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« L ES manifestations pacifiques sont légitimes et propres à la démocratie… » Le 17 juin 2013, le commu- niqué de la présidente brésilienne Dilma Rousseff commentant une nouvelle journée de mobilisation populaire feignait d’ignorer l’essentiel : jamais, depuis la fin de la dictature en 1985, le pays n’avait connu de tels rassem- blements – à part peut-être en 1992, lorsque la population était descendue dans la rue pour dénoncer la corruption du gouvernement de M. Fernando Collor de Mello, précipitant sa démission la même année. Au cours de la journée précédant la déclaration de M me Rousseff, près de deux cent mille personnes avaient défilé, notamment à São Paulo, Rio de Janeiro et Brasília, la capitale, où le Congrès avait été occupé durant plusieurs heures. Ils approcheraient le million quelques jours plus tard Comme souvent, la nature de l’étincelle n’a que peu de rapport avec l’ampleur de l’embrasement. Les résidents de São Paulo opposés, depuis le 11 juin, à une augmentation du prix du ticket de bus (de 3 à 3,20 reals, soit 1,12 euro) ont en effet très vite été rejoints par d’autres. Les uns, notamment à Rio de Janeiro, contestaient les sommes engagées dans la préparation de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016 : au total, environ 50 milliards de reals, soit 17 milliards d’euros, dans un pays qui demeure l’un des plus inégalitaires du monde. A ceux-là s’est ajoutée la foule des citoyens qu’une corruption généralisée a fini par lasser, ainsi que tous les Brésiliens qui peinent à assurer à leur famille l’accès à des soins et à une éducation de qualité. Un an avant le scrutin présidentiel de 2014, ces manifes- tations, principalement animées par des jeunes n’ayant pas connu la dictature, fragilisent M me Rousseff. Bien qu’aucun parti ne semble pour l’heure en mesure de tirer profit d’un mouvement qui vise l’ensemble des forces politiques aux affaires, il s’agit d’une sérieuse mise en garde pour le Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis 2003. Quelques années après sa prise de fonction, M. Luiz Inácio Lula da Silva avait pu compter sur une forte crois- sance pour œuvrer à une amélioration progressive du niveau de vie de la population. Or M me Rousseff, élue en 2010 sous le signe de la continuité, arrive dans une conjoncture inter- nationale bien plus défavorable. Outre un taux de crois- sance nettement plus faible (0,9 % en 2012, contre 7,5 % en 2010), le Brésil connaît une « désindustrialisation précoce (1) ». Les exportations de produits de base augmentent, mais celles de produits manufacturés sont en forte baisse. La sixième puissance économique mondiale se trouve confrontée à plusieurs défis : impulser, malgré la concurrence chinoise, une croissance reposant davantage sur le secteur manufacturier, tout en sauvegardant les programmes sociaux de la décennie précédente, qui soutiennent la demande intérieure et assurent au PT sa confortable assise électorale. Pour remédier aux premiers signes de défaillance du modèle mis en place par Lula (lire l’article inédit sur notre site), la présidente brésilienne a opté pour ce que l’hebdo- madaire Veja décrit comme un « choc capitaliste » : des priva- tisations qui mettraient le Brésil « en harmonie avec la loi de la gravitation universelle » (15 août 2012). Ce programme, d’un montant total de 66 milliards de dollars, prévoit l’attri- bution de concessions pour la construction de ports, d’auto- routes, de voies ferrées, ainsi que la vente d’aéroports. M me Rousseff avait pourtant dénoncé les privatisations lors de la campagne présidentielle de 2010. De son côté, la présidente met l’accent sur son souhait de privilégier la production industrielle et la construction, au détriment de la spéculation : baisse des taux d’intérêt, réduction des prix de l’électricité, exemptions fiscales, taxation des capitaux à court terme, règle de la préférence nationale pour protéger l’industrie en augmentant les droits de douane sur de nombreux produits importés... Certaines de ces mesures, qualifiées de « protection- nistes» par Washington, ne déplaisent pas aux organisa- tions de salariés. Le gouvernement favorise l’implantation (1) Venício de Lima, Mídia. Teoria e política, Fundação Perseu Abramo, São Paulo, 2001. (2) Alcir Henrique da Costa, Maria Rita Kehl et Inimá Ferreira Simões, Um país no ar, Brasiliense, São Paulo, 1986. 4 COMMENT LA CHAÎNE GLOBO A CONSTRUIT Les « telenovelas », miroir l’avènement de la démocratie. En 1996, « O rei do gado» (« Le roi du troupeau»), de Benedito Ruy Barbosa, élégie à la réforme agraire, donne une visibilité inédite au Mouvement des sans-terre (MST). « Cela fait trente-cinq ans que je travaille pour Globo, je suis l’auteur de dix-sept novelas, et on ne m’a jamais dit ce que je devais faire. J’ai toujours été totalement libre », témoigne Silvio de Abreu, l’un des principaux auteurs de la chaîne. Pour Maria Carmem Jacob de Souza Romano, professeure de commu- nication à l’Université fédérale de Bahia, «les grands auteurs ont un pouvoir de négociation, bien sûr. Ils font preuve de bon sens et ne peuvent transformer la novela en brûlot social, mais ils ont la possibilité d’aborder les thèmes qui leur sont chers, si le succès est au rendez-vous ». A partir du centre de Rio, il faut une bonne heure de voiture, quand la circu- lation est fluide, pour se rendre au Projac, l’usine à rêves montée par Globo à Jacare- paguá, dans la partie ouest de la ville. Plus d’un million et demi de mètres carrés, dont 70 % de forêt, permettent à la chaîne de concentrer, depuis 1995, les étapes de la production d’une telenovela. «Avant, les tournages étaient éclatés sur plusieurs studios dans toute la ville. Les concentrer permet une énorme économie de temps et d’argent », explique M me Iracema Paternostro, responsable des relations publiques, en montrant une maquette des installations. Une voiture est nécessaire pour en faire le tour. Ici, un bâtiment regroupe les équipes de recherche chargées de compiler les archives et les études de marché. Un peu plus loin, les costumes sont dessinés, JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique * Journaliste. d’Agadir » ou « Le pont des soupirs ». En 1968, « Beto Rockfeller » marque une rupture. Pour la première fois, le héros vit à São Paulo. Il travaille chez un cordonnier, dans une artère populaire de la mégalopole, mais se prétend millionnaire à une autre adresse. Avec un vocabulaire de tous les jours, des références aux bonheurs et aux difficultés d’un Brésil urbain, d’autant mieux rendus que certaines scènes sont filmées en extérieur, la novela change de visage. «Désormais, elle incorporera les questions sociales et politiques qui travaillent le Brésil, alors qu’au Mexique ou en Argentine on en reste aux drames de famille », explique Maria Immacolata Vassallo de Lopes, qui coordonne le Centre d’études de la telenovela à l’Université de São Paulo (USP). Puis apparaît TV Globo, qui s’empare du format. A tel point que, selon Bosco Brasil, un ex-auteur de la maison, « quand on dit “novela brésilienne”, on pense “novela de Globo”». Née en 1965, un an après le coup d’Etat militaire, la chaîne est d’abord le fruit du génie politique de Roberto Marinho, héritier d’un journal important, le Globo, mais sans influence nationale. Il comprend combien il est straté- gique pour la junte de réaliser l’intégration du territoire. Alors que, pour Juscelino Kubitschek (1956-1961), celle-ci passait par le tissage d’un réseau routier, les militaires, au pouvoir de 1964 à 1985, feront le pari des médias. Et, dans ce domaine, Globo sera une pièce centrale : « D’un point de vue économique, elle a joué un rôle essentiel dans l’intégration d’un pays aux dimensions continentales, à travers la formation d’un marché de consommateurs. D’un point de vue politique, sa programmation a porté un message national d’optimisme lié au développement, crucial pour soutenir et légitimer l’hégémonie du régime autori- taire (1)», analyse Venício de Lima, chercheur en communication à l’Université nationale de Brasília. Promues sous la dictature (1964-1985) dans l’optique de souder ce pays-continent, les «telenovelas» brésiliennes ont évolué. Suivies par l’ensemble de la population, elles tendent un miroir à une société en plein bouleversement. Or la transformation récente du géant sud-américain ne saurait se résumer à sa devise, « Ordre et progrès », comme le révèlent les récentes manifestations dans les grandes villes du pays. Beaucoup d’auteurs venus du théâtre AVEC le temps, la chaîne a créé «un répertoire commun, une communauté nationale imaginaire», explique Vassallo de Lopes. En 2011, 59,4 millions de foyers, soit 96,9 % du total, ont la télévision, et chaque Brésilien consomme en moyenne sept cents heures de programmes de Globo chaque année. Alors que le gaucho (habi- tant de l’extrême sud du pays), plus proche des Argentins dans son mode de vie, n’a pas grand-chose à voir avec un pêcheur d’Amazonie ou une agricultrice du Nordeste, tous partagent désormais le rêve de connaître Rio, principal décor des feuil- letons de Globo, ou de porter la chemise blanche et la ceinture dorée de Carminha. L’identification est d’autant plus facile que la frontière entre fiction et réalité est floue. Lorsque les Brésiliens fêtent Noël, leurs héros sur le petit écran font de même. L’ef- fondrement, réel, d’un immeuble à Rio de Janeiro en janvier 2012 est commenté par les personnages de « Fine figure » les jours suivants. Et quand, au cours d’un épisode, on enterre un élu fictif, de véritables hommes politiques acceptent de se faire filmer autour de son cercueil. Jeunes et vieux, riches et pauvres, analphabètes et intellectuels : tous doivent pouvoir se contempler dans ce miroir. Selon la psychanalyste Maria Rita Kehl, « ces images uniques qui parcourent un pays aussi divisé que le Brésil contribuent à le transformer en une parodie de nation dont la population, unie non pas en tant que peuple, mais en tant que public, parle le même langage (2) ». L’indéniable bienveillance des militaires n’explique pas seule comment Globo a pu imposer cette syntaxe. Aux heures de plus grande audience, la chaîne réussit la prouesse de diffuser ses propres produc- tions ; en France, dans ces tranches horaires, ce sont souvent les séries américaines qui triomphent. «Tout cela repose sur un véritable talent artistique et technique, qui s’est concentré sur la novela », insiste Mauro Alencar, professeur de télédrama- turgie brésilienne et latino-américaine à l’USP. Lorsqu’il décide de faire de la novela le cœur de sa chaîne, Marinho embauche à tour de bras. Paradoxalement, la dictature lui facilite la tâche, puisque la censure interdit à de bons auteurs de théâtre, souvent de gauche, de monter leurs pièces. C’est ainsi que des écrivains tels que Dias Gomes, Bráulio Pedroso ou Jorge Andrade se retrouvent à travailler pour le « docteur » Marinho et pour la télévision, qu’ils mépri- saient auparavant. Contre toute attente, ces grands noms se voient offrir une véritable liberté par les dirigeants de la chaîne, qui acceptent de tenir tête aux censeurs. Globo avait déjà tourné trente-six chapitres de « Roque Santeiro », de Dias Gomes, lorsque la novela fut interdite de diffusion. Elle connaîtra un succès retentissant lorsqu’elle sera tournée à nouveau, dix ans plus tard, en 1985, après MARIA LYNCH. – «Certo dia» (Un jour), 2013 * Chargée de cours à l’Institut des hautes études d’Amérique latine, Paris. Du jamais-vu depuis au moins vingt ans : des manifestations ont rassemblé plusieurs centaines de milliers de Brésiliens à travers le pays. A un an de la présidentielle de 2014, leurs revendications bousculent le Parti des travailleurs, au pouvoir depuis 2003. (1) Pierre Salama, Les Economies émergentes latino-américaines. Entre cigales et fourmis, Armand Colin, Paris, 2012. « IL n’y aura personne ! » L’équipe de campagne de M. Fernando Haddad, alors dans la course pour la mairie de São Paulo, était catégorique : la présidente Dilma Rousseff ne pouvait sérieusement songer à tenir son meeting de soutien au candidat du Parti des travailleurs (PT) ce vendredi 19 octobre 2012, pile à l’heure où serait diffusé le dernier épisode d’«Avenida Brasil », la telenovela à sensation de la chaîne Globo. Ce soir-là, des dizaines de millions de Brésiliens assisteraient à l’af- frontement final entre les deux héroïnes, Nina et Carminha, afin de savoir qui a tué Max. Convaincue, la présidente a repoussé le rassemblement au lendemain. «Avenida Brasil » a marqué le retour des grand-messes réunissant la majorité des familles devant le petit écran. Une gageure quand on se souvient que la telenovela brésilienne, la novela, comme on préfère l’appeler ici, a fêté ses 60 ans en 2012. Lorsque surgit la télévision au Brésil, les soap operas américains ont déjà conquis Cuba, via Miami. Et c’est naturellement vers les auteurs de l’île effrayés par la révolution que se tournent les chaînes, à commencer par la pionnière, TV Tupi. « Le droit de naître », diffusé en 1964, est ainsi une adaptation de la production radio- phonique éponyme qui inonda les ondes de l’île caribéenne en 1946. Comme à Cuba, le feuilleton a une fin, alors qu’aux Etats-Unis il peut s’étirer sur des décennies. Pour la première fois, la vie s’arrête à São Paulo et à Rio pendant une demi-heure, plusieurs fois par semaine… mais pas au même moment. La novela n’est pas encore quotidienne, et la trans- mission en réseau n’existe pas : à peine l’épisode diffusé à São Paulo, la pellicule est acheminée par avion ou en voiture vers Rio (la capitale jusqu’en 1960). A l’époque, la trame est volontiers exotique, comme en témoignent des titres tels que « Le roi des Tziganes », « Le cheikh Un pays retrouve P AR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE L AMIA O UALALOU * P AR J ANETTE H ABEL *

Les « telenovelas », miroir de la société brésilienne

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Les « telenovelas », miroir de la société brésilienneComment la chaîne Globo a construit une communauté nationale imaginaire, par Lamia Oualalou, Le Monde Diplomatique, juillet 2013,

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Page 1: Les « telenovelas », miroir de la société brésilienne

«LES manifestations pacifiques sont légitimes etpropres à la démocratie…» Le 17 juin 2013, le commu-niqué de la présidente brésilienne Dilma Rousseffcommentant une nouvelle journée demobilisation populairefeignait d’ignorer l’essentiel : jamais, depuis la fin de ladictature en 1985, le pays n’avait connu de tels rassem-blements – à part peut-être en 1992, lorsque la populationétait descendue dans la rue pour dénoncer la corruption dugouvernement de M. Fernando Collor de Mello, précipitantsa démission la même année. Au cours de la journéeprécédant la déclaration de Mme Rousseff, près de deuxcent mille personnes avaient défilé, notamment à São Paulo,Rio de Janeiro et Brasília, la capitale, où le Congrès avaitété occupé durant plusieurs heures. Ils approcheraient lemillion quelques jours plus tard

Comme souvent, la nature de l’étincelle n’a que peu derapport avec l’ampleur de l’embrasement. Les résidents deSão Paulo opposés, depuis le 11 juin, à une augmentationdu prix du ticket de bus (de 3 à 3,20 reals, soit 1,12 euro) onten effet très vite été rejoints par d’autres. Les uns, notammentà Rio de Janeiro, contestaient les sommes engagées dansla préparation de la Coupe du monde de football de 2014et des Jeux olympiques de 2016 : au total, environ 50milliardsde reals, soit 17milliards d’euros, dans un pays qui demeurel’un des plus inégalitaires dumonde. A ceux-là s’est ajoutéela foule des citoyens qu’une corruption généralisée a fini parlasser, ainsi que tous les Brésiliens qui peinent à assurer àleur famille l’accès à des soins et à une éducation de qualité.

Un an avant le scrutin présidentiel de 2014, cesmanifes-tations, principalement animées par des jeunes n’ayant pasconnu la dictature, fragilisent Mme Rousseff. Bien qu’aucun

parti ne semble pour l’heure en mesure de tirer profit d’unmouvement qui vise l’ensemble des forces politiques auxaffaires, il s’agit d’une sérieuse mise en garde pour le Partides travailleurs (PT), au pouvoir depuis 2003.

Quelques années après sa prise de fonction, M. LuizInácio Lula da Silva avait pu compter sur une forte crois-sance pour œuvrer à une amélioration progressive du niveaude vie de la population. Or Mme Rousseff, élue en 2010 sousle signe de la continuité, arrive dans une conjoncture inter-nationale bien plus défavorable. Outre un taux de crois-sance nettement plus faible (0,9 % en 2012, contre 7,5 %en 2010), le Brésil connaît une «désindustrialisationprécoce (1) ». Les exportations de produits de baseaugmentent, mais celles de produits manufacturés sont enforte baisse. La sixième puissance économique mondialese trouve confrontée à plusieurs défis : impulser, malgré laconcurrence chinoise, une croissance reposant davantagesur le secteur manufacturier, tout en sauvegardant lesprogrammes sociaux de la décennie précédente, quisoutiennent la demande intérieure et assurent au PT saconfortable assise électorale.

Pour remédier aux premiers signes de défaillance dumodèle mis en place par Lula (lire l’article inédit sur notresite), la présidente brésilienne a opté pour ce que l’hebdo-madaire Veja décrit comme un «choc capitaliste» : des priva-tisations qui mettraient le Brésil «en harmonie avec la loi dela gravitation universelle» (15 août 2012). Ce programme,d’un montant total de 66 milliards de dollars, prévoit l’attri-bution de concessions pour la construction de ports, d’auto-routes, de voies ferrées, ainsi que la vente d’aéroports.Mme Rousseff avait pourtant dénoncé les privatisations lorsde la campagne présidentielle de 2010.

De son côté, la présidente met l’accent sur son souhaitde privilégier la production industrielle et la construction,au détriment de la spéculation : baisse des taux d’intérêt,réduction des prix de l’électricité, exemptions fiscales,taxation des capitaux à court terme, règle de la préférencenationale pour protéger l’industrie en augmentant les droitsde douane sur de nombreux produits importés...

Certaines de ces mesures, qualifiées de «protection-nistes» par Washington, ne déplaisent pas aux organisa-tions de salariés. Le gouvernement favorise l’implantation

(1) Venício de Lima, Mídia. Teoria e política,Fundação Perseu Abramo, São Paulo, 2001.

(2) Alcir Henrique da Costa, Maria Rita Kehl etInimá Ferreira Simões, Um país no ar, Brasiliense,São Paulo, 1986.

4COMMENT LA CHAÎNE GLOBO A CONSTRUIT

Les « telenovelas », miroir

l’avènement de la démocratie. En 1996, «Orei do gado» (« Le roi du troupeau»), deBenedito Ruy Barbosa, élégie à la réformeagraire, donne une visibilité inédite auMouvement des sans-terre (MST).

« Cela fait trente-cinq ans que jetravaille pour Globo, je suis l’auteur dedix-sept novelas, et on ne m’a jamais ditce que je devais faire. J’ai toujours ététotalement libre », témoigne Silvio deAbreu, l’un des principaux auteurs de lachaîne. Pour Maria Carmem Jacob deSouza Romano, professeure de commu-nication à l’Université fédérale de Bahia,« les grands auteurs ont un pouvoir denégociation, bien sûr. Ils font preuve de

bon sens et ne peuvent transformer lanovela en brûlot social, mais ils ont lapossibilité d’aborder les thèmes qui leursont chers, si le succès est au rendez-vous».

A partir du centre de Rio, il faut unebonne heure de voiture, quand la circu-lation est fluide, pour se rendre au Projac,l’usine à rêves montée par Globo à Jacare-paguá, dans la partie ouest de la ville.Plus d’un million et demi de mètres carrés,dont 70 % de forêt, permettent à la chaînede concentrer, depuis 1995, les étapes dela production d’une telenovela. «Avant,les tournages étaient éclatés sur plusieursstudios dans toute la ville. Les concentrerpermet une énorme économie de temps

et d’argent », explique Mme IracemaPaternostro, responsable des relationspubliques, en montrant une maquette desinstallations.

Une voiture est nécessaire pour en fairele tour. Ici, un bâtiment regroupe leséquipes de recherche chargées de compilerles archives et les études de marché. Unpeu plus loin, les costumes sont dessinés,

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique

* Journaliste.

d’Agadir» ou «Le pont des soupirs». En1968, «Beto Rockfeller » marque unerupture. Pour la première fois, le héros vità São Paulo. Il travaille chez un cordonnier,dans une artère populaire de la mégalopole,mais se prétend millionnaire à une autreadresse. Avec un vocabulaire de tous lesjours, des références aux bonheurs et auxdifficultés d’un Brésil urbain, d’autantmieux rendus que certaines scènes sontfilmées en extérieur, la novela change devisage. «Désormais, elle incorporera lesquestions sociales et politiques quitravaillent le Brésil, alors qu’au Mexiqueou en Argentine on en reste aux dramesde famille», explique Maria ImmacolataVassallo de Lopes, qui coordonne le Centred’études de la telenovela à l’Université deSão Paulo (USP).

Puis apparaît TV Globo, qui s’emparedu format. A tel point que, selon BoscoBrasil, un ex-auteur de la maison, «quandon dit “novela brésilienne”, on pense“novela de Globo”». Née en 1965, un anaprès le coup d’Etat militaire, la chaîneest d’abord le fruit du génie politique deRoberto Marinho, héritier d’un journalimportant, le Globo, mais sans influencenationale. Il comprend combien il est straté-gique pour la junte de réaliser l’intégrationdu territoire. Alors que, pour JuscelinoKubitschek (1956-1961), celle-ci passaitpar le tissage d’un réseau routier, lesmilitaires, au pouvoir de 1964 à 1985,feront le pari des médias. Et, dans cedomaine, Globo sera une pièce centrale :«D’un point de vue économique, elle ajoué un rôle essentiel dans l’intégrationd’un pays aux dimensions continentales,à travers la formation d’un marché deconsommateurs. D’un point de vuepolitique, sa programmation a porté unmessage national d’optimisme lié audéveloppement, crucial pour soutenir etlégitimer l’hégémonie du régime autori-taire (1) », analyse Venício de Lima,chercheur en communication à l’Universiténationale de Brasília.

Promues sous la dictature (1964-1985) dans l’optique de souderce pays-continent, les « telenovelas» brésiliennes ont évolué.Suivies par l’ensemble de la population, elles tendent un miroirà une société en plein bouleversement. Or la transformationrécente du géant sud-américain ne saurait se résumer à sadevise, « Ordre et progrès », comme le révèlent les récentesmanifestations dans les grandes villes du pays.

Beaucoup d’auteurs venus du théâtre

AVEC le temps, la chaîne a créé «unrépertoire commun, une communauténationale imaginaire», explique Vassallode Lopes. En 2011, 59,4millions de foyers,soit 96,9 % du total, ont la télévision, etchaque Brésilien consomme en moyennesept cents heures de programmes de Globochaque année. Alors que le gaucho (habi-tant de l’extrême sud du pays), plus prochedes Argentins dans son mode de vie, n’apas grand-chose à voir avec un pêcheurd’Amazonie ou une agricultrice duNordeste, tous partagent désormais le rêvede connaître Rio, principal décor des feuil-letons de Globo, ou de porter la chemiseblanche et la ceinture dorée de Carminha.L’identification est d’autant plus facile quela frontière entre fiction et réalité est floue.Lorsque les Brésiliens fêtent Noël, leurshéros sur le petit écran font de même. L’ef-fondrement, réel, d’un immeuble à Rio deJaneiro en janvier 2012 est commenté parles personnages de «Fine figure» les jourssuivants. Et quand, au cours d’un épisode,on enterre un élu fictif, de véritableshommes politiques acceptent de se fairefilmer autour de son cercueil.

Jeunes et vieux, riches et pauvres,analphabètes et intellectuels : tous doiventpouvoir se contempler dans cemiroir. Selonla psychanalyste Maria Rita Kehl, «cesimages uniques qui parcourent un paysaussi divisé que le Brésil contribuent à letransformer en une parodie de nation dont

la population, unie non pas en tant quepeuple, mais en tant que public, parle lemême langage (2)».

L’indéniable bienveillance des militairesn’explique pas seule comment Globo a puimposer cette syntaxe.Aux heures de plusgrande audience, la chaîne réussit laprouesse de diffuser ses propres produc-tions; en France, dans ces tranches horaires,ce sont souvent les séries américaines quitriomphent. «Tout cela repose sur unvéritable talent artistique et technique, quis’est concentré sur la novela », insisteMauro Alencar, professeur de télédrama-turgie brésilienne et latino-américaine àl’USP. Lorsqu’il décide de faire de la novelale cœur de sa chaîne, Marinho embaucheà tour de bras. Paradoxalement, la dictaturelui facilite la tâche, puisque la censureinterdit à de bons auteurs de théâtre,souvent de gauche, de monter leurs pièces.C’est ainsi que des écrivains tels que DiasGomes, Bráulio Pedroso ou JorgeAndradese retrouvent à travailler pour le «docteur»Marinho et pour la télévision, qu’ils mépri-saient auparavant.

Contre toute attente, ces grands noms sevoient offrir une véritable liberté par lesdirigeants de la chaîne, qui acceptent detenir tête aux censeurs. Globo avait déjàtourné trente-six chapitres de «RoqueSanteiro», deDiasGomes, lorsque la novelafut interdite de diffusion. Elle connaîtra unsuccès retentissant lorsqu’elle sera tournéeà nouveau, dix ans plus tard, en 1985, après

MARIA LYNCH. – «Certo dia» (Un jour), 2013

* Chargée de cours à l’Institut des hautes études d’Amérique latine, Paris.

Du jamais-vu depuis au moins vingt ans :des manifestations ont rassemblé plusieurscentaines de milliers de Brésiliens à traversle pays. A un an de la présidentielle de 2014,leurs revendications bousculent le Partides travailleurs, au pouvoir depuis 2003.

(1) Pierre Salama, Les Economies émergentes latino-américaines. Entrecigales et fourmis, Armand Colin, Paris, 2012.

«IL n’y aura personne !» L’équipe decampagne de M. Fernando Haddad, alorsdans la course pour la mairie de São Paulo,était catégorique : la présidente DilmaRousseff ne pouvait sérieusement songerà tenir son meeting de soutien au candidatdu Parti des travailleurs (PT) ce vendredi19 octobre 2012, pile à l’heure où seraitdiffusé le dernier épisode d’«AvenidaBrasil », la telenovela à sensation de lachaîne Globo. Ce soir-là, des dizaines demillions de Brésiliens assisteraient à l’af-frontement final entre les deux héroïnes,Nina et Carminha, afin de savoir qui a tuéMax. Convaincue, la présidente a repousséle rassemblement au lendemain.

«Avenida Brasil» a marqué le retour desgrand-messes réunissant la majorité desfamilles devant le petit écran. Une gageurequand on se souvient que la telenovelabrésilienne, la novela, comme on préfèrel’appeler ici, a fêté ses 60 ans en 2012.

Lorsque surgit la télévision au Brésil, lessoap operas américains ont déjà conquisCuba, via Miami. Et c’est naturellementvers les auteurs de l’île effrayés par larévolution que se tournent les chaînes, àcommencer par la pionnière, TV Tupi.«Le droit de naître », diffusé en 1964, estainsi une adaptation de la production radio-phonique éponyme qui inonda les ondesde l’île caribéenne en 1946. Comme àCuba, le feuilleton a une fin, alors qu’auxEtats-Unis il peut s’étirer sur desdécennies. Pour la première fois, la vies’arrête à São Paulo et à Rio pendant unedemi-heure, plusieurs fois par semaine…mais pas au même moment. La novelan’est pas encore quotidienne, et la trans-mission en réseau n’existe pas : à peinel’épisode diffusé à São Paulo, la pelliculeest acheminée par avion ou en voiture versRio (la capitale jusqu’en 1960).

A l’époque, la trame est volontiersexotique, comme en témoignent des titrestels que «Le roi desTziganes», «Le cheikh

Un pays retrouve

PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE

LAMIA OUALALOU *

PAR JANETTE HABEL *

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cousus et soigneusement conservés, pourêtre utilisés à l’avenir. Puis on pénètre dansun gigantesque atelier de menuiserie oùsont élaborés les meubles et les décorsimaginés à quelques mètres de là : un salondu XIXe siècle, une rame de métro – letout en pièces détachées, pour que l’onpuisse les monter en quelques heures, dansl’un des quatre studios de mille mètrescarrés où les novelas sont tournées tousles jours de l’année. Les pièces serontensuite démontées et remisées pour destournages futurs, ou détruites pour êtrerecyclées.

A l’est du territoire se trouve la citécinématographique, avec quelques équipe-ments permanents, comme une curieuseéglise disposant d’une triple façade, l’unebaroque, l’autre italienne, la troisièmeportugaise. «On a toujours besoin d’uneéglise », s’amuse Mme Paternostro, enréférence à l’incontournable mariage del’épisode final. Derrière, ce sont devéritables pans de ville qui sont érigés pourneuf mois, la durée moyenne d’une novela.La moitié de l’action de «Salve Jorge»,

diffusé début 2013, se déroulant enTurquie,la direction artistique a reconstitué un petitIstanbul, en s’attachant aux moindresdétails : une affiche arrachée, un livretombé d’une bibliothèque, une théière tradi-tionnelle. Pourmonter ce décor, desmilliersde photos ont été prises sur place, et unecargaison d’objets typiques rapportée àRio. Des équipes ont également filmé desheures durant la vie de tous les jours, lesvendeurs à la sauvette, le flux des voitures.

Lors du montage, les images, toujoursen grand angle, s’insérent dans les scènestournées dans la cité cinématographique.L’illusion fonctionne à merveille. Et leprocédé ne concerne pas seulement lesdestinations lointaines : aux côtés du petitIstanbul, un dédale de rues recrée, sur millehuit cents mètres carrés, l’Alemão, l’unedes plus grandes favelas de Rio de Janeiro.Là encore, on s’y croirait. Globo a mêmeembauché Mme Adriana Souza, unevendeuse d’empadas, des chaussonsfourrés à la viande ou aux crevettes, pourvendre ses produits dans le décor en carton-pâte comme elle le fait dans sa favela.

réaction du public est soigneusementauscultée, que ce soit à travers des enquêtesou sur les réseaux sociaux. «La novela estune œuvre ouverte, explique M. FlávioRocha, l’un des directeurs de Globo. Uncouple peut paraître peu convaincant auxyeux du public et disparaître, alors qu’unpersonnage qui était secondaire peutdevenir central s’il rencontre davantagede succès. L’auteur s’adapte. »

Le discours sur l’«œuvre ouverte» est unmythe cultivé par Globo. Car, avant delaisser divaguer leur imagination, les auteurssont priés de penser aux coûts deproduction : idéalement, les scènes quiauront lieu dans un salon doivent être écritesà l’avance, pour être tournées dans la foulée,avant la destruction du décor et son rempla-cement par un autre dans le studio. Lesacteurs enchaînent ainsi au cours dumêmeaprès-midi le tournage de scènes desépisodes 8, 22, 24 et 42. Seuls ceux qui ontl’habitude de ce type de tournageparviennent à se retrouver dans l’intrigue.

Travailler avec une star est un casse-têtepour l’auteur : certains acteurs font stipulerdans leur contrat qu’ils ne vont au Projac quele mardi et le jeudi, ou exigent une fortunepour bousculer leur emploi du temps. Ilsveulent également concentrer leurs scènesdans la même journée. «C’est pour cetteraison, par exemple, que les grands person-nages ne divorcent jamais : cela pourraitles contraindre à sortir de leur maison, quiconstitue leur décor principal, et à tournerdans une multitude d’autres», s’amuse unauteur sous couvert d’anonymat. L’écrituredoit être simple, suffisamment répétitivepour que le spectateur puisse renouer avecle cours de l’histoire après avoir raté certainsépisodes. Mais les personnages n’en sontpas moins complexes, et la narration – quirenvoie souvent à un riche patrimoine litté-raire – assez élaborée pour hanter la sociétédes années après la diffusion.

Il faut de surcroît toucher toutes lesclasses sociales : «C’est l’impératif de la

novela, comme celui du journal téléviséde Globo. Et pourtant, écrire pour tousest en apparence un contre-sens. Raressont ceux qui y parviennent », souligneBosco Brasil. Etre auteur de novela n’estpas donné à tout le monde : «Entre 1989et 2004, vingt-cinq novelas ont été diffuséesà l’horaire noble, et elles étaient signéespar seulement six auteurs, en alternance»,confirme Souza Romano. Le salaire desmembres de ce petit club dépasse souventles 100000 euros par mois.

Une fortune pour les uns, mais unesomme négligeable au regard de ce querapporte ce produit artistique et commercial.On estime qu’une publicité de trentesecondes durant la novela de l’horaire noblecoûte autour de 350000 reals (environ115000 euros). Et pour le dernier acted’«Avenida Brasil», le prix a doublé. Cesoir-là, l’épisode durait soixante-dixminutes,près de deux heures avec la publicité. Entreles spots régionaux et nationaux, cinq centsespaces ont été vendus.

Le miroir de la modernité fonctionned’autant mieux qu’il intègre un discourspédagogique sur les grandes causesendossées par la chaîne. Des études de laBanque interaméricaine de développement(BID) estiment que les novelas ont jouéun rôle dans la forte réduction du nombrede naissances – le taux de fertilité a chutéde 60 % depuis les années 1970 – et dansle quintuplement des divorces (3). Laleucémie de Camila, personnage de «Liensde famille», diffusée en 2000, a provoquéune explosion des dons d’organes.«Certaines novelas ont égalementbeaucoup aidé à l’acceptation de l’homo-sexualité », ajoute Silvio de Abreu,rappelant que Globo dispose d’un dépar-tement chargé de suggérer des thèmes desociété.

Souvent politiquement correcte, l’évo-cation des débats de société constitue unemarque de la novela brésilienne. PourGlobo, pièce centrale des OrganisationsGlobo, le premier conglomérat médiatiqued’Amérique latine, contrôlé par la seulefamille Marinho, «c’est aussi une façonde se donner une bonne image, celle d’unechaîne privée préoccupée par une missionde service public», estime Souza Romano.De son côté,Alencar veut croire que l’an-cienne devise de Globo, «A gente se vêpor aqui » (« Ici, on retrouve sa proprevie»), et l’actuelle, «A gente se liga emvocê » («Nous sommes branchés sur

vous »), « ne sont pas seulement desslogans publicitaires : elles démontrentl’intense relation d’identification du publicet l’intérêt de la chaîne pour les grandsthèmes nationaux».

Maintenir cette relation n’est pas simple.D’une part parce que si Globo reste la reineincontestée de la novela – les autres chaînesse bornant à copier son modèle deproduction sans se donner les moyens dele mettre en œuvre –, elle souffre de laconcurrence d’Internet et du désintérêtd’une partie de la jeunesse. Jusqu’auxannées 1970, les scores moyens d’audiencedes novelas dépassaient souvent 60 %.Aujourd’hui, capter l’intérêt de 40 % desfoyers représente une réussite. En 2012,l’audience totale de Globo a atteint leniveau le plus bas de l’histoire, avec unechute de 10 % – qui a certes frappé toutesles chaînes. «Le problème, c’est qu’onregarde la novela sur son ordinateur, surson téléphone, et nous ne disposons encored’aucun instrument de mesure pour cessupports», plaide Alencar.

De fait, contre toute attente, la chute del’audience n’a pas impliqué de réductiondes bénéfices : les novelas rapportent plusque jamais. Dans les agences de publicité,on reconnaît que c’est en partie le résultatd’une certaine inertie. Comme pour lapresse écrite, il est plus simple de pousserles annonceurs à concentrer leur budgetsur quelques titres, sans prendre en compteleur impact moindre. Et cette illusion estalimentée par le fait que la novela acontaminé tous les espaces : des dizainesde revues lui sont consacrées, les réseauxsociaux entretiennent le suspense, sansparler des spécialistes en tout genre invitésà parler du phénomène dans d’autresémissions de la chaîne, mais aussi dansles colonnes du journalOGlobo, ainsi quesur les radios et les autres chaînes liées augroupe – une synergie encore peu étudiéedans les universités. «On parle et on entendparler de plus en plus de la novela, sansnécessairement la voir», constate Brasil.

D’autant que la société brésilienne aprofondément changé au cours des dixdernières années, avec la sortie de lapauvreté de près de cinquante millions depersonnes, arrivées sur le marché de laconsommation de masse, et une réductionsensible des inégalités. «Ce sont des foyersdont le pouvoir d’achat a considérablementaugmenté. Il devient donc plus intéressantd’investir en publicité», pointe Alencar.

LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

UNE COMMUNAUTÉ NATIONALE IMAGINAIRE

de la société brésilienne

Toucher toutes les classes sociales

LE secret de la réussite de Globo, c’estsa capacité à industrialiser toutes lesétapes de la création, pour parvenir àdiffuser tous les jours au moins troisnovelas, chacune comptant entre centquarante et cent quatre-vingts épisodesd’une quarantaine de minutes, et durantsix à neuf mois. A chaque horaire sonambiance, selon un modèle immuabledepuis 1968 : la novela de 18 heuresaborde un thème léger ; celle de 19 heuresest souvent comique ; les questionssociales et les drames sont réservés à cellede 21 heures, l’horaire «noble». Quant àla narration, elle reprend souvent lesrecettes typiques du mélodrame, tournantautour de la question de la famille, del’identité et de la vengeance.

Produire une novela coûte cher : autourde 200000 dollars par épisode, selon lesestimations de Vassallo de Lopes. «Uneforte tendance de ces dernières années estle remake des grands succès du passé»,explique Nilson Xavier, auteur d’Alma-naque de telenovela brasileira (PandaBooks, 2007). «Un choix imbécile» auxyeux de Gilberto Braga, l’un des auteursles plus courtisés de Globo. Pour lui, « iln’existe pas de recette».

Une fois sa proposition adoptée, l’auteurs’entoure d’une poignée d’assistants, quiécriront une partie des dialogues et desscènes à un rythme forcené. Quelque trenteépisodes sont tournés avant le lancement.Dès les premiers jours de la diffusion, la

Des héroïnes femmes de ménage

C’EST d’ailleurs l’une des raisons del’énorme succès d’«Avenida Brasil », quidoit son nom à la voie rapide reliant lesquartiers périphériques du nord à la zonesud de Rio de Janeiro, riche et touristique.Ce qui a été décisif n’est pas tant l’intrigue– une jeune femme élevée sur unedécharge municipale entend se vengerd’avoir été abandonnée par sa belle-mèredevenue riche – que l’apparition d’unnouveau type de protagoniste. Les tradi-tionnelles scènes sur les plages d’Ipanemaou de Copacabana, les quartiers les plushuppés de Rio, ont été remplacées par uneplongée dans un quartier fictif, le Divino,typique de la petite classe moyenne de lazone nord de la ville. Ce n’est pas lapremière fois que les pauvres sont repré-sentés ; mais, généralement, leur seul rêve,qui se réalisait lors du happy end, étaitd’accéder au Rio riche et distingué. Pasdans «Avenida Brasil » : Jorge Tufão, lehéros, devenu millionnaire grâce au foot-ball, reste dans le quartier de son enfance.On y parle haut et fort, et on ne sait pasutiliser ses couverts correctement, mais ils’y plaît. Enorme succès auprès de ce quele gouvernement s’emploie à décrirecomme une «classe moyenne émergente»(en réalité davantage une «frange pauvre»de la population active), qui se voit pourla première fois représentée, commeauprès des plus riches, qui ont ainsi accèsà un monde inconnu.

Ce cocktail de fierté chez les uns et decuriosité chez les autres explique égalementle retentissement de «Pleines de charmes»(2012), dont les héroïnes sont trois femmesde ménage : du jamais-vu. «Jusqu’alors,c’était un personnage secondaire, et souventcaricatural : la femme de ménage qui se

mêle de tout dans la vie de sa patronne,sans existence propre», explique Xavier.Entre la hausse du salaire minimum, passéde 70 à 240 euros entre 2002 et 2013, etl’augmentation du niveau d’éducation – laproportion de jeunes âgés de 19 ans ayantété scolarisés pendant au moins onze ansest passée de 25,7 % en 2001 à 45 % en2011 –, le rapport de forces a commencéà changer dans la société, poussant lesauteurs, FilipeMiguez et Izabel deOliveira,à imaginer ce scénario. «Auparavant, lafemme de ménage n’apparaissait qu’àtravers sa fonction. Nous avons décidé dela suivre dans sa vie, dans sa maison, dansla rue, dans ses rêves», raconte Miguez.Là encore, la performance est d’avoir réussià ne pas braquer les plus riches, aux idéesfort peu progressistes, comme l’a constatél’auteur : «Nous avons fait un sondage quiposait des questions du type : “Est-ilapproprié qu’une domestique monte dansle même ascenseur que vous ?”, et lamajorité a répondu non.»

Alors que, dans les bureaux du Projac,ils sont nombreux à plancher sur les trans-formations économiques et technologiquesqui bouleversent le pays, deAbreu se veutphilosophe : « Qu’on la regarde sur Internetou sur un téléphone, pour moi, cela nechangera rien : je devrai toujours me levertôt et écrire jusqu’à minuit, pour produireun chapitre par jour.»

LAMIA OUALALOU.

des entreprises étrangères sur le territoire national en privi-légiant la main-d’œuvre locale. Le taïwanais Foxconn (2)compte ainsi huit unités de production sur le territoire, quifabriquent déjà des iPhone 4, et bientôt des iPod et des iPad.Il a bénéficié d’importantes réductions fiscales et de prêtssubventionnés pour s’installer. Après l’instauration denouveaux impôts sur les importations de voiture, LandRover et BMW ont décidé d’ouvrir des usines au Brésil.

Néanmoins, le programme de Mme Rousseff ne s’arrêtepas là. Il faudrait également s’attaquer «au coût du travail(…) et à un taux d’imposition trop élevé», concède-t-elle àses interlocuteurs du Financial Times (3 octobre 2012). Unefeuille de route inspirée par de grands entrepreneurs. Jusqu’àmaintenant, le PT comptait toutefois sur un autre soutien :celui des deux grandes centrales syndicales, la Centraleunique des travailleurs (CUT) et Force syndicale (ForçaSindical). Et, comme le suggèrent les récentes manifesta-tions, les appuis populaires du gouvernement s’effritent…

ANCIEN président de la CUT, M. Artur Henrique a toujourssoutenu le gouvernement. Mais il déplore que le PT, aprèsplus d’une décennie au pouvoir, «n’ait pas encore réviséles politiques néolibérales qui, sous l’égide de l’ex-présidentFernando Henrique Cardoso [1995-2002], ont démanteléles relations de travail ». De son côté, M. Valter Pomar,membre du bureau national du PT, observe : «Certes, nousavons enregistré de très bons résultats en termes d’amé-lioration du niveau de vie de la population. Nous avonsdopé les salaires pour stimuler la consommation, ce quifavorise les logiques de marché : on gagne plus… pourpayer plus cher des écoles privées. Cette stratégie neconcourt pas au développement de services publics forts,ni à la conscience politique de l’importance des servicesproposés par l’Etat. »

La présidence Lula avait été marquée par l’absence demobilisations populaires. MmeRoussef ne bénéficie pas d’uncontexte social aussi favorable, et son intransigeance pourraitêtre un handicap supplémentaire.

En 2012, face à la plus grande grève de fonctionnairesen une décennie, elle n’a pas cédé aux revendications. Aprèscent sept jours de conflit ininterrompu, elle a réussi à imposerson plan de rajustement des salaires : les syndicatsexigeaient des hausses de 40 à 50 % et une revalorisationdes carrières; ce sera 15,8% échelonnés sur trois ans, alorsque l’inflation avoisinait 6% en 2012. Seule concession :l’ouverture de négociations pour le paiement des jours degrève. A l’inverse, trois corps de l’armée brésilienne ontobtenu une augmentation de leur solde de 30 %.

Mécontentes, quatre des cinq centrales les plus impor-tantes du pays – dont certaines proches de la droite –,Force syndicale, Nouvelle Centrale, l’Union générale destravailleurs (UGT) et la Centrale des travailleurs et travail-leuses du Brésil (CTB), ont signé un texte très critique.Absente lors de la réunion, la CUT s’y est finalement ralliée.Ensemble, les syndicats ont organisé unemarche de protes-tation le 6 mars dernier à Brasília.

Mme Rousseff est-elle en train de remettre en cause le«contrat social» établi avec eux depuis 2003? Lemouvementouvrier brésilien, qui avait joué un rôle central dans leprocessus de démocratisation et dans la rédaction de laConstitution de 1988, se trouvera-t-il de ce fait marginalisé?Lors des présidences de M. Lula, de nombreux dirigeantspolitiques et syndicaux ont bénéficié d’une promotion qui afavorisé la formation d’une nouvelle bureaucratie publiquedéfendant le consensus social. MmeRousseff pourrait changerde stratégie en cherchant à consolider son autorité auprèsd’autres groupes, plus réceptifs aux exigences de ce quel’intellectuel Luiz Carlos Bresser-Pereira décrit comme un«Etat développementiste social».

La présidente entend construire un «Brésil des classesmoyennes», qu’elle évalue à cent cinq millions d’individus.Une analyse réfutée par l’économiste Paulo Kliass, quidénonce la « tromperie consistant à persuader les pauvresqu’ils font partie des classes moyennes (3) ». Et un miragecontredit par les milliers de personnes qui ont manifestéau cri de «Nous voulons un autre Brésil !» pour exiger moinsde corruption, plus de santé et d’éducation au lieu d’inves-tissements somptuaires dans des stades.

JANETTE HABEL.(3) Eliana La Ferrara, Alberto Chong et Suzanne

Duryea, «Soap operas and fertility : Evidence fromBrazil », et Alberto Chong et Eliana La Ferrara,«Television and divorce : Evidence from Braziliannovelas», Banque interaméricaine de développement,Washington, DC, respectivement 2008 et 2009.

A lire sur notre site :«Du Parti des travailleurs

au parti de Lula», par Douglas Estevam

www.monde-diplomatique.fr/49302

(2) Lire Jordan Pouille, «En Chine, la vie selon Apple», Le Monde diplo-matique, juin 2012.

(3) « Nova classe média e velha enganação», Brasil de Fato, São Paulo,27 septembre 2012.

le chemin de la rue