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LES SOCIÉTÉS DE DESSÈCHEMENT DU MARAIS POITEVIN, GESTIONNAIRES D'UN TERRITOIRE DEPUIS QUATRE SIÈCLES Yannis Suire ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45 pages 135 à 141 ISSN 1161-2770 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-135.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Suire Yannis, « Les sociétés de dessèchement du Marais poitevin, gestionnaires d'un territoire depuis quatre siècles », Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 135-141. DOI : 10.3917/eh.045.0135 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Ryerson University - - 141.117.79.62 - 17/04/2013 13h07. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Ryerson University - - 141.117.79.62 - 17/04/2013 13h07. © ESKA

Les sociétés de dessèchement du Marais poitevin, gestionnaires d'un territoire depuis quatre siècles

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LES SOCIÉTÉS DE DESSÈCHEMENT DU MARAIS POITEVIN,GESTIONNAIRES D'UN TERRITOIRE DEPUIS QUATRE SIÈCLES Yannis Suire ESKA | Entreprises et histoire 2006/4 - n° 45pages 135 à 141

ISSN 1161-2770

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2006-4-page-135.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Suire Yannis, « Les sociétés de dessèchement du Marais poitevin, gestionnaires d'un territoire depuis quatre siècles »,

Entreprises et histoire, 2006/4 n° 45, p. 135-141. DOI : 10.3917/eh.045.0135

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Distribution électronique Cairn.info pour ESKA.

© ESKA. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2006, N° 45, pages 135 à 141 135

© Éditions ESKA, 2006ENTREPRISES ET

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Relancé au XVIIe siècle après les des-tructions des guerres passées, le dessèche-ment des marais repose depuis quatresiècles sur une gestion mi-privative mi-col-lective incarnée par des acteurs d’un typeoriginal : les sociétés de marais. Particuliè-rement présentes et actives dans le Maraispoitevin, elles ont remodelé les paysages,tout en tenant compte, parfois contraintes etforcées, des spécificités de leur environne-ment. Ainsi est né un système institutionnel,économique et environnemental singulier,encore largement en place de nos jours.Cette influence a pourtant évolué et a étéremise en cause, non seulement par l’inter-vention d’autres acteurs humains, maisaussi par les soubresauts de la nature.

À L’ORIGINE DES DESSÈCHEMENTS

Les sociétés de marais sont nées autourde 1600 de la volonté d’investisseurs enri-chis par le négoce, les offices ou l’héritage,d’une part, et, d’autre part, de celle du pou-voir royal de relancer, à moindre frais, l’ac-tivité économique au lendemain des guerresde Religion. A partir de l’édit du 8 avril1599, tout un arsenal législatif encadre cettenaissance. Il rencontre l’intérêt des inves-tisseurs, hollandais d’abord, autour deHumphrey Bradley, puis français, dès lesannées 1620-1630. Certains se sont déjàlancés dans d’autres aventures, celle de la

LES SOCIÉTÉSDE DESSÈCHEMENT

DU MARAIS POITEVIN,GESTIONNAIRES

D’UN TERRITOIRE DEPUISQUATRE SIÈCLES

par Yannis SUIREconservateur du patrimoine

Service régional de l’inventaire du patrimoine de Poitou-Charentes

La préoccupation du développement durable est présente depuis

quatre siècles dans les sociétés de marais desséchés. Elles doivent

aussi tenir compte d’une régulation croissante de l’Etat et des impon-

dérables de la nature.

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Nouvelle France notamment, et retrouventdans le dessèchement des marais la mêmemotivation à la fois financière et intellec-tuelle. Tous profitent aussi d’un nouvel étatd’esprit, d’un nouveau mode de gestion desfortunes et d’investissement, importé desFlandres. Désormais les investisseurs n’agis-sent plus, ou moins, au sein de leur famille,de père en fils, mais avec des associés issusla plupart du temps du même milieu socialet économique. Liés par contrat autant quepar leurs réseaux d’amis, ils se laissentséduire par la réussite, même relative, despremiers dessiccateurs, et par les promessesdes vastes espaces encore à mettre envaleur. La mode de l’époque pour la ques-tion du mouvement des eaux et tout ce qui atrait à l’amélioration de l’agriculture, fait lereste.

Encouragés par les facilités et les privi-lèges octroyés par les textes royaux, plu-sieurs investisseurs se jettent à l’eau. C’estainsi que sont créées, dans les années 1640,les sociétés du Petit-Poitou, de Vix-Maillezais puis, dans les années 1650, laSociété des marais de Taugon-La Ronde-Benon-Choupeau, trois des sociétés les plusinfluentes du Marais poitevin. Leurs fonda-teurs commencent par convaincre les sei-gneurs propriétaires des marais de leurcéder leurs biens, en échange de compensa-tions en argent et en nature. Dans le mêmetemps, ils recrutent parmi les détenteursd’argent poitevins, rochelais, parisiens, par-fois même nantais ou angevins, avec unecertitude : il leur faudra de l’argent, beau-coup d’argent pour atteindre leur objectif.Seuls, l’affaire est impossible. Plus ilsauront d’associés, plus ils ont de chancesd’aboutir. Des contrats d’association sontalors signés : l’associé ou « intéressé »apporte une somme d’argent dont le mon-tant détermine la quantité de marais qu’ilobtiendra une fois le dessèchement achevé.

Le dessèchement est divisé en parts ;chaque associé achète un nombre plus oumoins grand de parts ou de portions de part,tout comme il achèterait les actions d’uneentreprise. Pourtant les travaux s’avèrentplus longs et plus coûteux que prévu. Dansles années 1650 et 1660, les membres fon-dateurs des sociétés font appel à de nou-veaux investisseurs, au prix d’une réductionde leur part initiale. De nouveaux associésentrent dans la société, individuellement ouen formant des groupes d’associés. Lescontrats de « sous-association » se multi-plient et avec eux le nombre d’investisseurs.Au risque pour chacun d’eux d’être un jourrattrapé par ses créanciers…

DES ORGANISMES D’UN TYPE PARTICULIER

Ainsi constituées, les sociétés de maraisse dotent très vite de statuts qui établissentleurs règles de fonctionnement, et leur per-mettent de surveiller et d’entretenir leursouvrages de dessèchement sur le longterme. C’est sans doute là que réside lesecret de leur longévité. Les statuts de laSociété du Petit-Poitou, adoptés le 19octobre 1646, servent de modèle à ceux desautres sociétés du Marais poitevin. Cestextes assurent l’équilibre entre le pouvoirdécisionnaire des membres et l’observationde leurs devoirs envers la communauté. Lesmesures les plus importantes sont votées parl’assemblée générale des intéressés, convo-quée au moins une fois par an pour « aviseraux contributions, consignations, travaux,ouvrages et affaires de la compagnie duditdessèchement et délibérer sur toutes lesoccurrences »(1). Dans les sociétés de Vix-Maillezais et de Taugon, chaque membredispose d’un nombre de voix proportionnelà sa participation dans le dessèchement, au

(1) Statuts de la Société de Vix-Maillezais du 23 mai 1654, J.-A. Cavoleau, Statistique ou description générale dudépartement de la Vendée, Fontenay-le-Comte, Paris, 1844, p. 80.

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risque de créer des monopoles décision-naires. La mission la plus importante del’assemblée est de fixer le montant de lacontribution que chaque associé doit verserpour financer les travaux et, ensuite, assurerl’entretien du dessèchement. Un caissier estchargé de recouvrer ces contributions. Lesmauvais payeurs sont passibles de sanc-tions, de l’amende à l’exclusion. Entre deuxassemblées, le directeur de la société, élupar ladite assemblée, est chargé de faireappliquer ses décisions, de représenter lasociété, et de prendre les mesures urgentesnécessaires pour la sauvegarde du dessèche-ment, notamment en cas d’inondation (cf.figure 1).

Les sociétés de dessèchement jouissentdonc d’un statut juridique très particulier,parfois ambigu, entre intérêts privés et inté-rêt général. D’un côté, comme toute entre-prise, elles ont une direction, des assem-blées générales, des registres de délibéra-tions, un budget, un caissier, des livres jour-

naux, des membres apportant leur contribu-tion financière, presque des actionnaires.Mais en même temps, leurs membres nesont justement pas des actionnaires car ilsne perçoivent pas de dividendes sur de quel-conques bénéfices. Surtout, leur premièremission est d’agir pour l’intérêt d’une col-lectivité, celle de leurs membres, et pour lebien de leurs exploitations. En fait, lessociétés de marais desséchés sont desregroupements de propriétaires qui certesont mis au départ en commun leur apportfinancier pour réaliser le dessèchement,mais qui ensuite, une fois le partage desmarais desséchés effectué au prorata de laparticipation de chacun, ont repris leur indé-pendance pour gérer et jouir de leurspropres domaines, tout en se réunissantrégulièrement pour gérer leurs biens com-muns, à savoir les digues et les canaux.

Dans ce jeu ambigu, l’Etat joue un rôleimportant, d’abord par les simples encoura-gements des textes royaux, ensuite par le

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Figure 1 : Organigramme-type des sociétés de marais desséchés.

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biais des intendants au XVIIIe siècle, puispar un contrôle administratif renforcé auXIXe siècle. Déjà la loi relative à l’entretiendes marais desséchés dans les départementsde la Vendée, des Deux-Sèvres et de laCharente-Inférieure, adoptée le 4 pluviôsean VI (23 janvier 1798), pérennise lesanciennes sociétés mais les qualifie d’asso-ciations autorisées. Surtout, la loi du 16 sep-tembre 1807 impose le contrôle de l’Etataux propriétaires de marais. Désormais lesnouvelles sociétés seront dirigées par dessyndics nommés par le préfet, et devrontpour tous travaux se conformer à l’avis desingénieurs des Ponts et chaussées. C’est untournant pour les dessèchements de marais :les sociétés ne sont décidément plus desimples entreprises privées agissant pourleur propre compte, avec la simple protec-tion et les encouragements de l’Etat, commec’était le cas depuis 1599. Bien que toujoursprivées, elles doivent agir maintenant sousle contrôle étroit de l’Etat, en vertu d’uneconcession que celui-ci leur accorde. L’Etatmet en œuvre sa nouvelle politique lorsque,dans les années 1830, il entreprend dans leMarais poitevin de mettre en valeur lesmarais restés « mouillés », c’est-à-direinondables, depuis le XVIIe siècle. L’or-donnance royale du 24 août 1833 crée ainsitrois syndicats de marais mouillés : l’unepour les marais mouillés des Deux-Sèvres,la seconde pour ceux de la Vendée, la troi-sième pour ceux de la Charente-Inférieure.Le texte en fixe les modalités de gestion etde direction, placées sous le contrôle étroitdes préfets. L’ultime étape du processus estfranchie lorsque le 9 décembre 1899, troissiècles tout juste après les simples encoura-gements de Henri IV aux associations pri-vées de dessèchements, un arrêt du Tribunaldes conflits déclare les sociétés de marais« établissements publics non administra-tifs », soumis au contrôle institutionnel etfinancier des préfets et à la juridiction admi-nistrative. Un statut singulier récemmentrepris par l’ordonnance du 1er juillet 2004relative aux associations syndicales de pro-priétaires.

LES SOCIÉTÉS DE MARAIS ET LEUR ENVIRONNEMENT :UNE INFLUENCE RÉCIPROQUE

Dans ce contexte institutionnel et juri-dique spécifique, et malgré les fréquentesremises en cause de leur pouvoir, les socié-tés de marais impriment leur marque surl’environnement des marais. A la fin duXVIIe siècle, après soixante ans de travaux,le Marais poitevin n’est plus le mêmequ’avant. Les dessiccateurs ont remodeléles paysages et en ont créé de nouveaux. Aupied des terres hautes, anciennes îles dugolfe marin devenu marais, s’étendentdésormais les immenses carrés de maraisdesséchés, quadrillés par les fossés et déli-mités par les canaux qui convergent en étoi-le vers la mer pour y acheminer l’eau. Re-groupés, ces carrés constituent des « caba-nes », vastes exploitations agricoles que lesmembres des sociétés se sont réparties etqu’ils afferment à bon prix. De l’autre côtédes kilomètres de digues qu’ils ont édifiés,les dessiccateurs ont pris soin de laisser desespaces inondables, les « marais mouil-lés » : ils servent à la fois de zone d’épan-dage des crues en hiver et de réserve d’eaudans lesquelles puiser en été. A la lignelongue et droite des marais desséchés s’op-pose très nettement la masse vaseuse desmarais mouillés, et la ligne courte et courbede certains espaces inondables que les pay-sans maraîchins commencent au XVIIIe

siècle à mettre en valeur en creusant unlabyrinthe de fossés.

Pour maîtriser leur territoire desséché etvérifier que l’eau des marais mouillés nefranchira pas les digues, les sociétés demarais disposent de plusieurs outils. Ils’agit d’abord d’un personnel permanentefficace. Les statuts de la Société de Vix-Maillezais prévoient ainsi que « seront éta-blis des directeurs, maistres des digues, gar-diens des portes, bondes, digues, escluses etautres officiers nécessaires pour la conser-

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vation des ouvrages et dessèchements »(2).Ces différents agents sont nommés par l’as-semblée. Ils doivent régulièrement rendrecompte de leur activité aux maître desdigues ou « commis ». Véritable bras droitdu directeur sur le terrain, ce dernier inspec-te et surveille les marais, et rend compte audirecteur des problèmes observés, surtout encas d’inondation. Sous ses ordres, les gardes,plus ou moins nombreux, sont chargés desurveiller quotidiennement les ouvrages dedessèchements. Ils effectuent des tournéesd’inspection régulières et dressent des pro-cès-verbaux lorsqu’ils constatent une infrac-tion aux statuts. Les « huttiers », qui étaientà l’origine des paysans maraîchins, sontautorisés à habiter sur une portion de digue,sans jamais posséder le terrain, en échanged’une surveillance et d’un entretien perma-nents de cette même portion. Quant aux« cabaniers », exploitants des cabanes, leursbaux à ferme leur imposent d’entretenir lescanaux et les fossés. Enfin les sociétés enga-gent chaque année, au plus offrant, desarmées d’ouvriers, les « brigadiers », recru-tés parmi la population pour curer des kilo-mètres de canaux et de fossés.

Les sociétés tentent aussi de maîtriserl’espace en utilisant au maximum les res-sources de l’environnement maraîchin. Pourrenforcer leurs digues, elles y plantent despieux de bois qui retiennent la terre. Deplus, disposés sur plusieurs rangs et reliéspar des planches, ces pieux servent de sque-lette à la technique du « bardelage » : desamas de terre, d’herbe et de roseaux, les« bardelis », sont placés dans ces intervallesde façon à consolider la digue. Le besoin debois motive l’achat de centaines d’arbrescoupés dans les marais par les paysans de larégion, qui se font bûcherons en hiver. C’estl’une des illustrations du rôle économique etsocial tenu par les sociétés de marais, enplus de l’emploi des cabaniers, des huttierset des brigadiers. Toutefois, par souci d’in-dépendance économique, les sociétés ont

très tôt recours à leurs propres pépinières,plantées sur les digues : d’une part, lesracines des arbres retiennent la terre de ladigue ; d’autre part, le bois coupé sert auxbardelis. L’entretien des plants est donc dela plus haute importance : c’est d’ailleursune des missions des huttiers. Après avoirgardé ce qui leur semble nécessaire en casd’inondation, les sociétés vendent chaqueannée aux enchères le bois coupé. En fait cesont les « coupes » de bois qui sont adju-gées : le preneur non seulement emporte lebois coupé mais aussi s’engage à le couperlui-même sur une portion de digue définie.Ces ventes offrent tous les ans aux sociétésun complément financier aux contributionsdes propriétaires, et permettent un entretienrégulier des digues. L’opération, importan-te, est entourée d’un caractère officiel : ellese déroule le dimanche après la messe, à lasortie de l’église, devant la populationassemblée. Cité dès le début du XVIIIe

siècle, ce système se perpétue au XIXe

siècle et jusqu’à nos jours, tout en ayantperdu son cérémonial.

Cette emprise sur l’environnement atoutefois ses limites. La création des maraismouillés peut d’ailleurs être considéréeautant comme un des outils de gestion duterritoire par les sociétés que comme lamanifestation de leur échec à dessécher toutle Marais poitevin, comme elles le proje-taient initialement. Les paysages de larégion sont en faits nés tant des succès quedes renoncements des sociétés. C’est ainsique dès les années 1660, celles-ci voientleurs digues emportées par les inondations,et leurs canaux comblés par la vase amenéepar les flots. La scène se répète chaquehiver, au point que dans les années 1670, lessociétés doivent renoncer à de vastes super-ficies de marais, impossibles à mettre tota-lement à l’abri des eaux. Des digues deretranchement viennent alors isoler cesespaces récalcitrants du reste des dessèche-ments. Plus tard, les inondations de 1747 et

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1751 sont vécues comme de véritablescatastrophes. Certains membres des sociétésen viennent même à douter de leur capacitéà maîtriser les marais. Et malgré tous lesefforts des sociétés et des ingénieurs pourmieux maîtriser les marais mouillés, leXIXe siècle n’est pas une période pluscalme en termes d’inondations. En 1904,1912 et 1936 encore, les eaux envahissent leMarais poitevin, jetant à la face des sociétésles failles de leur système tricentenaire,aussi larges que celles de leurs digues.

Inversement, et dès les premières annéesdes dessèchements, les sociétés doiventfaire face à un effet pervers de leur inter-vention : le manque d’eau en été ! Un pointcrucial qui leur avait échappé au momentd’élaborer le système d’évacuation de l’eaude leurs marais. Voilà pourquoi, à partir desannées 1680, les sociétés ménagent à traversleurs digues des points de passage ou« bondes » qui, contrôlés grâce à desvannes, permettent de ponctionner de l’eausur les marais mouillés en été. Ces bondesdeviennent alors des enjeux majeurs pour larégulation de l’eau dans les marais, d’uncôté des digues comme de l’autre. Il s’agitde fixer correctement la cote du niveaud’eau servant de repère à la fermeture ou àl’ouverture de la bonde. Bien entendumarais desséchés et marais mouillés ont desavis divergents sur la question : lorsquel’eau manque, paysans et bateliers desmarais mouillés dénoncent les prises d’eaueffectuées par leurs puissantes voisines ;inversement, en hiver, lorsque les eauxmontent sur leurs terres et sont arrêtées parles digues, ils aimeraient bien que lesbondes soient ouvertes pour les soulager, ceque les sociétés ne peuvent accepter. Lesconflits sont donc nombreux, surtoutlorsque, au XIXe siècle, l’Etat s’en mêle. Detoute façon, les bondes n’empêchent pas lasécheresse, et les sociétés doivent faireappel à d’autres techniques, par exempledes barrages dans les fossés. Voilà pourquoiaussi elles maintiennent l’existence desmarais mouillés, réserve d’eau indispen-sable à leurs portes, et rejettent au XIXe

siècle tout projet de dessèchement completde ces espaces.

Les sociétés n’ont pas non plus beau-coup de prise sur un autre aspect de l’envi-ronnement de marais : l’insalubrité. Si lebien-être des habitants du Marais faisaitpartie, à la fin du XVIe siècle, des objectifsdes premiers dessiccateurs, leurs succes-seurs ont bien du mal à remplir cette pro-messe. La population maraîchine augmentecertes dans les premières décennies des des-sèchements, mais cette croissance est loind’atteindre des sommets. Le parallélismeest très net entre les grandes inondationsdévastatrices du milieu du XVIIIe siècle parexemple, et la courbe démographique desparoisses du Marais : les années 1747 et1751, années de fortes crues, connaissent unpic sur la courbe des décès. De manière pluschronique, chaque année, la période d’inon-dation, entre octobre et mai, se traduit parun marasme démographique (cf. figure 2).La fièvre catarrhale, l’érysipèle, les affec-tions des voies respiratoires, le scorbut, lepaludisme, etc. ont raison des promesses desalubrité. Les autorités administratives etmédicales restent longtemps impuissantes.Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elles dénon-cent d’hypothétiques miasmes qui, s’éle-vant de l’eau croupie, corrompraient l’airrespiré, sans voir encore les micro-orga-nismes que véhiculent les insectes.

Ces déceptions passagères ne doiventpourtant pas faire oublier la réussite sur lelong terme des sociétés de marais. Au prixd’efforts colossaux et de remises en causeperpétuelles, et grâce au mode de gestionoriginal qu’elles ont mis en œuvre dans unenvironnement aussi particulier, elles ontimprimé leur marque sur les paysages duMarais poitevin comme sur la vie écono-mique et sociale de ses habitants. Orga-nismes mi-privés mi-publics, encouragéspuis contrôlés par l’Etat, elles jouent encoreaujourd’hui un rôle majeur dans la vie duMarais et dans les défis qu’il doit relever.Une permanence exceptionnelle sur quatresiècles d’histoire !

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LES SOCIÉTÉS DE DESSÈCHEMENT DU MARAIS POITEVIN

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Figure 2 : Evolution mensuelle du nombre de sépultures à Vix en 1735, 1740 et 1745.

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