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Triptyque Leslie Muller ou le principe d’incertitude roman Lynn Diamond Extrait de la publication

Leslie Muller…conviction profonde, acquise avec l’âge, que chacun doit affronter sa vie avec le plus d’élégance possible. Je sais que le mot résignation aurait fait s’exclamer

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Triptyque

Leslie Mullerou

le principe d’incertituderoman

Lynn Diamond

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Catalogage avant publication de BAnQ et Bibliothèque et Archives Canada

Diamond, Lynn, 1958- Leslie Muller ou le principe d’incertitude ISBN 978-2-89031-706-2 I. Titre.

PS8557.I243L47 2011 C843’.54 C2010-942574-XPS9557.I243L47 2011

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada ainsi que la Société de dévelop-pement des entreprises culturelles du Québec pour l’aide apportée à notre programme de publication. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au dévelop- pement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.L’auteur remercie le Conseil des arts et lettres du Québec.

Mise en pages : Julia MarinescuMaquette de la couverture : Raymond MartinIllustration : Henri Rousseau, Le lion, ayant faim, se jette sur l’antilope

Distribution :Canada Europe francophoneDimedia D.N.M. (Distribution du Nouveau Monde)539, boul. Lebeau 30, rue Gay-LussacSaint-Laurent (Québec) F-75005 ParisH4N 1S2 FranceTél. : 514.336.3941 Tél. : (01) 43 54 50 24Téléc. : 514.331.3916 Téléc. : (01) 43 54 39 [email protected] www.librairieduquebec.fr Représentant éditorial en France : Fulvio Caccia

Dépôt légal : BAnQ et B.A.C., 1er trimestre 2011Imprimé au Canada

© Copyright 2011Les Éditions Triptyque2200, rue Marie-Anne EstMontréal (Québec) H2H 1N1, CanadaTéléphone : 514.597.1666Adresse électronique : [email protected] Internet : www.triptyque.qc.ca

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Lynn DiamonD

Leslie Mullerou

le principe d’incertitude

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Du même auteur :

Nous avons l’âge de la Terre (nouvelles), Montréal, Triptyque, 1994Le passé sous nos pas, Montréal, Triptyque, 1999Le corps de mon frère, Montréal, Triptyque, 2002La vie de Margaret Laurence, de James King (traduction),

Montréal, Triptyque, 2007

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Ce monde-ci, le même pour tous, nul des dieux ni des hommes ne l’a fait. Il a toujours été et il est et il sera un feu toujours vivant s’alimentant avec mesure et s’éteignant avec mesure.

Héraclite d’Éphèse, VIe siècle av. J.-C.

« Pourquoi fait-on exister ce qui n’existe plus ? Parce que cela existe encore. Regarde les étoiles », avait ajouté Tammy.

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1Le jour de l’incendie (1)(Lanaudière, hiver 1999)

Ils étaient tous arrivés la veille, sauf Tammy qui devait nous rencontrer un peu plus tard au spa de l’auberge. Deux ou trois conversations se poursui-vaient en même temps dans la maison.

— Vu de l’espace, nous n’existons pas, mammi-fères ou pas.

— Et si la Terre était une seule entité dans son ensemble, un seul organisme ? avait ajouté Harry.

— Nous serions des bactéries ou des globules blancs...

— Disons des cellules, ne faisons pas dans le détail… Cela expliquerait à la fois l’altruisme et les guerres territoriales. De plus, nous n’aurions plus be-soin de chercher le sens de notre vie, nous pourrions enfin expliquer notre raison d’être.

Anna était intervenue dans la conversation.— À quoi tu crois, toi, Minnie ?— À l’ecstasy.— Mais tu n’en as jamais pris, même jamais vu,

si je ne m’abuse. — Il faut croire en quelque chose. C’est tout. Et

je ne veux même pas en discuter.

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— Mais alors, rien ne servirait à rien, je veux dire la morale, l’éthique…

— Tu veux rire ! Chacun veut protéger son petit bagage génétique et se reproduire. Les bons senti-ments, on se gargarise avec. Bois ton verre, maman.

Anna se leva et partit rejoindre Max, mais après l’avoir regardé, elle se dirigea vers le salon. Je la vis se servir un autre verre. Elle avait l’air excédé. Je l’avais suivie des yeux en discutant distraitement avec Lili. Max m’avait prise à part. Il semblait triste. Il m’avait dit qu’il venait de réaliser qu’il n’était que de l’électricité et de la chimie. Ses idées, ses pensées : que de l’électricité et de la chimie. Son âme : que de l’électricité et de la chimie. Il avait ajouté : « Toi aussi, Leslie, que de l’électricité et de la chimie. » Je m’étais sentie déprimée comme jamais. Puis nous étions restés silencieux, debout devant la fenêtre à regarder le ciel bleu et sans repère de cette matinée d’hiver. Je savais qu’il pensait : tout ce paysage, que de l’électricité et de la chimie.

— Tu as raison. Parfois je me fais du souci. Il lui est arrivé de rester absent presque un an et de ne pas donner de nouvelles pendant plusieurs mois. Je partais alors avec l’agence, de courts voyages qui faisaient taire mon inquiétude pour un moment… Non, je n’étais pas jalouse.

C’est ce que j’avais répondu à Lili lorsqu’elle m’avait demandé comment je vivais les absences de Josua.

Je la voyais me détailler, évaluer le flétrissement de mes paupières, l’ovale de mon visage, noter le passage

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de l’âge. Son regard était froid, il avait glissé sur mes traits, cela avait duré une seconde, suffisamment pour que je me redresse et la toise à mon tour. Puis d’un ton narquois, elle avait dit : « Je veux un enfant de Josua. » J’avais pris cela pour une plaisanterie, un jeu.

— Tu ne peux pas.— Comment, je ne peux pas ?— Pourquoi pas une banque de sperme ?— Non, la qualité principale que je recherche est

le courage, et il se trouve que Josua la possède à un très haut niveau.

— Mais ce n’est pas génétique le courage, ça ne se transmet pas par les gènes.

— Et, dis-moi, comment peux-tu affirmer avec certitude que ce n’est pas dans les gènes ?

— Josua est communiste.— Non, était socialiste, était. — Et tu n’as pas peur que cet irrésistible besoin

de justice soit aussi dans les gènes ?— Ça passe avec l’âge, tu as vu, je ne m’en fais

pas avec cela. Ce que je ne pourrais supporter serait de mettre au monde une ou un lâche.

— Mais le courage aussi passe avec l’âge, enfin un certain genre de bravoure…

— Tu rigoles, une impulsion, une onde qui tra-verse l’esprit et le corps, un regard sur la vie, rien de circonstanciel, voilà ce que j’entends par courage. De toute façon, c’est fait, je suis enceinte. On a bu tous les deux, on a rigolé un peu, et voilà, c’est fait.

Croyant à une boutade de sa part, j’avais haus-sé les épaules, exaspérée. Et en lui tournant le dos,

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j’avais commencé à dresser la table. Puis, sans que rien n’y paraisse, je m’étais peu à peu effondrée en finissant de confectionner l’entrée de ce qui devait être le dernier repas que nous allions prendre ensem-ble avant bien longtemps. Dans un vertige, je m’étais demandé comment tout cela avait commencé et comment j’avais pu tuer un homme alors que je me trouvais sur ses terres.

Puis, avant de me rendre avec les autres à l’auberge,

j’avais conduit Harry au terminus d’autobus.

C’était, je ne le savais pas encore, la journée qui serait, et dont nous ne parlerions jamais, celle de l’incendie de la maison. Harry dirait seulement : la journée de la chimie et de l’électricité.

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2Trois ans après l’incendie (1)

(Mexico City 2002)

Tout au long du voyage, je n’avais cessé de me répéter que cette histoire aurait aussi bien pu arriver à quelqu’un d’autre que moi. Cette phrase était devenue comme le fil qui me retenait au monde des vivants. Lili aurait dit un mantra. Tammy aurait été moins compréhensive et m’aurait fait la leçon. Elle aurait ensuite sans doute parlé d’altitude, du mal des hauteurs, et je lui aurais répondu que l’angoisse que j’essayais par cette phrase de surmonter ne venait pas de la suffocation que j’avais éprouvée lors de ma première semaine à Mexico, n’avait rien à voir avec la raréfaction de l’air et que de vouloir relier mon drame à celui de milliers d’autres n’était pas de ma part une forme de lâcheté devant un destin que je n’aurais pas eu le courage d’affronter, mais provenait de la conviction profonde, acquise avec l’âge, que chacun doit affronter sa vie avec le plus d’élégance possible. Je sais que le mot résignation aurait fait s’exclamer Anna d’indignation et de rage. Alors, par affection, c’est un mot que je n’emploie jamais, même si ce sentiment tente de plus en plus souvent de s’infiltrer dans mes pensées. Et que m’importe dorénavant l’endroit où se trouve Lili, elle que je n’aurai pas su voir vieillir et qui aura toujours pour moi seize ans

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comme sur la photographie de nous quatre que je traîne partout depuis sa disparition. L’image est à peine jaunie, bien protégée derrière le mica d’une section de mon portefeuille.

Dès mon arrivée à Mexico, je pris l’habitude d’aller

chaque matin au Musée national d’anthropologie ; après quoi, passant ainsi du mort au vivant, je me rendais au zoo situé de l’autre côté de la rue. J’aimais regarder les gens s’y promener, s’attarder devant cer-tains animaux. Les entendre discuter me distrayait de moi-même. Le zoo, situé dans un parc où s’étendaient étangs et jardins fleuris, avait un air de fête foraine avec ses kiosques de barbe à papa et de babioles diverses. Vers onze heures, le soleil éclaboussait d’ombre les visages, le haut des têtes et les chemins de terre.

Je passais mes après-midi à observer autant les vivants qui se trouvaient derrière les clôtures grilla-gées que ceux qui se tenaient devant. Les chimpanzés me troublaient ; j’étais fascinée par le lien qui existait entre nous, par l’expression de leur visage et de leur regard, et je pensais à Anna et à ses travaux, mais si je m’attardais davantage devant l’enclos des singes-araignées et des singes-écureuils, c’est qu’ils étaient semblables à ceux représentés sur les toiles de Frida Kahlo. J’avais, en les observant, l’impression de vivre dans un tableau naïf, de toucher une parcelle de l’âme de ce Mexico démesuré, fiction multiple et poétique, de conjurer ainsi la violence que je sentais sourdre dans les rues comme celle, souterraine et millénaire, de cette ville bâtie sur un volcan, et dans l’écho de

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mes pas qui crissaient sur cette terre durcie de so-leil, surgissait la poussière de civilisations perdues, et pourtant toujours vivantes chez ces Indiens qui s’avançaient en bavardant autour de moi.

Il y avait les gratte-ciels, les zocalos, les centaines

de trottoirs où dormaient, à l’ombre de maisons pro-tégées par des murs ornés de tessons, mendiants et chiens entremêlés, les cris des oiseaux éclatant dans l’air pollué, les jappements incessants des chiens à la nuit tombée.

Dans le quartier de Coyoacan, assise sur un

banc près du 45 de la rue Viena, je m’étais demandé comment il pouvait nous arriver de prendre une décision et l’instant d’après, sans aucune raison, de poser un acte contraire à la décision que nous avions prise. Par quoi sommes-nous gouvernés ? Je restais sans réponse. Partout sur les murs de la ville, des graffitis, des signes où le désir de communication et de représentation humaines semblait absent, des sigles, comme une appropriation du réel, signatures d’un passage terrestre.

Je fus incapable d’aligner une phrase de la bro-chure publicitaire que je devais rédiger. Mon esprit s’égarait parmi les images. Assise dans des taxis, je regardais les cracheurs de feu se promener au milieu de la circulation, un bidon d’essence à la main, et s’enflammer pour quelques pesos. Aux intersections, des bambins postés sur des terre-pleins vendaient des ballons gonflés d’hélium qui semblaient vouloir

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les tirer vers le ciel, et les mots que j’aurais dû écrire s’envolaient avec eux.

Après deux semaines, j’étais partie vivre à Vera-cruz dans une pension de bord de mer où je m’étais perdue à regarder les vagues pendant des jours, brû-lée de soleil et de vent marin, errant le soir près des marais millénaires de La Antigua, cette ville noyée dans les arbres et la végétation, comme moi dans les vestiges de mes souvenirs.

Mis à part les repères simples du jour et de la nuit, le temps s’étendait sans aucune limite. J’étais retour-née à ce stade de l’enfance où l’on ne connaît rien en-core des mesures du temps fabriquées par l’homme : montre, calendrier, jours ouvrables, fin de semaine.

Je revins du Mexique à la fin du printemps, et, après quelques jours passés à New York, je pris la direction de Montréal, roulant de nuit, m’arrêtant quelques fois devant des restoroutes pour écouter le bruit des oiseaux et du vent.

Un voyage de huit heures. Entendu à la radio d’un poste d’essence sur la 87, un cliché : « Il ne faut pas réveiller les morts. » Pendant le reste du voyage, cette phrase ridicule n’a cessé de me trotter dans la tête. Comme un avertissement ou le début de ce qui m’attendait. Je roulais sur l’autoroute, prête à chaque instant à rebrousser chemin.

Une partie de ma vie se déroulait devant moi. J’avais survécu à mon enfance en développant à l’adolescence une sorte de désespérance insouciante, une incapacité peut-être foncière à relier la cause et

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l’effet. Une indifférence à tout ce qui pouvait me blesser. Je m’étais complu dans ce qui n’a d’autre nom que le déni. Ces traits de caractère m’avaient attiré reproches et déceptions de tous ceux qui, plus tard, s’étaient liés à moi. Ce voyage à Mexico m’avait donné l’envie ou la force – peut-être les deux à la fois – de revenir sur mes pas.

Vingt ans plus tôt, j’avais fait la rencontre de

Tammy et de sa sœur Lili à l’aéroport de Miami. Anna, que je connaissais depuis l’université, dor-mait sur un banc, habillé d’un jean, les cheveux dénoués. Josua s’était allongé un peu plus loin. J’étais trop énervée par le voyage et par sa présence pour trouver le sommeil. Je m’étais assise sur un des tabourets de moleskine verte devant un comptoir de formica qui formait un demi-cercle dans la salle de l’aéroport, un diner fermé à cette heure de la nuit. Lili était venue s’asseoir quelques bancs plus loin puis, en se penchant pour prendre son bagage, s’était exclamée qu’il y avait des milliers de chiques de gom-me à mâcher de toutes les couleurs collées sous le comptoir. Je m’étais penchée à mon tour : plusieurs centaines de personnes avaient posé le même geste, le croyant discret. Tammy avait déposé sa caméra et différents sacs sur le comptoir. Elles étaient toutes deux filiformes, habillées de pantalons cigarettes noirs. J’appris qu’elles attendaient elles aussi l’avion pour le Nicaragua. Elles se mirent à parler de coop vidéo, de montage, et à discuter d’échéances de tra-vail. Si je les avais d’abord perçues comme des êtres

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marginaux, elles s’avérèrent complètement intégrées socialement. Je ne savais pas comment poursuivre la conversation avec elles ; j’étais trop fatiguée pour essayer de me donner l’air intelligent. Je suis sortie quelques minutes marcher dans la nuit.

Sous l’éclairage blanc des néons électriques, la plupart des quarante membres de la brigade étaient étendus sur le sol, la tête appuyée sur leur sac à dos. J’ai rejoint Josua et je me suis allongée à côté de lui.

En arrivant à l’aéroport, je l’avais cherché près des guichets, puis dans l’allée des restaurants, et je l’avais aperçu alors qu’il parlait avec un bagagiste. Il avait prononcé mon nom avec une lueur rieuse dans les yeux. Il était plus grand que dans mon souvenir, peut-être simplement un peu plus maigre. Il semblait préoccupé. Il m’avait dit qu’il avait passé une partie de la nuit à opérer un cas difficile. Il s’était excusé de n’avoir pu se rendre à New York. Je ne l’avais pas revu depuis quatre ans et je m’aperçus que l’attirance était restée la même. C’était dans sa façon de me dévi-sager, moi de le regarder pendant que nous parlions, un certain rythme qui s’était installé dans nos gestes et nos silences. J'avais su alors sans l’ombre d’un doute qu’il se passerait quelque chose entre nous au Nicaragua. Maintenant, malgré tout ce qui a pu se produire, je ne peux rien regretter. Ce qui devait arriver arriva.

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Leslie Muller ou le principe d’incertituderoman

L’homme ne bougeait pas. Il me regarda, stupéfait. Je compris d’instinct qu’il était surpris par la couleur de ma peau, par ma blondeur. Il se demanda pendant une fraction de seconde si j’étais une amie ou une ennemie. Il ne me quitta pas des yeux. Je vis son doigt commencer à s’abaisser sur le chargeur de son arme. Je fus plus rapide que lui. Je tirai une fois, mais il me sembla entendre une rafale de coups de feu. Il tomba. Rapidement, je lui enlevai son arme. Son corps bougea un peu. Sur son ventre, sa main devint gluante et noire. Il gémit. Du sang mêlé de salive sortit de sa bouche. Il essaya de parler, peut-être de prier. Ses lèvres re-muèrent dans un étrange gargouillis. Puis ses yeux noirs devinrent gris.

Portrait en mosaïque d’un groupe de militants qui s’engagent en Amérique centrale au début des années 80. Ces hommes et ces femmes se recroisent à Montréal, Paris ou New York. La narratrice, Leslie vivra avec Josua, un ancien du Vietnam, une passion et un épisode de la guerre civile au Salvador qui les hanteront pendant des années. Il y a Anna, anthropologue, et son conjoint Max, profes-seur de psychologie ; Tammy, qui réalise des documentaires sur le tiers-monde ; Lili, leur cadette… À travers une histoire d’amour et d’amitié qui se déroule sur un quart de siècle, Leslie Muller ou le prin-cipe d’incertitude aborde, par petites touches, les enjeux biologiques, philosophiques et politiques d’aujourd’hui, dresse avec finesse et sen-sibilité l’état des lieux d’une société et d’une époque.

Romancière et nouvelliste, Lynn Diamond est l’auteur de quatre livres, tous bien reçus par la critique. Un de ses livres, Le corps de mon frère, a été finaliste au Prix des collégiens 2003, Le passé sous nos pas a été traduit en anglais et publié à Toronto par Guernica Editions. Elle vit à Montréal.

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