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311 PARCOURS 2008-2009 Les nouveaux modèles de la famille Véronique Rouyer Université de Toulouse - Le Mirail Familles nucléaires, divorcées ou recomposées, familles monoparentales, cou- ples homosexuels avec enfants… Chacun et chacune d’entre nous rencontrons dans notre entourage ces réalités familiales. Ces diverses configurations familiales qualifiées de « nouvelles » nous amènent à interroger les rapports entre parenté et parentalité. Si la parenté permet l’inscription généalogique de l’individu, son identité, si elle désigne sa place et son rôle dans la société (Neirinck, 2001), la parentalité renvoie plutôt au processus de devenir parent, à l’expérience et la pra- tique (Houzel, 1999). Sujet complexe s’il en est que nous aborderons à partir de notre point de vue de chercheur en psychologie du développement de l’enfant et de sa famille. Nous verrons dans un premier temps la nature des changements qui affectent la famille, et les différentes configurations familiales, puis nous examine- rons leur influence sur le développement de l’enfant, et pour finir, sur les implica- tions de ces configurations familiales pour la vie sociale et son évolution. LES NOUVEAUX MODÈLES DE LA FAMILLE

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Les nouveauxmodèles

de la familleVéronique Rouyer

Université de Toulouse - Le Mirail

Familles nucléaires, divorcées ou recomposées, familles monoparentales, cou-ples homosexuels avec enfants… Chacun et chacune d’entre nous rencontronsdans notre entourage ces réalités familiales. Ces diverses configurations familialesqualifiées de « nouvelles » nous amènent à interroger les rapports entre parentéet parentalité. Si la parenté permet l’inscription généalogique de l’individu, sonidentité, si elle désigne sa place et son rôle dans la société (Neirinck, 2001), laparentalité renvoie plutôt au processus de devenir parent, à l’expérience et la pra-tique (Houzel, 1999). Sujet complexe s’il en est que nous aborderons à partir denotre point de vue de chercheur en psychologie du développement de l’enfant etde sa famille. Nous verrons dans un premier temps la nature des changements quiaffectent la famille, et les différentes configurations familiales, puis nous examine-rons leur influence sur le développement de l’enfant, et pour finir, sur les implica-tions de ces configurations familiales pour la vie sociale et son évolution.

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Changements dans la famille, famille en changementsIl est nécessaire dans un premier temps d’examiner ce qui a changé. Lorsque

l’on parle de la famille, une image s’impose à nous : un père, une mère et un ouplusieurs enfants (et de préférence, un garçon et une fille). Image d’Épinal deve-nue désuète? Cette famille, c’est la famille nucléaire, aussi appelée PME (père-mère-enfant, Neuberger), ou famille conjugale. Ces différentes appellationsrenvoient à son mode de constitution : ce qui fonde cette famille, c’est le coupleinstitué par le mariage ; les enfants qui naissent de ce couple ont une filiation défi-nie sur la base du référentiel biologique et du codage social : une filiation bilaté-rale exclusive (un enfant a un père et une mère, qui sont ses parents géniteurs).Pour les pères, « le social venant - à l’inverse de ce qu’il en est pour la femme - enquelque sorte précéder le (présumé) biologique » (Neyrand, 2001, 22). Le portraitde cette famille conjugale n’est pas tout à fait complet, il faut aussi souligner lescaractéristiques particulières relatives aux places et fonctions des pères et mère.En effet, ce qui caractérise le fonctionnement de cette famille conjugale, c’estl’asymétrie des fonctions conjugale et parentale : l’homme est assigné à la sphèrepublique, et la femme à la sphère privée, le père est pourvoyeur de revenus et lamère donneuse de soins et principale figure éducative. Ce modèle, c’est celui de la« famille conjugale, c'est-à-dire nucléaire et de tradition patriarcale » qui a connuson apogée dans les années 1950 (Neyrand, 2001, 30). Dans ce modèle, conjuga-lité, sexualité et parentalité sont liées.

C’est ce modèle qui semble remis en cause avec l’évolution socioculturelle, etce sur plusieurs dimensions :

- d’une part, à l’intérieur même de ce modèle, des changements se sont opérés(notamment les places et rôles des hommes et des femmes, des pères et des mèresen lien avec l’idéal égalitaire), et

- d’autre part, « l’apparition » ou plutôt le développement de nouvelles confi-gurations familiales (familles monoparentales, divorcées, recomposées, adoptives,homoparentales, etc.).

Ainsi, c’est à la fois sur le fond et la forme de la famille que les changementsont opéré. Ce qui caractérise ces changements, c’est donc ce passage d’un modèlede famille unique à une pluralité des formes familiales. Ainsi rapidement brosséce bref retour en arrière (50 dernières années), on pourrait conclure à la mort dela famille - conjugale, ou selon l’expression de deux sociologues, à la « fin dunucléaire » (Le Gall & Martin, 1993). Pourtant, les nostalgiques de ce passé récentne doivent pas oublier que cette famille conjugale n’a pas toujours été, loin s’enfaut, le seul modèle dans l’histoire, et de ce fait a plutôt représenté sur le plan his-torique une parenthèse, car c’est bien le pluralisme et la diversité familiale qui ontprévalu dans l’histoire de notre pays (comme en témoignent les travaux des histo-riens de la famille : Burguière, 1993 ; Déchaux, 1988, in Le Gall & Bettahar, 2001).Ainsi, ces « nouvelles » configurations familiales ne sont pas toutes inédites.

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Par ailleurs, sur le fond sociétal, deux mouvements accompagnent cettepériode d’évolution : l’accent mis sur l’individu (et la nécessité de s’épanouir, deréussir sa vie), et sur les relations interpersonnelles (leur qualité en termes d’af-fectivité et d’affinité) ont dessiné une famille contemporaine que l’on peut qua-lifier de « relationnelle », qui se caractérise par des liens moins définisstatutairement, et librement consentis (De Singly, 1993 ; Le Gall & Bettahar,2001). Cependant, la famille n’a jamais été autant plébiscitée, et reste unevaleur sûre : ainsi aujourd’hui, « le désir d’une plus grande liberté n’exclut pasle besoin d’attaches », autrement dit « l’individualisme n’évacue pas tout désird’appartenance » (Déchaux, 1998, 87 in Le Gall & Bettahar, 5). Ces liens affec-tifs et électifs qui se tissent au sein de la famille semblent « de plus en plusintriqués, enchevêtrés et difficiles à démêler ». Ainsi, dans le même temps où lafamille s’est défaite du « poids des traditions et des obligations, (….) descontraintes morales et religieuses », elle s’est inscrite « dans de nouveauxidéaux d’amour et de bonheur », d’épanouissement personnel, ce qui paradoxa-lement amène de nouvelles difficultés pour les processus de séparation (Hefez,2004, 12).

Nous allons à présent examiner les différentes configurations familiales d’au-jourd’hui. Au travers de ce petit panorama, nous souhaitons mettre en évidence ladiversité des configurations familiales, en soulignant également leur diversitéinterne et leur complexité.

Diversité des configurations familiales aujourd’hui :un petit panorama.

La famille nucléaire conjugale

Nous commencerons par la famille nucléaire conjugale, modèle de familleparmi d’autres, et non plus famille-modèle. En effet, au sein même de ce modèle,coexiste une diversité de situations familiales en fonction des milieux sociocultu-rels, les changements socioculturels liés à l’idéal égalitaire (travail des femmes parexemple, etc.) n’ont pas eu (encore?) le même impact partout et pour tous ettoutes.

L’un des changements majeurs au niveau de la famille et de sa constitutionréside dans le fait que ce n’est plus le mariage qui fonde la famille, mais le senti-ment amoureux. Avec la progression de l’idéal égalitaire homme-femme, de la« reconnaissance de la sexualité comme élément capital de la vie conjugale et ledialogue comme mode de communication prioritaire » (Walch, 2003, 203), le cou-ple est devenu plus ouvert, plus libre mais aussi plus incertain, certains auteursparlent à ce propos d’une polygamie répartie dans le temps (Neyrand, 2002).Autrement dit, le couple se constitue sur fond possible de rupture dans le temps.Comme la famille, le couple est porteur d’un idéal valorisé : il serait en effet le lieuet l’espace relationnel qui permettrait à chacun de s’épanouir, en apportant

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réconfort et réassurance narcissique contre les « agressions du monde extérieur »et les aléas de la vie (Neyrand, 2002). Dans cette perspective, l’enfant, devenu unbien précieux, vient couronner en quelque sorte l’amour conjugal, et donner nais-sance à la famille.

Espace relationnel fortement investi au plan imaginaire, individuel et collectif,le couple se caractérise par une plus grande fragilité : lorsque les attentes ne sontpas comblées, et le bonheur promis pas au rendez-vous, c’est la rupture. Lesconséquences de cette rupture sur la vie familiale ne sont plus les mêmes. Eneffet, auparavant, la rupture conjugale entraînait de manière quasi inéluctable lagarde de l’enfant à l’un des parents (le plus souvent la mère), et à un exercice del’autorité parentale par un seul des parents, l’autre parent, devenu le second,bénéficiant d’un droit de visite ponctuel. Cette répartition coïncidait avec larépartition asymétrique des rôles et des places de la mère et du père dans lafamille conjugale : père pourvoyeur de revenus et mère donneuse de soins, etprincipale figure éducative. Ainsi, le divorce était synonyme de dissolution de lafamille, amenant le développement croissant des situations de monoparentalité :la mère élevant seule l’enfant ou les enfants.

En ces temps de démariage, l’idéal de la famille nucléaire biparentale perdurepour tout un chacun, quels que soient les aléas de la vie familiale (Théry, 1993).Aujourd’hui, le divorce se rapporte à la dissolution du couple et ne signifie plusnécessairement la fin des relations parents-enfants. Ainsi, un « homme qui divorcede sa femme [ne] divorce [plus] toujours de ses enfants (Naouri, 1995, 69). C’estbien dans cette perspective que s’inscrivent les dernières lois sur l’autorité paren-tale, en instaurant le principe de coparentalité après la séparation conjugale, aunom de l’intérêt et du bien-être de l’enfant, et en instituant une alternative à lagarde monoparentale : la résidence alternée. Ainsi, la séparation conjugale amèneaujourd’hui à une multiplicité de possibles quant à l’organisation des relationspère-enfant et mère-enfant, en fonction de nombreux facteurs (proximité géogra-phique, qualité de la relation coparentale, interdépendance du conjugal, du copa-rental et du parental, mais aussi problèmes d’alcoolisme, de violences conjugaleet/ou familiale, de maltraitance de l’enfant, etc.) (Rouyer, 2008). La famille conju-gale d’aujourd’hui apparaît dans toute sa complexité et sa diversité, nous mettantdéjà à distance du modèle hégémonique de la famille nucléaire conjugale desannées 1950.

Les familles monoparentalesNous allons à présent aborder les autres configurations familiales, en suivant

leur ordre d’apparition sur le devant de la scène des représentations liées à lafamille (Lefaucheur, 1993), des recherches et les débats publiques, en commen-çant par les familles monoparentales.

Cette appellation est apparue à la fin des années 70-début des années 80.Cette catégorie « familles monoparentales » a alors rencontré un vif succès, per-mettant d’une part de reconnaître la « nouvelle pauvreté » de ces familles, et

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d’autre part, alimentant les discours relatifs à la crise de la famille (liée aux évolu-tions démographiques et législatives, et aux mouvements féministes). Ainsi, pourcertains, les familles monoparentales étaient le symbole de nouveaux styles de vieet de lutte contre les discriminations faites aux femmes ; pour d’autres, ellesétaient la preuve de la gravité des conséquences de la libération des femmes surle développement de l’enfant et plus largement sur la société (Lefaucheur, 1993).

Derrière cette appellation, se cache en fait une variété de situations familiales :monoparentalité faisant suite au décès de l’un des parents, cas des mères céliba-taires, ou monoparentalité faisant suite à une séparation du couple conjugal. Dansce dernier cas, cette appellation amène une vision tronquée de la réalité, car c’estle foyer dans lequel vit principalement l’enfant qui est monoparental, et le plussouvent l’enfant conserve des liens et relations avec son autre parent. PourN. Lefaucheur (1993), sociologue, les familles monoparentales se caractérisentparticulièrement par le fait qu’il n’y a qu’un seul revenu, source de pauvretépotentielle pour ces familles, alors que dans le même temps, avec l’essor du travailféminin, s’est développé le modèle des couples bi-actifs (donc deux revenus).Dans les années 1980, elles ont peu à peu été « poussées » dans les coulisses parles familles recomposées, avec lesquelles elles partageaient néanmoins la caracté-ristique d’être des familles dissociées.

Les familles recomposées

Faisant suite à la séparation conjugale, voire à une séquence possible demonoparentalité, la recomposition familiale n’est cependant pas un phénomènenouveau. L’image de la marâtre, moins souvent du parâtre, est une figure récur-rente de la littérature et de la vie des siècles derniers, la différence essentielle estqu’à ces époques, la recomposition faisait suite à un veuvage, le beau-parent sesubstituant au parent décédé. Aujourd’hui connues sous le terme de famillesrecomposées, elles ont été nommées successivement « reconstituées », ou encore« composées », « à beau parent » (Léridon, 1993), reflétant bien la comparaisonimplicite au modèle de la famille nucléaire (des enfants, mais deux parents, ouplus exactement deux figures parentales). La différence ici, c’est que les enfantssont présents avant la nouvelle conjugalité qui se met en place.

Pour ces familles aussi, la diversité des réalités est de mise, et la question sepose de savoir à quelles situations on peut appliquer cette appellation. Dans cer-tains cas, cela semble simple : enfant habitant avec l’un de ses parents et son nou-veau conjoint(e) (situation de base pourrait-on dire), auxquels s’ajoute un ouplusieurs enfants du nouveau couple ; enfant habitant avec l’un de ses parents etson nouveau conjoint(e) ayant lui-même des enfants d’une première union, etc.,mais dans le cas où c’est le conjoint non gardien qui a un nouveau conjoint, et quel’enfant rencontre, peut-on parler de famille recomposée? Certains auteurs dési-gnent sous le terme « beau-parent par intermittence » cette situation pour la dis-tinguer du beau-parent que l’enfant côtoie au quotidien (Le Gall, 2001).

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Les familles recomposées actuelles posent d’emblée la question de la pluripa-rentalité : en effet, le second parent peut toujours être présent dans la vie de l’en-fant, et le beau-parent n’a plus à se substituer à lui. Entre éviction et pérennitédes liens et des rôles, la marge est grande, et la prédominance de l’une ou l’autrede ces logiques peut aussi varier en fonction des milieux socioculturels (Fine,2001 ; Le Gall & Martin, 1993). Si dans le droit, le statut des pères et des mères, etcelui des beaux-parents sont clairement distingués (en référence à l’exclusivitébilatérale), dans la réalité des pratiques, différentes enquêtes de sociologues mon-trent que les responsabilités et activités éducatives sont le plus souvent assuméesdans « un climat de concurrence et de rivalité, plus ou moins grand, celles-ci étantparticulièrement vives entre les femmes » (Fine, 2001, 77). La place de beau-parent n’est pas facile à définir et à délimiter, elle dépend notamment de la placeque souhaite prendre le beau-parent, de celle que le(s) parent(s) de l’enfant luiautorise(nt) à prendre, et enfin de celle que l’enfant accepte de lui donner.L’arrivée d’un nouvel enfant au sein de cette union conjugale va entériner, scelleren quelque sorte la reconnaissance de la famille recomposée, elle est « un puis-sant facteur d’institutionnalisation des familles recomposées » (Le Gall, 2001,230). Mais pour ce nouvel enfant, on peut se demander si cette appellation estpertinente (il grandit en effet dans un foyer constitué de ses deux parents biolo-giques).

Les familles homoparentalesDernière arrivée sur le devant de la scène familiale, la famille homoparentale

est au centre de la tourmente médiatique et scientifique. On peut d’embléeremarquer l’ambiguïté de cette appellation qui inclut l’orientation sexuelle desparents, mais qui possède le mérite de rendre visible un phénomène. Si au départ,ces familles homoparentales se constituaient sur la base d’une recomposition (unparent avec des enfants d’une première union hétérosexuelle, en couple avec unconjoint de même sexe) ou via l’adoption d’un enfant par l’un des conjoints(déclaré célibataire), aujourd’hui, l’évolution des progrès biomédicaux rend possi-ble la conception d’un enfant selon diverses modalités (insémination artificielled’une conjointe, mère porteuse, etc.), voire dans le cadre d’un projet de coparen-talité. Dans cette perspective, « le « couple » parental comprend un homme et unefemme, lesquels peuvent avoir ou non un partenaire conjugal du même sexe. Laconfiguration familiale peut donc dans ce cas varier de deux à quatre adultes.Trois configurations sont possibles : le modèle exclusif (les parents géniteurs et/oulégaux détiennent l’autorité parentale), le modèle bipolaire (deux couples conju-gaux formant deux unités familiales indépendantes avec respect de la procréationbiologique) et le modèle intégratif (les conjoints sont parents au même titre queles parents biologiques) (Gratton, 2007). Dans ces familles, sexualité, procréationet parentalité peuvent être dissociées, et le mode de constitution de ces familles aune influence déterminante sur le nombre des adultes, parents « biologiques » ounon, qui élèveront l’enfant.

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Pour conclure sur ce point, soulignons le problème des appellations et des réa-lités qu’elles nomment et désignent (Léridon, 1993 ; Théry, 1993). Nommer cessituations familiales contribue certes à leur visibilité, et à la possibilité de lesdénombrer, mais sous ces appellations apparaissent des situations de vie très com-plexes et spécifiques, liées aux trajectoires individuelle, conjugale et familiale desindividus. Cette complexité, que nous n’avons fait qu’effleurer, de la compositionfamiliale ne questionne pas simplement les places et les rôles des parents, maisaussi celles et ceux des membres de la famille (relations fraternelles, relationsgrand-parentales, etc.) et leur statut. Loin d’être données une fois pour toutes, cesconfigurations familiales peuvent constituer autant de séquences de vie pour l’en-fant et les adultes qui l’entourent.

Quels enjeux pour l’enfant et son développement : laquestion des liens et de la pluriparentalité.

Les changements socioculturels ont fait de la famille une affaire privée repo-sant sur les liens amoureux, et centrée sur l’enfant. En effet, de nos jours, c’estl’enfant qui fonde la famille. La place et le statut de l’enfant se sont aussi considé-rablement modifiés dans la société : « d’atout économique chargé d’augmenter lerevenu familial, [l’enfant s’est transformé] en objet d’amour, dont les caprices fontla joie et le cauchemar des parents » (Zeldin, 2005, VII). Avec notamment laDéclaration des droits de l’enfant, se sont développées les notions d’intérêt et dedroits de l’enfant : on est ainsi passé, au plan socio-historique relatif à l’autoritéparentale, d’une conception mettant en avant les droits des parents et les devoirsdes enfants, à une conception que l’on pourrait qualifier d’inversée : celle desdroits des enfants et des devoirs des parents (Leveneur, 2003). Par exemple, c’estbien à partir de l’enfant, et de son droit à conserver des liens avec ses deuxparents, qu’a été récemment institué le principe de coparentalité (autorité paren-tale partagée) après la séparation conjugale.

Or, avec les nouvelles configurations familiales, se pose la question de la pluri-parentalité, telle qu’elle peut être vécue dans le quotidien par l’enfant. Celui-cipeut en effet être amené, au fil des relations conjugales de ses deux parents biolo-giques, à côtoyer d’autres adultes, qui peuvent devenir des figures parentales ouéducatives avec lesquelles il pourra tisser des liens affectifs. Mais dans le droitactuel français, ces différentes figures parentales ne peuvent avoir avec l’enfant deliens juridiques relatifs à l’autorité parentale. Autrement dit, cela n’altère en rienpour l’enfant la réalité de sa filiation à son père et sa mère biologiques, et nemodifie pas ses liens de parenté. Ainsi, s’il peut y avoir des parentalités plurielles,il ne peut y avoir de parentés plurielles.

Pour autant, on ne peut, dans la plupart des cas, contester la réalité de ces rela-tions entre l’enfant et ces autres figures éducatives, amenant à l’établissement deliens affectifs parfois forts et importants dans la vie actuelle et future de l’enfant.Cette pluriparentalité vient questionner nos schémas de pensée relatifs au déve-

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loppement de l’enfant, qui reposent principalement sur le modèle du lien mère-enfant, conçu comme le seul lien essentiel, et véritable pivot du développement del’enfant. Ce modèle fait de l’enfant le prolongement du corps de la mère, ne faisantqu’un avec elle (au plan biologique, puis psychologique: la fusion mère-enfant).Sur ce point, il faut rappeler la relativité socio-historique de cette conception: elles’est développée et imposée dans la lignée de la pensée freudienne du début duXXe siècle, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, sous l’impulsion de psy-chanalystes et de pédiatres ayant mis à jour les carences de développement desenfants placés en pouponnière, auxquels on dispensait des soins physiques, maispas de soins psychiques et affectifs. Nous soulignons ici l’influence de cette concep-tion théorique, qui s’est diffusée dans la société (sur les représentations et les pra-tiques, les lois aussi, et leur évolution), et qui a conduit à la mise en place duparadigme du lien mère-enfant, et de manière concomitante à l’évacuation desautres liens et relations avec les autres adultes, et en premier lieu le père, instituécomme figure secondaire et tiers séparateur de la dyade (Neyrand, 2001).

Sur la base de cette conception théorique de la socialisation, l’apparition denouvelles configurations familiales s’est toujours accompagnée d’un questionne-ment, d’un doute, voire d’un soupçon sur leur normalité en référence ici à lanorme que constitue la famille nucléaire classique, et sur leur influence sur ledéveloppement de l’enfant. Que l’on pense par exemple aux enfants de famillesdivorcées dans les années 1970, ou encore aux enfants de familles monoparen-tales, recomposées ou plus récemment aux enfants grandissant au sein d’un foyerhomoparental.

Depuis les années 1970 (et l’apparition des « nouveaux » pères), ces proposi-tions sont réexaminées peu à peu, mais il existe une pluralité de discours, et par-fois les plus médiatiques et médiatisés ne sont pas les moins conservateurs.Aujourd’hui, la plupart des spécialistes et chercheurs qui travaillent sur la ques-tion du développement de l’enfant au sein de ses milieux de vie considèrent quela socialisation de l’enfant est plurielle : l’enfant est pensé comme d’emblée social,il se développe dès les premiers jours suivant la naissance au sein de relationsinterpersonnelles multiples et diversifiées (par exemple, les premiers jours à lamaternité, ou les interactions entre la mère et son enfant et celles avec le père etson enfant). L’enfant va ainsi se développer dans et par les relations interperson-nelles, construisant au fur et à mesure du développement de ses capacités cogni-tives une image, une représentation de sa famille, que très tôt il sera amené àconfronter à celles de ses pairs. Il pourra de cette façon découvrir d’autres confi-gurations ou situations familiales qui l’amèneront à s’interroger sur la sienne.Finalement, ce n’est pas tant le type de configuration familiale en lui-même quipeut parfois poser problème pour l’enfant, mais plutôt le regard que portent lesautres sur cette configuration familiale. Par exemple, les travaux menés sur lesenfants se développant dans des familles homoparentales mettent en évidencepeu ou pas de différence en termes de développement, mais plutôt des difficultésressenties par ces enfants en rapport avec le regard des autres. De plus, la recon-

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naissance du droit de l’enfant à connaître ses origines vient aussi interférer danscette problématique. Sur ce point, Hefez (2004), psychothérapeute de la famille,montre l'importance pour l’enfant (notamment dans le cas de PMA avec donanonyme) des parents imaginaires, c'est-à-dire des adultes qui ont contribué à saconception : si ceux-ci ne sont pas présents dans le quotidien de l’enfant, ils sontcependant bien réels pour lui.

Enfin, la façon dont les adultes, parents biologiques ou parents sociaux, vonteux-mêmes vivre cette pluriparentalité (soit dans la collaboration, le respect et lacomplémentarité des places et rôles de chacun, soit dans la rivalité et le conflit) vavenir interférer sur le vécu de l’enfant et ses représentations. Que l’on pense à lafaçon dont cela peut se passer au sein d’une famille conjugale « classique », ouencore à l’issue d’une séparation lorsque l’enfant devient l’objet et l’enjeu duconflit entre les ex-conjoints. Enfin, au sein de ce réseau familial, d’autres rela-tions existent pour l’enfant : fraternelles, grand-parentales, etc. Autant de relationspouvant se multiplier, voire se démultiplier lors de recompositions familiales parexemple, ou de projet de coparentalité chez les couples homosexuels.

Influence sur la vie sociale et son évolutionPour aborder l’influence de ces nouveaux modèles familiaux sur la vie sociale

et son évolution, nous développerons deux points, parmi d’autres, qui nous sem-blent centraux : le premier a trait aux rapports entre filiation et parentalité, lesecond est relatif à la place et aux rôles des différents adultes dans l’éducation del’enfant.

Les rapports entre filiation et parentalitéLes nouveaux modèles de la famille, ou plutôt les multiples configurations

familiales, mettent à jour le phénomène de pluriparentalité : des adultes non géni-teurs peuvent occuper une place parentale auprès de l’enfant, dans la pratiquedes soins quotidiens, et se vivre en tant que parent de cet enfant. Pour autant,n’est pas reconnu à ces adultes un statut juridique de parent. Parents de sang etparents sociaux peuvent donc coexister pour un même enfant, sans avoir le mêmestatut juridique. Cette parentalité plurielle finalement remet en cause, ou en ques-tions, notre système de filiation bilatérale exclusif. En effet, elles ne font plus coïn-cider sexualité, conjugalité, procréation et parentalité. Pour autant, cettedissociation entre sexualité et procréation est aussi présente dans la famillenucléaire, via notamment les processus d’adoption, ou les procréations médicale-ment assistées (et leurs différentes déclinaisons), etc. Cependant, jusqu’à présent,ces modes d’entrée dans la parentalité n’affectaient pas la parenté, et notre sys-tème de filiation bilatérale, puisqu’ils respectaient une logique de substitution(cas de l’adoption plénière(1)) et d’exclusivité (don de sperme avec anonymat).

(1) - Toutefois, le cas de l’adoption simple apparaît comme une exception de ce point de vue, puisqu’elledonne à l’enfant non pas deux mais quatre parents, les parents d’origine et les parents adoptants.

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Or aujourd’hui, « les revendications de l’adoption dans les familles homopa-rentales, les débats liés aux rapports entre parents de sang et parents sociaux dansles familles IAD et dans l’adoption, les questions relatives au statut à accorder aubeau-père dans les familles recomposées, posent tous la question du rapport entrefiliation et parentalité » (Fine, 2001, 88), entre parenté et parentalité. Dans notresystème de filiation, c’est la norme de l’exclusivité qui prévaut : un enfant ne peutavoir qu’un père et qu’une mère. Sur cette base, pendant longtemps, c’est unelogique de substitution qui a prévalu. Mais les recompositions familiales et lesfamilles homoparentales posent la question du statut du parent non géniteur, etdu nombre de parents que peut avoir un enfant(2).

De plus, pour parachever cette complexité, de nombreuses questions se posentaussi aujourd'hui pour désigner le parent biologique : si le père, depuis le dévelop-pement du test de paternité, n’est plus incertain, ce n’est plus aussi vrai du côtédes mères (par exemple : les PMA, avec don d’ovocyte, qui est la mère : celle quiaccouche? Ou encore le cas des couples de femmes homosexuelles : cas d’em-bryon de l’une des femmes transplanté dans l’utérus de sa compagne: qui est lamère?). Ainsi, ces différentes évolutions viennent nous rappeler que dans notresystème de parenté, c’est le codage social qui fait le parent (Neyrand, 2001), en ledésignant comme tel sur la base du présupposé biologique.

Place et rôle des différents adultes, parents ou non dans l’éducation de l’enfantEn lien avec le point précédent, se pose également la question des places et

rôles des différents adultes (parents ou non) autour de l’enfant. Nous sommes icisur le vécu de la parentalité du côté des adultes. Dans notre système de filiationbilatérale exclusive, la parentalité s’est construite avec l’idée de deux parents (unpère et une mère) pour éduquer un enfant. Ces deux parents avaient jusqu’à peudes rôles et des fonctions distincts et complémentaires, conduisant finalement àun processus de monoparentalisation éducative, la mère étant la principale figureéducative de l’enfant, même si dans la loi, père et mère se partageaient l’autoritéparentale. Or, avec les dernières lois sur l’autorité parentale, le principe de copa-rentalité a été prolongé après la séparation conjugale, affirmant ainsi l’égalisationdes positions parentales du père et de la mère vis-à-vis de l’enfant au nom de l’in-térêt et du bien être de celui-ci. Cette loi a donné lieu à de vifs débats et commen-taires, montrant la difficulté à concevoir que père et mère d’un enfant puissentavoir les mêmes droits et devoirs après la séparation conjugale, et en conséquencela même place reconnue auprès de l’enfant (Rouyer, 2008).

Ce petit rappel de l’actualité récente nous montre la difficulté à penser lacoparentalité entre un père et une mère, en dehors des liens conjugaux (dumariage) et laisse entrevoir tout le chemin à parcourir pour que l’on puisse imagi-

(2) - En effet, aujourd’hui, par exemple, la recomposition n’éloigne plus l’enfant de son père, et le beau-parent ne se substitue plus au parent qui ne vit pas avec l’enfant (le plus souvent le père).

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ner que soient reconnus au plan juridique d’éventuels droits et devoirs, une auto-rité parentale partagée et exercée dans le quotidien, entre les parents de sang etles parents sociaux. Autrement dit, on souligne ici toute la difficulté à passer d’unelogique de monoparentalisation à une logique de coparentalité. D’autant plus quedans la pratique aussi, ces relations coparentales ne semblent pas données et défi-nies d’emblée : accepter que le nouveau ou la nouvelle conjoint(e) s’occupe deson enfant, voire qu’il occupe un statut juridique, semble difficile à concevoir pourcertains et certaines car l’enfant est devenu un bien précieux pour le couple et lesindividus, et il a aussi acquis au plan identitaire une place et un rôle centraux(prolongement de soi, réussir son enfant, etc.).

ConclusionLes changements socioculturels ont amené une diversification des configura-

tions familiales et une complexification des liens entre ses différents membres,aboutissant au développement de la pluriparentalité. La famille est-elle en crise?On peut répondre positivement à cette question, si l’on conçoit la crise comme untemps de changements. Autrement dit, la famille est belle et bien en train de chan-ger, mais comme de nombreuses fois par le passé (Zeldin, 2005). Les enjeux deces changements sont particulièrement importants, car la reconnaissance d’unepluriparentalité plurielle nous amène aujourd’hui à envisager l’éventualité d’uneparenté plurielle. Est-ce un passage obligé, nécessaire? Le projet de loi à venir surle statut de beau-parent soulève avant même sa diffusion de vives réactions, car ilsemble toucher précisément à notre structure de parenté (notre modèle généalo-gique de la filiation) et pose de nombreuses questions complexes etépineuses. Pour ajouter à cette complexité, notons une fois encore que ces chan-gements affectent la famille dans son ensemble, et concernent tout autant lesautres membres et acteurs de la famille (fratrie, grands-parents, etc.) et leur statutvis-à-vis de l’enfant. Autant de questions qui viendront logiquement s’insérerdans les débats.

Finalement ces multiples interrogations soulignent nos difficultés à penser ceschangements, à les intégrer dans de nouvelles conceptions et représentations de lafamille. Mais ces changements ont toutefois le mérite de nous rappeler que lafamille est avant tout « un fait culturel, guidé par les lois et les mythes » (Winter,1995), et non un fait biologique. Ce rappel du fondement culturel et social de lafamille nous semble essentiel au regard des débats à venir. La famille est à la foislieu et enjeux de ces changements, car à travers elle, c’est bien un modèle desociété qui est à repenser.

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DébatUne participante - Quelle analyse faites-vous de la pluriparentalité que

constituait la présence de grands-parents, oncles et tantes… dans les famillesétendues d’autrefois, surtout en milieu rural, comparé à ce que vivent les enfantsd’aujourd’hui.

Véronique Rouyer - le terme de pluriparentalité utilisé aujourd’hui par lessociologues concerne surtout les parents directs ou ceux qui les remplacent entant que figure parentale. Mais c’est vrai, on devrait y intégrer tous les acteurs quigravitent autour de l’enfant, comme les grands-parents. Et dans le passé, on pou-vait trouver dans un même foyer deux familles liées par les grands-parents : il yavait déjà des familles multiples, ce qui relativise un peu la nouveauté de la pluri-parentalité d’aujourd’hui. Mais cette pluriparentalité concernait des gens liés parle sang ou de souche, sur trois générations, alors qu’aujourd’hui la pluriparentalitéconcerne surtout des personnes n’ayant pas de liens de sang avec les enfantsconcernés, et qui créent de nouveaux liens.

La participante - On pourrait dire qu’aujourd’hui on assiste à quelque chosequi se déplie horizontalement et en réseau, alors que dans le passé c’étaient plutôtdes liens verticaux qui existaient.

Véronique Rouyer - D’autant plus que, bien souvent, avec la mobilité pro-fessionnelle des parents, (des gens en général), les contacts avec les grands-parents ou autres membres de la famille par le sang sont parfois rares du fait del’éloignement, et les liens les plus nombreux se créent avec des personnes quin’ont pas de lien familial. On a donc une complexification de ces liens horizon-taux, électifs, qui remplacent les liens hiérarchiques, imposés, de la familleancienne. Et ces changements nous amènent à repenser notre système de filia-tion : peut-on faire reposer des liens juridiques sur des liens affectifs et non plusseulement biologiques ? C’est la question de la place et du statut des beaux-parents : quelle reconnaissance juridique est possible pour ces nouveaux liensaffectifs.

Un participant - Les familles nombreuses, que l’on rencontrait beaucoupaprès la guerre, avaient en fait complètement disparu à la fin du XXe siècle, avecla baisse de la natalité et l’évolution de la société. Paradoxalement, avec lesfamilles recomposées, on voir refleurir des familles nombreuses : avec chaquenouveau conjoint amenant ses deux enfants, auxquels pourront s’ajouter un ou

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deux enfants issus du nouveau couple, on se retrouve vite avec 6 enfants ! Mais cesont des familles à géométrie variable car tous les enfants se retrouvent rarementtous ensemble du fait des gardes alternées…

Il y a cependant une évolution de la famille que les utopistes du XIXe siècleavaient envisagée (et expérimentée, surtout aux USA), que j’appellerai (je ne saispas s’il existe un terme officiel) la famille collective, qui rassemble un nombreimportant (supérieur à deux) d’adultes des deux sexes, sans couples stables offi-ciels, avec des enfants non rattachés à un couple parental défini mais pris encharge par le collectif familial. Cela avait disparu au XXe siècle, mais on avait pupenser après mai 1968 que cela revenait à la mode (les écrivains de science-fictionl’ont beaucoup pris comme modèle des sociétés futures). Pourtant, ce type defamille collective a de nouveau disparu : est-ce que les raisons de ce rejet ont unfondement psychologique, parce que nous sommes conditionnés par notre éduca-tion et qu’il n’y a pas acceptation sociale de ce modèle, alors que le modèle de lafamille monoparentale, aujourd’hui très répandu, était encore il y a peu la hontede la famille (les filles-mères et leurs enfants étaient mis au ban de la société).Pourquoi ces évolutions différenciées?

Véronique Rouyer - Il y a bien un contexte d’acceptation sociale des mo dè -les de famille, lié à la possibilité de créer de nouveaux liens de filiation en dehorsdu présupposé biologique : un enfant ne peut avoir que deux parents. Et tant quela filiation biologique garde sa place, ou garde une certaine reconnaissance, etn’est pas complètement remise en cause, c’est acceptable. On a donc vu dans lesfamilles recomposées le remplacement du parent absent par un beau-parent desubstitution, on reconstituait ainsi une sorte de famille nucléaire conjugale. Cen’était pas le cas dans les familles communautaires post-soixante-huitardes, où lesexpérimentations de nouveaux modèles de vie en société étaient trop différentesdes normes sociales en vigueur. Car il y a un poids de la représentation qu’a cha-cun de ce que doit être une famille, et du mode de filiation qui structure non seu-lement la société mais aussi l’individu au plan psychique. Dans une société qui ditcomment se fait la filiation, il est difficile pour l’individu de se structurer dans unautre système. Mais les anthropologues nous ont bien montré que d’autres socié-tés fonctionnent très bien avec d’autres systèmes de filiation (par exemple, c’est lefrère de la mère qui est considéré comme le père). C’est donc parce qu’il y a unrapport entre l’individu et la société dans le système de filiation que celui-ci a unecertaine pérennité.

On voit bien d’ailleurs, chez les enfants conçus par procréation médicale assis-tée, ou chez les enfants adoptés, l’importance que prend la question de leur ori-gine, leur histoire. Il leur faut créer un roman familial, comme l’appellent lespsychanalystes. Et Serge Héfez, un psychothérapeute, l’a bien expliqué dans unlivre où il parle de ses activités de consultation : il montre que les adultes qui ontété à l’origine de la vie de l’enfant (le donneur de sperme, la mère qui a aban-donné son enfant) et qui n’ont jamais été dans la vie réelle de l’enfant, vont deve-

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nir des parents imaginaires pour l’enfant, ce qui lui permettra de se situer dansson histoire familiale, dans sa filiation. Et cette place imaginaire peut devenir trèsimportante, voire même (on en connait beaucoup d’exemples) se traduire par unequête obsessionnelle qui entrave leur épanouissement psychique.

On peut penser aussi que les familles communautaires ont été fortementmédiatisées, alors qu’elles sont restées vraiment marginales et n’ont jamais vrai-ment constitué un mouvement social fort.

Une participante - Le livre de Madame Badinter sur l’amour maternelm’avait bouleversé, car elle y expliquait que l’amour maternel était le produit del’éducation reçue. Elle expliquait par exemple que dans le passé, les gens desclasses pauvres plaçaient leurs enfants très jeunes pour travailler loin de lafamille. Et les mères pouvaient ainsi faire nourrices chez les riches. Cela seraitjugé condamnable aujourd’hui.

Véronique Rouyer - Cela illustre bien l’évolution de la représentation de lafamille, représentation sociale de ce que doit être, au plan social, une mère, unpère, le lien mère-enfant… Mais on parle pourtant de l’instinct maternel, del’éternel féminin. On n’est heureusement plus (encore que) dans le discours dutype « s’il y a du chômage, c’est la faute des femmes, elles feraient mieux de resterchez elles et s’occuper de leurs enfants », mais cela prend d’autres formes. Prenezpar exemple les mesures permettant de concilier famille et travail, cette problé-matique est restreinte aux femmes, et ne s’applique pas aux hommes. Certes il y aeu des évolutions depuis quelques siècles, mais « chassez le naturel, il revient augalop ! ». Il faut aider les femmes à concilier famille et travail, comme si leshommes n’étaient pas concernés! Cela permet d’évacuer le problème, et de reve-nir à ce « lien privilégié » mère-enfant : c’est aux femmes de s’occuper des enfants.On voit bien la persistance de ce type d’idées, et on vit une période difficile, carles femmes elles-mêmes ne savent plus trop que penser, elles ont été imprégnéeselles-mêmes de ce type de représentations. On nous a appris qu’il fallait espérer leprince charmant, il est difficile de faire émerger une princesse charmante quifasse évoluer cette socialisation différenciée des filles et des garçons. Des étudesmontrent qu’aujourd’hui encore, à la sortie des collèges, les filles ont déjà intégré,dans le choix de leur orientation, qu’elles auront à le concilier avec le fait de s’oc-cuper d’une famille, ce qui n’est pas du tout le cas des garçons du même âge, quin’y pensent pas du tout, ce qui montre bien l’importance des modèles éducatifs.Et c’est vrai que le livre d’Elisabeth Badinter a été pour beaucoup une boufféed’oxygène pour arriver à se dégager de la conception univoque du lien mère-enfant, qui débouche encore sur la prise en compte dans les schémas de penséed’une aide à la conciliation famille-travail réservée aux femmes (même s’il existecertainement des hommes qui aimeraient aussi en bénéficier, sans oser le direbien souvent.). Il y a bien le congé paternité de 11 jours. Le congé parental detrois ans après la naissance n’est pas réservé aux femmes, mais il n’est quasiment

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utilisé que par les femmes, et cela en raison du poids des représentations, maisaussi parce que le salaire des femmes est très souvent inférieur à celui de leurconjoint. (Et qu’il est mal vu dans les entreprises que les hommes se mettent encongé pour cette raison!). Les trajectoires masculines et féminines se jouent ainsidès la naissance, dans la façon dont on élève les filles et les garçons, et cela n’estpas indépendant du contexte socioculturel dans lequel on vit. Certes il y a eu degrandes évolutions sur les 50 dernières années, mais prenez l’exemple des « nou-veaux pères », expression apparue dans les années 70 : on continue aujourd’huid’appeler « nouveaux pères » les hommes de 25 ans qui s’occupent de leur enfant,ce qui montre la difficulté d’intégrer que des hommes puissent s’occuper desenfants. Dans les années 80, on faisait peser des soupçons sur leur virilité, car« celui qui maternait se féminisait ». On en est revenu, mais ça reste encore « nou-veau » pour la société. Et même certains chercheurs qui travaillent sur ces sujetsrestent imprégnés des schémas intellectuels traditionnels : il nous faut rester trèsvigilants !

Une participante - Ne pensez-vous pas que dans ces familles recomposées,les enfants soient un peu perdus au milieu de tous ces adultes qui s’occupentd’eux mais sont en fait « à responsabilité très limitée »?

Véronique Rouyer - Cela dépend en fait de l’âge et de l’histoire familialeantérieure qu’ont connue ces enfants. En effet, avant la recomposition, il y a eudes trajectoires conjugales et familiales, et il faut savoir quels étaient les rapportsdu père (de la mère) avec son enfant, quel a été le contexte de la séparation, lafaçon dont la famille biologique d’origine s’était construite puis défaite, puis lafaçon dont le père et la mère ont construit de nouvelles relations conjugales etcomment il a été concerné… Ce n’est pas tellement le nombre d’adultes concer-nés qui compte, mais la façon dont l’enfant perçoit ce qui s’est passé dans safamille, compte tenu de son âge et de ses capacités de compréhension. C’est com-pliqué. Les sociologues se sont souvent contentés de comparer le niveau scolairedes enfants qui vivent dans les familles recomposées à celui des enfants defamilles « classiques ». Mais ça ne mène pas très loin, car dans les familles clas-siques il peut y avoir des problèmes profonds, des histoires d’amants, d’autresadultes qui gravitent autour, mais on ne pose pas ces questions aux enfants inter-rogés!

Il n’existe pas de typologie des différents modèles de familles recomposées.Par exemple, si la mère ne veut plus entendre parler de son ex-mari, ne veut plusqu’il voie ses enfants, entreprend une nouvelle relation conjugale, et présente sonnouveau compagnon comme le nouveau père de son enfant, l’enfant aura beau-coup de mal à s’y retrouver. Mais tous les cas sont différents, cela dépend de l’his-toire de la séparation du couple et de la façon dont chaque protagoniste fait ledeuil de l’ancienne famille, comment les contacts entre anciens époux se main-tiennent… Dans la réalité, cela peut donner matière à de nombreux dérapages. Il

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n’y a ni recette ni schéma unique sur la manière de bien faire dans ces circons-tances, d’autant que les adultes concernés ont aussi leur problématique spéci-fique, liée à leur enfance et à leur histoire, ce sont des personnes endéveloppement (un adulte n’est pas figé pour autant sur le plan émotionnel), etune rupture conjugale peut raviver des souvenirs d’autres péripéties et être trèsdouloureuse pour eux, et engendrer des comportement pas toujours rationnels ouresponsables.

Un participant - On assiste parfois à des conflits entre parents adoptifs etparents biologiques qui veulent récupérer leurs enfants après plusieurs annéesd’abandon. Je favoriserais personnellement les parents adoptifs, pour lesquelsl’enfant a souvent plus d’affection : comment la justice prend-elle en compte l’avisdes enfants?

Véronique Rouyer - Il faut savoir qu’il y a deux types d’adoption : l’adoptionsimple et l’adoption plénière. L’adoption plénière efface toute trace de la filiationbiologique d’origine, les parents biologiques sont effacés, sur l’état civil, quel quesoit l’âge de l’enfant au moment de l’adoption, on ne retrouvera mention que desparents adoptifs. Dans le cas de l’adoption simple, (c’est le seul cas dans notre jus-tice qui reconnaisse que l’enfant peut avoir plus de deux parents), je ne suis passpécialiste de droit, mais le juge doit entendre les quatre parents et l’enfant (oules enfants) avant de prendre une décision. Il est difficile d’avoir une position sys-tématique a priori.

Dans le cas de l’adoption, on est dans un cas de parenté plurielle que je n’ai pasévoqué dans ma présentation, et qui pose bien sûr question au niveau de l’enfant.

Une participante - Je suis assez mal à l’aise en vous en entendant, je penseque l’enfant en moi s’est réveillé. Quelle est la place de l’enfant, quels sont sesbesoins, les connait-on vraiment et y répond-on? Comme l’enfant n’est pas là, ilne peut pas s’exprimer. Où sont ses droits, sa liberté?

Par ailleurs, bien que n’étant pas très jeune, comme vous le voyez, c’est de monpère beaucoup plus que de ma mère que j’ai reçu le plus dans mon éducation, bienavant 68. Il n’était pas vraiment charmant, mais il m’a apporté tout ce qu’une mèreest censée apporter à son enfant. Et à travers mes activités professionnelles j’ai euà m’occuper d’enfants en difficulté psychologique, et j’ai pu réaliser que les rela-tions mère-enfant peuvent parfois causer de gros dégâts aux enfants.

Véronique Rouyer - Merci pour ce témoignage. C’est vrai qu’il n’y a pas unmodèle de père unique, au-delà du père pourvoyeur de revenus, il y a toujours eudes pères capables d’avoir des relations affectueuses avec leurs enfants, quisavaient répondre à leurs attentes (y compris sur les besoins de base : les changer,leur donner le bain, leur donner à manger), avoir une relation proche et pas larelation distante à un père symbolique cher aux psychanalystes. C’est une

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réflexion que je partage aussi sur la base de mon vécu : il y a toujours eu une plu-ralité de façons de vivre sa paternité ou sa maternité. Mais il est vrai qu’à chaqueépoque, un ou des modèles sont plus prégnants que d’autres. Et parmi toutes lesmères à qui on a demandé de répondre à l’image type de la mère affectueuseproche de son enfant, cela a pu provoquer un certain nombre de dégâts, car cer-taines mères ont pu se reprocher de ne pas ressentir le fameux instinct materneldénoncé par Elisabeth Badinter. Votre question sur l’image du père est pertinentecar elle questionne les modèles qui émergent et s’opposent parfois à la réalitévécue en fonction de l’histoire de chaque individu

Et il y a des effets de mode: il y a quelques années encore, les pères étaientexclus des salles d’accouchement, et maintenant on les exhorte à assister (à parti-ciper) à l’accouchement, on leur impose d’être là pour couper le cordon, même sicela peut leur être psychologiquement difficile et qu’ils ne le souhaitent pas.

Pour revenir à la place de l’enfant, c’est vrai qu’on en parle du point de vue del’adulte. Mais en tant que chercheur en psychologie du développement de l’en-fant, je pense que souvent on n’écoute peut-être pas assez l’enfant pour connaîtreson point de vue, et savoir commet il ressent les situations dans lesquelles il setrouve. Des recherches sont faites auprès d’enfants âgés de 2 à 12 ans. Mais il y ades problèmes d’accès aux enfants car encore faut-il (surtout pour les plus jeunes)qu’ils puissent s’exprimer, échanger, sinon on est en phase d’observation des com-portements, avec toute la subjectivité de l’interprétation qui peut en résulter.Alors c’est vrai qu’on a donné de nouveaux droits aux enfants, la place de l’enfantdans la société a évolué, encore faut-il que l’enfant soit en capacité d’exercer vrai-ment ces droits. Il peut arriver que l’on responsabilise trop l’enfant en voulant letraiter comme un adulte responsable. Alors ces droits nouveaux sont une bonnechose car ils permettent, partout dans le monde, d’affirmer que l’enfant est unepersonne humaine, quand on sait ce qui peut se passer. Mais il peut y avoir desdérives si on considère que la parole de l’enfant doit être centrale. Beaucoupd’éducateurs reprochent que cela conduise à une perte d’autorité des parents : onconsulte les enfants pour tout et pour rien, ce qui met l’enfant en difficulté car,jusqu’à un certain stade de son développement, il ne sait pas reconnaître ce quiest bien et ce qui est mal, il vit dans une société dont les codes, les règles, doiventlui être enseignées par les parents ou des adultes responsables. Pour parlercomme Freud, il faut confronter le principe de plaisir avec le principe de réalité.Cela va structurer le développement psychique de l’enfant de lui faire compren-dre que, dans la vie en société, tout n’est pas permis, il y a des règles, certaineschoses sont possibles, d’autres non… et ça va l’aider. Or aujourd’hui, pour denombreux adultes, l’enfant est devenu tellement précieux que, si on lui dit« non », c’est la preuve qu’on ne l’aime pas assez, ça va le mettre en difficultépour son épanouissement. Et c’est un contre-sens absolu.

Un participant - Les sociologues ont-ils étudié si les enfants issus de famillesnon traditionnelles ont globalement et statistiquement des difficultés d’insertion

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plus grandes, des comportements moins adaptés, des taux de réussite moindre…Car on pense toujours, même sans vraiment le dire, que le modèle traditionnelétait le meilleur pour la formation sociale des enfants : mais cela n’a jamais étéprouvé. Il y a aujourd’hui une banalisation de l’existence de plusieurs modèles defamille possibles, alors que par le passé, on apprenait aux enfants qu’il fallait obéirà papa-maman, qu’il fallait attendre d’être adulte pour être libre, il y avait unesorte d’endoctrinement qui n’est plus possible aujourd’hui, ce qui devrait favori-ser une plus grande ouverture d’esprit : est-ce qu’on la constate, ou est-ce que, unefois devenus adultes, les enfants élevés de façon non conventionnelle retombentdans les modes de pensée anciens. Le mouvement social qui a permis l’évolutiondes modèles de famille date, on l’a vu, des années 70. Les enfants d’alors sontaujourd’hui les quadragénaires en charge de la société : vont-ils permettre unenouvelle opportunité d’évolutions sociales, ou seront-ils aussi conservateurs queleurs prédécesseurs.

Véronique Rouyer - L’évolution sociale est toujours en marche. En tant quepsychologue je me méfie des typologies : derrière les appellations, il y a une tellediversité de situations, de trajectoires, de relations, qu’on ne peut pas dire qu’à teltype de famille correspond tel profil d’enfant, que l’enfant issu de telle famillerecomposée ou homoparentale par exemple a plus de difficultés de comporte-ments, de déviance, de délinquance, qu’un enfant issu d’une famille PME. Il y tel-lement de facteurs qui entrent en ligne de compte dans la trajectoire d’unindividu qu’on ne peut pas être dans une approche déterministe et dire « à tel fac-teur correspond tel comportement ».

Les enfants des années 70 qui ont certainement vécu les divorces, les famillesrecomposées, ou connu des familles monoparentales, paradoxalement, ont globa-lement les mêmes « idéaux » pour leur famille : réussir son couple, avoir une« vraie » vie de famille. Cela ne veut pas dire qu’ils sont intolérants aux autresformes de famille, ni qu’ils sont conservateurs. C’est que l’idéal du couple, de lafamille, de sa réussite, reste très prégnant : trouver son conjoint, sa « moitié »,avoir des enfants, et faire que ça dure le plus longtemps possible. C’est peut-êtrece qui a vraiment changé, on ne dit plus : pour toute la vie, mais pour le plus long-temps possible. On accepte dès la constitution du couple le fait qu’il pourra yavoir une rupture si tout ne se passe pas bien entre les conjoints. Mais l’idéal debase reste inchangé, bien qu’on accepte certainement mieux qu’avant les trajec-toires individuelles différentes : ceux qui préfèrent rester célibataires, les femmesqui ne veulent pas avoir d’enfants et qui le vivent très bien… tout cela élargit lapalette des possibles. Mais le modèle de base le plus accepté socialement reste lecouple et la famille.

Il n’y a pas beaucoup de travaux universitaires français sur le lien entremodèle de famille et comportement, mais des chercheurs anglo-saxons ont étu-dié le devenir d’enfants issus de famille homoparentale : ils montrent qu’on nevoit pas de différence en termes de niveau de développement, ou de problèmes

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comportementaux chez ces enfants. Ces enfants sont beaucoup plus tolérantssocialement vis-à-vis de l’homosexualité (et ils ne deviennent pas plus homo-sexuels que les autres). D’ailleurs la plupart des homosexuels sont nés dans desfamilles hétérosexuelles. Ce n’est pas un problème d’éducation. Donc, si unenfant élevé dans une famille non-conventionnelle rencontre des problèmesscolaires par exemple, on ne peut pas dire a priori que c’est à cause de son envi-ronnement familial. De nombreux enfants issus de famille PME consultent aussiles psychologues scolaires !

Une participante - On assiste à un glissement au niveau des rituels. Prenez letraditionnel cadeau de fête des mères préparé à l’école maternelle : il n’y a pas decadeau de fête des pères, et l’institutrice auprès de qui je m’en étonnais m’a ditqu’il y avait trop de souci avec les papas, et que donc elle ne fait rien. Et danscette multitude de figures d’apparentement pour les enfants en terme de richesse,de deuil, de renaissance-décomposition-recomposition, qu’est-ce qui fera sensdans leur histoire, à travers cette multitude de liens, pour qu’eux puissent conser-ver leur unicité en terme de personne qui permettra de redonner sens, à terme, àune autre cellule familiale?

Véronique Rouyer - On retombe dans la problématique de l’adulte quipense pour l’enfant. A l’école, des instituteurs, pensant bien faire, et pour éviterdes questionnements et des souffrances aux trop nombreux enfants qui necôtoient pas (ou peu) leur père, préfèrent ne pas parler du père, ne pas nommerles choses. Et c’est dommage, car, par exemple pour un enfant qui n’a jamaisconnu son père, mais est élevé par le nouveau conjoint de sa mère (qu’il appellebien souvent « Papa »), pour cet enfant, son père c’est bien cet éducateur. Maisc’est vrai que pour l’instituteur ce n’est pas facile, car on rencontre tellement desituations différentes, et que ce qu’on a expliqué aux enfants dans leurs famillesest tellement hétérogène d’un enfant à l’autre, qu’on ne sait pas bien ce qu’ilsen ont réellement assimilé. Donc on n’en parle pas à l’école de peur de malfaire. Et c’est vrai que c’est dans la famille qu’il faudrait en parler, mais com-ment le dire, ça peut être très difficile pour un adulte, surtout quand la situationrésulte d’un conflit familial aigu (abandon par le père, violences conjugales…) :il faut qu’avec ça l’enfant puisse se construire son « roman familial » ! Alors, lespratiques scolaires comme la fête des mères et des pères peuvent être diverse-ment appréciées.

Une participante - Je crois que les enfants sont très doués pour construire leurroman familial. Je suis moi-même divorcée, et mon fils m’a dit l’autre jour : « J’aiune grand-mère adoptive ». Il s’agit d’une voisine, un peu âgée, qu’il a connuedepuis sa naissance, et avec laquelle il joue volontiers à des jeux de société, choseque je ne peux pas faire avec lui faute de temps. Et mon fils vient de me demanders’il pourrait compléter son nom, en ajoutant mon nom à celui de son père: il veutqu’on sache que je suis sa mère par le nom. Il se trouve aussi qu’avant de divorcer

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nous avions adopté une petite fille originaire d’Amérique latine, et que là-bas lesenfants portent les deux noms, du père et de la mère: sa sœur porte donc nos deuxnoms, comme la loi le permet (mais dans un délai assez court). Et c’est pour luipeut-être une façon de réunir autour de lui ses parents séparés.

Véronique Rouyer - Merci pour ce témoignage. Je pense que c’est une trèsbelle façon de conclure cette soirée!

A Saint-Gaudens le 28 mars 2009

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PARCOURS 2008-2009

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LES NOUVEAUX MODÈLES DE LA FAMILLE