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Med Pal 2005; 4: 209-217 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés EXPÉRIENCES PARTAGÉES Médecine palliative 209 N° 4 – Septembre 20052004 Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ? Jean-Philippe Pierron, Maître de conférences en philosophie, faculté de philosophie, Université Jean-Moulin Lyon III, Enseignant dans le DU de soins palliatifs des univer- sités de Dijon-Nancy. Summary Palliative care or the ethics of hospitality Palliative care is the return of what is repressed for a technical medicine. They questions a medical practice which always finds its identity more in technical efficiency. Without denying the requirement of competent medical staff, do we have for all that to conclude that competence is only declined in the register of the mastery of technical means? As a mater of fact for a medical practice according to which “doing anything possible is neces- sarily good” a growing distance is created between the therapeu- tic gesture and the curing one. As if medicine should not take care but curing. However, does palliative care not find again the gesture of hospitality beyond the great power of technical means when technical helplessness is established? In short, does pallia- tive care not cure a medicine which suffers from its hyper tech- nicity? Putting palliative care under the seal of hospitality ethics tends to show that distinction between curative care and pallia- tive one is fallacious. Palliative care invites not to get confused between the means of taking care and the care itself. Key-words: hospitality, ethics, utility, the right death. Résumé Les soins palliatifs sont le retour du refoulé d’une médecine technicienne. Sans céder en rien sur l’impératif de compétence du personnel soignant, faut-il en effet en conclure que la compétence ne se décline que dans la maîtrise des moyens techniques ? Pour l’impératif technicien selon lequel « faire tout ce qui est possible est nécessairement bien faire », une dis- tance se creuse entre le geste thérapeutique et le geste soi- gnant. Comme si la médecine ne devait plus « prendre soin » mais « prodiguer des soins » dans l’impérieuse exigence du guérir. Pourtant, les soins palliatifs, forçant au constat de l’im- puissance technicienne, retrouvent le geste de l’hospitalité oublié par la langue toute puissance des moyens techniques. Les soins palliatifs ne soignent-ils pas ainsi une médecine ma- lade de sa technicité ? Placés sous le sceau d’une éthique de l’hospitalité, la distinction entre soins curatifs et soins palliatifs devient alors fallacieuse. L’hospitalité soignante à l’œuvre en soins palliatifs invite donc à ne pas confondre les moyens du soin avec les soins eux-mêmes. Mots clés : hospitalité, éthique, utilité, bonne mort. Pierron JP. Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ? Med Pal 2005; 4: 209-217. Adresse pour la correspondance : Jean-Philippe Pierron, 9, rue Brillat Savarin, 21000 Dijon. e-mail : [email protected] La mort n’est pas une maladie. On s’étonne d’avoir à le rappeler. Il n’est pas nouveau que l’homme soit malade et qu’il meurt. Tout simplement, oserait-on dire avec Schopenhauer parce qu’« aussitôt né, l’homme est assez vieux pour mourir ». La condi- tion humaine s’entendait pour les Grecs comme une condition de mortel, le mortel étant cet être qui a l’idée de l’immortalité sans en avoir la condition. Cette condition de mortel était vécue pour eux comme un destin ; nous en sommes venus à vouloir ou à avoir à la vivre comme un projet ! On veut deve- nir l’acteur de son propre mourir. L’actualité contradictoire de l’op- position entre mouvement des soins palliatifs et mourir dans la dignité semble confirmer cette affirmation. Soit pour celui-ci réduire au mini- mum le temps où le malade est « mourant » car ce temps est jugé inu- tile, soit pour celui-là « accompagner le mourant » le temps qu’il faudra [1]. Cette alternative ambivalente, concen- trée dans la formule équivoque « fai- tes pour le mieux ! », met en question le statut du mourant à l’hôpital et plus globalement en société. La mort n’est- elle qu’un problème technique lié à une médicalisation de la mort ? En ef- fet, si la santé et le bien-être médica- lement définis sont notre nouvelle dé- finition du bonheur, quelle place laisser au mourir ? À la résolution pratique d’une attente de la mort – vi- vre c’est se savoir mourir –, avons- nous substitué une solution technique contradictoire – donner la mort pour sauver la vie ? À moins que les soins palliatifs, confrontés à la figure de cette étranger absolu qu’est le malade en fin de vie, ne soient en train d’in- venter une éthique de l’hospitalité ra- dicale ? Se sentir mourir ou savoir sa mort prochaine ? L’écart entre « se savoir mortel » – on ne connaît ni le jour ni l’heure –,

Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ?

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E X P É R I E N C E S P A R T A G É E S

Médecine palliative

209

N° 4 – Septembre 20052004

Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ?

Jean-Philippe Pierron, Maître de conférences en philosophie, faculté de philosophie, Université Jean-Moulin Lyon III, Enseignant dans le DU de soins palliatifs des univer-

sités de Dijon-Nancy.

Summary

Palliative care or the ethics of hospitality

Palliative care is the return of what is repressed for a technical medicine. They questions a medical practice which always finds its identity more in technical efficiency. Without denying the requirement of competent medical staff, do we have for all that to conclude that competence is only declined in the register of the mastery of technical means? As a mater of fact for a medical practice according to which “doing anything possible is neces-sarily good” a growing distance is created between the therapeu-tic gesture and the curing one. As if medicine should not take care but curing. However, does palliative care not find again the gesture of hospitality beyond the great power of technical means when technical helplessness is established? In short, does pallia-tive care not cure a medicine which suffers from its hyper tech-nicity? Putting palliative care under the seal of hospitality ethics tends to show that distinction between curative care and pallia-tive one is fallacious. Palliative care invites not to get confused between the means of taking care and the care itself.

Key-words:

hospitality, ethics, utility, the right death.

Résumé

Les soins palliatifs sont le retour du refoulé d’une médecine technicienne. Sans céder en rien sur l’impératif de compétence du personnel soignant, faut-il en effet en conclure que la compétence ne se décline que dans la maîtrise des moyens techniques ? Pour l’impératif technicien selon lequel « faire tout ce qui est possible est nécessairement bien faire », une dis-tance se creuse entre le geste thérapeutique et le geste soi-gnant. Comme si la médecine ne devait plus « prendre soin » mais « prodiguer des soins » dans l’impérieuse exigence du guérir. Pourtant, les soins palliatifs, forçant au constat de l’im-puissance technicienne, retrouvent le geste de l’hospitalité oublié par la langue toute puissance des moyens techniques. Les soins palliatifs ne soignent-ils pas ainsi une médecine ma-lade de sa technicité ? Placés sous le sceau d’une éthique de l’hospitalité, la distinction entre soins curatifs et soins palliatifs devient alors fallacieuse. L’hospitalité soignante à l’œuvre en soins palliatifs invite donc à ne pas confondre les moyens du soin avec les soins eux-mêmes.

Mots clés :

hospitalité, éthique, utilité, bonne mort.

Pierron JP. Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ? Med Pal 2005;

4: 209-217.

Adresse pour la correspondance :

Jean-Philippe Pierron, 9, rue Brillat Savarin, 21000 Dijon.

e-mail : [email protected]

L

a mort n’est pas une maladie.On s’étonne d’avoir à le rappeler. Iln’est pas nouveau que l’homme soitmalade et qu’il meurt. Tout simplement,oserait-on dire avec Schopenhauerparce qu’« aussitôt né, l’homme estassez vieux pour mourir ». La condi-tion humaine s’entendait pour lesGrecs comme une condition de mortel,le mortel étant cet être qui a l’idée del’immortalité sans en avoir la condition.Cette condition de mortel était vécuepour eux comme un destin ; nous ensommes venus à vouloir ou à avoir à lavivre comme un projet ! On veut deve-nir l’acteur de son propre mourir.

L’actualité contradictoire de l’op-position entre mouvement des soins

palliatifs et mourir dans la dignitésemble confirmer cette affirmation.Soit pour celui-ci réduire au mini-mum le temps où le malade est« mourant » car ce temps est jugé inu-tile, soit pour celui-là « accompagnerle mourant » le temps qu’il faudra [1].Cette alternative ambivalente, concen-trée dans la formule équivoque « fai-tes pour le mieux ! », met en questionle statut du mourant à l’hôpital et plusglobalement en société. La mort n’est-elle qu’un problème technique lié àune médicalisation de la mort ? En ef-fet, si la santé et le bien-être médica-lement définis sont notre nouvelle dé-finition du bonheur, quelle placelaisser au mourir ? À la résolution

pratique d’une attente de la mort – vi-vre c’est se savoir mourir –, avons-nous substitué une solution techniquecontradictoire – donner la mort poursauver la vie ? À moins que les soinspalliatifs, confrontés à la figure decette étranger absolu qu’est le maladeen fin de vie, ne soient en train d’in-venter une éthique de l’hospitalité ra-dicale ?

Se sentir mourir ou savoir sa mort prochaine ?

L’écart entre « se savoir mortel »– on ne connaît ni le jour ni l’heure –,

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Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ?

et la prédiction du « se savoir mou-rant » s’est résorbé. Cela est vrai dupoint de vue soignant, ça l’est égale-ment du point de vue du patient. Dupoint de vue du soignant, science ettechnique médicales ont accru nossavoirs (ambiguïté entre la méde-cine prédictive qui mêle parfois

prévision etprédiction) etnos pouvoirs(médecine deréanimation)vis-à-vis de lamort. Le curatifest parfois éga-

lement un prédictif. L’anticipation dela fin de vie devient le fait d’un dia-gnostic. Les notions de « fin de vie »ou de « mourant » consacrent l’idéeque la date de la mort semble certaine,prédite comme proche. Pourtant, lamédecine contemporaine, en aug-mentant notre savoir de la mort, a ac-cru le champ de notre responsabilitésans pouvoir définir ce qu’il convien-drait de faire pour bien faire. Le débatqui oppose euthanasie et soins pallia-tifs repose sur cette ambiguïté. L’ex-tension de notre connaissance – pré-dire la maladie et la mort – n’est pasle nécessaire synonyme d’un appro-fondissement de notre sens moral. Laperformance accrue n’augmente pasd’autant notre bon sens. Certes, on ne

sent

plus sa mort prochaine, dansl’attente indéterminée du laboureurde La Fontaine. On la

sait

, comme unbutoir qui rend l’attente solitaire [2],« on vit et meurt seul » disait Pascal,interminable et… inutile ? Si Pascalnotait que « les hommes n’ayant puguérir la mort (…) se sont avisés, pourse rendre heureux, de n’y point pen-ser » [3], nous dirons que les hommespouvant « prédire la mort » sont mal-heureux d’avoir à y penser. Nos nou-velles compétences conduisent àl’exercice d’une responsabilité et uneinitiative sur ce qui était entenducomme le moment même d’une dé-prise de toute initiative, à savoir lamort même. « Que faire quand il n’y

a plus rien à faire ? » devient la ques-tion qui hante notre médecine.

Du point de vue du patient, Jé-rôme Porée observe que le fossé secreuse entre un savoir médical mû parla certitude de pouvoir prédire lamaladie et la mort, et l’existence dupatient placée sous la sentence d’undiscours médical qui prédit sans pou-voir soigner [4]. L’existence, pour êtresupportable, ne suppose-t-elle pasune certaine ignorance ? Là où pré-dire la mort relève d’une rationalitéfroide et objective, assumer l’idée desa mort est un enjeu existentiel, au re-tentissement subjectif imprévisible !Du savoir de sa mort au vécu de celle-ci, la conséquence n’est pas nécessai-rement bonne.

Un glissement de la mort endeuxième personne – tu meurs – àla mort en première personne – jemeurs –, s’est donc opéré. Phrase im-probable parce que phase impossibleque celle qui dit « je meurs ». Je nepeux être le contemporain de ma pro-pre mort, en être l’objet et le sujet. Or,parce que la médecine rend sensible,sous l’effet de sa propre limitationtechnique, l’idée d’une fin de vie, ladonne change. La création par la mé-decine de réanimation d’un tiers-espace (celui du soin palliatif) lié àl’impossibilité de poursuivre plusloin les soins, met à nu ou à vif notrecondition de mortel. Celui pour qui onne peut plus rien, si ce n’est de l’em-pêcher de « souffrir », demeure encoreun sujet vivant, sujet à vif mais aussivif du sujet présenté dans la nudité desa condition. Il est, devant nous, l’ex-périence vivante de ce que les anciensauraient appelé la finitude, ou ce quel’on appellera la mortalité. Non pas unmort vivant mais un « mourant ». Orcelui pour qui on ne peut plus rien,une fois ses douleurs apaisées, et quidevient moins l’objet que le sujet dessoins palliatifs, n’a-t-il rien à nousdire sous prétexte qu’on ne peut plusrien lui faire ? Les soins palliatifs sefont-ils alors la caisse de résonanced’une nouvelle institution de la mort ?

Y a-t il un incompressible de la mortirréductible à nos pouvoirs et à nossavoirs ?

Un sens large et un sens technique de l’idée de soins palliatifs

Au sens large, tout soin est pallia-tif, en ce sens que nos soins ne peu-vent que pallier temporairement à cequi altère notre condition. Tout soinest palliatif parce qu’on ne guérit pasde la mort. On aurait ici avantage àne pas confondre guérir et soignerdans notre approche de la mort. Ainsila distinction faite entre

soins curatifs

– activités face à une maladie et à sessymptômes –, et

soins palliatifs

– ac-tivités liées aux soins lorsque aucunethérapeutique ne peut inverser un pro-nostic vital à très court terme –, n’est-elle guère pertinente. Tous les soinssont palliatifs. Ils pallient.

Pourtant, le soin palliatif consommela rupture entre l’ambition sans limitedu guérir et la mesure limitée du soin.Aussi les soins palliatifs, qui semblentl’antithèse d’une médecine qui se gran-dit dans le grand arroi de l’opéré médi-cal, apparaissent-ils comme l’essencedu soin médical entendue comme re-connaissance du désarroi où se trouvel’homme vulnérable qui demande as-sistance. Car il n’y a pas de soin sansfragilité avouée ou reconnue. L’êtredans le besoin fait l’être du soin. Serappelle-t-on la continuité entre soinset besoins fondamentaux (nourrir, la-ver, dormir, changer), dans leur tri-viale humilité vécue souvent sous lacaricature de l’humiliation (la perted’estime de soi liée à la situation dedépendance) ?

Mais on ne guérit pas de la mort,pas plus qu’on ne la soigne, on peutau plus la différer. La mort n’est pasune maladie, elle est une condition. Orce caractère inconditionnel de la mortn’est plus une condition suffisantepour la rendre acceptable, ou suppor-

Tout soin est palliatif parce qu’on ne guérit pas de la mort.

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Jean-Philippe Pierron

table. La technicisation et la perfor-mance médicales, en augmentant lasphère de nos pouvoirs – la capacitéde faire durer une vie, les techniquesde réanimations, la lutte contre ladouleur, la capacité de glisser de l’artdu diagnostic vers l’art du pronostic– ont accru la sphère de nos devoirs.De ce fait, au

sens strict

, les soins pal-liatifs désignent un type de pratiquesbien spécifiques, voire une spécialitéuniversitaire, penchées au chevet d’unnouveau type de patient : « le mou-rant », et d’un nouveau découpage dutemps humain. Après naître, vivre etvieillir, on parlera de « fin de vie ».

Reformulation de la question dela « bonne mort ». À la préparationà la mort dans le discours de sagesse– philosopher c’est apprendre à mou-rir – ou à la disposition de la mort dujuste dans le discours du salut – la re-ligion fait de la mort un passage –, lesoin palliatif substitue un nouvel« exercice spirituel », une mort tra-vaillée, objet d’une discipline prenanten charge le mourant. L’invention dumourant sépare les mourants des ma-lades et aussi des vivants, la vie de lamort, mais aussi chacun des vivantsde sa finitude, de sa condition de« mortel » [1]. Entre la vie et la mortil y a donc un entre-deux. Du côté dela mort, le

cadavre

, sujet rendu aurang d’objet. Du côté de la vie, le

mourant

, sujet qui résiste à l’objecti-vation.

Mort et individualisme : la valeur d’utilité en question

Toutefois, le statut des soinspalliatifs ne saurait être dissocié del’attitude face à la mort d’une sociétéindécise sur ses normes régulatrices.Que l’on pense à l’interdit « tu ne tue-ras point » dont l’autorité transcen-dante d’interdit s’estompe ; au droit,encadrant la pratique médicale, parlantd’arrêt de soins actifs ; aux normes

morales délaissant le caractère norma-tif du bien au profit de valeurs flouescomme la confiance ou la dignité.

Dans ses relations à la mort, notresociété manifeste quelques traitssaillants. Le premier tient à l’indivi-dualisme. Si l’individualisme désigneune société où ce n’est plus l’antério-rité de la tradition et du social qui faitla norme mais l’individu, il s’ensuitune mutation fondamentale du rap-port à la mort. Ce n’est plus la tradi-tion qui met en scène le mourir, maisl’individu qui l’élit, engendrant unpluralisme contradictoire allant de lademande d’euthanasie jusqu’à l’ac-compagnement de la vie jusqu’à lamort. La tradition véhiculait une mortapprivoisée. Telle était la scène de lamort du juste encadrée et consacréepar l’autorité de la tradition. L’image-rie de la veillée funèbre, de la têted’enterrement et des funérailles engrandes pompes, la cérémonie desadieux de la part de celui qui sent ve-nir la mort et l’agonie manifestaientle caractère englobant et structurantdu social et de la religion. Le deuil seportait, la préparation à la mort se ri-tualisait dans la tradition

1

.Lorsque l’individu est désaffilié

des traditions et de leur autorité, il n’aplus les mots, ni les rites pour dire safin. L’individu face à sa mort doit laréussir, psychologiquement s’entend.On exalte alors la mort dans sa sin-gularité, on valorise une privatisationdu rite dans l’invention de gestes per-sonnalisés, on intensifie le rapport àsoi dans une psychologisation dumourir. L’individualisme substitue à

la tradition monolithique qui orches-trait « notre » mort, nombre de liensélectifs entretenus avec de multiplespersonnes ou associations. Face à ce-lui qui meurt, il n’y a plus l’Église etLa Faculté, mais le « Spi » et le « Psy ».Tel est le sens de l’accompagnementdes mourants et des soins palliatifs.Ils constituentautour de la fin devie, un réseau quitrouve sa cohé-rence dans la de-mande de celui quise meurt, et nonplus dans la cau-tion autorisée de latradition. La consé-quence de l’individualisme sur la finde vie n’est donc pas l’isolement, maisson fruit est l’accompagnement de lafin de vie, dans les réseaux de béné-voles, d’aumôniers qu’on veut ou neveut pas, de soignants, et d’associa-tions de défense d’usagers.

De même, le vécu de la mort s’in-tensifie subjectivement, lié qu’il est àun désenchantement du monde. Audiscours religieux du salutaire s’estsubstituée l’autorité psychologiquedu sanitaire. La sécularisation et lalaïcité à l’hôpital ont détrôné la priseen charge religieuse de la mort, éva-cuant de ce fait sa signification glo-bale. La mort n’a plus à priori de sens,elle est un fait. Les exercices de pré-paration à la mort ont ainsi été trans-férés de l’éthique vers le psychologi-que et du religieux vers le spirituel.La place du psychologue en soinspalliatifs signale une tendance à sedécharger de la question éthique del’examen de soi au profit de la ques-tion thérapeutique du soulagementdes états d’âme (les figures de lasérénité et de l’apaisement). Quant àl’apparition de « besoins spirituels »du mourant, dans une sorte d’euphé-misation du religieux, elle se présentecomme la tentative de redonner placeà la question du sens du mourir enplus de celle du bien mourir portéspar la psychologisation de l’éthique.

1. Les traditions morales ont construit une attitude,une posture face à la mort. La tradition militaireexaltait le héros, mort au champ d’honneur,contrastant avec le zéro mort militaire de nosconflits contemporains. Le héros ne meurt plus, ilfaut sauver le soldat Ryan ! La tradition socialevantait les mérites de la mort sereine du bourgeoisfinissant sa vie, tenant conseil avec les siens. Enfinles traditions religieuses élaboraient une véritablemise en scène de la scène finale dans la mort dujuste pensée comme une invitation au passage del’ici-bas à l’au-delà. La mort était encadrée par desdispositifs rituels, des dispositions cultuelles tradi-tionnelles dans une théâtralisation sans dramatique !

L’individu face à sa mort doit la réussir, psychologiquement s’entends.

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Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ?

Étrangement, le langage techniqueengendre une technicisation de larelation d’aide, instrumentalisant les« outils » psychologiques. Le mourantpeut être l’objet de nos attentions, denos analyses et interprétations. Lamort n’a plus de sens métaphysique,mais relève de l’ordre « symbolique »,

avec tout leflou quemasque cedernier mot.La puissancede faire sedéplace versla puissance

du dire, le mourant présentant l’imagerassurante de la mort apaisée et se-reine – il a pu faire ses adieux et sondeuil. La puissance de l’expertise setient dans l’efficacité relationnelle etla capacité de l’accompagnement re-lationnel. Il faut que le temps de finde vie rapporte du bénéfice, au moinspsychologique !

Enfin, le langage de la fin de vieest mis en forme par la rationalitéscientifico-technique. Nous sommespleinement dans ce que Jacques Ellulappelait le « Système Technicien ». Latechnique s’est autonomisée, jusqu’àproduire ses propres valeurs : l’effi-cace, le rentable et l’utile. Se propageun utilitarisme ambiant, non assuméphilosophiquement, mais effectif. Ainsiest consacré le triomphe de l’utilitaireplutôt que de l’utilité, la valeur d’uneactivité tenant au service immédiatqu’elle est sensée rendre. Dans cetesprit, et paradoxalement, l’accom-pagnement psychologique de la per-sonne en fin de vie se met au servicede cette logique de l’efficacité.

Entretenant une indistinction dom-mageable entre l’utilité, l’utile et l’uti-litaire, le système technicien a fait del’utile une norme envahissante. Aupoint de rabattre l’utilité, au sens fortque leur donnait les philosophes utili-taristes, sur l’utilitaire. En effet,

l’utili-taire

désigne un dispositif techniquedont l’usage est sensé accroître notreperformance et notre efficacité. L’uti-

litaire peut potentiellement rendre desservices. Il y a ainsi une dimensionutilitaire de l’antalgique dans la pré-vention de la douleur.

L’utile

désigneun dispositif dont la « vertu » estsanctionnée par l’usage. L’utile, c’estce qui a fait ses preuves. Est utile parexemple, un centre anti-douleur. Maisl’utile est neutre éthiquement, au sensoù un pistolet comme un antalgiquesont utiles. La valeur de ce qui estutile tient donc à son horizon d’im-médiate application.

L’utilité,

elle, estune valeur. Elle est même, selon latradition utilitariste, un critère de lamoralité. Le caractère moral d’uneaction, aux yeux de l’utilité tient àcelle qu’elle contribue au bonheur duplus grand nombre. C’est à partir ducritère de l’utilité

2

que l’on question-nera l’avantage qu’a une société desystématiser les soins palliatifs ou delégaliser l’euthanasie. Mais l’utilitédans cet esprit demeure encore un ho-rizon d’attente.

Or, la rationalité scientifico-tech-nique dominante rabat l’utilité surl’utile, prenant le fait pour le droit.Vaut ce qui a un intérêt immédiate-ment rentable. C’est ce réduction-nisme qui assimile l’éducation à uneprestation de service dont l’élève se-rait le client, disant que le coursd’auto-école est aussi important quel’école. C’est lui qui embrase le mondedes arts, faisant rentrer l’art dans unelogique utilitaire, assimilant le spec-tateur à un consommateur. C’est luiencore qui, à l’hôpital, dans la courseaux moyens et à la possession desmeilleures techniques, sanctionne les« bons soignants » selon les critèresde l’expertise technique. Et est bannitcomme quantité négligeable ce qui neproduit pas une performance immé-diatement quantifiable (PMSI), tel quele lien humain par exemple qui assure

une présence et la présence d’esprit deservir un verre d’eau…

À l’aube de l’utilitaire, le temps dumourir est perçu comme inutile. Cetaspect est renforcé par une améliora-tion des techniques de réanimation,développant un temps de la mort lon-gue, temps suspendu où la mort n’enfinit pas. D’autant plus que la tech-nique biomédicale brouille et rendillisible des frontières anthropologi-ques que l’on croyait indiscutables(sain/malade, vie/mort, vivre/exister).La biologisation de la médecine créeainsi d’étranges situations. On est mé-dicalement sain mais biologiquementmalade pour la médecine prédictive.On est cliniquement mort mais on estpeut-être encore en vie. On est main-tenu en vie (par les techniques de res-piration artificielles, etc.) mais on nesait plus si une vie. Bref l’individu enfin de vie doit assumer seul le fait desavoir s’il est encore existant puisquela technique ne l’en assure pas.

Les soins palliatifs, une crise de la médecine dans son rapport à la mort ?

Les soins palliatifs amorcent untournant dans l’histoire de la méde-cine. Ils désignent le glissement d’unemédecine de la toute puissance à l’ac-ceptation d’une impuissance. Ils met-tent en question la technicisation et labiologisation de la médecine. La bio-médecine est construite sur le principeconstituant du « tout est possible »,sur le postulat d’une illimitation poten-tielle des moyens de soigner, la mortdevenant une maladie… malheureuse-ment encore incurable. Ainsi est-onpassé de l’art médical construit autourd’une logique du risque et d’un pactede confiance dans le colloque singu-lier (Paul Ricœur rappelle que « lepacte de soins devient une sorte d’al-liance scellée entre deux personnescontre l’ennemi commun, la maladie »[5]), à la technique médicale élaborée

2. On notera que l’utilité n’est qu’un critère moralparmi d’autres dans une société pluraliste. Il entreainsi en débat avec des valeurs éthiques concurren-tes comme par exemple la solidarité, la fraternité,la charité, la dignité…

À l’aube de l’utilitaire, le temps du mourir est perçu comme inutile.

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Jean-Philippe Pierron

autour d’une logique de l’assurance etd’un contrat à honorer, la mort enétant l’échec sinon le déshonneur.

On présente souvent les soins pal-liatifs comme étant une réponse à laquestion : « Que faire quand on nepeut plus rien faire ? » Cela sonnecomme un échec, mais c’est une mau-vaise question. Précisons : « que fairequand on ne peut plus rien faire,sachant qu’on a pu et peut déjà beau-coup, à commencer par atténuer ladouleur ! » La technique médicale re-devient-elle alors, dans les soins pal-liatifs, un art ? Y expérimente-t-elleune limitation, avant de réapprendrel’humilité ?

Autre glissement, les soins pallia-tifs mènent de l’efficacité de la prati-que médicale qui exige l’analyse – ontraite l’organe – à la synthèse pallia-tive – on retrouve le sujet sous la ma-ladie. La biologie médicale a opéréune trajectoire faisant disparaître lemalade au profit d’une maîtrise du vi-vant. Imageries médicales et analysesbiologiques s’intercalent entre le mé-decin et le patient jusqu’à numériserleur relation. L’invisible corporel s’ex-tériorise en images objectives. L’inté-rieur du corps n’a plus de secret maisl’intériorité du sujet fait du « bruit ».Les biomédecines ont désubjectivé levivant, le patient n’étant connu quepar formules chimiques interposées.Les soins palliatifs contribuent, dansle passage du vivant au mourant, à re-trouver le sujet du soin sous l’objet desoins. L’impuissance de la techniquefait retrouver la fragilité de l’humain.Métaphore de pierre, l’architecturehospitalière est parlante. De l’hôpitalà l’unité de soins palliatifs, on passed’un corps éclaté en autant d’étageset de sous-parties possibles (cardiolo-gie, rhumatologie, maladies infectieu-ses, etc.), à un corps recomposé dansune « unité ».

Enfin, les soins palliatifs consa-crent le passage d’une médecine en-tendue comme un art à une médecinedevenue vision du monde. Elle est de-venue un paradigme pour prendre en

charge la totalité de l’existence. Lebien-être est ainsi l’équivalant dubonheur [6]. La médecine, entenduecomme un rapport thérapeutique à soiet au corps social, opère une prise encharge globale du vivre, de l’existeret du mourir. La fabrique médicale del’homme contemporain formule unnouvel impératif catégorique : réussirdiététiquement sa vie, réussir médica-lement sa mort !

Le mourant n’est-il qu’un être vivant ?

Longtemps la mort a été tenue pourun fait de nature, la nature et la normeétant associées dans une sacralisationde la Nature. La mort est naturelle,mourir est donc normal

(annexe 1

).Mourir de causes naturelles était la fi-gure du bien mourir. On mourait de sa« belle » mort. Aussi la norme fonda-mentale était, dans ce contexte, la Vie.La Vie au sens métaphysique était as-sociée au vivant, au sens biologique.Cette connexion enveloppait le dis-cours sur le vivant dans une vision dumonde, une métaphysique, un sens. Cen’est plus le cas pour la médecinecontemporaine qui a dissociée Vie etvivant, suivant en cela la célèbre for-mule du biologiste François Jacob« On n’étudie pas la vie dans les labo-ratoires ». La vie est désenchantée, elleest biologisée. De même la médecine,en devenant une biomédecine, neprend pas en charge la Vie dans les hô-pitaux, mais le vivant. Or, cette décon-nexion engendre un jugement de va-leur sur la fin de vie (digne ouindigne) fondée sur une qualité du vi-vant numérisée, conforme aux normesbiologiques. La norme morale ne tombeplus du ciel, mais se lit dans les éprou-vettes ! Le malheur de l’hôpital estpeut-être là car on ne soigne pas le vi-vant, mais la vie (des vies) à l’hôpital.

À une métaphysique de la mortont fait place des techniques de lamort. Liées aux développement d’une

culture technicienne, les pratiquesmédicales n’ont pas échappé au lan-gage de l’efficacité, y compris dans lafaçon de qualifier la mort et la fin devie. Ce n’est plus la présence du prêtrequi sanctifie la mort. C’est l’arrivée dumédecin qui la qualifie selon descritères techniques. L’ordonnance apris la placedu comman-dement.Faut-il allerjusqu’à direque le cock-tail lithique apris la placede l’extrêmeonction

3

?Ces trois éléments, faire reculer lechamp du possible, l’utilité et l’effica-cité dénient toute valeur à ce qui n’estpas techniquement qualifiable. La pa-tience, le temps de l’ennui, l’agoniesont à bannir parce que le temps passéà ne rien faire est un temps perdu.Pourtant, avec Isabelle Marin on po-sera la question suivante : « L’agoniene sert à rien ? Et alors ! » [7]. Pour-quoi faire de l’utilité la valeur su-prême ? Si le concentré de notre hu-manité réside dans l’activitétechnique, dans la prouesse du rendrepossible l’impossible, est indigne cequi ne sert à rien, voire ce qui dé-nonce cette définition. Si l’utilité estla marque positive de notre puissanced’agir, l’impuissance du pâtir est uneindignité signe d’une inutilité sociale.Le nouvel ordre sera donc « tu n’at-tenteras pas à la dignité » ! [8]. Danscette logique ce n’est plus la vie maisla mort qui doit être bonne. Plutôtmourir dignement que vivre dansl’indignité. On ne peut plus s’estimer

3. Dans le film « Les invasions barbares » cette hy-pothèse est largement développée. La premièrescène du film s’ouvre en gros plan sur un calice,puis à la dégradation de la puissance médicale envéritable fouillis fait écho la dégradation du reli-gieux qui brade les oripeaux de ses liturgies, pourfinir sur un geste lithique où l’onction n’est plussacerdotale (sacrée) mais d’héroïne.

Les soins palliatifs contribuent à retrouver le sujet du soin sous l’objet de soins.

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Médecine palliative

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N° 4 – Septembre 2005

Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ?

soi-même lorsque la dépendanceobère jusqu’à l’extrême nos capacitésd’initiatives.

Pour la puissance médicale, la finde vie devient l’objet d’une prise encharge technique, l’indignité appa-raissant lors des défaites médicales.Mais qui est indigne : le malade à qui

on ne peutplus rien pro-poser ou lamédecine quin’est pas lahauteur deson proprerêve ou deson illusion ?Illusiond’une méde-

cine qui se vit comme honteuse de nepas pouvoir tout faire. Or, cette logi-que de la puissance médicale malheu-reuse opère encore en fin de vie. Laréponse médicale à la fin de vie (l’ar-rêt des soins actifs) n’est pas neutreou amorale. Il y a dans ce geste tech-nique un choix éthique. La fameusephrase « faites ce qu’il y aura demieux » se déclinera ainsi diverse-ment. Soit elle signifie empêcher ladégradation pour garder une belleimage du malade, soit elle choisitl’heure de la mort pour la programmerdans une ultime maîtrise, soit elleadmet la limite de la technique dansla reconnaissance d’une demande demort plus équivoque et profondequ’une demande d’euthanasie.

De l’hospitalisation à l’hospitalité…

On demande « si c’est un homme »,cet homme couché, abattu, brisant laforce communicationnelle du langagedans la fragilité de sa plainte. En de-mandant qu’avons-nous en communavec le mourant, la vraie question queposent les soins palliatifs n’est plusqu’est-ce que nous pouvons encorelui faire, mais que pouvons nous en-

core en apprendre ? Dans l’expériencedu désarroi et du mal insensé, le mou-rant est la figure radicale de l’étran-ger, qui questionne notre disponibilitéà l’hospitalité.

Les soins palliatifs sont l’occasiond’une ultime confrontation avec l’ex-périence du mal. Leibniz distinguaitmal physique, moral et métaphysi-que. Le mal physique, les soins actifset la lutte contre la douleur l’assu-ment de mieux en mieux, la douleurétant prise désormais comme un mal,et non comme un symptôme, voireune condition de la guérison. Le malmoral, lié à la perte d’estime de soiet à la dépendance, les soins pallia-tifs, en accentuant l’importance del’accompagnement psychologique,du compagnonnage entre soignant etsoigné, bénévoles et autres présences,cherchent à l’entendre sinon à l’assu-mer. Quant au mal métaphysique, luiqui porte sur les raisons de vivre, lecaractère sensé ou insensé d’une vie,il se fait entendre de façon massive.Les religions, la demande spirituelleprennent ici leur place. C’est la ques-tion des espérances. Mais c’est aussicelle du « désespoir métaphysique »– nous n’aimerions pas que ce mot aitl’air d’un formule – qui, lui aussi, sefait entendre. Si l’éthique en soinspalliatifs est une éthique de l’hospita-lité, c’est dans la disponibilité qu’ellemanifeste pour l’écouter – et non àl’effacer – ce désespoir métaphysique.Hospitalité à l’égard de cette étrangetéabsolue de la fin de vie qui dessine lescontours de l’humanité élémentaire.

Hospitalité. Mot dérivé du latin

hostis

qui porte l’ambiguïté attachéeà l’hôte qui est aussi un autre, unétranger. L’hôte est en danger enmême temps que dangereux.

Hostis

.Entre hospitalité et hostilité, le lan-gage de l’institution hospitalière dé-cline cette équivoque. On passe ainside l’hôtel-dieu, espace de l’accueildes blessés et des plus faibles, àl’hospice pour indigents jugés dan-gereux, jusqu’à l’hôpital conçu etconstruit comme espace sanctuarisé

– ce n’est pas un hôtel – d’où l’im-puissance, la fragilité sont rejetéescomme hostiles. On déclarera leshostilités contre la maladie dans lecombat thérapeutique. Les soins pal-liatifs retrouvent la dimension d’hos-pitalité rattachée à l’activité hospita-lière, voire l’hospitalité vis-à-vis detoute fragilité ou dépendance dansnotre société. L’éthique de l’hospita-lité à l’œuvre en soins palliatifs tented’inventer, sans les facilités mièvresde la pitié des charitables, et contreles canons qu’exige la performanceambiante, un langage de l’hospitalitébienveillante à la détresse du fragi-lisé à l’extrême

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.Retrouver un devoir d’hospitalité

sous l’exigence de la logique hospi-talière, qui a ses contraintes en per-sonnels, économiques et techniques,revient à valoriser, dans le cadre dessoins palliatifs, le cheminement par-tagé entre soignant et soigné, aban-donnant la maîtrise de la techniquemédicale. Qu’on ne s’y méprennepas. Il ne s’agit sûrement pas ici decondamner le savoir-faire médical etson souci d’efficacité

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. Les techniquesde réanimation ont fait de considéra-bles progrès. Mais une performancetechnique n’est pas en soi un progrès.Les soins palliatifs, parce qu’ils tou-chent du doigt les limites de la puis-sance médicale, retrouvent le souciimmédiat de l’autre dans l’humilité du

4. Est-il exagéré de dire que l’intuition qui présideà la mise en place des soins palliatifs, celle d’unedisponibilité hospitalière au plus fragilisé, retrouvedans sa manière d’hospitalité, la dynamique quiprésida à l’invention de l’hôpital, bien nommé« institution hospitalière » ? L’histoire des soinspalliatifs nous donnerait raison. Que l’on penseseulement, dans les années 1940, à Cecily Saun-ders, jeune assistante sociale, en Grande-Bretagnequi rappela à l’institution hospitalière son devoird’assistance en créant le St Christopher Hospice, ouau travail de la psychiatre américaine E. Kübler-Ross, dans les années 70, qui s’insurge contre lamarginalisation de ceux qu’on ne peut guérir.5. Jacques Ricot observe à juste titre que ce quel’on a appelé l’acharnement thérapeutique et qu’ilconvient sans doute de nommer moins impropre-ment l’obstination déraisonnable (la formule est dePaul Ricœur), n’est bien souvent que l’expressionde la légitime combativité du médecin. Philosophieet fin de vie, ENSP, 2003, p. 18.

Le mourant est la figure radicale de l’étranger, qui questionne notre disponibilité à l’hospitalité.

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Jean-Philippe Pierron

geste de soin qui ne se pose pluscomme geste tout puissant.

Au-delà du terrible, le temps del’accompagnement est placé sous leregard de la vie, non de la mort. Letemps de l’accompagnement en fin devie est celui de la patience. Le patientest celui qui patiente, et non seule-ment celui qui pâtit. Dans une appro-che techniciste, la valeur du tempstient à l’activité qui l’occupe. Untemps inoccupé est un temps perdu.Chaque minute compte lorsque cha-que minute est vécue comme un dé-compte qui peut être fatal. Pourautant, la patience n’est pas rien,même si apparemment elle ne faitrien. Lorsque le temps n’est plus en-visagé comme un obstacle, dans letemps qui passe, la subjectivité mûrit,rumine, peut être rendue disponible àelle-même. Il y a encore l’attentelorsqu’on nous dit qu’il n’y a plus rien

à attendre

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. Et attendre n’est pas seu-lement ou uniquement se morfondre.Le temps de la fin de vie expérimenteun temps traversé qui est un temps re-trouvé.

Face à celui qui meurt, l’accompa-gnement, en une ultime attention, estdisponible à l’humanité là où ellesemble défigurée, anéantie, introuva-ble. Au désarroi, la disponibilité offresa présence. Elle accepte d’entendrel’inacceptable : le défiguré, l’insensé,l’absurde, la dépossession. À la rhéto-rique du combat qui fait de la guéri-son une victoire, et du corps maladeun champ de bataille, les soins pallia-tifs substituent l’hospitalité à l’égarddu mourant, cet autre dont Lévinas ditque nous en sommes l’otage. « Atten-tion fragile ! » dit l’hôpital à propos

du mourant. « Fragile attention » luirépond l’hospitalité.

Références

1. Higgins RW. L’invention du mourant.Violence de la mort pacifiée. Esprit2003; 1: 139-41.

2. Elias N. La solitude des mourants. Pa-ris : Christian Bourgeois, 1987.

3. Pascal. Pensées 168. Œuvres complè-tes. Edition Brunschwig, Seuil, 1963.

4. Porée J. Prédire la mort. L’exemple dela maladie de Huntington. Esprit 1998;6: 17-27.

5. Ricœur P. Préface au code de déonto-logie médicale. Paris : Seuil, 1996.

6. Vigarello G. Histoire des pratiques desanté. Seuil, 1993.

7. Marin I. L’agonie ne sert à rien. Esprit1998; 6: 36.

8. Marin I. La dignité : vivre ou mourirdans la dignité ? Esprit 1991; 2: 97-101.

6. Dans l’attente, il arrive que les soins palliatifsproduisent des effets thérapeutiques.

Annexe 1

ON VIT ET ON MEURT SEUL ?QUELQUES REMARQUES SUR LA MORT AUJOURD’HUI

Niveau anthropologique de fond

Une observation banale : la mort, ça n’est pasd’aujourd’hui, c’est de toute éternité si j’ose dire ; c’estde toujours plus exactement. La mort est le prix à payerde l’individuation. Ne meurent que des individus. Lesunicellulaires, qui ne sont pas des individus, ne meurentpas, ils se divisent à l’infini dans une figure d’éternité.Autrement dit, la mort est tout d’abord la conséquencede l’individuation du vivant. Elle est un fait biologiqueen même tant que la conséquence d’une réponse à unproblème qui se posait pour le vivant : comment durerdans le temps. Une réponse possible était la division,une autre réponse était l’individuation. Meurent les in-dividus pour que dure l’espère. Telle est la mort commefait biologique.

Mais pour l’homme, du fait de la conscience, les faitsbiologiques deviennent des faits biographiques. Consé-quence, la mort comme fait biologique pour l’homme de-vient une condition d’existence, un élément contribuant àune définition d’une manière d’être au monde, ce que l’onnomme la « condition humaine ». Celle-ci a deux facettes :l’homme en tant que collectif, et l’homme en tant que per-sonne. En tant que collectif, pour l’homme en société la mort

devient un fait social et de culture : il y a une culture de lamort qui se traduit notamment en cultes. On peut mêmeavec Paul Valéry penser que l’idée de la mort est le ressortcaché de toute l’activité de culture. La culture est la réponsede l’humanité pour durer malgré la mort, les faits de civili-sation donnant une forme durable au monde. Où que l’onaille, la culture cherche à durer contre la mort qui rode etqui vient. D’ailleurs, les premières traces de la culture ontété trouvées autour des sépultures. Parce qu’on n’est pas deschiens. En tant que personne, la mort a un enjeu existentiel.Le temps étant compté pour l’homme, la question du sensde sa vie devient urgente parce qu’il s’agit d’exister vraimentdans le peu de temps qui le sépare de son terme. « Être c’estêtre pour la mort » dit Heidegger, c’est-à-dire que l’urgencede l’existence est une manière d’être au monde causée parla conscience du mourir. Cela signifie que sitôt né, l’hommeest assez vieux pour mourir ; cela signifie aussi que la cons-cience d’un terme à l’existence – ce qui fait de l’homme ceque les Grecs appelaient « des mortels » – initie une manièred’être au monde originale. Les dieux sont des immortels, ilsont toute leur vie devant eux, et pour cela n’ont pas à s’in-quiéter d’exister. Ce n’est pas le cas du mortel : il a l’idéede l’éternité sans en avoir la condition. Il voudra exister.

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Les soins palliatifs, vers une éthique de l’hospitalité ?

Comme fait anthropologique, avec l’homme on passedonc de « la mort » au « mourir » en ce sens que chez l’hu-main, la mort n’est plus simplement un fait, mais devientune idée, voire un idéal. Ainsi la mort, avant qu’elle nese présente effectivement, on se la représente, on s’en faitune idée. Depuis la représentation fantasmatique qui s’enfait moins une idée juste qu’une image angoissante (« ha-bitue toi à l’idée que la mort n’est rien pour nous » ditÉpicure à son disciple Ménécée) jusqu’à toutes les repré-sentations esthético-littéraires (l’Hadès, le jugement der-nier, l’enfer de Dante, etc.)

C’est précisément parce que de la mort on se fait unereprésentation qu’elle devient l’objet d’une attention etd’une disposition. Elle invite, cette mort, à l’urgence de laconduite – bien conduire sa vie. Il s’agit de se préparer àmourir, dans la mise en œuvre d’une éthique. La formuleantique « philosopher, c’est apprendre à mourir » doit êtrebien comprise. Elle ne signifie pas qu’il faille abandonnerla vie dans une apologie du suicide, mais il s’agit plutôtde dire qu’il faut apprendre à vivre. Il y a urgence à vivreselon le bien, qui n’est pas identique au bien vivre,puisqu’il y a un décompte du temps.

Un niveau circonstanciel

S’il y a une institution de la mort, notre aujourd’huiest marqué à la fois par une désinstitutionnalisation de lamort – perte des rites et des codes (la tête d’enterrementet le deuil culturellement porté, qui était visible) – et parune réinstitutionnalisation avec la part énorme que repré-sente le mourir dans le cadre de l’institution qu’est l’hô-pital. Ce qui codifie la mort n’est plus le sacrement dansl’ordre de la religion, mais l’ordonnance dans l’ordre mé-dical. Cette remarque rappelle que la prise en charge dela mort est dépendante d’une société à une autre, variabled’un individu à un autre.

Cette dimension circonstancielle qui fait de la réalitéde la mort un fait de culture a une signification particu-lière dans la situation contemporaine : une métamorphosede l’idée de la mort dans une culture où le langage de lasanté a pris la place de celui de la sainteté. Trois élémentsimportants : la sécularisation, l’individualisme et lestechno-sciences.

Sécularisation :

un désenchantement du monde dela mort, c’est-à-dire la fin de son encadrement par unetradition religieuse englobante, par une tradition qui lacodifiait. La mort était un fait ayant une signification re-ligieusement encadrée : légale (médecin et l’expirationcomme sortie de l’âme, du souffle), morale (bien mourirdans la réparation des fautes) et religieuse (salut). Le dé-senchantement du monde est tel que l’encadrement dumourir assuré par la religion s’est estompé au profit d’unesituation paradoxale : se développent simultanément undiscours pragmatique, voire utilitariste (la science ou la

psychologie doivent aider à réussir sa mort) et une refor-mulation du questionnement spirituel et d’un pluralismede positionnement éthique, hors d’une religion. Il y a plu-sieurs « bonnes » façons de mourir.

Individualisme :

la mort a toujours été une expé-rience individuelle mais elle l’est davantage lorsqu’ellen’est plus encadrée par un collectif qui lui donnait desrepères. On vit et on meurt seul signifie ici que l’individudoit assumer seul la signification de sa mort : l’individua-lisme solitaire. Angoisse pour le malade livré à lui-mêmepuisqu’il n’est plus délivré par la Religion, ni porté par lemédecin qui est au service du patient-client. Rôle alorscroissant des psychologues. Avec l’individualisme, l’enjeudu mourir est moins social (la ritualité du mourir autourde la scène de l’agonie) qu’individuel. Être soi jusque danssa mort : on ne veut pas qu’on nous « vole notre mort… »,on veut la réussir.

Techno-science :

la mort est reprise en main de fa-çon pragmatique par un système technicien dont l’hôpitalest une des expressions. Ici l’hôpital, comme espace oùopère une rationalité médicale désenchantée (laïque) opèreune déconnexion du mourir et de la mort, « squeezant »toutes les représentations sociales et culturelles. La mortdevient un problème technique, le réductionnisme de latechnique bio-médicale réduisant le « mourir » à un fait.L’expérience subjective du « je meurs » est rapportée ducôté de la composante objective : mort cérébrale plutôtque la mort symbolique de l’arrêt cardiaque. La révolutionscientifico-technique à l’œuvre dans la médecine de réa-nimation (mettre de l’âme) a rongé les frontières lisiblesvie/mort, dissociant image de la mort/idée de la mort.

Une exception dans ce moment des techno-sciences,ce sont les soins palliatifs qui font réapparaître une mortqui dure, une mort longue. L’historien de la mort PhilippeAriès, distinguait la mort apprivoisée et la mort ensauva-gée. La mort ensauvagée est une mort brève et lointaineparce que la mort est tenue à distance de la scène socialeet de l’existence. La mort est sortie de la scène sociale, elleest obscène parce qu’elle fait peur à une société qui joue lacarte de la vigueur et de la force contre celle de la vulné-rabilité. En soins palliatifs, on retrouve cette mort appri-voisée, une mort proche et longue – au point qu’on inventele nouvel âge qui est le dernier, celui du « mourant » –, mortqui permet les rituels de deuils, les séparations, les prépa-rations au départ et les anamnèses, les questionnementsexistentiels et spirituels. Bref ce qui permet de ritualiserautour de la mort, c’est-à-dire ce qui nous porte et nouspermet de supporter la séparation. Paradoxe alors en soinspalliatifs d’avoir à inventer des rites, qui par nature co-difient, dans une culture qui est allergique au code etqui revendique la singularité. Personnalisation de la sé-paration ritualisée. Les soins palliatifs sont un véritable

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mémorial vivant, un mémorial de la précarité et de la vul-nérabilité qui rappelle que la mort fait partie de la vie.

En somme, dans le mourir aujourd’hui se décline lestrois étages qu’isolait Jankélévitch :

– Le face-à-face avec soi-même dans la mort en pre-mière personne. « Je meurs » est une proposition qui inter-roge l’intériorité, espace de liberté mais aussi espace d’unesolitude radicale. C’est le « on vit et on meurt seul » de Pascal.

– Le face à l’accompagnement dans la mort endeuxième personne : « tu meurs ». Il s’agit bien ici deprendre soin, d’accompagner en sachant la position dechacun insubstituable tout en permettant que se manifesteréellement un acte de présence. Accompagner c’est faireacte de présence, non pas pointer, mais pointer du doigtque l’essentiel est bien de s’être rendu présent.

– Enfin, le mourir est aussi un mourir qui se déclinedans la distance objectivante de la troisième personne « il

meurt », voire l’anonymat du « on meurt » là-bas. Oscilla-tion entre la nécessaire distance du fonctionnement hos-pitalier dans l’attitude professionnelle et la dépersonnali-sation qui la guette.

Le pire serait de croire que ces trois étages sont étan-ches et que chacun aurait son rôle à jouer dans une ap-proche analytique de la division du travail : le psy pourl’angoisse, les soignants et les bénévoles pour l’accompa-gnement, le médecin pour la thérapeutique anti-douleuret l’aumônier pour le spirituel. Sans doute qu’une des le-çons des soins palliatifs est de maintenir du lien entre cestrois niveaux, de tenir une synthèse là où d’ordinaire ons’en tient au découpage réducteur de l’analyse. Sans douteest-ce là ce que la mort longue en soins palliatifs a à nousapprendre. Se mettre à l’école de la mort longue, en avoirla patience, c’est découvrir que le patient en soins pallia-tifs n’est pas toujours celui qu’on croit.