Éditions Galltmurj, 1990

Voilà un joli trio,

et dire que tout ça ne fait qu'un,et que cet un ne fait que rien.

BECKETT

Nouvelles et textes pour rien.

To you.

Je me propose, dans cette étude, d'aborder un thème qui paraîtraétrange aux esprits scientifiques d'aujourd'hui. Et cependant cethème me semble introduire à des considérations capitales dansl'histoire de la culture. L'homme est trinitaire. Qui dit «trinité»»

évoque, bien sûr, le dogme central de la religion chrétienne, lemystère de la Sainte Trinité. Mais cet arbre imposant et deuxfois millénaire ne doit pas cacher la forêt je tenterai de montrerque la « trinité » existe aussi, sous des formes spécifiques, dansles polythéismes et dans les autres monothéismes. Mieux nonseulement elle est constante dans le champ narratif, symboliqueet religieux, mais elle est également identifiable comme forme

philosophique, logique, linguistique, clinique. il existe une pen-sée trinitaire qui a connu des actualisations multiples.

On pourrait voir dans ce thème un simple prétexte au déploie-ment d'une érudition s'ébattant dans les délices d'un « compara-

tisme élargi ». En fait, c'est une question d'urgence que ce thèmerencontre l'homme trinitaire est en train de disparaître. Le vieil

homme trinitaire est, en effet, en train d'abdiquer progressive-

ment ses pouvoirs au profit d'un autre, plus « jeune » l'homme

binaire. Le binarisme, pour être plus récent, n'est pas né d'hier.Il est le produit d'une pensée née en Grèce il y a plus de 2 500

ans, d'abord couvée par des petites sociétés marginales (le pytha-gorisme, l'orphisme.), puis construite en système par le plato-nisme et, depuis lors, poussée à ses plus extrêmes conséquencesavec une cohérence rigoureuse. La forme binaire qui domine

aujourd'hui est le résultat d'une longue évolution au cours de

Avant-propos

Avant-propos

laquelle se sont forgées les grandes catégories de la raison dontl'Occident s'est armé le dualisme, la dialectique, la causalité et,aujourd'hui, le calcul binaire. À l'aube du siècle à venir, il appa-raît que notre siècle aura été celui où l'homme binaire, après unelutte deux fois millénaire avec l'homme trinitaire, se sera irré-

versiblement emparé des rênes pas de toutes, mais presque.Aujourd'hui l'homme binaire transforme le monde grâce à l'effi-cacité inscrite dans les réseaux binaires des techno-sciences il

se sert de la forme algorithmique, quintessence de la binarité(informatique, intelligence artificielle) pour créer dans tous lesdomaines (production, gestion, santé.) des processus artificielsde grande ampleur; il sait désormais en quelle langue sont écrits

les programmes naturels du vivant (biogénétique) et à peine a-t-il décrypté des fragments de ces programmes naturels binairesqu'il a commencé d'y intervenir (génie génétique).

En se confiant à la pensée binaire plutôt qu'à la pensée trini-taire, on ne peut pas simplement dire que l'homme est aujourd'huien train de changer d'objet de culte il ne remplace pas les dieuxdes polythéismes ou le Dieu unique des monothéismes par le culterécent des techno-sciences binaires. Il change de monde, il change

le monde, il change de représentation du monde, il change d'esprit,il change de culture. Mais, surtout, il se change lui-même. Il devient

autre. Aujourd'hui, l'énigmatique prophétie de Zarathoustra, lan-

cée il y a une centaine d'années à l'adresse de notre siècle, secharge soudainement d'une terrible actualité, extrêmement lourdede sens

[.] j'aime à m'asseoir sur des églises en ruineOh!comment ne convoiterais-je pas l'éternité ( .j

Comment caractériser ces deux hommes en lutte? L'homme

trinitaire acceptait la mort, il faisait de la représentation de lamort dans la vie le fondement de sa symbolicité et du lien social

pour que deux soient ensemble, il fallait qu'un troisième ait pris,

de gré ou de force, réellement ou symboliquement, la mort surlui. L'homme binaire, au contraire, éloigne la mort de la socia-

lité, il veut outrepasser, il veut la « grande santé », comme disait

Nietzsche. Déjà, il manipule la reproduction; déjà, il se repro-

Les mystères de la trinité

duit de moins en moins. L'homme binaire veut, en fin de compte,

l'éradication de la mort et, cela, sûrement depuis les origines

les pythagoriciens sont les premiers à avoir renoncé à fonder unesocialité sur le sacrifice et donc sur la reconnaissance de la mort.

L'homme binaire veut l'éternité. Le jour où l'idée binaire sera

accomplie, l'homme sera éternel, il sera le surhomme, celui quine meurt plus. Alors l'histoire sera réalisée. Nous entrerons dansun autre temps, celui-là même où la notion de temps aura radi-calement changé de sens. Nous avons déjà atteint ce seuill'homme est en passe de se soumettre à la domination absoluedu binaire.

Aujourd'hui, chaque avancée de l'humanité dans le binaire sem-ble encore devoir se payer par un grand retour, souvent régres-sif, dans les régions sacrées, qu'il s'opère sous l'espèce d'unésotérisme diffus pour les cadres tourmentés des pays riches ousous l'auspice des fondamentalismes à l'usage des pauvres et desdésemparés. Mais le monde se désenchante et, en dépit des alleret retour, nous avançons globalement vers l'ordre binaire.

Avant que ce passage de l'homme au surhomme ne s'opère tota-lement, il est peut-être encore temps de réfléchir à ce que nousvoulons au juste garder une part substantielle à l'homme trini-taire et vivre et mourir, désirer et subir les vanités, vouloir des

enfants, aimer, haïr, sublimer la peur dans l'art et les récits.

ou devenir surhomme et ne plus mourir, mais aussi perdre l'art,la frivolité, l'amour, la haine, la «dépense somptuaireau sensoù l'entendait G. Bataille.? En fin de compte voulons-nousencore désirer ou en finir avec le désir?

En présentant ce « traité» de la trinité, en mettant en évidencela permanence en même temps que le polymorphisme histori-que de cette forme et en mettant en exergue son refoulement actuelcomme cela n'a, à ma connaissance, jamais encore été fait, je veux

dans ce livre contribuer au procès qu'il faut instruire à proposde cette lutte entre binarité et trinité, si déterminante dans l'his-

toire de la culture, si présente dans le malaise actuel de notre

civilisation, si lourde de conséquences. Il est peut-être déjà troptard tant l'ordre binaire avance «tout seul », tant le désir de

l'homme devient le désir de se faire objet de cet ordre, mais il

fallait bien à la vieille trinité un avocat, avant qu'elle soit

Avant-propos

condamnée et exécutée sans jugement et que sombre avec elle

le joyeux cortège de l'humanité tragique. En prenant la paroleà cet endroit, je cours évidemment des risques celui d'être accuséde monter sans en avoir l'air une de ces nombreuses petites machi-

nes antiscientifiques à la mode. Ce serait mal interpréter mesobjectifs et ce travail. Je ne campe pas sur les bonnes vieilles posi-tions humanistes qui ne mangent pas de pain, sauf celui, rassis,de quelques censeurs empesés qui prêchent le ressentiment. Jeme sens redevable d'une profonde révérence devant une formede pensée aussi audacieuse que la pensée binaire. À l'inverse,je risque d'être accusé d'écraser l'infinie diversité des culturesdu monde pour les faire entrer de force dans la grande catégoriedu trinitaire. Or je n'ignore rien de cette diversité. Mais il setrouve a) que rien d'autre que la forme trinitaire ne peut garan-tir la diversité des cultures; b) qu'il n'est plus temps de se

complaire dans l'idée de cette diversité, alors même que les ter-ritoires où elle s'exprime sont de plus en plus étroits, contrôléset pris en charge par les réseaux de la binarité.

PREMIÈRE PARTIE

Trinité et binarité

Le mystère de la Trinité, je n'y étais pas prédisposé. Je venaisde terminer ma thèse d'État. Une thèse sur le langage, dix ansde travail, mille deux cents pages. Pendant des années, je m'étaisplongé dans le dédale des recherches contemporaines sur la lan-gue, des plus limpides aux plus obscures. Je me reposais en Bre-tagne. C'était un jour où l'île de Groix était perdue dans la brume;j'en cherchais les contours et, subitement, je me suis entendu

dire « Nos sciences du langage sont structurées comme le mystèrede la Sainte Trinité.» Je n'ai aucune prédilection pour les révé-lations, je tiens plutôt en suspicion les fameux épisodes catharti-

ques de la vie de l'esprit la nuit mystique de Pascal du23 novembre 1654. ce jour de l'automne 1882 où Nietzsche,

marchant dans les montagnes de la Riviera italienne du Levant,« six mille pieds au-dessus de l'homme et du temps », découvritl'enfant qu'il portait depuis dix-huit mois, tel un «éléphantfemelle », l'Éternel Retour. cette nuit de l'année 1946 où Bec-kett, égaré dans la lande irlandaise, à l'extrémité d'une jetée aubeau milieu d'une tempête, avait rendez-vous avec son écritureune voix qui cherche dans le noir quelqu'un pour le faire avouer,

oui, je me rappelle. Je ne sais pourquoi, mais je ne saisis deces événements infiniment poignants que leur côté grandiloquentet presque comique. Si, ce jour-là, la chose trinitaire m'appa-raissait, si je prêtais ma voix à l'Autre, c'est que, dans les moisprécédents, j'avais travaillé un peu trop au-delà de mes forces.Là, devant Groix, le rire me prit; plus encore quand me revint

à l'esprit l'un des articles du Dictionnaire abrégé du surréalisme

Trinité et binarité

de Breton « Je suis le devoir du tri-Mystère, tri mystère du Finis-tère, des Trelendious et des trédious, des trébendious. », etc.

Les voies du seigneur me seraient à jamais impénétrables. Mieuxvalait décider d'oublier. le tri-mystère du Finistère.

Cinq ans après, voici ce livre intitulé « Les mystères de la tri-nité » prière de remarquer « mystères » au pluriel, « sainte »

éludé et minuscule à « trinité ». Je suis reposé, je suis présente-ment exempt de toute présomption de dépression post-partum

affection atteignant nombres d'animaux intellectuels, du sou-

riceau à l'éléphant, les contraignant, après la délivrance, à s'enfer-rer tragi-comiquement dans des propos aussi décisifs quecacophoniques. Je tiens toujours en suspicion l'aveuglante clarté

des révélations. Je n'ai fait aucun progrès personnel sur la voiedu salut éternel. Mais, pendant cinq ans, je n'ai pas cessé de

construire des chausse-trappes pour tenter de piéger et d'identi-fier la chose trinitaire, naguère entrevue au moment même oùjedétournais le regard. Et je dois dire que les multiples vérificationsque j'ai effectuées, parfois jusqu'à l'obsession, pour dépister ce

qu'alors j'avais entr'aperçu, au lieu de me convaincre de cesserde courir derrière une chimère, m'ont finalement entraîné bien

plus loin que je n'aurais dû aller, si j'avais su aujourd'hui, je

suis sûr que si la trinité hante nos sciences de langage, c'est tout

simplement parce qu'elle loge dans notre langue elle-même. En un

mot, je dis maintenant que la langue naturelle, celle que vous

et moi parlons tous les jours, est habitée par la trinité. Autre-

ment dit que nous le voulions ou non, nous sommes, en tant

que sujets parlants, sujets du trinitaire.

Par trinitaire, j'entends une définition de la parole, du Verbe,impliquant un ensemble de trois termes, irréductible aux habituellesrelations à deux termes utilisées par la raison pour frayer sa route

quel que soit le jour sous lequel on l'éclaire, à un moment ou

à un autre, la parole se révèle posséder la propriété « trois en un »

ou propriété « trine ». Qu'est-ce que la propriété trine? Serait-elleun avatar de ia fameuse triade hégélienne «unité-scission-

réconciliation » ? Je me contenterai pour l'instant d'indiquer que

la propriété trine n'a rien d'une glorieuse vue de l'esprit qui anti-

ciperait là sa fin et sa réalisation absolue. La trinité dont je parle,

chaque être parlant ne cesse d'en faire l'immédiate expérience

Trinité et binarité

pour la saisir, il suffit d'évoquer l'espace humain le plus banalqui soit, lieu commun de toute l'espèce parlante, celui de la conver-sation « je » dit à « tu» des histoires que « je » tient de « il ». Aucentre de notre réalisation la plus immédiate en tant qu'être par-lant, on trouve ces trois termes, irréductibles l'un à l'autre. Cette

très banale et très évidente propriété trine a cependant rendu chau-ves les meilleurs logiciens ils se sont arraché les cheveux, mais

jamais ils n'ont pu recomposer idéalement la propriété trine à partirdes relations dyadiques dont ils disposent'.

La trinité de la langue naturelle, voilà la découverte, faite pra-

tiquement par inadvertance, un jour de distraction, que je doisassumer maintenant et dont il sera question dans ce livre.

Le lecteur sera vraisemblablement tenté de voir dans ces lignesd'introduction l'oeuvre même de la dénégation et de croire queje suis présentement en train de faire de très gros efforts pourdissimuler une conversion plus ou moins réussie au dogme chré-tien. Si je m'affiche tranquille comme Baptiste devant cette ques-tion, c'est que j'ai une très bonne raison pour ne pas avoir jetésans délai mes habits civils- aux orties. Si je n'ai pas abjuré ladroite philosophie pour verser sur-le-champ dans la théologie,c'est que la trinité dont je parle n'est pas celle du dogme chré-tien. La trinité que je prends pour objet est antérieure à toutecroyance, elle est inscrite dans notre condition d'être parlant. Je veuxdire qu'il existe une trinité naturelle comme on dit« languenaturelle immanente au fait de parler. En d'autres termes,tout être, parce qu'ilparle, quelles que soient ses convictions, qu'ilsoit païen, bouddhiste, athée, juif ou chrétien, met en acte unefigure trinitaire, antérieure à toute actualisation religieuse. Ceque, en revanche, je ne saurais nier est que la tradition chrétiennea parfaitement su mettre en exergue cette forme trinitaire imma-

nente et la renvoyer aux hommes comme leur vérité ultime, en

1. Une relation trine ne peut jamais être construite comme un complexe formé à par-tir de relations dyadiques, même si l'on peut décomposer une relation trine en relationsdyadiques. Voir, par exemple, sur ce point Peirce, Ecritssur- le signe, Paris, Le Seuil,1978 et mon commentaire infra, p. 141 sq.

Trinité et binarité

la transcendantalisant. La force spirituelle du christianisme, depuisles origines jusqu'à maintenant, tient précisément dans le mou-vement de reconnaissance et de construction de la condition de

l'homme dans la langue, en particulier par la forme trinitaire affec-tant le Verbe 1. C'est en ce sens que le christianisme est, commeon le dit parfois depuis Hegel, la seule religion« vraie » parcequ'il met en scène un Dieu, un dire, trinitaire. Voilà pourquoije ne saurais me passer, dans cette appréhension de la trinité, desauteurs chrétiens, théologiens et philosophes, qui lui ont vouéleur vie Augustin, Thomas, Hegel, notamment. Ils exprimenten termes chrétiens des attitudes fondamentales (et, d'ailleurs,contradictoires) de l'homme, face â ce qui le fait être parlant,la trinité. Mais cette reconnaissance de la valeur spirituelle dudogme chrétien n'implique de ma part nul enthousiasme intem-pestif le chrétien est libre de trouver dans ces lignes œuvrantà la résurgence de la chose trinitaire, tout le réconfort qu'il peutsouhaiter mais, comme je le considère ici, le christianisme ouplutôt la trinité dans le christianisme présente pour moi exac-tement le même intérêt que le symptôme pour le psychanalysteou un mythe pour l'ethnologue. Ce qui est concédé au sémiolo-gue ou au philosophe travaillant sur la culture d'autres sociétésdoit être accordé à celui qui travaille sur la nôtre personne nepense que Lévi-Strauss puisse être suspecté de croire à la sorcel-lerie des Indiens de l'Amérique tropicale et de la diffuser, parcequ'il a reconnu la mythologie bororo comme discours. De mêmepour moi, la forme chrétienne de la trinité reste une mise en scène

de la condition humaine. Si bonne soit la pièce jouée, si poignantsoit le drame représenté, si vraie soit la représentation donnée,la mise en scène comme telle obéit à des contingences spécifi-ques, particulières, qui inscrivent la chose dans les limites histo-riques, géographiques, sociales, culturelles, intellectuelles. dela représentation. Sous le mode où je la prononce, la reconnais-sance de la valeur spirituelle du dogme chrétien ne peut corres-pondre qu'à une radicale mise en question de sa prétention àl'universalité.

Or, justement, dès que l'on destitue le christianisme de sa pré-

1. L'autre mystère, celui de l'Incarnation, ne me laisse nullement indifférent. Voirinfra, p. 45 sqq.

Trinité et binarité

tention à assumer la totalité de la représentation, toutes les autresformes de la trinité, que les hommes n'ont jamais cessé de mettre enacte ou de construire, apparaissent. Et elles sont nombreuses il existed'autres formes religieuses de la trinité, des formes païennes éga-lement, des formes immanentes, d'autres transcendantes (dans lejudaïsme, notamment), d'autres empiriques, pragmatiques, clini-ques et même logiques. Ces formes ne sont ni préchrétiennes, nipostchrétiennes, ni parachrétiennes; non, elles sont seulement a-chrétiennes. Elles sont d'autres symptômes de ce qui est, par excel-lence, le problème de l'humain. Ces autres formes resterontoccultées tant que la trinité naturelle sera entièrement assumée parla forme chrétienne. Je me fixe, dans ce livre, l'objectif de faire

apparaître la profonde parenté de ces formes en montrant que toutessont, en fait, des occurrences de la trinité naturelle de la languenaturelle. Toutes, la chrétienne différemment des autres, mais niplus ni moins qu'elles, mettent en jeu une définition de la paroleimpliquant la propriété«trois en un ».

Si ces formes peuvent être référées à une forme « naturelle »,incessamment réinterprétée, alors ce sont les prémisses d'unegénéalogie de la trinité qui sont en jeu dans ce travail. Cette généa-logie ne devrait révéler rien d'autre que l'importance capitale decette forme dans la culture, puisque c'est dans et par le trinitaireque les hommes se forment comme sujets parlants et qu'ils for-ment des socialités.

Avant d'essayer de mener à bien ce programme, il reste quandmême à répondre à une question préjudicielle de toute premièreimportance d'où, diable, est-ce que je tiens ma tranquille certi-tude de pouvoir compter sur ladite forme « naturelle» de la tri-nité, sorte d'équivalent général idéal garantissant la convertibilitéde l'un en l'autre des différents ensembles «trois en un» que je

me fais fort de faire apparaître? Si je soumettais cette proposi-tion à mon propre discours, la forme que je répute « naturelle»

pourrait n'apparaître que comme une forme très spécifique, unereprésentation locale risquant de peser de peu de poids au regarddes formes trinitaires plus ou moins savamment construites parles différentes traditions. On ne pourrait alors évidemment pasprétendre analyser les formes avérées à partir de cette représen-tation locale.

Trinité et binarité

La réponse n'ira pas sans susciter quelque surprise. J'ai trouvécette trinité naturelle dont je me réclame là où on ne l'attendrait

pas enfouie au cœur de notre siècle, dans une position très spé-ciale, refoulée au sein même de notre pensée technico-scientifique.De là, j'ai l'intention de l'extraire et de la remettre en service

pour revisiter l'histoire des cultures humaines.

Au passage, je note que, si elle existe vraiment dans l'actua-lité, il faut alors réviser l'habituel jugement la trinité n'est pasune affaire autrefois florissante, aujourd'hui tombée en désué-tude. La trinité, ce n'est pas l'enfance de la pensée, belle commeun temple grec, insupportable comme une vieille lune théologi-que, n'intéressant plus, en notre siècle de science, que des ouail-les friandes de mystères, le corps en voie d'extinction desfonctionnaires du culte, dix ou quinze érudits enfermés dans leurstours d'ivoire, les rares enfants du catéchisme qui n'y compren-nent goutte et quelques attardés prêts à repartir aux Croisades.

Dans notre siècle, quelques originaux, parmi l'étrange peuplede veilleurs qui guette aux frontières de notre intelligence le destindes signes, n'ont cessé d'annoncer le grand retour d'une nou-velle trinité. Il est ainsi quelques grands fous ou étranges per-sonnages dans le siècle, comme Artaud, sachant, on se demande

comment, du fin fond de sa cellule de Rodez, la force de cette

forme éprouvée comme « la Sainte Trinité des gens conglomérésdans des attitudes obscènes afin de dominer les événements' »Il

la définition, y compris son pathétisme, est, nous le verrons,à reprendre intégralement. Borges, quant à lui, considérait que« l'invention de la trinité [était] plus impressionnante, plus har-

die, plus belle que celle du sphynx ou du centaure », et concluait

qu'elle était « la création la plus audacieuse de la littérature »ce à quoi, après maints détours, je souscris à mon tour. Toute

l'oeuvre de Joyce tourne autour de la trinité, je ne parle pas seu-lement des ruminations et des références plus ou moins héréti-

ques de Stephen, dans Ulysse, sur les questions de la Loi et dela filiation nouées dans la trinité, je parle de l'écriture de Joyceorganisée à partir de la trinité comme centre de gravité absolu

du verbe, dans lequel toutes les langues de la terre viennent, indif-

1. Antonin ARTM'D, Œuvres complètes, XIX, Paris. Gallimard, 1984, p. 169.