l faut à l' hommeobtenir - mais il lui suffit d 'obtenir - que ce langage serve toutentier, sans qu 'aucun terme y puisse prêter à obscurité ni à confu-sion . Et l'on sait de reste avec quel zèle écrivains, gramma iriens oulexicologues pourchassent le moindre soupçon d'obscurité oud'amphibologie - jusqu'à admettre par avance et ten ir pour loi quetout mot a son idée, toute idée son mot.Loi plus proche peut- être du souh ait que de l'observation, de laloi morale que de la scientifique. Ma is si consta nte qu 'elle est elle-même loi, si elle n'en exprime pas une . « Entre toutes les différentesexpressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées il n'yena qu 'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en par-Iant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu 'elle existe . » La Bruyèrele dit, et chac un de nous . Comme s'il s'agissa it d'amener l'écrivain,le causeur, à trouver à chaque coup le terme qui rende exactementsa pensée - mais le lecteur ou le « causé» à entendre exactementce terme, au point d'être, ne fOt-ce qu 'un instant, la réplique etl'image de cet écriva in la plus fid èle qui se puisse : et que tout sepassât à la fin entre eux deux comme s'il n'y avait pas eu langage.Seulement, qui ne voit dès lors l'efficacité, sinon l'exactitude, quereçoit de ce po int de vue la Terreur . Certes, c'est pure illusion sil'écrivain de cli chés se montre à son lecteur tout embarra ssé demots. Reste qu'une telle illusion joue régulièrement à la place ducli ché, dont elle est la suite et comme l'effet normal. Reste que cecli ché, ainsi désigné par l'i ll usion, est par excellence l'endroit dulangage où le lecteur perd ent ièrement de vue l'écrivain - puisqu'ilignore si cet écrivain a passé par le détail du cliché, ou s'il rar ép été d'un trait ; mais imagine ensuite tout soum is à des arran-gements de mot s l'aut eur livré à la seule pensée. Le cliché, lieud'incompréhension.

Page 62: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

L ES FL EURS DE TARBES 71

Or le danger doit paraît re d'autant plus grave au cntique scrupu -leux, qu ' il s'agit d'une expression dont l' invention est encoreproche, vi sib le, humaine. L'on y voit sous nos yeux le langagetrahir, en introduisant dans le dis cours, par l'effet de son jeu parti-culier - et précisément des voies suivant lesquelles y joue la répé-titi on - l'obscurité et la mésentente qu 'il était fait pour dissiper.Ce serait peu : un langage tout proche encore de nous, et qu'il est.i is é de corriger; une faute de la veille, et qu i n'e st pas encore toutil fait commise. D'où vient qu e le li eu commun serait. en bonnerustice. le premi er terme à ban nir d'une langue bien fai te. La Ter-reur ici prolonge notre prem ier souci de f idélité, à la mani ère dontl'ordre, l' impat ience - et même une certa ine faç on d 'envoyer toutpromener - peuvent prolonger une première demande, une pri èremodes te et têtue. L'intention du moins n'a pas changé : pour le1este, on pare au plus pressé, et peu importent, après to ut, lesmove ns, Si l' astro nome s'obstine à prend re pour un lac de la lunel" défaut de sa lun ette , qu'il ch ange don c de lun ett e 1 Si le lieu«ommun doit jeter régulièrement le lecteur dans la maladresse et ledout e, renonçons une fois pour toutes au lieu commun. Loin deIl' lUS indigner des procédés de la Terreur, peut- être faudrait -il en.idrnirer la sagesse .Sagesse un peu simpliste et rude , je le veux bie n. Et trop prête à sel 'llnlente r de la première raison venue. Quoi? Si cette raison suffit:, son propos? Puisque l'effet régulier du cl ich é est, dans l'optique<Ill langag e, une illusion de proj ect ion, le plu s simple est de conve-lI lf qu 'on le reconnaîtra sur cette proj ection . Illusion ou non, ilunporte après tout bien peu, puisque l'on ne veut qu'y mettre fin.I II ce n'est pas seulement l' attitude générale de la Terreur que nous',"rlons par là condu its à admettre - m ieux , à réinventer - maisrusqu'aux règles et aux preuves, hors desquelles on ne l'i magine.iuè re effi cace : la différenc e, l'orig inalité, l' absence .

I l faut pousser plus loin, et douter même si ces règles sont aussi, Ilimériques qu'il nous a paru .

Où la terreur n'est pas sans vraisemblance

r ..dmets que le cliché n'ait pu venir à l' écrivain que suivant l'une<lIl S deux voies que l'on a vues : réinventi on, habitude (et quelle.u.rre voie 7). Reste que l' écrivain a pu se rel ire, et même qu 'il l'a

Page 63: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

72

dû - prenant ainsi vis-à-vis de son œuvre att itude de lecteur. Etje veux bien qu'à chaque fois la première entente du lieu communl'emporte encore : il serait étonnant qu'à le relire et l'essayeril ne sentît pas au moins glisser l'embarras, l'hésitation qui vontêtre ceux du lecteur. Ce serait étonnant, car enfin l'écrivain est unhomme qui a pour fonction de parler; de se dire lui-même avecses goOts et ses passions; et d'exprimer aussi ceux des hommes qu irestent muets : un spécialiste de l'expression et rompu auxdivers modes, aux illusions de cette expression, qui n'en ignoreaucun des traits ni des acc idents, qui se plie à ses exigences. S' ilmaintient tel ou tel cliché dans son texte, ce ne peut être pureignorance; c'est donc qu'il accepte de passer outre à l'hésitation- soit qu'il la néglige, ou qu'il cherche à en tirer parti : « Qu'ilsm'entendent à leur gré 1Ce n'est plus mon affaire, mais la leur 1»-toutes négligences, ou lâch etés dont le crit ique va se trouver fondéà lui faire grief.Aussi bien eût-il fallu marquer déjà ce qu 'avait de grossier et detrop simpliste la dist inction qui nous a servi de départ. Comme iln'est pas de lecteur qui ne se laisse vaguement aller, en lisant. àl'illusion que poèm e ou roman pourraient bien être de lui, à plu sforte raison n'est-il guère d'écrivain qui ne sache - si même il yrépugne - se lire en étranger, prenant tour à tour figure d'auteur etde lecteur, de parlant et de parlé. Et comment ne point admettreque Bourget ou Carco ont, comme nous, assisté à leurs clichés, sui-vant la même illusion. En sorte qu'ils seraient les premiers portés àadmettre, à l'origine de leur texte, quelque servitude verbale; si parhasard ils ne l'ont pas imaginée, à la reconnaître au plus légerreproche, non moins terroristes que leurs critiques. L'esprit est cou-tumier de telles projections, de tels retours ; et ce n'est pas d' autr efaçon qu 'il situ e dans un rêve, à la fin de ses aventures, le bruit quiles a provoquées ; ou bien encore, et tout éveillé , à l'origine de sesentreprises la claire vision du succès (ou de l'échec) qu'elles ontrencontré, Maury eut le temps de rêver cinquante épisodes qu i leconduisaient enfin à la guillotine, avant de se réveiller, le cou prissous le bois de lit . On lit dans les journaux : « Assassin pour vingtfrancs 2 »- comme si l' assassin avait forc ément prévu la somme,comme s'il n'eût pas dû se contenter, le cas échéant, de quelquemille ou dix mille francs. Ainsi l'auteur de clichés tout le premier se

1. D'ailleurs, l'écrivain invi te vol ont iers le lect eur à ce sentiment. Il lui tend laperche. " lui donne à entendr e qu 'il ne peut se passer de lu i. Plus d 'une apparentegaucherie, dans son œuvra, n'a pas d'autre in tent ion .2. Cf. Entretien sur des faits divers, tome 2, p. 26,

Page 64: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 73

voit verbal, et jeté aux mots. De sorte que le grief de la Terreur neserait pas seulement efficace : il aurait encore toutes chances deparaitre juste et fondé - je ne dis pas, c'est l'évidence même, à quile forge, mais à qui le souffre. Tant il est difficile à l'esprit de setromper tout à fait sur lui-même; a-t-il commencé par l'erreur, dene pas finir par ressembler à son erreur.Or les mêmes remarques valent pour tout pouvoir des mots. Mythesi l'on veut, du moins est-ce un mythe utile : je ne verrais pointd'inconvénient à ce que l'on renonçât (comme il le souhaite) à desmots troubles, et de sens aussi divers que classe, démocratie, ordreou liberté - ou que l'on s'entendit du moins pour en fixer le sens.Mais c'est aussi un mythe Qui, à tout instant, devient vrai . Il nesuffit pas de croire aux sirènes pour en rencontrer sur les eaux, maisil suffit parfaitement de croire à l'influence des mots pour que cetteinfluence aussitôt surgisse : et le moins que l'on en puisse dire,c'est qu'elle est à tout instant évidente. Il est des mots que l'on aimeà répéter. Il en est d'autres que l'on craint. On évite (en tempsde paix) le mot guerre: on dit plutôt défense nationale. Le motdévaluation: on dit alignement monétaire. Les mots : augmenta-tion de l'indemnité parlementaire; on dit (péniblement) coefficienttenant compte de l'élévation du coût de la vie. On dit avariéplutôt que syphilitique, et spécifique plutôt qu'avarié. Tel partipolitique évite le mot ordre; tel autre parti, le mot liberté. Qu'ily ait une illusion à l'origine d'un tel pouvoir, je le veux. Mais uneillusion si commune, et dont le succès est si prompt, ne méritequ'à peine le nom d'illusion.

Où la terreur se montre véridique

Il est une autre raison encore de douter si nous n'avons pas exagérécomme à plaisir la gravité de l'erreur.En quel sens précis peut-on dire que le mot lampe désigne vérita-blement la lampe, les mots maison ou Antarès, la maison, l'étoileAntarès? Simplement entend-on par là que nous fixons à ces mots,d'un commun accord, tel sens, à l'exclusion de tout autre. Qu'ilsoit de la nature de l'étoile de porter le nom d'Antarès, qu'il existede la lampe réelle au mot lampe je ne sais quelle ressemblanceucculte qui tiendrail aux lettres ou bien ail x sone, la chose est peut-.'HI1 souhaitable -- el il est certain du moins qu'elle répondrait àl'un de nos souhaits profonds: mieux, à un souhait qui ne s'avoue

Page 65: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

74 LAN GA G E Il

pas, à une vue du monde (ou qui se prend pour telle) : « Commentsait-on, demande un enfant, qu'elle s'appelle Antarès7» Il nemanque point de philosophes pour imp oser au langage (commefait cet enfant) une origine naturelle, Reconnaissons du mo insque cette origine nous demeure à l'ord inaire cachée , et la doctrineaventureuse. L'onomatopée même, qui semble du premier abordlui apporter quelque preuve, nous trompe. Tel mot parfaitementarbitraire devient, en vieillissant, onomatopée : trois muids sechange en trémie , A l'inverse, telle onomatopée devient arbit raire :pipio se change en pigeon. C'est à peu près l'ordre d'eff icacité quel'on peut attribuer à un souhait. Notre lang age - à quelquesexcept ions près - nous est, dans la pratiq ue, arbitraire, Mais quedire alors de cette autre part du sens de tel ou tel mot, de tellelocution, c'est à savoir qu'elle ne va pas sans souci des mots et dulangage. Et de quel dro it - s'il est r efl et d'un e i llusion constante,et lui-même constant - refuserions-nous au sens ce prolonge-ment, à la signification ce détail? Or, s'il exist e un trait régulier duclic hé, il nous a bien paru qu e c'était une nuance langagière. Il estde la langueur-mystérieuse, sans doute, qu'elle désigne une sortede langueur: encore ne la désigne-t-elle pas sans quelque allus ionaux mots . Et « l'habitude-commande» si elle ne dit guère plusqu'habitude, le dit du moins avec accompagnement de langage ,Il fait partie d'« existence-frivole-d'homme-à-Ia-mode» et toutaussi bien de termes abstraits, tels que liberté, constitution, justice,qu'un certain pouvoir des mots semble s'y exercer. Et de quel dro itnous refuser, si nous admettons le reste, à cette suite, à cette nuancenaturelle - qui, elle du moins, semble tenir une ébauche de just i-fication, Étrange domaine, où l'objet aussitôt se conforme à notreregard; et l'illusion régulière s'y découvre plus vraie qu'une véritéinvisible 1 ,

Faut -il s'étonner encore que la Terreur se maintienne, et s'impose 7Non, s'il suffit d'en soumettre la doctrine à l'exigence la plus élé-mentaire - que serait un langage qui ne servirait pas à l'e xpressionet à l'échange, et faudrait-il encore l'appeler langage? - pour latrouver efficace; vraisemblable, ce serait peu : juste et vraie dansla mesure où elle se forme et se pense, D'où il est naturel de concl urequ'il suffirait de la penser un peu plus - avec force et d'une façon

1. Ce n'est pas non plus pour les voir animée s <Je rnisotoqi« qu'i l sera permist rait er légèrement les théories d'u n Ma rx ou d'un Sorel. M ais laut au contraire.Il est probable que les découvertes de Freud, par exemple, sont aujou rd 'hui un peuplus vraies qu 'elles ne l' étai en t d'abord . ( Et simplement la cr i tique du langag e peut -elle offrir un moyen de les dépasser.)

Page 66: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 75

impitoyable - pour la rendre plus juste encore et plus vraie :d'une vérité enfin indiscutable, où le doute ne mord pas. Par cettevoie l'on serait conduit à poursuivre, avec plus de vigueur encoreque ne fait la Terreur, le moindre souci de langage - à mettresans cesse en accusation jusqu'aux locutions les moins usitées,jusqu'aux mots les plus naturels...

Il suffit. Nous savons déjà ce qu'il nous est donné de rencontrersur ce chemin. Nous voici menés, nous aussi, à l'absence, à larévolte, à la privation infinie. Qui le regrette, si tel est le prix dontil faut payer un échange parfait. « Il n'est pas d'œuvre apparem-ment belle ou parfaite qui vaille, songe le poète, au prix d'uneextrême exactitude, d'un succès de la communion - ne fût-il qued'un instant et d'un mot, ne dût-il jamais revenir. Dans cet éclairdu moins, j'ai été toi. »

La Terreur en provient-elle moins d'une illusion? Certes non. Sim-plement, qu'elle nous soit une occasion d'admirer comment l'esprit- sans rectifier précisément l'illusion à laquelle il est sujet, maistout au contraire l'épuisant et comme la poussant à bout - saitcomposer de sa tare même et de son défaut le milieu le plus favo-rable au jeu de l'échange et de la réflexion. Plutôt qu'au rocher quisemble monter sous la cascade (et ne monte pas), il faudrait icisonger au parti véridique que tire le kinétoscope, ou le cinéma, de ladurée illusoire sur la rétine des images visuelles. Et la Terreur aussibien nous peut paraître à présent plus proche d'un art ou d'unetechnique, que d'une science.Il reste à examiner si elle est, sur le point qui nous occupe, l'art leplus habile, la technique la plus efficace.

Page 67: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

9 D'une terreur accomplie

L'emphase de Ba/zac n'est qu 'un jeu,car il n'en est jamais /a dupe,

(Carnets de Joubert.ï

On a dit qu'une préoccupation du langage excessive trahissait,d'auteur à lecteur, un court-circuit de sens, Cependant il nousfallait observer, un peu plus loin, qu'une telle opposition de l'auteurau lecteur - du parlant au parlé - était de pure commodité, " n'estpas d'écart absolu entre l'entretien commun et cet entretien secret,que chacun de nous poursuit avec soi. Chaque auteur est aussi sonpropre lecteur, chaque parlant son parlé - en sorte que ce n'est passeulement le problème des Lettres et de leur fidélité qu 'agite (etrésout, à sa manière) la Terreur, mais bien la communication de touthomme avec lui-même : la réflexion.Il appartient sans doute à la littérature d'user de mesures plus justes ,de balances plus sensibles - d'une exigence plus exemplaire. Dumoins le problème qui la commande est-il le plus grave de tous,s'il n'est pas une de nos pensées qui ne le pose et n'exige de lerésoudre. Et qui n'éprouve qu'il peut exister en nous vis- é-vis denous une Terreur qui, plutôt que de risquer le vague et l'inexactitude,se jette à esprit perdu dans l'hermétisme, l'exception ou l'absence- ne laissant subsister que de brefs éclairs . (Mais peut-être cetteTerreur-là, elle aussi, est-elle capable de progrès.)

De quelques défauts techniques

Il suffit, pour s'en apercevoir assez vite, de considérer les défautsde la Terreur : j'entends les points où elle se trahit, et se révèledifférente de l'image qu'elle nous proposait./1 a pu nous paraître d'abord, à voir le soin que la Terreur mettait à

Page 68: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 77

distinguer les phrases pures des impures, qu'elle offrait tous lestraits du scrupule intellectuel, de l'analyse, de la discrimination.Or c'est au contraire son caractère simpliste et global qui nousapparaîtrait maintenant. Il est mille clichés, qui ne prêtent point audoute, ni à l'hésitation de sens : c'est bien en clichés qu'on lesentend. Et qui distingue encore un char dans le char de l'État, unsein dans au sein de l'assemblée? Il n'est point d'erreur à craindreà leur endroit, ni d'illusion à rectifier. Bien au contraire voit-on,partout où certains proverbes ou dictons sont de mise - comme ilarrive chez les paysans, à l'intérieur d'un parti politique ou d'unemême famille -, les interlocuteurs s'entendre sur le courant d'uneexpression, et constamment user de clichés sans jamais buter àleur langage. Mais la Terreur, pour éviter un cliché qui risque d'êtremal entendu, en ruine cent qui le seraient exactement.Ainsi le maître d'école punit de retenue la classe entière pour uncoupable qui ne s'est pas dénoncé; ainsi l'écriteau interdit toutesles fleurs, s'il en est une de dérobée. Et il se peut que l'urgence, lesdifficultés d'une enquête rendent parfois de telles mesures accep-tables. Mais qui ne ferait ici réflexion que la Terreur du moins atout son temps, qu'il s'agit pour elle d'un danger régulier sur lequelune enquête permanente, et comme un service de renseignementsn'est pas impossible, et qu'enfin cet élément douteux du lieucommun, rien ne serait plus aisé que de le fixer par avance. Maispassons.

Il est un second défaut. non moins évident que le premier. Car laTerreur s'est d'abord montrée à nous riche d'initiative et sans cesseà l'affût, prête à supprimer sans pitié la moindre faiblesse, la pluslégère concession au langage. Mais c'en est tout au contraireJ'inertie et la passivité qui nous frapperaient à présent.Il existe une façon pratique d'éviter la contagion des maladies :c'est de supprimer les malades - ou tout au moins de les isoler àjamais. Il est une façon de se battre, qui consiste à esquiver lescoups (ou tout au moins à les savoir encaisser). Mais il existe uneautre méthode, plus sage, qui consiste à prévenir le mal : soit enportant les premiers coups, soit en isolant et supprimant une à uneles causes de la lèpre ou de la tuberculose. Or la Terreur, dans lalutte qu'elle mène contre une affection du langage, agit à la façond'un médecin qui ferait exécuter ses malades contagieux - à lafaçon du guerrier barbare qui attend d'être frappé pour porter lamain à l'endroit blessé. Sans doute apporte-t-elle sa vigilance àsupprimer les expressions et mots suspects, et qu'elle tient atteints

Page 69: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

78 LANGAGE Il

déjà d'un certain mal, propres à provoquer des courts-circuits desens - situant ainsi après l'erreur (à quoi elle se résigne) soninquiétude, et toute son énergie. Reste qu'il s'agit, avec les lieuxcommuns, d'un vice si régulier qu'il ne serait peut-être pasimpossible d'imaginer une initiative régulière, qui l'empêchât denaître. (Ainsi font, sur un terrain fort proche, grammaires etdictionnaires, dont le propos est moins de condamner les sens etles tournures erronées - et chaque mot y passerait - que de leurfixer un sens juste.)

Il est un troisième défaut, non moins sensible. C'est que la Terreurest verbale, et plus soucieuse de langage que n'ont jamais été lesRhétoriques. On a eu occasion de dire que les écrivains de Terreur- s'ils étaient de tous les auteurs ceux qui ont le plus vif soucid'éviter le reproche de verbalisme - étaient aussi ceux qui tom-baient tout les premiers sous ce reproche. C'est de quoi l'on dis-tingue à présent la raison. Car la Terreur dépend d'abord du langageen ce sens général: c'est que l'écrivain s'y voit condamné à ne plusdire que ce qu'un certain état de la parole le laisse libre d'exprimer:restreint à l'espace de sentiment et de pensée, où le langage n'apas encore trop servi. Ce serait peu : il n'est pas d'écrivain mieuxoccupé des mots que celui qui se propose à tout instant de lespourchasser, d'être absent d'eux ou bien de les réinventer. Ceserait peu encore : d'établir qu'il les a réinventés, d 'apporter lespreuves de son innocence. Or ces preuves - si fluides et subtilesqu'on les veuille - sont elles-mêmes, et jusqu'au désordre et audéfaut, de nature langagière. Ce sont d'autres mots qui établissentque l'on a échappé aux mots. D'où vient qu'un poème surréalistes'imite plus aisément qu'un sonnet. L'écrivain de Terreur, en cetteaventure, fait étrangement songer à Gribouille, qui se jette à l'eaupour éviter la pluie.Comment se retenir, ici encore, d'imaginer une technique, plusefficace que la Terreur, et qui fasse obstacle dans l'écrivain à cettehantise du langage 7 Il est une façon de résister aux moustiques quiconsiste à s'envoyer de grandes claques sitôt que l'on se sentpiqué. Outre qu'elle est tardive et grossière, on voit bien l'incon-vénient de cette méthode : c'est qu'elle agit à sa façon (avec plusde violence) comme le moustique. Mais il est une défense subtileet prévoyante, qui répand du pétrole sur les mares. Dans la défenseque nous menons ici contre une illusion, plus dangereuse à l'espritque ne le sont au corps la piqûre et la fièvre, peut-être serait-iltemps de passer du système de la gifle au système du pétrole.

Page 70: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

L ES FLEURS DE TARBES

D'une méthode préventive

79

Mainte fois déjà, la Terreur a pu nous faire songer à quelque maladiementale: c'était par ses réactions brusques et simplistes, son aveu-glement. son intolérance. Mais peut-être ressemble-t-elle plus pré-cisément à une névrose sur un point particulier. Ce sont les pré-textes dont elle se couvre : d'apparence libre et hardie, quand elleest esclave; subtile, quand elle est grossière; efficace enfin, quandelle est inerte. C'est la littérature à l'état sauvage, et qui se donnepour le fin mot du progrès. Ainsi l'escamoteur d'un mouvementsuspect attire J'attention sur le côté de sa table où il ne se passe rien.Ainsi la névrose dissimule son point faible et se donne de premierabord pour ce qu'elle n'est pas - en sorte que les efforts que l'ontente pour la réduire, portant à faux, ne concourent qu'à sa force età sa cohérence . Et les critiques aussi bien de la Terreur, qui luiaccordent que le poids des mots est écrasant, mais la tancent sursa liberté excessive , sa hardiesse, et les dangers qu'elle offre pour lamoral e et la société, l'ont puissamment fortifiée. Le romantisme n'asans doute pas eu de soutien plus pu issant (encore que dissimulé)que Charles Maurras, Pierre Lasserre et les néo-classiques.Il est curieux que nou s ayons négl igé jusqu'ici le premier aspect souslequel la Terreur s'offre à nous . Et sans doute notre oubli tenait-il àl'extrême évidence de cet aspect. Mais de cette évidence nous nepouvons plus être dupes,La Terreur commençait en effet par nous rappeler - comme chosequi va de soi - que les clichés sont inutiles ; car chacun les connaitdéjà, et les pratique, A quoi s'ajoutait aussitôt que les hommes nes'entendent si bien, à l'ordinaire, que sur le banal et le stupide.Bête comme un lieu commun, dit-on. Bref, l'auteur n'y montraitque sa propre sott ise.II serait trop aisé de répliquer qu 'il est des prove rbes étonnants, etdes cli chés ingénieux; que telle pensée, pour être commune, nemanque cependant pas d'acuité, ni de finesse, Qu'au surplus l'onne cite, à l'ordinaire, de propositions évidentes, que pour en faireentendre d'autres qui ne le sont pas, et qu'un dicton aussi banalqu '« il n'y a pas de fumée sans feu» prend dans une conversationmill e applications subtiles ou paradoxales. Ainsi de suite . On encouvrirait des pages, et sans doute est-ce l'adresse particulière dela Terreur que de provoquer à son profit l'une des discussions oùle, hommes s'engagent le plus volontiers. (Qui ne sc plait à disputerd'intelligence et de bêtise?) A son profit: car il est trop aisé de voirà présent que c'est là tomber dans le piège le plus perfide qu'elle

Page 71: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

80 lAN GA G E /1

nous tende : les lieux communs peuvent être intelligents ou sots,je n'en sais rien et ne voi s aucun moyen de le savoir jamais avecrigueur. Mais il est un point pour nous bien acquis, c'est qu 'ils nesont pas communs , Malgr é leur nom. Malgré l'apparence. Et bienau contraire, s'il est un trait qui les caractérise - et d'où provien -nent, de l'inertie à la confusio n, les vices que l'on a vus - , c 'est qu'ilssont par excell ence une expre ssion oscillante et diverse, qui prêteà double ou quadruple entente ', et comme un monstre de langageet de réflexi on. Prêtant à toutes les tri cheries, justifiant tout es lesdéfenses (fût- ce cell e qui invoque le mythe des mots puiss ant s) ...Mais sans doute s'agit- il d'une vérité si dangereuse à la Terreur,que tous les artif ices et les pièges lui sont bon s à la cacher.Du mo ins l'a vons -nous enfin décelée. Voici j'enquête permanenteil insti tuer, et la techniqu e à découvrir, et la hant ise à dissocier -la mare où verser le pétrole. Les clichés pourront retro uve r droit deci té dans les Lettres, du jour où ils seront enfi n pri vés de leurambiguïté, de leur co nfusion. Or il devrait y suffi re, puisque laconfusion vient d'un doute sur leur nature , de simplemen t convenir,une fo is pour tou tes, qu'on les tiendra pour clichés. En bref , il ysuffi t de faire communs les lieux communs - et avec eux ces lieuxplus vastes : règles, lois , figures, unités, qui suiven t même fort uneet relèvent des mêmes lois . Il y faudra, tou t au plu s, que lques li steset quelque commentaire ; et pour commencer, un peu de bonnevolonté, une simple décision. Qui la refuse, s'i l demeure f idèle aumême souc i d 'entente et de communion qui animait secrètementla Terreur - et qui se poursuit ici en plein jou r?On dir a peut-être qu'une méthode, qui vaut pour les larves et lesmic robes, ne vaut pas nécessairement pour les mots. Certes. Maisla différence est à notre avantage. Il ne suffit pas d' imaginer uneterre sans moustiques pour voir les moustiques s'évano uir. Mai scomme il suffi sait d' imaginer un pouvoir des mot s pour qu e lesmots eussent aussitô t pouvoir, sans dout e suffi t - il, po ur que cepouvoir se di ssipe, que l' on cesse de l'im aginer. Où l 'illusion forgele fait, la désill usion le ruin e. Le cliché, s' il est exact emen t com-mun , ne risque enf in, pas plu s que tou t autre terme, d' éveill er lamo indre hantise des mots ni de leur pouvoir. S'i l est un terrain où laméthode préventive doive être pleinement eff icace, c'est biencelui-là, c'est peut-être celui-là seul.

1 Sou. P ',î U I qUI i d 11;:(.,'JI ! en l .lld t /l .:; t o.\ f,l.-" Il€:- r. lill J' ''"' ltlréc it , tanrot plus cun cl! /lt rée et sèt.hu q u'une 111 (:1..: M dr:> j nnn q UI rell l l1l1l 'en phrase. habituelle ou neu ve, etc.

Page 72: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

t t s FLLUHS Dl TAHBtS

La rhétorique, ou la terreur parfaite

81

Que la technique dont nous rêvons suffise - en dissipant oumieux en empêchant de naître l'illusion d'un pouvoir des mots -à rendre au poète l'usage de la rime, au dramaturge le bienfait desunités, à tous l'usage du lieu commun, il en est mille preuves, etsans même sortir de la Terreur.On eût pu l'observer déjà: le Terroriste, si prompt à proscrire lesclichés, n'hésite cependant pas à les employer comme titres: etbien au contraire semble-t-il qu'ils deviennent à cette place aussitriomphants (et même agressifs) qu'ils étaient ailleurs honteux, etdétestables. Jean Cocteau appelle ses essais: Carte blanche, LeSecret professionnel; Breton: Point du Jour, Les Pas perdus;Aragonses poèmes: Feu de joie, Le Mouvement perpétuel; Paul Morand:Feuilles de température; Drieu La Rochelle : État civil. Quelledifférence? Eh, c'est que - titres. et mis en évidence - il estconstant que l'écrivain les conneît et qu'il en use pour ce qu'ils sont.On devine mille autres usages : l'ironie, l'insistance, la déforma-tion légère, un subtil décalage, une chute de voix " en ménageantautour du cliché comme une zone de réflexion, suffisent à nousavertir que « nous pouvons y aller », que nous ne risquons pasd'être dupes, et que l'auteur et nous sommes bien du même côtédu lieu commun : « Une femme dévote et d'une intelligence étroitequi, pénétrée de ses devoirs (la phrase classique), avait accomplila première tâche d'une mère envers ses filles 2 ... » Ou encore: « LaSeine, encore à peu près tranquille, jouissait tristement de son reste,avant les pavillons, les fanions, les fanfares 3.» Mais nous savonsmaintenant qu'il nous est donné d'étendre une telle complicité,un tel agrément, plus loin sur le domaine entier des Lettres,Un tel aqrément., et plus que de l'agrément : un certain mérite.Il nous est arrivé d'observer (non sans regret ni gêne, et comme sile langage manquait ici à l'un de ses devoirs) que tout mot, peus'en faut, nous était arbitraire, Telle est aussi la nostalgie ordinairede la Terreur : cette hantise d'une langue innocente et directe,d'un âge d'or où les mots ressembleraient aux choses, où chaqueterme serait appelé, chaque verbe «accessible à tous les sens 4 ». Ensorte que nul pouvoir des mots ne s'y puisse enfin glisser, si les

1. Peu d'écrivains ont plus habilement joué de ces nuances que Gœthe. Mais ilfaudrait citer encore, dans l'écriture, les italiques, les guillemets, les parenthèses,que l'on voit abonder, sitôt la rhétorique abolie, dans les écrivains romantiques.2. Balzac.3. Léon-Paul Fargue.4. Rimbaud.

Page 73: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

82 LANGAGE Il

mots y sont transparents. Qui de nous l'évoque sans émotion?Cependant, un tel langage, il dépend de nous de l'obtenir. Car iln'est pas de lieu commun - ni de vers, de rime ou de genre -dès l'instant qu'on le tient pour tel - qui n'appartienne à cettelangue et ne soit précisément ce verbe. Il ne nous est pas donnéde savoir pourquoi langueur désigne la langueur, Mais il est aiséd'apprendre pourquoi langueur-mystérieuse désigne une variété delangueur: il y suffit de l'entendre d'abord en cliché, comme un seulmot, puis en deux mots, comme une opinion. Et pourquoi secret-professionnel est une sorte de secret, Pas-perdus une salle, Point-du-Jour une aube. Les yeux fondent, un amour se lève, une routese perd, nous voici jetés dans cet état de merveille, où la penséedu poète, sans jamais buter aux mots, va d'idée à idée, de passionà passion, dans cet air plus pur : une expression infiniment trans-parente à l'esprit, Car la Terreur ici encore - comme il arrive auxnévroses - ne montrait guère le regret que de la sorte de sentimentqu'elle avait tenté d'abord de détruire 1.

On devrait s'étonner qu'une technique, dont l'aqrérnent peut êtreaussi sensible, le bénéfice aussi immédiat, n'ait pas encore étéconstituée. Mais le fait est qu'elle a été constituée. Elle a existé, elleexiste, si durable qu'il faudrait peut-être la tenir pour la règle, dontla Terreur n'est qu'une exception. Revenons à notre propos.L'art que j'imagine avouerait naïvement que l'on parle, et l'on écrit,pour se faire entendre. Il ajouterait qu'il n'est point d'obstacle à cettecommunion plus gênant qu'un certain souci des mots. Puis , qu'ilest malaisé de persécuter ce souci une fois formé, quand il a prisallure de mythe; mais qu'il est expédient au contraire de prendreles devants et l'empêcher de naitre. Fuyez langage, il vous poursuit.Poursuivez langage, il vous fuit. Partant de là, on en viendrait àciter et décrire par le détail les lieux, les arguments et les figuresdiverses de l'expression. Après quoi, l'on se trouverait avoir régléles principales difficultés langagières, dont la Terreur exigeait quechaque écrivain s'y butât. En bref, on aurait substitué une rhéto-

1. Il s'agit d'une exigence, sans doute trop vigoureuse pour ne pas percer malgrétout ici et là, dût -elle, à défaut de lieux. se satisfaire d'un recours à l'étymologie(exacte ou non, il importe peu). De vrai est-il un certain usage de scrupule, decandide, d'appréhension:« C'est que j'ignorais la volupté et n'avais encore aucune appréhension du plaisir... »(André Gide.)D'être au point de :« Et qu'au point doré de périr» (Paul Valéry.)assez propre à nous donner l'avant-goût d'un ravissement qu'aucun cliché, loiou genre, ne nous devrait à présent refuser.

Page 74: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEUR S DE TARBE S 83

rique commune (à quoi ces pages servrraient assez bien d'intro-duction 1) à la poussière de partis et de rhétoriques personnellesque la Terreur invoque, dans la solitude ou l'ango isse.Rhétorique, soit. Ce n'est plus un mot qui peut nous effrayer . S'ilnous a fallu tant d'efforts pour parvenir à faiblement imagineret décrire le plus ancien des arts, et celui dont les Chinois et lesHindous eux -mêmes n'ont jamais supposé qu'il pût un jourmanquer aux Lettres, la faute n'en est pas à nous , mais à la seuleTerreur, et au discrédit qu'elle a jeté sur la chose (jusqu'à la chasserde l'enseignement), sur le mot (jusqu'à lui donner pour syno-nymes ampoulé et verbal).Mais nous avons maintenant dépassé la Terreur. Mieux encore,nous l'avons accomplie - poussant ses bizarreries, ses tabous, sesastuces jusqu'au point où elles se fondent dans une vieille etjoyeuse science humaine. Lord Kelvin ne tenait pour fait s naturelsque ceux qu'il avait pu reproduire dans son laboratoire. Et c'estaussi dans notre laboratoire que vient de jouer le grand événementdes littératures, ce passage des sottisiers à la rhétorique, et desTerreurs aux Maintenances - où l'hi stoire des Lettres n'est passeule intéressée.

S'il fallait tant de sentiers et de broussailles pour retrouver unevieill e route royale, je n'en sais rien . Il me les fallait, je ne puis direplus . (Comment ne pas faire ici l'aveu que j'étais, au fond, terro-riste?) C'est une situation singulière que de découvrir au prix detant d 'efforts ce que tout le monde a su. Singulière, non pas désa-gréable. Innocent Fèvre, pour raviver en lui la joie du foyer, qu'ilsentait tristement s'affaiblir, rentrait dans sa chambre par les toits.Nous en avons suivi pas mal, des toits.

Cela dit, i l se peut qu'il me soi t arrivé d 'exaq érer, Somme toute, larhéto rique n'a jamais cessé d'exister - puisque aussi bien la Ter -reur n'a jamais cessé de la condamner. Et si les formes délicatesont disparu avec la syllepse ou l'hypallage, ni lieu commun, ni sujetou composition ne nous sont des mots vid es de sens. Plutôt dirait-on qu e la Terreur, ici encore, agit à la façon d'une névrose - qui

1. CI . N o/es et Docum ent s. 3. p. 125.

Page 75: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

84

permet certes au malade d'être bon époux ou bon cit oyen, maisnon sans quelque manque profond. non sans que sa vie se voie parla névrose profondément marquée d'une cristallisation secrète, quimenace à tout moment de gagner la partie saine. Et la Terreur nonplus n'empêche pas les vers réguliers, ou le bonheur des contes.Elle ne met tout à fait obstacle ni à la jo ie, ni à la grandeur. Sim-plement elle donne à ses victimes quelque mauvaise co nscience,et celle crainte d' être dupe, qui fait les dupes. Ma is nous vo ilàdélivrés.

Page 76: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

10 Un appareil à renverserle sens des lettres

L'homme est un couteau mouillé :si tu n'essuies pas chaque jourla lame et le manche, il n'est pas long àrouiller.

(Proverbe bara.)

J 'ai tenté d'améliorer, sans lui rien ôter de sa rigueur, la méthodedes Terrori stes. Il se trouve, en fin de compte, qu'au lieu de l'avoiraff inée ou subtilisée, je l'ai en quelque sorte dédoublée: l'appli -quant à la fo is, d'une démarche parallèle, à l'auteur mais au lecteu r,au parlant mais au parlé.On eût pu soupçonner d'avance le danger d'un tel procédé: c'estque l'objet s'y dissipe, et le lieu commun nous devient en soi insaisis-sable, s'il est susceptible de prendre également l'une et l'autre figureopposée. Sa vérité nous fuit, en sorte qu'il s'agit moins désormaisde le connaître par science que de le faire, et de lui maintenir unenature simple par la technique et l'art.Mai s quoi, c'est un défaut (semble-t-il) inévitable, avec lequel ilne reste guère qu'à composer, si l'on ne peut espérer le rédu ire. Audemeurant l'on a vu l' étrange bienfait qui sort de la technique et lagravité de l'exemple qu'elle impose à l'écrivain, contraint de refor-mer pour nous un langage de Paradis . Il reste à mieux l'assurer, etl' entourer de quelques garanties.

Le critique et l'éléphant

Baudela ire conseille à l'é crivain bizarre, s'il veut dépouiller sa bizar -rerie (ou tout au moins la rendre invisible), d'y persister : de lapousser à bout. Ainsi avons-nous fait. Nous avons poussé à boutla Terreur, et découvert la Rhétorique.Une rhétorique différente certes de ce que l'on entend d'ordinairepar ce mot. Mais non pas si différente que l'illusion commune, à

Page 77: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

86 LANGAGE Il

son propos, ne se laisse aisément démonter. La rampe qu'un maireprévoyant pose devant un gouffre peut donner au voyageur le sen-timent d'une atteinte à sa liberté. Le voyageur se trompe, bienentendu. " lui suffira d'un peu d'énergie, s'il y tient, pour se préci-piter. Et la rampe lui permet en tout cas d'approcher le gouffre et dele voir jusqu'en ses recoins. Ainsi de la Rhétorique. On peut avoir,de loin, l'impression qu'elle va guider de ses règles la main del'écrivain - qu'elle le retient, en tout cas, de s'abandonner auxtempêtes de son cœur, Mais le fait est qu'elle lui permet au contrairede s'y donner sans réserves, libre de tout l'appareil de langage qu'ilrisquaitIde confondre avec elles.On eût:pu s'en apercevoir plus vite, et sans faire tant d'embarras.

Il est un trait de la Terreur qui ne doit plus nous surprendre : c'estle défaut de sa critique, Dès l'instant que genres, unités, lieux com-muns sont tenus détestables, mais les seules œuvres dignes d'estimesont celles qui surprennent et déroutent, il ne reste au critique, s'ilveut témoigner son admiration, qu'une ressource : qu'il s'avouesurpris, dérouté, en désarroi, qu'il le soit véritablement et s'indigne.L'erreur de Sainte-Beuve ou de Brunetière, de Lemaitre ou deFaguet, est la seule sorte d'hommage que leur doctrine leur per-mette de rendre à Balzac, Baudelaire, Nerval ou Zola. Ils n'y ontpas manqué.Fabre, lorsqu'il a décrit l'application que met le scarabée sacré àmalaxer la pilule où il enfermera son œuf, ajoute curieusement queles organes de cet insecte semblaient le destiner à une tout autreactivité, et qu'il n'est rien à quoi il s'entende naturellement plus malqu'à malaxer et à pétrir. « L'idée me vient, dit-il, d'un éléphant quivoudrait faire de la dentelle.» Ainsi des critiques. Je veux quechacune de leurs constructions soit ingénieuse et plausible. Leurdoctrine les ruine à mesure, les mine par le dedans, et ne leur laisseenfin d'autre témoignage, devant l'œuvre authentique, que l'incer-titude et la contradiction. Quoi, ils l'ont voulu dans leur secret. Ilsont choisi d'être éléphants.Il est un point de ce secret qui eût dû nous révéler plus tôt, dansleur démarche, une assez claire contradiction. Car ils réclament lanouveauté. Bien. (Et l'on peut sagement donner à la littératurepour tâche de nous révéler une part de l'homme et du monde, oùla science n'atteint pas.) Mais ils réclament n'importe quelle nou-veauté 1, voilà qui est plus grave: soit de l'homme ou de ses pas-

1. Cf. Noies et Documents, 1, p. 97.

Page 78: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 87

siens, de ses instincts, du style même et des images. Or une seulede ces exigences serait acceptable: le trait surprenant est qu'on lespuisse toutes former à la fois. Car l'une d'elles ne sera pas satisfaitequ'il ne faille renoncer aux autres. Pour que le sujet d'un roman semontre à nous dans sa nouveauté, encore faut -il que la langue ensoit assez neutre pour ne point attirer sur elle l'attention '. Pourqu'une image nous semble inattendue, encore faut-il que les deuxobjets qu'elle rapproche nous soient familiers. Nous pouvons êtreémus de voir un cheval qui vole, parce que nous formons déjà ducheval et des ailes une idée familière, et comme un lieu commun .Si le cheval nous est de tous points étonnant, nous ne serons pasplus surpris de le voir voler que courir . « Vous attendez de moi,interroge l'auteur naïf, un nouvel idéal. Dites-moi donc ce qu'estl'homme, à qui vous le destinez. - Ah ! nous voudrions aussi unnouveau type humain. - Soit. Dites-moi donc de quelles passionsje dois le composer. - Mais, pourquoi pas? de passions inédites.- Et de quels instincts? - Ne manquez pas de les découvrir dumême coup. - Du moins vous les faut-il véridiques, et communs?- Non. Les erreurs de l'homme, sa fantaisie, sa folie, ne nous sontpas moins bonnes que la vérité. - Et s'il m'arrivait de suivre l'opi-nion commune? - Il nous suffirait, à la rigueur, d'un style nouveau.- Avouez enfin votre pensée : ce n'est pas tant au style , à l'instinct,à la passion que vous tenez qu'à la différence, n'importe laquelle,et vous avez moins souci d'apprendre le monde et l'homme que deles désapprendre. )}Mais de cette étrange exigence, et du désarroi qui s'ensuit, noustenons maintenant la clef. Ce que veut la Terreur, ce n'est pas tantque l'écrivain soit inventeur, différent, unique - c'e st qu'il s'exprimeet se fasse entendre malgré sa différence. Or le succès de l'expres-sion sera difficile - et par là méritoire - à proportion que l'auteurest plus singulier. Ainsi la Littérature en période de Terreur accueille-t -elle volontiers, si elle ne va pas jusqu'à les appeler - comme lessports semblent parfois encourager les champions difformes, cou -reurs cagneux, cyclistes poitrinaires -, des poètes fous et des loqi-ciens absurdes, de petits ou grands Satans de l'encrier.

J'imagine pourtant que la hantise soit une fois pour toutes exor-cisée, et le langage pris en main - que la Rhétorique succède auxsottisiers, et la Maintenance aux Terreurs. C'est alors que pourrait

1, On sait à quel point il est diffi cile de goûter, et même de saisir, l'intrigue d'unroman écrit en « style artiste ».

Page 79: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

8 S

enfin se donner libre cours l' exigence dont le Terroriste ne nousoffrait que la caricature - et le critique cesser d' être éléphan t. Si jeveux obtenir une confidence, je ne demande pas qu 'elle me soitfait e dans un langag e étonnant ; mais les mots les plus simples ysuffi sent. Ainsi des Lett res : si l'originalité n'y doit être que la révé-lat ion d'une personne, elle a tout à gagner à l'adopt ion de sujets,et d' idées admises . Comme deux hommes, en usant dans leurentretien d'une même langue, y perdent moins leur personn alitéqu 'ils ne la révèlent et en quelque sort e l' accou chent, ainsi de deuxécrivains qui s'expriment par genres f ixes et th èmes communs.

Une rhétorique qui ne dit pas son nom

Il eût fallu se demander honnêtement si nous n'avions pas un peunoir ci la Terreur. Apr ès tout, ni la révo lte ou l' absence, ni le mon street le déchaînement ne sont nécessairement terroristes - et cen'est pas d'hier qu 'on a inventé l'inspiration . Si Byron est fiévreux,Pascal ne l'est pas moins. Il arrive à La Fontaine d'être possédé, siJammes est absent . Le Cid est plus exotique que Ruy Bias, Bajazetque les Natchez. Racine use des princesses aussi volontiers queVictor Hugo des prost itu ées : or la princ esse est des deux la plusrare. Corneille et Boileau ne poursuivent (à les entendre) quel'exceptionnel, le jama is-dit, l'étonnant. Fénelon n'entre pas moinsque Joyce en querelle avec ses mot s. Il nous eût enfin fallu douter,à poser la question de mani ère tout à fait loyale - ce qui nous eûtconduit peut-être à ne plus la poser - , si les Lettres, à travers Ter-reurs et Maintenances, ne gardent pas en tout temps les mêmescho ix, le même goût. Mais à ce problème aussi nous avons maint e-nant réponse .Ce serait, à peu près, que Corneille ou Boileau peuvent se passerde la nouveauté, alors qu'elle est à Baudel aire ou à Victor Hug oindispensable, s'il s veul ent seulement s'exprimer. « Je hasarde,dit l'un, mon non tam meliore quam nova. » Mais l'autre : « Pointd'art sans surprise. » Corneille est lib re d'être neuf. voire extrava-gant - car la rhétor ique place à égalité devant lui le cl iché, leparadoxe. Ma is Baudel aire ne l'e st pas, si le paradoxe seul luidonne sens et dign ité ; il faut que Nerval se pende, et que Hôlde rli ndevienne fou . Ainsi des autr es : car la fièvre est à Pascal un acci-dent mais à Byron une mission. Et la prosti tuée de Victor Hug o tientde la déclaration de principes: elle porte message. Mais la princesse

Page 80: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE rARBLS 89

n'est à Racine qu'un lieu pur, où les passions jouent libres de gênes.L'une, c'est parce que prostituée; l'autre, bien que princesse. Et lestyle personnel non plus n'est à La Bruyère ou Marivaux qu'unequalité entre cent - et certes inégale au goût, à la composition,au souci du vrai. Mais à Schwob ou Gourmont, de leur propre aveu,la raison même et la source de leurs autres qualités. Le monstrede Théramène est amusant comme un crocodile, mais le monstresurréaliste a tout l'ennui d'une démonstration.

Marquons mieux ce trait, et cette différence : c'est que la Rhéto-rique ne voit dans la fièvre ou la nouveauté que l'un des événementsdont traite l'écrivain. Mais la Terreur, le moyen même, et la formedes autres événements. Ainsi dirait-on encore que le support del'œuvre, le système de l'expression - et si l'on aime mieux la rhéto-rique (au sens courant du mot) - se trouve en Maintenance dissi-mulé, comme le squelette d'un mammifère, mais en Terreur évident,comme la carapace d'un crustacé. Théophile Gautier le porte au-dehors, comme un homard. Mais Racine au-dedans, comme untaureau. L'œuvre classique est libre de nous offrir des événements,des passions, les choses mêmes. Mais l'œuvre romantique ne nousles montre jamais que mêlées d'opinions et de moyens: en bref, delittérature. Le rhétoriqueur fait sa part au langage une fois pourtoutes, et se trouve ensuite libre de traiter d'amour ou de peur,d'esclavage ou de liberté, Mais le terroriste ne peut qu'il ne mêle àla peur, à l'amour, à la liberté, un continuel souci de langage etd'expression, Les châteaux branlants, lumières dans la nuit, spectreset rêves (par exemple) sont pour toute une école romantique - àlaquelle le surréalisme vient de redonner force et vie - de puresconventions, comme la rime et les trois unités. Mais ce sont desconventions que l'on n'évite pas de prendre pour des rêves et deschâteaux, au lieu que personne n'a jamais cru voir les trois unités.La prostituée ressemble à une véritable prostituée, le gueux à unvrai gueux, Tel est le mensonge auquel toute Terreur oblige l'écri-vain. Le langage n'y tient pas moins de place. Mais il triche, etn'avoue pas qu'il est langage. On s'est étonné de voir avec quelleâpreté chaque école littéraire faisait grief, de nos jours, aux écolesrivales, de leurs conventions et de leur verbalisme. Il ya plus éton-nant encore: c'est qu'elles ont toutes raison.Il s'ensuit que la Terreur réclame, pour être exactement entendue,un critique plus averti que ne fait la Rhétorique, et plus complaisant- un lecteur qui accepte d'être le second de l'auteur et consente,s'il veut parvenir aux choses mêmes, à passer par tant de corridors

Page 81: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

90 LANGAGE Il

et d'échafaudages. Or la tâche n'est pas toujours aisée. Elle peutsembler déplaisante. « Montrez-moi tous les monstres que vous vou-drez, disait Chamfort. Ne me menez pas dans les coulisses. - Nousvous y traînerons », réplique la Terreur. D'où vient que le lecteur,le critique en reçoivent le même sentiment de mystification, quefont les coulisses à l'honnête et candide spectateur. Ce que Brune-tière reproche d'abord à Baudelaire, Lemaitre à Mallarmé, Franceà Verlaine, Sarcey à Barrès et Souday à Jules Romains, c'est d'êtreun mauvais plaisant. D'où vient aussi que le Terroriste trouve deslecteurs, plus fanatiques peut-être - parce qu'il leur faut s'engagerplus avant -, mais moins nombreux que le Mainteneur. Qui passedu Temps retrouvé à Ulysse, d'Ulysse aux Tapisseries et des Tapis-series aux Faux-Monnayeurs, change moins de sujet et d'atmo-sphère qu'il ne doit changer (péniblement) de vision même et d'artpoétique,

Cependant, l'on voit dans le même temps triompher et couvrir laterre le seul genre de nos jours qui obéisse à des règles plus strictesque la tragédie de Voltaire ou l'ode de Malherbe. Je songe à cettesorte de roman qui s'interdit, dans l'ordre des états d'âme, le rêve,la rêverie, les pressentiments; dans le choix des personnages, le méta-physi cien, l'occultiste, le membre de société secrète, l'Hindou, leChinois, le Malais, les jumeaux; dans l'explication, les mythes, lesallusions, les symboles; dans les figures de style, la métaphore etl'ell ipse - et suit, dans son progrès, un ordre rigoureux au pointd'offrir, dès le premier chapitre, tous les éléments - personnages,lieux, objets - d'un problème qui ne sera pas résolu avant lesdernières pages.Nous savons maintenant étendre aux Lettres tout entières l'ébauchede réconciliation que nous tend le roman-détective.

D'une loi de l'expression

On a dit que la Maintenance était plus efficace que la Terreur(et la Rhétorique que les sottisiers). Mais elle est aussi plus vraie.Car le terroriste ne peut faire qu'il ne soit dupe. Il lui faut supposer,tandis qu'il ajuste ses maigres avantages de mots, qu'il réinventele monde et l'homme. Plus il est ouvrier, et minutieux technicien ,plus il lui faut se croire métaphysicien, général, pape . Ainsi cons -tamment en défaut, continuellement trompé sur le sens et la nature

Page 82: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 91

de ses entreprises, il ne cesse de prendre les mots pour des choseset les choses pour des mots, Mais nous tenons à présent ce quinous détourne de l'une et l'autre erreur.C'est d'abord qu'il suffit au moine (et à l'homme muet) pour voirson accent, et sa honte, se dissiper, de parler plus volontiers: d 'ac-cepter son langage. Ou mieux, si l'on songe à la faim : c'est que leseul mouvement qui nous jette vers eux suffit à rendre exquis lesmets les plus grossiers; frais et neufs, les plus remâchés, Si notreexpérience a un sens, elle montre que le défaut dont nous faisonsgrief aux clichés -le plus sagement du monde - cesse d'exister,sitôt que nous cessons de leur en faire grief, En bref, la Terreurserait une conduite plutôt qu'une observation - et ce n'est pas dutout parce que les lieux communs sont détestables qu'elle les pros-crit; c'est parce qu'elle les proscrit qu'ils deviennent détestables -comme s'il n'était pas d'observation pure du langage, mais qu'un jeude reflets et de glaces nous montrât constamment dans ce langage(et dans les Lettres) le reflet même du mouvement par quoi nousl'approchons. Ainsi nous attachons-nous à nos amis, et les voyonsattachants, bien plutôt à la mesure des services que nous leur ren-dons que de ceux qu'ils nous rendent, Ainsi dit-on enco re que leplus sûr moyen de rendre aimable une jeune femme (ou un jardin,ou une institution) est encore de l'aimer. Honnête un voleur, de luifaire confiance. Mais pourquoi tant d'exemples, douteux au prix denotre expérience?Nous l'avons successivement menée sur l'un et l'autre plan : tantôtdécouvrant qu'il suffit à l'écrivain, pour se voir jeté en plein verba -lisme, de redouter ce verbalisme et de le fuir - comme si le soupçonseul en offrait quelque danger : ainsi de ces maux, dont l'idé e mêmene va pas sans péril , les tremblements, l'angoisse, l'aérophagie. Ettantôt que tous ces biens, après quoi la Terreur confusément sou-pire, ce contact vierge et ces sens neufs nous attendent, si nousosons foncer sur le fantôme, que la frayeu r agite devant nous . Certes,la littérature est faite pour nous embarrasser si elle est littéraire, leroman s'il est romanesque ou le théâtre théâtral. Mais il est unmoyen de tourner l'embarras à not re avantage : c'est de rendre lethéâtre un peu plus théâtral, le roman violemment romanesque, etla littérature en général plus littéraire 1 . Il Y suffit d 'un élan . Il ysuffit d'une réconciliation et d'un oui.

1. On en donnerait , s'il était ut ile, mille exemples. Entre autres, celui -c i : la critiquea communément reproché aux Thibault de Roger Mart in du Gard une fin - lamort de Jacques Thibault - bien trop « romanesque» et. disait-on. invra isem-hlable. Or le fail est qu 'elle n'a rien d' invraisemhl abl e; et l'on a vu . dans la réalité ,

Page 83: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

92 LANGAGE Il

Si je tente de fixer plus nettement le principe de cette réconciliation,je reçois d'abord l'impression de quelque loi du langage, à laquellebute le Terroriste, tandis que le Mainteneur s'y plie. D'où vientqu'en retour la loi sert puissamment celui-ci et le porte au-delà deses premières limites, mais rebute celui-là, Volentem ducit, nolen-tem trahit, Mais il faut rappeler le détail de notre succès,On a dit qu'il y avait lieu de distinguer, en tout mot, une part dematière, une part d'esprit, l'une à l'autre réunies, Or s'il est un traitde l'expression qui nous a paru, en matière de littérature, crucial(puisqu'il offre, sous un volume réduit, tous les caractères desgenres, des règles et des unités) : le lieu commun, c'est que lapensée du premier coup y domine et triomphe au point de faireoublier le langage. « Qu'il mourût. .. Je ne vous hais pas,.. Langueurvoluptueuse... La guerre est la guerre ..,» Soit littéraire ou banal,le lieu commun est un événement du langage qui, dès sa premièreapparition, nous ravit en esprit, Il nous semble prêter à mille sensdivers, qui vont s'approfondissant, Tant la part spirituelle est en luiincommensurable à la part de mots et de matière, il parait s'évaderun instant des servitudes du langage, et nous nous évadons aveclui. D'où vient sans doute qu'il marque fortement la mémoire, étantle signe d'un triomphe,Or tout ce que nous avons découvert est que le cliché exige -pour ne point devenir le signe d'une défaite, et d'une lâcheté -d'être sans cesse considéré, remis en question, nettoyé, Comme s'ilfallait répondre par un excès de langage, à cet excès de sens : parun excès de matière, à cet excès d'esprit', L'erreur des Terroristesse nommerait assez bien angélisme: l'expression s'y voit réduite à dela pensée, Mais la Rhétorique se montre plutôt soucieuse d'équi-libre et de maintien. Le traité des Paysages 2 invite le poète «às'asseoir jambes croisées et nourrir longuement, avant d'écrire, ladélicatesse et l'éloignement dans son cœur ». Et dans son âme un

plus d'un aviateur - Laura de Bosis fut l'un d'eux - se perdre pour avoir jeté d'unavion des tracts pacifistes. Mais l'illusion s'explique aisément : ce n'est pas lamort de Jacques qui est trop romanesque. C'est le roman qui l'est trop peu :encombré, juste avant celte mort, de textes, documents historiques, scènes vraies,tracts et articles de journaux, Le romancier en est absent. D'où vient que la pluslégère tentative de sa part pour reprendre la direction des événements donne aussitôt,par contrecoup. le sentiment du « rornanesque » et du faux. Fuyez roman. il vousrattrape.1. Et l'homme non plus qui ne s'est jamais exercé n'est pas plus libre de corps (simême il se rêve âme pure) que celui qui s'entraîne et se rend maître de ses actes,Mais tout au contraire assez étroitement tenu par ce corps: machinal. et commestéréotypé.2. Vers 1200.

Page 84: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBE S 93

sentiment de compensation ; c'est que touto idée se paie d'autantde mots, tout e pensée d'autant de langag e ; comm e si la patience àentretenir la mati ère obt enait sa récompense d'esprit.

Que deux époux se voient engagés pour toute une vie, quellecontrainte intolérable. Pourtant ce qu 'exigeaient deux amoureux,avec force et dans leur vive liberté, c'était justement de s'engagerpour toute une vie . Ainsi de la rhétor ique : il se peut qu 'elle donneà première vue le sentiment d'une chaine intolérable et froide. Maisil dépend de nous de retrouver en elle, à chaque instant. la fraîchejoie d'un premier engagement, où l'esprit accepte d'avo ir un corps, ets'en réjouit, et reconnait que de ce risque, à chaque instant, lui vienttoute noblesse et jusqu'à la dignité de sa découverte ou de sonéchange.

On vit, à l'entrée du jardin de Tarbes, ce nouvel écriteau

IL EST DÉFENDUD'ENTRER DANS LE JARDIN PUBLIC

SANS FLEURS A LA MAIN

C'était une mesure ingénieuse à tout prendre, car les promeneurs,déjà fort embarrassés de leurs fleurs , étaient lo in de songer à encueillir d'autres,Cependant il arriva peu après...

/1arriva ce que chacun sait . Sans doute nous est-il permis d 'arrêterici l '« Optique », ou mieux la «Perspective de la Terreur », quisomme toute convient à notre temps et réplique à nos réflexionscourantes. Cependant il ne peut suffire de traiter de la Rhétoriquecomme si nous venions de l'inventer. Elle a existé , Elle n'a que tropexisté . Et l'on sait qu'elle a pu se rendre odieuse, il n'y a pas si

Page 85: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

94 LANGAGE Il

longtemps, jusqu'au point que le seul parti à prendre, pour unhonnête écrivain, était de la laisser pourrir dans ses chaines.Qui pousse en ce sens son enquête, étouffe dans les Maintenanceset patiemment discerne les causes de son asphyxie, les raisons deces causes, la perspective de ces raisons - bref, applique au jeudes rhétoriques la méthode que l'on a tenté de former ici - . se voitconduit à des découvertes inattendues, et telles qu' il lui faut altérerprofondément et comme renverser (sans lui rien ôter de sa rigueur)cette méthode, et sa réflexion même'./1 doit enfin reconnaitre danscette métamorphose et ce renversement la figure précise du mystère,que lui annonçaient vaguement l'opinion commune, les mythes, lespoètes. C'est ce que l'on verra dans les petits ouvrages qui fontsuite à celui-ci.

Non, ce n'est pas de tels problèmes que j'agitais, quand j'ai entre-pris cette étude. Mais il est arrivé dans la suite que j'ai été surprispar eux à défaut de les surprendre et (si je puis dire) traité par euxà défaut de les traiter. /1 est ainsi des lueurs, sensibles à qui les voit,cachées à qui les regarde .. des gestes qui ne s'accomplissent passans quelque négligence (comme la vue de certaines étoiles ourallongement entier du bras). Mettons enfin que je n'ai rien dit.

1. Cf . Notes el Documents, 4. p. 137.

Page 86: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Notes et documents

Page 87: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 Le secret de la critique

Il a pu sembler que nous acceptions un peu vite, sur la Terreur,les raisons que nous offraient les Terroristes. L'on usera, dans lespages qui suivent, d'une méthode plus patiente, et plus stricte.L'exemple est indifférent. Il suffit de s'attacher à quelque réflexioncritique, à celle, par exemple, qu'éveille en nous un poème, ouplutôt un roman (si du moins l'on accepte, comme il est d'usageaujourd'hui, de tenir le roman pour type de l'ouvrage littéraire').Encore faut-il choisir une réflexion qui ne soit pas rapide ni assurée,mais lente, diverse, sensible jusqu'en son détail, et telle que la peutprovoquer une longue dispute. Ou mieux cette dispute elle-mêmeet ce désaccord, qui peut sembler une image grossie de la réflexion,où les pensées, au lieu de s'affronter en silence, prennent forme etpersonne,

Que l'on n'aille pas soupçonner, dans le choix des citations qui sui-vent, la plus légère intention de satire. Loin de vouloir ruiner lacritique littéraire, je ne cherche qu'à la considérer et à l'assurer. Jela prends donc au sérieux, autant qu'il se peut. Au surplus, le pointimportant n'est pas qu'une opinion donnée soit vraie, et l'opinioncontraire fausse - mais bien que nous soyons capables d'aller del'une à l'autre, de les inventer toutes deux, et qu'aucune d'elles nenous demeure obscure ou étrangère. Il n'est pas un des jugementsqui suivent où nous ne puissions tous nous sentir engagés; si jecite leurs auteurs, ce n'est que pour entourer de quelques garantiesnotre réflexion critique, et commencer (comme on dit) par des faits,

1 Premier aspect du secret : la nouveauté

C'est d'un même roman, que M. Paul Souday écrit :

Insupportable détraqué, espèce de monstre à peu prèsodieux... le héros n'est pas humain.

1. Jo ne veux P.J'I dll'), Inlll LI, qlle Id rlJlllafl r'IIl":),;d 1';1'111 h8u d u f..h:.erTlt' 011 dtIn.lIS qu'tl liIH".llfll: ,i((1111l1t; qUI nu 811e'

prise son aucune sorte de réflexion enrique qui Ile puisse le concerner,du rythme à la cohérence, et de la vraisemblance il la sensibilité.

Page 88: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

98

et M. André Maurois :

LANGAGE Il

Le héros sans déformation et, à cause de cela, parfaitementhumain...

M. Jean-Louis Vaudoyer

Ce cœur d'homme trouve à chaque instant pour noustoucher des accents poignants.

et M . Raymond Escholier

Il manque à cette œuvre, pour qu'elle nous touche, le batte-ment d'un cœur.

M . Jean de Pierrefeu :

Une monstrueuse création d'êtres artificiels...

et M . Gaston Rageot :

Un instinct profond et sincère de la vie psychologique.

M. Fernand Vanderem :

Je suis frappé par tout ce qui y bouillonne de pathétiqueintérieur et d'ardente sensibilité.

et M. Marcel Arland :

Nulle trace de sensibilité ... sécheresse de l'âme.

M. René Boylesve :

La scrupuleuse vérité des caractères...

et M. Robert de Saint-Jean:

C'est le monologue d'une âme passionnéecaractères...

pJS de

Page 89: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES

M . louis Martin-Chauffier :

l'auteur ne soupçonne pas les hauteurs spirituelles.

et M. Pierre Dominique :

99

l'un des plus grands caractères de l'auteur est sa spiritualité.

M. Daniel Halévy:

Dans l'ensemble, la volupté, et elle est vraie; la combativité,et elle est vraie; la pitié, et elle est vraie

et M. Robert Kemp:

Ouelle extraordinaire exception que cet artificiel petit mufle.celte espèce de monstre.

M . André Thérive :

Drôles de sentiments, et dire 'lue cela formera documentspour plus tard !

et M. René Boylesve

l'œuvre est utile à consulter: on y voit les tendances de lajeunesse.

M. José Vincent

L'abondance des aperçus neufs, les adroites subtilités d'uneanalyse des sensations pratiquée au microscope.

et M . Jean Paulhan:

Les sensations y sont rudes et simples. Ce n'est pas là qu'ilfaut chercher la nouveauté de l'œuvre.

M. Max Daireaux :

La personnalité de l'auteur s'impose avec un tel éclat qu'ellel'emporte sur toutes ses autres qualités

Page 90: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

100

ct M. Geo Charles:

LANGAGE Il

L'on n'y trouve nulle personnalité, mais une compilationmonotone des anciens et des modernes.

Faut-il poursuivre? Révoltant et maladif, dit l'un; et l'autre : L'airs'en trouve assaini; constamment ouvert sur l'invisible, et fermé àtout mystère; sans trace de littérature, et pourri de littérature '.On imaginera sans peine, par là-dessus, toutes les preuves et ledétail que l'on voudra. Je n'ai cité que l'essentiel, où l'on a pureconnaître la pensée courante de la critique, en ce qu'elle a dedécisif, d'où le reste découle.Que l'habitude cependant ne nous cache pas l'étrangeté ni lessurprises de cette pensée: il suffit de l'examiner avec naïveté poury distinguer un écart singulier entre ce qu'elle dit et ce qu'elle donneà entendre.

Je ne m'attarderai pas aux divisions des critiques. Sans doutesemble-t-il qu'ils s'accordent assez mal sur l'humanité ou la vie.Soit. Nous sommes tous logés à la même enseigne. Et tout au plusfaudrait-il s'étonner qu'ils soient allés choisir, pour base de leursarrêts, des traits aussi discutables, des qualités aussi mal définies.Mais leur entente profonde est plus digne de remarque que leurdésaccord apparent.Car ils ne s'opposeraient pas s'ils n'étaient secrètement d'accord,Que l'on reprenne l'un après l'autre les divers arrêts que l'on vientde voir, on n'y trouvera pas le moindre doute sur le mérite profondd'un roman: artificiel n'y va pas sans blâme, ni véridique sans éloge,Et l'on ne parle guère non plus de la vérité de l'œuvre ou de sa vie,

1. Il s'agit du Songe de M. Henry de Montherlant. Cf. le Temps, 10 mai 1923(M. Paul Souday); l'Éclair, 15 janvier 1925 (M. André Maurois); les Nouvelleslittéraires, 5 janvier 1923 (M. J.-L. Vaudoyer); le Petit Journal, 16 janvier 1923(M. Raymond Escholier); la Revue hebdomadaire, 2 août 1924 (M. Robert deSaint-Jean); le Journal des débats, 21 février 1923 (M. Jean de Pierrefeu):le Gaulois, 10 décembre 1922 (M. Gaston Rageot); la Revue de France, 15 dé-cembre 1922 (M. Fernand Vanderem); la Revue européenne, mars 1923 (M. MarcelArland); la Revue critique des idées et des livres, juin 1923 (M. Martin-Chaulfier);la Voix nationale, 25 mars 1923 (M. Pierre Dominique); le Rappel, 8 novembre1922 (M. Daniel Halévy); la Liberté, 4 décembre 1922 (M. Robert Kemp); leRappel, 11 novembre 1922 (M. René Boylesve) ;l'Opinion, février 1923 (M. AndréThérive); la Croix, 19 décembre 1923 (M. José Vincent); Arts et Lettres d'aujour-d'hui, 17 février t 924 (M. Max Daireaux) ; Montparnasse, 1 e r janvier 1924 (M. GeoCharles). Cf. également Madame la Critique tl'Escerpotette}, où M. Pierre Bonardi" réuni, suivant un propos différent du nôtre, plusieurs des jugements rapportés ici.

Page 91: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 101

de son bouillonnement ou de son humanité sans donner clairementil entendre qu'elle est excellente; de ses artifices et de sa fausseté,sans indiquer qu'elle ne vaut rien. Les critiques en apparence lesplus opposés se trouvent d'accord sur ce point: c'est que le roman,pour être bon, doit être vivant, touchant, naturel et le reste.Il y a plus. Il semble qu'un élément profond demeure, à travers tantde variations et d'incertitudes, étrangement constant dans le blâmeou l'éloge. A qui s'informerait naïvement si le vivant vaut mieux quele naturel, et l'humain que le vrai - et quel est le plus détestable,du sec ou de l'artificiel? - il faudrait bien répondre que tout celase vaut à peu près. D'où l'on aurait tort de conclure que le critiqueuse au petit bonheur de termes mal définis. Non. L'humanitéconcerne d'autres traits que la vie, et la vérité que la nature. Simple-ment, pour ce qui touche à la valeur du roman, ces divers mots sontà peu près interchangeables: ils nous donnent également à entendreque l'œuvre « existe», qu'elle est digne d'attention et d'estime;et l'on nous donne licence de nous abandonner à elle, d'y croire,d'être émus.Il reste à dégager la portée exacte de cette licence et de ce jugementsecret.Je suppose ici le lecteur le plus démuni qui soit, et le plus aisémentsurpris - quelque Persan, quelque nègre, ou ce sauvage: un jeunehomme, soucieux de se refuser à toute idée reçue. Bien entendu, ilva d'abord supposer que les critiques usent ici de quelques notionsprécises. « La métaphysique, se dit-il, m'instruira, moi aussi, sur leshauteurs spirituelles; la philosophie, sur la vérité; la psychologiesur le jeu de l'esprit et du cœur. Quant au détail et à l'accident de cejeu, la littérature passée y suffira sans doute. Je tiendrai enfin leroman pour bon dans la mesure où il se conformera à de telsexemples. »Or cette explication, pour sage qu'elle soit, lui va paraître, un peuplus tard, à l'opposé de la vérité. Où l'accord d'un roman avec lapsychologie, la métaphysique ou la littérature est évident, il semble,loin de lui être reconnaissant, qu'on lui en fasse grief.

Si l'auteur évoque un idéal athénien :

Quelle banalité! Qui nous délivrera des Grecs de Mon-therlant 1 ?

1 1" Oivan, juillet 1923 (M. Louis Chéronnet).

Page 92: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

102

Parle-t -il avec éloge des légion s :

Vous en revenez à Rome 1 !

S'i l évoq ue la phil osop hie de Nietzsche

Mai s l'a rt est créatio n 2 !

LAN GA GE I l

lui objecte-t-on, non sans aigr eur. Un peu plus loin, on lui repro chede nous montrer

des caractères déjà parfa itement co nnus et clas sés enli tt érature : il ya là le mauvais-garçon-a u-bon-cœur , la jeune-fill e-l ibre- penseuse-et- perverse 3 . . •

Veut -on louer au con traire le romancier? C'es t en disant que sonhéros

est humain ju squ 'à ne pouvoir entrer dans les cadr es théo-riques où l'on voudrai t l'en fermer 4.

Entendons qu'i l est humai n au poi nt de déconcerter notr e idée del'h umanit é. Ou bien encor e :

Les traits du carac tère d'Al ban qui son t d 'abord le plu sinvraisemblables finissent , dans leur co nt inuité, par nousapparaître com me une révé lati on psycho logique 5 ,

Loin qu 'il leur doive obéi r, on semble atte ndre ici du roman qu ' ilnous défende de la psyc hologie et des Lettres passées. Albun,dira-t-on, ne ressemble à aucun héros de roman, ou encore : Cesont choses qu'on n'a vues nulle part... C'est de la titt érsture quin'a pas servi.., Ces pages jamais encore écrites G.. ,

1. Mon /parnasse , 1 " ' janv ier 1924 (M . Geo Charl es) .2. Le Réveil, avril 1923 (M. Jules Gr is).3. Ibid.4. La Libre Parole. 18 août 19 23 (M . .Jean Mor ienv.,I ) ,5. Le Nouveau Monde, mai 1923 (M. J . Fabre),6 . La Revue européenne, septembre 1923 (M. And ré Germa in}: /J Voix nationale,25 mars 1923 (M. Pierre Do rniruqu e) ; l' Éclair. 15 janvier 1924 (M . Pierro l oew el ) ;l' Édu cation ohvsiqoe , mars 1923 (M . O. Srrohl) ; le J oumsl du oeuote, 30 d écembre19 22 (M . Jean M ;"lc!Jin ue.) .

Page 93: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

US F L EU IlS DL TA RB ES 10 3

Que " on reprenne auss i bien les op in ions qu o nou s citi on s tout àl' heu re : portent- elles qu e le rom an est sensib le, tou ch ant, vivant,ce n'ost pas sans avertir d'abord qu e l'œ uvre es t plein e d 'oriqi-nelit é, qu 'ell e atteint à un e perfection tout à fait personnelle,que les sentiments qu 'elle peint sont vraiment nouveaux en litté -rature . qu e son pathétiq ue est une attitu de neuve devant la vie.M , Gaston Rageot écrit ainsi:

L'étude des sensations et des réaction s que produit la guerresur un combattant est or igi nale et hardi e.

M . Robert Kemp :

Montherlant exce lle dans la pein ture d' un e étrange sensual it éde champio nne. qui est vrai ment nouvelle en litt érature.

M . Edmond Jalou x :

Sa vraie original ité est l'uni té supéri eure dans laquelle il veu tfondre joyeusement ces prétendues anti nomies : bonheur ,souffrance, candeur. souil lure..,

M. Drieu La Rochelle :

Il mord à des vérit és neuves, comme la séparation chez unjeune homme entre l'amour sensuel et l'amour sentimenta l.

M . Pierre Dominique :

Il a découvert que la maladie moderne tenait à la di minutio nde la romanité.

M. J ean- Loui s Vaud oyer

Un e faculté de spi ritualise r la sensualité. fort rare chez lesécri vains ...

M . Henr i Rambaud

Il mon tre une in telligence de lathl étismc, dont les écrivainsne témoignent pas de nos jours,

Page 94: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

104

et M. Dom inique Braga :

LANGAGE Il

Il montre dans une lumière neuve des âmes portées à leurparoxysme. 1

Il semble enfin que vrai, vivant, humain et le reste ne soient que lesdivers aspects , et comme l'apparence de la nouveauté. Une exigencevaste et simple porte, et sous-entend en quelque manière, lesdécouvertes les mieux variées : il suffit à l'œuvre littéraire, pouravoir droit à l'existence, de nous fournir sur le monde ou sur l'hommequelque connaissance nouvelle. A l'inverse, le roman se trouve-t-ilinhumain et sans vie, c'est qu'il est banal, déjà vu, fait de lieuxcommuns, Ce que la langue chiffrée des crit iques entend de nosjours par vivant, humain, véridique et le reste, c'est d'abordnouveau, inattendu, inexploré. Comme si l' essentiel des Lettres ,et leur souci constant, tenait à une vaste enqu ête, conduite à laman ière des savants, sur le détail concret du monde et de l'homme,Fallait-il découvrir avec tant de soin ce que chacun sait déjà? Undur souci de nouveauté guide aujourd 'hui les Lettres. Il s'agit del'une de ces exigences qui sont dans l'air, au plus haut degré l'unedes réactions immédiates, dont nous parlions. Il ne faut pas êtresurpris d'une analyse qui nous montre sous chaque mot sa pré-sence, s'il n'est aucun critique, de nos jours, qui n'observe que labonne littérature ne va pas sans originalité.Exigence obscure cependant. Et qu 'elle nous soit, sous ce nomd'originalité, familière, tant mieux : c'est que nous sommes sur labonne vo ie. Ma is enfin un mot ne nous aide guère à la connaître.Pour " idée que "on en forme d'ordina ire, elle ne va pas sans confu-sion, ni sans embarras.

2 Second aspect du secret : le dégagement

Il est temps d'en venir à des arrêts plus précis, limités. techniques.C'est du même roman que M. Henri Rambaud écrit

L'auteur n'est pas un romancier.

1. Ct , 1.1 Croix, 19 d écembre 19 23 : le Goulois , 10 décembre 1922 ; la Libert é,4 dé cembr e 1922; Nouvetle s IÎlléf l,ires. 20 janvier 1924 ; la Nou velle Re vuetrs ncsis«. t évr ier 1 hl Voix netion ale, Il) .II S 1923 : tes Nouvotte s titt ersù e «5 janv rer 1923 ; les Nou vette s tùt éreùos, 1B novembre 1922 ; l'Euruue /lUUV8//8 .

16 dé cembr e 1922.

Page 95: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LLS nLUHS DE TARBLS

Et M . Franc-Nohain :

Voici des pages qui sont d'un romancier .

M. Henry Bidou :

105

Ces images de guerre dont l'ensemble ne laisse pas d'êtreun peu confus et incohérent...

et Mme Henriette Charasson :

L'auteur a un tempérament de romancier; il invente sespersonnages, les doue de vie ...

M . Jean de Pierrefeu :

Ce n'est pas un roman au sens halzacien du mot.

ct M. Albert Guittard :

C'est une œuvre balzacienne.

Veut-on cependant cons idérer les éléments du roman et, parexemple, son act ion

L'action traîne inlassablement,

écrit M. d'Hennezel; mais M. Albert Guitlard

L'action est fort rapide.

M . Georges Thialet :

L'action est conduite avec un effort v isible.

Et M . Pierre Dominique :

L'action ne s'y boursoufle jamais d'un effort.

S'agit-il du sujet :

La guerre n'ost ici qu 'une contingence,

Page 96: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

106

écrit M. Pierre Bonardi; et M. Marcel Arland :

LANGAGE Il

La guerre ôtée de ce livre, il n'en reste presque rien.

De l'attrait du récit? M. René Salomé :

Ce roman déroge à la loi qui veut que le genre romanesquesoit un genre attrayant.

Mais Mme Gérard d'Houville:

L'on est entraîné et conquis.

De la clarté? M. Franc-Nohain écrit

Tout ici est énigmatique; l' auteur nous demande un teleffort. Comment voulez-vous que nous nous y recon-naissions?

et M. Frédéric Lefèvre

L'auteur a la loyauté d'un Péguy ; il veut que nous enten-dions tout ce qu 'il a à nous dire.

Quant aux rapports du roman, et de la réalité

L'auteur, s'il sait assez bien pénétrer les âmes, sait mieuxencore exprimer le réel,

écrit M . C. Santelli , et M . Armand Praviel

L'auteur ne bronche que sur les réalités.

Sur les idées :

Plein d'idées,

dit M. Gaston Rageot, et M. Marcel Arland

Aucune idée.

Page 97: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

Il S F L EU RS DE TARBES

Las personnages :

107

Il est trop clair que le mot catholique ne s'applique pas àAlban,

écrit M. Henri Rambaud, et M. Pierre Dominique

Voici. dressé pour la première fois peut-être, le héroscathol ique .

M. Jean-Louis Vaudoyer:

Dominiqu e n'est guère qu 'un dédoublement arbitraire duhéros du livre.

ct M. C. SanteUi :

Dom in ique est pour moi la plus vivante création et la plusneuve aussi de ce livre.

Veut -on pous ser plus bas, jusqu 'aux éléments de l'œuvre

Le verbe est trop souvent enf lé...

di t M . Daniel Halévy; et M. Franc- Nohain

Les épithètes volontairement simples.

M. Henri Rambaud:

Certaine rhétorique redondante...

et M . Jean Viollis :

Un récit simple, sobre, di rect.

M. Gaston Rageol :

Trop de style ...

et M. Dominique Braga

Peu de style.

Page 98: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

108

M. Robert Kemp :

Ce livre où s'entasse nt les images..,

et M. Frédéric Lefèvre :

Peu ou pas d'images.

L ANGAGE Il

Ce style fabriqué et faux, dit-on encore; ou bien : Ce style naturelet aisé ; Ces pages pleines de rhétorique ou Ces pages pures derhétorique ' ... Ainsi de suite .

J e ne voudrais pas donner à la dispute des crit iqu es plu s de gravit équ 'elle n'en a, Pourtant, comment ne point observ er qu 'ell e t rahitici une divergence plus grave que celle que l'on a pu soupçonnerjusqu'à présent : une div ergence de lang age. Il est naturel, il estpeut -être désirable que les hommes diffèrent qu elqu e peu sur lesens de la vie ou sur la politique. Et pourquoi les crit iques nes'efforceraient - ils pas, comme ils l'exigent des romanciers ou despoètes, de protég er leur propre nouveauté, leur différence ? Va pou rla vie ou l' humanité. Mais il s'agit ici d'images, de style, d'é pi -th ètes - de to ut ce qui permet plus haut à la vie ou à l'h umani téd'apparaître. En vérité, les crit iques font ici songer à des hommesqui ne s'enten draient pas quand ils parlent du soleil et de la pluie,du froid et du chaud.

1. CI. l'Echo de Paris, 21 décembre 1922 (M. Franc -Nohai n); les Hommes du jour.30 décembre 1922 (M . Frédéric Lefèvre) ; le Salut public, 14 févrie r 1923 (M . H.d'H ennezel) ; le Télégramme de Toulouse, 16 décembre 1922 (M. Alb ert Gui ttard) ;Sélection, novembre 1923 (M. George s Thialet); la Voix nationale, 25 mars 1923(M . Pierre Domin ique) ; l'Ete nouvelle, 19 [anvi er 192 3 (M . Pierre Bonardi ) :la Re vue européenne, mars 1923 (M . Ma rcel Ar land ) ; la Re vue des jeunes, 10 juin1923 (M . René Salomé) ; Candide, 10 juin 1924 (Mm. Gérard d'Houville); lesNou velles littéraires, 13 mai 1923 (M . H. Rambaud) ; la Revue hebdomadaire,novembre 1923 (M. P. Dominique) ; les Nouvelles littéraires , 5 janvi er 192 3(M . J .-L. Vaudoyer) ; la Dépêche de Strasbourg, 4 février 1923 (M . C. Santelli ) ;le Correspondant , 10 soptembre 1923 (M. Armand Praviel); le Gaulois, 10 décembre1922 (M . Gaston Rageot); le Rappel, 8 novembre 1922 (M. Daniel Halévy) ; laRevue critique des idées et des livres, 25 février 1923 (M. H. Rambaud) ; lesMarges, 15 avril 1923 (M . Jean Violli s); l' Europe nouvelle , 16 décembre 1922(M. D. Braga) ; la Liberté, 4 décembre 1922 (M . Robert Kemp) ; le Rappel, 18novem bre 1922 (M . Henry Bidou) ; les Modes, 25 mars 1923 (M' ''· Henriett eCharasson) ; les débats, 21 févrie r 1923 (M. J ean de Pierrefeu) .

Page 99: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

lES FLEURS DE TARBES 109

Or la critique ne date pas d'hier. Si même l'on veut qu'elle ait prisnaissance, avec Sainte- Beuve, aux premières années du XIXe siècle,les critiques ont eu tout le temps de former leurs définitions, de fixerleurs objets. Ils se sont lus; ils se sont les uns les autres critiqués,commentés. Qu'il ne soit pas sorti de tant de recherches et d'effortsau moins un langage commun, et que la critique enfin soit demeuréeà l'état sauvage, voilà qui ne laisse pas d'être paradoxal. (A moinsque l'un de ses secrets ne porte justement qu'il n'est pas en litté-rature d'objets où l'on puisse exactement s'entendre.)

Au surplus - comme il arrivait déjà - tant de désaccords apparentsne vont-ils pas sans quelque accord profond. Il n'y est guèreJ'observation - si désintéressée semble-t-elle - qui ne s'y accom-pagne d'un jugement fort net. Le mérite de l'auteur, doit-on lire,tient à son aisance, à son style direct, à ses épithètes simples, à sonabondance d'idées. Son tort, à l'obscurité, à la redondance. Etl'effort ou le naturel, l'attrait ou l'ennui, la confusion ou la cohérencene laissent non plus guère place au doute, mais chacun d'eux porteson intention de blâme ou d'éloge. Une intention curieusementconstante, et dont l'intensité varie peu. Il n'en est pas une qui porteun arrêt définitif: le naturel peut racheter la confusion; la sincérité,la gaucherie. Mais il n'en est aucune non plus qui ne nous disposebien ou mal à l'égard du roman. Il semble enfin que chaque arrêtfasse ici allusion à quelque décret profond et simple, qu'il resteraità dégager.

Le point inquiétant est qu'aucune de ces opinions, si variées soient-elles, n'est franchement absurde. Il n'en est pas une que l'on nepuisse, avec un peu d'application, comprendre et peut-être adopter.Si j'ouvre au hasard le livre:

La pureté, Dominique! Combien parmi nous, qui rendentun culte à la Sainte Vierge, osent se souvenir que le pluscélèbre monument des païens était dédié à la pureté? LeParthénon : le temple de la jeune fille ...

Est-ce là « une idée»? Mais Alban poursuit:

... Regardez-le, fit-il en rougissant, comme si ce n'était pasune idée qu'il venait de découvrir, mais dans la foule uneamante inattendue...

Page 100: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

110

Une « image»?

LANGAGE Il

.., les colonnes sans base ont l'air de jaillir de l'eau , elles sontla force de l'homme enraciné à mi-jambe dans la terre ..,

Est-ce clair ou obscur, enflé ou simple? Est-ce direct ou « recher-ché »?

.., elle qui soutient le ciel sur ses épau les.

Sens de la réalité, ou du rêve? Et de l'ensemble du passage encorefaut- il dire que c'est ou non de la rhétorique, de la littérature;faut-il parl er de «style », d'un «styl e de roman»? Mais notre hési -tation même est ici remarquable; elle vaut d'être examinée, bienplus que le jugement qui l'achève,

Je sens d'abord confusément qu 'il suffi rait de peu, d'un léger coupde pouce, pour faire varier dans un sens ou dans l'autre ce juge-ment. Je prévois quels souvenirs sont propres à l'influencer, Ainsije tiendr ai volontiers pour « idée» la remarque d'Alban si je n'aisouvenir d'aucune réflexion où le même part i soit tiré par quelqueauteur du respect des païens pour la pureté. (Ce que je retrouve atrait à Diane, aux Vestales; pourtant, si je cherchais mieux...)Plus loin je ne songe non plus à parler d'une « image» que sij'ignore ou j'ai oublié les f igure s littéraires qui rapprochent l'éveild 'un e idée de l'arrivée d'un ami. (Et déjà le souvenir de la maxime :«Accueille tes pensées comme des maitresses... » vient ici megêner, me dispose, plutôt que d'im age, à parler d'expression admise ,et presque de lieu commun - ou bien à dire encore que la méta-phore est « usée », qu 'elle « ne fait plus image ».)Pour le réel, i l n'en va pas autrement. Sans doute n'ai-je po int sousla main de réalité abso lue, à laquelle il me soi t possible de confronterun récit. Mais poussant ma recherche à l'envers, je me demande sice récit n'est pas le simple développement d'une idée générale,de quelque thème auquel je ne manquerais pas, dès lors, de leréduire - celui qui a trait, par exemple , aux conseils et à la règle devie que l'on convient en littérature, à certains instants, d'attendred'un monument, ou bien encore d'un pays, de la nature elle-même,Je ne parlerai à son propos de réalité qu e si je le découvre opaqueà ma pensée, irréductible et ne pouvant donc relever (me dirai-je)que d'une expérience directe.Ce n'est pas une méthode différente que témoignent, sur d'autres

Page 101: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 111

points du roman, les critiques dont j'ai rapporté l'opinion. M. Jean-Louis Vaudoyer ne ferait point grief à Dominique d'être un dédou-blement arbitraire d'Alban, s'il n'entendait par là qu'elle manque,à l'égard d'un autre personnage du roman, d'originalité. QuandM. Frédéric Lefèvre loue Montherlant de sa clarté, ce n'est pas sansexpliquer: Il veut que nous entendions tout ce qu'il a à nous dire- indiquant ainsi qu'il ne s'agit point d'une clarté toute faite etmachinale, que les mots porteraient avec eux, mais bien d'une clarténeuve et forgée pour la circonstance. Mme Henriette Charasson,de son côté, n'a pas plus tôt reconnu Montherlant pour un roman-cier qu'elle poursuit : « '" Il invente des personnages et les douede vie. }) S'il arrive à M. Georges Thialet de critiquer l'effort visibledu Songe, c'est, ajoute-t-il aussitôt, que cet effort tend à « plier leSonge aux lois communes de l'action romanesque », et à en faireun roman pareil aux autres. Voici pour la première fois, écrit M. PierreDominique, le héros catholique. Entendons : on peut d'autantmoins contester à Alban sa qualité et son existence, qu'il se trouvefigurer pour la première fois une certaine sorte de héros, et, si l'onpeut dire, qu'il crée l'emploi.

Je dessine seulement, sans les apprécier, les traits généraux dudébat qui s'engage ici. En bref, chacun des jugements que l'on a vussemble comprendre une part exprimée, mais vague: c'est où il s'agitd'idée, d'image, de réalité, de roman; et une part inexprimée, maisprécise et redoutable : où il est question d'idée inventée, d'imageoriginale, de réalité recréée, de style personnel. Opposés sur le reste,les critiques se trouvent ici, sans une réserve, d'accord. Une allusionfait l'unité de leur langage, par ailleurs obscur et tâtonnant, aupoint que, loin de juger l'œuvre du point de vue du style, de l'idéeou de l'image, ils sembleraient plutôt en attendre la révélation de ceque sont l'image, le style ou l'idée.Nous voici ramenés, par notre propre expérience, à l'exigence denouveauté, que nous observions tout à l'heure. Mais il faut avouerqu'elle a changé de traits et de sens.

Si Phédon dit à son fils: «Je veux que tu sois médecin », on peuten tirer diverses conclusions, touchant les goûts de Phédon : parexemple, il estime la médecine, il admet que l'exercice en est d'unbon rapport; ou bien encore il songe qu'il se fait vieux et peuttomber malade.Mais j'imagine que Phédon dise à son fils: « Je veux que tudeviennes médecin, mercier, maçon, professeur ou député... » On

Page 102: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

112

serait embarrassé pour en tirer quelque indication relative aux goQtsde Phédon, sinon celle-ci: c'est qu'il préfère voir son fils actif queparesseux. Il pourrait aussi bien lui dire: «Je veux que tu fassesquelque chose; n'importe quoi, mais fais quelque chose. » L'exi-gence, tout en devenant plus vaste, s'est réduite à la mesure dufils. Elle n'en est aussi bien que plus précise. Seulement, il seraitinsensé d'en conclure que Phédon préfère le médecin au député,ou le maçon au mercier. Nous n'en savons plus rien.Voilà un nouveau pas de fait. On eût pu s'en douter plus vite, tantil était sensible, tout à l'heure, que l'accent portait moins sur ladécouverte que sur le découvreur. « Il mord ... il excelle... il bouil-lonne... il fond joyeusement... », ce n'est guère ainsi que l'on parled'un savant. Mais plutôt d'un acrobate, de quelque champion de lacourse ou du saut. Comme s'il n'était pas moins difficile, ni moinsdangereux d'échapper aux idées convenues, aux sentiments acquis,aux mœurs banales - d'être, en un mot, authentique - que devaincre un instant la distance ou la pesanteur. Ce dont nous louonssecrètement l'écrivain, c'est de la libération, du dégagement qu'il aréussi - dégagement, dont la nouveauté de l'image, ou de la vien'est après tout qu'un signe et qu'une apparence.Il s'ensuit deux conséquences curieuses.

L'une pourrait être nommée: vertu du défaut. Elle tient à la défianceoù nous jette, avant toute analyse, une réussite trop complète :le beau, le poli, l'accompli nous sont également suspects - commes'ils trahissaient je ne sais quelle obéissance à des règles et desformes déjà arrêtées. (Sans quoi les reconneîtrions-nous dèsl'abord pour beau ou pour accompli?) A l'inverse, un défaut a jene sais quoi de flatteur: c'est qu'il trahit du moins l'indépendance,le refus de la convention, la franchise.

Si Montherlant trébuche,

écrit M. Jean Viollis

c'est qu'il regarde en avant. Surtout qu'il n'aille pas secorriger.

On parle ailleurs de défauts « savoureux », « émouvants », « admi -rables », « touchants ». M. René Boylesve écrit:

Le Songe mérite d'être lu mieux que nombre de romansbien faits.

Page 103: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS UE TARBE S

Et M. Pierre Bonardi ;

113

Je ne sais si Montherlant gagnerait à vaincre ses défauts,car une personnalité s'affirme autant par de savoureuxdéfauts que par une recherche trop sévère de la perfection.

Aussi bien les défauts sont-ils ici à tel point dignes d'éloge quel'on peut bien soupçonner Montherlant de les avoir simulés, etd'être exprès maladroit.

M. J .-J. Brousson écrit ainsi

Montherlant a la coquetterie du désordre.

Et M . Marcel Arland ;

Relisant le Songe, je ne laissais pas d'être un peu gêné.tant ses maladresses me semblaient savantes.

Le second trait est plus curieux encore. On pourrait le nommerl'indiscrétion. Si les défauts mêmes s'imitent, une voie demeureen effet ouverte à la critique. Il s'agit moins de savoir si l'œuvre estnouvelle que si l'écr ivain était lu i -m ême assez différent pour queson œuvre dût l'être. Conduisant ains i sa recherche à l'envers, lecrit ique se voit mené aux observations les plus inattendues.

Montherlant - l'homme Montherlant - a, suivant M. Drieu LaRochelle,

des passions, des sens..

Suivant M. Pierre Mac -Orlan:

une vitalité splendide...

M . René Salomé ;

un tempérament fougueux ...

M . J. Gahier :

un tempérament robuste et sain ...

Page 104: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

114

M. D. Braga:

un tempérament touchant au cynisme...

M. André Germain :

un tempérament bizarre...

M. José Vincent:

un tempérament chaud ...

M. Camille Le Senne:

un tempé rament original...

M. Fernand Vanderem :

du tempérament et de l'âme ...

M. René Johannet :

un tempérament de premier ordre 1.

Tantôt encore l'on examine la vie passée de Montherlant, l'onrecherche s'il a vraiment vécu les événements, et éprouvé lessentiments qu'il dépeint :

Ainsi M. Jean de Pierrefeu

Est-ce une autobiographie? On voudrait le croire ...

Et M. Braga:

Il Y a du courage dans la façon dont l'auteur nous racontecomment il a tué son premier Allemand.

(Mais non, c'est Alban qui a tué un Allemand.)

1. Cf. NR.F.. février 1923 (M . Drieu l a Rochelle); les Nou velles Iittéreircs,3 févri er 1923 (M. P. Mac-Orlan); la Revue des jeunes, 10 juin 1923 (M. RenéSalomé ); l'tre nouvelle, 16 décembre 1922 (M. D. Braga); Revue européenne .mars 1923 (M. André Germain) ; la Croix, 10 décembre 1922 (M. José Vin cent).

Page 105: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 ES FLEURS DE TARBES

M. Albert Erlande :

115

Quelles surprises ne nous réserve pas Montherlant le jouroù il rencontrera l'avarice, la jalousie, l'amour... et tous autressentiments qu'il n'a pas jusqu'ici ou qu 'il a insuff isammentéprouvés.

et M. Raoul Hautier

Je souhaite à Montherlant de fortes souffrances morales,surtout de celles qu 'il affecte de mépriser - par les femmes,par exemple 1 •.•

Tel est le sort singulier où son secret jette la pensée critique qu'elledoive, pour trouver toute assurance , oublier l'œuvre qu'il lui fautJuger. Faut-il s'étonner enco re que les idées dont elle use, touchantcette œuvre, soient de sens incertain, et mal assurées 7 Non, si cequ'elle exige, et poursuit secrètement, est précisément ce quis'arrache à la certitude, à l'assurance, élU tout-fa it. Son langageest l'image de son objet.

3 Troisième aspect du secretle danger des mots

l'autonomie, ou

Il est plus d'une excepti on aux règles que nous avons vues. Commesi le système de cor respondances, sur quoi se fonde la cr it ique, jouaitparfois à faux , i l arrive que l'humanité ou la vie semblent aller sansnouveauté; que la nouveauté elle -m ême ne révèle poi nt le déga -gement ni l'authenticité de l'écrivain, mais tout au contraire. Bienplus, les critiques " avouent. Rien de plus curieux en de tels cas queleur défense, et les ruses par lesquelles ils tâchent de maintenir leursvaleurs menacées ; les voici conduits à de nouveaux aveux.M. J. Gris reconnait ainsi qu 'un lecteur naif peut être de premierabord ému par le Songe (qu 'il jug e lui-m ême banal, et peu authen-tique). Mais il ajoute aussitô t, à l'adresse de ce lecteur:

Il s'agit de savoir si le Songe est propre à vous toucherlongtemps, et si vous y prendrez plaisir encore lorsque, passé

1. Cf. Les Débats, 21 février 1923 (M . Jean de Pierrefou); le Feu, mars 1923(M. Alb ert Erlande); la Revue sin cère, 15 mars 1924 (M . Raoul Hauti er).

Page 106: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

116 LANGAGE Il

la première surprise, il ne vous semblera plus qu'un amasmorne de situations, de types et de mots pillés dans LouisBertrand, ou dans D'Annunzio. D'un mot, s'il vous nourriraencore; s'il pourra vous donner l'aliment que son auteur n'ya pas déposé ...

La discussion marque assez fidèlement la différence de l'initié etdu profane; si l'on préfère, du lecteur qui connaît le secret de lacritique et de celui qui l'ignore. Bien entendu, il serait aisé de laprolonger : on peut imaginer cent nouvelles raisons. Et peu impor-tent les raisons: c'est la marche même de la discussion qui nous doitretenir, plus que les termes dont elle use. Il s'agit moins de fairechanger un interlocuteur de sentiment sur une œuvre donnée, quede lui fa ire transporter sa critique de l'œuvre à l'auteur - moins delui faire juger mauvais le roman qui lui semblait bon, que de luifaire juger détestable un écrivain dont il ne pensait rien .Il arrive pourtant que l'image ou le style soient « convenus », sansque l'auteur cesse pour autant d'être personnel :

Que m'importe de retrouver ici ou là une ironie à la Barrès,une image qui vient de Chateaubriand, un lyrisme d'an-nunzien. Tout cela été refondu, reformé. Il court d'un bout àl'autre du livre un accent qu i ne trompe pas'.

Ou bien:

L'on songe à tel épisode de Barbusse, mais l'auteur estplus vrai; à telle pensée de Duhamel, mais il se révèle plussobre. Il semble au suprême degré authentique 2 .

A l'inverse, la différence nous peut être une raison, loin d'admirer,de condamner l'image ou l'idée. C'est ainsi que l'on parle d'unemétaphore extravagante et voulue, de l'auteur qui, par elle, «cherchele paradoxe, l'inouï, le jamais vu » :

Je subis avec peine cette perpétuelle recherche de la méta -phore inattendue 3.

1. M. Pierre Dominique.2. M. J. Héritier, Vient de perettre, janvi er 1924.3. M . René Salomé, la Revue des jeune s. 10 juin 1923.

Page 107: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

L ES FLEURS DE TARBES

ou

117

Pourquoi Montherlant ne se laisse-t-il pas aller au plussimple? Pourquoi médite-t-il toujours de nous surprendrepar les associations d'idées les plus singulières, les réunionsd'images les plus inattendues?

Voilà qui paraît s'opposer nettement à la première originalité quel'on exigeait d'un écrivain, Et qui est pourtant fort sensé et noussemble, aussi bien qu'une première exigence, aller de soi . Ainsi est-il courant d'entendre dire qu'il suffit de rechercher à tout prix lenouveau pour tomber aussitôt dans la banalité :

Je voudrais que Montherlant en fOt convaincu : la vraiefaçon d'être original est de ne pas chercher à l'être, de nemême pas s'apercevoir qu'on l'est'.

C'est mettre à haut prix la sottise ou l'ignorance, Mais notre critiqueajoute :

Il ne suffit pas, pour être personnel, de prendre le contre -pied des écrivains qui vous ont précédé.

Voilà qui devient plus clair. Mais il faut reprendre les choses àj'origine.

Que le critique exigeât de l'auteur une libération, un dégagement,soit. C'est ce que nous marqua ient mille exemples. Mais dégage-ment de quelle contrainte? Mais libération de quelles cha înes?Nous répondions un peu vite : des idées courantes, de la montreCl de la convention. Il nous eût suffi, pou r observer que leur réponseétni t infiniment plus préci se, d'écouter les critiques avec plus depatience :

Qui nous délivrera des Grecs de Montherlant?

disait M . Chéronnet. Par où nous entendions qu'une ressemblancetrop fidèl e des personnages du Songe à des héros grecs les privaitde vie et d'humanité. Mais voici le passage entier :

1. ( i. Oesviqnes, le Petit Méfidional. 20 juin 1923 .

Page 108: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

118 LANGAGE Il

Montherlant fait penser à ces grimauds frais émoulus ducollège, encore tout farcis d'une science purement livresqueet mal digérée, et qui vous éberluent de mille citations tropneuves en leur mémoire, Qui nous délivrera des Grecs deMontherlant?

Le défaut de nos premières remarques apparaît ici clairement. Il nesuffit pas, pour le dénoncer, de substituer à l'originalité, le dégage-ment, si l'on ne précise contre quoi s'opère ce dégagement : c'esten fait contre la séduction et l'avantage dont nous semblent paréstelle image, tel héros de littérature,Or chacune de nos citations, dès qu'on la veut compléter, prêteà une correction analogue

L'art est création.

objectait-on à Montherlant. Mais c'était pour ajouter aussitôt

... et non pas bibliographie '.

Ou bien:

Vous en revenez à Rome ... Vos références nous font penserau pupitre et nous montrent un esprit comme des doigts bar-bouillés d'encre. C'est la marque d'une ignorance dépouilléedepuis peu et qu'un peu de science - quelques lectures -affole 2,

Ou encore:

... des caractères parfaitement connus et classés ... Il sembleque l'auteur se soit borné à découper quelques pages deson traité de psychologie 3.

Inhumain, disent du Songe MM, Thérive, de Pierrefeu, Arland,Escholier; mais ils ajoutent aussitôt, le premier : L'auteur sembleretncerner Péladan aux tranchées, le second : Un composé denotions littéraires disparates et mal rejointes... Valery Larbaud,

1. Montparnasse. 1" janvier 1924 (M. Geo Charles).2. Le Divan, juillet 1923 (M . Louis Chéronnet).3. Le Réveil, avril 1923 (M. Jules Gris).

Page 109: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 l:; r l. l U li:; U l TA Il B l :;; 11

Bruant, D'Annunzio ... : le troisième : A une éducation religieuserevue par Nietzsche s'ajoute l'influence de Barrès; le dernier :Réflexions berrésiennes, dialogue à la façon de Morand.Ainsi reproche-t-on moins au Songe ses Il caractères déjà connus»et son « idéal nietzschéen» que l'on ne fait grief à Montherlant detel procédé de composition, de tel truc pour former des personnagesou inventer un sujet : et précisément de céder au pouvoir desœuvres passées.

Montherlant n'a pas su se dégager... Montherlant reçoitde Stendhal." Montherlant accepte de Chateaubriand...Montherlant n'échappe pas à l'emprise de D'Annunzio..,Montherlant n'a pas su éviter ".

Comme si sa pente naturelle inclinait ici l'écrivain à la soumission,ce dont on lui fait grief, c'est bien moins encore d'obéir à la banalitéqu'à l'expression de cette banalité, au lieu commun qu'à la phraseoù s'est fixé ce lieu commun; et moins à la convention enfin qu'àla littérature. Dès lors chaque reproche s'explique, et jusqu'au plusinattendu: car chercher à former des images, des épithètes, un styleoriginal, c'est encore prendre appui, fût-ce pour les contrarier,sur le style, les épithètes, les images déjà faites; prendre le contre-pied de Flaubert ou de D'Annunzio, c'est encore partir de la littéra-ture - et, si l'on aime mieux, de la rhétorique.

Bien plus net et pressant encore que celui qui nomme à la foisct condamne la « littérature», on sait quel sens déplaisantporte de nos jours le mot de rhétorique. Il s'accompagne d'unetelle horreur quel'on hésite d'ordinaire à lui demander ses raisons:il signifie, avant toute chose, que l'on ne doit pas faire de rhétorique.Pourtant, le presse-t-on un peu, il nous dévoile un portrait de larhétorique et du rhétoriqueur.Il semble ainsi qu'il y ait rhétorique partout où les mots prennentle pas sur la pensée, se mettent en évidence, appellent l'attentionsur leur ordre et leur composition, Ainsi parle-t-on des bellesphrases et des « raisonnements sonores» par lesquels un écrivain,un orateur cherche à séduire son public; du « beau vers », ce mouletout fait où le poète s'efforce de couler sa pensée. J'entends le

1. Cf. les Modes, 25 mars 1923 (Mme Henriette Charassan); Revue européenne,'''orS 1923 (M. Marcel Arland}: les Marges. 15 avril 1923 (M. Jean Viallis); Revue-urooécone, septembre 1923 (M. André Germain); les Débats, 21 février 1923(M. Jean de Pierrefeu).

Page 110: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

120 LA N GA G E Il

poète médiocre, le mauva is écri vain, rédu its à user du dictionnairede rimes, du recueil d'expressions . Le mot parait ici forcer l'idée, luienlever toute liberté et tout honneur, Et ce n'est pas trop sans doute,pour évit er un tel danger, que les craintes et les précautions quel'on a vues, une défiance constante et jalouse qu i touche à l' idéefixe, et celle croisade contre le langage, où nous sommes tousenrôlés.M , Pierre-André May écrit ainsi :

L'auteur du Songe cède à la puissance des mots ..,

Cependant le Songe parait à M, Jean-Louis Vaudoyer abonder enornements verbaux; à M, C, Santelli , en exagérations verbales; àM, Camille Le Senne en recherches d 'écriture, /1 abuse des mots,dit l'un, et l'autre : /1s'abandonne aux mots.., Au ssi bien félicite -t-onailleurs Montherlant d'échapper à tout verbalisme, de se dégagerde l'emprise des phrases ' .Il arrive que de telles opinions port ent, à côté d'un jugement, unesorte de commentaire ou de justif ication , Le même critique écrit enl'espace de quelques lignes

Les mots prennent le pas sur la pensée, .. L'auteur tire unesorte de feu d'artifice de mots ... ; il s'abandonne à un délireverbal. .. tout se termine dans une nuée de phrases 2 •••

Délire, exaltation , qriserie ou feu d'artifice viennent à point pourrendre compte de cette singulière contrai nte que l'on reconnaîtaux mots comme tels 3 et, dit-on encore , de leur autorité, de la ser-vitude où ils peuvent jeter la pensée d'u n écrivain, ou bien encorede l'espèce de «croûte morte qu'ils sécrètent autour d'un sujet 4 ».Faut-il parler encore d'un secret 7 Non, s'il n'est guère de puissanceplus ouvertement redoutée, de force plus dangereuse, dans les

1. Cf. Intentions, mars 1923 (M . Pie rre -A ndré M ay) ; la O ép éctu: de S irdshourg.4 février 1923 (M . C. Sant ell i ) ; les Nou velles titt éreires, li janv ier 1923 (M . J ,- l.Vaud oyer) ; Lettres d 'eujourd'hui, 8 décembr e 1922 (M . Le Senne).2. Les Nouvelles litt érslres, 12 mars 1927 (M . Edmond J aloux) .3. De la défiance des mots qui s'ensuit, on sait trop qu els sont les eff elS ; i l n 'estgu ére d'é tude auj ourd 'hui, portant sur les mo ts el les phr ases, qui ne se voi e taxéede bassesse; tout au moins semble-t -ell e mesquine et sans gravi té. Il n 'e st pasbesoin d 'aller chercher très loin un tel sentiment : c' est lu i qui peut faire paraîtr eparfaitement inutiles les pages qui pré cèd ent .4. La Voix, mai 1930 (M. André Berge).

Page 111: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 121

Lettres, qu'un certain pouvoir des mots et des phrases. Mais ce quiest secret du moins, c'est qu'il n'existe guère en critique d'arrêtou de jugement qui ne se réfère en dernière analyse à ce pouvoir;qui n'y fasse allusion, qui ne l'évoque de façon plus ou moinspressante. Toute pensée critique se voit de nos jours curieusementsuspendue à l'existence d'un pouvoir néfaste des mots.

Page 112: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

2 Taine, Juge de Jean-Jacques

Voici la page de Taine, à laqu ell e je fais allusion.Je l'extra is d'un écrit de jeunesse 1 , au demeurant parfaitementbanal , et anonvrne : n'importe quel criti que européen du XIXe siècleeût pu l'éc rire. " n'en est que plus préc ieux.

Le style est l'expression de la pensée et du sentiment. Celleexpression est de plu sieurs espèces : elle consiste dans lessons, dans les imag es, et dans les phrases. Dans tous lescas, il y a un signe sensible qui ressemble à l'idée qu'ilexprime. Par exemple, la douceur ou la rudesse des sons, lalongueur ou la brièveté des mots représentent la délicatesseou la force, la solennité ou la vivacité des idées; la hardiessedes images, la multitude des métaphores reproduisent l'élé-vation et la violence des sentiments; l'ordre des mots et laconstruction des phrases montrent aux sens l'enchaînementdes pensées et la liaison des raisonnements. En général.l'expression est une action d'un autre genre que la choseexprimée, mais qui lui ressemble, qui en reçoit les change-ments, qui s'accommode à elle, qui n'a d'autre usage quede la répéter et de la renouveler, qui sort de sa nature dèsqu'elle veut être quelque chose par elle-même, qui est faitepour imiter, obéir et servir. Tel est le style parfait. Il n'estautre que le style exact ...Le style et la pensée sont comme le corps et l'âme; toutesles fois qu'ils sont en désaccord, le lecteur souffre ; si lestyle est plus faible que la pensée, il accuse l'auteur d'im-puissance; s'il est meilleur, de mensonge. Une belle faussetéchoque toujours; mieux vaut une laide vérité.C'est pour cette raison qu'on doit fuir comme une peste cequ'on appelle le style orné. C'est une sottise de dire que lestyle peut orner la pensée, comme si la pensée n'était passeule la source de toute beauté, et ne prêtait pas au styletoute la sienne! C'est une prétention insupportable de la

1. Ou sivte. publ ié par Vict or Giraud (la Revue bleue ).

Page 113: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 r s FLEURS DE TARBE S 123

part du style. Elle se montre surt out dans les temps de déca-dence, au temps de Pline et de J.-J . Rousseau. On peut direalors que « le valet chasse le maitre ». Et c'est un renverse-ment qui gâte les plus beaux écrits. Il semble qu 'il y ait unetrahison contre la vérité, que l'auteur ne l'a ime pas, qu'ilcraigne de la montrer, qu'il la déguise autant que possibleavec toute sorte d'habits et de fards ; c'est le temps des péri-phrases. On hait le mot propre et l'e xpression simple ; onrougirait de faire vo ir sa pensée nue ; on pouvait, comme ditPascal, montrer au public une fille bell e et ch armante, et onla couvre de tant de chaines, d 'ornements, de bijoux, qu 'ellea l'air d'une marchande exposée sur sa boutique,La ruine des règles a eu du moins cet avantage qu 'elle nousa délivrés de la tyrannie des phras es. La longueur ou labrièveté de la phrase, la cadence et la symétrie de la pér iode,l'opposition ou la répétition des mesures sont des moyensd'expression aussi puis sants et aussi exacts que les imageset les sons. La position des mots et des phrases représentela position des idées et des jugements, C'est pourquoi debelles et savantes phrases sont rid icules dans les transportsde la passion. La Nouvelle Héloïse est un mauvais roman;mais son pire défaut est l'art merveilleux de ses périodes.Quoi 1 des oppositions recherchées, des mots rejetés aveccalcul, une cadence perpétuelle pour exprimer l'abandon,la violence des mouvement s de l'âme, l'absence de touterecherche et de tout calcul! Quand Rousseau tournait pen-dant deux nuits entières sa période dans son cerveau , iloubliait que l'expression est le portrait de la pensée, et qu'iltraçait un second tabl eau pour démentir le premier. Lespériodes savantes répugnent aux pensées simples , C'est pourcela qu'elles ne se peuvent souffrir dans un commerce delettres. Cela rend Pline insupportable, et la qualité contrairerend Mme de Sévigné cha rmante, Le sty le dépend tellementde la pensée, que de mauva is qu 'il étai t il devient bon , sion lu i donne à exprimer une autre pensée. La Bruyèreécrit comme Plin e et son sty le est parfa it .

Il ne serait pas trop difficil e de relever ici par le déta illes diversesillu sions, que l'on a tenté de dégager plus haut . On pourrait aussibien les voir dénoncées dan s les que lques mots par lesquels Jean-Jacques Rousseau, dans la préface de La Nou velle Héloïse , prévoitet réfute par avance les objections de Taine :

Page 114: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

124 LANGAGE Il

Quiconque veut se résoudre à lire ces lettres doit s'armerde patience... sur le style emphatique et plat, et sur lespensées communes rendues en termes ampoulés; il doit sedire d'avance que ceux qui les écrivent.., dans leurs imagina-tions romanesques prennent pour de la philosophie leshonnêtes délires de leur cerveau ,

Sénancour écrira plus tard , dans la préface d' Obermann :

On y trouvera des longueurs : elles peuvent être dans lanature; le cœur est rarement précis ; il n'est point dialecticien.On y trouvera des répétitions, mais si les choses sont bonnes,pourquoi éviter soigneusement d'y revenir? Les répétitionsde Clarisse, le désordre (et le prétendu égo ïsme) de Mon-taigne n'ont jamais rebuté que des lecteurs seulement ingé-nieux. Jean-Jacques était souvent diffus. Celui qui écriv itces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et lesécarts d'un style libre : il a écrit sa pensée, 1/ est vrai queJean-Jacques avait le droit d'être un peu long; pour lui , s'ila usé de la même liberté, c'est tout simplement parce qu'illa trouvait bonne et naturelle.

Par où l'on entendra que les diverses oppositions, rejets et cadences,où Taine dénonce un artifice de langage, peuvent tout aussi aisé-ment, à notre gré, être tenus pour contradictions, différences etretours de pensée, et que Taine enfin ne retrouve et ne condamnedans l'œuvre que cela seul qu'il a commencé par y mettre. L'onreproche à la rhétorique de dire aussi volontiers le pour que lecontre, Que ne reproche-t-on il l'esprit d'entendre aussi volontiersle pour que le contre. Reste que nous avons tendance à accueillircertaines phrases plutôt «en langage », d'autres « en pensée ». C'esttout le problème que nous avons examiné dans la suite , La façonmême dont les critiques l'esquivent eût pu, dès l'abord, nousdonner à penser qu'il n'en était pas de plus grave ni de plus urgent.

Page 115: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

3 D'un traité de rhétorique

C'est l'étrangeté de notre condition, qu'il soit facile de trouver desraisons aux actes singuliers, difficile aux actes communs. Un hommequi mange du bœuf ne sait pas pourquoi il mange du bœuf; maiss'il abandonne à jamais le bœuf pour les salsifis ou les grenouilles,ce n'est pas sans inventer mille preuves, les unes plus sages queles autres. Un révolutionnaire nous accable six heures de rangd'exemples, d'arguments et de lois; mais le bourgeois ou l'ouvrierordinaire peut se taire pendant six heures sur ce qui le fait ouvrier,ou bourgeois. C'est comme s'il y avait des secrets pour les actionsbanales, mais des raisons pour les actes étranges. Et de vrai vo it -onque les personnes ordinaires sont mystérieuses et inexplicables,comme si elles appartenaient à une société secrète.Il n'est pas de science plus banale que la rhétorique, c'est là que jevoulais en venir. Aussi banale que de parler, car elle est parler; aussibanale que d'écrire, car elle est écrire; car elle est à peine un peuplus d'attention don née à récrire, au parler. Et je n'apprendrai rienà personne, si je dis qu'il n'en est pas aujourd'hui de plus mysté-rieuse, et apparemment inutile ou absurde. Cependant les histo-riens admettent volontiers, depuis les travaux de ChristopheDawson, que l'Europe a pris naissance le jour où l'on a pu expliquer,dans les écoles, l'Orateur de Cicéron , D'où vient avec évidenceque si l'Europe nous donne aujo urd 'hui de l'inquiétude, c'est fautede rhétorique. Enfin, quel que soit le secret des vieux rhétoriqueurs,il vaut la peine sans doute de le découvrir.Je rai recherché plus haut (et découvert peut -être). Mais l'on peutmarquer du moins ce qu 'il n'est pas : je veux dire certaines desillusions qu'il nous est naturel de former à sa place (et dont il n'estque l'envers).

Ou mieux l'illusion, car elle est simple. J'en donnerai deux exemples,sous lesquels on en peut imaginer mille.Il y eut un incident aux Jeux olympiques, vers 480, parce queSimonide refusait de célébrer la victoire d'un mulet : « Qu'a i-je àfaire avec cet enfant d'âne?» Mais on paya Simon ide un peumieux, il se mit il chanter : « Salut. fils des cavales rapide s 1. .. »

Page 116: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

126 LANGAGE Il

El plus près de nous, l'on sait qu'un M. Dudoux vint demanderil M e Henri Robert, en 1913, de lui enseigner l'éloquence. Il futentendu que les cours seraient à forfait : le prix était de dix millefrancs, que l'élève paierait s'il gagnait sa première cause . Cependantles leçons traînent en longueur, l'étudiant se juge négligé et soudainavise son maître qu'il renonce. « Et mes dix mille francs? - Je nevous dois rien . » On s'en va donc plaider devant la sixième Chambre.M. Dudoux : « Je n'ai rien à payer, la chose va de soi. Car si jegagne le procès, vous aurez décidé vous-mêmes que je ne doisrien . Si je le perds, notre convention porte que je suis quitte. »Me Robert : « Point du tout. Car, si M . Dudoux perd le procès,votre jugement l'oblige à me payer. Et s'il le gagne, notre conven-tion... » Peu importe le jugement qui suivit.Le plus curieux fut la réaction commune de la presse, des badauds,et - j'ai regret de le dire - de Platon. C'ét ait à peu près : « Voilàbien nos assembleurs de mots : rien ne les embarrasse. Vivementqu'on en finisse avec la rhétorique!» Enfin l'on ne voyait dansl'une et l'autre affaire que simples accidents verbaux, où chacunrisquait de perdre son temps.

S'agit-il donc de mots qui n'aient point de sens? - Certes non.Qui se laisserait convaincre par un bruit? - C'est donc un raisonne-ment qui vous irrite? - Sans doute. - Eh ! parlez donc des astucesde la pensée, de ses pièges , de ses chausse-trapes, et laissons lesmots. - Je voulais dire des idées en l'a ir, une pensée gratuite...- Quoi, les ânes n'auraient pas d'enfants avec les juments? -Si. - Parlez donc d'une réalité singulière ou paradoxale, et laissonsles id éea-en- l'alr. Et n'est -il pas commun que les conventions par-ticulières, où les hommes s'engagent, s'opposent trait pour trait auxarrêts de la Justice? - Sans doute, - N'arrive-t-il pas, en ce cas,que l'arrêt et la convention nous apparaissent, tour à tour, commeun fait dont le reste n'est que l'opinion? En sorte que, choisissantaussi bien l'une ou l'autre, l'on se sente justifié?Je ne dis pas que l'événement soit simple. Il est baroque, il estembarrassant. Mais enfin il n'est que trop aisé et lâche, quand c'estlui qui nous presse, de rejeter la faute sur un langage, qui n'en peutmais . Ainsi font pourtant les journaux avec leur « éloquence». Etvous ou moi, à tout instant, lamentant le pouvoir des mots et desphrases. Mais qui voudrait se défendre de l'illusion devrait à toutinst ant penser qu'il n'est rien dans les mots qui ne soit aussi dansles choses. (Ou s'en souvenir confusément, s'il est trop difficile dele penser.)

Page 117: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEUHS DE TAHBES 127

Brunetto Latini, notaire de son métier, était érudit et subtil; demœurs contre nature, si l'on en croit Dante, qui d'ailleurs l'accablede respect ". Il fit de la politique, se laissa exiler: guelfe, et guelfeassez fanatique. Plus tard, rentré à Florence, il fut à soixante-treizeans nommé arringatore. L'arringatore était un orateur d'État, à quipersonne ne répliquait.Il faut rappeler qu'une démocratie chevaleresque poussait chez lesFlorentins jusqu'à l'absurde les scrupules de l'équité. On y tenaitles magistrats au secret dans des tours et des caves. On confiait àun prince étranger le soin de décider des guerres civiles. On n'ydéclarait point de querelle sans avoir sonné un mois durant, auxfrontières, la cloche Martinella. D'où l'on peut supposer que ïerrin-gatore était moins un orateur triomphant qu'un disputeur acharné :apte à former et défendre tous les arguments, qu'eussent inventésdix adversaires - et ne s'avouant enfin vainqueur qu'à la dernièreextrémité.Brunetto s'en tirait à son honneur. C'est lui qui décida de la guerrecontre Arezzo, où combattit sans éclat le jeune Dante. Et de mainteautre paix ou guerre.

Voici quelques fragments du traité de rhétorique qu'écrivit Brunettodurant son exil à Paris. Le style en est bref et nu. Le fond en estassez simple: cette simplicité du moins n'est pas ici sans avantage.Le secret des rhétoriqueurs n'est pas si facile. Que rien ne viennedonc nous distraire de l'essayer à chaque instant des pages quisuivent.

[Nature de la rhétorique1

La plus haute science de gouvernement est la rhétorique,c'est-à-dire la science du parler. Car, s'il n'y avait eu laparole, il n'y aurait eu ni cités, ni établissements de justice,ni humaine compagnie. Cependant, si la parole est donnée àtous les hommes, la sagesse est donnée à peu. Je dirai doncqu'il est quatre sortes de parleurs : les uns sont de grandsens et de bonne pari ure, c'est la fleur du monde; les autres

1 Oc tanr Je respect que le savant 1\4, Faurie! Vil jusqu 'à que. si O,Jnteplace son vieux maître en enfer dans le cercle des pédérastes, c'est afin de donnerplus de vigueur. par le contraste, à ses louanges. Mais cela est un peu subtil.

Page 118: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

12 8 LAN GA G E I l

sont également vides de parlure et de sens, et c'est grandecalamité; les troisièmes sont vides de sens, mais bien par-lants , et c'est le plus grand péril ; les derniers sont pleins desens, mais force leur est de se taire , pour la pauvreté de leurparlure, et ainsi ils appellent à l'aide.Or il est constant que la scien ce de rhétorique ne vient pasdu tout de la nature et de l'usage, mais de l'enseignementet de l'art. C'est pourquoi je dis que chacun devrait mettretoute son adresse et son étude à l'apprendre. Tulles 1 dit queles hommes, s'ils sont en bien des choses moindres et plusfaibles que les autres animaux, les dépassent seulement enceci, qu'ils peuvent parler . D'où suit avec évidence que c'estacquérir grande nobl esse si l'on dépasse les autres hommesd'autant que l'homme surpasse la bête. Et c'est pourquoi leproverbe dit que nourriture passe nature. Or l'âm e de touthomme est de bonne nature, Mais elle peut changer par lamauvaiseté du corps où elle est enclose, comme los vinsempirent par la mauva iseté du vase. Ma is quand le corpsest de bonne nature, il confort e l'âme et aide à sa bonté.C'est alors que l'art et l'habitude ont vertu pour lui : l'arten lui donnant les conseils convenables, l'h abitude en lerendant prêt et ouv ert et affi lé à l'ouvrage.

[Du prologue 2.]

Fais à l'e xemple de celu i qu i veut maisonner, car il ne courtpas à l'œuvre hâtivement mais d'abord mesure la maison àla ligne de son cœur, et en compose en sa mémoire toutl'ordre et la figure. Et toi , garde que ta langue ne coure àparler, ni ta main à écrire . Que ta matière demeure longue-ment sur la balance de ton cœur et y reçoive l'ordre de savoie et de sa fin .Si tu veux que les auditeurs aient le désir d'apprendre ceque tu vas dire (soit que la matière soit obscure, ou pourtoute autre raison), alo rs do is-tu au commencement de tonconte dire en peu de mots et clairement l' essentiel de tonsujet, c'est-à-dire le point sur lequ el portera la plus grandepart de ton effort. Et sache bien que tout homme, qui a ledésir de savoir, a certes désir d'entendre. Mais s'il n'a que le

1. Cicéro n.2. Ou De l 'exorde .

Page 119: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 129

désir d'entendre, il n'a pas nécessairement le désir de savoir.C'est la différence de l'un à l'autre.Quand ta matière est honnête, tu n'as pas besoin de cou-verture - c'est-à-dire de beaucoup de paroles qui habillentet couvrent les faits - puisque l'honnêteté de la chose tevaut déjà la bienveillance des auditeurs, en telle façon qu'ilne convient pas d'y travailler davantage. Et tu peux passerlégèrement par un peu de beau commencement. Mais si lamatière est contraire, ou cruelle, ou à contre-droit, ou quetu veuilles demander chose grande ou chère ou étrange, ilte faut alors colorer ton prologue pour apaiser le courrouxdont les auditeurs sont émus déjà contre toi - car ils peuventavoir pensé en leur cœur qu'ils ne t'accorderaient rien de tarequête - et pour abaisser leur dureté.S'il se trouve que ton sujet déplaise, il faut te couvrir enton prologue comme suit : quand il s'agit d'un homme oude quelque chose qui déplaise, tu ne Ics nommeras pas maisà leur place un autre homme, ou quelque autre chose quisoit plaisante et aimable. Ainsi Catilina, quand il se voulaitcouvrir de la conjuration de Rome, rappelait aux sénateursses ancêtres et leurs bonnes œuvres, et ajoutait que ce n'étaitpoint pour le mal, mais pour aider les faibles et les non-puis-sants comme il avait accoutumé.Et quand tu as apaisé celui à qui tu t'adresses, tu diras que,pour l'affaire en question, tu n'y entends ni que ni quoi, cequi est dire que tu n'as pas fait le mal que d'autres firent.Ainsi parlait dans ses lettres la première amie de Pâris, quandil l'eut quittée pour l'amour d'Hélène : « Je ne te demande,disait-elle, ni argent, ni joyaux pour loyer de mon corps.»Ce qui revient à dire: tout cela, Hélène le veut. Ensuite, il tefaut nier que tu dises de lui cela même que tu en dis. Cicéronparlant contre Verrès: « Je n'irai pas dire (dit-il) que tu asvolé les propriétés de tes amis, ni que tu as dérobé maisonset villes. » Et cela revient à dire: tout cela, tu l'as fait, Maistu dois prendre garde de rien dire ouvertement, si la choseest faite pour déplaire à tes auditeurs ou à ceux qu'ils aiment.mais à couvert, en sorte qu'eux-mêmes ne s'en aperçoiventpoint mais laissent s'écarter de son premier propos un cœur,que tu mènes à ton désir. Et quand la chose en est venue là,tu dois rappeler quelque exemple analogue, proverbe ousentence, ou encore t'en rapporter à l'autorité des sages, etmontrer que ta besogne est du tout pareille.

Page 120: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

130 LANGAGE Il

Ainsi, sur quelle matière que porte notre conte, il nousconvient de faire l'une de ces trois choses : ou gagner labienveillance de celui à qui nous nous adressons, ou luidonner le désir d'entendre nos dits, ou bien de les apprendre.Car quand la matière en est déshonnête ou merveilleuse, oudouteuse, notre prologue doit chercher à gagner la bienveil-lance , et quand la matière est mesquine, il doit donner le désirde l'entendre, et quand la matière est obscure, de l'apprendre.

[Des faits 1 ]

Après le prologue, viennent les faits ; c'est quand l'écrivaindit les choses qui se sont ou ne se sont pas passées, c'est-à-dire quand il en vicnt à la chose même qui est la raison etla matière de tout son conte, et c'est en trois manières :soit d'abord une manière civ ile qui dit tout uniment le faitdont il s'agit et énumère les raisons que l'on a de l'admettre.La seconde manière est quand on s'écarte un peu du sujet,et que l'on passe à autre chos e, soit pour accroître le bienou le mal que l'on a dit, ou pour montrer que les deux chosesn'en font qu'une, ou pour enchanter les auditeurs de quelqueplaisanterie.La trois ième manière est de pur jeu et de plaisir. Et il estbon que l'on s'y accoutume, car l'on en devient mieux par-Iant aux grandes causes . C'est quand les dits sont fabuleux,c'est-à-dire qu'ils ne sont vrais ni vraisemblables, comme unbateau qui vole en l'air; ou bien historiques, c'est -à-direqu'ils traitent d'événements qui se sont passés mais loinde notre mémoire ; ou encore argumentaux, c'est-à-direqu'ils ont trait à des événements qui n'ont pas été, maisauraient fort bien pu être.Mais le maître revient ici à la premi ère man ière que l'onappelle civ ile . Cette manière doit être brève, claire et vrai-semblable.Le conte est bref, si l'on ne dit rien de plus que ce qu'ilest utile de savoir, et que l'on ne passe pas à d'autres chosesétrangères, ni ne répète ce que l'on avait déjà donné à com-prendre. Car si tu as déjà dit: « Ils allaient où ils pouvaient »,il ne convient pas d'ajouter : « Ils n'allaient pas où ils ne

1. Ou De la norretiou,

Page 121: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

t ES FLEURS DE TARBES 131

pouvaient pas. » Pourtant il faut aussi te garder de dire enpeu de mots tant de choses que ton conte en paraisse long,et ennuyeux à écouter.Quand le fait déplaît aux auditeurs jusqu'à les émouvoir àcolère et à haine , il ne faut pas le dire tel qu'il s'est passé,mot à mot et tout d'un trait, mais, le divisant, en dire unebranche ici et une autre là, et joindre à chaque branche desraisons et de bons arguments. Et c'est un vice de tes ditsquand tu mets toi-même en avant ce qui doit profiter à tonadversaire, ou quand tu dis avec trouble et paresse ce quidoit te profiter à toi. Pour esquiver ces vices , tu dois sage-ment tourner tous tes dits au profit de ta cause et taire lecontraire autant que tu le pourras.

rDe r ordre du discours]

Lorsque l'on a bien inventé et pesé le sujet en son cœur, ilreste à ordonner ses dits, c'est-à-dire à mettre chaque choseen sa place. Mais cet ordre est en deux manières, une quel'on appelle naturelle, et une autre art ificielle. Le maitre vadonc dire les règles qui appartiennent à cet ordre, car il neveut pas, comme Cyclicus, tourner la lumière en fum ée,mais de la fumée il fera lumière, et ne dira rien par règlesqu'il ne montre aussitôt après par exemples.L'ordre que l'on appelle naturel s'en va droit par grandchemin, d'où il ne sort d'un côté ni de l'autre, mais il raconteet dit les choses selon ce qu'elles furent du commencementà la fin; l'avant y vient avant; le milieu, au milieu du récit;et la fin, à la fin; et cette manière de faire va sans grandemaîtrise, on ne s'en mêlera donc pas.L'ordre artificiel ne se tient pas au grand chemin, mais s'enva par un raccourci qui l'emmène plus promptement là oùil veut aller. Il ne dit pas chaque chose selon ce qu 'elle fut.Mais il pousse derrière ou au milieu ce qui venait devant,non d'une façon déplaisante, mais tout sagement et pouraffermir son intention, Ainsi le parleur change souvent deplace prologue et conclusion et toutes autres parties de sonconte, en ayant soin toutefois de toujours mettre au com-mencement et à la fin les choses les mieux établies, mais aumilieu les plus faibles, Et quand tu veux répondre à ton adver-saire, tu dois faire commencer ton conte à sa dernière raison,à laquelle il y a chance qu 'il se fie davantage. Comme celui

Page 122: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

132 LANGAGE Il

qui veut raconter une histoire vieille ou usée, il est bon derenverser son cours et de varier son ordre en telle manièrequ'elle semble toute nouvelle, ainsi en va-t-il des sermonset de tous sujets : et toujours faut -il garder à la fin ce quipeut le mieux plaire à ceu x qu i écoutent, et toucher leurscœurs . Et cet ordr e artificiel se divise en huit manières :La première consiste à di re au commencement ce qui avaitété dit à la fin.La seconde, à commencer par ce qui fut au milieu.La troisième, à fonder le commencement du conte sur le sensd'un proverbe.La quatrième, à fonder le milieu du conte sur le sens d'unproverbe.La cinquième, à fonder la fin du conte sur un proverbe.La sixième, la septi ème et la huitième, à fonder le commen-cement, le milieu ou la fin du conte sur un exemple.Voici comment : par la fin commence celui qui dit : bienque le soleil couchant nous ait laissé noire nuit, toutefois ilrevient au matin plus luisant. Et celui qui dit : c'est quandAbraham s'apprêtait à occire son fils pour faire à Dieu sonsacrifice, que l'ange lui montra un agneau à sacrifier.Mais au milieu commence celui qui dit : Abraham laissason serf avec l'âne au pied du tertre, car il ne voulait pasl'instruire de son projet.C'est au milieu du récit qu'applique le proverbe celui quidit : « Le serf doit ignorer le secret de son seigneur. C'estpourquoi Abraham laissa son serf quand il monta faire lesacrifice. »Applique le proverbe à la fin, celui qui dit : « 1/ ne convientpas qu'une foi entière perde ses mérites. Notre Seigneurconserva donc à Abraham son fils, qui était déjà sur l'auteldu sacrifice. })Commence selon le sens d'un exemple, celui qui dit: «Bonarbre engendre bon fruit. Pour cela Dieu voulut que le filsd'Abraham fût mis sur l' autel et pourtant qu'il ne mourûtpas. »Applique l'exemple au milieu de son récit, celui qui dit :« On doit séparer du froment taules mauvaises graines, pourque le pain ne sail pas amer. Pour cela, Abraham laissa sonserf, pour qu'il n'empêchât son sacrifice. »Applique l'exemple à la fin du récit, celui qui dit : « Pasplus que le soleil ne perd sa clarté pendant la nuit, le fils

Page 123: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBES 133

d'Abraham ne perdit la vie au sacrifice de son père, maisrevint clair et beau comme soleil levant. »Et sachez à présent qu'exemples et proverbes, s'ils sontagréables et conviennent au sujet, sont très bons. Maisqu'ils ne soient pas nombreux! Car c'est alors qu'ils seraientblessants et suspects.

rDes couleurs de rhétorique]Si ta matière doit être accrue de mots, tu la peux accroitrede huit manières, qui sont appelées couleurs de rhétorique. Lapremière, qui s'appelle ornements, allonge ce que tu pourraisdire en trois ou quatre mots d'autres paroles plus longues etplus avenantes, qui disent la même chose. Soit, par exemple:Jésus- Christ naquit de la Vierge Marie. L'écrivain qui veutorner la chose va dire: le bienheureux fils de Dieu prit chairet sang de la glorieuse Vierge Marie, ce qui revient exacte-ment au même. Ou, s'il faut dire que Jules César fut empe-reur du monde entier, l'écrivain qui tient à accroître ces motsdira: le sens el la vaillance du bon Jules César soumirent lemonde entier à son empire, et il fut empereur et sire de toutela terre.On appelle tour la seconde couleur. Là où ta matière esttoute brève, tu changeras les mots propres et remueras lesnoms des choses et des personnes en plusieurs paroles toutbellement autour du fait, et laisseras reposer ton esprit pen-dant que tu retardes ton conte de temps et de paroles; etce tour peut être de deux manières, selon que tu dis la véritétout clairement, comme par exemple, voulant dire qu'il faitjour, tu diras : déjà le soleil commence à épandre ses rayonsparmi la terre. Ou que tu esquives la vérité, ce qui vaut toutautant, si l'on songe à ce que disent les Apôtres : « Ils ontbouleversé les usages de nature en ces mœurs qui sontcontre nature Il. Par ce tour l'Apôtre évitait un mot assezlaid, et ce qu'il dit n'en vaut pas moins.La troisième couleur pour accroître ses dits s'appelle compa-raison, et c'est la plus belle façon de les accroître, et la plusjolie qui soit donnée aux parleurs. Mais elle est divisée endeux manières : car elle peut être cachée ou découverte. Etcelle qui est découverte, se laisse reconnaitre à trois mots,qui annoncent la comparaison, ce sont plus, moins et aussi.Voici comment: si c'est plus, on, dira: celui-ci est plus fort

Page 124: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

134 LANGAGE Il

qu'un lion. Moins: cel homme est moins irritable qu'unpigeon. Aussi: celui-là est aussi couard qu'un lièvre. Laseconde manière, qui est cachée, n'a pas de signes à quoi lareconnaître, elle ne vient pas à nous tout habillée mais semontre au-dehors sous une apparence si conjointe à la véritéqu'elle semble de même matière. Voici comment : d'unhomme paresseux je dirai: c'est une tortue; et d'un hommeagile: c'est un souffle. Et sachez que cette manière de parlerest fort bonne et fort courtoise et de bonne sentence; et onla trouve souvent dans les dits des sages.La quatrième couleur s'appelle clameur " parce que l'on yparle en cr iant, ou se plaignant en courroux, ou par dédainou par autres choses semblables. Voici comment : « Ha!nature, pourquoi faisais -tu le jeune roi plein de tous biens,quand tu le devais enlever si tôt! Ha! male mort! Que n'es-tumorte toi-même quand tu emportais la fleur du monde! »La cinquième couleur est appelée feinte, parce que l'on y feintque ce qui n'a pouvoir ni nature de parler y parle, et c'estainsi que l'on prête des paroles aux bêtes et à d'autres choses.Et cela s'entend si clairement que le maître ne s'occuperapas d'en donner un exemple.La sixième couleur est appelée passage. A peine le parleura-t-il commencé son conte, qu'il s'en écarte un peu et passeil un autre sujet. Si le nouveau sujet ressemble au premier,le passage est bon et profitable; mais si le passage s'accordemal au sujet, il est mauvais et déplaisant. Jules César s'yprit bien, quand il eut à défendre les conjurés; car il fit sonpassage au pardon qu'avaient accordé les anciens à ceuxde Rhodes et de Carthage. Caton ne s'y prit pas autrement,quand il les voulut juger à mort: il rappela comment ManliusTorquatus condamna son fils à occire. C'est ainsi que l'onuse du passage, à la fin ou au milieu de son sujet, pourrenouveler ce qui commençait à paraitre un peu vieux, oupour toute autre bonne raison.La septième couleur est appelée description. C'est parce quele parleur dit et décrit les traits et les propriétés d'un objetou d'un homme, pour occasion de prouver ce qui touche àson sujet. Ainsi fit Tristan , quand il décrivit la beauté de lareine Yseut 2 : ses cheveux, fit-il, resplendissent comme fils

1. C'est la figure que l'on appellera plus tard l'apostrophe.2. Dans le Roman de Tristsn.

Page 125: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

LES FLEURS DE TARBE S 135

d'or, son front l'emporte sur la fleur de lys, ses noirs sourcilsse ploient comme un pet it arc, une petite voie de lait lessépare en suivant la ligne du nez ; ses yeux qui dépassenttoutes émeraudes reluisent en son front comme deux étoiles,sa face imite la beaut é du point du jour, car elle est de ver-meil et de blanc ensemble qui s'accordent en telle manièreque ni l'un ni l'autre ne brille extrêmement, la bouche petiteet les lèvres un peu épaissettes et rondettes et vermeillettesà la façon des cerises, et les dents plus blanches que perles,qui sont rangées avec ordre et mesure ; mais ni la très grandedouceur de mai, ni les épices ne se laissent comparer à satrès douce haleine ; son menton est encore plus joli que lemarbre. Le lait donne couleur à son cou et les cristauxbrillants à sa très gentille gorge polie. De ses épaules droitesdescendent deux bras fins et longs, et de blanches mainsdont la chair est moll e et tendre ; les doigts sont grands,étroits et couleur de sang, sur lesquels reluit la beauté deses ongles, sa belle poitrine est ornée de deux pommes deparadis qui sont comme une masse de neige . Et elle est simince à la taille, qu'on la pourrait sous la ceinture tenirdans les mains. Mais je me tairai du reste, dont le cœurparle mieux que la langu e.La huitième couleur s'appelle répétition, parce que le parleurrépète son conte, et le dit deux fois ensemble. Et c'est endeux façons : l'une dit sa matière , et la redit tout aussitôt parle contraire. Voici comment : je veu x dire d'un homme qu'ilest jeune; mais je répéterai mon dit comme suit: cet hommeest jeune, et non pas vieux. Ou : cette chose est douce etnon pas amère. L'autre manière dit d'abord ce qu'elle a àdire, et redit ensuite d'autres paroles qui ôtent le contrairede ce que l'on avait dit. Comme ceci : il est vrai que cethomme est jeune, mais il n'est pas fou; et bien qu'il soitnoble, il n'est pas orgueilleux; et il est généreux, mais n'estpas dépensier.Vous avez donc entendu comme l'on peut accroître sa ma-tière et allonger ses dit s; car de peu de semence il croîtgrands blés, et de pet ites sour ces il naît grandes eaux .

(De l'argument qui est pris de loin]

De lo in est pris l'argument, qui tire pail ; de cert aines ressent-blan ces pour amener un adversaire à consentir et reconnaître

Page 126: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

136 LA NG AGE Il

ce que le parleur vou lait lu i prouver. Par exemple : je m'adresseà Audebrant, qui n'aime pas sa femme, ni elle lui, en cettemanière : « Dit es-moi, Aud ebrant, si vot re voisin avait meil-leur cheval que vous, lequel aimeriez-vous mieux avoir, lesien ou le vôt re ? - Le sien, - Et s' il avai t plus belle maisonque vous, laquelle voudr iez-vous avoi r, la sienne ou lavôtre? - La sienne. - Et s'il avait meilleure femme que vous,laque lle voudriez-v ous avo ir, la sienne ou la vôtre 7 » A cesmots, il ne dit ni que ni qu oi. Alo rs je m'en allai vers sa femme,et la questionnai comm e suit : « Si votre voisine avait meil -leur trésor que vous, lequel voudriez-vous le mieux, le sienou le vôtr e ? - Le sien, fit- elle, - Et si elle avait meilleursdraps et plu s ric he cost ume que vous, lesquels aimeriez-vou s mieu x, les siens ou les vôtres 7 - Les siens, fit -elle, -Et si elle avait mei lleur mari que vous, lequel voudriez-vousavo ir, le sien ou le vôt re ? » A cett e parole, la femme eut hont eet ne dit mot. Et quand je fus parvenu Èl ce point, je leur dis :« Puisqu e aucun de vou s ne me répond ce que je voulaisentendr e, je dirai ce que chacun pense, Vous , voudriez avoirtrès bonn e femme, et vous très bon mari. Pour cela, je vousdis que si vous ne faites tant que chacun soit le meilleur,vous n'en finirez jamais de chercher ce qui vous sembletrès bon , Don c vous convient - il de penser, to i, que tu soistrès bon mari, et toi, très bonne femme . »Prends garde que, grâce à certaines ressembl ances, et deloin , je les amène ainsi à m'accorder ce que je voulais. Carsi je leur demandais simplement, à lui s' il voulait avoir unemeill eure femme, et elle un meilleur mari, certes ils ne serendraient pas à ma demande.En cet argum ent, le par leur do it prendr e garde à trois choses :premi èrement. que le fait qu'il va chercher au loin à la ressem-blance de sa cause soit certain, car ce qui est de soi douteuxexige, pou r être prouvé, des raisons certaines, Apr ès quoiil doit aussi veill er à ce que le fait soit du tout semblable àce qu 'il veut prouver, car si le fait étai t étrange ou différent.il ne pourrait servir de preuve, Apr ès quo i, i l do it encor eévit er que l'entendeur ne devine à quelle f in il lui pose lesquestions, car s'i l allai t s'en apercevoir. ou bien il se tair ait,ou il nierait. ou encore il répon drait le contraire de cequ 'attend le parleur.

Page 127: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

4 Changer la raison

Notre méthode, à vrai dire, était la plus banale qui fût : celle dontuse à tout instant la conversation, l'argument, l'inquiétude. Je neveux en donner que l'expression la plus courante, et célèbre aupoint d'être devenue impersonnelle :

Le premier précepte était de ne recevoir jamais aucunechose pour vraie que je ne la connusse évidemment êtretelle; c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation etla prévention; et de ne comprendre rien de plus en mesjugements que ce qui se présenterait si clairement et sidistinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasionde le mettre en doute.

Je laisse la précipitation : s'il est un trait dont notre maladresseet notre manque de prévention nous aient à la longue suffisammentinformés, c'est que la clarté et la distinction sont en cette matièrenotre ouvrage: c'est que le langage et la pensée - pour être ce quenous avons certes le moins occasion de mettre en doute - noussont cependant moins donnés que nous ne les extrayons par artificed'un chaos, et plus proches d'un objet manufacturé que d'un arbreou d'une pierre. C'est enfin que l'évidence avec laquelle ils nousapparaissent ressemble assez bien à la satisfaction que l'on tired'une œuvre d'art (et de vrai l'empressement avec lequel s'offreà nous cette évidence eût-il pu suffire à nous la rendre suspecte).Mais la vérité est ailleurs.

Le second précepte était de diviser chacune des difficultésque j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait etqu'il serait requis pour les mieux résoudre.

Soit; tel est, en effet, le précepte que nous avons vu strictementappliqué par la Terreur quand elle distingue de la littérature entièrecette parcelle : le lieu commun; puis, du lieu commun, cetteautre parcelle : un langage excessif, et comme débordant. Ainsifait de son côté la Rhétorique (mais pour d'autres résultats) ; ainsinous-même, à leur suite, qui nous sommes efforcé de décomposer

Page 128: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

138 L AN G A G E Il

Terreur ou Rhétorique, jusqu'à l'instant où notre effort s'estenfin buté à ceci : c' est que les parcelles se trouvaient être. bienplutôt qu e les éléments réels de notre obj et, les déformations part i -culières que nous lui imposions pour parvenir à le penser. Ce n'étaitpas la partie qui avait chance d'expliquer l'ensemble, c'était l'en -semble qui , par sa difficulté particulière, expliquait que l'on inventâtla partie'. Ainsi le précepte se trouvait curieusement confond reavec une connaissance, la plus pratique des démarches et la plusinavouée.

Le trois ième, de conduire par ordre mes pensées. en commen-çant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître.pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à laconnaissance des plus composés,

Mais si l'objet qui nous est aisé à connaître est, en tout cas, celuique nous venons de fabriquer pour qu 'il nous soit aisé à connaître ;si le simple n'est que du simplifié, l'élémentaire du découpé, c'estla démarche exactement contraire qu i s'impose enfin à nous :celle qui consisterait , partant de l'ensemble, et comme l'épousantd'abord, à participer aux éléments qui s'en détachent, aux parti -cules qui en émanent - à les entendre suivant leur procè s, à tirerde ce détachement même et de cette émanation - bien plus quede l'apparence qu 'ils recomposent - leur raison et leur clarté.Je laisse le quatrième précepte qui recommande de faire desdénombrements entiers : nous n'y avons pas manqué, s'il n'estpas un trait des Lettres et de la conversation - et jusqu'à la réfl exionmême - qu'il ne nous ait été donné d'évoquer.

Il est sensible d'ailleurs que Descartes donne à entendre, plutôtqu'il ne l'exprime, le principe général qui ne cesse de le guider. Ccserait à peu près: Je tenais que notre pensée n'est en aucun cassoumise ni confondue à ses objets, mais indépendante, au pointque l'on puisse entièrement se fier aux intuitions simples qu' ellenous en donne.De là suit, entr e autres conséquences, que l'homme ne se trom-perait pas, n'éta it sa volonté. Mais s'il est enf in un point qui se soitvu controuvé par les faits , c'est bien celu i-là,Il est des mouvements atomiques si ténus que la lumière , qui serait

1. Qu 'on la détaill ât , qu 'on la prît en considérat ion. « Nos langues, di saitAI Hallaj, servent à art icu ler des mots, et c'est de quoi elles meurent. »

Page 129: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

1 LS FL EUIl S u t TAIlIH :; 139

nécessaire à leur observation, suffit à les altérer et les dérouter.Ainsi notre pensée ne peut qu 'elle n' alt ère et ne dérègle, dès qu 'elleles veut saisir, les lieux communs. Ou plus préc isément dirait-onque cett e pensée dans le lieu commun se trouve naturellementtoute pris e pour commencer, et comme coag ulée à son obj et :cie sort e qu'elle prend pour connaissance les effort s en tous sensqu'e lle fait pour s'en dégager. M alebranche dit qu ' il suffit, pouratte indre la vérité , de se rendre attentif aux idées claires qu e chacunde nou s découvre en lui-même; et bi en pl utôt faudrait -il nousrendre attent ifs à entendre ces idées claires sui vant l'idée insaisis-sable, ob scure, mais rayonnante, dont elles se détachent. et d 'oùvient ce qui leur échoi t de sens et de clarté. Les my stiques disentainsi. par image : bien que nous ne puissions regarder le sol eil ,c' est à sa lumiè re qu e nous apparaisse nt les obj ets du monde,.Je ne sache pas qu'un tel dérèglement de la raison, à quoi nDUScon traint ici l'expéri ence, soit le moins du monde irré al isab le. M aispeut -être semblera-t oi! que le dérèglement des sentiments et dessons. qu ' il arrive à la Terreur de souhaiter obs curément ' , en estun e approche t imide el comme le pressentiment. Puis il est d 'autresrégiDns de la pensée où il est la loi, ou tente de l'être. Il faut ic i»onqer aux savants qui se refusent à désigner dDgm atiquement lesnot ions de base ; aux physiciens, prenant avec Einstein pour pointcie départ (comme nDUS un langage-pensée). un espace -temps ;.lU X rnicrophvsic iens partant d'un mouvement-figure; aux géomètres,. I'un monde non euclidien - tDUS substituant ainsi dans leur sc. i lcu ls à la clarté en soi une cl arté opératoire.l r irn -t-cn qu' il s'ag it là d'une dém arche qu ' il est plus aisé de sup-poser qu e de conna ître? Certes, s'il est, par définition même, irnpos-';1I11e de la regarder. Du moins tenons-nous ses conditions : du," oins savo ns- nous qu el est son point de départ, son point d'arrivée .1 r je ne nie pas qu 'ell e n'impl iqu e, pour le reste, un e certaine révo-lurion de l'esprit, mais il s'ag it de la révo lution dont personneI l' ; } jamais douté qu 'elle ne fût à notre portée, qu 'elle ne fût exacte-II H!Il t la nôtre.Ouand le Christ d it qu ' il est possibl e d'aim er les hommes pour,,"X-mêmes mais qu 'il est poss ibl e aussi de les aimer dans le Père,uu .md Eschyle écri t qu e l'homme puissant est celui qui sait cornmen-" " r en toutes pensées par Dieu, qu and Lao -Tseu propose quelhnmrne saisisse les joies et les honneurs à partir du tao plutôt'I ,,' ,)n eux-mêmes, l' att itu de qu 'il s dessin ent ou évoquent tous

1 ttnuhaud. Baudelair e.

Page 130: Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes

140

trois, en Opposition à la démarche cartésienne, est exactementcelle à laquelle nous voici contraints. (Et je ne connais pas dedéfinition du tao, de Dieu ou de l'absolu qui n'ait pour essencel'identité de deux termes, non moins contradictoires que ne sontpensée et langage, espace et temps, mouvement et figure.)

1930, 1940.