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Les Tilleuls verts de la promenade - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782203562271.pdf15/ F. BASTIA : Le cri du hibou. ... L'odyssée de Sandrine. ... dans un cahier

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Dans la même collection :

1/ H. PIROTTE : L'enfer des orchidées. 2/ F. DE CESCO : Le désert bleu.

4/ J. LINGARD : Au-delà des barricades. 7/ Ch. DELSTANCHES et H. VIERSET : Tu n'es pas mort à Stalingrad.

8/ C. CRANE : La fugue de Diane. 11/ L. SETTI : Dernier mois d'école.

13/ M.-A. BAUDOUY : Un passage difficile. 14/ L.-N. LAVOLLE : Le paria.

15/ F. BASTIA : Le cri du hibou. 16/ B. BAROKAS : La révolte d'Ayachi.

22/ J.-M. FONTENEAU : Un petit garçon pas sage. 23/ 1. BAYER : Les quatre libertés d'Anna B.

24/ R.-N. PECK : Vie et mort d'un cochon. 25/ W. CAMUS : Les deux mondes. 26/ W. CAMUS : Les ferrailleurs.

27/ B. BAROKAS : Les tilleuls verts de la promenade. 29/ O.F. LANG : Mes campesinos.

30/ G. GRAHAM : La guerre des innocents. 33/ L.-N. LAVOLLE : Le village des enfants perdus.

34/ Gine VICTOR : La chaîne. 36/ F. HOLMAN : Le robinson du métro.

37/ Gil LACQ : Chantai et les autres. 39/ B. BAROKAS : Le plus bel âge de la vie.

40/ M. FERAUD : Anne ici, Sélima là-bas. 42/ H. MONTARDRE : La quête aux coquelicots.

43/ L. LOWRY : Un été pour mourir. 48/ L. FILLOL : Chemins...

49/ M. ARGILLI : Sous le même ciel. 50-51/ L. LOWRY : La longue quête de Nathalie.

53/ M.-C. SANDRIN : Salut Baby ! 54/ J. CERVON : Le dernier mirage.

55/ R. PECK : Les intrus de Parc Paradis. 56/ P. CORAN : La mémoire blanche.

57/ J. BOIREAU : Petite chronique d'avant l'été. 58/ F. BASTIA : La Traille.

59/ R.F. BRANCATO : Au micro Dan Forsythe. 61/ F. HOLMAN : L'assassin d'Ashlymine. 62/ Y. LOISEAU : L'odyssée de Sandrine.

63/ J.-P. NOZIERE : Tu vaux mieux que mon frère. 64/ P. CORAN : La peau de l'autre.

65/ C. RAUCY : Cocomero. 66/ E. DESSARRE : Cet amour-là.

67/ A. MARTEL : Révolte à la Cité de Transit. 68/ L. FILLOL : Le Cheval-de-Mer.

69/ J. CERVON : Les enfants de la planète. 70/ C. RAUCY : Le temps des cerises.

71/ L. BOGRAD : Le journal des Kolokol. 72/ Gil LACQ : Personne ne m'aime.

73/ C.-R. et L.-G. TOUATI : Rendez-vous ailleurs. 74/ J. CERNAUT : Terre franche.

75/ S. SENS : Bérénice ou le bonheur oublié. 76/ G. PAUSEWANG : Les derniers enfants de Schewenborn.

77/ J.-P. NOZIERE : Cher vieux Cochise. 78/ M.-A. BAUDOUY : Le voyage d'Ahmed.

79/ Ch. LIBENS et C. RAUCY : Ecrase, négus. 80/ C.-R. et L.-G. TOUATI : Le dernier lion.

81/ L. FILLOL : Un oiseau de toutes les couleurs. 82/ C. RAUCY : Les coprins chevelus.

83/ M. SACHS : La grosse. 84/ J. CERVON : Le tambour des sables.

85/ I. BAYER : Voyage à Vichy. 86/ DELPERDANGE : Comme une bombe.

87/ L. DELLISSE et M.-F. PLISSART : L'ours en cage. 88-89-90/ R. LELOUP : Le Pic des Ténèbres.

91/ L. MERCADO : Sud. 92/ A. BERRY : Les clous de Satan.

93/ COLLECTIF : Les garçons. Dix nouvelles. 94/ L. DELLISSE et M.-F. PLISSART : La nuit d'en face.

95/ N. MONFILS : Les fleurs brûlées. 96/ DELPERDANGE : De plus en plus noir.

97/ Cl. CLÉMENT : Palio ! 98/ A. VAN BELLE : Le secret.

9-100-101/ R. LELOUP : L'Écume de l'Aube (Yoko Tsuno). 102/ M. GRIMAUD : Coup de cœur. 103-104/ L. MARKHAM : Sorcière.

105/ L. DELLISSE et L. JOOS : Mirages. 106/ P. COUTURIAU : Andrew Jackson, vie et mort d'une légende.

107-108-109/ J. MARIJN : Le message. 110/ A.-P. DUCHÂTEAU : Les masques de cire. 111/ L. DELLISSE : Le testament de Napoléon.

112/ C. RAUCY : Le Concerto pour la main gauche.

N.B. Les numéros non repris correspondent à des titres épuisés.

Bernard (Barokas

L ES TILLEULS VERTS DE

LA PROMENADE

Illustration de couverture : Mokka groupe Conception graphique : Filigrane

Déposé au Ministère de la Justice, Paris. Loi n°49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Tous droits réservés.

Reproduction interdite en tous pays conformément aux dispositions de la loi française du 11 mars 1957 et des conventions internationales.

© CASTERMAN (1994)

(Imprimé en Belgique sur les presses Duculot.)

D. 1994/0053/98

Dépôt légal : février 1994 ISBN 2-203-56227-7 (ISBN 2-8011-0106-0, 1 édition) ISSN 0379-6949

Dimanche, 28 septembre

C'est une drôle d'idée de tenir un journal ! Ça m'est venu comme ça, cet après-midi, en parlant avec Luc. Luc, c'est mon meilleur ami. Il m'a avoué que depuis trois ans, jour après jour, il notait quelques phrases dans un cahier qu'il relit de temps à autre. Sur le coup, j'ai trouvé l'idée idiote. J'ai même rigolé. J'ai dit à Luc que c'était une manie de fille de raconter sa vie à une page blanche. Pour finir, j'ai bien gambergé là-dessus et me voilà !

Samedi, 4 octobre

On peut pas dire que je sois un «journalier » bien sérieux. J'avais déjà oublié ce cahier, que j'ai retrouvé par hasard en rangeant des papiers. Ça me paraît bien prétentieux de vouloir raconter ma petite vie sans importance!... A suivre.

Lundi, 6 octobre

Je rentre de huit heures de cours, complètement lessivé. On me gave de latin, de grec et de mathé- matiques comme une oie. Je suis une oie savante. C'est pas une jolie métaphore, ça?

Mardi, 7 octobre

Belle scène de famille, ce soir. Je me suis engueulé avec mon père, comme ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Toujours à propos du lycée. Faudrait que je sois premier en tout et j'ai la mau- vaise habitude de rester dans le peloton de queue.

Évidemment je suis un fils indigne, fainéant, bon à rien, je ne mérite pas tous les efforts qu'on fait pour moi, si seulement j'étais aussi doué que mon frère aîné ! etc... etc... Air connu.

Jeudi, 9 octobre

Je me sens vide, vide, vide... Je commence à comprendre le sens de ce Journal. Me retrouver avec moi-même. Dresser un bilan. Essayer de voir où je vais. Pour l'instant, c'est pas très clair. Y a quelque chose qui m'échappe dans tout ça!... Je ne m'aime pas, voilà le drame. A force de me répéter que je suis un cancre, j'ai fini par le croire. J'en ai vaguement parlé avec mon frère qui est étudiant en psycho. Il paraît que j'ai des troubles graves de la personnalité. Quelque chose comme des problèmes d'identifica-

tion... Oui, bon, et après?... Merde, j'ai vraiment pas le moral, ce soir ! Et en plus, il pleut des cordes, j'ai rien bûché pour demain et rien bouffé de la journée. J'ai froid ! J'ai faim ! J'ai soif! J'ai sommeil !... Au secours !

Vendredi, 10 octobre

Ouf! la semaine tire à sa fin. L'ambiance familiale

est plutôt coincée, en ce moment. Après mon père, c'est ma mère qui fait la gueule, maintenant. On dirait qu'ils se passent le relais. Moi, ça ne me dérange pas, j'ai plus besoin de parler, c'est reposant! S'ils s'imaginent m'avoir à l'usure, c'est raté.

Samedi, 11 octobre

Longue balade avec Luc, à la campagne. Il faisait un bon temps d'automne, humide et doux. On a été chercher des champignons dans les bois où on jouait quand on était gosses. Un peu nostalgique. On a ramassé au moins cinq kilos de cèpes. Je cherchais des amanites phalloïdes pour mes parents, mais je n'en ai pas trouvé.

J'aime bien Luc. Il est tout le contraire de moi.

Ma mère le trouve très équilibré... Je ne sais pas s'il est équilibré, mais c'est mon meilleur ami.

Samedi, 18 octobre

Repris le théâtre, cet après-midi. Le théâtre, c'est une petite troupe d'amateurs dont je fais partie depuis deux ans. On a déjà monté deux pièces de Labiche et des saynètes pour gosses qu'on joue dans les spectacles de patronage. Retrouvé avec plaisir Dany, Gégé, Christian, Carole, Gudule, Suzon et l'ineffable Lily qui dirige tout son petit monde de façon tyrannique.

Cette année, elle nous a promis une pièce en un acte de Marivaux. Le pied !

Dimanche, 19 octobre

J'ai avoué à Luc que je tenais ce Journal. Il pense que j'ai raison et que ça va m'aider. M'aider à quoi? Bon Dieu ! je me le demande.

Mercredi, 22 octobre

On a commencé les répétitions de L'Épreuve de Marivaux. Lily a distribué les rôles. Je suis Frontin, le valet, qui est amoureux de Lisette, la soubrette, et qui doit affecter des sentiments qu'il n'a pas pour la jeune première, qui aime le jeune premier (qui l'eût cru?) Lucidor, mon seigneur et maître... Bref! Lucidor c'est Christian, la jeune première c'est Carole, et Lisette c'est Dany, qui rit toujours comme une idiote dès que j'ouvre la bouche. Lily nous a expliqué la pièce en long, en large et en travers. Il paraît que

Marivaux y démonte cyniquement les mécanismes de la passion amoureuse. C'est quoi, l'amour?

Jeudi, 23 octobre

Chahut homérique cet après-midi au cours de français. On a fait une course de tables fantastique. Le jeu est simple... et de mon invention. J'en suis pas peu fier. Il s'agit de faire avancer sa table sans bruit pendant que le prof nous tourne le dos. Le gagnant est celui qui arrive le premier au tableau sans s'être fait repérer. Il se trouve alors nez à nez avec le prof dont la chaire avance de quelques mètres dans la salle. C'est idéal quand on est au cours avec Bubu (le prof de français) parce qu'il est myope comme une chaufferette et sourd comme une amphore. J'ai encore gagné... et ramassé huit heures de consigne pour dimanche.

Vendredi, 24 octobre

Annoncé à la famille ma première consigne de l'année. Mon père a failli s'étouffer avec sa cuillère à soupe. J'ai eu droit à un laconique: «Philippe! tu es un petit con »... Con peut-être, mais pas petit !

Dimanche, 26 octobre

C'est bien triste, le lycée, le dimanche! On est sept en tout, perdus dans une immense salle, sous l'œil hagard d'un pion qui a l'air de s'emmerder autant

que nous. Je fais des mots croisés derrière mon diction- naire de latin. Si je me fais piquer, je suis bon pour revenir dimanche prochain.

Lundi, 27 octobre

Luc est amoureux. J'en sais pas plus, pour l'instant.

Mardi, 28 octobre

Longue discussion avec Luc, après le lycée. Il est effectivement amoureux, d'une fille qu'il a connue au début de l'automne, pendant les vendanges. Elle habite dans un petit village pas loin d'ici. Luc la trouve belle, intelligente et tout, et tout... Comme j'ai l'air sceptique, Luc me dit : « Bien sûr, tu peux pas comprendre! ».

En effet, je peux pas comprendre !

Jeudi, 30 octobre

Vu la dulcinée de Luc. Pas idiote, c'est vrai, mais pour le physique, je suis moins enthousiaste ! Elle a de méchants cheveux filasse, des lunettes à quintuple foyer, les jambes arquées et en plus, elle s'appelle Jeannette. C'est trop. Elle se donne de grands airs parce qu'elle a toujours un bouquin de Camus à la main. Oh! que je t'aime pas, Jeannette!...

Vendredi, 31 octobre

Pas de cours, cet après-midi : Bubu est malade. On a pris les vélos avec Luc et sa Jeannette et on a été se promener sur les bords du Tarn. Luc est pénible. Il n'arrête pas de vouloir embrasser Jeannette qui, chaque fois, pouffe de rire, en sautillant sur ses jambes maigres. C'est une vraie poule. Elle glousse !

Samedi, 1er novembre

Il fait un froid de loup. Répétition de L'Épreuve. La première scène, entre

Christian et moi, est parfaitement au point. Comme il y a un jeu de scène que j'hésite à faire, je dis à Lily, la tigresse :

— Je peux pas ! j'ai des complexes! — Joue, imbécile ! et n'emploie pas des mots que

tu ne comprends pas, me répond Lily.

D'accord! Je sais pas très bien ce que c'est que des complexes, mais je suis sûr que j'en ai.

Mardi, 4 novembre

Depuis deux jours, ça va pas fort. Je traîne une vieille mélancolie tenace. Mes parents me font la gueule. Mon frère m'énerve, avec ses triomphes universitaires. Luc est tout le temps fourré avec sa Jeannette, que je ne peux plus supporter. Je suis bien seul, merde ! Personne ne m'aime.

Mercredi, 5 novembre

Je me suis branlé en pensant à Ursula Andress... Non, c'est pas vrai ! Je me suis branlé en pensant à rien.

Jeudi, 6 novembre

Seize ans! Je viens d'avoir seize ans. Je me sens pas plus futé pour autant. Mes parents ont fait l'impasse sur les cadeaux. Tant mieux, j'aurai pas à leur dire merci! Luc m'a offert un bouquin génial sur les extra-terrestres et Lily m'a fait son baiser le plus démoniaque. Ouaouah ! ! !

Je suis triste.

Dimanche, 9 novembre

Toussaint. Fait en famille la tournée des cimetières.

Je sais pas si c'est parce que tout le monde fait une mine d'enterrement, mais je me sens très gai aujour- d'hui.

Les chrysanthèmes sont des cons.

Lundi, 10 novembre

« Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche... » Salut Victor Hugo ! Il arrête pas de neiger depuis ce matin. C'est bien joli la campagne, dans son blanc manteau, comme on dit dans les rédactions, au cours préparatoire.

Mardi, 11 novembre

Taratata!... Taratata!... fait le clairon. Ce qu'ils peuvent nous emmerder avec leur guerre de 14-45!

Mercredi, 12 novembre

La neige a fondu. La vraie gadoue. Je suis rentré crotté jusqu'au menton. Dialogue maternel:

— Comment tu as fait pour te salir comme ça?... — Va voir dehors, c'est le printemps! J'ai baissé la tête pour éviter la gifle.

Jeudi, 13 novembre

Luc n'est plus amoureux. Il a viré Jeannette de main de maître. Paraît qu'elle abritait des océans de larmes derrière ses binocles. Il se sent pousser des couilles, mon Luc, maintenant qu'il fait pleurer les filles!

Samedi, 15 novembre

Pour une fois, discussion agréable avec mon père. On a parlé du conflit des générations. Excusez du peu!... Mon père m'a dit que quand je voulais, je pouvais me conduire en adulte...

Pitié! Je veux pas, moi, devenir un adulte.

Lundi, 17 novembre

Ce matin, en gymnastique, j'ai battu tous mes records au 80 et au 100 mètres. Je suis prêt pour les Jeux olympiques.

Lily-mon amour m'a demandé de m'occuper du ciné-club. Je commence mercredi. Faut que je pré- sente Viridiana de Bunuel. J'ai un peu le trac.

Mercredi, 19 novembre, 1 h du matin

Au Ciné-club, j'ai fait un tabac. D'une voix de stentor, je leur ai causé de cinéma comme un encyclo- pédiste. Au début, y a eu un peu de chahut, parce que la salle était bourrée de vieux copains à moi qui ont des difficultés à me prendre au sérieux. Puis ma science les a étonnés... avant de les endormir. Après la projection, j'ai mené le débat comme un chef. Manque de chance, un pourri d'instituteur était dans la salle, spécialiste de Bunuel. Il m'a un peu mouché, mais je suis retombé sur mes pieds très vite. Ça a bien fait rire Lily-la hyène. Je te hais Lily !

Jeudi, 20 novembre

Je me suis soûlé la gueule, hier, chez Luc. Ses parents n'étaient pas là. On a descendu la moitié d'une bouteille de whisky qu'on a reremplie avec de l'eau pour que personne ne s'en aperçoive. J'ai dit une somme incalculable de conneries et Luc m'a montré son cul.

Vendredi, 21 novembre Finalement, ce journal m'amuse. Je viens de le

relire. C'est idiot, mais c'est tout moi!...

Dimanche, 23 novembre

Après la douche, ce matin, je me suis longuement regardé dans la glace. La gueule est à refaire, mais le reste n'est pas mal du tout. C'est bizarre, cette image de moi qui me fait bander !

Lundi, 24 novembre

Une autre semaine qui commence. Les jours s'en- filent comme des mouches.

Mardi, 25 novembre

Je lis Le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre

Dumas. Passionnant. Mon père dit que je n'ai pas de sens critique d'avaler comme ça toutes ces sor- nettes. Je m'en fous, moi, ça me fait rêver. J'en demande pas plus !

Jeudi, 27 novembre

Au lit. Couché. La grippe ! Youpie! Je vis depuis deux jours avec le Comte

de Monte-Cristo. Il est tellement plus rigolo que mes parents.

pauvre humanité. Je rétorque que c'est pas en allant garder les moutons qu'on les résoudra.

On croit me moucher une bonne fois pour toutes en m'accusant de n'en faire pas plus de mon côté et je conclus qu'avant d'agir, j'observe et que ça m'évite de dire des conneries. Dialogue de sourds. Chacun reste sur ses positions et n'en démord pas. On me bat froid. Puis, l'ivresse aidant, on finit par me trouver assez sympa malgré mes idées saugrenues.

Je ne sais pas quel est l'abruti qui a songé le premier à jouer au jeu de la vérité, mais il aurait mieux fait de s'abstenir. Cet amusement débile qui a la préten- tion de faire dire la vérité, toute la vérité, à des maniaques de l'introspection nombriliste, m'exas- père au plus haut point. Chaque fois que je m'y suis livré, ça s'est terminé par un drame.

On commence comme d'habitude à voler très bas.

Du genre, qui aimerait coucher avec qui? Puis les vicieux, dont je fais immanquablement partie, posent des questions de plus en plus retorses. Deux groupes. D'un côté Marion, Cyril et Luc, de l'autre Dany et moi. Au milieu, fluctuante, Claire.

L'agressivité est de rigueur. La franchise triviale d'une question prouve combien l'on est libéré, la liberté de la réponse combien l'on est affranchi. Avec l'hypocrisie sournoise de mentir ou de biaiser quand ça devient gênant.

Après les histoires d'hypothétiques coucheries, sans intérêt, on décortique les amitiés, vraies ou fausses,

on passe au crible les vies intimes, on traque les idées, on braconne sur la pudeur. Odieux. Et méchamment je me pique au jeu. J'attaque, je griffe, je mords, je donne un coup de patte à droite, à gauche.

A Luc. A Marion. A Cyril. A Dany, pour tromper le monde.

Le ton monte. On s'engueule. On rit. On ne va pas se prendre au sérieux. On s'énerve. Ça repart.

Dany s'en prend à Luc, la voix blanche, l'œil assassin, éructante. On lave le vieux linge sale des familles. Cyril s'attaque à moi pour faire diversion.

J'esquive. Je repasse la question à Dany qui tombe à bras raccourcis sur Luc, encore.

Claire veut arrêter le jeu. Marion aussi. Refus sec de Dany. Je l'approuve. Luc est mal à l'aise. Il se trémousse sur sa chaise basse, toussote, crachote dans le feu, grille cigarette sur cigarette.

Je pousse à la curée. Marion me traite de conard. Ce n'est pas une question, je n'ai pas à répondre. Je passe outre. Claire parle de la pluie et du beau temps, demande l'heure, un bout de fromage, un carré de chocolat. En vain. La prise de bec continue.

La conversation devient de plus en plus acide. On se jette des mots au vitriol.

Va-t-on en venir aux mains? Oui? Non!... Une

accalmie. On fait machine arrière. Le propos redevient badin. Un sourire, puis deux, trois, un éclat de rire général. On n'est pas passé loin de la catastrophe. Est-on bêtes de se mettre dans des états pareils! On reconnaît que tout ça était bien puéril. On a trop bu

sans doute. Pardon. On s'en veut un peu d'avoir gâché une soirée aussi agréable. Vous reprendrez bien un petit whisky?... Restons mondains. Que diable, nous ne sommes pas des animaux!...

Mais Dany a quelque chose derrière la tête qui la chagrine.

— Oui ou non, Luc, es-tu amoureux de Claire?

Marion fusille Dany du regard. On va pas recom- mencer! Claire minaude, sourit, gênée, contente, flattée, inquiète... Luc m'observe à la dérobée. J'attends la réponse, surpris par la question qui me paraît soudain évidente. Le coup de pied de l'âne de Dany pour Claire, pour Luc et pour moi...

— Amoureux?... amoureux? Qu'est-ce que ça veut dire?

— C'est quand un type tourne autour d'une fille qui est censée sortir avec un autre, tu piges ?

— Je tourne, moi?... — Oui, et à force de tourner comme ça, tu vas

finir par te casser la gueule, je te préviens.

Luc hausse les épaules. Claire, très star, fait semblant de n'avoir rien entendu, discrète, distraite, frivole... Moi, je ne sais trop que penser.

Il est évident que Dany n'a pas posé sa question au hasard. Elle a bien préparé le terrain.

Machiavélique, Dany, quand elle s'y met. Où veut-elle en venir? Sa cuisine me paraît bizarre. Elle a un goût très amer que je n'aime pas. Perfidement, elle insinue en moi un doute qui ne m'était pas venu

à l'esprit. Et je repense aux réflexions de Luc, ces derniers temps. Au fond, si j'y réfléchis bien, il m'a plus ou moins poussé à me séparer de Claire.

Il acquiesce quand je dis que ça va mal. Il change de conversation quand je prétends l'inverse. Mais je n'ai pas envie d'en savoir davantage.

Dany a distillé son venin et c'est à elle que j'en veux! Je laisse Luc patauger dans ses explications.

Je me lève. Je fais signe à Claire. — On rentre? — Si tu veux !

Elle enfile son imperméable et nous sortons après avoir embrassé tout le monde.

La pluie s'est arrêtée. Quelques étoiles timides se faufilent entre les nuages. Il fait doux. Je me sens triste. On marche un moment, en silence, en tirant nos mobylettes. Le crissement des pneus sur les gra- villons gorgés d'eau. Toute la mélancolie du soir. Ce poids sur mon cœur, cette incapacité à fixer une idée qui ne me ramène à mon obsession... la jalousie. Je découvre la jalousie. Elle aussi, je ne l'imaginais qu'au cinéma. Et elle me faisait rire. Les jaloux ont toujours quelque chose de grotesque, d'indécent, que je ne pensais pas devoir assumer, un jour.

Tous ces lieux communs de l'amour que je réservais aux autres, je m'en délecte comme un bleu.

Je rejoins la cohorte des mal-aimés, des geignards, des laissés pour compte de la passion.

Engager le dialogue avec Claire? Je n'y pense pas. Je m'en fous. J'ai la paresse d'en apprendre trop. Je

suis fatigué. Mais Claire que mon silence embarrasse, se jette à l'eau.

— Je crois que Dany était un peu soûle, ce soir... — Peut-être.

— ... Enfin, si tu veux savoir, pour Luc et moi, c'est idiot!... Ça ne m'est pas venu à l'esprit une seconde.

— Ah bon?...

— Tout ça, c'est de la jalousie ! Je sursaute.

— De la jalousie? — Oui, c'est évident, Dany est amoureuse de toi. — Écoute, Claire, ne dis pas de bêtises, tu veux!...

Dany n'est pas amoureuse de moi... On a tous un peu trop bu. On parlera de tout ça, demain... Je suis crevé et j'ai pas le moral, tu comprends?

Elle sourit gentiment et me pique un baiser au coin des lèvres. On démarre. Les lumières de la ville, déjà. On se quitte à un feu rouge, sans poser le pied à terre, avec des « ciao » frileux et des œillades tristes.

Il est deux heures du matin.

Mardi, 8 juin

J'ai passé la nuit blanche. Allongé sur le dos, les yeux fixement ouverts sur une chiure de mouche, au plafond, je n'ai pas bougé d'un poil jusqu'à l'aube. Ressassé ma jalousie comme un vin trop capiteux.

Dans ma lourde somnolence du petit matin, j'ai imaginé le cauchemar de Claire disparaissant de ma

vie. Des sanglots secs sur le cœur, fiévreux, ébloui d'images obsédantes où Luc enlace Claire. Cette tendresse précise qui est la nôtre, je l'ai vue l'offrir à un autre, identique exactement, indécente de simi- litude. Le jour a délayé ces visions amères. Je me suis levé, j'ai fait quelques pas dans le jardin. Le chat a surgi d'un buisson de dahlias et s'est enroulé à mes jambes. Ses ronronnements m'ont réconcilié avec la vie. Qu'ai-je besoin de m'en faire puisque le chat est amoureux de moi ?

Jeudi, 10 juin

Je n'ai plus de doute absurde sur la fidélité de Claire. Nous avons eu une conversation très franche. Je n'imagine pas qu'elle puisse mentir. Elle avoue son amitié croissante pour Luc. Pas plus. J'ai été trop naïf d'accorder quelque crédit aux propos de soû- larde tenus par Dany. Je m'excuse. Je suis trop impulsif. La montagne de ma jalousie a accouché d'une souris hilare qui se moque de moi.

Nous avons disserté longuement sur le sens de notre « couple », en nous promenant sur les bords du canal. Claire me met en face d'un de mes nombreux paradoxes. Cette liberté que je prêche, je suis parfois le premier à ne pas savoir l'appliquer. Je reconnais volontiers que ce mouvement d'humeur que j'ai eu à l'égard de Claire ressemble à ce délire de possession que je réprouve par ailleurs. Claire n'est pas à moi. Elle n'est pas ma propriété.

Il n'est pas toujours facile de vivre ses idéaux.

Hier, à la représentation de Séraphine, je suis rentré de plein fouet dans un arbre, poursuivi par la terrifiante Gudule, (moi, pas l'arbre!). Un joli pom- mier en contre-plaqué que j'ai renversé mais qui m'a laissé une belle bosse, au milieu du front, comme un œil de cyclope. Ça m'apprendra à jouer les Hercules entre cour et jardin.

Vendredi, 11 juin

J'en ai marre, j'en ai marre, j'en ai marre...

On travaille comme des bêtes. Je n'ai plus une minute à consacrer à Claire ni à moi. Faut dire que je panique un peu car mon passage en classe supérieure dépend de mes notes du moment. Si j'échoue, l'été va être sinistre. J'ai déjà redoublé une classe, je ne peux pas me repayer ce genre de fantaisie sans encourir les foudres paternelles. Quand je pense à ce que seront les affres du bac, dans deux ans, j'ai envie de tout abandonner.

De toute façon l'effort que je fournis en ce moment est parfaitement inutile parce que mes retards en maths et en physique et chimie sont irrattrapables et que là où je suis le plus doué, en français, en latin, en espagnol, il n'y a pas besoin de bûcher. Mes efforts spectaculaires ne seront payants qu'aux yeux de mes parents, en cas d'échec.

Il fait un temps sublime. C'est désespérant d'être obligé de passer toutes mes soirées entre les quatre murs de ma chambre. Je me rattraperai dans quelques jours.

Samedi, 12 juin

J'ai lu dans un livre de Thomas Mann cette phrase qui m'a donné à réfléchir : « Celui qui aime le plus est le plus faible et doit souffrir. »

Je me demande entre Claire et moi qui vivra ça le premier.

Dimanche, 13 juin

Un dimanche bien mérité. Toute la journée à Ardus sur les bords de l'Aveyron, la plage chic des environs. Moi et mes femmes, Claire, Dany et Carole. Je roule des mécaniques au milieu de mes trois pépées qui arborent des maillots de bain à damner un enfant de

chœur. Comme on passe près d'un groupe de garçons qui se partagent une grosse vilaine à l'air idiot, je me fais interpeller:

— Dis, mec, t'en as assez d'une, refile-nous les deux autres!...

— Je ne peux pas, je les ai louées pour la journée et il faut que je les rapporte en bon état.

On rit de la bonne blague, tellement fine. Carole pince les lèvres avec des mines de princesse

chahutée par la valetaille. Dany, bonne fille, va

s'asseoir avec les types et commence à les chambrer, l'un après l'autre. On sympathise. On décide de passer l'après-midi ensemble. On va se baigner en éclabous- sant les marmots effarouchés, qui se réfugient sous les jupes de leurs mères. On se fait traiter de voyous. On ricane cyniquement en décrochant des bras d'honneur aux pères de famille trop vindicatifs.

Le clou de la journée c'est la bataille navale à pédalos. On réunit assez d'argent pour louer deux pédalos pendant une heure. Je me présente au contrôle de l'embarcadère avec Ayachi, un des gars de la bande et on démarre, chacun à la barre de l'un de ces foutus rafiots. Sitôt passée la première courbe du fleuve, on récupère le reste de la troupe tassée dans un buisson sur la berge. Ayachi grimpe sur ma galère avec Dany, la bonne grosse fille, et un type de l'autre groupe; sur la seconde s'entassent les trois garçons qui restent et qui vont être les chevaliers servants de Claire et de Carole. On s'éloigne d'une centaine de mètres les uns des autres, puis on fait machine arrière et l'on revient à la charge.

Autant dire que les malheureux pédalos surchargés, progressent à des allures de vieux gastéropode fatigué.

On se voit venir de loin. On improvise des stratégies savantes à côté desquelles la bataille navale dans Ben-Hur, c'est du pipi de chat. Après force circon- volutions destinées à tromper l'ennemi, on passe à l'abordage dans un concert de cris de guerre à réveiller Napoléon.

La première victime, c'est Ayachi qui sous le choc

de la collision perd l'équilibre et pique une tête dans le fleuve. Dany distribue généreusement de grandes gifles à tout le monde, un peu à l'aveuglette. Mais si les garçons n'osent pas la pousser à la flotte, Claire n'hésite pas une seconde et, profitant d'un moment d'inattention de Dany, elle lui fait un croc- en-jambe qui l'aide à rejoindre Ayachi. Deuxième victime.

Je cueille à fleur d'eau une longue branche qui dérive. Je la pique à l'avant du pédalo ennemi pour l'éloigner de nous en le faisant tanguer le plus possible.

Carole vacille sur ses deux jambes, puis sur une, elle tente de rétablir l'équilibre, les deux bras en croix. Elle y parvient. Nouvelle secousse perfide de ma part. Carole flageole dangereusement. Elle se courbe en avant. Elle se courbe en arrière. Elle veut s'accrou- pir, elle pose ses mains sur la tige du pédalier. C'est tout mouillé, ça glisse. Trop tard. Plouf! Troisième victime.

Pour être honnête, je dois préciser que tout le monde y est passé. Pas un qui soit sorti sec de la bataille. On arrête tout quand ça commence à tour- ner au vinaigre. Ayachi a reçu un coup qui ne lui était pas destiné. Il se déchaîne et tape à bras raccourcis sur ses petits camarades au risque d'assommer Claire ou Carole. Comme il est de toute évidence plus fort que tout le monde, la victoire nous est acquise d'avance. Magnanime, je propose un armistice, en déclarant match nul.

On amarre les pédalos au tronc d'un saule et on va se sécher au soleil sur une minuscule plage de sable noir.

J'en profite pour faire quelques tendres câlins à Claire, qui me suit dans les fourrés. Pas trop longtemps, parce que nos nouveaux amis sont bien sympathiques et que j'ai envie de faire plus ample connaissance.

Ils font les quatre cents coups dans le village au grand dam de leurs familles et de la police.

Spécialisés dans les petits casses sans risques, ils nous décrivent un itinéraire de bandits des grands chemins qui nous laisse rêveurs.

En fait, ils sont la terreur des bals du samedi soir et se contentent de fracturer les troncs d'églises à moitié remplis de boutons de culotte.

Ils font courir de délicieux frissons dans le dos des pucelles locales qui les lorgnent par la fenêtre, sur leurs pétaradantes motos. Le jean agressif, le blouson sur l'épaule, ils symbolisent, aux yeux des gens du cru, la décadence de la jeunesse. Le tout nuancé de racisme bon teint parce que le chef de bande est marocain et qu'il a en plus le mauvais goût, à dix-sept ans, de travailler dix heures par jour, à se défoncer les reins avec un marteau-piqueur.

Ayachi nous raconte ses frasques innocentes avec une fierté naïve. Couché sur le dos, les mains croisées derrière la tête, il fait saillir les muscles de son ventre pour épater les filles. Il épie surtout les réactions de

Dany sur laquelle il a fixé son choix dès le premier instant. Et celle-ci n'est pas insensible à cette espèce de grand gaillard qui rit, comme elle, toutes les dix secondes, pour un oui, pour un non. Elle le regarde avec une tendresse d'enfant bourgeoise qui envie la liberté sans entraves d'un gamin pauvre. Lui, il jette à Dany des œillades veloutées, il gonfle ses biscoteaux, il montre ses belles dents blanches comme s'il voulait mordre.

On s'attarde une heure en plein soleil. Carole vire à l'écrevisse, Claire au petit pain et moi j'hésite entre les deux. Il faut rentrer. On a dépassé le double du temps de location prévu. On doit nous croire perdus, corps et biens, les pédalos à la dérive.

En l'occurence ce qui nous emmerde le plus, c'est de payer un supplément. Ayachi me dit de ne pas m'inquiéter. Il se charge de l'affaire avec un de ses acolytes.

Nous descendons avant la guérite du loueur, tandis qu'Ayachi et Marc ramènent les pédalos. Planqué derrière un arbre, j'aperçois le patron qui sort de sa guitoune, rouge de colère et se précipite sur les deux garçons.

Ayachi s'avance vers lui en souriant. Ils se croisent au milieu du ponton. Le Marocain pose son bras sur l'épaule du bonhomme et entame un discours mouve- menté que je n'arrive pas à entendre. D'un coup d'œil discret, Ayachi s'assure que Marc a sauté sur la berge et nous a rejoints. Alors il bondit comme un

ressort, démarre en trombe et se précipite sur nous. On déguerpit à toute pompe, en direction des bois, sous les cris de rage impuissante du loueur de pédalos, qui fait appel à Dieu et aux flics avec le même insuccès.

Tout essoufflés, on s'arrête pour reprendre des forces. Ayachi se tord de rire, très satisfait de sa bonne blague. La grosse fille, un peu poussive, nous rejoint en dernier. Nenette qu'on l'appelle. Elle griffe rageusement sa tignasse blondasse pour lui redonner un semblant d'ordre. Elle piste Dany d'un œil mau- vais, inquiète de l'ascendant qu'elle exerce sur Ayachi.

Il est presque six heures. Il va falloir rentrer, récu- pérer les mobylettes garées à deux pas de l'embarca- dère des pédalos. Pour sceller notre amitié, Ayachi nous propose généreusement un casse-graine de misé- reux. Il connait un champ de cerisiers dont les arbres croulent de fruits mûrs, tout près d'ici. Il nous invite à nous régaler, à ses frais.

Avec des ruses de Sioux, on gagne la cerisaie sans attirer l'attention des paysans. Telles les hordes d'Attila, on ravage sans scrupules une dizaine d'arbres. Une fois rassasiés, on décide de concourir à qui crachera les noyaux le plus loin. Dany se montre presque aussi brillante qu'Ayachi. La finale se joue entre eux deux. Comme le vainqueur savoure son triomphe au milieu des applaudissements de la foule, une rafale de tromblon vient tempérer notre enthousiasme.

Deux paysans nous tirent dessus sans complexe avec du petit plomb de chasse. Avant d'être trans-

formés en passoires, on prend la poudre d'escampette (c'est le cas de le dire) sans avoir pu finir notre onzième cerisier. Y a plus moyen de s'amuser en paix!

On va chercher les mobylettes. La guérite aux péda- los est fermée. Plus de danger de ce côté. Les derniers baigneurs ramassent pliants et couvertures.

Des amoureux s'attardent à l'ombre noire d'un

moulin. Un angelus lointain couvre le cricri lancinant des grillons. Tandis qu'on s'apprête à partir, Dany et Ayachi font quelques pas ensemble sur le chemin.

Claire semble offusquée par ces prémices de liai- son que, de toute évidence, elle n'approuve pas. Elle cherche en moi un allié.

— Mais qu'est-ce que Dany peut trouver à ce type? — Tu n'aimes pas les Arabes?... — Pas spécialement! Ça te gêne?... — Ah! oui, ça alors, ça me gêne!...

Je tranche net le fil de la conversation car s'il y a quelque chose qui me ferait me fâcher tout rouge, c'est bien les velléités racistes de Claire. Ça, je ne le supporte pas.

Dany revient, papillonnante, troublée, heureuse. Petit signe entendu entre Ayachi et elle, qui doit fixer un rendez-vous prochain que nous ne saurons pas.

On rentre, entre chien et loup, sans lumière, ralentissant à chaque carrefour où l'on envoie quelqu'un en éclaireur pour dépister une éventuelle voiture de police.

On arrive sans encombre à la ville. Je quitte Claire sur le Pont-Vieux, presque sans un mot et je vais retrouver mes vieux grimoires et mes chères études.

Je réfléchis à l'incident Ayachi et une pointe de mépris vient nuancer de façon désagréable l'amour que je porte à Claire, toujours.

Lundi, 14 juin

C'est pratiquement la dernière semaine de lycée qui s'ouvre aujourd'hui. Une orgie de devoirs et d'interrogations jusqu'à vendredi matin où les profs se réunissent pour choisir la liste de ceux qui pas- seront en classe supérieure. Vendredi soir, nous serons fixés. Je tremble.

Je n'ai qu'une seule angoisse, bien terre à terre, c'est celle de repiquer ma seconde. Je précise, au passage, que je ne l'aurais pas volé. Mon seul talent réel étant de fomenter des chahuts diaboliques, je crains que les profs ne veuillent se venger lâchement. Enfin, il n'est plus temps de regretter! Comme dirait l'autre, les dés sont jetés.

Ce qui n'arrange rien à la maison, c'est que le frangin a loupé tous ses examens universitaires, sans exception aucune. Autant dire que les vieux ne sont pas à toucher avec des pincettes en ce moment. Pour moi, tous les espoirs sont permis jusqu'à vendredi. On verra bien.

Dans le fait de redoubler, ce qui m'ennuierait le plus, ce serait de perdre toute la petite bande de

copains que je traîne depuis trois ou quatre ans. Jean-Loup, Piapia, Frédéric, Claude, Jean-Louis et quelques autres sans qui nos chahuts ne seront plus ce qu'ils étaient. Avec qui pourrais-je faire des courses de tables aussi fantastiques qu'avec eux? Il faudra que je forme de nouveaux disciples et ça prendra du temps.

Mon amour se fane comme une rose trop lourde de parfums qui m'a grisé. Et je dégrise...

Mercredi, 16 juin

Dernier ciné-club de l'année, ce soir. A l'est d'Eden, d'Elia Kazan avec James Dean. Claire a pu se venger de Marilyn. Ça me rend tout triste de présenter la séance. A la fin, je donne rendez-vous aux spectateurs pour l'an prochain, c'est-à-dire au mois d'octobre. Je l'ai pas vue passer cette année scolaire. Elle m'a filé entre les pattes. Pfuit!... Mais elle m'aura laissé un doux prénom. J'y aurai découvert l'essentiel, un peu sans m'en rendre compte. Cette nuit, le ciel est immense. Ma vie semble s'ouvrir sur des horizons infinis. L'air est tiède, exaltant. Je m'aime. J'ai confiance.

Jeudi, 17 juin

J'ai fait ce matin un rêve atroce et délicieux à la fois.

Je me voyais rentrant du lycée, en fin d'après-midi, un jour d'hiver. J'arrive devant la maison. Il n'en

reste qu'un tas de gravats à demi consumés. Les voisins viennent à ma rencontre et m'expliquent le sinistre avec force détails. Mes parents et mon frère ont péri dans l'incendie. Je reçois la nouvelle avec beaucoup de courage. Je m'enquiers des causes de l'accident. Je demande si l'on a pu sauver quelque chose des flammes. Un meuble, des vêtements, de l'ar- gent, des livres, des bibelots qui me resteraient en souvenir... On s'étonne de mon calme. On chuchote dans mon dos. On admire ma force, ma pudeur face au chagrin qui m'accable. Je ne pleure pas. Je ne suis même pas triste. Je me sens au contraire délivré d'un grand poids. Cette solitude dans le malheur me comble de joie. Je suis heureux que mon frère soit mort aussi. Personne pour partager avec moi l'épreuve qui m'accable. Mon mérite est double.

Soudain, le chat surgit des ruines et court à ma rencontre, en miaulant plaintivement. Je le prends dans mes bras et je le caresse. J'éprouve un grand plaisir qu'il soit le seul survivant. Si j'avais eu à choi- sir, c'est lui que j'aurais aimé garder. Les gens autour de moi s'attendrissent. Émus, ils tirent leur mouchoir, essuient une larme discrète. Tout ébaubie par ma sereine dignité, une femme me propose d'habiter chez elle. Elle m'offre de l'argent. Je refuse. Je veux être seul.

Je continue de caresser le chat, la joue contre sa tête. Mais voilà que les naseaux allongent, les oreilles s'arrondissent, la gueule se boursoufle, les moustaches tombent, le corps se décompose. Je pousse

un cri d'horreur. Ce n'est plus le chat que j'ai entre les mains, c'est la tête de mon père, séparée du tronc. Je domine ma stupeur et je trouve la force de jeter la chose monstrueuse au milieu des décombres. Une étincelle jaillit de sous une pierre, embrase les ruines et consume en quelques secondes la tête de mon père. J'éclate alors d'un rire dément et je me réveille.

Je crois que j'ai réellement éclaté de rire et que c'est le bruit de ce rire qui m'a réveillé.

Au moment où j'écris ceci, le chat est couché sur mon lit et me regarde. Il suit attentivement les mouve- ments du stylo sur la page comme s'il comprenait que je parle de lui.

A part ce rêve délirant, j'ai dormi comme une pioche, sans penser à la décision fatale que les profs vont prendre demain. Le véritable cauchemar de la journée, c'est bien ça. A la fin du cours de français, j'ai été voir Bubu pour lui demander s'il savait quelque chose à mon sujet. Il n'a le droit de rien dire avant demain, tenu, paraît-il, par le secret profession- nel. V'la qu'il se prend pour un médecin, celui-là, maintenant!... Bref, j'ai les foies.

Vendredi, 18 juin

Youpiiiiiiiiiie ! Je passe en première !!!!!!

Le suspense angoissant a pris fin, cet après-midi, à