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Joshua Hammer

Les Résistants de Tombouctou

Prêts à tout pour sauver les manuscritsles plus précieux du monde

Traduit de l’anglais par Raymond Clarinard,Caroline Lee, Anne Muller et Isabelle D. Taudière

(de l’association des Tisseurs de Mots)

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Copyright © 2016 by Joshua Hammer pour l’édition originaleSimon & Schuster

1230 Avenue of the AmericasNew York, NY 10020

© Flammarion, Paris, 2016 pour la présente édition87, quai Panhard-et-Levassor

75647 Paris Cedex 13Tous droits réservés

ISBN : 978-2-0813-8633-4

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Pour Cordula et Tom

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PROLOGUE

Anxieux, il serre le volant de son 4 × 4, la sortiede la ville approche. Sur la route goudronnée, dansla lumière rosée du désert au petit matin, deuxhommes gardent un barrage : cordage tendu entredeux barils d’essence. Kalachnikov en bandoulière,leurs silhouettes efflanquées arborent barbes et tur-bans. « Respire profondément, s’ordonne-t‑il. Sou-ris. Sois poli. » Il a déjà été arrêté par la policeislamique une fois, s’est retrouvé traîné devant untribunal improvisé, interrogé, menacé du châtimentprévu par la charia. Il avait réussi, de justesse, à lesconvaincre de le remettre en liberté. Cette fois, il nepourra pas avoir autant de chance.

Il jette un coup d’œil vers l’arrière. Là, camou-flées sous des couvertures, cinq malles cadenasséessont remplies de trésors : des centaines de manus-crits enluminés, dont quelques-uns datent des XVe etXVIe siècles, l’âge d’or de Tombouctou. Des œuvresmagnifiques, reliées en peau de chèvre incrustée depierres semi-précieuses, composées par les scribesles plus habiles de leur temps, et dont les pages

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fragiles foisonnent de textes à la calligraphie serréeet de dessins géométriques complexes et multico-lores. Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), legroupe terroriste qui, quatre mois plus tôt, s’estemparé du nord du pays, s’est engagé, à la télévi-sion et à la radio, à les respecter, mais les habitantsde la ville ne croient pas à ces promesses. Lesextrémistes ont déclaré la guerre à tout ce qu’ilsestiment contraire à leur vision d’une société isla-mique pure. Or ces livres rares – traités de logique,d’astrologie et de médecine, odes à la musique,poèmes idéalisant l’amour romantique – repré-sentent cinq cents ans de joie et d’intelligencehumaine. Ces ouvrages célèbrent la sensualité, lavie terrestre, et sont la preuve que l’humanité, toutautant que Dieu, est capable de créer de la beauté.Des monuments de subversion pour ces intégristes.Des milliers de manuscrits de ce genre sont cachésdans Tombouctou. Des manuscrits que, avec sapetite équipe, il a décidé de sauver.

Le chauffeur s’arrête au barrage. Les deuxcombattants d’Al-Qaïda scrutent l’intérieur duvéhicule.

« Salam aleïkoum, dit-il d’un ton aussi posé quepossible. La paix soit sur vous. »

Ce sont des jeunes, tout juste sortis de l’adoles-cence, leur regard à la fois vide et impitoyable, estcelui des « vrais croyants », des fanatiques.

«Vous allez où ?— À Bamako », répond-il.

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Ils font le tour de la voiture, jettent un œil àl’arrière. Puis, sans un mot, ils lui font signe depasser.

Il pousse un long soupir. Dire qu’il reste encoreprès de neuf cents kilomètres à couvrir.

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Abdel Kader Haïdara a appris l’existence des tré-sors cachés de Tombouctou lorsqu’il n’était qu’unenfant. Dans la grande maison des Haïdara àSankoré, le quartier le plus ancien de la ville, il asouvent entendu son père les évoquer à mi-voix,comme s’il révélait à contrecœur un secret defamille. Venus de tout le Sahel, cette immenserégion aride qui s’étend de l’Atlantique à la merRouge, des dizaines de jeunes pensionnaires étu-diaient les mathématiques, les sciences, l’astrologie,la jurisprudence, l’arabe et le Coran dans l’écoletraditionnelle que dirigeait son père ; la classe sedéroulait dans le vestibule de leur demeure. Chaquejour, de l’aube au crépuscule, l’école Haïdara pro-posait des cours en trois séances de trois heuresentrecoupées de pauses. L’école fonctionnait sur lemême modèle que les universités qui avaient pros-péré à Tombouctou au XVIe siècle, du temps de sasplendeur. La maison familiale était riche de milliersde manuscrits, enfermés précieusement dans des

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coffres métalliques, stockés dans une remisedéfendue par une lourde porte en chêne. Haïdaracomprenait bien que tout cela était important, maisil n’en savait guère plus.

Parfois, son père fourrageait dans la remise et enressortait avec un volume de la collection familiale– un traité sur la jurisprudence islamique du débutdu XVIIe siècle ; un Coran du XIIIe rédigé sur du vélind’antilope ; ou un autre livre saint, du XIIe lui aussi,à peine plus grand que la paume d’une main, écritsur de la peau de poisson, sa délicate calligraphiemaghrébine décorée de gouttelettes de feuille d’or.Une des œuvres auxquelles son père tenait le plusétait le journal de voyage original du major écossaisAlexander Gordon Laing, qui serait le premierEuropéen à avoir atteint Tombouctou en 18261, enpassant par Tripoli et le Sahara, et qui mourut trahi,dépouillé et assassiné, par les nomades arabesqui lui servaient d’escorte. Quelques années aprèssa mort, un scribe avait rédigé un brouillon de

1. En 1828, l’explorateur français René Caillié réussit àvisiter Tombouctou puis à revenir à Paris, il ne fut pas lepremier Européen à pénétrer dans Tombouctou. Avant lui,Paul Imbert y séjourna en tant qu’esclave dans la premièremoitié du XVIIe siècle. Le major Alexander Gordon Laingatteint Tombouctou en 1826 mais fut tué au moment dequitter la ville. Caillié est donc celui qui remplit la conditionde revenir de Tombouctou et il reçoit de la Société degéographie le prix de 10 000 francs, ainsi que le Grand Prixdes explorations et voyages de découvertes, partagé symboli-quement avec le major Alexander Gordon Laing. [NdE]

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grammaire arabe sur les documents de l’explorateur.Il était fréquent que l’on recycle ainsi le papier.

Lorsque son père rassemblait les étudiants autourde lui, Haïdara regardait par-dessus son épaule etobservait avec curiosité ces textes si fragiles. Aufil du temps, il s’est familiarisé avec leur histoire,et a compris comment les préserver. Haïdara parlaitle songhaï, la langue de la tribu du Mali qui repré-sente le groupe ethnique sédentaire dominant surla courbe septentrionale du fleuve Niger. À l’école,il a étudié le français, la langue des anciens maîtrescoloniaux. Mais, enfant, il a aussi appris en autodi-dacte à lire l’arabe couramment, tandis que croissaitson intérêt pour les manuscrits.

En ce temps-là, à la fin des années 1960 et audébut des années 1970, Tombouctou n’était reliéeau monde extérieur que par des bateaux qui navi-guaient sur le Niger quand le niveau des eaux étaitassez élevé, et, une fois par semaine, par un voldepuis Bamako, capitale du Mali, à environ septcents kilomètres à vol d’oiseau. Haïdara, sixièmeenfant d’une famille qui en comptait douze, n’étaitpas vraiment conscient de l’isolement dans lequelil vivait. Avec ses frères et sœurs et ses amis,il pêchait, se baignait dans le canal long de huitkilomètres menant de la lisière occidentale deTombouctou jusqu’aux rives du Niger, le troisièmefleuve le plus long d’Afrique. Le Niger, qui descenddes hauts plateaux de Guinée où il prend sa source,creuse son cours capricieux sur mille cinq centskilomètres à travers le Mali, où il forme des lacs

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et des plaines alluviales, avant d’obliquer à l’estjuste au sud de Tombouctou. Le canal était le lieule plus vivant de la ville, point de rassemblementdes enfants, des marchands et des négociants venusdes fermes irriguées bâties sur les rives du fleuve, àbord de leurs pirogues remplies de fruits et légumes.Ce canal était aussi un lieu chargé de sang : le jourde Noël 1893, des Touareg, dissimulés dans lesherbes, avaient massacré deux officiers français etdix-huit piroguiers africains qui remontaient leNiger à la pagaie.Haïdara et ses camarades exploraient les

moindres recoins du quartier de Sankoré, labyrinthed’allées sablonneuses flanquées d’autels dédiésà des saints soufis, et où se dressait la mosquéede Sankoré édifiée au XIVe siècle – une pyramide deguingois, faite de pierre et de banco1 et corsetéed’un échafaudage permanent de troncs de palmiersfichés dans l’argile. Ils jouaient au football sur leterrain de sable devant la mosquée et grimpaientdans les manguiers luxuriants qui croissaient alorsà Tombouctou, avant que la désertification n’encondamne beaucoup à mourir tandis que le canals’ensablait. Les voitures étaient rares, les touristesinconnus, Tombouctou vivait à l’abri du mondeextérieur. Haïdara le reconnaît aujourd’hui, c’étaitune existence paisible et sans souci.

Le père d’Abdel Kader, Mohammed «Mamma »Haïdara, était un lettré pieux, mais aventureux, qui

1. Matériau de construction traditionnel africain.

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a eu une profonde influence sur son fils. Né à lafin des années 1890 à Bamba, un village blotti surla rive gauche du Niger, à environ cent quatre-vingts kilomètres à l’est de Tombouctou, MammaHaïdara était devenu adulte quand le Mali, quel’on appelait alors le Soudan français – un creusetmultiethnique s’étirant des forêts et savanes duGrand Sud, jusqu’aux étendues arides du Nord –,n’était pas encore totalement sous le joug de laFrance. Les nomades touareg du Sahara, farouche-ment indépendants, résistaient les armes à la main,surgissant des dunes sur leurs chameaux pour atta-quer les forces coloniales avec leurs lances et leursépées. Ils ne seraient définitivement soumis qu’en1916. Après avoir appris à lire et à écrire dans lesécoles françaises, Mamma Haïdara avait entreprisde mener une vie de voyages et d’études. N’ayantque peu d’argent, il se déplaçait avec les caravanes,payant son passage en donnant des cours impro-visés sur le Coran et d’autres sujets.

À dix-sept ans, il se rendit dans l’anciennecapitale impériale de Gao, à plus de trois cents kilo-mètres à l’est de Tombouctou, le long du fleuve,puis poussa jusqu’à l’oasis d’Araouane, cité forti-fiée réputée pour ses lettrés et halte traditionnellesur l’antique route des caravanes de sel qui traver-saient le Sahara. Mû par sa soif de connaissance etson désir de comprendre le monde, il atteignitensuite Sokoto (aujourd’hui au Nigeria), centre d’unpuissant royaume musulman du XIXe siècle. Il visitaAlexandrie et Le Caire, puis Khartoum, capitale du

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Soudan, située au confluent du Nil Blanc et du NilBleu, et sa jumelle, Omdurman, sur l’autre rive dufleuve, où l’armée du général Horatio HerbertKitchener écrasa en 1895 les forces du Mahdi, anti-colonialiste qui prônait une renaissance islamique,pour imposer le pouvoir britannique sur le pays.

Après avoir passé dix ans à voyager, MammaHaïdara rentra chez lui et, preuve de son éducation,fut nommé cadi de Bamba par les lettrés de la ville.Le cadi avait pour charge de statuer sur les litigesfonciers, les mariages et les divorces. Il rapportaavec lui des Corans enluminés et d’autres manus-crits du Soudan, d’Égypte, du Nigeria et du Tchad,enrichissant ainsi la bibliothèque familiale deBamba, qui remontait au XVIe siècle. Enfin, MammaHaïdara vint s’installer à Tombouctou, y ouvrit uneécole, gagna sa vie en négociant céréales et bétail,acheta des terres, et écrivit ses propres livres surl’art de déchiffrer les astres et sur la généalogie desclans de la ville. Des lettrés de toute la régionséjournaient souvent auprès de la famille, les gensvenaient le voir pour lui demander une fatwa, unedécision sur un point de droit canon musulman.

En 1964, quatre ans après l’indépendance duMali, une délégation de l’Unesco se réunit àTombouctou. Les historiens de l’organisationavaient lu des ouvrages rédigés par Ibn Batouta,qui fut peut-être le plus grand voyageur du mondemédiéval et qui avait visité ce qui est aujourd’huile Mali durant la première moitié du XVIe siècle ;et la fameuse Description de l’Afrique écrite au

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XVIe siècle à l’intention du pape par HassanMohammed Al Wazzan Al Zayati, plus connu sousle nom de plume de Léon l’Africain. L’un et l’autredécrivaient une civilisation foisonnante, passionnéepar l’écriture et la collecte de livres, et dont lecentre se trouvait à Tombouctou. Historiens et phi-losophes avaient longtemps prétendu que les Noirsafricains étaient des illettrés sans histoire. Lesmanuscrits de Tombouctou prouvaient le contraire– une société de libres-penseurs raffinés avait pros-péré au sud du Sahara. Cette civilisation avait étécondamnée au silence par la conquête marocainede Tombouctou en 1591, elle avait connu un renou-veau au XVIIIe siècle, avant de disparaître durantles soixante-dix années de l’occupation française.Les propriétaires de manuscrits les avaient alorsdissimulés dans des caches creusées dans le sol,des cabinets secrets, ou des remises.

Les spécialistes de l’Unesco avaient décidé decréer un centre pour la sauvegarde du patrimoineperdu de la région, souhaitant rendre à Tombouctouun semblant de sa gloire passée, pour démontrer aumonde que l’Afrique subsaharienne avait donnénaissance à des œuvres de génie. L’organisation ras-sembla les notables locaux et les invita à sortir lesmanuscrits de leurs cachettes.

Neuf ans plus tard, Mamma Haïdara, alors âgéd’environ soixante-dix ans, commença à travaillerpour l’Institut des hautes études et des recherchesislamiques Ahmed Baba, fondé par l’Unesco àTombouctou et financé par les familles régnantes du

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Koweït et d’Arabie saoudite. Mamma Haïdara prêtaquinze volumes à la première exposition publiquede l’Institut, puis fit du porte‑à-porte dans toutela ville afin de convaincre d’autres collectionneursde faire don de leurs manuscrits. Tout cela sedéroula dans le cadre d’une grande campagne desensibilisation qui suscita méfiance et incompréhen-sion. Cette entreprise fascina Abdel Kader Haïdara,mais il ne se voyait pas pour autant marcher sur lestraces de son père. Le projet paraissait sans avenir.

Mamma Haïdara s’éteignit en 1981 à près dequatre-vingt-cinq ans. Abdel Kader en avait alorsdix-sept. Les notables de la ville convoquèrentune réunion de la famille Haïdara. Abdel Kader,sa mère, et nombres de ses frères, sœurs et cousinss’entassèrent dans le vestibule de la maison fami-liale pour écouter la lecture du testament. Le vieilHaïdara laissait derrière lui des terres à Bamba, unegrande quantité de bétail, une coquette fortuneamassée grâce au négoce des céréales, et son impo-sante collection de manuscrits – cinq mille ouvragesà Tombouctou, et peut-être huit fois plus dans lademeure ancestrale de Bamba. L’exécuteur testa-mentaire partagea les affaires, le bétail, les bienset l’argent du patriarche entre ses enfants. Puis,conformément à une antique tradition des Songhaïs,il déclara que Mamma Haïdara avait confié à unseul de ses héritiers la charge de veiller sur labibliothèque de la famille. L’homme considéral’assistance, attentive.

«Abdel Kader, annonça l’exécuteur, c’est toi. »

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Le garçon accueillit la nouvelle dans un silenceéberlué. Il avait certes été le plus studieux des douzeenfants, il lisait et écrivait couramment l’arabe, et sepassionnait depuis longtemps pour les manuscrits,mais il n’aurait pu imaginer que son père en confie-rait la responsabilité à quelqu’un d’aussi jeune quelui. L’exécuteur dressa la liste de ses obligations :

« Tu n’as pas le droit de donner les manuscrits,ni de les vendre. Tu as le devoir de les préserver etde les protéger. »

Haïdara voyait mal ce qu’impliquait son nou-veau rôle. Tout ce qu’il savait, c’est que c’était làun énorme fardeau.

En 1984, sa mère mourut à son tour, et il en futprofondément affecté.

Peu après les funérailles, Mahmoud Zouber, ledirecteur de l’Institut Ahmed-Baba, passa présenterses condoléances aux Haïdara. « Il faut que vousveniez me voir », déclara-t‑il sans plus de précisionà Abdel Kader.

Un mois plus tard, Haïdara n’avait pas bougé.Terrassé par le chagrin, il avait complètementoublié. Le directeur lui envoya donc son chauffeur.

Mahmoud Zouber accueillit Haïdara à l’Institut,édifice rectangulaire en pierre d’alhor1, dont lesarcades mauresques encadrent une cour de sableplantée de dattiers et d’acacias. À moins de trente-cinq ans, Zouber était déjà considéré comme l’un

1. Pierre calcaire tendre caractéristique de l’architecturede Tombouctou. [NdT]

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des universitaires les plus accomplis d’Afrique duNord. Il avait commencé comme enseignant dans unlycée franco-arabe de Tombouctou, étudié, grâce àune bourse du gouvernement malien, à l’universitéAl-Azhar du Caire, centre de savoir musulman leplus prestigieux au monde, et décroché un doctoraten histoire de l’Afrique de l’Ouest à la Sorbonne. Ilavait consacré sa thèse à la vie d’Ahmed Baba,célèbre lettré du temps de l’âge d’or de Tombouctou,qui avait été capturé par les envahisseurs marocainset emmené en esclavage à Marrakech. Nommédirecteur de l’institut en 1973, alors qu’il n’avaitqu’une vingtaine d’années, Zouber avait obtenu desdotations de plusieurs centaines de milliers de dol-lars du Koweït et de l’Irak pour la construction dubâtiment. Puis, il avait constitué les archives à partirde rien – en commençant par les quinze manuscritsempruntés à la collection deMammaHaïdara.

Le directeur, petit homme courtois d’originepeule, peuple de pasteurs et d’agriculteurs vivanttraditionnellement le long de la boucle du Nigerentre Tombouctou et Gao, prit doucement Haïdarapar le bras et le guida jusqu’à son bureau.« Écoutez, lui dit-il. Nous avons beaucoup

travaillé avec votre père. Il a fait des choses formi-dables, à la fois en rassemblant les manuscrits eten sensibilisant la population à ce patrimoine. Etj’espère que vous aussi, vous allez accepter de tra-vailler avec nous.

— Merci, mais je n’y tiens vraiment pas »,répondit Haïdara.

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Il envisageait de faire carrière dans les affaires,peut-être en reprenant le négoce de bétail et decéréales de son père. Son ambition première était degagner de l’argent. Et il n’avait aucune envie de pas-ser ses journées à s’épuiser pour une bibliothèque.

Quelques mois plus tard, Mahmoud Zouberrevint à la charge. Une fois de plus, il dépêcha sonchauffeur chez les Haïdara.

« Il faut absolument que vous nous rejoigniez, luidit-il. Je vais vous former. Vous avez une immenseresponsabilité. »

Haïdara marmonna de vagues remerciements endéclinant poliment son offre.

« Vous êtes le gardien d’une grande traditionintellectuelle », insista Zouber.

L’Institut connaissait des difficultés, lui avoua ledirecteur. Au cours des dix années précédentes, uneéquipe de huit prospecteurs avait mené une bonnecentaine de missions pour localiser et récupérer desmanuscrits. En une décennie passée à parcourir lasavane et le désert à bord d’un convoi de véhiculestout-terrain, ils n’en avaient rapporté que deuxmille cinq cents, soit, en moyenne, moins d’un parjour. Après s’être fait piller pendant des années parl’armée coloniale française, les propriétaires défen-daient désormais farouchement leurs manuscrits etse méfiaient comme de la peste des institutionsgouvernementales. L’irruption des prospecteurs del’Institut Ahmed-Baba les inquiétait, car ils étaientpersuadés qu’ils voulaient dérober leur précieuxhéritage familial.

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«À chaque fois qu’ils arrivent dans un village,les gens sont terrorisés. Ils cachent tout, poursuivitZouber en regardant Haïdara dans les yeux. Jepense que si vous veniez travailler avec nous, vouspourriez nous aider à retrouver les manuscrits. Çane sera pas simple, mais je suis certain que vous yarriverez. »

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En 1509, Hassan Mohammed Al WazzanAl Zayati, un étudiant de seize ans issu d’unefamille aristocratique musulmane de Grenade quis’était installée à Fès après l’expulsion desMaures d’Espagne, arriva à Tombouctou encompagnie de son oncle, un diplomate marocain.La ville était alors un carrefour commercial etculturel bouillonnant. Dans son célèbre récit devoyage Description de l’Afrique, tierce partie dumonde, qu’il publia en 1526 sous le nom de Léonl’Africain, il décrit les marchés débordant de pro-duits du monde entier, les échoppes des tisseursregorgeant de textiles venus d’Europe, et unimposant palais de pierre de taille habité par « leroi [de Tombut qui] est fort opulent en platines etverges d’or, dont les aucunes sont du poids demille trois cents livres1 ».

1. Léon l’Africain (Mohammed Al Wazzan Al Zayati),Description de l’Afrique, tierce partie du monde, Paris,E. Leroux, 1896-1898, vol. 3, p. 293-294.

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Al Zayati fut surpris par la culture de cetteville. Un quart des 100 000 habitants étaient desétudiants venus d’aussi loin que la péninsuleArabique pour apprendre, auprès des maîtres dudroit, de la littérature et des sciences de l’Empiresonghaï. Le souverain, l’Askia Mohammed Touré,avait offert des terres et un soutien financier auxlettrés, et avait invité des architectes à Tombouctouafin d’y construire mosquées et palais. L’univer-sité de Sankoré, vague association de mosquéeset de demeures privées, se développa pour devenirla plus prestigieuse des cent quatre-vingts institu-tions scolaires de la ville. Un proverbe soudanaisde l’époque disait que « le sel vient du nord, l’ordu sud, et l’argent du pays des hommes blancs,mais la parole de Dieu et les trésors de la sagessene peuvent se trouver qu’à Tombouctou1 ».D’après le Tariq al Fattash, une histoire de la citérédigée au XVIIe siècle, sa réputation dans le mondedes érudits était telle que, quand un célèbre pro-fesseur s’y présenta pour enseigner à l’universitéde Sankoré, il comprit vite qu’il n’avait pas lescompétences nécessaires, et se perfectionna à Fèspendant quatorze ans.

Al Zayati fut impressionné par le commerce pros-père de manuscrits. Les livres étaient faits de papierchiffon vendu par des négociants qui traversaientle désert depuis le Maroc, la Tunisie, la Libye et

1. Michael Woods et Mary B. Woods, Seven Wonders ofAncient Africa, Londres, Lerner Books, 2009.

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l’Algérie, où cette technique avait été importéede Chine et d’Asie centrale. À la fin du XIIe siècle, laville de Fès comptait 472 moulins à papier et expor-tait au sud vers le Sahel et au nord vers Majorqueet l’Andalousie. Du papier italien de qualité supé-rieure ne tarda pas à pénétrer au Maghreb, à partirde ports comme Le Caire et Tripoli. Le tempsqu’Al Zayati arrive à Tombouctou, le papier étaitprincipalement importé de Venise – arborant géné-ralement en filigrane les tre lune, ou trois crois-sants – en passant par l’actuelle Libye. Des artisansextrayaient de l’encre des plantes et minerais dudésert, et confectionnaient des couvertures de livresà partir de peaux de chèvres ou de moutons. Lareliure, en revanche, était inconnue à l’époque ;les feuillets, libres et sans numérotation, étaientconservés dans des enveloppes en peau, fermées pardes rubans et des cordelettes. Al Zayati put constaterque la vente de manuscrits était très profitable.

Quatre cents ans avant la visite d’Al Zayati,un clan de Touareg effectuait sa migration estivaleannuelle jusqu’à une plaine herbeuse le long duNiger. Un jour, il leur fut impossible d’établir leurcampement dans la région, infestée de moustiques,de mouches et de crapauds et envahie par l’odeurnauséabonde de l’herbe des marais en décomposi-tion. Aussi se déplacèrent-ils avec leurs chameaux,leur bétail et leurs chèvres vers un endroit plushospitalier, à quelques kilomètres plus au nord,sur un affluent du Niger formé par les inondations

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saisonnières. Un puits peu profond fournissait del’eau douce et potable. Quand ils repartirent versle nord en septembre, ils laissèrent leurs plus lourdsbagages aux soins d’une femme touareg localequ’ils appelaient Bouctou – « celle au gros nom-bril1 ». La rumeur de l’existence de ce lieu plai-sant où se rencontraient chameaux et pirogues serépandit. L’année suivante, d’autres nomades leurdemandèrent où ils se rendaient. « Nous allons auTin-Bouctou », répondirent-ils, le puits de Bouctou.

Dans les siècles qui suivirent, Tombouctou,au départ un assemblage de tentes et de masuresd’adobe2 sur la rive du fleuve, se mua en un carre-four de voyageurs, point de rencontre entre deuxcultures – rapprochant caravanes du désert et traficfluvial dans le cadre d’échanges constants etmutuellement enrichissants. Agriculteurs, pêcheurs,esclaves touareg noirs – les Bellas – et leurs maîtresaristocratiques, marchands arabes et berbères fuyantle despote animiste de l’Empire ghanéen mourant– qui s’étendait sur ce qui est aujourd’hui le sud dela Mauritanie et l’ouest du Mali – s’installèrent dansla ville. Des caravanes chargées de sel, de dattes, dejoyaux, d’épices du Maghreb, d’encens, d’étoffeseuropéennes et d’autres produits venus d’aussi loinque l’Angleterre arrivaient à Tombouctou après

1. «A Journey Through West Africa », dans RickAntonson,ToTimbuktu for aHaircut, Toronto,Dundurn, 2013.

2. Brique rudimentaire de terre mêlée de paille, séchée ausoleil.

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avoir traversé le désert. Des bateaux remontaient leNiger, apportant dans la cité, sur la plus hauteboucle du fleuve, les produits des jungles et de lasavane – esclaves, or, ivoire, coton, noix de cola,farine de baobab, miel, épices de Guinée et beurrede karité. Négociants, intermédiaires et monarquesamassaient des fortunes dans la monnaie d’échangeprincipale, l’or. En 1324, quand Mansa Moussa,plus connu en tant que Moussa Ier, maître del’Empire malien, quitta Tombouctou pour se rendreen pèlerinage à La Mecque, il emmena avec lui plu-sieurs milliers d’esclaves vêtus de soie et quatre-vingts chameaux transportant chacun trois centslivres de poussière d’or. « L’empereur a inondéLe Caire de ses bienfaits, écrivit un chroniqueurarabe. Il n’est nul émir de la Cour ou tenant d’unecharge royale qu’il laissa sans le présent d’unecharge d’or.1 » L’empereur distribua tant d’or lorsde son étape au Caire qu’il en annula la valeur surles marchés de la ville pendant une dizained’années.

À la fin du XIVe siècle, la renommée deTombouctou en tant que centre régional d’éruditionet de culture commença à se répandre. De son pèle-rinage, Mansa Moussa ramena un célèbre poèted’Andalousie, et invita un des grands architectes duCaire à concevoir la mosquée la plus remarquable

1. Nehemia Levtzion, «Mamluk Egypt and Takrur », dansMose Saron, (éd.), Studies in Islamic History andCivilization, Jérusalem, E. J. Brill, 1986, p. 190.

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de la ville, la Djingareyber. En 1375, preuve de sonimportance, la cité fut mentionnée sur une carteeuropéenne réalisée par Abraham Cresques, carto-graphe juif de Majorque, dans un atlas destiné auroi de France, Charles V. Mais cette ère de bouillon-nement intellectuel n’allait pas durer. En 1468, lechef de guerre Sunni Ali s’empara de la ville. Né àGao, un port sur le Niger situé à trois cents kilo-mètres à l’est, Sunni Ali descendait d’une lignéede seigneurs locaux qui contrôlaient la région deGao depuis les années 1330, mais il convoitait uneproie plus riche. Les chroniques musulmanes ledécrivent comme un brillant tacticien, cavalieraccompli, fervent animiste hostile à l’islam, ayantrecours à des sorts, des talismans et des devins pourassurer sa bonne fortune, esclavagiste sans merci,paranoïaque. Il fit, au début, bon accueil aux savantsde Tombouctou. Avant de se retourner contre eux.« Le grand oppresseur et malfaisant Sunni Ali […]tua tant d’êtres humains que seul Dieu le Très hautserait en mesure de les dénombrer, déclara un chro-niqueur de la ville. Il tyrannisa les lettrés et les saintshommes, les tua, les vilipenda et les humilia. » Ilfonda un royaume qui s’étendait sur trois mille kilo-mètres le long du fleuve Niger : l’Empire songhaï.

Sunni Ali régna sans partage, mais à sa mort, en1492, une sanglante querelle de succession éclata.Mohammed Touré, général de quarante-neuf ans,musulman d’une grande dévotion, neveu de SunniAli, à en croire certains textes, rassembla unearmée et vainquit les forces du fils de Sunni Ali

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près de Gao, en avril 1493. Comme cela seraitsouvent le cas dans l’histoire de Tombouctou,violence et répression cédèrent la place à un âged’or d’ouverture et de tolérance. Le nouveau diri-geant de l’Empire songhaï présida à l’avènementd’une période de paix et de prospérité qui dureraitcent ans.

Quand l’Askia Mohammed Touré eut assuré sonemprise sur Tombouctou, la tradition littéraire étaitdéjà bien ancrée dans la ville, en dépit des purgesanti intellectuels déclenchées par Sunni Ali. Desuniversitaires de passage avaient apporté avec euxdu Caire, de Cordoue et d’ailleurs les outils clas-siques de l’érudition musulmane : des Corans, leshadith (les communications du prophète Mahomettelles qu’elles avaient été consignées par sescompagnons), des études du soufisme, cette formemodérée et mystique de l’islam qui s’était répan-due depuis le Maroc dans presque toute l’Afriquedu Nord, et des écrits de l’école malikite d’exégèsecoranique, le système juridique dominant dans leSahel qui avait pour centre la Grande Mosquéede Kairouan en Tunisie. L’engouement que susci-taient ces œuvres fut à l’origine d’une industrieartisanale prospère. À partir des volumes importés,les scribes réalisaient des fac-similés raffinés des-tinés aux bibliothèques de professeurs et de richesmécènes. Travaillant côte à côte dans des ateliersdonnant sur les ruelles de Tombouctou, les plusprolifiques d’entre eux produisaient des ouvragesau rythme d’un tous les deux mois – ils rédigeaient

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en moyenne cent cinquante lignes de calligraphiepar jour – et étaient payés en pépites ou en pous-sière d’or. Ils faisaient appel à des correcteurs,qui épluchaient le moindre caractère arabe, et tou-chaient en récompense un pourcentage sur le paie-ment. À la fin de chaque ouvrage, la date de débutet de fin de sa réalisation était signalée par uncolophon – « touche finale » en grec. Ce dernierindiquait le lieu où le manuscrit avait été composé,ainsi que les noms du scribe, du correcteur et duvocaliste, un troisième artisan qui intervenait pourencrer les sons des « voyelles brèves », qui ne sontgénéralement pas représentées en arabe à l’écrit. Ilétait fréquent que le mécène ayant commandél’ouvrage soit lui aussi mentionné.

En dépit de la ferveur et de l’érudition religieusede Tombouctou, l’islam qui y prit racine ne futjamais très strict. Léon l’Africain le rapporte en cestermes : « Les habitants de cette cité sont tous deplaisante nature, et le plus souvent s’en vont le soirjusqu’à une heure de nuit dansant parmi la cité.1 »La plupart des Tombouctiens, remarqua un autrevoyageur, ne respectaient pas le jeûne du ramadan,buvaient de l’alcool et limitaient leur pratique del’islam à la circoncision et à la prière du vendredi àla mosquée. Les imams de Tombouctou, et la popu-lation en général, étaient ouverts aux idées laïques,dont beaucoup étaient parvenues jusqu’à cette halte

1. Léon l’Africain, Description de l’Afrique, op. cit.,vol. 3, p. 295.

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caravanière grâce à des lettrés modérés du Caire,cité plus cosmopolite. Au fil du temps, les scribesélargirent leurs horizons. Ils recopièrent desmanuels d’algèbre, de trigonométrie, de physique,de chimie et d’astronomie. Ils traduisirent en arabeles œuvres des plus grands philosophes grecs,Ptolémée, Aristote et Platon, d’Hippocrate, « pèrede la médecine », et du philosophe et universitairepersan du XIe siècle Avicenne, auteur de dizaines demanuscrits d’éthique, de logique, de médecine etde pharmacologie. Ils reproduisirent un dictionnairede langue arabe en vingt-huit volumes, le Mukham,rédigé par un érudit andalou vers le milieu duXIe siècle. Et une analyse de la poésie d’Al KhalilIbn Ahmad, linguiste et historien de la littératuredu IXe siècle, originaire d’Irak, qui avait recoursà des diagrammes circulaires complexes pourdépeindre la métrique des vers arabes.

Tombouctou abrita bientôt aussi de remarquablesoriginaux, grâce à la présence croissante de scienti-fiques, d’historiens, de philosophes et de versifica-teurs locaux. Des anthologies de poèmes célébraienttout, du Prophète à l’amour romantique en passantpar des sujets plus prosaïques comme le thé vert. LeTariq Al Sudan racontait, en trente-huit chapitres,l’histoire de la vie sur les rives du Niger du tempsdes empereurs songhaïs, décrivant avec un grandluxe de détails les routes commerciales, les batailles,les invasions et le quotidien de villes commeDjenné, célèbre pour sa Grande Mosquée datant duXIIIe siècle. « Le pays de Djenné est prospère et fort

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Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CPà L’Isle-d’Espagnac (16)