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Table ronde Les lois de mémoire Contestations, justifications Samedi 21 janvier 2006 Table des matières Introduction : Pourquoi cette table ronde, comment s’est-elle organisée ? .......... 2 Les participants .......................................... 4 Liens vers quelques sites : références, positions, pétitions, ressources ............. 5 Transcription des débats ..................................... 6 Modératrice du débat Sophie Ernst Intervenants Bruno Belhoste Patrick Garcia Bogumil Jewsiewicki Gilles Manceron Pap Ndiaye Philippe Raynaud Paul Thibaud 1

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Table rondeLes lois de mémoire

Contestations, justifications

Samedi 21 janvier 2006

Table des matièresIntroduction : Pourquoi cette table ronde, comment s’est-elle organisée ? . . . . . . . . . . 2Les participants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4Liens vers quelques sites : références, positions, pétitions, ressources . . . . . . . . . . . . . 5Transcription des débats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

Modératrice du débat

Sophie Ernst

Intervenants

Bruno BelhostePatrick GarciaBogumil JewsiewickiGilles ManceronPap NdiayePhilippe RaynaudPaul Thibaud

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Introduction : Pourquoi cette table ronde, comment s’est-elle organisée ?

Sophie Ernst

Nous sommes ici pour analyser une situation confuse, celle des lois de mémoire et des débatspassionnés auxquels elles donnent lieu. Il y a un certain étonnement à voir comment, après un longtemps de relatif désintérêt politique pour ces questions, tout à coup émergent de façon explosiveet parfois virulente toutes sortes de conflits et de revendications quant à l’interprétation du passé.Chaque jour de cette dernière période apporte un rebondissement inattendu et une montée en puis-sance de problèmes qu’on aurait pu croire secondaires par rapport aux conflits d’intérêts portant surle présent et sur l’avenir.

« Solvitur nihil faciendo » : c’est l’adage romain qu’utilisaient les politiques formés aux humanitésclassiques, quand ils estimaient qu’un problème se résoudrait de lui-même, en laissant agir l’inertiedu temps et l’absence de solutions, en évitant surtout de faire quoi que ce soit. Lorsqu’il est questionde mémoire, de traumatisme historique, l’adage ne prévaut-il pas ? Le deuil est affaire de temps. Etpourtant non, nous avons appris de la psychanalyse que le deuil est un travail, et que les traumatismesqui n’ont pas trouvé de représentation consciente adéquate insistent et perturbent les équilibres duprésent. Non solvitur nihil faciendo : les choses ne se résoudront pas si nous ne faisons rien ; noussommes mis au défi d’assumer ces complexités et de trouver les modalités d’un apaisement qui nesoit pas superficiel. Nous pouvons même supposer que ce retard est cause de l’actuelle explosiondésordonnée. Or, la situation actuelle est si embrouillée, les esprits tellement ulcérés qu’on peutcraindre les possibilités de récupération par des idéologies extrémistes ; on en est arrivé à un point oùl’on ne peut guère escompter d’apaisement simplement en ne faisant rien. La question coloniale estlà et s’impose de telle façon qu’elle exige des réponses : cette question n’est pas celle, anachronique,de nos jugements sur la colonisation, positive ou négative, mais celle de notre rapport aux passésdouloureux, difficiles à assumer, de notre capacité à les intégrer dans la mémoire nationale.

Les politiques ont leurs logiques propres et sans aucun doute, certains actes solennels sont à poser,des décisions doivent être prises ; tout en étant mus par le désir civique de participer à ce mouvement,nous pouvons agir sur un autre mode, celui dont nous faisons métier, qui est de pousser aussi loinqu’il est possible la clarification des raisons en jeu, l’élucidation des enjeux.

De fait, ces questions me passionnent et je discutais avec certains correspondants sur ces lois,constatant des désaccords, des prises de positions à l’opposé les unes des autres, mais aussi, toujours,des raisons fortes qui devaient prendre place dans le débat. C’est ce qui m’a poussée à organiser unetable ronde, pour pouvoir mettre à plat des raisons, inciter les uns et les autres à pousser aussi loin quenécessaire leurs arguments, toujours avec un principe : l’attention aux arguments adverses, la priseen compte « du contraire et du droit du contraire » (Victor Klemperer). La liberté de débattre (c’estle nom de la pétition initiée par Paul Thibaud) mérite tout notre effort. Diverses prises de positionpubliques ont eu tendance à la présenter comme un acquis civilisationnel stable, caractéristique de« nos » valeurs : il ne faudrait pas méconnaître ce que cette liberté de débattre exige de vigilance etde combats renouvelés, de travail éducatif et d’exigences à l’égard de soi-même.

L’initiative est citoyenne et « philosophique », au sens de la philosophie au XVIIIe siècle. Com-ment en sommes-nous venus à organiser cette discussion ? En fait, il s’est bricolé une collaborationinformelle où chacun a mis de ses forces. Patrick Garcia et Christian Delacroix, historiens et forma-teurs, m’ont aidée à identifier les courants d’idées, à analyser les différentes sensibilités et à composerla table ronde ; de même pour Julien Landfried, directeur de l’observatoire du communautarisme et

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animateur du site internet communautarisme.net, qui a mis en ligne toutes sortes de ressources surles lois mémorielles, les débats parlementaires, les polémiques et les pétitions. Nous avons choisi despersonnes qui, certes, ont pris des positions parfois tranchées, et opposées, mais sans avoir trop lesouci d’avoir des « représentants » de tel ou tel courant ; plutôt des individualités ayant des points devue bien articulés, pas forcément prévisibles : il n’y a pas en ces matières de prêt-à-penser qui vaille...la question de ces lois divise y compris au sein d’organisations par ailleurs relativement homogènes.

Nous sommes ici à l’invitation de l’association Pollens, club politique des élèves de l’ENS, qui n’estpas un club d’engagement politique pour tel ou tel parti, mais, exactement comme je le définissaisplus haut, un groupe soucieux d’information, d’analyse, de réflexion : de débat pluraliste entendunon comme un pugilat mais comme un échange argumenté où l’on approfondit la compréhension deproblèmes complexes, de façon à se donner une chance de les résoudre de façon constructive. C’estgrâce à leur implication, à toutes les étapes, que nous pouvons avoir ce texte, relu et complété parchacun des intervenants : merci tout particulièrement à Yasmine Bouagga, Yoann Dabrowski, CharlesBosvieux, Claire Scotton.

Enfin, il faut citer, parce qu’il est une source d’énergie et d’inspiration, un séminaire passionnantsur les questions de mémoire dans une perspective de comparaison internationale, commun à l’EHESS,Sciences-Po et l’université Laval de Québec, qu’animent Philippe Joutard, Marie-Claire Lavabre etBogumil Jewsiewicki. Bogumil Jewsiewicki est de passage cinq à six fois dans l’année à Paris àl’occasion de ce séminaire, nous avons choisi cette date pour pouvoir bénéficier de sa participation,et nous comptons sur lui pour donner un peu de vision décentrée, en déplaçant le centre de gravitéde nos passions franco-françaises.

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Les participants

• Bruno Belhosteprofesseur d’histoire contemporaine à NanterreSpécialité : histoire des sciences et de l’éducation, XVIIIe, XIXe siècle

• Patrick Garciahistorien, IUFM de Versailles, détaché à l’IHTPSpécialité : Commémorations de la Révolution françaiseUsages politiques et sociaux de l’histoire

• Bogumil JewsiewickiHistoirien de l’Afrique Centrale, passé colonial belgo-congolais.Titulaire de la Chaire de recherche du Canadaen histoire comparée de la MémoireCELAT, centre interuniversitaireDépartement d’Histoire, Faculté des lettresUniversité Laval, Québec

• Gilles ManceronVice président de la Ligue des droits de l’hommeHistorienSpécialité : passé colonial de la République

• Pap NdiayeHistorien, maître de conferencesEHESS, centre d’etudes nord-americainesSpécialité : histoire des États-Unis, l’esclavage aux USA

• Philippe RaynaudProfesseur de sciences politiques, Paris II,Spécialité : philosophie du droit

• Paul Thibaudphilosophe, ancien directeur de la revue Esprit

• Sophie ErnstInstitut National de Recherche Pédagogique,groupe Mémoire, histoire, identités

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Liens vers quelques sites : références, positions, pétitions, ressources

Sites

• Pollenshttp://www.eleves.ens.fr/pollens/

• LDH Toulonhttp://www.ldh-toulon.net/rubrique.php3?id_rubrique=20

• Observatoire du communautarismehttp://www.communautarisme.net

• Séminaire EHESS/IEP et vidéothèque de l’université Laval vidéothèque où se trouvent lesfichiers son(plus de 80 heures en MP3) du séminaire « Mémoireshistoriques d’ici et d’ailleurs »www.anamnesis.fl.ulaval.ca

• Site du comité de vigilance face aux usages publics de l’histoirehttp://cvuh.free.fr/index.html

• site Hermès, histoire en réseau des Méditerranées (Université Paris VII)http://www.hermes.jussieu.fr/

• site de Guy Pervillé : pour une confrontation d’arguments sur les lois de mémoire.http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=27

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Transcription des débats1

Comment les controverses ont commencé

Sophie Ernst

Nous allons essayer de clarifier à la fois les différentes positions, complémentaires ou adverses,en suivant un fil chronologique souple. Une option commode consiste à partir de la loi du 23 février2005. Elle avait d’abord peu attiré l’attention et avait été votée presque sans opposition. Puis unepétition a alerté l’opinion sur l’article 4 de cette loi.

Dans un deuxième temps le débat s’élargit et l’on se met à comparer les lois de mémoire entre elles,en s’inquiétant de certains problèmes de fond, comme des tentatives d’instrumentalisation de l’histoireet de l’enseignement par des groupes de mémoire. Les historiens de métier en particulier s’organisent.En juin 2005 se crée un comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), à l’initiativenotamment de Gérard Noiriel. Une étape importante est franchie, qui déplace les enjeux, et oblige àopérer un retour en amont, avec une pétition de 19 historiens de grande renommée et insoupçonnablesde racisme ou d’antisémitisme, l’appel « liberté pour l’histoire » : elle met en cause l’ensemble deslois qui, depuis la loi Gayssot, ont tenté de donner des directives sur le rapport de notre société aupassé.

Gilles Manceron va revenir sur le point de départ, la loi du 25 février 2005, et sa contestation, PaulThibaud, qui est l’initiateur d’une autre pétition, « Liberté de débattre », nous expliquera ensuiteses positions.

Gilles Manceron

Quelques mots, d’abord, sur l’origine et la genèse de cette loi du 23 février 2005, qui commencentà être un peu mieux connues (par exemple, Le Monde du 21 janvier vient de proposer à leur sujetun dossier assez bien documenté).

La phrase de l’article 4 qui a fait réagir les historiens et les enseignants, selon lequel :

“ Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence françaiseoutremer, notamment en Afrique du Nord ”

a une origine précise. Il faut revenir à l’élection présidentielle de 2002, que chacun a en mémoire :Le Pen au second tour ; et aux engagements pris à ce moment-là par la future majorité présidentiellequi ont conduit à ce que, immédiatement après le second tour et les législatives qui ont suivi, uncertain nombre de discours du chef de l’État et du Premier ministre ont indiqué que le gouvernementallait endosser la demande mémorielle émanant de certains groupes nostalgiques parlant au nom desrapatriés. Un Haut conseil aux rapatriés a été créé, qui a rassemblé une nébuleuse de petites associa-tions appartenant à des milieux pieds-noirs extrémistes porteurs de cette revendication mémorielle :

1Ce texte est le résultat d’une élaboration à plusieurs étapes : sur la base d’une prise de notes synthétique et d’unetranscription, les intervenants ont été invités à réécrire leur propos de façon à le préciser et le développer en touteliberté (seul Pap Ndiaye n’a pu relire son texte, qui est donc resté à l’état “brut”, néanmoins très clair). Il s’agit doncd’un mixte d’oral et d’écrit, l’objectif étant de conserver la vivacité des échanges dans un débat plualiste, tout ense donnant la rigueur de l’argumentation écrite. Signalons également que le texte de son intervention relu par PaulThibaud a déjà fait l’objet d’une publication dès janvier sur le site de l’Observatoire du communautarisme.

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la demande d’une affirmation du caractère positif de la colonisation. C’est dans ce contexte qu’a com-mencé à émerger chez divers élus de la majorité parlementaire la demande que la République affirmele caractère positif de ce qu’elle a fait outre-mer. En mars 2003 une proposition de loi sur “ l’œuvrepositive des Français en Algérie ”, d’initiative parlementaire, est présentée par une cinquantaine dedéputés, dont Philippe Douste-Blazy ; elle comportait un article unique sur la “ reconnaissance del’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de laprésence française ”. Il n’y a pas eu suite à cette proposition. C’est lors de la discussion d’un projetde loi émanant du gouvernement relatif à l’indemnisation des rapatriés européens et des harkis quele problème s’est trouvé reposé, via un amendement, une appréciation historique sur la “ présencefrançaise outre-mer ” dans ce qui est devenu la “ loi du 13 février 2005 " portant reconnaissance dela Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ”.

L’émergence de cette loi doit donc être resituée dans une offensive idéologique pour réévaluer lepassé colonial en réagissant à une certaine évolution de l’historiographie et de l’enseignement. Il fautse souvenir aussi des débats qui sont réapparus à partir de l’été 2000 sur la torture en Algérie, avecen particulier la parution du livre du général Aussaresses, du “livre blanc de l’armée française” qui,déjà, en 2002, condamnait la façon dont la colonisation était enseignée dans les manuels et à l’école,et insistait sur la valorisation de la présence française.

Pour préparer une loi, un rapport a été commandé par M. Raffarin au député du Lot et GaronneMichel Dieffenbacher qui a organisé diverses auditions dont la liste a été retirée du rapport publiéà la Documentation française. Il a fallu demander au Premier ministre la liste de ces auditions, qui,une fois obtenue, montre que sur 100 personnes consultées, 99 sont des représentants d’associationsde ce lobby nostalgique ; il n’y a qu’un seul “historien”, le général Maurice Faivre, qui avait participéau “livre blanc” qui mettait en cause les manuels scolaires et attaquait le général de Gaulle pour avoirabandonné l’Algérie... C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre cette loi, qui est le fruit d’unintense travail de lobbying.

Une réaction est venue, non des milieux politiques mais des historiens. Un premier texte estparu dans Le Monde le 25 mars 2005, suivi d’une pétition, signée entre autres, par Claude Liauzu,Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, qui ont attiré l’attention sur l’article 4 et ce qu’il prescrit (c’est bienplus tard que 19 historiens ont tenté de généraliser le débat à l’ensemble des lois avec l’appel parudans le quotidien Libération le 13 décembre 2005). Ce mouvement condamnait l’article 4, mais déjàcertains historiens refusaient de le rejoindre en faisant la comparaison entre la loi du 23 février et laloi Taubira et en tirant argument pour ne pas signer la pétition contre l’article 4. Il y avait donc engerme l’interrogation sur l’ensemble des lois mémorielles, et non seulement sur la loi de février 2005.

Cette loi est donc le fruit d’un lobbying actif dans un contexte dans lequel la République ne saitpas trop quoi penser de son passé colonial, n’a pas dit grand chose sur son passé colonial, ce quiexplique que l’Assemblée nationale se soit montrée, au mieux, assez indifférente et passive lors de ladiscussion de cette loi. Certains députés ont été des relais très actifs ; quand le Parti socialiste dit“ Nous n’avons pas été attentifs ”, il semble oublier que les députés socialistes qui étaient présentslors des débats étaient au contraire très actifs et ont agi pour que la loi passe (à l’image du présidentde région Georges Frêche qui lui était favorable). Il y a eu une connivence d’une certaine partie de laclasse politique, surtout du côté de la droite, et une indifférence de la part des autres parlementaires.

Les articles de la loi du 23 février 2005 qui posent problème sont l’article 4 mais aussi l’article 3, luiaussi relatif à l’histoire, qui prévoit la création d’une fondation de l’histoire de la guerre d’Algérie dont

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les modalités sont problématiques. Les collègues du CNRS et de l’IHTP y ont réagi vivement, car, aumoment où les chercheurs manquent de moyens pour travailler correctement, on peut redouter qu’unefondation où le lobbying d’un certain nombre d’associations nostalgiques de rapatriés aurait un poidsdécisif draine les financements publics au détriment d’une recherche indépendante des pouvoirs etdes lobbies. C’est le seul article qui n’a pas reçu encore de décret d’application.

Pose aussi problème l’article 13 créant une indemnisation d’anciens de l’OAS, mais ce n’est pasle sujet de ce débat.

Sophie Ernst

Ce n’est pas le problème de la mémoire, mais cela fait partie de la difficulté du débat autour decette loi, parce qu’elle est très composite et mêle des objectifs différents, ce qui ne fait qu’accroîtrela confusion. Des amalgames sont créés entre indemnisations extrêmement légitimes et indemnisa-tions scandaleuses, révision de l’histoire se passant des historiens, prescriptions à la recherche et àl’enseignement...

Passons maintenant à cette autre pétition, celle qui met en cause l’ensemble des lois de mémoire.Il y a donc eu un appel de 19 historiens, puis une autre pétition dans le même sens, dont va nousparler Paul Thibaud.

Paul Thibaud

Je suis l’initiateur de la pétition intitulée « La liberté de débattre ». Ce n’est pas spécifiquementun texte d’historiens mais un texte de citoyens. La cause des citoyens n’est pas celle des historiens,mais elle lui est liée. On a voulu les dissocier en soulignant que la première des lois en cause, la loiGayssot, n’encadrait nullement la recherche historique mais seulement l’expression publique d’opi-nions contraires à certaines décisions de justice. C’est vrai dans ce cas précis, mais ce ne l’est pas ence qui concerne la loi Taubira qui dans son article 2 prend position sur la manière de faire l’histoiredes événements qu’elle vise, recommandant de prendre en compte « les sources orales » dans lesanciens pays d’esclavage. Même la loi Gayssot ne laisse pas la recherche complètement libre, s’il estvrai que la science ne peut se faire porte close, que ses résultats sont destinés à être communiquésà tous ceux qui s’y intéressent, « publicité » qui est pour la science affaire d’hygiène et pour lescitoyens un droit.

Second axe de notre démarche, les quatre lois visées, bien que différentes évidemment, formentune séquence, elles s’enchaînent. Cela est flagrant pour les deux dernières (« Taubira » et l’art 4 dela loi du février 2005). La dernière copie des formulations de l’art. 2 de la précédente. On a voulumarquer une différence en disant que « Taubira » se contente de réclamer que les programmes et larecherche accordent à la traite et à l’esclavage « la place qu’ils méritent », alors que « Vanneste »qualifie de manière partiellement favorable la colonisation. C’est oublier que la loi Taubira est uneloi de stigmatisation et que si elle réclame que l’on parle davantage de certains c’est évidemment (etlégitimement) pour qu’on n’en dise que du mal, puisque, dans l’art. 1, ils ont été qualifiés de « crimescontre l’humanité ». En fait la loi Taubira est plus clairement et unilatéralement que l’amendementVanneste, une loi qualifiant des événements.

Plus généralement, débordant le droit, une logique d’ensemble réunit ces lois : qualifier certainsévénements à la demande de groupes intéressés, puis en recommander l’enseignement et sanctionnerceux qui contestent les qualifications légales. Il est révélateur que certains Arméniens réclament qu’on

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adjoigne (sur le modèle Gayssot) un volet pénal à la loi purement « déclarative » qu’ils ont obtenue.(Il y a d’ailleurs une certaine logique à cela : une loi ne doit-elle pas être appliquée ?) De même,s’appuyant sur l’affirmation d’une spécificité de « l’esclavage occidental » selon « Taubira », ceux quiassignent en justice Pétré-Grenouilleau cherchent à obtenir au civil des réparations qui, aux yeux del’opinion, seraient évidemment l’équivalent d’une condamnation pénale.

Troisième point : nous sommes inquiets des effets de la concurrence mémorielle qui tend à déchirerle corps politique et à dresser des groupes de victimes de l’histoire les uns contre les autres. La manièrede légiférer à quoi nous en avons isole certains événements, coupe la voie de la compréhension, faitoublier les enchaînements historiques complexes (ceux par exemple que Pétré-Grenouilleau démonteremarquablement dans son livre sur Les traites négrières). Elle tend aussi à dresser les communau-tés de commémoration les unes contres les autres jusqu’à provoquer ce qu’on voulait absolumentempêcher. La loi Gayssot a proscrit cet antisémitisme larvé qu’était le négationnisme faurissonien,mais, à travers la concurrence des victimes qu’elle a attisée, elle est pour beaucoup dans le succèsde Dieudonné, c’est-à-dire dans la diffusion d’une variété d’antisémitisme plus dangereux que celuiqu’elle a contenu. La guerre des mémoires est un danger actuel en France. Le législateur a, pour lemoins, le devoir de ne pas la favoriser en l’accompagnant.

Enfin, il y a dans cette propension à légiférer sur le passé, une perversion du rôle du politique,lequel, comme disait fortement Max Weber, a pour devoir essentiel la préparation de l’avenir. Cettepréparation suppose qu’on s’appuie sur une connaissance du passé, sur une réflexion à son propos, surla proposition même d’un récit qui donnant sens à ce passé, y trouve une inspiration pour continuer.C’est ce qu’ont toujours fait les vrais politiques, un Churchill, ou un de Gaulle. Mais cela n’a rien àvoir, au contraire, avec le projet de fixer l’image du passé, de légaliser celui-ci. C’est d’un passé nonembaumé (que ce soit dans la gloire ou dans la honte) mais d’un passé libre, vivant, d’un passé commequestion que la politique a besoin. C’est pourquoi la tentative de le fixer est l’envers d’une inquiétantecrise du politique, elle est la contrepartie de son impuissance devant l’avenir, de sa stérilité.

Sophie Ernst

Plusieurs problèmes viennent d’être ouverts, à présent que nous en venons à l’ensemble des loismémorielles. Il y a tout un ensemble de prises de positions qui nous parlent d’un très vieux problèmedes sociétés humaines, la lutte entre pouvoir temporel et vérité : qui a l’autorité, la légitimité pourénoncer une vérité... Comment situer les prérogatives des historiens par rapport aux politiques ? etles prérogatives des historiens par rapport aux non-historiens ? Que faire quand on n’est pas historienet qu’on a une opinion sur la question ? y a-t-il plusieurs ordres de légitimité, lesquels et selon quelleslimites d’attribution ?

Deuxième problème, la comparaison des lois de mémoire entre elles : ces lois présentent-ellestoutes le même dispositif ? Il faudra entrer dans des analyses très précises, sur le détail de ces lois,et vous avez tous écrit des textes pour montrer soit que ces lois sont similaires, soit qu’elles sontnettement différentes.

Troisième question, qu’est ce qu’on attend des lois ? Il semble que nous nous attachions à énoncerdes lois de principe, indifférents à ce qu’elle peut produire d’effets réels, d’effets dits pervers : une loin’a-t-elle pas d’abord un objectif pragmatique ?

Je demanderai d’abord à Patrick Garcia comment s’est structurée une certaine forme de réactiondes historiens, avec différents groupes qui ne se confondent pas, qui n’ont pas la même analyse des

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choses. En quoi les historiens ont-ils à avoir une défense de corps ? Serait-il possible de présenter laposition, par exemple, du comité de vigilance qui a répondu à l’appel de Gérard Noiriel ?

Patrick Garcia

Je ne crois pas que la création de quelque chose qui ressemblerait à un « ordre des historiens »soit envisageable – ni même souhaitable – pas plus qu’il ne me semble que l’on puisse songer à répéterl’opération de clôture qui a accompagné la professionnalisation des historiens à la fin du XIXe siècle.L’affirmation d’un « nous » académique assuré de son fait n’est plus guère tenable dès lors que leshistoriens ont clairement conscience de parler d’un lieu social et d’un temps déterminés, de participerd’une science interprétative.

Au reste, il semble clair que les historiens ne peuvent prétendre avoir le monopole de l’histoire. Lesproducteurs de mémoire comme les producteurs d’histoire sont nombreux et divers. Les revendicationsde la part de groupes qui se réclament d’une mémoire particulière ne sont pas illégitimes – je ne dispas « justes ». Il est d’ailleurs souvent arrivé que de véritables travaux historiques se développentgrâce à l’action de groupes de militants de la mémoire. Je songe, par exemple, à l’étude du 17 octobre1961. C’est aussi le cas, d’une certaine manière, pour celle de la dimension antisémite de Vichy et saprise en compte effective.

Bref, comme le reste de la société les historiens sont « dedans » et ne bénéficient d’aucun autretype d’extériorité que celle que leur dictent les exigences de leur métier c’est-à-dire les règles qu’ilss’imposent eux-mêmes. Il n’en résulte pas moins un relatif dénuement des historiens. Ce jeu à armesinégales entre ceux qui semblent pouvoir tout dire et ceux dont le discours est contraint par lesexigences d’une déontologie et d’une discipline ne va pas sans poser problème – et en premier lieuaux historiens eux-mêmes.

De toute évidence, il y a un manque. Gérard Noiriel, parmi d’autres, a, depuis longtemps, soulignéle déficit de lieux de débat respectant les critères de la méthodologie et de la déontologie historiennes,déficit dont il découle une trop faible régulation des débats historiques. C’est ce manque qui conduitrégulièrement – on pourrait citer les débats autour de l’attitude à avoir vis-à-vis du négationnisme,ceux autour du livre de Karel Bartosek L’Aveu des archives ou encore ceux concernant la tableronde organisée par Libération avec les époux Aubrac et des historiens – à la signature collectivede textes pour soutenir tel historien, telle thèse ou bien encore pour s’opposer aux falsificationsde l’histoire. La mobilisation actuelle des historiens s’inscrit dans cet usage de l’espace public etmédiatique. Au demeurant ceux-ci n’ayant pas été préalablement consultés, le recours à l’expressionpublique était la seule issue pour faire valoir une vision différente. Ce qui vaut pour la loi de févriervaut, à plus forte raison, pour la mise en cause judiciaire d’un collègue, en l’occurrence Olivier Pétré-Grenouilleau... Au-delà de la signature ponctuelle de pétitions le fait que la parole historienne nesemble plus bénéficier d’aucune prérogative est souvent mal vécu par les historiens, quitte à idéaliserles décennies passées et à oublier les effets des jeux idéologiques d’alors. Ce sentiment d’une sorte dedisqualification à laquelle participent les historiens eux-mêmes quand ils acceptent d’assimiler, dansle cadre des procès, l’histoire à un témoignage – comme y insiste Henry Rousso – a conduit au désir dese doter de structures plus pérennes. C’est dans ce contexte qu’il faut, me semble-t-il, replacer aussibien la création du « Comité de vigilance de l’usage public de l’histoire » que celle de l’association« Liberté pour l’histoire » qui doit se constituer en rassemblant les signataires qui ont rejoint les19 premiers signataires, même si évidemment il ne peut être question de les assimiler. Le comité devigilance s’est fondé, quant à lui, sur un manifeste qui pose la question d’une action collective deshistoriens pour veiller à l’enseignement et aux usages publics, aux risques d’instrumentalisation. Ilrepose sur la volonté de constituer une communauté qui régirait ses propres débats, au lieu d’être

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tirée à hue et à dia par la médiatisation des questions historiques. La seconde association issue dela pétition suscitée par le lancement d’une procédure judiciaire contre Olivier Pétré-Grenouilleauet remettant en cause l’ensemble des quatre lois qualifiées de « mémorielles » (loi Gayssot, loi surle génocide des Arméniens, loi Taubira, loi du 23 février 2005) entend se mobiliser dès lors qu’unhistorien sera mis en cause.

Pap Ndiaye

Si les historiens se sont mobilisés, c’est aussi en raison de l’affaire Pétré-Grenouilleau. Cetteaffaire est une affaire judiciaire : elle a été lancée par une association qui a poursuivi Olivier Pétré-Grenouilleau suite à un entretien de ce dernier au Journal du dimanche. Cette accusation est motivéepar le fait que le livre de Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières. Essai d’histoire globale, paru enseptembre 2004) aurait nié le crime contre l’humanité et relativisé la traite outre-atlantique pour ladissoudre dans un ensemble indifférencié.

Cette accusation d’un historien a beaucoup joué dans la genèse de l’appel des 19. Les historiens del’appel des 19 se sont mobilisés en amalgamant toutes les lois que l’on qualifie de mémorielles. Mais laplupart de ces historiens ne s’étaient pas tellement fait entendre après la loi de février, ils ne s’étaientpas manifestés de façon sensible auparavant ; la mobilisation des historiens est donc tardive. On peutdonc penser que le déclenchement n’a pas été tant la loi de février et que cet épisode a accéléré desformes de mobilisation chez des historiens qui jusque-là ne s’étaient pas manifestés, ceux-ci s’étantaussi mobilisés pour défendre un collègue.

Sophie Ernst

L’affaire Pétré-Grenouilleau a fait prendre conscience aux historiens de la très grande virulencede certaines associations, et de leur capacité à se faire prendre au sérieux. Là, il y a eu quelquechose de très étonnant : Olivier Pétré-Grenouilleau n’était pas quelqu’un qui cherchait la bagarre ;il voulait faire œuvre d’historien. L’affaire commence comme un canular... Un historien très sérieuxqui travaille sur l’esclavage et qui se fait attaquer au nom d’une loi de condamnation de l’esclavageque l’on pensait consensuelle et sympatique !

L’action en justice a été enclenchée au nom de la loi de 2001. Dans l’entretien du Journal dudimanche, Olivier Pétré-Grenouilleau s’interroge sur cette qualification de crime contre l’humanitépour la traite négrière. N’a-t-on pas le droit de réfléchir et de s’interroger sur la catégorisation, laqualification d’un crime, dont on reconnaît tout à fait l’horreur...

Pap Ndiaye

Cette plainte en justice a été prise au sérieux. Pour en finir avec cette question de l’entretien duJournal du dimanche, on peut dire que l’esclavage est bien un crime contre l’humanité. Le fait quel’esclavage soit un crime contre l’humanité, c’est quelque chose qui est présent dans la pensée desLumières. Mais ce qui était en discussion, c’est la notion de génocide : l’esclavage ne constitue pasun génocide, au sens où cette notion a été définie juridiquement, politiquement et historiquement.

L’association la plus virulente dans cette affaire est l’association DOM. On peut aussi mentionner« l’humoriste » Dieudonné. Cependant, il ne s’agit pas d’exagérer l’influence et l’importance deces gens-là. Il s’agit à la fois de considérer sérieusement leur existence mais pas de s’en exagérerl’importance.

Sophie Ernst

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Il est probable qu’Olivier Pétré-Grenouilleau ne risque rien devant un tribunal. En revanche, entermes de harcèlement moral et d’intimidation, cela est malheureusement très efficace. Il y a unedimension juridique mais aussi une dimension de harcèlement et d’intimidation qui équivaut prati-quement à une censure, lorsque les plaintes sont associées à des menaces physiques et des campagnesextrêmement agressives.

On aurait tort de croire que le débat se situe entre historiens et politiques. Il est important de serendre compte du contexte idéologique, de l’air du temps si l’on préfère, dans lequel ces événementsprennent sens. Tous ces problèmes de mémoire se situent dans une société en mutation dont nousne maîtrisons pas complètement les dynamiques et les formes d’action (qui passent par les nouvellestechnologies, les blogs, le réseau internet). Sur certains autres problèmes il y a un climat d’intimida-tion consternant : des dispositifs conçus pour empêcher de nuire quelques individus extrêmes et pourpromouvoir des idées justes finissent par se retourner contre des personnalités libres et insoupçon-nables. Au nom de la lutte contre l’antisémitisme, on a condamné des gens comme Edgar Morin ouDanièle Sallenave, on a fait une campagne d’accusations indignes contre un Jean-François Forges oucontre la directrice du Musée d’Yzieu. Certes, la condamnation de Morin, ce n’est même pas la loiGayssot, c’est la loi de 1972. Mais cela participe d’un certain climat. Les lois sont à mettre en rela-tion avec un usage de la mémoire qui est en question, et une certaine forme de tyrannie exercée pardes groupes extrêmement offensifs. Des petites minorités finissent par avoir un pouvoir de nuisancedisproportionné.

Paul Thibaud

Les lois historiennes tendent explicitement ou non (c’est explicite - art. 5 - dans la loi Taubira)la perche aux associations mémorielles en les incitant à agir pour faire respecter les qualificationsdont elles ont obtenu la légalisation. Elles leur donnent la possibilité et l’occasion pour cela d’agir enjustice, avec un activisme dont on voit les débordements. On a pu dire (comme la juriste Anne-MarieLe Pourhiet dans Le Monde) que la mise en œuvre de ces lois particularistes échappait au ministèrepublic et devenait l’affaire de lobbies moraux spécialisés.

Bruno Belhoste

Je ne suis pas un historien spécialiste des questions de mémoire, mais la pétition des 19 historienssur la liberté de l’histoire m’a paru, dès sa première lecture, très mal rédigée et argumentée. Aussitôtaprès avoir pris connaissance de cette pétition, il se trouve que j’ai découvert dans le même journal unarticle très violent de Pierre Nora sur l’affaire Pétré-Grenouilleau, l’esclavage et Napoléon. L’historienacadémicien terminait son texte en proposant de mettre aux Invalides, à la place du tombeau deNapoléon, celui de « l’esclave inconnu ». Pierre Nora se croyait drôle, mais je dois dire qu’il ne m’apas fait rire du tout. J’ai même trouvé sa plaisanterie sinistre. Je suis alors revenu à la pétition dontil était l’un des signataires et sans doute l’un des inspirateurs. C’est en cherchant à mieux saisir sesraisons que je suis arrivé, en tant qu’historien, à la conclusion que cette pétition était viciée à la base.

Mais avant d’expliquer pourquoi, je voudrais faire une remarque préalable. Je considère commetout à fait légitime de critiquer le contenu des différentes lois dont cette pétition, comme celle sur laliberté de débattre, demande l’abrogation. On a droit de le faire. Il y a certainement quelque chosede gênant dans chacune d’entre elles. La loi Gayssot impose une limitation incontestable à la libertéd’expression. Les lois sur le génocide des Arméniens et sur la traite des esclaves qualifient des faitshistoriques anciens et très spécifiques, ce qui est très inhabituel en matière de droit. Il y a là placeau débat.

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Mais il y a tout autre chose dans les deux pétitions sur la liberté de l’histoire et sur la liberté desdébats. Les deux textes placent en effet les quatre lois, Gayssot, Taubira, sur la reconnaissance dugénocide arménien et sur la colonisation et son « rôle positif » sur le même plan en demandant leurabrogation. D’où la question : Qu’y a-t-il de commun entre ces quatre lois ?

Incontestablement ce sont toutes des lois mémorielles et qui se rapportent à des faits historiquesprécis. Mais je note d’abord qu’on pourrait en trouver d’autres. Il existe en effet dans notre législationde nombreuses lois à caractère commémoratif, à commencer par la loi du 6 juillet 1880 dont l’articleunique déclare : « La République adopte le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle. » C’estune référence à deux événements précis qu’il s’agit de commémorer : la prise de la Bastille, le 14 juillet1789, et la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. La loi du 24 octobre 1922 fait du 11 novembreune fête légale célébrant le « jour de la Victoire ». La loi du 14 avril 1954 fait du premier dimanched’avril une « Journée nationale du Souvenir des victimes et héros de la déportation ». On lit dans sonart. 2 que « des cérémonies officielles évoqueront le souvenir des souffrances et des tortures subiespar les déportés dans les camps de concentration et rendront hommage au courage et à l’héroïsmede ceux et de celles qui en furent les victimes ».

Les pétitions, Dieu merci, ne réclament pas l’abrogation de ces lois anciennes. Celles qui sont dansle collimateur sont des lois récentes (1990 pour la loi Gayssot, 2001 pour le génocide arménien etTaubira, 2005 pour la colonisation). Ce qui distinguerait ces lois des précédentes, si je comprends bien,c’est qu’elles seraient attentatoires aux libertés. Comme le dit la pétition sur la liberté de débattre,elles auraient pour objets, soit de limiter la liberté d’expression, soit de qualifier des événementshistoriques.

La loi Gayssot pose incontestablement une limite à la liberté d’expression, mais elle n’est pas laseule loi à le faire. Elle ne fait que préciser la loi de 1881 sur la presse, qui pose elle-même des bornesstrictes à la liberté d’expression (en matière d’injures et de diffamations). On ne peut dire en tout casqu’elle qualifie un événement historique (c’est le Tribunal international de Nuremberg qui a qualifiéde génocide et de crime contre l’humanité l’extermination des Juifs par les nazis).

En revanche, les lois de 2001 reconnaissant la réalité du génocide arménien et le caractère de crimecontre l’humanité de la traite et l’esclavage qualifient sans aucun doute juridiquement des événementshistoriques, mais sans poser, en elles-mêmes, de limites à la liberté d’expression. D’ailleurs, comme lenote Henri Rousso, on aurait pu proposer, à ce compte, de mettre aussi au pilon la loi récente, du 18octobre 1999, qui requalifie officiellement les « opérations effectuées en Afrique du Nord » en «guerred’Algérie » et « combats en Tunisie et au Maroc ». Concernant la loi Taubira, la qualification de latraite et de l’esclavage de crimes contre l’humanité est bien antérieure, puisqu’on la trouve dès 1946.Seule la reconnaissance de la réalité du génocide arménien est une innovation véritable dans notrearsenal législatif.

J’en viens enfin à la loi de 2005 sur la colonisation, qui a mis le feu aux poudres. Celle-ci donneune qualification de ce qu’elle appelle « la présence de la France outre-mer », mais ce n’est pas unequalification juridique. Elle parle seulement d’une « œuvre » et, dans son article 4, de son « rôlepositif ».

Je tire une conclusion de cette première analyse : sélectionner ces quatre lois et les réunir dansun même ensemble, cela n’a rien d’évident. Ces lois appartiennent à un ensemble plus large de loismémorielles, et elles sont elles-mêmes très différentes les unes des autres. On est donc en présenced’une reconstruction juridique et historiographique tout à fait arbitraire. C’est aussi, je pense, uneopération idéologique et politique, dont on trouve, en réalité, l’origine dans la rédaction même del’article 4 de la loi de 2005 sur la colonisation.

L’article 4 de la loi de 2005, on l’a dit dans ce débat, est calqué sur l’article 2 de la loi Taubira.J’imagine, peut-être à tort, l’intention des initiateurs de l’article : la loi Taubira impose de souligner

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un aspect négatif de la colonisation : la traite et l’esclavage ; eh bien, la loi de 2005 rétablira l’équilibreen soulignant les aspects positifs. Le fait est qu’en renvoyant dos-à-dos les deux lois, les pétitionnairessemblent vouloir confirmer ce parallèle. Or il s’agit bien de tout autre chose.

La loi Taubira demande que l’on donne à l’étude et à l’enseignement de l’histoire de la traite etde l’esclavage, qui sont, je le rappelle, aux yeux de la loi internationale (voir par exemple le statut dela cour pénale internationale) des crimes contre l’humanité, « la place conséquente qu’elle mérite ».Si on peut regretter la rédaction assez maladroite et trop restrictive de l’article de la loi définissantla traite et l’esclavage (limitation à la traite atlantique), je ne vois pas comment, en toute bonne foi,on peut contester sérieusement qu’il y a sur cette grave question un manque à combler en termes derecherches et une nécessité en termes d’éducation historique et civique.

L’objet de la loi sur la colonisation est très différent. Si les événements concernés ont peut-êtreun caractère criminel, ce n’est certainement pas cet aspect que le législateur entend aborder ! Ils’agit d’événements historiques comme tant d’autres, d’une « œuvre » plus exactement, dont il s’agitd’enseigner aux enfants non « la place conséquente » mais « le rôle positif », ce qui, on l’admettra,n’est pas du tout la même chose. Je n’arrive vraiment pas à comprendre que des personnes de bonnefoi aient pu placer sur le même plan ces deux lois et les deux articles cités après les avoir lus.

C’est donc un véritable amalgame auquel procède la pétition des 19 historiens. Cet amalgame aété réalisé sous le prétexte que toutes ces lois portaient atteinte aux libertés. Mais là aussi, on metensemble des dispositions qui n’ont rien à voir.

La loi Gayssot qui interdit la diffusion des idées négationnistes porte sur la liberté de la presse.En discuter est un débat en lui-même. Les articles 2 de la loi Taubira et 4 de la loi sur la colonisationprescrivent que l’on accorde une place dans la recherche et dans l’enseignement à l’étude de certainsévènements historiques. On a vu ce qui distingue fondamentalement ces deux articles. Mais on noteraque cela n’a rien à voir avec la loi Gayssot. Enfin la qualification juridique de deux événementshistoriques, le massacre des Arméniens comme génocide et la traite et l’esclavage comme crimes contrel’humanité, peut impliquer des conséquences en matière de liberté d’expression, mais indirectement,par l’intermédiaire de la loi sur la presse, et selon l’appréciation des juges.

Je voudrais terminer mon intervention, sur la question de la liberté de recherche des historiens. Cequi a mis le feu aux poudres, semble-t-il, c’est une affaire bien précise : le procès intenté à l’historienPétré-Grenouilleau, auteur du livre Les Traites négrières, suite à une plainte déposée par le collectifDOM pour un interview qu’il a donné dans le Journal du Dimanche. Je considère pour ma part,jusqu’à plus ample information, que cette assignation devant la justice est sans aucun fondementsérieux, en particulier en regard de la loi Taubira. Quoi qu’il en soit, je dis qu’avant de crier au loupil faut attendre que la justice se soit prononcée. Hormis cette affaire non close, la vérité est que lesseuls « historiens » condamnés en application des lois dont on demande l’abrogation, et je mets desguillemets à « historiens », sont des négationnistes, condamnés en vertu de la loi Gayssot. Je suisabasourdi, je l’avoue, en voyant certains de nos plus éminents historiens crier à l’atteinte aux libertésacadémiques à cause de ces condamnations.

Les historiens qui réclament à cor et à cri l’abolition des quatre lois sur le négationnisme, sur lareconnaissance du génocide arménien, sur la traite et l’esclavage et sur la colonisation, me paraissentdonc avoir fait preuve de beaucoup de légèreté. Ils ont pratiqué l’amalgame de lois très différentesdans leur nature et leur portée ; ils ont pratiqué aussi, plus fondamentalement, l’amalgame entrel’Histoire, comme entreprise scientifique, et la Mémoire, comme pratique culturelle et politique, alorsmême qu’ils prétendaient dénoncer un tel amalgame. Car les lois dont on parle n’ont pas commeambition de dire l’histoire contrairement à ce qu’on prétend, mais de contribuer à la construction

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d’une mémoire, ce qui est tout différent. J’espère que l’on abordera cette question dans la suite dece débat.

Philippe Raynaud

Je ne suis d’accord avec rien de ce qu’a dit Bruno Belhoste, le débat va donc peut-être s’animer...Il faut en passer par quelques définitions.Qu’est-ce qui fait qu’il peut y avoir un problème avec des lois ? C’est la manière dont elles vont

être interprétées à travers la jurisprudence qui va être construite à partir d’elles.On peut certes, faire des lois sans se préoccuper de la suite, et décider d’attendre la jurisprudence

pour voir ce qui va se passer. Il me semble plus approprié de se demander quelles peuvent en êtreles conséquences, compte tenu de ce qu’on sait du fonctionnement actuel de lois similaires, avec lepouvoir donné aux associations de se porter parties civiles. Aujourd’hui, par exemple, une loi enelle-même très sensée contre l’antisémitisme se traduit par une jurisprudence qui fait d’Edgar Morinun antisémite tout en épargnant Dieudonné.

Que peut-il se passer dans la configuration dont nous discutons ? Pas forcément le pire, peut-êtrerien mais peut-être aussi des choses un peu fâcheuses.

À mon avis la plus inoffensive de toutes ces lois est celle qui fait le plus parler d’elle, celle du 23février, l’article 4 concernant l’enseignement de l’histoire coloniale, parce qu’il n’a aucun risque d’êtreappliqué par les professeurs d’histoire, le système étant intégralement géré sur la base d’un accordtrès large entre inspection et enseignants. La seule chose qui peut arriver, et c’est un risque réel,c’est que des parents d’élèves se constituent en parties civiles et traînent devant les tribunaux desprofesseurs qui n’avaient pas besoin de cela : la loi en question contribuerait ainsi à la persécutiondes enseignants qui ont déjà pas mal de soucis à se faire. Un mot maintenant sur l’affaire Pétré-Grenouilleau, dont on peut trouver les propos assez inoffensifs. Or, ce qu’on observe à travers cestentatives de le faire condamner, c’est la dynamique qui naît lorsqu’on crée un délit de contestation decrime contre l’humanité. Certains suggèrent du reste qu’il faudrait de ce point de vue traîner devantles tribunaux les députés qui ont voté la loi du 23 février 2005, puisque leurs propos « révisionnistes »sur la colonisation incluent (à leur insu) l’esclavage et qu’ils sont donc en infraction contre « la loi »en exerçant leur activité de législateur. C’est proprement délirant, et de la même façon qu’il ne fautpas ouvrir des voies pour persécuter les professeurs, il ne faut pas non plus ouvrir des voies pourencombrer les tribunaux.

Olivier Duhamel a proposé comme sortie de crise que le Parlement puisse adopter des résolutions,qui ne seraient pas des lois et dont la négation n’aurait donc pas de conséquences. On pourrait ainsireprendre la loi de la Convention par laquelle « le peuple français reconnaît l’existence de Dieu etl’immortalité de l’âme » sans que cela n’entraîne aucune conséquence pour ceux qui ne sont pasd’accord. Ce serait une loi inoffensive. Mais cela ne suffirait pas, ne satisferait pas les associationsqui veulent en découdre et qui sont mues par ce que Philippe Muray appelle « l’ envie du pénal ».

On a dit tout à l’heure qu’il y a des lois qui définissent des événements historiques, par exemplele 14 juillet (en fait la loi de 1881 se garde bien de dire quel événement on célèbre ce jour là : est-ce lafête de la Fédération ou la prise de la Bastille...). Si vous créez une loi de commémoration, cela faitqu’on pourra éventuellement mettre un certain nombre de moyens pour la célébration, mais cela nepose pas de problème particulier. On peut créer une date de commémoration pour l’esclavage, ça necrée aucun problème particulier. La journée du souvenir des déportés n’a jamais empêché quoi quece soit, et du reste, cette journée ne pose aucun problème juridique même à Rivarol et à Minute...qui ne célèbrent pas la journée des déportés. A fortiori, les lois de commémoration sont des lois qui

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ne créent aucun danger pour les historiens. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas pour les lois dontnous discutons.

Quelques mots sur la notion de crime contre l’humanité. Au dix-huitième siècle, on dit certesque l’esclavage est un crime contre l’humanité, mais on emploie alors le mot d’humanité pour pasmal de choses. Un beau discours de Barrère à la Convention dit par exemple que la Révolution sebattant pour l’humanité, et l’Angleterre se battant contre la Révolution, comme les adversaires dela Révolution sont tous des ennemis de l’humanité qui commettent ainsi, dit-il, « un crime contrel’humanité » qui doit recevoir un châtiment à sa mesure : il ne faudra pas faire de prisonniers, mais lestuer tous après la victoire. C’est une drôle de vision de l’humanité ! Il est donc préférable de partir dumoment où la notion apparaît dans le Droit. C’est le tribunal de Nuremberg qui crée juridiquementla notion de crime contre l’humanité. Il s’agit de qualifier des faits monstrueux pour lesquels on n’arien à disposition. On fait appel à un droit commun des nations et à un état de la civilisation quifait qu’un certain nombre de choses sont intolérables – mais ce « certain nombre de choses » sontrelatives à l’état de civilisation de 1945.

Un mot aussi sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Dans le droit d’Ancien Régimedes pays de Droit romain, certains crimes étaient imprescriptibles : le sacrilège, la lèse-majesté, leduel, la fausse monnaie. L’idée de cet inventaire qu’on peut trouver bizarre c’est le sacrilège, ce quiporte atteinte à la majesté et au sacré. Ce qui nous en reste, c’est l’idée du sacré, transférée aucrime contre l’humanité. Crime qui doit être sanctionné avec la plus grande énergie. Si les lois surles crimes contre l’humanité ont un sens c’est pour préparer l’avenir : un certain nombre de chosesseront considérés comme monstrueuses et dire qu’on ne pourra pas rétablir l’esclavage sans faire uncrime contre l’humanité, c’est affirmer qu’on ne pourra plus faire ceci ou cela. Est-ce que ça oblige àaller voir deux siècles auparavant pour se demander si ceci ou cela est un crime contre l’humanité ?Je pense que non. Dans une résolution, oui, on dira ce qu’on voudra... mais dans une loi à portéenormative, cela me met mal à l’aise. Je ne le crois pas. On n’en finira pas.

Et il y a des contradictions prévisibles. Si l’esclavage est un crime contre l’humanité, la traitenégrière n’est qu’une sous-rubrique du phénomène de l’esclavage et les Grecs ont aussi pratiquél’esclavage. Est-ce qu’on va expliquer que toutes les civilisations antiques sauf la Chine, sont baséessur un crime contre l’humanité ?

L’histoire de l’humanité devient dans ce cas l’histoire des crimes contre l’humanité. Si l’on croitau péché originel, c’est tout à fait concevable mais est-ce que cela doit être la vérité officielle dansun État laïc ? Si on dit en revanche qu’il n’y a que la traite négrière – et pas l’esclavage – qui est uncrime contre l’humanité, est-ce que c’est si évident que ça ? on aura d’autres difficultés.

Un des motifs invoqués pour la conquête de l’Algérie, c’était de mettre fin à la traite qui avaitlieu en Algérie. Est-ce qu’on va dire que la colonisation luttait contre un crime contre l’humanité,non évidemment, c’est absurde...

Il faut donc que le législateur soit sage et qu’il se contente de faire son métier, et, lorsqu’il fait devraies lois normatives, il est souhaitable qu’il essaye de savoir ce que les tribunaux en tireront.

Mais est-ce qu’il a les moyens d’être sage ? Ce n’est pas si simple. Il y a un problème consti-tutionnel. Le Conseil constitutionnel souhaite que l’on fasse des lois normatives et interdit les loissimplement déclaratives. Mais on ne peut pas empêcher le législateur de déguiser des mauvaises loisen lois normatives. Une parade serait donc d’autoriser à faire des déclarations au lieu de les déguiseren lois normatives, peut-être faudrait-il pour cela une révision de la constitution, mais ce ne seraitpas si grave.

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Sophie Ernst

À propos du crime contre l’humanité : bien sûr il y a une définition juridique précise, les historiensont aussi des références conceptuelles déterminées. Mais on ne peut pas empêcher que lorsque lesmots se trouvent dans le monde commun, ils sont compris selon les usages de la langue naturelle. Lalangue dans son usage technique dit « on peut discuter si c’est ou non un crime contre l’humanité »,pendant que l’on comprend quelque chose comme « on peut se demander si c’est vraiment un crimetrès grave, un crime inhumain... » et cela provoque une réaction indignée : « vous refusez de voir quece crime est une barbarie inhumaine ! donc vous considérez que nos parents sont des sous-hommes ».

Ces questions de mémoire en souffrance, d’identification à des victimes du passé, sont des phéno-mènes majeurs qu’on ne peut plus éluder, ce sont des forces considérables qui s’imposent à nous etqui obéissent à des logiques tout autres, non réductibles à la technicité et à la rigueur des conceptshistoriques ou juridiques. Peut-être nous faut-il questionner Bogumil Jewsiewicki, qui travaille sur lacomparaison de ces phénomènes de mémoires.

Bogumil Jewsiewicki

Je vais essayer de contextualiser un peu le débat. Vous parlez en même temps en tant que pro-fessionnels et en tant que citoyens. Double position difficile. Moi, je ne peux pas intervenir dans cedébat en tant que citoyen, mais seulement en tant qu’universitaire et en tant qu’observateur. Je nepeux parler qu’à partir d’une distance comparative.

N’étant pas citoyen je n’en subirai aucune conséquence, alors que si on intervient en tant quecitoyen, c’est parce qu’on se soucie des conséquences de ces lois sur la société et on est solidaire dece qui va arriver si les choses penchent dans un sens ou un autre.

J’ai l’impression que ce qu’il faut évoquer, cela va vous paraître paradoxal, c’est « le communisme,passion française », selon le titre du récent livre de Marc Lazar. Vous pensez que cela n’a rien à voir.Mais il y a cet élément commun, la conviction que puisqu’on ne sait pas de quoi le passé sera fait,en légiférant sur le passé on pourrait changer le présent.

François Hartog, dans son livre sur les régimes d’historicité, dit que la France est entrée dans lerégime du présentisme ; les débats en cours font plutôt croire qu’elle est encore à cheval sur le régimed’historicité révolutionnaire et le présentisme. Croyant que le passé définit le présent, on légifère surle passé afin de transformer le présent. Les conséquences de ces changements pourraient égalementpeser sur l’avenir. C’est à mon sens une grande illusion.

Le deuxième point, il faut comprendre que le débat mémoriel se passe autrement ailleurs. Del’autre côté de l’Atlantique, l’actuel débat français apparaît comme quelque chose de curieux. ÀMontréal, Le Devoir, principal journal intellectuel, a publié un long article où le débat français estprésenté avec étonnement, sans trop saisir de quoi il s’agit. Pourquoi ?

C’est que ce genre de débat sur l’utilité et la légitimité de légiférer sur le passé n’a de sens que sil’État peut légitimement légiférer dans quantité de domaines, dans lesquels sous d’autres cieux l’Étatne peut pas légiférer. Juste un exemple de la portée de la tradition centraliste française.

Alors qu’il était président du Sénégal, avec l’autorité de sa fonction, Senghor, pur produit de laRépublique française, est allé jusqu’à légiférer sur l’usage de la majuscule. C’est le prolongement del’idée que la République peut régenter toutes sortes de domaines de la vie des citoyens. Aux États-Unis ou au Canada, il ne serait pas possible pour l’État central de légiférer sur l’enseignement, carl’enseignement n’est pas de la responsabilité fédérale, il est du ressort des provinces et des commu-nautés. Quand l’État ne peut pas légiférer sur l’enseignement, comment pourrait-il légiférer sur lepassé...

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Vu de l’extérieur, l’ensemble des débats et des phénomènes connexes viendrait de cet espoir dela part de tout le monde, même de ceux qui se sentent (très justement dans la plupart des cas) malaimés de la République, que la République pourrait résoudre les problèmes sociaux en légiférant, enproduisant un réel virtuel.

La différence entre la tradition de la justice française et celle de la justice nord-américaine, c’estque la justice française statue sur la vérité de ce qui a eu lieu, alors que la justice américaine rétablitl’entente à l’intérieur de la communauté. Jusqu’à un certain degré, peu importe la vérité factuelle. Simaintenant on importe certains mécanismes américains sur un terrain français, évidemment il y a aumoins un immense malentendu, voire des conflits extrêmement forts. Mais on ne peut pas négligerle fait que dès qu’on parle aujourd’hui des réparations des inégalités hérités du passé c’est le modèleaméricain qui est le plus répandu et diffusé par les médias, puisqu’il qu’il a permis d’obtenir certainssuccès. Sans parler de la proximité entre Antilles francophones et anglophones et de l’omniprésencedes médias américains qui favorisent l’importation de l’expérience américaine, l’affirmative actiony a favorisé l’émergence d’une classe moyenne noire. On se propose d’importer des éléments de cemodèle sans prendre conscience des principes profonds de son fonctionnement aux États-Unis.

Autre chose. Dans les débats actuels, on fait souvent la confusion entre histoire et mémoire :l’histoire est à prendre au singulier alors que la mémoire n’a de sens qu’au pluriel ; il n’y a quedes mémoires et elles sont plurielles. La mémoire est par définition anachronique, elle carbure àl’anachronisme, ce qui est un crime pour l’historien. Il faut maintenir la distinction entre la mémoireet l’histoire puisque dans la confrontation entre la mémoire et l’histoire, dans la rencontre entreces deux démarches par rapport au passé, très différentes dans leur fonctionnement, est produit unespace de débat, d’échanges. J’ai l’impression qu’en France on a très souvent tendance à traiter lamémoire comme si elle était une forme de l’histoire qui a échappé aux historiens, mais qui devraitfonctionner selon les mêmes règles épistémologiques que l’histoire. Ceux qui utilisent la mémoire pourlégitimer leurs demandes d’égalité, de réparations la revendiquent à titre d’histoire, ils veulent qu’onla reconnaisse comme histoire, une l’histoire écrite du point de vue des vaincus.

Je pense que c’est un non-sens par rapport à la mémoire. La mémoire est tout autre chose quel’histoire, même si les deux sont aussi respectables et légitimes. J’anime un séminaire à l’EHESSet à l’IEP avec Philippe Joutard et Marie Claire Lavabre sur la mémoire comme objet des sciencessociales. La perspective comparée nous aide à prendre la mesure de la complémentarité, souventconflictuelle, de l’histoire et de la mémoire comme formes d’actualisation du passé. Ce sont les chosesimportantes qu’il faudrait amener dans le débat actuel.

Un dernier point à signaler. L’émergence de l’internet comme lieu de circulation, des échangesd’informations, une plate-forme légitime de partage d’expériences, est arrivé plus tard en France,probablement à cause du poids de la tradition lettrée. Dans la crise actuelle, vous voyez soudainementémerger un espace de communication qui était jusque-là considéré comme marginal, sans beaucoupd’importance, un espace des jeunes. Voilà qu’il s’impose aujourd’hui, il s’affirme par la force deschoses, par la masse des informations qui y circulent, souvent en zones cloisonnées chacun fréquentantles sites web qui lui conviennent. On n’y arrive difficilement à établir la communication entre cesdifférents espaces, mettre de la cohérence entre les éléments qui sont tirés de la tradition américaine,puisqu’elles s’imposent par la globalisation, et les mécanismes et éléments de la tradition française.Il y a une grande tentation de vouloir importer un modèle qui a fonctionné ailleurs sans s’interrogersur le contexte.

Le débat sur la colonisation arrive en France vraiment trop tard, avec quarante ans de retard etaprès un très long oubli. Du coup il éclate avec une violence accrue.

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Sophie Ernst

Ce serait ça, un peu, l’exceptionnalisme français, ce serait un temps de latence extrême ?Nous allons passer aux questions de la salle, qui sont nombreuses. Quelqu’un demande par

exemple : « Qu’est-ce qu’une loi ? ». À quoi est-ce supposé servir ? Quelque chose est crucial :qu’est-ce qu’on peut imposer par la loi ?

Question de Yasmine Bouagga

Vous avez mis en parallèle les lois du 23 février et la loi Taubira. Il me semble qu’il faudrait faireune distinction, en examinant la portée de ces lois : il ne s’agit pas simplement de définir une histoire,mais d’élaborer une mémoire nationale qui a une portée politique. Il y a un aspect important dansle discours des associations, de Dieudonné, des Indigènes de la République : malgré tous les excès (etles débordements condamnables), n’y a-t-il pas une revendication pertinente, une revendication dereconnaissance qui a une portée politique : être inclus dans la mémoire nationale, pour être reconnusdans la communauté politique ? Par exemple l’histoire de l’esclavage aux Antilles. Édicter une loimémorielle comme la loi Taubira c’est accorder une reconnaissance et une place de plein droit auxAntillais dans la communauté nationale. En édictant une loi mémorielle, on contribue à une définitionde la République. La loi est avant tout politique. C’est pour cela que, à mon sens, on ne peut pasmettre sur un même plan la loi Taubira et la loi du 23 février : ce n’est pas la même idée de laRépublique.

Intervention de la salle

Je travaille avec des publics en insertion, j’ai souvent affaire à un discours de revendication aunom de cet « être victime », une revendication sur le mode « la France me doit ». Et ils revendiquentquelque chose au nom de l’histoire. Ils peuvent être très gentils, mais il y a des porte-paroles d’as-sociations qui sont très agressifs. Il y a un problème qui n’est pas d’histoire ni de politique, mais desociété en général.

Gilles Manceron

Je suis assez d’accord avec ce qui a été dit dans une intervention du public sur ce qu’il y a delégitime dans la demande de reconnaissance de la part de personnes qui sont liées à l’histoire colonialeet qui demandent que leur histoire soit reconnue dans l’histoire nationale. Certes, il y a une différenceentre le point de vue de l’histoire et les revendications mémorielles, mais il peut y avoir néanmoinsune légitimité dans les revendications des groupes de mémoire, dans la demande de prise en comptede l’histoire de certains groupes au sein du récit national.

En revanche, il y a un détournement de cette revendication par quelqu’un comme Dieudonnédont le discours est toujours traversé par l’antisémitisme ; il dérive vers une forme de racisme et cettedérive n’a rien à voir avec une demande mémorielle légitime. Pour ce qui est de l’appel des indigènesde la République, qui a fait l’objet d’une question de la salle, il avait le mérite d’attirer l’attention surle lien entre le passé colonial occulté et certains aspects du présent, mais il prêtait à des confusions,et force est de constater qu’il a fait long feu, les gens qui l’ont lancé se sont marginalisés et n’ontrien su produire de constructif. Le gros problème avec cet appel, c’était l’amalgame trop mécaniqueentre la situation d’hier et les problèmes d’aujourd’hui, qui ont un rapport certes avec la colonisationd’hier, mais qui n’en sont pas la reproduction. Sans doute les problèmes d’aujourd’hui sont imprégnés

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de certaines séquelles du passé, d’un imaginaire et de représentations produites par ce passé, maisils ne sont pas la continuation de ce passé, car nous sommes dans un cadre institutionnel, juridiqueet social très différent du cadre colonial.

Pap Ndiaye

Depuis quarante ans, la France n’a pas su regarder son histoire. Cette cacophonie mémoriellesur la colonisation et l’esclavage ne peut pas être interprétée à l’aune du seul intérêt historique. Ily a autre chose qui est en jeu, c’est le phénomène des discriminations ethnico-raciales. Il existe unlien problématique, qui n’est pas un lien d’évidence, entre ces lois mémorielles et l’installation dela question des discriminations dans les sciences sociales. Il y a eu une institutionnalisation de ceproblème. Les personnes peuvent établir un lien entre des situations passées de domination et dessituations actuelles de domination. C’est ça, le lien problématique qu’il faut essayer de penser. Lesquestions relatives à l’histoire de l’esclavage ou de la colonisation sont importantes ; parce qu’ellesévoquent quelque chose dans l’imaginaire des gens. Les questions qui nous agitent sont partiellementcommandées par le problème des discriminations.

Sophie Ernst

Et là, cela laisserait un espace légitime à la loi : personne ne conteste à la loi la fonction detravailler à la justice pour le présent et le futur, mais là on est dans cet étrange volontarisme françaisqui consiste à légiférer sur le passé faute de légiférer sur la société présente, à construire.

Bogumil Jewsiewicki

Il y a un exemple frappant, qui peut vous paraître anecdotique. Les vétérans tirailleurs sénégalaisavaient des pensions inférieures aux autres anciens combattants... On aurait pu dire que c’était unequestion d’égalité pondérée selon le coût de la vie en Afrique et en métropole. Pourtant, on nedifférenciait pas entre pensions des vétérans selon le coût de la vie à Paris et dans un village français !L’État français, la République, différenciait selon leur race entre les anciens combattants qui tousavaient risqué leur vie. Il y a dans cet exemple une portée symbolique lourde. Il est difficile d’admettrequ’on présente la valeur de la vie humaine, valeur du sacrifice comme question de trésorerie, qu’onpasse l’équilibre budgétaire devant une question de reconnaissance. Je comprends très bien que çaprovoque des profondes frustrations, entraîne des blessures qui passent de génération à génération etalimentent une mémoire amère.

Paul Thibaud

L’obsession légalo-mémorialiste est liée partout à des situations d’échec. Il y a des situationsd’échec dans les Antilles, en Afrique noire, en Algérie qui sont probablement les vraies motivationsde la passion de vouloir régler son compte au passé en le stigmatisant au maximum. Il est plusvalorisant de se voir comme victime d’une histoire criminelle que comme incapable d’affronter lesquestions du présent.

Mais il y a aussi une situation d’échec sinon de la France du moins de la politique en France.Cela fait des dizaines d’années, depuis Mitterrand, que le pouvoir dit qu’il ne peut rien sur l’essentiel,notamment sur le chômage (qu’il a à ce sujet « tout essayé » en vain), des dizaines d’années aussi qu’oninvoque une Europe soit bonne fée soit marâtre, toujours « incontournable », comme la mondialisationdu reste. Cette constante capitulation de la volonté a perverti la vie politique et intellectuelle. Faute

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de pouvoir agir ou proposer, on s’est lancé dans la disqualification de l’autre. La gauche a inaugurécela à travers son slogan (victorieux) de 1988 : ce monde est trop dur pour être laissé à la droite.Autrement dit, à défaut d’être efficaces, nous sommes bons, contrairement à ceux d’en face. De cettemanière, Le Pen aidant, la politique est devenue un concours de vertu dénonciatrice. La droite asuivi cette surenchère vertuiste où le passé (les passés) a été instrumentalisé. C’est pourquoi toutesces lois de bonne conscience ont (même, quoi qu’on dise, l’amendement Vanneste) recueilli un largeconsensus.

La même situation d’échec national a favorisé la cristallisation des mémoires particulières. Commelorsqu’un courant s’arrête, ce qu’il brassait se sédimente sur le fond. Ces mémoires étant en mêmetemps flattées démagogiquement par les politiques, la situation est devenue réellement inquiétante,elle peut, comme le mouvement derrière Dieudonné nous en avertit, prendre l’allure d’une série desécessions morales par rapport à la communauté nationale et d’une hostilité mutuelle croissante. Siles lois de mémoire dont nous demandons l’abrogation ne sont certes pas la cause de la crise nationale,elles sont par rapport à celle-ci un contre-remède.

Philippe Raynaud

Un mot sur cette question. Par moments nous raisonnons comme si nous étions dans un paysnationaliste heureux, sans problèmes. Comme s’il y avait une mémoire nationale arrogante, agressiveet agressivement ignorante de ses fautes ; et face à cela, des victimes qui seraient en demande dereconnaissance de quelque chose qui n’aurait jamais été entendu et qui aurait toujours été nié ousoigneusement oublié.

Pour ma part quelque chose me surprend depuis quelques années quand on nous dit qu’on nousa caché la guerre d’Algérie, ou qu’on nous a caché qu’il s’agissait d’une guerre, jusqu’à un texte deloi qui l’établissait, mais pour ma part je n’en ai jamais douté ! J’avais 15 ans en 68 et je n’ai jamaisentendu parler au sujet de l’Algérie que de la guerre en Algérie et de la torture en Algérie et desfautes de la France en Algérie... certes je fréquentais des groupes militants comme beaucoup de gensde ma génération mais c’était un savoir commun, pas universel, mais ouvert.

Le savoir et l’information sur la guerre d’Algérie sont actuellement proportionnés à la consciencehistorique moyenne, dans un pays où les lycéens croient que Montesquieu est un auteur du XVIe

siècle, il n’est pas étonnant qu’on ne sache pas énormément de choses sur la guerre d’Algérie. Maisl’idée que ce soit quelque chose de dénié dans la mémoire nationale est inexacte.

J’ai entendu récemment à France Culture que, dans les générations anciennes, personne n’avaitvu le film Avoir vingt ans dans les Aurès : mais si, dans ma génération, tout le monde l’a vu ! Ondit aussi qu’il n’y a pas eu de films français sur la guerre d’Algérie mais si ! il y en a et que tout lemonde a vu et beaucoup de films aussi ont été faits qui évoquent indirectement la guerre d’Algérie.On oppose souvent, sur ce point, la France et les Etats-Unis. Or, il y a un très grand film américain,Voyage au bout de l’Enfer, de Cimino, qui montre certes des horreurs mais qui se termine sur unescène où les survivants chantent « God Bless America ». On ne fera jamais un film sur la guerred’Algérie qui se termine par le chant de la Marseillaise dans une réunion familiale ! c’est ça qui estimpensable en France. La France est un pays qui n’a justement plus de mémoire nationale, danslequel le sentiment patriotique est très largement disqualifié.

Bogumil Jewsiewicki faisait remarquer que la France est un pays où il faut aimer la République,oui, c’est assez vrai. Autrefois il fallait aimer la France, c’est peut-être un peu ridicule d’ailleurs,

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mais on ne peut pas dire que ce discours soit très présent. Et il est inexact de présenter le problèmecomme un problème de conflits entre des mémoires dominées et une mémoire dominante. Ce sontdes mémoires dominées qui se construisent sur une absence de mémoire commune, et qui de ce faitne peuvent pas s’intégrer dans une mémoire nationale, alors que c’est ça qu’elles doivent faire, qu’ilfaut réussir à faire, faire un lien qui fasse que nous avons des divergences mais sur fond commun demémoire nationale.

Nous sommes dans une phase agressive de déconstruction du discours national, qui explique lesréactions de ressentiment qui se produisent ici et là. Gilles Manceron nous disait que l’article 4 avaitété poussé par des groupes de l’OAS qui agissaient en coulisse. Sans doute, mais il y a une frustrationd’un certain nombre de gens, et si on veut traiter toutes les douleurs de la mémoire, il faudra traiteraussi celle-là.

Dans le texte classique de Renan sur la Nation, Renan dit que la Nation c’est un certain nombrede souvenirs communs mais aussi un certain nombre d’oublis : Renan écrit à une époque où la sciencen’est pas démocratisée (et il n’a jamais voulu démocratiser la science historique, d’ailleurs). Il écritque si les gens se souvenaient de ce qu’a été la conquête du midi de la France au moment de lacroisade des Albigeois, la France ne tiendrait pas, donc, que nous avons bien fait d’oublier. Malgrécela, pour lui, les historiens ont le droit d’écrire ce qu’ils veulent, c’est même leur métier.

Dans une société démocratique beaucoup plus développée que celle que connaissait Renan, on nepeut plus tout à fait raisonner comme cela. On ne peut pas faire comme si les mémoires n’existaientpas, mais on ne peut pas faire non plus comme si elles se produisaient dans un système dominé parune mémoire nationale très forte, omnipotente et qui écraserait les autres. La mémoire ne joue plusque dans la division, c’est sans doute inévitable... mais on n’est pas obligé de s’en réjouir.

Patrick Garcia

Il n’y a pas que les questions liées à la colonisation qui sont en cause. Ou, du moins, l’importanceprise par les polémiques actuelles ne me semble n’être qu’un symptôme. Ce qui se joue de façon plusfondamentale à travers cette « crise historique » c’est la question posée depuis plus de trente ans dela place de la France au sein de l’Europe comme au sein de la globalisation. On peut aujourd’huiconstater un double chaos : un chaos mémoriel d’une part et un chaos politique de l’autre.

Chaos mémoriel d’abord, c’est la difficulté à recomposer un roman national – fût-il d’un genrenouveau, par exemple « pluraliste ». Les velléités d’intervention politique directe dans l’élaborationdu contenu des programmes sont l’une des conséquences de la fragmentation mémorielle qui résultede l’affirmation de mémoires concurrentes régies par le triptyque « reconnaissance, législation, répa-ration ».

Chaos politique, d’autre part, la loi de février 2005 est un bon exemple d’un pouvoir qui ne « tientplus rien ». Si on suit le dossier de près on voit que le gouvernement est constamment à la remorqued’une partie de sa majorité et de députés dont on peut faire l’hypothèse qu’ils comptent d’abordsur eux-mêmes pour assurer leur réélection (espérant peut-être que cette action leur vaudra un bonreport des voix en cas de second tour voire un désistement dans l’éventualité d’une triangulaire) –position tactique qui n’exclue pas, au demeurant, l’existence de convictions intimes et fortes. Alorsque l’attitude la plus fréquente de l’État a été depuis plusieurs décennies de ne s’engager qu’avecréticence sur le terrain mémoriel, de s’efforcer de ne pas prendre une position qui puisse contrarierun secteur de la population – voir le choix final de la date commémorative de la guerre d’Algérie quiest celle de l’inauguration du monument qui lui est consacré – et de ne le faire, le plus souvent, queforcé et contraint, le paradoxe veut qu’il y soit, cette fois, conduit par sa propre majorité.

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Bruno Belhoste

Une réaction pour dire que la mémoire peut être un retour du refoulé. Si on n’a pas attendu1999 pour savoir qu’il y avait eu une guerre d’Algérie, il a bien fallu attendre cette date pour que les« évènements d’Algérie » soient requalifiés officiellement dans la loi. En réalité la mémoire est toujoursplurielle. Et il me paraît indéniable qu’il y a des mémoires en souffrance qui ne sont pas suffisammentprises en charge aujourd’hui par la communauté nationale. C’est pourquoi les lois mémorielles doiventêtre pacificatrices, à la fois réparatrices (symboliquement au moins) et réconciliatrices. Elles peuventcontribuer alors à la construction d’un nouveau socle mémoriel pour la France du XXIe siècle.

Certains semblent considérer la loi Taubira comme une loi de séparation, une loi communauta-riste, renvoyant à un passé révolu au lieu de se tourner vers l’avenir. Si c’était vrai, on pourrait ladéfinir comme une loi de repentance. Je la vois plutôt, pour ma part, comme une loi de fraternité,visant à faire de la mémoire de l’esclavage une mémoire commune. Je ne partage donc pas du toutle pessimisme de la pétition sur la liberté de débattre, qui dénonce dans les lois mémorielles un« idéalisme de la contrition et de l’épuration » et une « commémoration de nos fautes ».

Intervention de la salle

Je suis avocat et anthropologue du droit. Une question a surgi mais sans réponse : Qu’est-ce doncqu’une loi ? La loi est un des piliers parmi les trois piliers que comporte le Droit, et c’est l’un des plusimportants dans le dispositif républicain : c’est aussi le moyen privilégié de l’expression de la volontégénérale. À coté de ce pilier, on en trouve deux autres que sont la coutume et l’habitus au sens deBourdieu. Il me semble que les dispositifs de mémoire pourraient passer par ces trois modalités duDroit, sans avoir besoin de légiférer pour cela. Mais ce que Bogumil Jewsiewicki rappelait, c’est quec’est il y a quarante ans que ce débat aurait dû avoir lieu, mais faut-il encore se demander pourquoi cedébat n’a pas eu lieu alors... Et c’est à cause de la décolonisation, d’une décolonisation qui a été malfaite et pas seulement en Algérie. Le véritable problème, c’est que, s’il y a eu décolonisation politique,il n’y a pas eu d’auto-décolonisation en France, pas de pensée de la décolonisation (au contraire despost-colonial studies anglosaxonnes), il n’y a pas eu de débat sur la présence de l’altérité, de l’autre,au sein de cette nation. D’où, au moins, l’émergence d’un débat salutaire.

Paul Thibaud

Pour comprendre le débat qui est le nôtre, il faut savoir ce qu’est une loi dans la République fran-çaise. Il ne faut pas tomber dans le discours de victimisation. La loi est un instrument de répression,alors qu’on est dans un problème qui touche à l’éducation. En réalité, ce qui compte, c’est ce quise passe dans les têtes. Le vrai problème, c’est donc d’orienter le débat vers l’enseignement. On al’impression dans ce pays qu’on va résoudre le problème en réprimant des fautes par la loi.

Une partie du problème dont nous discutons est liée au détournement fait de l’idée de loi dansles trois dernières de la série considérée. Il se révèle que, l’idée d’une loi purement déclarative estabsurde. La loi est un acte d’autorité, elle est faite pour être appliquée. Donc la déclaration parla loi appelle, suggère du moins, la pénalisation de l’opinion contraire. Quoi qu’écrive la loi, il estlogique donc inévitable que la pénalisation suive, que celle-ci soit brandie, sinon mise en oeuvre.Et cette pénalisation, par ce qu’elle a de menaçant pour la liberté d’expression, donc de choquant,compromet l’effet pédagogique que l’on attendait au départ d’une déclaration solennelle. Il faudraitdonc chercher des modes de déclaration qui n’aient pas cet effet pervers.

Intervention de la salle : Gérard Gabert

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D’abord, une remarque : en Allemagne, il y a aussi une législation anti-négationniste. On peut êtrefrappé par le fait que la dimension européenne est complètement absente de ces questions. Pourtant,la question de la traite des Noirs est une problématique européenne. Dans la colonisation, on avaitdes dispositifs qui étaient manifestement contradictoires avec l’esprit républicain. La colonisationfaisait des différences entre les individus.

Sophie Ernst

Certaines questions, avec insistance, nous invitent à poser ces questions de mémoire en liaison avecla problématique de l’enseignement, et avec celle de la construction européenne. Si nous ne les avonspas abordées cette fois, c’est aussi parce qu’elles méritent en elles-mêmes un traitement approprié,qui prenne le temps d’en articuler toutes les dimensions. Je vous invite fortement à visiter le sitede l’université Laval et la médiathèque des séminaires sur la mémoire dont nous a parlé BogumilJewsiewicki : les problèmes de mémoire y sont abordés de façon comparative, et par des thèmestransnationaux comme le post-communisme, le post-colonialisme... c’est toute la complexité de lavieille Europe qui est dépliée.

Il nous faut conclure, non que les questions ouvertes soient résolues, mais c’est le terme de notrerencontre. En conclusion, je voudrais faire signe vers un auteur que je trouve exceptionnel sur cesquestions de mémoires douloureuses : il s’agit du catalan Francisco Gonzales Ledesma, qui a su enquelques romans exprimer la complexité des mémoires empêchées, des deuils impossibles. Il s’est faitle témoin des cheminements douloureux des traumatismes historiques dans les consciences et dansles inconscients, il dit simultanément l’obligation et l’impossibilité de l’oubli. Un passage ironique mesemble particulièrement approprié pour commenter la situation contemporaine. Il dit quelque part,parlant du jeu des forces politiques dans l’Espagne post-franquiste de la transition démocratique -je cite de mémoire : « la droite gère des conflits d’intérêts ; ce qui est très difficile pour la gauche, lagauche authentique, c’est qu’elle doit aussi, bien sûr, gérer des conflits d’intérêts, mais en plus, elledoit gérer des martyrs, des drapeaux et des courants d’air... ».

C’est ironique et profond ; qui a lu Gonzales Ledesma sait qu’il est le dernier à mépriser ces cou-rants d’air, et qu’il rend aux martyrs, au refus de leur oubli, à la révolte devant les accommodementsserviles, le plus poignant des hommages. Reste que l’ironie exprime aussi la perplexité devant un nou-veau régime des luttes politiques, où la mémoire joue un rôle central, comme si la référence à l’idéalou à l’utopie futuriste ne pouvait se faire que sur le mode du rappel des fautes et des souffrancesirrémédiables. Nous pouvons avoir le sentiment de ne pas en comprendre les expressions paradoxales,nous sommes déroutés par l’apparente irrationalité de leur décrochage par rapport aux conflits plusclassiques. Mais le fait est là et s’impose : nous sommes entrés en France, et pour longtemps, dans unmode de gestion des émotions politiques et de production des idéologies, où gauche et droite, toutesdeux et symétriquement, sont contraintes de gérer non seulement des conflits d’intérêts mais aussi« des martyrs, des drapeaux et des courants d’air »...

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