L'Étau Policier (Tome 1-3) 2008

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L TAU POLICIER (Tome 1/3) - 2008 Jacques Martel C'est le titre de trois livres ( tomes 1, 2 et 3 ) relatant une grande enqute journalistique de plus de six annes sur les activits illgales et clandestines de la police en civil du Qubec, Canada. Dans ce monde de l'ombre et du silence, les droits et liberts ne valent rien. Les tactiques policires tant les mmes partout, peu importe le pays o vous habitez, la police en civil ( municipale, rgionale, provinciale et nationale ) procde ainsi. Jacques Martel est journaliste qubcois depuis plus de 40 ans. Il a effectu cette enqute et rdig les trois livres.

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Table des matires 1 - Avant d'aborder ce livre des connaissances minimales s'imposent p. 3 2 - Mes premiers pas dans l'underground policier p. 10 3 - La police en civil cherche m'jecter du milieu communautaire p. 16 4 - Le reprage du policier en civil, simple question de perceptions p. 28 5 - Intimidation continuelle et peur de l'agression physique p. 37 6 - Civils menaants, introductions illgales, disparition d'une quinzaine de pages de ce rcit, tentative de vols de disquettes et d'une version laser p. 42 7 - Pitons sous haute surveillance rues Ste-Catherine, St-Denis et St-Laurent p. 51 8 - De la Cit policire au petit village policier p. 59 9 - t 2000 chaud et menaant ! p. 66 10 - Les camras vido clandestines de la Sret du Qubec p. 75 11 - Chiens et VTT agressifs pour m'empcher de circuler pieds et vlo p. 82 12 - Tout est infiltr mur mur par la Sret du Qubec et ses collabos p. 91 13 - Un chauffeur trs particulier p. 99 14 - Des msaventures en informatique p. 104 15 - La droite marche au pas de charge p. 111 16 - La police communautaire, vaste opration de relations publiques visant infiltrer tous les citoyens p. 116 17 - Qui dcide, la police ou les lus ? p. 125 18 - Consultations et sondages bidons sur le prsum sentiment d'inscurit p. 136 19 - L'idologie de la peur p. 145 20 - Agitation policire et politicienne au Qubec p. 175 21 - Bibliographie p. 194

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Chap. 1 Avant d'aborder ce livre des connaissances minimales s'imposent Ne te fie pas ce qu'on dit, Vois par toi-mme ! Ce que tu ne sais par toi-mme, Tu ne le sais pas ! - Bertolt Brecht

Je suis journaliste depuis prs de quarante ans, ayant travaill notamment au quotidien Le Droit d'Ottawa, la tl de Radio-Canada Ottawa, Montral et dans l'Ouest canadien pour le Tljournal ainsi que huit ans comme diteur dlgu de magazines spcialiss. En 1996, j'ai abandonn ma clientle pour lancer mon propre magazine, mais aprs quelques numros, j'y ai laiss ma chemise et suis devenu un bnficiaire de l'aide sociale. Pendant dix-huit mois, faisant des pieds et des mains pour redevenir au plus vite autonome sur le plan financier et relancer ma petite maison d'dition, j'ai conomis mes sous en frquentant quotidiennement, entre autres, des restos communautaires et des soupes populaires, Montral. Ds le dbut, j'ai eu la chance de faire du bnvolat dans un resto communautaire, Bouffe-Hberge, situ rue Ontario-Est. Pendant environ trois mois, j'y ai travaill titre de responsable des communications internes et externes. C'est dans ce milieu des sans le sou que, tout fait par hasard, j'ai fait mes premiers pas dans l'underground policier. Ma dcouverte d'un premier policier en civil, infiltr parmi les usagers de cet organisme sans but lucratif ( OSBL ), a d'abord attis ma curiosit. Je me suis dit qu'il y en avait peut-tre un deuxime dans la place et, celui-l repr, pourquoi pas un troisime ? Et ainsi de suite. Lente accumulation de soupons, souvent suivie de certitudes que je ne pourrai jamais toffer de preuves matrielles. Je n'tais pas compltement un nophyte en techniques policires. J'avais appris bien des trucs durant toutes ces annes de journalisme, ayant notamment couvert un district judiciaire. Cependant, ces mois de bnvolat ce resto m'ont permis d'affiner considrablement mes connaissances. Aprs ce complment de formation acclre sur le terrain, quelques jours de frquentation me suffiront par la suite pour jauger la situation en maints autres endroits. Au cours de mes deux annes et demi d'enqute Montral, j'ai repr, mon grand tonnement, de nombreux policiers et policires en civil, incluant des commerants, entre autres collabos. Aprs une trentaine, tout cela est devenu tellement banal mes yeux que j'ai cess de les compter. Il se droulera tout de mme prs d'une anne avant que je dcide d'enquter. Car au dbut, ce n'tait mme pas une enqute, simplement de la curiosit. Je me suis lanc dans cette aventure sans avoir la moindre ide dans quoi je mettais les pieds. Ce n'est que graduellement que je commencerai comprendre un tout petit peu ce qui se passe, et quelques autres annes me seront ncessaires pour avoir une bonne vue d'ensemble de la problmatique. Dans ce monde de l'ombre et du silence de la police en civil la vrit prend beaucoup de temps s'taler au grand soleil. Faut vraiment ne pas tre press. Je me suis la plupart du temps content d'observer, sans intervenir. La police de l'le de Montral, qui relevait alors de la Communaut urbaine de Montral ( CUM ), savait que j'tais journaliste, bien que n'appartenant aucun mdia, et que j'enqutais en vue de publier ventuellement un livre. Elle craignait que j'informe des citoyens sur ses activits clandestines illgales. Alors, elle m'a quotidiennement fil, infiltr et dstabilis psychologiquement. Elle a tout fait pour m'isoler socialement. J'ai tenu le coup le plus longtemps que j'ai pu, mais aprs deux ans et demi d'observation sur le terrain, craignant d'tre agress physiquement, peut-tre mme tu lors d'un faux accident de la circulation, j'ai emmnag, fin juin 1999, dans le petit village de Lac Bouchette, au Saguenay-Lac-Saint-Jean. J'avais aussi besoin d'un havre de paix pour complter et sortir au plus vite ce livre. Difficile, crire quand votre intellect est inhib par la rpression policire. Cependant, j'ai rapidement dcouvert que la mme situation y prvalait. Elle est mme pire et plus inquitante qu' Montral, on le verra. Stupfait, j'tais, mais en mme temps ravi. L'occasion tait belle de comparer ce qui se fait en matire policire dans une grande Cit urbaine comme Montral et un tout petit village de 1 370 habitants. J'ignorais alors que mon enqute journalistique s'en trouverait prolonge de quatre autres annes. N'avait t du petit village policier, ce livre souffrirait d'anmie caractrise. En effet, j'ai notamment constat que, toutes proportions gardes, policiers et policires en civil, dans cas-ci de la Sret du Qubec, y sont pas mal plus nombreux qu' Montral. Leur emprise psychologique sur la population y est aussi plus pesante et touffante. Un petit village est plus homogne qu'un grand centre urbain, alors il y est plus facile d'enrler des

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commerants et des citoyens mouchards dans des rseaux d'espionnage. Au cours de cette enqute j'ai connu quelques tiraillements, me demandant mme si je devais continuer ou non. Ma grande crainte tait que le lecteur conserve une trs mauvaise image de la police. Me relisant, je me rendais bien compte que je ne faisais pas, et loin de l, son apologie. Nanmoins, je me disais que je devais faire confiance l'intelligence du lecteur, qu'il saurait faire la part des choses : la police n'a tout de mme pas que des dfauts. Un autre point me tracassait aussi. Avais-je le droit, moralement s'entend, d'exposer au grand soleil cette partie clandestine des activits illgales de la police en civil, ce que, ma connaissance, aucun journaliste n'a jamais fait ? Sachant que ce livre mettrait des citoyens au parfum, cela ne risquait-il pas de nuire ventuellement la lutte contre la criminalit ? Car dans ces pages je dcris de multiples tactiques policires, infos particulirement sensibles. Notre ennemi commun, le criminel en tout genre, ne risquait-il pas d'tre mieux arm dsormais pour se protger de la police ? Il y avait aussi les journalistes qui, mieux informs de l'underground policier, s'y intresseraient dornavant. Leurs interventions ne risquaient-elles pas d'entraver le travail des policiers et policires en civil ? Je me suis dit que la lutte contre la criminalit ( et plus tard, contre le terrorisme ) est ncessaire et utile, certes, mais pas au dtriment des droits fondamentaux. Que vaut en effet une socit dmocratique quand ceux du citoyen sont pitins par la police en civil et ses collabos, et que le remde est pire que le mal ? partir du moment o on ne s'occupe plus seulement des criminels ( et des terroristes ) mais de tous les citoyens, toutes mes rticences tombent. J'ai donc dcid de tout dvoiler pour que le citoyen retrouve son sens critique et toute son autonomie face au pouvoir, la police et aux agences de scurit prive. Condition sine qua non qui lui permettra de se protger de l'underground policier et dfendre ses droits dmocratiquement, sans violence ni vandalisme : ne jamais oublier que la violence donne raison la police. Avant d'tre l'affaire d'organismes spcialiss en la matire, c'est d'abord et avant tout une responsabilit citoyenne. On n'est jamais mieux servi que par soi-mme. Plus il se trouvera de citoyens pour s'en proccuper, mieux se portera notre socit dmocratique. Et puis je doute fort que ceux vivant du crime ignorent les tactiques policires. Certains d'eux en connaissent fort probablement autant sinon plus que l'auteur de ces lignes. De toute faon, le respect des droits prime sur tout ! Quand le pouvoir politique les empite, il penche du ct de l'tat plutt que du ct du citoyen. Il cesse de se comporter en bon dmocrate, devient autoritaire, militarise sa police, renforce les lois qui, s'empilant les uns sur les autres, finissent par peser lourd sur la vie socitale. Les rsultats sont l, inquitants. Nous vivons dsormais dans un tat de droit... troit o le citoyen dispose de moins en moins de marge de manoeuvre. Seuls notre dmocratie aux quatre ans et nos mdias, souvent strotyps et complaisants vis--vis la police, nous protgent des excs de zle de ceux et celles que nous lisons au pinacle du pouvoir, pourtant des citoyens comme nous et auxquels nous faisons confiance. Nuanons tout de mme : la trs grande majorit d'entre eux sont nuls en matire policire. Dans les pages de ce livre, le lecteur dcouvrira un monde dont il ignore l'existence. Car il est un fait cent fois vrifi que, gnralement, il n'est pas conscient de la prsence du policier ou de la policire en civil dans son environnement. Lorsqu'il est infiltr ou que des gens de son entourage immdiat le sont, il ne s'en rend pas compte parce qu'il ne conoit pas qu'un policier municipal, rgional ou provincial - Sret du Qubec - puisse travailler sans uniforme, sans revolver la hanche, sans walkie-talkie, sans auto-patrouille. Comme il n'a pas toujours la physionomie et la carrure de ses collgues en uniforme et se comporte comme n'importe quels concitoyens, vous comprendrez pourquoi sa ccit est totale. Il faut dire que pouvoir et police ne l'aident pas non plus y voir claire. Tous deux font preuve d'ingniosit pour faire en sorte que ces activits restent dans les tnbres. Cela dit, le mtier de policier en civil n'est pas facilit pour autant. Car s'il veut demeurer invisible, le civil - vocable dsignant un policier ou une policire, qui sont aussi nombreuses que les hommes - doit avoir une allure passe-partout. L'air le plus ordinaire, impersonnel et gris possible. Surtout pas celui d'un James Bond ou d'une Jane Bond. Se choisir un nom d'emprunt permettant de ne pas associer le vrai nom un vrai visage, le sien. Il doit mmoriser aussi la configuration de la ville d'o il prtend venir, les noms de quelques notables et commerants y habitant, prfrablement des collgues dj infiltrs dans ce milieu, ou des gens introuvables ou dcds et ne pouvant par consquent nier le connatre. Habituellement, il parle rarement de ceux qu'il serait susceptible d'y connatre. C'est particulirement le cas quand vous l'interrogez sur ses parents et leur lieu de rsidence. Il doit aussi apprendre par coeur certains dtails de la vie du personnage qu'il incarne, par exemple le mtier qu'il prtend avoir. Quand il n'en possde pas l'abc, il en parle peu. Parfois, peut-tre mme plus souvent qu'on le pense, il en possde bel et bien la formation et l'exerce. Il peut pratiquer les boulots les plus droutants. Faut tre d'une fibre trs particulire pour exercer le mtier de policier. Car le personnage qu'il incarne doit lui aller comme un gant et savoir le jouer fond, sept jours sur sept. Bien sr, savoir mentir sans que cela ne

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paraisse. Il ne peut se montrer aux autres sans faux-semblant. Ce qui exige une mauvaise foi colossale, inhrente la fonction, et un rel talent de comdien, cela dit sans ironie. De vrais camlons, s'adaptant tous les milieux. Faut vraiment le voir pour le croire. Je n'ai repr certains d'eux qu'aprs les avoir ctoys occasionnellement pendant plus de deux ans, sans mme avoir l'ombre de la queue d'un soupon leur endroit. Pourtant, j'avais l'oeil ouvert. La vrit m'oblige dire que certains sont de grands artistes alors d'autres ne sont que de bons tcherons, sans plus. Comme on dit, leur culture policire finit par dpasser, tt ou tard. Physiquement, ils ne sont plus en uniforme, mais mentalement oui. Alors ceux-l on les entend et voit souvent venir de loin. N'empche qu'une certaine connaissance des tactiques policires aide reprer le premier policier en civil, le plus difficile de tous dpister. Vraiment. Parce qu'il y a un mur psychologique franchir. Ils et elles sont l mais on ne les voit pas parce qu'on n'a jamais rflchi cette hypothse de leur prsence dans notre environnement immdiat. Ce contexte tant, normal qu'on ne cherche pas les reprer. On les invite chez soi, ou ils s'invitent d'eux-mmes, ou on les croise dans la rue, on leur parle sans savoir qu'ils en sont. La dcouverte du premier pique notre curiosit, nous incite vrifier s'il n'y en a pas d'autres dans les environs. C'est de cette faon que dbute la prise de conscience et que l'on fait ses premiers pas dans l'underground policier. Ensuite, cela devient peu peu de plus en plus facile. C'est en pratiquant la pche que l'on devient bon pcheur. Ncessaire parfois de bien appter ses leurres, savoir choisir ses endroits o effectuer ses lancs. C'est la fois passionnant, potentiellement risqu et occasionnellement assez dure sur le systme nerveux. Avec les policiers en civil, on ne plaisante pas. Ils savent comment vous effrayer. Eux aussi utilisent toutes sorte de cuillres sophistiques, ondulantes ou tournantes, de diffrentes couleurs, et bien sr scintillant de tous leurs feux au soleil, qu'ils lancent dans toutes les directions. la fois pcheurs et pcheurs. Comment se retrouver dans ce monde de miroirs ? Rechercher des anomalies de comportement est un bon moyen. J'en souligne plusieurs dans ce livre. Policiers et policires en civil sont toujours dans les parages, flairer, s'immiscer dans la vie prive des citoyens. Parfois, cela demande un peu de temps avant que vos yeux cillent. Ncessaire de s'immerger dans un milieu, en commenant par son propre entourage, rencontrer du monde, communiquer, couter les conversations, scruter discrtement visages et attitudes, s'aventurer partout, y compris hors des sentiers battus. clairons encore un peu plus la scne. Montral, policiers et policires en civil vivent notamment dans des maisons de chambres, dont plusieurs sont subventionnes par la ville, et des HLM. Leur mtier les empche d'utiliser comme port d'attache, en tout cas sur une base quotidienne, l'un ou l'autre des 49 postes de police de l'le de Montral. On pourrait les y suivre leur insu, ou les y rencontrer par hasard, et dcouvrir peut-tre qui ils sont. Ces lieux privs leur permettent aussi de prendre racine dans le secteur o ils ont t assigns, de connatre fond les us et coutumes des citoyens y rsidant. On peut penser que les jours de cong ils rintgrent leur bungalow situ quelque part en banlieue o les attendent conjointe ou conjoint, enfants et voisins. Le souligner permet de mettre un peu plus en relief leur double vie. Les civils, dguiss notamment en concierges, en employs de dpanneurs et chauffeurs de taxi, ont plusieurs traits en commun. Au cours d'une conversation, par exemple, ils argumentent rarement. Habituellement, ils coutent surtout, sorte d'change o tu donnes le moins possible et recueilles le maximum. Donc, plutt auditeurs qu'interlocuteurs, bien qu'il y ait des exceptions, dpendant des circonstances. Ils excellent aussi dans l'art de vous lancer et relancer. Demandez quelqu'un que vous croisez dans la rue, aprs les salutations d'usage : Et puis ? ou Et alors ? et aussitt il vous dvoilera ce qu'il fait en ce moment ou projette de faire. Le volubile sera intarissable. Quelques sous questions discrtes, et il vous dira tout. Plusieurs citoyens aiment aussi briller au cours d'une conversation, taler leurs connaissances. Quand on les coute avec respect et humilit, sans jamais leur couper la parole, ils l'apprcient. Se sentent valoriss lorsqu'on leur sollicite une opinion. En dduisent en savoir plus que nous, pauvres ignorants, et sur un tas de sujets. C'est davantage le cas quand ils vivent seuls ou au sein d'une famille o plus personne n'accorde le moindre intrt leurs opinions cent fois rabches. Ces citoyens peuvent prendre le plancher pendant des heures, jusqu' l'puisement mme. Mine de rien, les civils les poussent parler d'eux et de ceux qu'ils frquentent ou connaissent de vu pour les croiser l'occasion, les amnent se substituer eux pour savoir leurs ractions face certaines situations hypothtiques. Ils sont continuellement la recherche d'apprciations dfavorables et autres renseignements sur leur vie prive. Important de dire qu'ici, on parle de choses anodines de la vie, pas de criminalit. Les citoyens ignorent que tout ce qu'ils leur disent ou confient, notamment des anecdotes dmontrant leurs forces et faiblesses, ou celles de leurs parents, amis et connaissances, peut tre utilis contre ces personnes, ou eux-mmes, notamment lors de dstabilisations. Si la police en civil apprend que vous tes colrique, par exemple, elle saura comment vous pompez l'air si jamais cela s'avre ncessaire, vous amener jusqu' l'apoplexie, et pourquoi pas l'infarctus? Mme les muets sont bavards. La tche est un plus laborieuse, c'est tout. Si l'un s'arrte, aprs vous avoir dit par

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exemple que demain, il va tel endroit, rptez ce qu'il vient de dire : Comme a, demain tu vas ( tel endroit ) ? Il vous rpondra qu'il va y faire rparer son auto, s'arrtera de nouveau. Mme pas ncessaire de lui demander ce qu'elle a, plus discret et efficace de le relancer en ces termes : Ah, tu vas faire rparer ton auto ? Parce que la question n'est pas directe. Moins de risque que la conversation ressemble un interrogatoire. Les gens sont mfiants quand ils s'aperoivent que vous cherchez leur tirer les vers du nez. Patiemment et sans jamais le brusquer, vous apprendrez aussi qu'il sera accompagn d'un tel, chmeur de son tat, que sa conjointe est partie chez une amie pour une semaine, etc. La police s'intresse au train-train de la vie quotidienne des citoyens. C'est partir de tous ces renseignements qu'elle labore ses interventions rpressives. Il importe aussi de faire la distinction entre le policier et la policire en uniforme, que le pouvoir exhibe aux yeux du citoyen derrire la vitrine du rez-de-chausse de la socit ; et le policier et la policire en civil qu'il cache dans le sous-sol. Au rez-de-chausse, la socit est dmocratique. Quand tu portes l'uniforme, tu es visible. Pas le choix, il te faut respecter, en tout cas officiellement, les droits fondamentaux. Autrement, un ou des citoyens pourraient tre tmoins de ta bavure et en informer les mdias, comme cela arrive ponctuellement. Le pouvoir nous montre la vitrine, mais c'est une faade, la ralit est ailleurs, elle est dans le sous-sol du rez-dechausse. C'est l qu'il dissimule les civils prposs la rpression. Suffit d'y descendre pour dcouvrir qu'en civil, tu peux tout faire ce que le policier en uniforme ne peut se permettre. Tout ou presque ! Pour cerner d'un peu plus prs encore cette ralit, rfrons-nous une enqute effectue par l'anthropologue qubcois Tremblay, entre mai 1989 et avril 1992, l'Institut de police de Nicolet ( depuis septembre 2000, l'cole nationale de police du Qubec ), la Sret du Qubec et la police de l'le de Montral. ( Jean-Nol Tremblay - Le mtier de policier - Les Presses de l'Universit Laval ) Il y a interview plusieurs policiers, les a vus l'oeuvre sur le terrain, a analys leurs mthodes de travail. Son livre permet d'apprhender un tout petit peu la masse invisible de l'iceberg policier. Tremblay crit que, d'un ct, on trouve la police visible , costume, en contact avec le citoyen, celle qui assume le passage entre l'intrt collectif et les malheurs individuels. Et, de l'autre ct, la police disciplinaire, invisible ( en civil ), fondue dans la foule : un appareil de coordination permettant de cerner les coupables, de rprimer le crime sous toutes ses formes, de sparer le bon grain de l'ivraie . Les rapports entre les policiers en uniforme et les policiers en civil, continue l'auteur, sont ceux du monde visible et du monde invisible, de l'admissible et de l'inadmissible . C'est le rapport entre l'information et le secret : le lien entre l'intervention ponctuelle et la surveillance systmatique, entre le gnraliste qui rpond tous les appels et le spcialiste ( enqutes spcialises, coute lectronique, filature, balistique, expertise mdico-lgale ) auquel on fait appel dans les situations particulirement difficiles. Paralllement l'arme, la police devient la force disciplinaire des gouvernants . Tremblay raconte aussi que beaucoup d'histoires circulent dans le monde policier sur la mthode forte utilise par certains d'eux pour venir bout d'un individu rcalcitrant, interrompre une bagarre ou rgler le cas de quelqu'un. Il estime que les policiers oeuvrant en milieux criminaliss sont souvent trs proches, psychologiquement et culturellement, de ceux qu'ils pourchassent . Jusqu'o les civils peuvent-ils aller dans l'inadmissible ? Tremblay ne cite aucun cas d'espce. Jetons aussi un bref coup d'oeil sur la cueillette de renseignements, qui est le point de dpart de la rpression clandestine illgale. Chaque policier et policire en civil rdige, la fin de son quart de travail, un compte rendu de ce qu'il a vu et entendu. Le tout est collig dans des dossiers - ici, on ne parle pas de dossiers criminels identifis du nom des citoyens ctoys et de ceux dont ces derniers l'ont entretenu. Comme de nos jours on crit sur des crans d'ordinateurs, c'est dans les mgabanques informatises de la police que ces renseignements sont stocks. Officiellement, la police accumule ces renseignements des fins de prvention. Officieusement, et on le verra en long et en large, la prvention est de fait un matre mot panzer, formulation que j'emprunte un peu hors contexte au sociologue franais Morin. ( Edgar Morin - Pour sortir du vingtime sicle - ditions Fernand Nathan ) Il faut oublier l'poque o le travail du policier se limitait remonter le crime jusqu' son auteur. De nos jours, dit-on, celui-ci n'attend plus qu'un mfait soit commis pour agir, il en prvoit la commission. La prvention, mot fourretout, est l'alibi qui lui permet de cacher bien d'autres activits, inavouables celles-l. Car elle n'a pas seulement pour but de rappeler au citoyen de verrouiller portes et fentres, buriner ses objets de valeur, d'clairer sa cours arrire, etc. Ce serait rduire ses activits bien peu de choses. Pouvoir politique et police utilisent notamment la lutte contre le crime organis ( depuis septembre 2001, le terrorisme ) et la drogue ainsi qu'un sentiment d'inscurit bidon comme prtextes pour envahir la vie de tous les citoyens et accomplir leur mission premire, qui a la priorit sur toutes les autres : accumuler le plus de renseignements possibles sur chacun des citoyens afin de procder aux contrles et nettoyages sociaux : comportements politiquement et puritainement incorrects, etc. Cette hyginisation constitue un champ d'activit immense o les civils et leurs collabos portent atteinte quotidiennement aux droits fondamentaux d'honntes citoyens : les atteintes la dignit de la personne y sont innombrables. Redisons le : ici, on ne parle pas des

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personnes lies au crime organis, dont les motards, ou des criminels agissant seuls, ni des petits dlinquants en tous genres, qui reprsentent moins d'1% du bassin dmographique qubcois de 7,4 millions. Ren Laperrire, du Dpartement des sciences juridiques de l'Universit du Qubec Montral, et Pierre Patenaude, de la Facult de droit de l'Universit de Sherbrooke, s'inquitaient, en 1994, dans un ouvrage du fait que les nouvelles technologies de l'information dcuplent la prsence de Big Brother dans notre vie de tous les jours. ( NDLR : Sans oublier... Big Sister, tout aussi omniprsente. ) ( Trait des problmes sociaux - Institut qubcois de recherche sur la culture - Ouvrage collectif sous la direction de Fernand Dumont, Simon Langlois et Yves Martin, 1 164 pages, 1994 ) Traitant des mgabanques informatises, ils crivaient qu'elles permettent d'accumuler une quantit considrable de renseignements sur les citoyens, de les diffuser et utiliser de faon rduire sensiblement leur vie prive, en y enregistrant les moindres dtails ( sic ) de leur existence et en les comparant pour tablir un double informationnel des individu ( ... ) . Les auteurs parlaient d' un immense rseau de surveillance et de contrle social . Quand on sait l'explosion exponentielle qu'ont connu ces technologie depuis 1994, il y a de quoi avoir froid dans le dos. En France, selon Hamon et Marchand, toutes sortes de renseignements sont stocks dans le fichier central informatis des polices franaises. ( Alain Hamon et Jean-Charles Marchand - P... comme police - ditions Alain Moreau ) Ceux relatifs aux activits des criminels, bien sr, mais galement sur des hommes publiques et des citoyens, sur les origines raciales, opinions politiques, philosophiques, religieuses, syndicales, les moyens d'existence, les frquentations, la propension la boisson, etc. Ils sont collects grce aux voisins, aux employeurs ou l'occasion de dmarches administratives ou de contrles d'identit. Ce fichier central est constamment aliment de renseignements frais. Pour l'ensemble du territoire franais, titre d'exemple, Hamon et Marchand parlent de 200 250 millions de fiches. Le dveloppement exponentiel des nouvelles technologies de l'information, pourtant un bienfait en de multiples domaines, et le concept de la pseudo police communautaire ont permis la police, en moins d'une dcennie, une pntration toute aussi exponentielle de la vie prive du citoyen. Son emprise psychologique sur le citoyen s'en est forcment trouve considrablement alourdie. S'ajoutent ces mgabanques policires celles de l'tat, qui emmagasinent cependant des renseignements diffrents des premires, et ayant trait aux rapports du citoyen avec les paliers gouvernementaux, fdraux et provinciaux. Dans son rapport annuel dpos au Parlement canadien en mai 2000, le commissaire la protection de la vie prive, Bruce Phillips, nous apprenait que, cause des mgabanques informatises, nous sommes dans une nouvelle re, o il est possible de prendre un peu d'information sur chacun de nous dans diffrentes sources, de tout mettre cela ensemble et de tracer un portrait trs dtaill. ( Vincent Marissal, Paul Roy et Gilles Toupin, La Presse des 17, 18, 19, 20 et 24 mai 2000 ) Cependant, le lecteur dcouvrira dans ces pages que Big Brother et Big Sister, c'est d'abord et surtout la police en civil, pas l'tat. Aide par ses collabos et les agents et agentes de scurit en civil, elle cueille sur le terrain une masse considrable de renseignements que l'on ne retrouve pas dans les mgabanques informatiss de l'tat, notamment tout ce qui touche la vie prive du citoyen dans ses activits les plus intimes. Ces renseignements sont le point de dpart de l'hyginisation de tous les citoyens, qui s'effectue via la filature, l'infiltration et, si besoin est, par des dstabilisations psychologiques rptition. Peu connu du nophyte, l'expression " dstabilisation psychologique " ncessite explication, pour le moment sommaire, bien sr, mais que nous approfondirons au fur et mesure de la progression de notre qute de la vrit. Nous vivons dans un univers perfectible o plein d'vnements peuvent nous dstabiliser dans notre vie de tous les jours. Ainsi le fait de devenir chmeur ou bnficiaire de l'aide sociale, de tomber au bas de l'chelle socio-conomique. Il y a une souffrance psychologique associe l'absence d'emploi, au fait de ne pas pouvoir vivre et consommer comme tout le monde. Les histoires de coeur tournant au vinaigre dstabilisent psychologiquement aussi, de mme que l'accident du travail, ou de la route, ou le fait d'apprendre de son mdecin qu'on est atteint d'un cancer gnralis, ou la mort d'un tre cher, etc. L'intensit de la souffrance psychologique varie selon l'importance que nous accordons aux alas de la vie. L'vnement nous affectant peu, dstabilise peu. Nous continuons de vaquer nos occupations sans que rien n'y paraisse, de sourire, d'changer avec les autres. Par contre, l'vnement nous bouleversant profondment, chamboule littralement notre quotidien. Amour de la vie, srnit, confiance en soi, convivialit, tout s'croule. On n'est pas bien, se sent vulnrable, se renferme, quand on sort, on rase les murs. On se rvle alors tel qu'on est vritablement, n'tant plus protg par la bulle douillette de la vie stable. La personne n'arrivant pas retomber sur ses pieds risque le burnout, la limite le suicide. Ncessaire de bien saisir les consquences d'une dstabilisation du genre pour comprendre ses effets dvastateurs lorsque elle est d'origine policire. C'est une arme blanche redoutable, car, utilise rptition, elle dstructure mentalement le citoyen : la rptition est la norme, la police ne lche jamais sa proie.

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La particularit du policier et de la policire en civil consiste notamment rencontrer le citoyen dans ses moments difficiles, quand il se rvle sans masque, fragile. Cependant, ils utilisent aussi la tactique, et sur une trs grande chelle, des fins de contrles et de nettoyages sociaux. L nous ne parlons plus de la mme chose, entrons dans le vaste monde de la rpression clandestine illgale du citoyen ordinaire. Car ils crent artificiellement des vnements dstabilisateurs pour bouleverser sa vie. Ils sont la plupart du temps accompagns d'une dsapprobation... communautaire son encontre, qu'ils montent de toutes pices et propagent par le bouche--oreille et l'aide sur le terrain de commerants et autres collabos. Ils disposent alors de toute la latitude voulue pour le manipuler volont, gendarmer sa vie, l'loigner d'endroits qu'ils ne veulent plus le voir frquenter, ou carrment l'jecter de la socit, geler en quelque sorte son prsent et son futur. Et sans le faire passer devant un juge, puisque ce sont eux qui dcident qui sera in ou out de la socit dmocratique. Du pas-vu-pas-pris non plus puisque la cible ignore que les agressions psychologiques dont elle fait l'objet sont l'oeuvre de la police en civil et ses collabos. La meilleure rpression est celle qui ne se voit pas, parce qu'elle est illgale. D'ailleurs, ce citoyen sait-il seulement ce qu'est une dstabilisation ? Combien de suicids jusqu' ce jour ? Quelle formulation utiliser pour dsigner ce systme ? Il est trs clair que dans un tat policier, il m'eut t impossible d'imposer ma prsence sur le terrain pour enquter et rdiger ce livre : sans doute serais-je six pieds sous terre. Disons que l'cart s'est rtrci entre la dmocratie et l'tat policier. Nous sommes, indubitablement, en prsence d'un appareil rpressif de type politico-policier. D'un tau policier, quoi. Cela tant, notre Socit civile grandement besoin, et de toute urgence, d'une dmocratie de libration, expression que j'emprunte au sociologue franais Touraine. ( Alain Touraine - Qu'est-ce que la dmocratie ? - ditions Fayard ) Ma dmarche est saine. Je ne cherche pas discrditer la police. Tout bonnement l'amliorer pour le mieux tre de notre socit civile, qui doit avoir prsance sur la police. Mettons les pendules l'heure : policiers et policires sont des fonctionnaires grassement pays par les contribuables pour protger les droits du citoyen et non pour les enfreindre rgulirement. En soulignant grands traits ces activits clandestines illgales de la police en civil, et sans entrer tout de suite dans le dtail puisqu'il s'agit d'un expos sommaire du contenu de ce livre, des lecteurs se demanderont peut-tre si son auteur n'exagre pas. Je propose ceux-ci de le lire avant de porter un jugement. Il importe qu'ils sachent aussi, ds le dpart, de l'impossibilit de prouver quoi que ce soit dans ce genre d'enqute. moins d'en avoir les moyens logistiques, inaccessibles au pauvre que j'tais alors : embauche de tmoins asserments, achat d'quipements lectroniques ( camras vido et micros miniatures ) et location d'au moins un vhicule. Et encore, on ne va pas me reprocher de manquer de profondeur alors que l'underground policier est difficile pntrer. Et que je suis probablement le premier journaliste effectuer une enqute dans ce monde invisible. Ce n'est pas moi que l'on doit adresser des reproches, mais certains membres de la confrrie journalistique, de partout dans le monde, frayant depuis des lunes dans les arcades policires, plus prs de la police que du citoyen, de l'tau policier que de l'tat dmocratique. Ceux qui savent se taisent, n'en informent jamais leur auditoire. Important de savoir que la police a galement infiltr les salles de nouvelles des mdias. Soyons plus prcis : des flics y travaillent comme journalistes. J'y reviendrai. Enfin, ces lecteurs, aprs avoir dcouvert tout ce que contiennent ces pages, possderont les connaissances requises pour effectuer leur propre enqute sur le terrain, et en vrifier la valeur journalistique. Quand vous la ferez, amis lecteurs et lectrices, et j'espre que vous passerez l'acte, ce livre a d'ailleurs pour but de vous y inciter et aider, attendez-vous tomber des nues... Et ce, peu importe le pays o vous habitez. Aux tats-Unis, au Canada et en Europe les tactiques policires dcrites dans ces pages sont la norme, quelques rares variantes prs. Je suggre fortement comme point de dpart votre... propre entourage. Mme si vous tes loin de vous en douter, sachez qu'ils et elles sont l, directement ou par commerants et autres collabos interposs : au risque de me rpter et sans vouloir gnraliser la pratique, coiffeurs et coiffeuses, dpanneurs, petits piciers et chauffeurs de taxi sont les pires, parce que plus prs du citoyen. vitez les jugements arbitraires, attendez d'avoir empil suffisamment de recoupements, c'est--dire des renseignements venant s'ajouter ceux que vous possdez dj et vous confirmant que oui, ou que peut-tre bien, ou que non c'en n'est pas un ou une... Et si vous n'tes pas sr, accordez le bnfice du doute, sans toutefois mettre en veilleuse votre sens critique parce que d'autres lments d'information peuvent surgir. Outil d'enqute essentiel : une petite camera jetable, un tmoin potentiel qui vous suit pas pas partout. On en trouve dans les pharmacies pour une dizaine de dollars, film compris. La qualit des photos est bonne sans tre excellente. Autre avantage : si dans le feu de l'action vous l'chappez sur du bton ou dans l'eau, ou qu'un policier en civil plus zl qu'un autre vous l'enlve ( ce qui, au cours de mon enqute, ne m'est pas arriv, mais on m'en en vole une mon domicile ), votre perte ne sera pas norme, mise part la valeur des photos prises sur le vif. Elle joue aussi un autre rle : photographier des civils et des collabos suscite une certaine inquitude chez ceux et celles qui nous pient. La camra est l'quivalent d'une arme de dissuasion, la photo, d'un avertissement subliminal : respectez mes droits sinon votre visage fera la une des journaux et tljournaux.

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Fermons la boucle en soulignant que la plupart des faits, je les ai rdigs aussitt revenu mon domicile, de sorte de les rapporter avec exactitude : date, lieu, contexte, noms. Faon idale pour faire des recoupements. Alors, ce rcit n'est pas romanc. Les faits relats sont authentiques, les thtres de l'action rels. Sauf en certains endroits o j'ai d maquiller acteurs et dcors pour viter que des lecteurs des endroits o j'ai enqut ne les identifient. C'est un rcit, qui demeure la meilleure faon d'apprhender la ralit. Suivi, en deuxime partie, d'une analyse permettant d'insrer ces vnements dans un grand tout : notre socit. La dmocratie, telle qu'elle existe en cette anne 2007 o je publie ce livre, est un thtre destin nous abuser, et digne du film amricain Show Trumen, de Peter Weir. Le personnage principal est le jouet d'une machination inoue, l'image de celle qu'a manigance pouvoir et police l'encontre de la population, avec son underground policier, ses faux citoyens, faussement conviviaux, faussement tristounets quand vous n'allez pas bien, etc. Sans chercher dramatiser la situation dcrite, il est un fait bien rel que aprs avoir lu ce livre, vous prouverez un sentiment d'irralit assez dplaisant, ne regarderez plus du mme oeil votre grande Cit, ville ou village. On se croit en pleine fiction, se frotte les yeux, gratte la tte deux mains, n'arrive pas le croire. Comme le systme marche tout croche, on grince aussi des dents, cuit l'intrieur. Un malaise lger ou plus consistant dans le creux de l'estomac, qui se dissipera pour se manifester de nouveau au hasard de certains bulletins de nouvelles ou d'articles de journaux traitant de bavures policires ou de l'adoption de lois svres. Quand vous croiserez des autos-patrouille ou des policiers en uniforme, des dclics aussi se feront instantanment. Vous ressentirez galement un certain mpris l'endroit des citoyens-collabos, les bni-oui-oui de la police. Il y a tout de mme un pr requis, imparable : tre un dmocrate convaincu. Si vous tes un fanatique de la police, de l'ordre et du conformisme, il y a peu de risque que ce livre, soit dit sans blague, vous fasse manquer d'air. Personnellement, j'avoue qu'il y a des jours o je souhaiterais n'avoir jamais t tmoin de ce que j'ai vu sur le terrain. Auparavant, respirer profondment dans ma Cit ou mon village me rendait plus libre. Aujourd'hui, le dmocrate sent une souffrance, comme une brlure. C'est ce qu'on appelle la chape de plomb ! Pour tout dire, mes belles illusions se sont volatilises ! Nanmoins, cette enqute valait le coup puisque elle contribuera, je le souhaite, faire des droits fondamentaux un No Policeman's Land. Cependant, elle ne suffira pas, il faudra vous y mettre aussi, amis lecteurs et lectrices. La protection de nos droits fondamentaux est une tche collective. Mais pour a, il faut tre prt se forcer un peu. Il y a des mythes combattre, des valeurs rnover. Le dfi vaut vraiment le coup.

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Chap. 2 Mes premiers pas dans l'underground policier Tout a commenc quand j'ai dcouvert, fin dcembre 1996, mon premier resto communautaire sans but lucratif : Bouffe-Hberge, 157, rue Ontario-Est, Montral. L'endroit m'a vite emball. Un vritable resto, et mme beaucoup mieux cause de l'osmose entre usagers et bnvoles, avec tables deux ou quatre places, lumire tamise suspendue au-dessus de chacune, service aux tables assur par des bnvoles affables. Et pas cher, un seul dollar le repas, pourboire interdit : devenu bnvole, j'aurai droit mes trois repas gratuits chaque jour. Concept gnial ! Et une clientle intressante. Il y avait l plein d'amis potentiels dont j'allais faire la connaissance. L'endroit tout dsign o conomiser ses sous pour redevenir autonome sur le plan financier, se socialiser et dvelopper une certaine lgance devant l'infortune. Je me suis rapidement li d'amiti avec un usager et une bnvole, Norbert et sa " blonde ", Gilberte - sauf indication contraire, tous les prnoms sont fictifs. Gars intelligent, cultiv, avec qui je pouvais changer sur n'importe quel sujet. Un peu athltique, blond, plutt bel homme, le genre qui font se retourner les femmes sur leur passage. Norbert et moi dnions et soupions ensemble sept jours par semaine. De bonne foi, me sentant en confiance, je m'exprimais sans rserve. Les jours s'coulant, j'ai remarqu qu' l'occasion il lui arrivait de me poser des questions d'une navet dsarmante. Ainsi, cette fois o nous discutions de l'effondrement du communisme en URSS, il m'a demand : C'est quoi le communisme ? 'a t son premier faux pas. J'tais tonn qu'il ignore ce que des gens moins cultivs que lui savaient. Au point o je lui ai spontanment demand s'il tait flic. Bien entendu, il a ni. Un civil n'avoue jamais l'inavouable. Il lui arrivait galement de raisonner bizarrement. Ainsi ce jour o je lui racontais, pour l'avoir lu dans un livre, que des gardiens de rserves fauniques, dans certains pays africains, abattaient chaque anne une centaine de braconniers. Pour moi, c'tait de la barbarie l'tat pur. Lui, au contraire, se disait d'accord avec cette mthode. Opinion pour le moins dconcertante. Devait-on tuer des humains pour les punir d'avoir voulu abattre ou abattu des lphants ? Manque de jugement ou provocation de sa part ? J'hsitais. Mais le climat de cordialit jouant, je ne me posais pas plus de questions qu'il ne le faut. Ce n'est qu'aprs des changes biquotidiens s'talant sur environ un mois que des soupons ont commenc srieusement me faire rflchir. Vient un moment o tu te rends compte que quelque chose ne tourne pas rond. Tu ralises que Norbert, ton bon copain de table, est en train de fouiller dans ta tte. Qu'il lui arrive aussi de souffler le chaud et le froid dans nos conversations. Ainsi cette fois o il m'avait demand en prsence d'autres usags si j'tais menstru . Il parlait fort, le ton tait grossier, choquant. Je dteste la vulgarit. Je lui avais rtorqu que s'il pensait que j'tais un homo, il se trompait. J'interprtais la rudesse du ton comme une tentative de me salir aux yeux des autres. Je respecte les gens, m'attends la rciprocit. Il y avait eu aussi cet autre indice. Au cours d'un repas, un ami d'origine portugaise raconte, Norbert et moi, l'histoire d'un crime survenu dans son pays. Deux types avaient kidnapp quelqu'un, exig une ranon, indiqu qu'elle devait tre dpose dans une grosse bote aux lettres de la Poste portugaise situe dans une rue peu achalande. Un parent de l'otage avait obi leurs directives, des flics en civil pris position proximit. Aprs un certain temps d'attente, ils avaient dduit que personne ne s'y pointerait le nez. En ouvrant la bote postale, surprise : elle n'avait plus de fond, un tunnel dbouchait juste dessous. L'argent avait comme de raison disparu. Quand arrive le punch, j'clate de rire. Je remarque que Norbert, lui, ne trouve pas a drle du tout, ses mine svre et silence sont loquents. L'astuce des kidnappeurs avait un petit ct particulirement tordu et tordant. Mon ami portugais conte bien a, une histoire. Prend son temps, fait des pauses pour vrifier ses effets, nous regarde de ses grands yeux humides d'pagneul. J'en conviens, le rapt est un crime odieux. N'empche. La froideur de Norbert n'tait pas sans rappeler l'apparatchik militant qui ne voyait qu'un sacrilge dans une plaisanterie o la loi et l'ordre suscitaient le rire. Il y avait l aussi contradiction. Il se disait d'accord avec l'excution de braconniers dans des rserves fauniques africaines, alors qu'une histoire de kidnapping o il n'y avait pas eu mort suscitait chez lui un visible mcontentement. C'est notamment ce genre de recoupements, ou contradictions, qui permettent de reprer les civils. Autre indice. Un jour, Norbert part en voyage au Mexique. Gilberte, sa prsume blonde, joue alors la femme abandonne par son chum. Elle s'en plaint quelques reprises au Portugais et moi. Ses vacances commenant quinze jours plus tard, s'il avait voulu patienter un peu, elle aurait pu l'y accompagner. Elle s'en plaignait comme si elle avait voulu que je la console. Pensait-on que j'allais profiter de l'absence de Norbert pour la courtiser ? Tout cela sentait la mise en scne. Une semaine s'est d'ailleurs peine coule que Norbert est dj de retour. Il raconte s'tre fait piquer tout son argent par des voleurs et tre revenu plus tt que prvu. C'est arriv, me dit-il,

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dans une ville : ils sont monts dans l'autobus et ont pill tous les passagers. tre dpouill de ses biens de la sorte, c'est toute une exprience. Pas pour lui. Son explication est courte, formule en quelques phrases et il ne m'en reparlera jamais plus. Je ne crois pas son histoire cousue de fil blanc, m'en ouvre au Portugais. Lui confie aussi que ce type est un policier en civil : un an plus tard, Norbert m'apprendra que le Portugais lui avait tout racont. Premire fois o j'ai transgress ma rgle de ne dvoiler quiconque l'identit d'aucun civil : au cours de mon enqute Lac Bouchette, au Saguenay-Lac-St-Jean, cela m'arrivera aussi pour des raisons que j'expliciterai quand nous y serons. Ce policier et sa pseudo blonde taient les premiers que je reprais. tonn, j'tais, et de la tte aux pieds. Dans ces circonstances, un peu normal de s'en confier une personne en qui vous avez confiance. Et mon intuition me disait qu'il y avait en d'autres : je trouvais l'attitude de certains usagers bizarrode. Peu aprs survient un vnement o j'ajoute d'autres pices au puzzle. Manon, qui me plat bien, vient s'asseoir notre table, Norbert et moi. Suivie aussitt d'un copain de Norbert, Fernand, l'un des vendeurs sur la rue de l'Itinraire, le magazine des itinrants de Montral. Ce repas qui devrait tre convivial se transforme en cauchemar. Ces deux gars-l monopolisent la conversation, me coupe dlibrment la parole, m'empchent par leurs interventions intempestives d'y participer. Le regard de Fernand est intimidant, il a aussi le gros rire caractristique du policier. Norbert, assis mes cts, s'approprie mme une partie de mon espace, m'obligeant m'adosser ma chaise plutt que m'accouder la table. C'est alors que je ralise qu'ils tentent de me dstabiliser psychologiquement. Que non seulement Norbert est un civil, son copain Fernand aussi. Quant Manon, son arrive dcale de quelques secondes sur celle de Fernand et le petit sourire au coin des lvres qu'elle a affich quelques reprises au cours du repas ont, dans ce contexte, une signification particulire. J'ai un gros soupon son endroit, que des vnements ultrieurs me confirmeront. Je me lve subitement et quitte la table, sans avoir touch mon assiette. Manon vient me rejoindre, tente de rparer les pots casss, m'offre une cigarette, mais j'ai l'esprit ailleurs, pas tellement envie de parler. Premire raction, je suis bless. Pas une blessure l'ego. Juste un peu de tristesse devant la mchancet de mes " amis ". Malheureux d'tre tomb dans un panier de crabes. Quand je communique avec des gens, je suis de bonne foi et m'attends ce que eux aussi le soient. N'est-ce pas respecter l'autre ? L'impression aussi d'avoir t bern, avec une fourberie sans nom. Le lien de confiance est dfinitivement rompu. Je suis pour le moins stupfait ! Deuxime raction, je passe ma vie en revue, histoire de vrifier si je ne tranerais pas par hasard une casserole attache la cheville : pas de dossier judiciaire, jamais touch la drogue, ni de prs ni de loin, pas de contraventions impayes, name it ! En outre, je n'appartiens aucun groupe ou groupuscule d'activistes. Journaliste, j'ai toujours essay d'tre utile la socit. Alors quoi? Quelques mois me seront ncessaires pour rsoudre l'nigme. Cette introspection termine, je reprends le contrle de la situation. Pas question de quitter cet endroit : j'y suis, j'y reste. Je dcide de prendre mes distances avec Norbert, idem de sa collgue Gilberte. Ce n'est pas le genre de relations que je cherche, d'autant que je tiens mon quilibre mental. Ne perdons pas de vue qu'une dstabilisation est une agression gnrant une souffrance. J'en avais dj suffisamment sur les bras avec le naufrage financier que je venais de vivre. C'est le lendemain que cela se passe. Alors que Norbert tire une chaise pour s'asseoir ma table, je lui signale qu'on ne peut prendre tous nos repas ensemble. J'voque poliment le besoin de me ventiler. Il encaisse sans broncher, rtorque : Je comprend a . Cependant, Gilberte ne le prend pas. Je m'en rendrai compte dans les jours suivants. Elle a toujours refus de me dvoiler son nom de famille. Je sentais son malaise quand je la taquinais un brin ce sujet. force d'insister, elle finira par trouver une parade en prtendant porter celui de son " chum ". Elle servait aux tables quelques jours par semaine. Faisait souvent de petits dtours vers la sienne pour lui glisser quelques secrets dans le creux de l'oreille, une main chaque coin de la bouche, ou lui remettre des denres dans des contenants en plastic, qu'il dposait dans son sac. Tactique renforant leur identit d'emprunt, celles du gars et de la fille frquentant l'endroit pour conomiser leurs sous. Femme peu causante, mais serviable et d'assez bonne compagnie. Habituellement, sauf partir de ce moment... Suis une table, attendant d'tre servi. Quand arrive mon tour, elle me demande si je veux ma soupe tout de suite, lui rponds oui. Au lieu d'aller la chercher, elle va servir d'autres usagers. Le temps passe, suis comprhensif, le resto est plein, elle est trs occupe. J'attends, j'attends. J'ai faim ! Finalement, je me lve, me sers moi-mme. Ma soupe termine, elle me demande si je veux mon assiette de viande tout de suite, hochement de la tte affirmatif. La revoil repartie vers d'autres tables. De temps autre, elle passe prs de moi, me dit de patienter, ce ne sera pas long. L'attente s'ternise. Je me sers encore moi-mme, incluant le dessert. Le lendemain, elle me fait encore poireauter. Je commence comprendre son mange. Quand je me lve pour me servir, elle me dit qu'elle va le faire, insiste, je refuse, en remontant le menton et sortant un peu le bec pour bien lui faire sentir que je ne suis pas dupe de son petit jeu.

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peu de temps de l, un midi, suis attabl, lis le Journal de Montral. Gilberte arrive derrire moi, s'en empare brusquement des deux mains sans me le demander, le bras droit un pouce du nez, me dit que Norbert et elle veulent voir les films l'affiche dans les cinmas, me promet de le rapporter tout de suite, tout de suite . La mthode est cavalire, mais bon, je ne vais pas en faire une histoire. Les minutes s'coulent. J'attends, mais souponne une autre petite mesquinerie de sa part. Au bout d'un quart d'heure, je jette un oeil en direction de Norbert. Il ne l'a mme pas ouvert, il mange. Je n'ai vraiment pas envie de lui reparler, mais sa " blonde " veut m'y forcer. Remarquez que je n'ai qu' ne pas aller l'y chercher, le journal. Seulement voil, je suis dcid dsormais me faire respecter. Je rponds l'effronterie par l'effronterie. Me rends sa table, prends le journal sans lui demander s'il en a termin, et retourne m'asseoir. Tout se passe vite, il n'a pas le temps de rpliquer quoi que ce soit. Plus tard, je raliserai que ces petites mesquineries ne visaient qu' m'jecter du resto. Aprs avoir coup les ponts avec Norbert, j'avais remarqu que Manon allait parfois s'asseoir sa table. Les observant la drobe, je me suis aperu que sa prsence suscitait la jalousie de Gilberte. S'en tant elle aussi rendue compte, Manon avait par la suite pris ses distances avec Norbert. Ce conflit est devenu patent un soir o Manon et moi tions assis mon bureau, parlant de choses et d'autres : quelques semaines auparavant, j'avais commenc y faire du bnvolat, titre de responsable des communications internes et externes de l'organisme, d'o le bureau. Gilberte avait pris l'habitude, aprs son service aux tables, de remiser ses souliers dans le dernier tiroir de l'un de mes classeurs. Ce soir-l, elle fait tout un boucan en les y laissant tomber sans se pencher pour les dposer en douceur comme elle le faisait ordinairement. Je sursaute, le lui reproche. Manon se contente d'en sourire, me regarde, hausse lgrement les paules. De toute vidence, la manoeuvre a pour but de l'intimider. C'est un avertissement de cesser de rder autour de son chum. Plus tard, rflchissant cet incident, je raliserai que ces deux policires m'avaient jou la comdie. Pourquoi cette mise en scne ? J'avais dj repr mes trois premiers civils, Norbert, Gilberte et Fernand, et j'entretenais de gros doutes l'endroit de Manon et de certains autres usagers du resto. Ceux-ci s'en aperoivent quand vous avez dcouvert qui ils sont. Vous commettez ce qu'on appelle le regard de trop, votre attitude change aussi leur gard. En outre, je progressais dans ma perception de l'environnement o je baignais tous les jours. La police s'en tant aperue, je crois qu'elle cherchait limiter les dgts. Cette mise en scne visait me convaincre que mes soupons au sujet de Manon taient infonds. Et on a russi me le faire croire car je ne pouvais concevoir que deux civils puissent tre couteaux tirs, en tout cas pas sur leur lieu de travail. J'avais donc dduit de cette querelle que Manon n'tait par une policire en civil. Je le croirai longtemps. Par la suite, je dcide d'observer discrtement ce qui se passe aux autres tables. Au fil des semaines, je dcouvre, berlu, que des civils ont galement infiltr d'autres usagers. Constat rconfortant et troublant la fois. Je ralise que je ne suis pas le seul faire l'objet d'une attention particulire, en mme temps je m'interroges : serait-ce un endroit criminalis ? Je fais une enqute discrte, m'informe de la rputation de la maison, de ses dirigeants. Bien que certains les dtestent, leur reproche d'tre des sans dessein, d'apporter leur domicile des denres de qualit pour leur consommation personnelle, je ne dcouvre rien de vraiment incriminant. Je scrute aussi usagers et bnvoles. J'en viens la conclusion que, mis part une couple d'ex-psychiatriss non violents, on peut comparer sa clientle celle de n'importe quel resto genre McDonald, Dunkin's Donuts, etc. Lorsqu'un resto communautaire sert entre 100 et 250 repas par jour, normal d'avoir aussi comme clients trois ou quatre petits voyous, ou alcoolos et cocanomanes. Quant au reste de la clientle, ce sont des pauvres, du monde paisible, dont des rsidents des Habitations Jeanne-Mance, un HLM situes en face, quelques familles monoparentales, des personnes seules aussi, surtout ges et des deux sexes. Ainsi que trois ou quatre tudiants du Cgep du Vieux-Montral et de l'Universit du Qubec Montral ( UQM ), deux institutions du secteur. ma connaissance, aucun acte illgal n'y est commis. J'y fais du bnvolat du matin au soir, sept jours sur sept, je le sais. Au resto, il ne se consommait jamais d'alcool ni de drogues. Je n'y ai jamais t tmoin de quoi que ce soit ni entendu de commentaires ce sujet de la part d'usagers ou de bnvoles : deux de ces derniers taient prsumment des cocanomanes mais ne les ai jamais vus en consommer. Bien sr, comme dans n'importe quel tablissement, rien n'empchait quelqu'un d'aller aux toilettes avaler une pilule, sniffer une ligne de coca, ou s'injecter je ne sais quoi dans une veine. Impossible de savoir ce qui se passe en ce lieu intime et verrouill, quoique, selon moi, on n'y a jamais trouv de seringues ou de traces de poudre. Beaucoup plus tard, dois-je prciser, j'ai eu grer une rumeur. Ce qui faisait parti de mon job puisque j'y tais responsable des relations internes et externes. Un usager, un vieux monsieur, dnigrait occasionnellement tant les bnvoles que la direction du resto. Pour lui, les bnvoles taient des bnvoleurs et, gravissime accusation : la direction faisait du blanchiment d'argent. Ses propos taient ensuite relays par d'autres, et entachaient l'image corporative de l'organisme. Est venu un moment o j'ai voulu savoir ce qui en tait vritablement. En ai discut seul seul avec lui. Si j'oeuvrais dans un milieu criminalis, qu'il me le dise, le cas chant, je dguerpirai au plus vite.

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Avait-il t tmoin d'un ou plusieurs vols de denres commis par des bnvoles ou l'avait-il appris d'un autre usager ? M'a rpondu avoir travaill suffisamment longtemps en milieu communautaire pour savoir comment les choses se passent. J'ai insist pour qu'il me donne des preuves. Il a illustr le fond de sa pense, mais sans m'en fournir : quand un organisme reoit gratuitement disons dix caisses de pommes, m'a-t-il confi, les bnvoleurs en interceptent deux, qu'ils apportent la maison. Puis, je l'ai interrog sur le prsum blanchiment d'argent. Il m'a dit qu'une femme membre du conseil d'administration tait la soeur ou la cousine d'un avocat criminaliste dont des Hell's Angels, un gang criminel, retenaient parfois les services. Dans son esprit, un criminaliste les dfendant en tait de facto un lui-mme. L'ai sensibilis au tort qu'il faisait au resto en propageant ces rumeurs. Lui ai dit que lorsqu'il aurait une preuve, de me le faire savoir et d'en informer aussitt la police. Il n'en a plus jamais reparl. Les semaines s'coulant, peu peu un fait s'impose moi. Les civils recherchent la compagnie de tout le monde, sans distinction : plus tard, je ferai la mme constatation aux autres endroits que je frquenterai. C'est alors que le dclic se fait dans ma tte : ces civils font de la prvention. ce moment-l, je crois vraiment avoir trouv la vritable raison de leur prsence. Il me faudra des mois et des mois d'enqute, de lecture d'ouvrages spcialiss et de rflexion pour dmler le vrai du faux, dcouvrir le pot aux roses : les contrles et nettoyages sociaux des citoyens, la cueillette de renseignements personnels et intimes, le tout intgr dans les mgabanques informatises de la police. Bref, Big Brother et Big Sister, avec leur arme de commerants, que les citoyens encouragent pourtant de leurs achats, de dirigeants d'OSBL et autres citoyens mouchards. Parce qu'au dbut, vous pensez que les civils ne cherchent qu' dbusquer ou contrler des criminels avrs ou potentiels. Vous les voyez bien utiliser des trucs inattendus pour percer l'identit du citoyen. Au resto BouffeHberge, Armand, mule de Nostradamus, prtendait s'y connatre en astrologie, au point d'tre capables de tracer une carte du ciel. L'astuce tait peu prs toujours la mme. Au hasard d'une conversation, il pouvait vous interrompre et dire : Toi, t'couter parler, tu dois tre lion ascendance vierge . De fil en aiguille quelques usagers finissaient par tout dballer : jour, mois, anne, lieu de naissance. Suffit de la date de naissance pour apprendre beaucoup de choses sur le citoyen. C'est bte, simple, mais des plus efficaces : si vous avez un dossier criminel, tes recherch, avez un permis de conduire, de connatre vos numros d'assurance maladie et d'assurance sociale, etc. Et en dvoilant l'endroit o vous tes n, on peut penser que la police contactera de leurs collgues de votre municipalit d'origine pour essayer d'en savoir un peu plus votre sujet. Encore un peu beaucoup ignare sur les bords, vous passez votre temps rectifier votre tir : dans ce milieu de l'ombre et du silence, la vrit prend normment de temps s'taler sous le soleil. Car vous finissez pas comprendre que l'objectif a peu avoir avec les criminels, qui ne reprsentent mme pas 1% de la population, tout voir avec les comportements politiquement et puritainement incorrects. La police pure galement clandestinement le langage. S'agit simplement de crer un climat de gravit pour que le citoyen en vienne ne plus dire et faire ce qu'il pense. Aprs tout, il n'est pas chez lui, n'est-ce-pas, mais dans l'espace public, qui appartient la police. Celle-ci aime bien qu'il se sente un peu coupable en quelque part, mme s'il n'a commis aucun acte punissable par la loi, qu'il marche un peu sur la pointe des pieds et les fesses serres. Cette tactique porte un nom : l'emprise psychologique. L'quivalent d'un primtre l'intrieur duquel le citoyen doit rester. a s'appelle aussi laver l'eau de Javel et essorer socialement chaque lment de la Socit civile. On note galement les habitudes du citoyen, ce qu'il pense sur diffrents sujets. On fouille continuellement dans son pass et son prsent pour emmagasiner un tas de renseignements. Crer de l'ambiance aussi, afin de soutirer le curriculum vitae de quelqu'un. Rgle gnrale, il est plutt risqu de parler de vos projets, car ils chercheront les contrecarrer, si vous ne correspondez pas tout fait l'ide obtuse qu'ils se font de ce que doit tre un bon citoyen. Pour ses prfets de discipline, la soumission aveugle l'ordre et au conformisme est une vertu. S'ils vous accordent une plus ou moins bonne note, vos dmarches pour obtenir un emploi peuvent ne pas aboutir ou pire : perdre celui que vous avez. L aussi, bien sr, vous ne saurez jamais qu'ils sont l'origine de vos checs successifs. Plus loin, nous reparlerons de ces activits particulirement mprisables et inacceptables de la police en civil. Examinons la performance d'autres acteurs et actrices sur la scne. Adle tait une autre des civils frquentant le resto. Intelligente, habile et belle, teint un peu blafard, yeux parfois cerns, l'air de celle sortant du lit. Elle se prtendait artiste spcialise dans la cration de masques en argile maille. Difficile de dnicher activit plus approprie l'underground policier. Casamayor crit que les espions font toujours autre chose que ce qu'ils semblent faire. ( Louis Casamayor - La Police - Gallimard ) Malgr le soin qu'ils prennent pour cacher leur vritable rle, leur comportement ne peut manquer, en certaines occasions, de paratre insolite et de donner l'veil. Casamayor n'a jamais si bien dit. Un soir avant le souper, Adle me montre son portfolio rempli de photos de ses " oeuvres ". Gros os il y a : les masques ont t photographis de trop loin pour qu'on puisse en valuer la valeur artistique. On ne peut mme pas voir ce que chacun exprime par rapport aux autres. Quand je lui en fais la remarque, son " chum " Antoine

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rpond vivement sa place : La camra qu'on avait permettait pas de photographier de proche . Ces deux civils n'ont pas pens une seconde que ces photos susciteraient plus de questions qu'elles n'en rsoudraient. Lorsque notre " artiste " se prsentait chez un client potentiel, comment celui-ci pouvait-il choisir ceux l'intressant alors que leurs traits taient invisibles ? Le vritable artiste est fier de ses oeuvres, les montre en gros plan. Ce soir-l, je vois bien aussi qu'elle entretient une relation professionnelle troite avec l'un des autres policiers en civil, Armand. Un gars la barbe broussailleuse, prsumment ex-prof, grand amateur de calembours la Sol. Il est de la table autours de laquelle nous prenons place, elle et moi. C'est lui qui me refile une une chaque page du portfolio. Il joue le rle du soupirant dlaiss, un peu jaloux de l'attention qu'elle me porte. La mise en scne est parfaite, sauf que les deux comdiens jouent faux. Ensuite, Adle m'invite souper, une table du fond. Ne me reste plus qu' me mettre table, au propre et au figur. Pas question d'accepter cette infiltration ni aucune autre. Je dcline, prtextant avoir dj soup. Elle dpose son sac dos sur mes genoux, cherchant ainsi me laisser croire qu'elle veut crer un lien avec moi. Je le prends et le refile au pseudo soupirant transi. Opration policire rate. Quelques semaines plus tard, nous sommes au printemps 1997, j'explique Adle un projet qui m'est cher. Je veux produire un document corporatif pour le resto, format magazine, avec plein d'articles, de photos et de pages publicitaires. Il gnrera des profits que je partagerai avec l'organisme. Lui en montre la maquette que j'ai confectionne sur mon ordinateur. Armand glisse soudain dans la conversation l'expression blanchiment d'argent . Je feins de ne pas avoir entendu sa remarque. Aprs le dner, l'informe vouloir lui parler confidentiellement, lui demande son numro de tlphone. Il dit prfrer m'appeler, n'tant pas souvent chez lui. Je lui donne le mien. l'heure convenue, le tlphone sonne. C'est lui. J'entre tout de suite dans le vif du sujet. Lui dit l'avoir entendu, l'heure du midi, murmurer blanchiment d'argent ... Il ne me laisse pas finir, nie l'avoir dit. Mais j'insiste, lui signale que s'il a des preuves, de faire son devoir de citoyen, d'alerter la police. S'il ne veut pas s'en occuper, de me les communiquer, que je le ferai sa place. Lui fait remarquer qu'une fausse rumeur du genre peut nuire considrablement la rputation du resto. C'est de la diffamation, et les gens la colportant vont devoir prouver ce qu'ils avancent. Il me demande si je suis en train de lui faire des menaces. Non, lui dis-je, mais si tu as des preuves, fais ton devoir : et en sous-entendu, si tu n'en as pas, fermes-la. L'change est vif. Il me demande mme si j'enregistre la conversation. Rtorque pas moi, toi peut-tre. Le lendemain midi, Rodrigue, que je n'ai pas vu depuis au moins un mois, est de retour Bouffe-Hberge. Ce civil tait prsumment parti gagner sa vie Vancouver. Aucun doute, il est venu prter main forte son collgue que j'ai brass un peu la veille au tlphone. Celui-ci d'ailleurs l'accompagne. Notre voyageur des Rocheuses, qui devait tre plus prs de Montral que de Vancouver pour ragir aussi rapidement, se pavane, le torse lgrement bomb, me toise, me fait sentir qu'il est venu spcialement pour me mettre au pas. M'appelle le petit vieux devant des usagers, s'interroge tout haut sur mon ge vritable, me dit, le ton mprisant, que je dois bien avoir soixante ans. Finalement, les choses en restent l. Par la suite, Rodrigue deviendra un habitu du resto. Quant l'autre, lorsque je le croiserai dans la rue, il me saluera pendant un certain temps bras lev, index et majeur en V. Simon faisait galement parti de la mme mosaque. Sexagnaire un peu niais et passif - l'air seulement -, tte bien pleine, sans l'ombre d'une ride, cheveux blancs coups courts, toujours souriant batement. Le genre passer des heures parmi un groupe sans dire un seul mot, et sans que personne ne remarque vraiment sa prsence. Il lui arrivait parfois d'interprter le rle de l'homme femmes. Ne dtestait pas non plus jouer l'amateur de coca, l'occasion. Un midi, aprs le repas, il nous raconte une orgie de bire et de drogue laquelle il a particip. l'entendre, il y en avait profusion. Chaque bire tait suivie d'une ligne de coca. De temps autre, ils arrtaient pour bouffer. Ensuite, a recommenait boire et sniffer de plus belle. Il exagre tellement que c'en devient ridicule. Cette histoire, invente de toutes pices, n'a d'autre but que de vrifier si j'en suis, moi aussi, un consommateur. Il s'attend sans doute ce que je le relance, lui raconte mon tour une orgie de la mme farine, ou que, en manque, je me trahisse en reniflant et basculant la tte en arrire, le regard hallucin, ainsi que ragissent parfois des cocanomanes. Ou que je lui demande, voix chevrotante et narines frmissantes, s'il n'a pas un peu de stock vendre. Parler avec autant d'effusion de cocane un drogu quivaut parler d'alcool un alcoolo. Ce n'est pas long que les symptmes de sevrage se manifestent. Je lui fais remarquer que moi, je n'ai pas besoin de a pour avoir du plaisir dans la vie. Mon propos a l'effet d'une douche froide. Il reste un peu indcis, son histoire tombe plat. Il ne cessera pas pour autant de m'ausculter. Un aprs-midi, Simon, Antoine et moi venons de bouffer chez Old Brewery, une soupe populaire, et dambulons rue St-Laurent. Je ne sais plus qui amne le sujet sur le tapis, mais toujours est-il que nous en venons parler de

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l'appart de 872$ par mois que j'occupais aux Habitations Desjardins, en 1994-95. Simon me souligne que je devais bien vendre un peu de coca pour arriver joindre les deux bouts. Pas le temps de rpliquer qu' l'poque j'ditais plusieurs magazines, que mes revenus me le permettaient. Je travaillais chez moi o je recevais parfois hommes d'affaires, clients et lecteurs, qu'il me fallait un endroit prsentable, image corporative oblige. Travailler mon domicile me revenait en outre pas mal moins cher que dans un local commercial. Pas le temps, ils acclrent aussitt le pas. Les laisse aller, n'ai pas envie de m'essouffler les suivre. Tactique policire connue consistant laisser l'interlocuteur subitement en plan pour qu'il marine un peu dans son jus, seul avec sa culpabilit. Un autre jour, Antoine et moi revenons de bouffer du mme endroit, discutons de choses et d'autres sur le coin Ste-Catherine-St-Laurent. Tout coup, il m'interrompt, me demande si j'ai vu... ? Vu quoi ? Le pigeon venant de se faire crabouiller sous la roue d'une voiture qu'un type a stationne le long du trottoir, en face du resto La Belle Province. Rponds non, puisque l'incident s'est droul derrire moi. Cela dit, je reprends la discussion que j'avais entame avec lui. Il m'interrompt encore, me demande si j'ai entendu le bruit quand le pigeon a t cras. Oui, effectivement, mais j'ignorais ce que c'tait. Je reprends encore le fil de la conversation, remarque qu'il me regarde bizarrement, la tte penche sur un ct. Je comprends alors ce qui le chicote. Un pigeon vient d'tre aplati, je devrais tre mu mais ne le suis pas. Comment le pourrais-je, n'ayant rien vu ? Que lui le soit, comprhensible, il en a t tmoin. Voyez o je veux en venir ? La speudo prvention de la criminalit n'est qu'un alibi, leur objectif tant d'abord et avant tout de culpabiliser le citoyen et d'imposer leur emprise psychologique. C'est de cette faon qu'on prend le contrle d'une socit.

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Chap. 3 La police en civil cherche m'jecter du milieu communautaire Dans les cinq derniers mois de vie du resto Bouffe-Hberge, j'ai t un peu l'quivalent du patron de la bote. C'est moi qui l'ai maintenu en activit grce mon acharnement thrapeutique. Sans moi, il aurait ferm ses portes bien avant. Cela dit sans vouloir minimiser l'importante contribution de certaines bnvoles, qui oeuvraient la cuisine : sans elles, il n'y aurait pas eu de repas et par consquent pas de resto. Ce travail m'obligeait faire des journes de 8 10 heures, parfois sept jours sur sept. Je l'accomplissais pour les usagers. C'tait du bon monde que j'aimais, certains me le rendaient bien. Les normes difficults financires du resto m'angoissaient un brin. O tous ces gens iraient-ils si on fermait les portes ? Quand on devient pauvre, les occasions d'osmose se rarfient. Rien de pire, la source de bien de maladies mentales. Le pauvre fuit les gens qu'il frquentait l'poque o il travaillait, gagnait sa vie. Eux ont un job, de l'argent dans les poches, plein de choses raconter. chaque rencontre, ils lui demanderaient s'il travaille. Comme plus rien ne se passe dans sa vie, il n'aurait plus rien dire, sinon rpter encore qu'il ne travaille pas. Sa vie s'est en quelque sorte arrte. Embarrassant la longue. Ces gens, de toute manire, il ne pourrait plus les suivre, son aide social ne le lui permettant pas. D'o sa soif de nouvelles amitis. Comprenez pourquoi je tenais l'osmose du resto comme la prunelle de mes yeux. Elle est une foule de petites choses combien ncessaires. Un sourire, une tape amicale sur l'paule, une poigne de main, une gentillesse l'endroit de quelqu'un, une invitation partager la mme table, pouvoir jaser de n'importe quoi avec n'importe qui, rire de bon coeur, tout cela n'a pas de prix. J'ai vu une dizaine d'usagers et de bnvoles renatre la vie, s'panouir. Bien sr, ce milieu n'est pas diffrent des autres, gnre aussi parfois de petites tensions, mais c'est la vie ! Quand vous tes conscient de l'importance de l'osmose et voyez des civils rder autour des usagers, sachant trs bien en quoi consiste leur boulot, vous n'aimez pas cette face cache du pouvoir. Il y a des jours o vous avez envie de dnoncer sur la place publique cette rpression invisible, silencieuse. L'ide m'en a travers l'esprit quelques reprises, mais l'poque je n'avais pas encore acquis une vision globale de la situation. Au resto, je pilotais la plupart des dossiers. Me suis rapidement aperu que les problmes financiers de l'organisme taient gros. Une opration de sauvetage s'imposait. Depuis sa fondation en octobre 1993, rien n'avait t fait sur le plan administratif. Le numro de charit de l'organisme avait mme t rvoqu parce que les rapports annuels n'avaient pas t effectus. Pas de numro, pas d'exemption de taxes locative de la Ville de Montral et foncire de l'ex-Communaut urbaine de Montral ( CUM ). Pas de dons non plus, les donateurs exigeant gnralement un reu pour fins d'impt, avec votre numro de charit clairement indiqu. Le ractiver rtroactivement avait demand du temps. L'impt fdral nous talonnait galement. Au dbut, le fonctionnaire responsable me disait n'avoir jamais vu un dossier aussi pourri que celui-l. Je lui ai tout racont. Aprs une couple de rencontres son bureau, il a bien vu que j'tais de bonne foi, dtermin redresser la situation. Nous utilisions deux camions pour aller qurir les denres. Deux paves qui, quand elles taient dfectueuses, nous cotaient les yeux de la tte. Un jour, la transmission de l'une a cass. J'ai convaincu le prsident de ne pas investir dans ce tas de ferraille, de s'en dbarrasser. Cependant, il y avait bien pire. Lorsque notre chauffeur allait chercher des denres, il devait composer avec les horaires des commerants donateurs. Il lui fallait passer aussitt, autrement ces surplus de production taient jets aux poubelles. Et il arrivait qu'il n'y ait aucun endroit o stationner. Au fil des mois, et cela avait commenc bien avant mon arrive, l'organisme avait accumul pour plus de 10 000$ de contraventions. Une partie de nos revenus taient investie l-dedans. On trouvait les 250$ et plus pour librer la roue de la wagonnette de son sabot de Denver mais on n'avait pas l'argent au dbut du processus quand on recevait la contravention de 32$. Une administration broche foin ! Un jour, nous avons reu deux contraventions successives de 400$ chacune. J'ai alors ralis que le chauffeur et le prsident conduisaient sans permis. Peu aprs, une troisime de 400$ : la plaque d'immatriculation n'avait pas t renouvele. Suis parvenu conclure une entente avec la Cour municipale de la Ville de Montral. Nous assumerions notre dette en versant 60$ chaque mois. En esprant que d'autres ne viennent pas s'y ajouter et, le cas chant, que la Cour municipale accepte de les intgrer l'entente. a ne pouvait plus durer. J'ai crit une lettre au maire Pierre Bourque de Montral, et signe par le prsident. Je ne cherchais pas court-circuiter le processus judiciaire, seulement endiguer l'avalanche de nouvelles contraventions. J'acceptais mal de voir les camions des brasseries stationner n'importe comment sans problme alors que nous, organisme sans but lucratif et pauvre comme Job, les bourdons verts, et parfois mme la police, ne nous laissaient pas souffler une minute : l'poque, j'ignorais encore que plusieurs de ces messieurs dames

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n'en payaient jamais, que leur vhicule personnel tait protg par la fameuse vignette VIP ! Le maire m'a aussitt rpondu qu'il allait s'en occuper. 'a t la fin des contraventions pour le stationnement de quelques minutes dans des zones interdites. Autre problme : le loyer. Le prsident avait accumul du retard. Idem pour Hydro-Qubec, Gaz mtropolitain et d'autres fournisseurs. deux reprises, Hydro nous a coup l'lectricit. l'une d'elles, la situation tait pathtique. Nous tions en hiver. Par chance, le pole de la cuisine fonctionnait au gaz. celui du midi, les choses s'taient assez bien passes, la lumire du jour clairait l'intrieur. Cependant, celui du souper, ce n'tait pas drle. Deux femmes avaient dnich suffisamment de bougies pour en placer sur chaque table. Le soleil tait couch, on gelait. Pendant le souper, personne ne parlait ou presque. Le lendemain matin, le dput pquiste de Ste-Marie-St-Jacques, Andr Boulerice, intervenait auprs d'Hydro-Qubec, qui acceptait finalement un acompte plutt que le paiement total de la facture d'environ 4 000 ou 5 000$. Lumire et chauffage revenaient. L'osmose reprenait vie ! Cette fois, nous nous en sortions, mais pour combien de temps encore ? Afin de gnrer un peu d'argent neuf, j'avais confectionn, ainsi que relat plus haut, un document corporatif. Je m'tais occup de tout. Le Collge de Photographie Marsan m'avait refil l'un de ses tudiants, qui avait consenti de travailler gratuitement, et que Norbert s'tait d'ailleurs dpch d'infiltrer. Un studio de photographie m'avait prt une camra 35 mm, donn les films et dvelopp gratuitement les photos. Vingt pages taient rserves des infos sur le resto, et vingt autres des pubs. J'en avais dj vendues quelques unes, dont au maire de Montral, Pierre Bourque, via l'une de ses secrtaires. Les pubs taient payables aprs la publication du document, la rception d'un exemplaire accompagn de la facture. Je comptais sur une partie de ces revenus pour me relancer en affaire. J'avais aussi entrepris des dmarches auprs d'une reprsentante de la ministre Ressources humaines et Travail Canada, Jane Stewart, afin d'obtenir gratuitement l'installation, dans notre resto, d'un terminal donnant accs la banque d'emplois disponibles partout au pays, dont ceux de la grande rgion mtropolitaine de Montral. Je projetais de mettre la disposition de nos usagers et bnvoles une ligne fax et tlphonique afin de faciliter leur communication avec les employeurs potentiels. D'associer Travail Qubec de mini sances d'info portant sur la faon de rdiger un curriculum vitae, de se prsenter au tlphone ou au bureau d'un employeur potentiel. ventuellement, je songeais acqurir un ordinateur et une imprimante pour la conception et l'impression des cv. Pour offrir ces services, j'aurais sollicit l'aide financire d'entreprises et de fondations. Je souhaitais galement y insuffler un peu de culture, aussi importante que l'osmose et la bouffe. Elle peut aider quelqu'un sortir de sa coquille. On oublie souvent que l'image que les pauvres se font d'eux-mmes dpend pour une large part de celle que leur renvoie le mobilier dgrad, urbain ou rural, o ils vivent. De l'entourage humain aussi, car il se trouve des gens pour les mpriser. Je voulais leur donner l'occasion de transformer positivement cette image et de se dcouvrir, qui sait ? Peut-tre des capacits insouponnes. Nous allions monter des sayntes du thtre burlesque intercales de numros de varit. Usagers et bnvoles en seraient la fois concepteurs et acteurs. La capacit de 90 places assises du resto le permettait. Ne suffisait que d'improviser une scne. O dnicher des running gags ou sayntes typiques du thtre burlesque ? Coup de fil Gilles Latulippe, le matre en la matire au Qubec. Le rejoins au deuxime appel, lui dit qui nous sommes, explique le projet. Il accepte de nous aider, pourrait mme assister quelques unes de nos rptitions. Pour l'laboration de numros de varits, pas compliqu, il y a plein de talents au resto : joueurs de la flte traversire, de la flte bec et de tuba, pote, raconteur d'histoires. L'un de nos bnvoles, m'avait-on dit, tait un travesti. cela, on pouvait ajouter d'autres numros. Je songeais notamment la cration des Girls de Bouffe-Hberge, petite troupe sobrement froufroutante, dansant et chantant des classiques des nuits parisiennes, par exemple Pigalle de Serge Lama : je m'en vais voir les petites femmes de Pigalle... et tra-la-la ! Et sans discrimination d'ge et de tour de taille. Songeais aussi un extrait d'une pice de Shakespeare. 'aurait t tordant d'entendre des gens ne possdant aucune formation thtrale s'exprimer en alexandrins, incluant les imparfaits du subjonctif. J'accordais videmment la priorit aux problmes quotidiens dcoulant de la situation financire pnible du resto. Un feu n'tait pas aussitt teint que quelque temps aprs un autre s'allumait ailleurs. Ces imprvus ont eu du bon. Dans le sens qu'ils m'ont retard dans la vente des espaces publicitaires du docu corporatif et permis de dcouvrir que l'argent tait dpens aussi vite qu'il entrait, et sans que le sort du resto s'en trouve vraiment amlior. Il en entrait tout mme, d'aprs mes estims, au minimum 5 000$ par mois : clientle variant entre 100 et 250 chaque dner et souper, au prix d'1$ par tte. O allait cet argent ? J'ai alors ralis qu'il en serait ainsi des revenus gnrs par le document corporatif. C'est que ma connaissance des dossiers m'avait permis de ralentir l'volution de quelques problmes, l'exception du plus important de tous : l'entre et la sortie de l'argent. J'avais toujours refus d'avoir accs la caisse. L'administration tait pas mal chaotique, je ne voulais surtout pas tre souponn si jamais des sous venaient disparatre.

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D'autres faits ont beaucoup contribu galement ma conscientisation. Au printemps 1997, le prsident et moi avions obtenu une subvention de 2 300$ de la responsable du Comit organisateur des ftes de la St-Jean, Montral. Un chque de 1 700$ lui avait t vers, le reste devait suivre aprs la remise du rapport final de nos activits. Je lui avais expliqu que seules les dpenses admissibles seraient subventionnes et qu'il faudra produire les pices justificatives. M'a dit qu'il respecterait l'entente. Bonne poire, je l'ai cru. Le lendemain de la St-Jean, je suis dj prt rdiger le rapport mais il prfre attendre encore quelques jours. Une semaine aprs, je reviens la charge, mme rponse : J'ai pas le temps l, plus tard . Pourtant, ainsi que je lui dis, il n'a qu' me donner les factures et je vais m'en occuper. Vers le milieu de juillet, la responsable du Comit organisateur des ftes me tlphone, m'informe n'avoir pas reu le rapport. D'autres appels suivent, je ne sais plus quoi dire. Voyant que le prsident n'en fera pas, j'en avise la responsable, lui suggre mme de le dnoncer sur la place publique, de nous en dbarrasser au plus sacrant. Je suis furieux. Un peu plus tard, une lettre de Moisson Montral entre sur mon fax. La banque alimentaire annonce la direction que dsormais elle n'aura plus droit des denres. Son auteur crit qu'une enqute rvle que le resto vend un dpanneur du pain provenant de Moisson Montral. Par la suite, j'apprends que des canettes de cocacola subiraient le mme sort. Vendre des denres provenant de cet organisme sans but lucratif peut paratre anodin, mais ne l'est pas. Cette pratique entachait le protocole d'entente sign entre celui-ci et ses partenaires, petits commerants et proprios de grandes chanes d'alimentation. Ils donnent gratuitement leurs surplus de production, la condition qu'ils ne reviennent pas sur le march. Jusqu' ce moment, rien de rprhensible ne s'y tait produit. Et voil que je dcouvrais coup sur coup des faons de faire inacceptables. cela s'ajoutait la situation financire, dsespre. brve chance, on devra mettre le cadenas la porte. partir de ce moment, je n'ai qu'une ide en tte : injecter du sang neuf au sein du conseil d'administration ( ca ). Je russie convaincre le prsident de me faire lire au sein du ca, de cder la prsidence quelqu'un d'autre, lui promets en retour le poste de directeur gnral ( dg ) de l'organisme, avec salaire. L'appt est un peu gros, mais le vois dj saliver par anticipation. Arrive le moment de convoquer les membres du ca la runion. Surprise ! Je dcouvre que trois des cinq administrateurs ne sont plus membres, refusent mme d'y participer. Le minimum requis par la loi tant de trois, le ca n'en comptant plus que deux, je suis en prsence d'un ca bidon. Que faire ? Me rends au bureau d'un avocat d'une grande tude juridique montralaise, l'en informe. Il me rassure, affirme que cela peut s'arranger facilement. Je ne vois pas comment, sans reprendre toute la dmarche d'accrditation. Quelques jours aprs, nous tenons la runion dans une salle de l'tude juridique. L'avocat agit comme prsident des dlibrations. L'ai convaincu, ainsi que l'un de ses collgues, d'accepter un poste de directeur. Ds l'ouverture de l'assemble, je propose un bnvole, ex-pilote de brousse, la prsidence. Il refuse. Voyant cela, la directrice gnrale tente de se faufiler en posant sa candidature, je m'y oppose. Il faut de nouvelles ttes au sein de cet organisme. Son plan de match est claire : elle devient prsidente et le prsident sortant hrite de la direction gnrale. Je tente de lui couper le chemin en posant galement ma candidature la prsidence. Il y a de l'lectricit dans l'air. Pour sauver la situation, l'ex-pilote de brousse accepte son corps dfendant la prsidence. Il m'en veut de lui avoir forc la main, me jette des regards furibonds. Comme prvu, suis lu la viceprsidence. J'ai bien hte de voir la suite des vnements... Le lendemain, suis de nouveau au bureau de l'avocat. Il me dicte une ribambelle de rsolutions refltant ce qui s'est pass la veille. Cependant, l'une d'elles m'tonne au plus haut point. Il m'y dsigne comme un membre sortant du ca prcdent... alors que je n'en ai jamais fait parti. Sa solution, c'est cette mouffette qu'il vient de sortir de sa manche. J'aborde la question de l'illgalit de la manoeuvre en lui faisant part de ma certitude que l'Inspecteur gnral des Institutions financires va s'en rendre compte. Il fait pivoter sa chaise d'un quart de tour, regarde par la grande baie vitre Montral ses pieds et me dit, en grimaant et faisant non de la tte : Ils verront pas a. Par politesse, je n'insiste pas, nanmoins je ne peux m'empcher de penser : tu parles d'un avocat ! Jusque l aucun geste illgal n'a t pos. L'illgalit commencerait seulement quand nous l'informerions officiellement des rsultats de l'lection. L, nous y serions jusqu'au cou. Reste deux tapes franchir avant d'y arriver. L'ex-prsident et l'ex-dg doivent signer le procs-verbal de l'assemble, ce qu'ils font sans sourciller. Ensuite, ce procs-verbal doit tre adopt par les membres du nouveau ca. Quand arrive la runion, le nouveau prsident me demande de dposer le procs-verbal. Lui avoue l'avoir oubli chez moi, m'en excuse. Je ne leur dis pas, mais mon oubli est volontaire : je refuse de mettre le doigt dans l'engrenage de l'illgalit. Pour le moment, les choses en restent l. J'essaie d'laborer un autre plan. L'organisme n'existe plus juridiquement, mais n'en continuons pas moins, vaille que vaille, servir des repas aux pauvres. L'eau s'infiltre de plus en plus dans le bateau. Le prsident n'arrive pas payer le loyer au complet. Le nouveau propritaire n'apprcie pas : au milieu de l't 1997, nous avions emmnags dans un difice sis au coin

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des rues Htel de Ville et Ste-Catherine-Est. la recherche d'une autre solution de sauvetage, me vient alors l'ide de crer un nouvel OSBL qui assurerait la relve et maintiendrait la flamme de l'osmose allume. Si on ne peut sauver Bouffe-Hberge, laissons-le couler pic. Avec beaucoup de chance, la transition pourrait s'effectuer sans fermeture des portes. Je suggre au proprio du local d'vincer Bouffe-Hberge et de signer un bail avec le nouvel organisme que je vais mettre sur pied. Il accepte. J'ai environ de trois quatre semaines devant moi, et pas un sou noir en poche pour dfrayer le cot de l'enregistrement du nouvel organisme. C'est le branle-bas de combat. Je veux un cas reprsentatif du milieu. Suis la recherche de quelqu'un de prestigieux pour occuper la prsidence. Un reprsentant du CLSC des Faubourgs accepterait un poste de directeur. Les usagers y liraient un des leur, les bnvoles aussi. J'en ferais parti titre de dg bnvole, sans salaire. Les runions se drouleraient au resto, en prsence des habitus. La transparence serait la rgle. Je runis discrtement quelques bnvoles afin de prparer la transition. La rencontre a lieu un soir, au domicile de l'un d'eux. Ds le dbut, la discussion s'engage sur les candidats ventuels du ca. Leur dis tre la recherche de quelqu'un pour assumer la prsidence, de leur ct, ils n'ont personne proposer. Les informe aussi que le dg en fera parti, et que j'en occuperai la fonction bnvolement, sans salaire. Adle, la pseudo artiste spcialise dans la cration de masques maills, policire en civil et bnvole au resto, ne l'entend pas ainsi. Elle soutient qu'un dg ne peut tre membre. Lui explique que rien ne l'interdit, en autant qu'il n'est pas rmunr. En inscrivant ce principe dans les lettres patentes du nouvel organisme, mes successeurs n'auront d'autre choix que de faire de mme, ou devraient les amender en consquence. Il est vident que le dg, s'il exigeait un salaire, ne pourrait plus en tre membre. Je n'avais pas prvu qu'Adle crerait de la bisbille. Habituellement, elle tait plutt silencieuse, un peu amorphe mme, n'argumentait jamais au cours d'une conversation. Et voil que soudain, elle devient une redoutable adversaire, s'acharne couper les cheveux en quatre. Dtermine et manoeuvrant habilement, la civile russit prendre le contrle de la petite runion. Son intervention l'effet d'une douche froide sur l'enthousiasme des bnvoles prsents, suscite de la suspicion mon gard. On semble me percevoir comme quelqu'un voulant accaparer tous les pouvoirs, alors que ma dmarche est toute autre. Visiblement, Adle cherche nous monter les uns contre les autres, transformer la runion en affrontement. En nous divisant, elle paralyse le comit. La prise de bec dure une dizaine de minutes. Bel exemple d'une dstabilisation de type policier. Aprs coup, je me demanderai pourquoi le corps policiers auquel elle appartient n'avait pas dnonc l'ex-directrice, qui occupait un poste au sein du ca, dnonc aussi le ca illgal, parce que bidon ? la fin de la soire, quand je quitte les lieux, tout est trs clair dans ma tte : je ne veux plus rien savoir de ce panier de crabes, abandonne l'ide de crer le nouvel organisme. Trop de policiers et policires en civil dans le paysage. Je n'ai rien contre la police, mais l elle dpasse les bornes. J'aurais pu dnoncer publiquement cette situation. Cependant mes priorits se situaient un niveau infrieur : retrouver mon autonomie financire au plus vite. Autre raison : ces bnvoles n'taient pas prts y investir l'nergie ncessaire. Nous avions besoin de tout : ustensiles, vaisselle, casserol