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Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles en question. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019 ARTICLE IN PRESS Modele + SOCTRA-3012; No. of Pages 22 Sociologie du travail xxx (2014) xxx–xxx Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Les représentations professionnelles en question. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions Questioning Professional Representations. The Role of Middlemen in Mergers and Acquisitions Valérie Boussard a,, Marie-Anne Dujarier b,c a Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHES), UMR 8533 CNRS et Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 200, avenue de la République, 92100 Nanterre Cedex b Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE), UMR 3320 CNAM et CNRS, 2, rue Conté, Case 1LAB40, 75003 Paris c Université Sorbonne Nouvelle–Paris III, 13, rue Santeuil, 75005 Paris Résumé Un secteur de la finance, peu connu du grand public, a pourtant une activité en forte croissance depuis trente ans. Il est connu sous l’anglicisme « M&A » (Mergers and Acquisitions), ou « fusac » (fusions-acquisitions) en franc ¸ais. Il est spécialisé dans la réalisation d’achat ou de vente d’entreprises. Les intermédiaires accom- plissant ces transactions ne sont pas propriétaires des entreprises qu’ils vendent ou achètent. Ils réalisent un ensemble de tâches socialement divisées et organisées et possèdent des savoir-faire spécifiques. Cet article se propose d’analyser ces intermédiaires financiers, en tant que travailleurs, et en particulier de comprendre leur représentation professionnelle des entreprises qu’ils participent à vendre ou à acheter. Nous montrons que les travailleurs de ce secteur partagent une représentation marchande, quantitative et abstraite des entre- prises vendues et achetées. À travers une analyse de l’activité, de la rhétorique professionnelle, des processus de socialisation ainsi que de la dynamique des carrières, l’article montre comment l’homogénéité de cette représentation est construite et maintenue. © 2014 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Finance ; Fusions-acquisitions ; Représentations ; Profession ; Abstraction ; Quantification ; Marchandisation. Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (V. Boussard), [email protected] (M.-A. Dujarier). http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019 0038-0296/© 2014 Publi´ e par Elsevier Masson SAS.

Les représentations professionnelles en question. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions

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Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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Sociologie du travail xxx (2014) xxx–xxx

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

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Les représentations professionnelles en question. Le casdes intermédiaires dans les fusions-acquisitions

Questioning Professional Representations. The Role of Middlemen inMergers and Acquisitions

Valérie Boussard a,∗, Marie-Anne Dujarier b,c

a Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHES), UMR 8533 CNRS et Université ParisOuest Nanterre La Défense, 200, avenue de la République, 92100 Nanterre Cedex

b Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE), UMR 3320 CNAM et CNRS, 2, rue Conté, Case1LAB40, 75003 Paris

c Université Sorbonne Nouvelle–Paris III, 13, rue Santeuil, 75005 Paris

Résumé

Un secteur de la finance, peu connu du grand public, a pourtant une activité en forte croissance depuis trenteans. Il est connu sous l’anglicisme « M&A » (Mergers and Acquisitions), ou « fusac » (fusions-acquisitions)en francais. Il est spécialisé dans la réalisation d’achat ou de vente d’entreprises. Les intermédiaires accom-plissant ces transactions ne sont pas propriétaires des entreprises qu’ils vendent ou achètent. Ils réalisent unensemble de tâches socialement divisées et organisées et possèdent des savoir-faire spécifiques. Cet articlese propose d’analyser ces intermédiaires financiers, en tant que travailleurs, et en particulier de comprendreleur représentation professionnelle des entreprises qu’ils participent à vendre ou à acheter. Nous montronsque les travailleurs de ce secteur partagent une représentation marchande, quantitative et abstraite des entre-prises vendues et achetées. À travers une analyse de l’activité, de la rhétorique professionnelle, des processusde socialisation ainsi que de la dynamique des carrières, l’article montre comment l’homogénéité de cettereprésentation est construite et maintenue.

© 2014 Publie par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Finance ; Fusions-acquisitions ; Représentations ; Profession ; Abstraction ; Quantification ; Marchandisation.

∗ Auteur correspondant.Adresses e-mail : [email protected] (V. Boussard), [email protected] (M.-A. Dujarier).

http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.0190038-0296/© 2014 Publie par Elsevier Masson SAS.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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Abstract

One sector of finance, relatively unfamiliar to the public, has nevertheless been growing fast for the last30 years. This sector, known as M&A (Mergers and Acquisitions), specialises in the sale or purchase ofcompanies. The middlemen who carry out the transactions are not the owners of the companies they buy orsell. They perform a set of socially divided and organised tasks and possess specific expertise. This articleseeks to analyse these financial middlemen as workers, and in particular to understand their professionalrepresentation of the companies that they help to buy or sell. We show that the people working in this sectorshare a commodified, quantitative and abstract representation of the companies bought and sold. Throughan analysis of activity, professional rhetoric, socialisation processes and career dynamics, the article showshow the homogeneity of this representation is constructed and maintained.© 2014 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Finance; Mergers and Acquisitions; Representations; Profession; Activity; Abstraction; Quantification; Com-modification.

Il est une pratique financière qui consiste à réaliser des achats et ventes d’entreprises noncotées, ou de leurs entités. Elle est en forte croissance depuis trente ans. Elle est désignée, enFrance, par l’abréviation « fusac » pour fusions-acquisitions et, plus couramment encore, parl’anglicisme « M&A » (Mergers and Acquisitions). Ces transactions participent au mouvementde financiarisation de l’économie, au même titre que la transformation des marchés financiersou de l’actionnariat (Davis et Useem, 2002 ; Lordon, 2000 ; Orléan, 2005 ; Useem, 1996). Lestravailleurs qui les réalisent ne sont pas propriétaires des entreprises qu’ils vendent ou achètent,mais sont des intermédiaires salariés de sociétés spécialisées. Ils sont des travailleurs de la finance,au même titre que les traders, analystes financiers, directeurs financiers, etc.

Les travaux de Neil Fligstein (Fligstein, 1990 ; Fligstein et Brantley, 1992), Frank Dobbin etD. Zorn (Zorn, 2004 ; Zorn et al., 2005) ont participé à analyser la financiarisation, en montrantle rôle de nouveaux acteurs financiers (chief financial officers, institutional investors, securitiesanalysts) dans l’émergence de nouvelles conceptions et pratiques financières. Dans la continuitédes travaux néo-institutionnalistes (Meyer et Rowan, 1977), cette première approche met enrelation la diffusion de normes et de pratiques d’une part, et les reconfigurations de la compositiondémographique des élites des champs organisationnels d’autre part. Nous pourrions rapprocher cestravaux de ceux qui se sont intéressés à l’audit comptable (Power, 1997 ; Ramirez, 2003 ; Chiapello,2005 ; Greenwood et al., 2002). Ils soulignent la participation des acteurs de ces professionsà l’évolution des dispositifs techniques et réglementaires, au fondement de la valorisation dessociétés et produits financiers. Un deuxième type d’approche, directement centré sur l’analysestructurale des réseaux, travaille plus explicitement sur les liens entre les acteurs financiers pourmontrer de quelle manière les réseaux inter-organisationnels participent à la diffusion de modèleset de normes pouvant reconfigurer le système (Mizruchi, 1982 et 1996 ; Davis et Greve, 1997 ;Davis, 2005). Ils poursuivent, tout en les renouvelant, des analyses plus classiques, en France,de la morphologie des élites économiques, tant du point de vue de leur composition que de leursliens (Dudouet et Joly, 2010 ; Comet et Finez, 2010).

Cet article poursuit le projet de comprendre la financiarisation à partir de l’analyse des acteursfinanciers. Il s’inscrit dans une troisième perspective, qui propose de faire le portrait de cesintermédiaires des fusions-acquisitions en travailleurs. Il s’agit ici d’analyser les caractéristiquesde leur activité, ses conditions sociales et de saisir les dynamiques professionnelles, en sociologues

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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du travail, comme nous le ferions pour des ouvriers, des facteurs ou des médecins. Nous retrouvonsun projet scientifique comparable dans des travaux récents sur des acteurs de la finance telsque les traders (Godechot, 2001 ; Muniesa, 2005 ; Hassoun, 2005), les investisseurs en hedgefunds (Montagne, 2006), les analystes financiers boursiers (Sauviat, 2003 ; Montagne, 2009), lesbanquiers d’investissement (Ho, 2009) ou, à un autre niveau, les conseillers bancaires (Roux,2010 ; Vezinat, 2012).

L’article porte la focale sur un point particulier : la représentation professionnelle que lesintermédiaires des transactions d’entreprises se font, au cours de leur travail, des entreprisesqu’ils participent à vendre ou à acheter. La question porte donc sur le mode de connaissancequ’ils peuvent avoir des entreprises faisant l’objet de transactions. Lorsque l’un d’eux travaille, parexemple, sur un « LBO1 » d’une grande chaîne de distribution alimentaire, quelle représentationa-t-il de cette dernière, des hommes (salariés, fournisseurs, clients, sous-traitants), installations etactivités qui la composent ?

Nous employons ici le terme de « représentation professionnelle » pour désigner les images,cadres, langages et interprétations partagées par un groupe de travailleurs, les amenant à définirune certaine « réalité », pertinente pour et dans l’action. La « réalité » du travail est donc abordéedu point de vue de ceux qui travaillent, comme une construction sociale (Berger et Luckmann,1997) instituante et instituée. Nous montrons que ce secteur produit et défend une représentationde l’entreprise très homogène : celle-ci est vue comme une marchandise, dont l’échange doit êtrecréateur de valeur pour ses propriétaires et les intermédiaires, et dont la description est expriméede facon quantitative et abstraite. Dans les discours et pratiques, elle est avant tout et quasiexclusivement un ensemble de chiffres agencés de manière conventionnelle. Les chiffres (prix,tableaux financiers, ratios) forment la « réalité » construite par ces travailleurs et mobilisée pareux dans leurs discours et pratiques. L’homogénéité de cette représentation peut surprendre leprofane et pose question.

L’objet de cet article est précisément de décrire les processus à l’œuvre dans la fabrica-tion de cette homogénéité. Nous analyserons la construction de cette représentation marchande,quantitative et abstraite des entreprises, les processus par lesquels elle se maintient et son rôledans la dynamique du groupe professionnel qui se constitue autour de l’activité de transactionsd’entreprises. Après une présentation des acteurs, de la division et de l’organisation du travail danscet espace (première partie), nous montrerons que la représentation professionnelle de l’entreprisecomme marchandise, abstraite et quantifiée, est construite dans l’activité et reprise par la rhétoriqueprofessionnelle (deuxième partie) et, enfin, que les processus de socialisation et la dynamique descarrières la constituent en une puissante norme professionnelle (troisième partie).

Nous utilisons pour cela des données qualitatives provenant d’un programme de rechercheportant sur les « Carrières de la finance », mené entre 2010 et 20132. Elles se composent de76 entretiens semi-directifs, de journaux de terrain, d’observations de plusieurs situations, d’unebase de données des transactions d’entreprise et acteurs de celles-ci en France en 2010, ainsi qued’une analyse documentaire.

1 LBO, Leverage Buy Out, est un des modes de financement et donc d’acquisition d’une entreprise, à partir d’un effetde levier financier.

2 Programme CARFI, financé par l’ANR (2011-2014), dirigé par Valérie Boussard, avec la participation de MarlèneBenquet, Marie-Anne Dujarier, Denis Colombi, Fabien Fourault, Pierre Francois, Olivier Godechot, Joël Laillier, PaulLagneau-Ymonet, Sylvain Thine, Nicolas Woloszko. Nous remercions les membres de l’équipe pour les discussionsfournies à propos de la méthode et des résultats présentés dans cet article, lors des séminaires collectifs du programme.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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MéthodologieDifférents types de données ont été collectés : des entretiens semi-directifs, desobservations du travail, et divers documents supports ou produits de la pra-tique professionnelle. Nous avons également constitué une base de donnéesde transactions pour l’année 2010.76 entretiens semi-directifs ont été réalisés, autour de trois questions : le récitbiographique et la trajectoire professionnelle, l’activité, et la cartographie del’espace professionnel. L’échantillon répartit équitablement les tranches d’âge(moins de 30 ans, entre 30 et 40 ans et plus de 40 ans), qui coïncident avecdes positions organisationnelles et hiérarchiques différenciées (exécution,encadrement d’équipe, direction/actionnaire). Les 76 personnes rencontréesse distribuent dans 48 sociétés différentes, permettant de couvrir un spectrereprésentatif des situations organisationnelles (sociétés francaises et étran-gères, taille et ancienneté, spécialisation, type de clients). Les entretiens ontété réalisés à Paris pour 68 d’entre eux. Ils rendent donc compte de la placefinancière parisienne. Ils ont été obtenus par contacts de proche en proche, àpartir de trois entrées différentes.57 % des interviewés sont diplômés d’une grande école de commerce et 4 %d’une grande école d’ingénieur ; 71 % sont des hommes et 29 % des femmes ;6,5 % n’ont pas de diplôme francais mais un diplôme étranger. L’échantilloncorrespond donc aux caractéristiques de la base de données des transactions2010, avec cependant une surreprésentation des diplômés des grandes écolesde commerce qui s’explique par le fait que les entretiens ont été réalisés àParis (68) et à Londres (8). La base des transactions comporte, elle, des socié-tés basées en province, intervenant sur des transactions plus petites, pourlesquelles les individus sont moins diplômés.Au moment de l’entretien, les personnes rencontrées occupent soit une fonc-tion d’intermédiaires dans ces transactions (51), soit le rôle de clients (25).Néanmoins, compte tenu de la lecture des carrières, ces 76 entretiens abordent153 séquences : 85 séquences en tant qu’intermédiaires, 37 en tant que clientset 31 en tant qu’autres professionnels de la finance (analystes financiers,consultants sur les fonctions financières, etc.). L’échantillon comprend doncplus de fonctions que d’individus interviewés. Il ouvre l’accès à une analyse destrajectoires et des circulations dans cet espace. Les entretiens ont fait l’objetd’analyses biographiques et thématiques.Les observations réalisées sont de trois sortes. La première est une observa-tion du travail dans un cabinet d’audit spécialisé dans les transactions, sous laforme de 10 jours passés dans les locaux (incluant soirées et nuits). Ces jour-nées ont permis d’observer le travail de réalisation des rapports d’analyse,dans les bureaux, sur ordinateurs et lors de réunions d’équipe ou avec lesclients. Le deuxième type d’observation a consisté dans le suivi de formations

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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à la valorisation d’entreprise à destination de professionnels. Troisièmement,des observations ont été faites lors de rencontres et événements profession-nels (forums, salons, remises de trophées).Cette recherche comporte également une analyse des documents produitset adressés aux professionnels : manuels de gestion financière et plaquettescommerciales.Enfin, une base des transactions 2010 a été créée à partir des déclarationsenregistrées par la revue Capital Finance. Elle vise à connaître la structureet la hiérarchie de cet espace, notamment grâce à une analyse de réseau(Woloszko, 2013). Elle recense 665 transactions, 856 sociétés (hors cabinetsd’avocats d’affaires) qui cumulent 2942 interventions différentes. 842 individus(hors avocats) sont intervenus : pour plus de 90 % d’entre eux il existe des don-nées sur leur diplôme et leur fonction au moment de l’intervention, et pour prèsde 80 % un curriculum vitae recensant les différentes étapes de la carrière aété trouvé sur le réseau social Linkedin.

1. La pratique des transactions d’entreprise : une division du travail dans un secteur enexpansion

1.1. La dérégulation financière : l’essor d’un marché

L’achat et la vente d’entreprises ont connu un essor notoire depuis les années 1980, sous l’effetde la libéralisation des marchés financiers, des politiques fiscales et des privatisations massivesdes entreprises publiques, couplées avec la vente par morceaux de monopoles industriels (Batsch,2002 ; Lorrain, 2011 ; Ho, 2009). En France, les montants dévolus par les fonds d’investissementà des achats de sociétés à des fins de revente ont été multipliés par 10 depuis 20 ans3.

Ce mouvement se distingue des précédents (Fligstein, 1990, 2001) car il est marqué par une nou-velle conception du contrôle des entreprises, appuyée sur le principe de valeur pour l’actionnaireou « shareholder value ». Ce terme signifie, dans le langage de la finance, « mesure de la valeurcréée par une entreprise », pour les « investisseurs ». En 1986, Alfred Rappaport popularise cettenouvelle mesure de performance financière (Rappaport, 1986), au moment même où la notiond’EVA (Economic Value Added), créée dans les années 1970 par Joel Stern, fondateur du cabinetéponyme, commence à en devenir l’outil de calcul légitime (Lordon, 2000). Depuis que le marchédes actions est davantage « liquide » (Orléan, 2005) et que les échanges ont un coût négligeable,les propriétaires de capital optimisent leurs revenus en recherchant le meilleur investissementen vue d’une revente. La « création de valeur pour l’actionnaire » passe alors aussi par l’achatet la revente de sociétés. Entre les deux, des mesures de « restructuration » sont mises en place,qui visent à tirer le plus de valeur possible de la double transaction, par des effets de levierfinanciers en jouant sur l’endettement (en particulier les LBO) et/ou en exigeant de l’entreprisequ’elle améliore visiblement les ratios financiers permettant d’évaluer son prix. Cette pratiques’est particulièrement développée ces vingt dernières années.

3 Les rapports établis par l’association francaise des investisseurs en capitaux (2001 et 2011), réunissant la majorité desfonds d’investissement en private equity, montrent que le montant total investi était de 1000 millions d’euros en 1992, de3287 millions en 2001 et de 9738 millions en 2011, avec un pic en 2007 à 12554 millions d’euros.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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1.2. Les acteurs des transactions d’entreprises

Cette pratique mobilise deux grands types d’acteurs : les intermédiaires et leurs clients. Cesderniers sont les représentants des entreprises à vendre et de celles qui cherchent à les acquérir :ce sont, d’une part, des dirigeants ou directeurs financiers d’entreprises, opérant pour le comptede leurs actionnaires (eux-mêmes quand ils sont propriétaires) et, d’autre part, des « directeurs departicipation » de fonds d’investissement (fonds de private equity), opérant pour le compte desinvestisseurs dans ces fonds4. Ces acteurs font appel à différentes sociétés intermédiaires pourréaliser ces transactions. Celles-ci se divisent le travail en plusieurs tâches. Les banques ditesd’affaires, principalement, mettent en relation acheteurs et vendeurs et organisent la transaction.Elles produisent des analyses, conseillent sur le prix de vente et négocient pour leurs clients.Les cabinets d’audit et de conseil en finance rédigent des rapports financiers sur l’entreprise,nécessaires pour calculer le prix de vente, pour le compte de l’acheteur ou du vendeur, selon lescas. Des banques de financement interviennent pour financer les opérations, grâce à de la dette :elles produisent leurs propres analyses sur la base des rapports réalisés par les cabinets d’audit5.

Les fonctions des individus employés par ces sociétés, l’activité qu’elles recouvrent, la rému-nération associée6, le titre qu’elles portent, le grade qu’elles explicitent et les règles de progressiond’un grade à l’autre dépendent très fortement de la place de ces sociétés dans la division du tra-vail. Dans le cas des banques d’affaires, la hiérarchie des grades est régulièrement la suivante :analyst, principal, vice-president, executive director, managing director, alors que dans l’audit lahiérarchie est généralement : analyste junior, analyste senior, manager, senior manager, associé.Entre sociétés intervenant sur la même tâche, la hiérarchie et la dénomination des grades peuventégalement varier, donnant à un observateur extérieur un sentiment de très grande hétérogénéité.Pourtant, si le travail de transaction est divisé entre ces sociétés, et s’il apparaît sous des titreset fonctions différents, cela n’empêche pas l’ensemble de former un même espace profession-nel structuré autour d’un objet commun. En effet, derrière ces variations, toutes les entreprisespartagent un intérêt à augmenter le nombre et la valeur des transactions. Par ailleurs, les savoirsthéoriques et pratiques utilisés sont transversaux, ce dont rend bien compte l’analyse des tra-jectoires individuelles. Les carrières sont assez rarement linéaires au sein d’une même sociétéou d’une même activité, mais se constituent plutôt par circulation entre ces sociétés et activités,de même que par passage d’un rôle d’intermédiaire à un rôle de client et vice versa. Typique-ment, un directeur financier participant à la revente d’une filiale de l’entreprise qui l’emploiepeut avoir commencé sa carrière par un stage de six mois en banque d’affaires et un second enbanque de financement puis, après une expérience de dix ans dans un cabinet d’audit spécialiséen fusion-acquisition, avoir été débauché par une des sociétés clientes de ce cabinet pour un posteen direction financière. De la même facon, un associé d’un cabinet d’audit peut avoir démarré sacarrière comme banquier d’affaires, puis être devenu directeur financier, pour enfin rejoindre un

4 Les fonds d’investissement dits de private equity assemblent des capitaux provenant d’entreprises, de particuliers et debanques. Les opérations d’achat puis de revente d’entreprises permettent, par la plus-value qu’elles sont censées apporter,de rémunérer le capital.

5 Les cabinets d’avocats d’affaires participent également à cette activité car ils rédigent les contrats liés à la transaction.Nous n’abordons pas cet aspect de l’activité dans le cadre de cet article.

6 Ces sociétés ont des modes de facturation distincts : montant fixe pour les cabinets d’audit, pourcentage de la ventepour les banques d’affaires ou pourcentage de la plus-value pour les gestionnaires des fonds d’investissement. Le montantdes rémunérations des individus varie donc selon la société qui les emploie. La structure de la rémunération donne plusou moins d’ampleur aux paies variables (primes, bonus).

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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cabinet d’audit en tant qu’associé. Par conséquent, les trajectoires professionnelles dans cet espacepeuvent se lire comme une succession de séquences, chacune correspondant à l’exercice d’unedes trois fonctions d’intermédiaires (banque d’affaires, audit/conseil, banque de financement) oud’une des deux fonctions de clients (direction financière/dirigeant, fonds d’investissement).

Les profils scolaires des acteurs des transactions, et en particulier des intermédiaires, sont assezhomogènes. Les sociétés recrutent en effet en priorité parmi les diplômés des grandes écoles decommerce et d’ingénieurs francaises et des universités spécialisées en économie/finance (Dau-phine, Sciences Po). La base de données des transactions en France pour l’année 2010 que nousavons constituée (voir encadré) montre que sur les 842 individus intervenant sur ces opérations,46,5 % ont un diplôme d’une grande école francaise ou assimilée7. Seuls 9,3 % n’ont pas du toutde diplôme francais, alors que 19,5 % ont un diplôme étranger. L’espace des fusions-acquisitionsen France est donc marqué par un ancrage national fort du point de vue des diplômes et des lieuxd’activité, même si les sociétés qui opèrent peuvent être des multinationales, à l’instar des grandesbanques, cabinets d’audit ou de conseil8.

1.3. Le travail de transaction : produire des qualités quantifiées

Pour acheter, vendre, fusionner ou augmenter du capital, il faut s’accorder sur les modalités et lavaleur de l’échange à propos de « produits » (les entreprises) dont la diversité et la complexité, dupoint de vue de leur face concrète, sont extrêmement élevées. La réduction des qualités multiples enquantités réduites est, comme dans tout marché, une opération conventionnelle, construite par lesacteurs principaux. La quantification standardisée permet de comparer des qualités incomparables(Desrosières, 2000 ; Bidet et Vatin, 2009).

Ces travailleurs sont des intermédiaires de marché (Cochoy et Dubuisson, 2000) quifabriquent un prix de transaction des entreprises, mais aussi sa méthode d’établissement.Ils sont convenus d’une série d’informations standardisées qui permettent de valoriser lesentreprises et de les comparer. Trois méthodes sont utilisées pour calculer la valeur d’unetransaction : la méthode patrimoniale, la méthode des multiples et la méthode des cash flowactualisés (discounted cash flow). Chacune de ces méthodes repose sur des règles et des for-mules standard9. Dans les pratiques et échanges professionnels, ces chiffres transforment desinformations qualitatives et concrètes (instruments de production, clients, compétences des sala-riés...) en quantifications abstraites, réputées décrire l’entreprise, comme nous le détailleronsci-après.

2. L’activité des intermédiaires des transactions

2.1. La construction sociale des représentations professionnelles

La représentation que ce groupe d’intermédiaires construit à propos des entreprises qu’ilscontribuent à faire acheter et vendre procède, en premier lieu et comme pour tout travailleur,de l’activité quotidienne. L’ergonomie psychologique comme la sociologie ont en effet montré

7 42 % : HEC, ESSEC, ESCP, EM Lyon, Edhec, Sciences Po Paris, Dauphine, ENA ; 4,5 % : Polytechnique, CentraleParis, Mines Paris, Ecole des Ponts, Telecom Paris, Supelec, Centrale Lyon.

8 Données analysées par Nicolas Woloszko à partir de la base de données « CARFI Deals 2010 », dans le cadre de sonmémoire de Master 2 réalisé sous la direction de Valérie Boussard et Olivier Godechot (Woloszko, 2013).

9 Pour une présentation de ces méthodes et de leur rôle dans le calcul de la valeur voir Boussard, 2013b.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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8 V. Boussard, M.-A. Dujarier / Sociologie du travail xxx (2014) xxx–xxx

que la « réalité » n’est pas une donnée socialement partagée, mais plutôt un construit local, issud’une pratique, une question de point de vue et d’activité concrète qui cherche à être fonctionnelle(Pietro, 1975). Les travailleurs, qu’ils soient ouvriers (Roy, 2006), soignants (Hughes, 1958), oupompiers (Weick, 1995), sélectionnent les informations pertinentes pour agir, abandonnant despans entiers de réalité pour centrer l’attention sur d’autres, à la manière dont un chirurgien apposeun champ opératoire sur son patient pour mieux l’opérer. Ce processus est collectif et culturel(Ohlsson, 1985). Il génère, si l’on prend un point de vue surplombant, des « biais » ou même des« erreurs » dans les représentations de la situation (Evans, 1989).

La représentation que les travailleurs construisent de la réalité est donc orientée par l’objet,« sélective » et « déformée » de manière fonctionnelle au point de devenir variable selon la tâche àréaliser (Ochanine, 1978) mais aussi selon les « circonstances matérielles et sociales » (Suchman,1987 ; Conein et Jacopin, 1994) et les artefacts qui l’orientent, que ceux-ci soient matériels,cognitifs ou langagiers (Hutchins, 1995 ; Dodier, 1995 ; Chateauraynaud, 1991). Soulignons que lelangage joue un rôle central dans ce processus de construction d’une réalité commune, notammentau travail (Grosjean et Lacoste, 1999 ; Borzeix et al., 2001) par les cadrages qu’il opère sur lasituation (Borzeix, 1994) et la possibilité de dire la « réalité » d’un groupe professionnel, cequ’exprime son jargon.

Les représentations professionnelles sont donc moins des présupposés à l’activité, des idées quil’orienteraient a priori, que le résultat d’un processus de production collective continue, de sujetsen activité. Comme tous les travailleurs, les intermédiaires de fusions-acquisitions construisentune représentation de la réalité, dans le cours de leur activité. Celle-ci diffère selon qu’il s’agitdes jeunes (moins de 35 ans) ou de leurs aînés, moins nombreux, qui les emploient, les encadrentet organisent les transactions.

La division du travail et sa rationalisation, au sein des sociétés qui organisent ces transactions,instaurent en effet un double niveau d’activité. D’un côté se trouvent les dirigeants, souventactionnaires (appelés « associés », partners ou managing directors), de l’autre les jeunes entrants(stagiaires, juniors, seniors, analystes, etc., ayant en général moins de 30 ans et au maximum35 ans) qui ont des activités d’exécution. Ils sont encadrés par des personnes plus expérimentées,entre 30 et 40 ans (senior managers, vice-president, etc.) qui organisent, distribuent et contrôlentle travail.

2.2. Les associés : une activité commerciale

Les « associés » des entreprises d’intermédiation financière sont les dirigeants et actionnaires(sous des statuts variables) des banques d’affaires, cabinets de conseil, d’audit. Ils ont travaillédans la finance et ont réussi à franchir toutes les épreuves professionnelles qui leur permettentd’atteindre le haut de la hiérarchie professionnelle de ce groupe.

Lors d’un entretien, une directrice adjointe d’une banque d’affaires, récemment pro-mue associée, explique que l’essentiel de son activité est « commercial » en ce qu’elle doittrouver des occasions de vendre ses services d’intermédiation, c’est-à-dire trouver des entreprisesà vendre ou à acheter, et accompagner la transaction.

« On passe beaucoup de temps avec le vendeur. Il faut le recevoir, l’écouter, le comprendre.Il faut lui répondre par des solutions financières adaptées et les mettre en œuvre [...]. On dit“Votre société vaut tant” et après on va vendre la société à des investisseurs ou acquéreurs :on va présenter un prospectus de vente, qui présente l’entreprise sous son meilleur profil.On fait 70 pages. C’est objectif. Faut pas qu’on ait des problèmes avec les avocats. Et puis

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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c’est marketing aussi : c’est un rapport annuel, sexy, quoi. On va prendre notre canne etnotre chapeau et on va voir des investisseurs [...]. Une fois qu’on a trouvé des candidats, onva négocier les meilleures conditions » (femme, 37 ans, directrice adjointe, associée dansune banque d’affaires).

À ces postes l’activité est, comme le relate cette associée, essentiellement commerciale et donctournée vers la prospection d’affaires. L’agenda quotidien des associés est constitué de rendez-vous, rencontres ou déjeuners avec d’anciens clients ou collègues, avec des personnes dont ilsespèrent devenir clients, et même avec des concurrents. Ils consacrent l’essentiel de leur activitéà créer des conditions sociales favorables à l’émergence d’affaires pour leur structure, dans leurréseau régulé par l’interconnaissance et la proximité sociale. Ils soulignent avec régularité que ceréseau forme ce qu’ils qualifient de « tout petit monde », dans lequel, insistent-ils, « tout le mondese connaît ».

« C a marche parce que vous avez de l’ascendant sur les clients. C’est en fait très commercial,plus que technique. Le carnet d’adresses compte plus que le reste ! » (homme, 40 ans,associé, banque d’affaires).

Pour faire comprendre leur métier ils mobilisent régulièrement la métaphore du vendeur immo-bilier, soulignant donc que l’entreprise, pour eux, est d’abord une marchandise, une chose, commele serait un appartement. Comme l’observe ce même intermédiaire, cette activité peut se faire sansprendre en considération la marchandise elle-même, c’est-à-dire l’entreprise en tant qu’entitéhumaine et technique, ni son avenir :

« Dans les fusions-acquisitions nous sommes payés à l’opération. Alors on pousse les clientsà faire des opérations, même s’ils n’en ont pas besoin » (homme, 40 ans, associé, banqued’affaires).

Les associés passent alors beaucoup de temps à présenter des transactions potentielles, ens’appuyant sur un chiffrage de la plus-value, à des structures ayant des entreprises à vendreou qu’un achat pourrait intéresser. Lorsqu’ils sont missionnés pour réaliser une transaction,ils approfondissent ces estimations et présentent des rapports financiers détaillés, permettantaux différentes parties en présence de se mettre d’accord sur le prix et sur le financement.Toute leur attention est centrée sur ce processus, qui crée donc un « biais » (Evans, 1989)dans la représentation qu’ils ont de l’entreprise. Pour autant, ces rapports, comme les présen-tations orales auxquelles ils donnent lieu, sont des arguments indispensables pour emporter uneaffaire :

« Si vous vendez, votre métier c’est de raconter une belle histoire sur PowerPoint au repre-neur ; quand vous achetez, à l’inverse, vous devez décortiquer le document fait par un autrecabinet, pour savoir quelle est la vérité sur les gains possibles » (homme, 37 ans, directeurfinancier, ancien d’une banque d’affaires).

Lors des transactions, les associés sont en relation avec les dirigeants de l’entreprise. Cesentrevues sont importantes à leurs yeux car elles leur permettent de jauger la capacité de cesderniers à faire que l’entreprise respecte ses objectifs de rentabilité financière, promis à l’acquéreurpar l’intermédiaire. Mais leur rencontre avec les hommes et femmes de l’entreprise s’arrête àce niveau. Ils ne vont qu’exceptionnellement voir les sites de production, les équipements, lestravailleurs, les produits, les clients, les fournisseurs, les déchets... Ces visites, rares, ne sont pascitées spontanément pendant les entretiens. Lorsqu’on les interroge à ce sujet, ils les décrivent

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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comme un passage obligé. Il s’agit, selon leurs termes, de « faire plaisir au vendeur », de « créerdes liens avec le client », de « décrocher le deal ».

« Oui, on visite l’entreprise. Avec le PDG. C’est fatiguant d’ailleurs. Faut prendre un train,se lever tôt, rester debout dans le froid, dans des endroits parfois assez sales et bruyants... »(femme, 45 ans, associée, banque d’affaires).

La rencontre avec les conditions matérielles de l’activité productive est donc vécue commeun inconvénient du métier, une part de sale boulot. Elle n’entre pas de manière significativedans leur représentation de ce qu’est l’entreprise : ces informations-là sont plutôt considéréescomme anecdotiques. Finalement, la représentation qu’ils peuvent construire de l’entreprisese bâtit en dehors d’une rencontre significative avec sa matérialité. Elle s’appuie en revanchesur les productions chiffrées qui l’évaluent de facon abstraite et sur une appréciation desprobabilités de réalisation de plus-value dans le temps, à partir des contacts avec ses diri-geants.

Cette activité commerciale induit une compétition entre associés, centrée sur le nombre, lavaleur et l’originalité des transactions marchandes d’entreprises, et rendue explicite lors desévénements professionnels réguliers. Dans les salons imposants et ornementés d’un grand hôtelparisien, une « remise de trophées » annuelle récompense les financiers pour leur travail dansles transactions, qu’ils soient des intermédiaires ou des clients : ceux qui ont fait le plus grosLBO, l’opération la plus rentable ou le dossier le plus original sont ainsi gratifiés devant toutela profession. L’événement permet de mettre en relation clients et intermédiaires, mais aussi cesderniers entre eux.

L’importance de réaliser des transactions en nombre et valeur est également visible dans lamise en scène des tombstones10, symboles matériels d’une transaction. Dans les bureaux desassociés ou les salles d’attente, sont en effet systématiquement exposés ces objets évoquant descoupes sportives, fabriqués pour célébrer la fin d’une transaction. Ils sont alors distribués par lesbanquiers d’affaires à tous les intermédiaires y ayant participé. Les tombstones rendent visiblesle prestige de la transaction et ceux qui y sont associés. Trophées professionnels et tombstones,qui objectivent la norme du milieu et sa fierté, pourraient faire oublier que derrière chacun d’eux,des entreprises concrètes ont changé d’actionnaires et, le plus souvent, de stratégie. En effet, danscet espace professionnel ainsi animé par l’esprit de compétition commerciale, on ne parle pas desconséquences des opérations pour les entreprises vendues/rachetées/fusionnées. Objectivement,celles-ci n’affectent pas la carrière des acteurs : deux ou trois ans après une transaction, qui peutdire si le prix était le bon et si cette vente a bénéficié à l’entreprise, à ses actionnaires, à sestravailleurs ou à ses clients ? À cette question, ils affirment unanimement qu’il est difficile derépondre.

L’activité des associés, orientée par la recherche d’affaires et la conclusion de « belles »transactions dans une logique de compétition, traite l’entreprise comme une marchandise quidoit être échangée et dont la valeur est exprimée sous forme quantitative. Le second volet del’activité des associés consiste alors à organiser et encadrer le travail des plus jeunes dansle but de leur faire produire, dans les délais attendus, des analyses chiffrées, des rapportsqui mettent en forme ces analyses et les supports de présentations orales qu’ils feront auxclients.

10 Il s’agit d’objets en verre ou en plexiglas dans lesquels sont insérés ou gravés des éléments graphiques ou textuels.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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2.3. Les jeunes salariés : une activité de quantification abstraite

« Il est 9 h 30 du matin. Cinq personnes (trois jeunes femmes, deux jeunes hommes) sontréunies autour d’une grande table dans un bureau fermé, dont un des murs, vitré, donne surle couloir. Chacun a, face à lui, un ordinateur. Sur la table, au sol et sur un meuble bas, desliasses épaisses de documents contenant des états financiers. La jeune femme, à ma gauche, ala main posée sur un petit clavier numérique. Elle recopie dans un tableur Excel, les chiffrescontenus dans un document d’une cinquantaine de pages. Le jeune homme à côté d’elleest en train de construire un “camembert en couleur”, qu’il intègre dans une présentationPowerPoint, à partir d’un tableur Excel. Ils travaillent tous dans un grand silence. Une desjeunes femmes, “manager” de l’équipe, donne régulièrement des instructions. Elle récupèresur son ordinateur les tableaux et graphiques fabriqués par les autres et les intègre dans lerapport général dont l’associé responsable de la mission attend l’ébauche pour midi » (extraitdu journal de terrain).

Cette observation rend compte de l’activité quotidienne des jeunes intermédiaires, ceux quiont moins de 35 ans. Leur activité, prescrite par leurs associés, est de produire une représentationfinancière chiffrée de l’entreprise à acheter, vendre, fusionner ou recapitaliser11. Ils fabriquentune description financière et quantitative de l’entreprise actuelle, assortie d’une simulation de savaleur à venir, par une modélisation économique abstraite. À partir d’hypothèses, ils fabriquent desreprésentations quantitatives de l’entreprise future, qui se doivent d’avoir une grande cohérenceinterne tout en justifiant le prix de la transaction. Cette activité, qui requiert astuce et habilitédans le maniement des chiffres et ratios, se fait sous contrainte de temps. Le travail nocturne estrégulier et intense lors des phases finales d’une transaction.

L’activité quotidienne de ces jeunes intermédiaires consiste à remplir des tableaux, rapports etsupports de présentations, qui ont la caractéristique d’être préformatés et standardisés. Cette quêted’informations est elle-même rationalisée dans son processus : ces jeunes salariés raisonnent àpartir des catégories financières et comptables constitutives des états financiers d’une entrepriseet des opérations standard à effectuer pour calculer les données demandées. Par exemple, l’unreconstitue le chiffre d’affaires par unités, un autre travaille sur les stocks et un autre encore surles coûts de production. Chacun ne réalise qu’une partie des tâches, à l’intérieur d’un ensembled’opérations divisées et standardisées. Ils notent d’ailleurs eux-mêmes le peu d’intérêt induit parcette parcellisation et standardisation du travail :

« Les tâches, au début, ca n’est pas passionnant. Par exemple on fait des présentations desociétés sur PowerPoint. On fait une carte, on va chercher le chiffre d’affaires sur Internet.On recherche de l’information, on la met en forme, rapidement, bien présentée » (homme,33 ans, manager, boutique de M&A12).

Leurs horaires de travail sont extensifs et la cadence est très élevée. Aussi disent-ils avoir peude disponibilité pour prendre du recul et penser à ce qu’ils font :

11 Concrètement, il peut s’agir de rapports de due diligence (faits par les auditeurs et consultants en stratégie, sur l’aspectfinancier), de notes d’analyse de risque dans les banques, de présentations commerciales pour les clients (pitch) dans lesbanques d’affaires, de « business plan »...12 Les « boutiques de M&A » sont des sociétés réalisant le même travail que les banques d’affaires, mais sans être

intégrées à une structure bancaire.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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« Quand vous faites des semaines à 120 heures, vos capacités sont affectées. C’est dif-ficile d’être efficace, quand on ne dort que 3 heures par nuit. Vous êtes obligé d’avoirdes mécanismes » (homme, 28 ans, fonds de private equity, ancien analyste en banqued’affaires).

La division du travail entre les associés et les plus jeunes permet aux seconds de vivre dansl’ignorance et l’indifférence à la production finale, c’est-à-dire la vente et l’achat d’une entrepriseconcrète. Ainsi, ce même travailleur constate :

« L’analyste n’a aucune vision globale. Typiquement il fait une annexe d’une page sur lessurgelés en Espagne. On ne lui explique rien. On lui demande d’aller vite. Il n’a pas devision d’ensemble. Il fait des petits morceaux » (homme, 28 ans, fonds de private equity,ancien analyste en banque d’affaires).

L’activité leur impose de passer plus de dix heures par jour dans un bureau fermé, à traiter desdonnées quantitatives et standardisées sur leur ordinateur. Le travail est éprouvé comme dur, à cetégard :

« C’est pas drôle ! Vous êtes enfermé dans une salle sans fenêtre toute la journée, en équipede deux ou trois. C’est pas un job sympa. Vous y passez les week-ends et les nuits. Vous neparlez qu’à un fichier Excel. C’est pas humain. Mais c’est formateur : vous savez interpréterles chiffres » (homme, 37 ans, direction financière, ancien auditeur financier).

Cette activité de traitement de données oriente leur attention sur la mesure financière d’uneentreprise, au détriment d’autres informations concrètes, qualitatives et sociales par exemple. Illeur est demandé de savoir lire les chiffres, de les manipuler et les interpréter avec dextérité. Ilsrevendiquent d’ailleurs régulièrement un goût et une aisance pour le calcul mathématique commeune virtuosité sur les logiciels utilisés, dont ils considèrent qu’ils font le cœur de leur habilitéprofessionnelle actuelle. Certains comparent cette activité à celle de la classe préparatoire dontils sont souvent issus : il s’agit de mettre à l’épreuve une forme d’intelligence abstraite, souspression, dans un sentiment de surcharge, et sur fond de compétition. Leur rapport au temps et ausavoir est ici, pareillement à celui des classes préparatoires (Darmon, 2013), tout entier évalué etguidé par l’utilité, pour remporter la compétition, rejetant hors du cadre représentationnel tout cequi n’y contribue pas directement, voire l’encombre.

« Quand tu es junior, tu as tout à lire et tu dois faire le modèle. Il faut synthétiser. À l’arrivée,tu vas préparer un doc de 30–40 pages pour le comité de crédit, et ils vont te poser plein dequestions, par exemple sur la Roumanie. Mais toi, tu ne peux pas avoir une connaissanceexhaustive. [...] Tu ne peux pas en 15 jours connaître la boîte comme ceux qui y travaillentdepuis 10 ans. [...] Si tu es dans la banque d’affaires sur une fusion, par exemple Totalrachète Elf, si tu es junior tu agrèges les états financiers, tu fais les modèles. Ils réfléchissentà pourquoi ca fait du sens. Mais ils ne connaissent jamais la boîte autant que le manager »(homme, 28 ans, hedge fund, ancien analyste d’une banque d’affaires).

L’activité quotidienne des jeunes favorise donc fonctionnellement une représentation del’entreprise comme un ensemble de chiffres types et de ratios standards. Ses dimensionsconcrètes et matérielles sont écartées, ignorées. Centrés sur des tâches calculatoires abstraites,urgentes et fragmentées, ils peuvent, à la manière d’un ouvrier dont l’activité a été ratio-nalisée, être tout à leur tâche sans avoir de connaissance, d’intérêt ou d’avis sur le produitfinal.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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Associés et jeunes salariés se différencient donc dans la division verticale du travail, mais par-tagent finalement un point commun : leur représentation de l’entreprise, telle qu’elle est construitedans l’activité quotidienne, est marchande et chiffrée. Ils affirment connaître l’entreprise grâceà des tableaux de chiffres, des ratios, des modélisations et finalement un prix. Comme cela adéjà été observé pour d’autres travailleurs, leur activité les amène donc à arranger des informa-tions ou même à les inventer (Ohlsson, 1985). Ce faisant, ils dessinent un « monde » spécifique(Beguin, 2004), par la logique opératoire (Leplat, 1971 ; Ochanine et Zaltman, 1973). Le souci dedécrire la situation pour y agir crée une représentation fonctionnelle plus que vraie et exhaustive(Weick, 1995). L’activité contribue donc à générer, en son cours, une représentation profession-nelle spécifique. Elle est doublée d’une activité rhétorique homogène, qui concerne les finalitéset la légitimité sociale de leur travail.

2.4. Une activité rhétorique sur l’utilité sociale de la finance

Sur les lieux de travail, lors des conférences et événements professionnels, une rhétoriquehomogène et constante se dégage, que l’on retrouve également dans les documents institutionnelset les entretiens en face à face.

Le premier registre de ce discours concerne les finalités de leur activité et sa contributionau bien commun. Ces travailleurs arguent régulièrement de l’utilité sociale de leur travail. Elleconsiste, selon eux, à permettre aux entreprises d’exister et de croître, grâce à leurs interventions :

« Sauver des boîtes, c’est ca qui me faisait lever le matin. Mon principal fait d’armes,c’est d’avoir sauvé le groupe X » (homme, 42 ans, secrétaire général d’un groupe industriel,ancien auditeur financier).

Ce même professionnel faisait, explique-t-il, « du cost cutting de base, en mode restructuring13.L’objectif était de taper fort. On est dans la recherche de l’efficacité maximale ». Ces financiersse présentent ainsi comme des éléments indispensables d’une grande mécanique économique : ilscontribuent à son bon fonctionnement, et à la création de richesse nationale. Un autre salarié d’unebanque d’affaires de 30 ans explique qu’il « participe à la stabilisation du monde » en conseillantdes grandes entreprises dans la vente de leurs filiales. Un directeur financier, ancien salarié d’unebanque d’affaires, explique la nécessité des fusions-acquisitions par une métaphore organiciste :

« Une entreprise, c’est très instable, c’est comme un organisme vivant : attaquée par desbactéries, faut la nourrir. Si ca bouge pas, c’est que c’est mort » (homme, 37 ans, directeurfinancier).

Un livre de finance, cité régulièrement dans les entretiens ou mis en évidence dans les bureaux,argue également de cette contribution au bien commun, par la centration sur un indicateur financier,la création de valeur pour l’actionnaire : « Heureusement il n’y a pas que la finance dans la vie.Mais en finance, il n’y a qu’un seul objectif, et en le remplissant, on est en mesure d’atteindre tousles autres » (Vernimmen et al., 2012, p. 676). Cet extrait souligne que la logique de la valeur pourl’actionnaire réduit et englobe tout. « Créer de la valeur » est régulièrement qualifié de conditionpour le bonheur de tous, au nom des emplois, de l’innovation, de la croissance et de la dynamiquequ’elle générerait.

13 Ce que l’on peut traduire par : « des réductions de coûts par des restructurations ».

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Le deuxième registre de cette rhétorique professionnelle pose des frontières entre cet espaceprofessionnel et une autre finance, « la finance de marché » qu’ils percoivent comme purementspéculative. Ils arguent que « la finance d’entreprise », elle, est concrète et s’intéresse à l’économie.Ils prennent donc soin de se distinguer des acteurs de la finance de marché, traders, brokers etautres, qu’ils accusent d’inconséquence voire de nuisance sociale.

« Demandez à un trader à quoi il sert : il ne saura pas répondre. Moi je sais, car je fais duservice » (homme, 30 ans, fonds de private equity, ancien salarié d’une banque d’affaires).

Howard Becker (1963) montre que les groupes constitués autour d’une pratique développentdes rationalisations (« une idéologie, en somme », précise-t-il) qui permettent à leurs membresde s’y maintenir, en stabilisant les pratiques. Leur représentation de la réalité est alors non pasfragilisée, mais renforcée.

3. La représentation marchande, abstraite et quantitative comme normeprofessionnelle

La représentation de l’activité est construite en son cours et reprise par une rhétorique pro-fessionnelle. Pour comprendre la facon dont cette représentation devient l’assise de normes detravail et constitutive d’une figure professionnelle homogène, il nous faut décrire encore un autreprocessus. Les analyses fondatrices de formes différenciées de figures professionnelles (prêtres,magiciens, bureaucrates, savants, politiques) que l’on doit à Max Weber, comme celles de règleset morales spécifiques aux groupes professionnels dégagées par Émile Durkheim, soulignentl’existence de modalités d’interprétation des situations sociales propres à chaque profession(Dubar et Tripier, 1998). Outre qu’elles permettent la réalisation fonctionnelle de l’activité,les représentations du travail sont à analyser comme autant de normes qui disent ce qu’est lerôle professionnel et, par conséquent, tracent les frontières entre professionnels et profanes. Laquestion devient alors de comprendre, comme l’ont fait Hughes, Becker et Strauss, à partir del’étude de « métiers modestes », les processus par lesquels un individu finit par partager « lesidées et les affirmations » ou « la philosophie » (Hughes, 1958) du groupe professionnel qu’ilrejoint. Devenir un bon professionnel consiste ainsi à intégrer la conception professionnelle dutravail, contre la conception profane, c’est-à-dire, selon les termes de Hughes, « à voir le monde àl’envers » (Hughes, 1958). Comme pour d’autres métiers, mais ici avec plus de force, recrutement,règles de sélection et conditions de réussite participent de ce processus, faisant de la représenta-tion de l’entreprise, marchande et abstraite, une norme professionnelle partagée qui contribue àsélectionner ceux qui resteront dans le groupe et, ce faisant, en renforce l’homogénéité.

3.1. Y entrer : maniement des chiffres et inexpérience de l’entreprise

Comme nous l’avons décrit précédemment, les intermédiaires des transactions sont issus majo-ritairement des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs ou de masters universitaires sélectifs,spécialisés en finance. La grande majorité est passée par des classes préparatoires et a choiside faire des stages dans des cabinets de conseil ou de finance. Les recruteurs se tournent doncpresque exclusivement vers des jeunes travailleurs caractérisés par une formation de haut niveaudans le maniement d’abstractions sous contrainte de temps. Ils sont capables de supporter, etmême de valoriser le travail sous pression temporelle et la compétition entre pairs (Darmon,2013). Ils n’ont que rarement l’expérience du travail dans des entreprises autres que financières.Ils n’ont pas eu l’occasion d’en connaître les facettes qualitatives, sensibles et concrètes. Ceci

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facilite, cognitivement et émotionnellement, le travail de quantification et modélisation abstraitesdes entreprises vendues ou achetées, aussi leur inexpérience peut-elle être considérée commeune compétence pour réaliser les tâches de quantification (Dujarier, 2012). Elle permet uneintériorisation plus facile de la représentation professionnelle.

Si le diplôme est déterminant pour le recrutement, il n’est pas suffisant. La sélection estdrastique et la compétition est vécue comme intense par les candidats eux-mêmes. Les épreuvesde recrutement renseignent sur les autres conditions requises pour intégrer le groupe professionnel.Elles forment, selon les termes d’Howard Becker (1988), des conventions, soit une conceptioncommune de ce qu’est l’essentiel du travail et des critères qui permettent d’en juger. Chez cestravailleurs de la finance, les épreuves de recrutement sont systématiquement organisées sousforme de tests, analyses de cas et entretiens qui permettent de vérifier l’habileté et l’aisance àparler d’une entreprise sous forme quantifiée et marchande, et la familiarité avec les modèlesde valorisation d’entreprise. Une fois passée l’épreuve du recrutement, se rejouent chaque annéecelles qui décident des travailleurs qui resteront (et seront promus) et de ceux qui seront invités àquitter l’entreprise.

« Sur les cinq qui sont rentrés en même temps que moi comme analystes à Paris [dans unebanque prestigieuse], au bout de 3 ans, il ne restait que moi. J’avais acquis ma crédibi-lité, j’étais considéré comme quelqu’un qu’ils voulaient garder » (homme, 30 ans, banqued’affaires).

3.2. Y rester : fiabilité, docilité, distanciation

La progression dans la carrière, depuis le premier grade jusqu’à celui d’associé, est organiséepar un mécanisme de sélection et d’exclusion appelé le « up or out »14 : chaque société est équipéede multiples procédures d’évaluation qui mettent chaque fois le jeune travailleur devant unebifurcation : soit il est promu au grade supérieur, soit il est licencié ou incité à changer de voie.L’intégration de la conception professionnelle du travail est déterminante pour comprendre cesbifurcations au sein des carrières professionnelles (Hughes, 1958 ; Strauss, 1992). Les épreuvesde la carrière ne se limitent en effet pas seulement à déterminer si l’individu a acquis « unemeilleure notion des compétences requises, des tâches à effectuer, des rôles à tenir », mais aussis’il a ajusté « sa conception de ses aptitudes mentales, physiques et personnelles, ses goûts etdégoûts » (Hughes, 1958, p. 127). Le passage d’une étape à une autre est ainsi ancré dans lamaîtrise de savoirs sociaux, mobilisant des catégories de pensée et d’action de sens commun, les« allant-de soi » (Garfinkel, 1987), implicites pour ceux qui font partie du groupe professionnel,mais invisibles pour ceux qui prétendent y accéder. Ici, trois épreuves concernant la conceptionprofessionnelle du travail structurent les bifurcations individuelles. Elles fabriquent le groupeprofessionnel par un processus continu d’adaptation à la représentation marchande et abstraite del’entreprise.

Premièrement, pour être jugé comme bon professionnel lorsqu’il a moins de trente ans, lesalarié doit démontrer une compétence dans le maniement des chiffres. Il doit être capable deréaliser des tableaux de chiffres et des modélisations, à insérer dans un rapport remis au client,sans erreur, avec rapidité et agilité. Sans cela, il est licencié ou poussé dehors.

14 Que l’on peut traduire par « promu ou sorti ».

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« Quand le boss te demande de faire un rapport, tu as tellement de choses à faire. Si tun’arrives pas à prioriser, si tu commences à t’éparpiller, si tu n’arrives pas à remettrele rapport, tu es placardisé » (homme, 28 ans, hedge fund, ancien salarié d’une banqued’affaires).

Un bon professionnel de cet âge se doit d’être parfaitement fiable et productif dans la réali-sation de cette tâche. L’évaluation hiérarchique gratifie donc une représentation quantitative del’entreprise. Mais un directeur financier (32 ans), ancien salarié en banque d’affaires, précise quetravailler des chiffres, « ca, tout le monde peut le faire »15. Aussi, d’autres critères sélectionnentles bons professionnels.

La deuxième épreuve est la capacité à accepter de réaliser les tâches demandées sans jamaisen discuter le fond, l’utilité, la pertinence et l’impact sur les conditions de travail, qu’ellessoient les leurs ou, a fortiori, celles des salariés des entreprises qui font l’objet de la tran-saction. Le deuxième critère de reconnaissance professionnelle est donc l’acceptation sansdiscuter de la division du travail, de la nature des tâches et du temps de travail. Après cinqans comme junior dans une banque d’affaire, un salarié résume ainsi cette norme : « Vous avezle choix de dire non à votre boss, mais si vous dites non, vous partez » (homme, 28 ans, banqued’affaires). Ce qu’un associé (un « boss ») confirme de son côté lorsqu’il résume : « Ceux quirestent sont ceux qui sont d’accord » (homme, 36 ans, private equity, ancien salarié d’une banqued’affaires).

Pour rester et être promu dans cette profession il convient, lorsqu’on a moins de trente-cinq ans, d’adopter une attitude d’obéissance à la hiérarchie et aux ordres. Trois jeunes(ex-)intermédiaires, que nous invitions à réfléchir à ce qui fait leur spécificité professionnelle,parlent après réflexion de « compétence à la docilité » comme compétence distinctive détermi-nante.

La troisième épreuve de la socialisation professionnelle des jeunes concerne la contentiondes émotions. Elle manifeste la capacité de distanciation vis-à-vis de l’activité. Il s’agit eneffet de ne pas montrer que l’on peut être affecté par ce que l’on est en train de faire. Unancien salarié en banque d’affaires explique que « ceux qui montent » sont ceux « qui gardentle contrôle, qui arrivent à réfléchir, à argumenter ». Il précise le mécanisme d’exclusion : « ceuxqui vont pas monter, c’est ceux qui se liquéfient, qui se paralysent » (homme, 28 ans, hedgefund, ancien analyste en banque d’affaires). Les observations du travail, marquées à la fois parle silence, des échanges feutrés et un évitement des emportements, confirment que la contentiondes émotions vives — qualifiées de féminines — est la norme, au profit du registre émotion-nel de la distance et de la froideur. C’est ce qu’exprime cette intermédiaire, responsable d’uneéquipe :

« Moi quand je suis stressée, je ne me mets pas à hurler, à m’énerver, à m’exprimer...c’est insupportable. C a c’est typiquement féminin. Elles [les autres femmes, NDR] sontincapables de rester rationnelles, c’est à la limite du supportable » (femme, 32 ans, manager,cabinet d’audit).

La mise à distance suppose aussi une facon particulière de ressentir et d’évoquer les consé-quences de son action. Ainsi, un associé explique :

15 Il faut entendre bien sûr ici « tout le monde » comme l’ensemble des diplômés des grandes écoles qui forme le mondedans lequel ils vivent.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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« Quand vous commencez à réfléchir à un plan de réduction des coûts avec un cabinet deconseil en stratégie, vous faites des tableaux dans des bureaux à Levallois-Perret, pour savoirs’il faut sortir 50 mecs. Le type [le consultant, NDR] est payé très cher, et il ne voit pas leproblème » (homme, 36 ans, manager, cabinet d’audit).

Dans cet espace professionnel, la norme est donc de ne pas s’émouvoir des conséquencesconcrètes d’un traitement de l’entreprise comme une marchandise abstraite. S’étonner ou sechoquer des suites de la transaction, sur le devenir de l’entreprise et de ses hommes, s’écarte de lanorme professionnelle. Ceux qui sont sortis de la carrière ascendante commentent pudiquementcette norme implicite et la donnent ainsi à voir :

« On n’arrêtait pas de minorer les risques financiers et fiscaux. Il y a les risques humainsaussi. Les coûts sociaux. C a, on ne le met pas en avant chez nos clients ! » (homme, 36 ans,ancien d’une banque d’affaires, actuellement au chômage).

Un directeur financier de 37 ans, rencontré dans une tour d’un grand groupe de services àLa Défense, affirme se trouver actuellement dans un « placard ». De cette place, il n’hésite pasnon plus à donner à voir, en les critiquant, les normes professionnelles liées à la représen-tation de l’entreprise. Sa trajectoire est pourtant assez classique : classe préparatoire, grandeécole de commerce, diplôme d’expert-comptable, mariage avec une diplômée de l’ESSEC,coopération militaire dans une banque pendant deux ans, puis six années d’audit financierdans trois cabinets réputés mondialement. Il rejoint ensuite une direction financière dans uneentreprise industrielle, pendant presque deux ans, et change pour prendre un poste de direc-teur financier dans une autre entreprise. Avec une amertume audible, il décrit l’audit financiercomme un monde du travail violent, injuste et en souffrance. Ce qui frappe, dans cet entre-tien, par contraste avec le discours de ceux qui sont encore dans une carrière ascendante, c’estla dénonciation récurrente de l’écart entre les pratiques financières et ce qu’elles fabriquent enréalité. Cet homme, contrairement aux autres professionnels rencontrés, évoque ses émotionset ses opinions. L’originalité de son discours sensible tient à sa position d’exclu et l’expliquesimultanément.

Les entretiens avec ceux qui sont sortis de cet espace professionnel mettent ainsi en évidenceque ceux qui ne sont pas capables de distanciation, ceux qui introduisent une représentation qua-litative, concrète et sensitive des sociétés vendues ou achetées, seront plus facilement évaluéscomme mauvais professionnels et seront exclus (out). Les observations de l’activité confirment lapesanteur de cette norme professionnelle sur les comportements au quotidien. Dans les bureauxoù travaillent les équipes, le langage et les attitudes sont surveillés. Les managers commententpubliquement réactions et actions des membres de leurs équipes. Écarts et dérives deviennentensuite des sujets de conversation au moment des pauses café ou des déjeuners, certains jeunesanalystes pouvant à cette occasion devenir objets de blagues récurrentes marquant leur stigma-tisation comme mauvais professionnels16. Ainsi, les porteurs de représentations profanes (nonmarchandes, qualitatives, concrètes) de l’entreprise font l’objet d’une mise à distance et d’undiscrédit par ces professionnels.

16 Sur cette question de l’humour comme processus de construction des frontières et d’exclusion dans cet espaceprofessionnel voir Boussard, 2013a.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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3.3. Y progresser : aisance sociale et valorisation du plaisir de la transaction

Le processus de sélection et d’exclusion (qui est aussi un processus d’auto-exclusion) finit parmettre aux positions de pouvoir ceux qui partagent le mieux la représentation professionnelle desentreprises comme produits abstraits et quantifiables.

La règle dite de « up or out » génère mécaniquement un fort turn-over17. Un ancien banquierd’affaires raconte ainsi que sur les 80 nouveaux juniors recrutés en même temps que lui, il n’enrestait plus que 20 deux ans après. La strate des associés est par conséquent minoritaire.

Pour atteindre ce niveau d’« excellence » professionnelle, les travailleurs doivent montrer uneparfaite maîtrise des codes sociaux locaux. L’allure physique, tout d’abord, est normalisée : phy-sique et corpulence sans défaut ni excès, costume gris foncé ou robe discrète, chaussures demarque, sobriété des accessoires bien qu’étant de luxe. Un professionnel définit ainsi le portaitrobot de son « petit monde » professionnel : « Bonne famille, bon élève, sérieux : moi, quoi ! [...]Je suis le gendre idéal, poli, gentil, bien rasé » (homme, 37 ans, banque d’affaires).

Ensuite, il faut savoir se tenir et parler avec aisance avec les interlocuteurs propres à cette activitéde transaction : d’autres associés, des PDG et dirigeants, des banquiers et hommes politiques,décrits comme des hommes puissants. Un associé d’un fonds de private equity explique qu’à ceniveau, pour être un bon professionnel il faut savoir parler « sans être gêné mais pas sans gêne ».

Surtout, derrière ces costumes stricts et cette hexis corporelle, ces associés partagent unemême attitude sociale, selon laquelle participer à des transactions d’entreprises est vécu commeà la fois noble et passionnant. La presse professionnelle comme les réunions et conventionsprofessionnelles mettent en scène très explicitement cette fierté et le bien-être de travailler à destransactions d’entreprises. En outre, dans les entretiens, surgissent systématiquement des termesrelevant du champ sémantique de la passion, de l’intérêt ou du plaisir.

« Ce qui me plaît, c’est de travailler sur les grosses opérations. C’est sympa. Glamour. Parexemple, le rachat de Sigram par Pernod-Ricard, ou le rachat d’Orange par France Telecom.Et on va travailler sur des grosses OPA. L’excitation, l’effervescence du deal, c’est un desmoteurs de ce métier » (homme, 37 ans, private equity).

Le rôle professionnel intériorisé lors de la première partie de la carrière prend à ce stade encoreplus le pas sur l’habileté technique. En entretien, ceux qui ont atteint les positions les plus élevéesde la profession mettent à distance tout l’appareillage technique dont ils disent que ce n’est pasl’essentiel. Ils disent ainsi que la rationalité calculatoire est une facade du métier et qu’il fautsavoir en jouer. La compétition pour être sur les plus belles opérations devient un but prioritaire.L’intériorisation de la représentation de l’entreprise comme une marchandise devient alors unélément indispensable de sélection professionnelle (c’est la compétence utile) et sociale (c’estainsi qu’il faut en parler). Représenter et traiter les entreprises comme des produits et les décriresous forme quantitative et abstraite constitue une norme professionnelle puissante.

Les associés ont un pouvoir d’influence sur le groupe professionnel, tant du point de vue desnormes professionnelles que des règles et dispositifs organisationnels (pouvoir de décision au seinde leur entreprise) ou institutionnels (participation aux associations professionnelles et présencesymbolique dans les moments de représentation comme les remises de trophées). Ils participenttant à produire qu’à reproduire la norme professionnelle faisant de l’entreprise une marchandise.

17 Nombre de salariés entrant et sortant par an : mesure la rotation des emplois et la durée moyenne dans l’emploi.

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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3.4. En être : une endogamie sociale protectrice

Néanmoins, comment comprendre que les professionnels veuillent continuer à « en être », endépit des nombreuses épreuves qui leur sont imposées ? Comme le soulignent E.C. Hughes ou H.S.Becker dans leurs travaux, au cours du processus de socialisation le rôle professionnel attendu àchaque étape peut être très éloigné de celui que l’impétrant imaginait, entraînant des crises et desdilemmes. Ceux-ci peuvent devenir des points de bifurcation lorsqu’ils sont résolus en quittantle groupe professionnel ou en s’éloignant de la voie royale. Dans ce processus, la socialisationparticipe de la résolution des dilemmes (Becker, 1963).

Or, dans l’espace professionnel des transactions d’entreprises, les dilemmes professionnels sontrares car la socialisation y est remarquablement endogène. Les intermédiaires vivent et travaillentdans des espaces urbains et sociaux délimités. À Paris, la majorité de leurs bureaux sont localisésdans un petit quartier proche du Parc Monceau, à cheval entre les VIIIe et XVIIe arrondissementset pour les autres, à La Défense ou à Neuilly. Ils habitent à proximité de leur lieu de travail, dansles quartiers Ouest de la capitale (XVIe, XVIIe, Neuilly sur Seine, etc.). De ces beaux quartiers, illeur est difficile de « voir » les effets des transactions sur les entreprises, situées en d’autres lieux.Ils ne croisent pas non plus les travailleurs dont l’emploi est concerné par les transactions.

Les choix de conjoints sont presque systématiquement endogamiques, de même que les rela-tions amicales : les appariements se font dans le même milieu professionnel, entre spécialistes dela finance ou de ses abords proches (audit, banque...).

Leur expérience du temps leur est également commune et typique. Les juniors déclarent desdurées de travail hebdomadaires de minimum cinquante heures, plus régulièrement de soixante-dix heures, et de près de cent heures dans les grandes banques d’affaires. Lorsqu’ils sont « dans »le projet, ils travaillent sans compter ni leurs heures, ni leur implication. Ils ne sont alors pas enrelation ni même en contact avec des groupes sociaux ou professionnels différents du leur, à partquelques personnes qui les servent, telles que leur personnel de ménage et le livreur de sushis.

Contrairement à d’autres secteurs économiques qui favorisent des rencontres avec des publicsvariés, ces métiers renforcent les contacts quotidiens avec les autres intermédiaires ou avec lesclients et fournisseurs. La socialisation de ces intermédiaires financiers est alors faite essentiel-lement de collègues issus des mêmes écoles et habitant les mêmes quartiers. Groupe social etgroupe professionnel véhiculent ainsi la même représentation du travail, donnant peu d’occasionsde la voir contredite, complétée ou discutée et minimisant les risques de dilemmes professionnels.

4. Conclusion : un cas particulier pour un fait social partagé

Toute activité professionnelle, inscrite à l’intérieur d’une division du travail et de rapportssociaux, va de pair avec une construction sociale continue de la réalité. Cette dernière lui est spé-cifique. La représentation résulte de l’activité, de la socialisation et des dynamiques de carrières,et vient en retour les soutenir. La scène sociale quotidienne des professionnels n’est pas celle desprofanes. Typiquement, la profession médicale fabrique une représentation du monde centrée surdes cas, des pathologies et des organes, tout en excluant des pans entiers de l’expérience vécuedu malade et de ses proches. Un même fait social se retrouve dans la finance. Pour tenir leuractivité quotidienne et faire de belles carrières, ces professionnels, à la manière de chirurgiensou de pompiers, construisent et défendent une représentation spécifique de la « réalité ». Maiscontrairement à d’autres, qui sont confrontés, dans l’ordre des interactions quotidiennes de leurtravail, à des remises en cause de leurs représentations professionnelles (Hughes, 1958), ces inter-médiaires financiers ne croisent pas les critiques sociales qui leur sont adressées. La spécificité

Pour citer cet article : Boussard, V., Dujarier, M.-A., Les représentations professionnelles enquestion. Le cas des intermédiaires dans les fusions-acquisitions. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.019

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de leur représentation professionnelle est donc sa grande homogénéité et son imperméabilité auxcritiques profanes externes.

Ces dernières existent pourtant à l’égard de la pratique des fusions-acquisitions. Qu’elles soientmédiatiques, politiques ou citoyennes, elles sont ancrées dans une représentation de l’entreprisevue comme un lieu complexe où se jouent des questions de sens, de santé (des salariés mais aussides consommateurs et des citoyens), de répartition des richesses et de régulation sociale. Elle sedéploie, comme celle des salariés des entreprises, au nom d’une autre « réalité » qualifiée, selonles divers points de vue, de « sociale », « technique », « écologique », « politique », « humaine »,voire « existentielle ». Ces autres niveaux de réalité ne sont pas construits comme pertinents pourréaliser un travail d’intermédiaire des transactions. Leur activité a des conséquences importantessur les entreprises achetées ou vendues, comme sur le travail et l’emploi des salariés, mais cesconséquences se déploient en dehors de leur périmètre représentationnel. De ce fait, ils ne lespercoivent pas. Ainsi, les conséquences des transactions sur les autres niveaux de réalité ne sont-elles jamais convoquées ni évoquées dans leur pratique. Ils travaillent intensément pour réaliserdes transactions jugées « belles » d’après les normes du métier.

Le milieu professionnel des intermédiaires financiers est fortement sélectif et endogamique. Ilstravaillent la plupart du temps avec des pairs, clients et fournisseurs, qui gravitent dans ce qu’onpeut appeler, à la suite de H.S. Becker (1988), un même « monde social ». Leur représentationmarchande, quantitative et abstraite des entreprises n’y est pas remise en cause. Cette dynamiqueprofessionnelle du groupe refermé sur lui-même peut perdurer alors même que ses conséquencesfont l’objet d’une critique sociale, morale ou politique par d’autres acteurs dont « la réalité » estconstruite à partir d’une autre place dans les rapports sociaux, d’activités quotidiennes différentes,d’une socialisation et de dynamiques de carrière distinctes.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflit d’intérêts en relation avec cet article.

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