29

Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier
Page 2: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier
Page 3: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

Les Memoires de Christine Marshall

Page 4: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

Du MEME AUTEUR

«Tango» et «Couvre-feu» dans Rendez-vous, place de l'Horloge,collectif de nouvelles, Sudbury, Prise de parole, 1993.

Deux cent cinquante exemplaires de cet ouvrageont ete numerates et signespar l'auteur.

Page 5: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

Estelle Beauchamp

Les Memoires de Christine Marshall

Prise de parole Sudbury

1995

Page 6: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

ISBN 978-2-89423-613-0 (PDF)

Page 7: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

A Gabrielle Poulin

Page 8: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier
Page 9: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

lIs etaient quelques-uns a peupler mon espace, a me tenir par la main. Leurs bras sont tombes. je poursuis ma route sur un fil, seule. Qui a deserte? je vis, eux se sont eteints. Longtemps la mort m'a revo/tee. Aujourd'hui l'oubli me hante. La mort evoque un passage, une issue incertaine qui n'exclut pas l'espoir. L'oubli, c'est l'aneantissement sans reveil.

Un jour de printemps, il y a plus d'un siecle, ma grand­mere Laure quittait son village. Bile suivait a la ville jeremie Desmoulins, l'homme de son c(£ur, cadet sans terre que son gout pour l' ailleurs protegeait des tourments au moment des departs. C'est avec eux que commence mon histoire, sur Ie quai d'une gare en bois marron. lis comptent leurs vali­ses. Bile tient une enfant par la main et cache ses larmes. Le train s'approche et couvre de suie ses gants blancs. Bile porte la main a son front. lIs laissent derriere eux l'odeur de la riviere liberee de ses glaces, la lenteur des jours et la moiteur du sol qu'ont laboure leurs peres et ceux d'avant, et ceux de plus loin, les premiers qui vinrent des vieux pays a la recherche d'un defi.

7

Page 10: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

A Montreal, les attendent des rues tissees serre, des bri­ques et des paves. Les pierres y voient passer des milliers d'existences, la nuit ny estjamais tout afait noire. L'aube apporte fimprevu; Ie destin croise hier s'esquive et celui d'aujourd'hui est en chemin: lieu de mouvance ou chacun puise sa propre nostalgie. A Laure, les brins de verdure au pied des arb res rappelleront les pousses des bles;jeremie, au port, suivra des yeux Ie parcours des bateaux qui partent sans lui. Leurs enfants et leurs petits-enfants heriteront de leurs desirs inassouvis: les campagnards et les citadins, les sedentaires et les nomades. De quelque cote qu'il penche, chacun de nous, par moments, voudra tout: Ie voyage et farrivee, fair du large et les arteres des villes.

Ce meme printemps, en Nouvelle-Angleterre, une jeune fllle se berce a la fenetre d'une maison grise et relit une lettre d'amour: mon autre grand-mere, Amanda. Venue de loin, elle ne conserve de la traversee que Ie souvenir de mouvements incessants, de jours et de nuits dans fobscu­rite, de lits de bois et d'enfants malades. Bile a tourne Ie dos a la mer. Sous Ie ciel du Maine, elle n'est qu'en transit entre tIrlande et la ville que son cceur a choisie. Bientot elle sera dans les bras de son aime. James Marshalll'attend a Montreal: il prepare Ie log is, il fait des economies et lui ecrit tous les jours. Bile brode des napperons et ne peut imaginer la vie sans lui.

C est tout ce que je sais de mes grandparents paternels, tout ce qui m'est parvenu a travers Ie silence de Thomas, mon pere. De mon grandpere,je n'ai qu'une photo de petit commer~ant distingue: des yeux pales, une moustache. Sur un cliche, une Amanda vieillie lance un regard morose sous ses sourcils fronces, regard qui m'attrista la premiere fois que je faper~us. Plus tard je decouvris un portrait de jeunesse: un visage large et joli surmonte de cheveux bou-

8

Page 11: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

cMs aux reflets clairs, sans doute celui que james avait sous les yeux, chaque soir, quand il ecrivait. Trois photos, et leurs deux noms enlaces a l'interieur d'un anneau d'or qui ne me quitte jamais.

Laure et jeremie me sont moins etrangers. Leur village natal a servi d'ancre a ma vie, avec ses clochers que fai guettes du train, Ie ca!ur battant, tous les etes de mon en­fance. je me souviens d'elle, de ses cheveux en chignon, de son chiile violet, des noms d'oiseaux qu'elle donnait a ses petits-enfants d'une voix chantante. Mais du printemps de leur depart, que reste-t-i~ si ce n'est Ie souvenir du recit qu 'en fit ma mere, Eveline, qui l'avait entendu de la sienne? Combien de temps tiendra la chaine? Quand Ie dernier anneau sera rompu, Laure,jeremie, Amanda etjames mour­ront de leur derniere mort et nul ne pourra plus deviner sur leurs tombes leurs noms effaces. Seuls les mots que je trace ici peuvent retarder l'oubli. Des mots sortileges. Evoquer, com prendre, reinventer. Percer les mysteres, en creer de nouveaux.

Souvenirs d'enfance. Mes parents s'embrassent au-dessus de moi, je ressens une impression atroce d'exclusion, Ie monde et famour m'echappent,je tape leurs cuisses et ils se penchent, ils m'etreignent et m'incluent dans leurs baisers. Courbe sur son pupitre, mon pere fignole Dieu sait quoi et leve les yeux sur Ie jardin enneige et les pierres du cimetiere voisin. A quoi songe-t-il? Peut-etre qu'il prie. Ma mere est au travail, au marche, en visite. Dans la maison elle apporte fair et les objets du dehors: cadeaux, sacs gonfles de cha­peaux, anecdotes, projets. Le soir, dans la cuisine, Thomas fait bouillir Ie cafe, Eveline sort du refrigerateur Ie fromage et Ie pain a griller. lis s'installent a table et se racontent les menus faits de la journee avant d'aller dormir. lis lisent Ie

9

Page 12: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

journal et commentent les nouvelles. Un mariage heureux? lis ne se disputent jamais. lis sont

polis. lis ont leurs pudeurs et gardent leurs secrets. Thomas s'amenuise, devient vaporeux. Pourquoi, au milieu de la quietude, reste-t-il en defa de son destin? Pourquoi, alors que je reve d'un heros, n'aije devant moi qu'un homme malade, bon, mais possessif comme les faibles, un doux aux rares coleres blanches, les coleres de ceux a qui Ie pouvoir echappe? Eveline est eblouissante et envahissante, epanouie et rigide. Loquace et prom pte aux conjidences, elle peut se fermer d'un coup, Ie regard reprobateur, Ie jugement sans retour. Que signiJient Ie Jlot de paroles interrompu, ses oublis, les photos dechirees?

Sur ma route incertaine, fai envie de faire halte et d'ha­biter leur memoire. Sauront-ils me guider, les recits d'Eveline cent fois repris, ses sentences, ses coups de c(£ur, les conji­dences de Thomas au sortir de son mutisme? je voudrais remonter jusqu'a ceux qui les ontfaits et les ont aimes, qui les ont marques de leur presence ou de leur absence, et qui me furent chers: la tendre Laure et la bonne Clemence, Gilberte et Herve, nerveux et chamailleurs, Leonie l'amie jidele, insolente et volontaire. Mais je ne connais jeremie qu' a travers sa jille, et d'Alexandre, Ie frere honni, elle parlait peu. Quant a mon pere, je ne lui ai jamais vu qu'une seule famille: Eveline et moi. II yen eut bien une autre, formee d'etres de papier qui Jlottent dans de vieux albums: Amanda l'anxieuse, Norbert l'amoureux vetu de blanc, et Leo qUi n' a jamais vieilli.

je jongle avec leurs images, finvente leur histoire. Les valises du grenier contiennent d'autres messages. je les debal­lerai un a un et je les poserai Ie long du chemin que je me fraie entre hier et aujourd'hui. j'ignore ou me menera ma quete.j'ai peine a choisir un point de depart. Les annees ou

10

Page 13: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

Eveline faisait du trapeze aux branches d'arbres, ou Thomas, les poches bourrees de billes, tirait derriere lui son frere cadet prompt a sortir des sen tiers traces? Mais les enfances heureuses se ressemblent. Mieux vaut commencer mon recit alors que s'efface la craie des marelles.

11

Page 14: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier
Page 15: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

1

Saisons

Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole. Vne modiste du quartier l'accepte comme apprentie. Tant pis pour l'annee scolaire inachevee! EI1e a seize ans aujourd'hui, el1e doit prendre la releve. Son pere a besoin d'appui; il est si paIe parfois! Sa sreur Clemence aide leur mere enceinte, les deux jeunes vont en classe. Alexandre est imprevisible: pourra-t-on jamais compter sur lui?

Sur Ie seuil e1le hesite, jette un regard aux nuages et descend l'escalier en colima<;on sans toucher la rampe. C'est Ie premier jour de sa vraie vie. Du balcon, sa mere lui fait signe. Eveline a toujours su ce qu'elle voulait. Depuis longtemps elle reve chapeaux de soie, canotiers qui feraient toumer la tete des gar<;ons, plumes, capelines moussantes, choux et rosettes. Dans l'atelier de Madame Irene, tout la fascine: les rubans, les voilettes de tulle, les fruits multicolores, et meme, parce qu'ils donnent forme a l'informe, les ciseaux, la broche, les epin­gles, 1es aimants, les bobines de fil. Arrivera-t-elle un jour a

13

Page 16: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

draper un tissu, a piquer une fleur avec assurance? La coutu­riere lui montre comment tenir l'aiguille entre Ie pouce et l'index, comment percer la paille en poussant avec son de. Les points doivent demeurer invisibles, les ornements faire corps avec le chapeau. Le dos lui fait mal; ses doigts sont noircis de piqures. Eveline observe, imite, fait des erreurs, recommence, s'acharne, tient bon. Quand arrive la morte sai­son et que madame Irene la libere jusqu'a 1 'automne , elle s'engage comme vendeuse. Elle deteste les interminables sta­tions debout derriere un comptoir, l'odeur de renferme et d'ennui. Elle ne travaillera pas longtemps dans un «quinze cennes».

Certains soirs, et les dimanches, juillet deploie ses petits bonheurs. Dans Montreal en fete, des aviateurs venus de par­tout accomplissent des prouesses. «Siecle de la machine», «puis­sance de l'homme», proclament les journaux. La famille Desmoulins s'enflamme a l'idee qu'on puisse vaincre l'attrac­tion de la terre. Un jour, un pilote se releve indemne des decombres de son avion ecrase. Le lendemain, a six heures quinze, Ie comteJacques de Lesseps doit survoler la ville dans son monoplan. Eveline ne veut pas manquer le spectacle; surtout, elle a envie de Ie voir avec son pere. C'est de lui qU'elle a appris que les fleuves conduisent a 1a mer, les navires, aux conti­nents et les routes, a d'autres routes. Les errances de Jeremie furent de courte duree. Aujourd'hui, il doit se contenter de humer les parfums d'iode et de varech en dechargeant Ie train de Gaspe, a la poissonnerie ou il s'est trouve un emploi de contremaitre. C'est Ia qu'Eveline Ie rej oint , au sous-sol; il supervise un arrivage de poissons. L'humidite griffe les epaules. Chausse de longues bottes de caoutchouc, Jeremie patauge dans un bassin dont l'eau lui monte jusqu'aux genoux. II a l'air surpris d'apercevoir sa fiUe. EUe Ie rassure:

<<}e suis venue voir voler l'aeroplane avec toi. Tu te

14

Page 17: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

souviens? C'est ce soir, dans une demi-heure. Acheves-tu ton ouvrage?

- Oui, puisque tu es la, je vais m'arranger. T'es bien fine, ma princesse, d'avoir pense a. moL

- I1s auraient pu vous donner conge! C'est un exploit, on en parle partout.

- <::a empechera pas le monde de manger du poisson, il faut que quelqu'un s'en occupe. Les conges speciaux, c'est pour les patrons. Donne-moi cinq minutes. Je voudrais pas faire honte a. ma fiUe: elle est plutot fiere, mam'zeUe Desmoulins!

- Papa, je te trouve toujours beau! Je t'attends dehors.» A six heures du soir, les rues sont pleines de monde. On

scrute Ie ciel, on tend l'oreille. Enfin un point a. l'horizon, un ronron a. peine perceptible. Des ailes se dessinent. Un passant s'ecrie:

«II est suppose voler a. deux mille pieds! A cette hauteur-la., on pourra pas voir son nom.

- 11 s'appelle Ie Scarabee, ils l'ont dit dans Ie journal. - C'est quoi au juste, papa, un scarabee? - Un insecte, pas bien gros. C'est aussi un bijou, en forme

de scarabee. Ta mere en a un qui lui vient de sa grand-tante. - Un beau nom, <;a! Un bijou qui vole!» Jeremie lui sourit. En silence, Eveline et son pere suivent

des yeux l'oiseau magique. Chacun d'eux, dans l'enclos de ses songes, se voit la-haut, loin des rues etroites et des relents de poisson. Au volant du merveilleux appareil, Eveline voyage partout dans 1 'univers , maitresse de son itineraire et de sa destinee. Jeremie devient l'egal du soleil et des etoiles, leur superieur meme, puisqu'il decide de sa trajectoire. Se pourrait-il qu'un jour, ils s'envolent tous les deux ensemble? II prend sa fille par l'epaule, ils se regardent en riant. Elle a bien fait de venir Ie trouver.

15

Page 18: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

L'ete devient ecrasant, il est temps de fuir la ville. Jeremie c10ue les chapeaux a larges bords aux couverc1es des valises; Laure les entoure de papier fin; Clemence dorlote Ie dernier­ne, braillard et trop paJe; Eveline aligne les toilettes de la ville qui feront sensation a la messe du dimanche. Elle a hate de retrouver sa tante et ses cousins, surtout Leonie, sa confi­dente, son arnie. Alexandre disparait et revient, les mains dans les poches, en su<;otant une menthe: il a d-G aller fumer en cachette. Herve et Gilberte sautillent et se chamaillent. Tan­tot, ils s'aplatiront Ie nez sur les fenetres du train et joueront, comme leurs aines l' ont fait avant eux, a qui Ie premier aper­cevra les c1ochers; celui ou celle qui s' ecrie «<;a y est, je les ai vus, on arrive», remporte la victoire. Encore aujourd'hui, Eveline guette Ie tournant ou ils apparaitront, promesse d'odeurs champetres et de promenades en chaloupe.

Au village, tante Marie, la sreur de Laure, ajoute un panneau a la table de cuisine et deplie les matelas qui serviront de lits de fortune. Quand Ie train ralentit, Eveline descend Ies hautes marches et se jette dans les bras de sa cousine qui rec1ame des nouvelles de la grand-ville. Elles arpentent Ie village, se has ardent sur Ie pont de la voie ferree, Ie creur battant et I'oreille aux aguets. Elles vont aux champs; Leonie se moque d'Eveline qui craint de se salir et se tient loin des betes. Dans leur chambre, elles chuchotent jusque tard dans la nuit. Le matin, on voit scintiller les c10chers derriere les peupliers de Lombardie. La riviere ondoie, silencieuse. Felix Paradis, en vacances chez sa mere, la cousine Aldea, les emmene pique­niquer dans son buggy; Eveline savoure jusqu'a la fine pous­siere qui s'eleve des roues. Chaque soir, apres souper, Leonie sort ses partitions et s'assoit au piano. Eveline finit par deman­der: «Oublie pas mon morceau», et la premiere Scene d'en­fant, venue d'un pays lointain, I'enveloppe d'un nuage. La nostalgie voile les regards de Laure et de Marie. Avant d'etre

16

Page 19: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

grignotee par les grossesses et les maladies de ses enfants, Laure aimait jouer Schumann. «II y a des belles voix ici, on aimerait les entendre.» Felix et Eveline s'approchent. Sa voix a elle est menue, agreable sans plus. Mais appuyee par Felix, elle se sent tous les courages. ElIe oublie sa fatigue, leur pau­vrete, ses querelles avec Alexandre, Ie regard sournois de la

cousine Aldea qu'elle deteste. Elle fait provision de verdure et de musique.

II est question de la rentree, des etudes de Felix, de l' ecole de rang qui attend Leonie en septembre. Eveline confie a sa cousine un projet ebauche au cours de I'ete. La boutique d'Irene est a !'image du quartier, sans envergure ni raffine­ment; la mode est en retard de deux ans. En ville, dans les vitrines, la palette des couleurs et l'agencement des modeles refletent Ie bon goiit de la clientele et des modistes. C'est la qu'elle aspire a travailler, dans les magasins chics de I'Ouest, aupres de clientes riches, anglaises, elegantes.

Un matin de septembre, encouragee par I'approbation de Leonie, Eveline part en direction de I'Ouest. Le long de la rue Sainte-Catherine, elle s'arrete a toutes les boutiques de cha­peaux et entre offrir ses services. Chaque tentative exige d'elle un effort pour surmonter sa timidite, sa crainte d'etre toisee, rejetee. Enfin! A l'enseigne de Lily's Millinery, une jeune vendeuse a qui elle trouve I'air distingue la presente a la patronne, une grande femme rousse, aux traits marques et a la voix forte, qui l'inspecte de la tete aux pieds. <<Alors, c'est quoi votre experience? Irene? Connais pas. ya doit etre un petit magasin de rien. Quel age avez-vous? Seize ansI Vous avez du chien, de vous presenter de meme! ya me plait, moil Je vais vous essayer pour une semaine; si <;a marche, vous pourrez rester. Puis si dans six mois vous faites encore I'af­faire, vous recevrez un salaire. ya vous va?» Eveline murmure: «Oui, certain», et s'installe derriere une longue table jonchee

17

Page 20: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

de feutres et de garnitures. «Mademoiselle Saint-Amand, occupez-vous de la nouvelle. Dites-lui ou trouver Ie neces­saire; ensuite, passez-lui une partie de votre travail. Avez-vous deja bloque des feutres? Non? Eh bien, c'est Ie temps de com­mencer. Moi, je veux que mes filles sachent tout faire.»

Au bout de trois mois, Eveline ne sait pas tout faire, mais elle a acquis une certaine habilete. Elle sait quel degre d'humi­dite donner au feutre couvert d'un linge mouille, en pressant un fer, pas trop fort, par petites touches, pour ensuite instal­ler la calotte sur un bloc de bois choisi selon les directives de Madame lily. 11 faut l'etirer egalement tout autour et l'epin­gler a la base. Ce n'est pas une tache facile de tirer Ie tissu de fa~on uniforme sans l'abimer; les teintures foncees tachent les doigts blesses par les epingles piquees dans Ie bois. Au debut, elle ne mouillait pas assez Ie feutre, ou ne Ie tendait pas convenablement, et il ne prenait pas forme. Eveline voudrait tout reussir du premier coup; elle ne se pardonne pas ses faiblesses et toute remarque blesse son amour-propre. Une autre fois, elle est tombee dans l'exces contraire et a trop humecte Ie materiel qui s'est aminci d'un seul cote. Elle avait beau voir en quoi elle s'etait trompee, elle n'arrivait pas a reparer sa bevue. Ses mains ne suivaient plus les ordres de son cerveau, elle etait en sueurs. EHe etait menstruee ce jour-Ia et sentait son ventre se dechirer, les caillots de sang s'ecouler. lily remarqua son trouble. «Mais qU'est-ce qui se passe, ma petite, vous etes toute pale, lachez-moi ~a; vous arriverez a rien de bon. Reposez-vous; si vous vous sentez pas mieux au bout d'un moment, vous vous en irez. Je connais ~a, des filles indisposees, vous etes pas la premiere ni la derniere.» Eveline etait mortifiee que toutes les femmes autour de la table soient au courant de son etat. Pis encore, monsieur Gauthier, l' «ami» de lily, se tenait dans l'entree de l'atelier et avait tout en­tendu. EHe se leva, les jambes flageolantes, hantee par la crainte d'avoir souille sa jupe. L'homme la regarda passer avec un

18

Page 21: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

melange d'indifference et d'effronterie. EI1e se sentait trop faible pour reprendre Ie travail. Pas question de rentrer a pied, comme elle Ie faisait d'habitude par economie. EI1e prit 1e tramway. A la maison, reconfortee par une bouillotte et les bons soins de Clemence, elle sortit de sa lethargie au bout de quelques heures, Ie ventre sensible, mais de moins en moins douloureux. La bete sauvage a l'interieur de son corps avait fini par se calmer. Le lendemain, el1e fut accueillie par un: «Bon, vous avez plus de couleur.» II n'y avait pas de feutres a bloquer devant sa place. Depuis cet incident, elle a moins peur de sa patronne bourrue.

L'atelier de Lily est plus anime que celui d'Irene, qui prohi­bait tout bavardage. Oh! La bourgeoise ne tolere pas l'oisi­vete. Malheur a celle qui reste 1es doigts en l'air ou esquisse un geste a l'appui de son recit! Elle se fait vite rabrouer: «Pas de gesteuse ici.» Madame Pontbriand, comme ses employees l'appellent - Lily est reserve a la clientele - deborde trop de spontaneite pour que son atelier soit tres discipline. C'est elle qui distrait les couturieres de leur tache. «V'la la Bebelle qui nous arrive! Regardez-moi ses petits frisons puis son plumeau apres Ie chapeau, il manque plus rien que des cloches a va­che! La Mater Dolorosa: c'est-y pas de valeur de la voir s'en venir un rein devant!»

Eveline a beau s'etirer Ie cou, elle ne reussit pas a distinguer la «Mater Dolorosa» de la «Bebelle». Derniere arrivee, elle est coincee contre Ie mur, a cote de l'autre apprentie, Rosanne Saint-Amand, souvent absente. Les couturieres sont assises a chaque bout de la table. A droite d' Eveline , Ie dos a l'entree, mademoiselle O'Neil, qu'on surnomme «1a vieille fille» en cachette et dont on craint les coleres irlandaises, est 13. depuis l'ouverture de Lily's Millinery. Elle hausse les epaules devant les simagrees de sa bourgeoise et bougonne quand les cha­peaux s'empilent en trop grand nombre. Tout ce qu'on sait d'elle, c'est qU'elle vit dans une petite chambre a l'ouest de la

19

Page 22: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

rue Guy, qu'elle a peu d'interets en dehors de la messe et du diner dominical chez son neveu dont Ies enfants sont «trrres smarts et trrres polis», et qu'elle a en horreur Ie mariage et les hommes. Des que monsieur Gauthier se pointe dans la porte de l'atelier, Ie corps de la doyenne se raidit, son chignon grisonnant se met a vibrer et ses yeux prennent la couleur de la mer en furie au pays de ses ancetres. Ses levres serrees ne laissent passer aucun son: mademoiselle O'Neil, fiere de son franc-parler, souffre cruellement de ne pouvoir dire ce qu'elle pense de ce male qui envahit leur domaine. Madame Pontbriand la taquine:

«Voyons done, mademoiselle O'Neil, dites-moi pas qu'a votre age, vous avez encore peur des hommes!

- Ma-da-me Pont-bri-and, replique alors l'Irlandaise, la main droite sur la hanche, vous saurez qu'ils ne me font pas peur du tout, pas du tout! C'est juste que je les vois comme ils sont, pas fiables, puis qu'ils se pensent tout permis. Parce qu'ils portent une paire de culottes, ils s'imaginent qu'ils peuvent faire la loi. Le pire, c'est qu'il y a des petites niaiseuses qui se laissent impressionner, mais pas moil Je vois tout de suite a travers leur jeu.

- Tout doux, montez pas sur vos grands chevaux! C'est peut-etre vrai, mais il s'agit de pas trop se fier, de leur laisser prendre juste la place qu'on veut.

- Ouais! C'est pas toutes les femmes qui savent tenir la dragee haute.}'en connais qui... MOi, en tout cas, j'aime mieux me tenir loin.»

Personne n'oserait lui demander si son neveu et ses petits­neveux si smarts sont indus dans sa malediction.

En face de mademoiselle O'Neil, madame Manseau coud sans se presser. D'une voix sourde, sans interrompre sa cou­ture, elle cause avec sa voisine de gauche, sa cousine Amelie. Amelie Lepine cumule Ies fonctions de vendeuse et de coutu­riere et n'excelle dans aucune. Son allure nonchalante rebute

20

Page 23: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

les clientes; a l'aiguille, i1 faut lui eviter les defis trop grands. La vaillance n'est pas son fort. Elle ne s'interesse qu'aux gar<;ons et aux toilettes qui les aguicheront. Mademoiselle Lepine se plaint des difficultes qu'elle eprouve a rencontrer un bon parti. Elle mentionne avec envie sa socur mariee qui n'est plus obligee de travailler et qui se promene toute la journee dans les magasins avec ses amies. 11 suffit de rentrer assez tot pour fricoter un petit souper pas complique. Pour Arnelie Lepine, il n'existe qu'une alternative: sa vie insouciante du moment ou une existence encore plus comblee, la bague au doigt. C'est d'ailleurs ce qui fait son charme, l'impression qu'elle donne d'etre Ia sans y etre, en attendant. Tout coule sur son dos sans la toucher. Au milieu des pires crises, la veille de Noel ou pendant la semaine sainte, quand Ie magasin est envahi par une horde de harpies qui rec1ament leurs chapeaux neufs, quand tout Ie personnel est sur les dents, mademoiselle Lepine conserve son sourire de nalade sortant des eaux dechainees, les cheveux encore humides, mais parfaitement en place. Madame Lily apprecie tellement Ie don que possede Arnelie de desamorcer toute catastrophe par sa presence, qu'elle s'ac­commode de son indolence.

Elle est moins conciliante avec Rosanne Saint-Arnand, la jeune femme frele qui a initie Eveline a l'organisation de l'ate­lier. Madame Pontbriand l'apostrophe avec rudesse et lui re­proche d'etre «dans la lune». Ses absences frequentes deran­gent: il faut repartir Ie travail parmi les autres ouvrieres. Eveline se demande pourquoi leur patronne, si intraitable parfois, ne remercie pas l'apprentie de ses services, tout simplement. Madame Pontbriand s'adresse a Mademoiselle Saint-Arnand d'un ton mi-meprisant, mi-apitoye. Apres une disparition de trois semaines, elle s'est faite sarcastique: «Puis, vous etes bien remise de votre rhume?» Rosanne a rougi, s'est glissee a sa place en s'informant d'une voix enrouee du travail a faire. Elle coud avec soin, sans passion, indifferente au charme des

21

Page 24: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

mousselines vaporeuses qui enchantent Eveline. Contrairement a celui d'AmeIie, dont l'air absent laisse deviner des ailleurs pleins de gaiete et de langueur, Ie visage de Rosanne exprime un vide proche du desarroi. Elle vient de loin, etrangere, pas­sagere; les cernes que le fard ne parvient pas a cacher, Ie laisser-aller de sa coiffure, attestent Ie bout de la route. Elle est belle pourtant, d'une beaute gavroche et fragile. Quand Eveline fait un bout de chemin avec elle Ie soir, il lui semble que Rosanne s'adoucit, qu'elle a envie de lui parler, mais qu'une gene la retient. De son cote elle ressent un malaise. Vne fois chez elle, elle raconte Ie petit monde de l'atelier: les sorties de mademoiselle O'Neil, les fantaisies de la bourgeoise, les ;ere­miades d'Amelie et Ie doigte de mademoiselle Tremblay, la premiere vendeuse. De Rosanne elle ne trouve rien a dire.

Lorsqu'elle entre chaque matin dans Ie magasin desert et qu'elle voit son image refletee dans les glaces ovales, Eveline se dit qu'elle a pris la bonne decision en choisissant de tra­vallier dans l'Ouest. Elle a entendu de mauvaises langues criti­quer Ie sans-gene de la proprietaire et l'absence d'originalite de ses chapeaux: Lily se contenterait de copier les dernieres modes de Paris et de New York. La boutique n'est pas d'aussi haut calibre que Chez Virginie, rue Crescent, ou l'on sonne pour etre accueillie par une beaute hautaine, et ou se paie tres cher Ie privilege de faire draper un ornement exclusif par les doigts de fee de Virginie Dumont. Malgre les racontars, Eveline est persuadee que chez Lily elle a accede a un niveau de societe superieur; elle n'arrive pas a imaginer un mobilier plus luxueux que les tables Directoire et les gueridons cou­verts de marbre. Qu'elle est loin de l'atelier d'Irene! Elle ne ressentait qu'indifference envers la clientele trop familiere de son quartier, alors que les dames qui frequentent Lily's Millinery lui paraissent aureolees du chic que procurent Ie temps et l'argent. Qu'il s'agisse de Mrs Pettigrew, qui passe les heures d'attente sur les chaises cannelees a bavarder avec

22

Page 25: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

son amie Mrs Langdon, de madame «docteur» Trepanier du carre Saint-Louis ou de la si belle et blonde madame Fouche, qui pousse l'amabilite jusqu'a venir saluer Lily et les employees dans l'atelier, toutes sont parees de grace a ses yeux. Qu'im­portent les railleries de madame Pontbriand sur les tics de madame Langdon et les grands airs de madame Trepanier! Eveline se sent partagee entre Ie plaisir de participer a l'acti­vite febrile de l'arriere-boutique et Ie desir de se retrouver un jour de l'autre cote de la cloison, parmi les elegantes qu'elle admire. Entre toutes, c'est madame Fouche qui nourrit ses fantasmes romantiques. Parce que la belle dame s'attarde a parler de ses promenades en automobile et de sa fille a Villa­Maria, Eveline a l'impression de la connaitre. 11 lui semble que, en d'autres circonstances, elles pourraient devenir amies.

Un jour que madame Fouche est venue montrer son cha­peau neuf dans l'atelier, alors qu'elle tourne la tete en s'ecriant «Regardez, Rosanne, comme il va bien avec mon col de taffetas», l'apparition de Fernand Gauthier dans l'embrasure de la porte arrete net son geste. Monsieur Gauthier, qui provoque chez mademoiselle O'Neil un fremissement du chignon et chez Eveline une impression trouble a laquelle elle prefere ne pas s'attarder, lance un regard a la limite de l'insolence. «Bonjour, madame Fouche, comment <;a va?» L'espace de deux secon­des, Annette Fouche baisse les epaules, puis elle se redresse sans un mot et retourne dans la boutique en passant devant l'homme qui ne bouge pas. Lily semble irritee: «Madame Fouche, c'est une bonne cliente, vous avez pas a lui adresser la parole.» Fernand fait la moue: «Bah! voyons donc, je faisais juste lui dire bonjour. Depuis quand est-ce qu'y a du mal a <;a?» Et il se met a tourner autour de la table en examinant les travaux. ~a lui arrive de jeter un reil sur Ie travail en cours, «voir comment <;a marche». Lily a beau lever les sourcils, ironi­ser sur Ie «general qui passe ses troupes en revue», elle laisse faire. Eveline a remarque que madame Pontbriand (de

23

Page 26: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

monsieur Pontbriand il n'est jamais question), malgre son aplomb et ses allures independantes, ne proteste pas quand monsieur Gauthier arrive a l'improviste, fait son inspection ou s'appuie au mur en suivant des yeux les vendeuses qui passent devant lui. Eveline, qu'il a baptisee «Mademoiselle la Sagesse», parle Ie moins possible en sa presence; son emploi et son salaire dependent de son habilete a cacher sa repul­sion pour Ie regard effronte et la bouche molle de Fernand.

II y aura bientot un an qu'elle a quitte l'ecole. Ses gestes sont devenus reflexes, elle pose garnitures et rubans d'entree de tete en suivant Ie chasse-croise des conversations. Elle sait quelle armature soutient les drapes aeriens; sous les paroles de sa bourgeoise et les silences de Rosanne, elle soupc;onne des mysteres qu'elle n'arrive pas a percer. Un matin de mars, madame Pontbriand s'absente. La coordination de la couture revient a mademoiselle O'Neil, la surveillance des activites a Fernand Gauthier. II se charge d'envelopper les chapeaux finis dans le papier de soie et de les ranger dans des boites vieux rose et brun au nom et aux couleurs de Lily's Millinery. En empilant les trois boites d'une commande il lit a haute voix: «Livrer s.v.p ... » et l'adresse. «MademoiseUe la Sagesse, j'ai une commission pour vous: trois beaux chapeaux pour madame Fouche. ]'aurais pretere y aller moi-meme, mais je suis occupe et je ne voudrais pas faire languir notre belle cliente.»

Eveline adore faire des commissions. Dans la rue, en plein jour, eUe se sent en vacances. Le mois dernier par exemple, monsieur Brioni, Ie marchand de gros si avenant avec son accent italien et ses cadeaux renommes pour leur mauvais gout, l'a rec;ue comme une dame et a deroule pour elle la feerie de ses tissus et de ses ornements: jerseys magenta et vert foret, velours havane et or, rubans brodes de pierreries, voilettes a motifs de fleurs et de feuiUes d'acanthe, oiseaux de

24

Page 27: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

paradis aux eclats de poivrons et d'oranges. Elle avait envie de tout prendre dans ses mains, de soupeser les boucles d'argent, de deplier les dentelles, de faire miroiter Ie stras sous divers eclairages, de caresser les velours et de s'enfouir Ie visage dans la souplesse des jerseys. Elle n'osait rien tou­cher, prenait son temps pour choisir les plumes qu'elle devait rapporter. Monsieur Brioni ne la pressait pas. Apres la transac­tion, il l'a raccompagnee en la saluant bien bas a plusieurs reprises. Sa politesse de vieille tradition frise I 'obsequiosite , mais Eveline en garde un souvenir aimable et retournerait volontiers a son palais. Encore mieux: un jour, dans son maga­sin, son magasin a elle, elle accueillera monsieur Brioni qui fera sa tournee de debut de saison, les epaules vofitees et les yeux noirs brillants dans son visage disgracieux; il ouvrira ses valises et deploiera les tresors parmi lesquels elle cueillera ceux dont elle fera les turbans et les drapes que ses clientes s' arracheront.

Un apres-midi d'hiver, on l'avait envoyee porter des cha­peaux chez une dame de Westmount. Sa main gauche au chaud dans son manchon froissait l'adresse qu'elle savait par creur, tandis que l'autre main tenait les chapeaux. Elle chan­geait son colis de bras a intervalles reguliers et glissait ses doigts glaces dans Ie manchon. L'avenue serpentait et se per­dait dans les hauteurs. Les residences depassaient en opu­lence tout ce qu'Eveline avait vu jusque-ta; ainsi devait se dresser dans la plaine Ie chateau de Larissa Ivanovna, heroIne chere a son creur de La Troika dans la bourrasque. Au fond de leurs jardins enneiges, proteges par des sapins aux faites blanchis, les manoirs de pierre chuchotaient des appels, des confessions. Dehors, il n'y avait pas arne qui vive. Les rumeurs des rues commerc;antes, en bas, s'etaient eteintes. Seuls Ie frisson d'un rideau, la silhouette d'un chat, troublaient la tranquillite. II s'etait mis a neiger. Eveline avait ferme les

25

Page 28: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier

Table

Saisons ...................................................................... 13

Un chant de flute ...................................................... 47

Rien ne nous fut promis ........................................... 79

En viendrons-nous a bout? ...................................... 105

Donne-moi ta main ................................................. 145

160

Page 29: Les Memoires de Christine Marshall...1 Saisons Eveline a qUitte les ritue1s de l'enfance, la cloche et les rangs, Ie saut a la corde dans la cour de l'ecole.Vne modiste du quartier