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Autrement qu’être? La question de l’éthique entre Levinas et Heidegger. François Raffoul Louisiana State University Introduction Il est courant, à la suite d'une certaine lecture de Lévinas, d’opposer éthique et ontologie, pensée de l'autre et pensée de l'être. Doit-on néanmoins admettre sans autre forme de procès l'équivalence posée par Lévinas entre l'être et le même? La question de l'autre ne peut-elle prendre son essor "qu'au-delà de l'être"? Que peut signifier la dite primauté de l'éthique sur l'ontologie, dès lors que la pensée de l'être, ainsi que l'explique Heidegger dans la Lettre sur L'humanisme , est une "éthique originaire"? Je voudrais dans les quelques pages qui suivent développer cette opposition afin d'en mesurer les 1

l'etre et l'autre

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An essay on ethics and ontology

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L'tre et l'autre: La question de lthique entre Levinas et Heidegger

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Autrement qutre? La question de lthique entre Levinas et Heidegger.Franois RaffoulLouisiana State UniversityIntroduction

Il est courant, la suite d'une certaine lecture de Lvinas, dopposer thique et ontologie, pense de l'autre et pense de l'tre. Doit-on nanmoins admettre sans autre forme de procs l'quivalence pose par Lvinas entre l'tre et le mme? La question de l'autre ne peut-elle prendre son essor "qu'au-del de l'tre"? Que peut signifier la dite primaut de l'thique sur l'ontologie, ds lors que la pense de l'tre, ainsi que l'explique Heidegger dans la Lettre sur L'humanisme, est une "thique originaire"? Je voudrais dans les quelques pages qui suivent dvelopper cette opposition afin d'en mesurer les limites ventuelles. En quel sens le souci thique nest pas exclusif de lontologie, voire que celle-ci constitue elle-mme une relance d'une pense de l'thique, et de l'autre? Quels sont les sens de lthique et de l'altrit dans la pense de lotage, du Dasein? Comment la question de la mort intervient-elle dans la possibilit de lthique? La singularit de lexistant mortel est-elle exclusive du rapport lautre? Telles sont certaines des questions que je suivrai.

I.

Toute la critique de Heidegger par Lvinas s'amorce dans la remise en question, on le sait, du primat de l'ontologie sur l'thique. La thse de Lvinas s'nonce ainsi: L'ontologie, la pense de l'tre, telle qu'elle a dfini toute la philosophie occidentale depuis Parmnide jusqu' Heidegger compris, est une pense du Mme, une pense qui rduit au Mme, qui circonscrit, englobe ou embrasse le tout de l'tant, une pense qui rduit l'altrit dans sa puissance thortique de com-prhension. Le logos occidental, la thoria, l'ontologie, autant de figures de l'assujettissement de l'altrit par et dans le Mme: "Thorie signifie aussi intelligence - logos de l'tre - c'est--dire une faon telle d'aborder l'tre connu que son altrit par rapport l'tre connaissant s'vanouit", lisons-nous dans Totalit et infini. Ou encore: "La philosophie occidentale a t le plus souvent une ontologie: une rduction de l'Autre au Mme " (TI, 33-34). Il s'est agi pour Lvinas de "dpasser la notion latique de l'tre", de dpasser l'ontologie, et de se porter au-del de l'tre, vers "l'absolument autre", c'est--dire pour Lvinas: Autrui. Il y aurait beaucoup dire, ou redire, sur cette dfinition massive de l'histoire occidentale de la pense sous sa forme philosophique, sur cette "rduction au Mme" de la philosophie. Mais qu'en est-il de Heidegger dans cette histoire? N'est-il pas celui qui a soumis la mtaphysique occidentale une destruction phnomnologique sans prcdent? N'est-il pas celui, surtout, qui a "dtruit" l'ontologie occidentale en rvlant la diffrence de l'tre et de l'tant, une diffrence ignore par la mtaphysique dans son entreprise de substantialisation de l'tant? Bref, Heidegger n'est-il pas celui qui permettrait de sortir de ce qu'il appelle "l'onto-thologie occidentale"? Non, au contraire. La pense phnomnologique de Heidegger serait la culmination "imprialiste" (TI, 35) de cette dictature du Mme. En posant l'antriorit de l'tre sur l'tant, Heidegger ne ferait qu'accentuer le caractre englobant de l'tre, et ainsi la rduction violente de l'tant autre au mme de l'tre. "Philosophie du pouvoir, l'ontologie, comme philosophie premire qui ne met pas en question le Mme, est une philosophie de l'injustice. L'ontologie heideggrienne qui subordonne le rapport avec Autrui la relation avec l'tre en gnral... demeure dans l'obdience de l'anonyme et mne, fatalement, une autre puissance, la domination imprialiste, la tyrannie... L'tre avant l'tant, c'est... un mouvement dans le Mme avant l'obligation l'gard de l'Autre" (TI, 38, je souligne).

Dans "L'ontologie est-elle fondamentale?", Lvinas dfinit l'ontologie fondamentale comme "connaissance de l'tre en gnral"3. La pense de l'tre en tant qu'tre veut dire pour Lvinas: pense de l'tre en gnral. Ainsi, crit-il, "L'ontologie est l'essence de toute relation avec les tres et mme de toute relation dans l'tre. L'tre est ainsi l'horizon de l'tant et de tout rapport l'tant". Terme crucial pour Lvinas. Car, ainsi qu'il l'explique dans Totalit et infini, "La phnomnologie toute entire, depuis Husserl, est la promotion de l'ide de l'horizon" (TI, 35). Et qu'est-ce qui est propre l'horizon? C'est, continue Lvinas, de jouer "un rle quivalent celui du concept dans l'idalisme classique". Or, on le sait, la gnralit conceptuelle englobe en l'unifiant la diversit des cas individuels qui se rangent sous elle. Tous les rapports l'tant se rangent sous l'tre, comme autant d'exemples de l'tre. Et en particulier en ce qui concerne le rapport l'tant autre. Mais l'tant autre par excellence, c'est autrui. Si le rapport l'tant se tient dans l'horizon de l'tre, alors le rapport autrui est compris dans l'tre, c'est--dire, assujetti l'tre en tant qu'essence neutre. Lvinas conclut sur ce point: "L'tre-avec-autrui - le Miteinandersein - repose ainsi pour Heidegger sur la relation ontologique" (TI, 17). Or c'est cet assujettissement que Lvinas rejette radicalement. Tous les tants se rangent sous l'tre, sauf autrui. Autrui chappe l'horizon ontologique, n'est pas un cas possible du rapport l'tant, ne se laisse pas dominer par une pense du Mme. Le rapport autrui ne se dploie pas sur fonds de rapport ontologique. Le rapport avec autrui n'est pas ontologie, chappe l'ontologie, prcde l'ontologie. L'ontologie heideggrienne ne peut faire droit et justice autrui, car ds que "j'ai saisi autrui dans l'ouverture de l'tre en gnral, comme lment du monde o je me tiens, je l'ai aperu l'horizon. Je ne l'ai pas regard en face, je n'ai pas rencontr son visage" (TI, 21). La comprhension de l'tre ne peut pas comprendre le rapport autrui, elle "ne peut pas dominer la relation avec autrui" (TI, 39). Il faut en fait inverser la hirarchie, il faut "intervertir les termes" (TI, 38). C'est le rapport avec l'tant - avec autrui - qui commande et prcde la relation avec l'tre. Et comme la relation avec autrui est ce qui dfinit rigoureusement pour Lvinas l'thique, alors il faut dire que l'thique prcde l'ontologie, et non l'inverse.

Cette critique radicale de l'ontologie heideggrienne, en tant que pense de l'tre en gnral, s'accompagne d'une remise en cause de ce qui reprsente pour Lvinas le solipsisme de la pense de Heidegger. Ce solipsisme s'avouerait dans la figure de ce que Heidegger appelle la "miennet" (Jemeinigkeit) du Dasein. On pourrait ici relever au passage une tension, sinon une contradiction: Car peut-on affirmer d'un ct, pour le lui reprocher, la gnralit ou la neutralit de l'ontologie, et de l'autre parler de la miennet irrductible de cette mme ontologie? La contradiction n'est peut-tre qu'apparente, car c'est prcisment parce que l'ontologie est pense du Mme, soit ngatrice de l'altrit, qu'elle s'avoue comme goque et solipsiste. Ici le Mme et le mien sont d'un mme tenant: "L'Autre devient le Mme en devenant mien" (TI, 37). Et l'on sait aussi que c'est Heidegger lui-mme qui parle de "solipsisme existential" pour caractriser l'analytique du Dasein. Lvinas va interprter, bon droit semble-t-il, le caractre fondamental de la miennet comme l'indice d'une fermeture sur soi d'un "mien", sinon d'un moi, comme la clture de l'ontologie en gologie rductrice de l'altrit. Car si l'tre m'est chaque fois remis pour que je l'assume proprement et authentiquement en m'lanant vers la mort comme vers ma possibilit la plus extrme et la plus propre, ce sera au prix d'une exclusion radicale de l'altrit. Je suis seul mourir, je suis seul dans mon tre tout entier face la mort, qui n'est jamais "la" mort, et non plus celle des autres, mais avant tout la mienne, "ma" mort. La mort, qui dfinit pour Heidegger l'tre de l'homme, se dcline la premire personne du singulier, exclusivement. Dans cette prcdence, tous les rapports d'autres Dasein sont dissous. Lvinas commente: "Authenticit du pouvoir-tre le plus propre et dissolution de tout rapport autrui" ("Mourir pour...", in EN, 211).

La miennet est rduction de l'autre au moi, ou au Mme, les termes sont ici pratiquement synonymes. Lvinas poursuit cette interprtation plus avant, et oppose la miennet solitaire un tre-pour-autrui plus ancien. Certes le Dasein est essentiellement Mit-sein, tre-avec. Mais pour Lvinas, cela ne change rien l'affaire: D'une part parce que c'est prcisment dans ce mme tre-avec que le Dasein "se met se confondre avec l'tre de tous les autres et se comprendre partir de l'anonymat impersonnel du On, se perdre dans la mdiocrit ou tomber sous la dictature du On..." (EN, 210); bref, tre inauthentique. Ce nest pas par hasard si Heidegger, lorsqu'il cherche dcrire l'inauthenticit du Dasein, le fasse dans une analyse de l'tre-avec. Pour Lvinas, cela dcoule du "projet philosophique de Heidegger", un projet o "la relation autrui est conditionne par l'tre-au-monde et, ainsi, par l'ontologie" (id). Mais d'autre part, et plus radicalement encore, c'est la conception mme de lautre chez Heidegger qui pose problme: il le pense partir de ltre-avec. Mais cet "avec", avec sa signification d'"tre rciproquement l'un avec l'autre" (TA, 19), est encore en un sens du neutre, un moyen terme: L'tre-ensemble "est collectivit autour de quelque chose de commun" (De l'existence l'existant, 162). Seulement le rapport l'autre, pour Lvinas, n'est "pas une communion". Celle-ci reproduit une logique du mme, et c'est cette logique que Heidegger reproduit prcisment l o il traite d'autrui, ou plutt, devrions-nous dire, de l'tre-avec. "Nous esprons montrer, pour notre part, que ce n'est pas la prposition mit qui doit dcrire la relation originelle avec l'autre" (TA, 19). Le vritable rapport autrui n'est pas l'tre ensemble dans un monde commun, il tient en une rencontre, dans le "face face redoutable d'une relation sans intermdiaire, sans mdiation" (EE, 162).

II

Je voudrais revenir dans un deuxime temps sur quelques aspects de cette critique lvinassienne de Heidegger. Le premier a trait, l'on s'en souvient, la caractrisation de l'ontologie comme pense du Mme. Lvinas a tendance rapprocher, sinon identifier, ce qu'il appelle l'ontologie heideggrienne l'ontologie classique. Or, il n'y a pas d'ontologie heideggrienne: la pense de l'tre n'est rigoureusement pas une ontologie. L'ontologie consiste prendre en vue l'tant partir de son universalit et de son fondement. Elle est donc la science de l'tant en tant qu'tant, de ce que Heidegger nomme "l'tantit" (Seiendheit). Or toute la pense de Heidegger, au contraire, consiste mettre jour le sens et la vrit de l'tre lui-mme, et non plus simplement de l'tant. C'est pourquoi, comme on le sait, Heidegger soumettra l'ontologie une destruction ou dconstruction radicale, et transformera en profondeur la faon dont se conoit la pense de l'tre. Car rvler l'tre en tant qu'tre, c'est le manifester dans sa diffrence avec l'tant. C'est en ce sens que Heidegger pourra crire que l'tre est "l'autre du tout de l'tant". Or si l'tre est l'autre de l'tant, comment ds lors pourrait-il encore tre caractris, ainsi que le fait Lvinas, comme genre universel englobant de l'tant? Si tel tait le cas, l'tre serait nouveau confondu avec le tout de l'tant, l'tantit. L'tre n'est donc pas le Mme au sens du concept universel de l'tant. L'tre "est" l'ouverture de l'tant, et rien de plus. C'est pourquoi l'tant qui a le sens de l'tre, soit le Dasein, est caractris par Heidegger essentiellement comme une ouverture d'tre dvoilant l'ensemble de ce qui est. Heidegger spcifie souvent cette exposition toutes choses de la faon suivante: Le Dasein est ouvert (expos) l'tant intra-mondain; il est expos l'autre Dasein; il est expos, enfin, l'tant qu'il est lui-mme. On le voit, le concept mme de Dasein inclut une relation originelle l'autre: l'autre tant, l'autre Dasein, et soi-mme comme un autre. L'on passe du rgime de l'Autre celui de l'avec, du rapport lautre. Comment, dans ces conditions, pouvoir encore opposer l'tre l'autre? L'tre ne serait-il pas au contraire l'ouverture mme de l'altrit, c'est--dire du rapport lautre? N'est-ce pas l, peut-tre, la condition permettant de dfinir le Dasein comme Mit-sein? Que peut signifier un au-del de l'tre, si l'tre est lui-mme l'au-del? L'tre est d'emble rapport une altrit, et d'emble un tre-avec. Sein est constitutivement Mit-sein. L'avec est co-extensif l'tre. Jean-Luc Nancy le souligne trs justement dans Etre singulier pluriel, en insistant sur l'indissociabilit de l'tre et de l'autre. Il crit, la fois en prolongement de Lvinas et en opposition avec lui: "... ce qu'il (Lvinas) entend comme 'autrement qu'tre', il s'agit de l'entendre comme 'le plus propre de l'tre', prcisment parce qu'il s'agit de penser l'tre-avec plutt que l'opposition de l'autre l'tre" (Etre Singulier Pluriel, p. 52, note 1, je souligne). L'autre, loin de s'opposer l'tre, devient le "problme mme de l'tre", "le problme le plus propre de l'tre" (id).

Dans cette perspective, il nous faut revenir sur le deuxime axe de la critique lvinassienne, celle qui porte sur la "miennet" du Dasein. Lvinas la comprenait comme fermeture solipsiste sur le moi. Mais de quoi s'agit-il dans le thme de la miennet chez Heidegger? La miennet nest paslego (je me permets de renvoyer ici mon A Chaque Fois Mien, Paris: Galile, 2004), mais cet vnement d'tre que j'ai tre en propre. Par consquent, la miennet, comme trait fondamental du Dasein, est une dtermination d'tre, elle est un trait de l'tre. Parce que le Dasein est compris comme une ouverture l'tant autre (tre-au-monde, tre avec autrui), son individuation radicale (le fait que je ne peux rpondre l'tre et de l'tre qu' la premire personne du singulier, et que personne ne peut y rpondre ma place) ne saurait tre comprise comme signifiant l'exclusion de l'autre. Nous sommes donc en prsence dune version absolument indite de l'individuation, une individuation non-goque et non exclusive d'autrui, que Heidegger repre sous la formule paradoxale de "solipsisme existential". Paradoxale, car ce solipsisme conjugue individuation radicale et exposition sans rserve l'autre. Il pose que le Dasein, dans son tre singulier et dans cette solitude mme, est tre-avec. Le solipsisme existential dsigne la solitude, l'esseulement ou l'individuation de l'existant. Or l'existant est essentiellement dfini par l'ouverture l'tant. Il faudra ainsi penser ensemble l'individuation sur soi et l'ouverture l'tant autre, et autrui. Le solus ipse, loin de signifier la clture d'un ego sur lui-mme partir de la rduction-destruction du monde, ouvre au contraire au tout de l'tant. C'est dans la sparation mme de la solitude mtaphysique que s'ouvre le rapport aux autres.

Cest sur ce point quil nous faut revenir sur la question de la mort, telle quelle intervient dans le problme de lthique. Lvinas oppose la mort pour soi chez Heidegger un mourir-pour autrui qui lui serait plus originel. Dans Ethique et infini, Lvinas crit ainsi: "la relation fondamentale de l'tre, chez Heidegger, n'est-elle pas la relation avec autrui, mais avec la mort, o tout ce qu'il y a de non authentique dans la relation avec autrui se dnonce, puisqu'on meurt seul" (EI, 51). Lvinas conteste ce privilge du mourir pour soi chez Heidegger et s'efforce d'imaginer un mourir pour l'autre qui pourrait "me soucier bien avant, et plus, que ma propre mort" (EN, 240). Il en appelle, dans la confrence "Mourir pour...", un sens du sacrifice o "la mort de l'autre proccupe l'tre-l humain avant sa propre mort", et qui indiquerait, nouveau, "un au-del de l'ontologie" (EN, 214). Lthique se fonde ici sur le souci de lautre dans sa mortalit (le visage pur Levinas exprime la mortalit mme dautrui).

Nous pourrions nanmoins demander: pour tre seulement en mesure de se sacrifier pour l'autre, de mourir pour autrui, il faut dj pouvoir mourir soi-mme. Il faut que la mort, comme la dfinit Heidegger, soit une possibilit de mon tre. D'autre part, mourir pour l'autre, ce n'est pas mourir sa place, si l'on entend par cette expression: mourir sa mort. Je ne peux pas ter la mort autrui, tout au plus la diffrer. Dans le sacrifice, je meurs pour l'autre mais je ne peux pas, en toute rigueur, mourir sa place. La mort n'a donc lieu qu' la premire personne du singulier: on meurt toujours seul. Toute mort "commune", ou pour l'autre dans le sacrifice, suppose dj la miennet insubstituable de "ma" mort. Ainsi que le remarque Jacques Derrida: "Donner sa vie pour l'autre, mourir pour l'autre... ce n'est pas mourir sa place. Au contraire, c'est dans la mesure o le mourir, s'il "est", reste le mien, que je peux mourir pour l'autre ou donner ma vie l'autre. Il n'y a, on ne peut penser un don de soi qu' la mesure de cette irremplaabilit" ("Donner la mort", in L'thique du don, p. 46). La singularit de lexistant nest donc pas exclusive du rapport lautre: Le rapport l'autre s'ouvre dans le rapport la mort. C'est partir d'un tel abme de l'impartageable que l'autre peut se profiler comme autre. Non pas l'tre-avec jusqu'au bord de la mort, mais sur fonds de l'abme de l'intransfrable de la mort. Il convient ici de reconnatre le caractre constitutif de l'tre-pour-la-mort pour l'tre-avec.

III. Conclusion

Je voudrais pour terminer tenter de dgager quelques prjugs commandant secrtement la pense d'Emmanuel Lvinas. Le plus dterminant, peut-tre, a trait la situation ou a la position de la question d'autrui. Chez Heidegger, cette question n'est pas pose dans un cadre gologique ou anthropologique. La question de l'autre n'est pas ontique, ne se situe pas dans le cadre de lgologie, mais est demble ontologique. Elle ne peut prendre la forme que d'une question sur l'tre de l'autre, sur l'tre-autre comme tel. C'est pourquoi l'autre dans la pense de Heidegger ne pourra plus jamais prendre la figure de l'autre moi, de l'alter-ego. Il s'agit ici de l'tre de l'autre, pas de l'autre moi. Au fond, tel est encore le point de dpart, cartsien, husserlien, de Lvinas. L'tre est mis entre parenthse, il est "rduit", et l'on part du Je, pour ensuite le dborder par son dehors: Lvinas comprend l'autre comme extriorit. Extriorit quoi? A l'ego, bien entendu. Mais laltrit est-elle l'extriorit? Tout se passe comme si Levinas cherchait renverser, aller rebours de la tradition subjectiviste moderne. Lvinas resterait ainsi tributaire de la pense gologique, qu'il se borne renverser. Il ne peut y chapper, d'o l'excs radical propre sa pense. Paul Ricoeur le montre bien: la pense de Lvinas, explique-t-il, est une pense "de la rupture", de "l'excs", une pense de "l'hyperbole" (Paul Ricoeur: Soi-mme comme un autre, p. 388, cit ci-aprs par SA), une sorte de renversement symtrique de la tradition cartsienne en philosophie, prenant son contre-pied mais ne remettant jamais vraiment en cause ses fondements.

Plutt que de partir du moi, pour ensuite essayer d'en sortir en faisant appel au seul concept qui reste, soit celui d'extriorit, du dehors, il s'agirait, comme le suggre Paul Ricoeur, mais comme l'avait dj fait Heidegger, de remonter du moi au soi pour y voir la donation de l'autre mme la constitution d'un mme, un mme au sens de l'ipse, et non de l'idem. Nous pourrions le montrer pour ce qui concerne le phnomne de l'appel de la conscience, qui rvle que le "mien" se constitue dans une altration originaire de soi, Paul Ricoeur voquant la "verticalit" de l'appel de la conscience, la "dissymtrie" entre l'instance appelante et le soi appel (SA, 394). Cette verticalit manifeste l'htro-affection du Dasein, et l'altrit au cur de l'appropriation soi. Pas d'opposition frontale, ici, entre le Mme et l'Autre. Le mme se constitue dans, par, et peut-tre mme comme autre. Le soi a lieu au lieu de l'autre. C'est pourquoi il n'y a pas grand sens opposer au "souci de soi" un "souci des autres", ni opposer l'tre -dessein-de-soi du Dasein les exemples de sacrifices "humains", surtout si l'on s'avise, comme on l'a vu, que le sacrifice suppose la miennet inalinable du Dasein. Par essence, le Dasein est responsable de l'tant autre, et de l'tant autre qui est aussi un Dasein: autrui. C'est ainsi que le souci (Sorge), comme l'on sait, se dcline en sollicitude, ou souci pour l'autre (Frsorge). Heidegger crit: "(Il) appartient l'tre du Dasein, dont il y va pour lui en son tre mme, l'tre-avec autrui. Comme tre-avec, le Dasein 'est' donc essentiellement en-vue-d'autrui. Cet nonc doit tre compris comme nonc d'essence" (GA 2, 123). Heidegger est amen, dans les Fondements mtaphysiques de la logique, dclarer que l'tre-en-vue-de-soi-mme est "le fondement mtaphysique" du fait que le Dasein soit "avec les autres, pour eux, et par eux" (GA 26, 240). En ce sens seulement le Dasein peut tre, comme le dit Heidegger, la "conscience d'autrui". Il s'agirait, en somme, de ressaisir la dimension o l'autre puisse, seulement se donner: L'autre ne serait plus ds lors l'oppos de l'tre, ni l'au-del de l'tre, mais pour reprendre l'expression de Jean-Luc Nancy, "le problme le plus propre de l'tre".

Emmanuel Lvinas: Totalit et Infini; Essai sur l'extriorit (Paris: Le Livre de Poche, 1994), p. 32. Cit ci-aprs par TI.

Emmanuel Lvinas: Le Temps et l'autre (Paris: PUF, 1983), p. 88.

3 Emmanuel Lvinas: "L'ontologie est-elle fondamentale?", recueilli dans Entre nous (Paris: Le Livre de Poche, 1993), p. 12, je souligne. Cit ci-aprs par EN.