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« L'ÊTRE musicien » ; Identité, textualité et contextualité Pr. Mohamed ZINELABIDIE 1 L'identité musicale estelle affaire de régulation des pouvoirs politiques ou plutôt conscience, voire jugement moral dont témoignent l'art et les artistes sur les devoirs de la création dans ses rapports à l'historiciste et au mémoriel ? Ce devoir d'identitarisme, s'il se devait d'être musical et prôné par certains musiciens conservateurs, ne remetil pas en question la liberté créatrice de l'artiste, le rôle fondamental de l'art de quitter le cloisonnisme pour porter l'inspiration humaine et son aspiration à se dire, se révéler, quêter et faire évoluer sa condition, sans conditionnement préalable ? Au lieu de chercher dans la prééminence des formes musicales d'antan, des redondances à justifier, des histoires à prouver, il nous revient d’épiloguer longtemps sur ces éléments de langage considérés comme immuables, inchangeables et invulnérables, ce dont il revient de nuancer la véracité, de relativiser la portée et de juger de leur présupposée « authenticité ». Partant, qu'est ce que l'identité en art? Estelle vécue, ressentie de la même manière entre poésie, littérature, peinture, théâtre, architecture et musique? Pourquoi est ce qu'elle n'est pas réclamée avec la même ferveur ici et là ? Si le questionnement sur l'identité se pose et s’impose avec insistance, pour ce qu'inspirent notamment la globalisation et la mondialisation depuis 1989, la fin du communisme, la cristallisation de la modélisation, l’homogénéisation et l’uniformisation de la culture, la problématique relative à l'identité nationale en musique comme ailleurs ne s'estelle pas toujours posée à travers les âges, les paradigmes sociaux et politiques, y compris aux EtatsUnis, entre identités nationales, infranationales, supranationales et transnationales ? C’est ce que relève en tout cas Samuel Huntington relativement aux notions de substance et de saillance dans son ouvrage « Qui sommes nous? ». Si le devoir de mémorisation s’impose à travers l'histoire des arts et des cultures et que les âges de la création doivent être portés par le témoignage respectueux et référentiel des temps accumulatifs et successifs, le fait de ramener toute création artistique en devenir à s'y référer ou à s'y conformer inévitablement ne serait que vouer l’art au simulacre de l'essai répétitif et pléonastique alors que l'essence de l’art est d’être génératif, régénératif, proliférateur, passeur et innovateur. Pour ma part, à la question usuelle, posée pour cerner l'espace de la musique et des musiciens, j'ai souvent répondu appartenir au monde des idées plutôt qu'au monde de la réalité musicale, tel que préétabli dans les usages et les esprits. Je me livre volontiers à la musique lorsque celleci se confie aux attributs des langages intertextuels, abstraits ou expressifs, aux véhicules de l'expression signifiante ou interprétée. La musique pour moi n'est pas une fin en soi, elle en est la plume, le facteur, le vecteur dont se réclament son, plectre, verbe, image et pinceau. Une similarité étonnante imprègne l'état d'âme, différemment, chaque fois que ce médiateur change et que l'Humain demeure voué à sa condition, toujours à cette même condition. Au regard de cette liberté de la musique à énoncer son propre affranchissement des limites imposées, il est des fois difficile de l'admettre comme telle. Expression individuelle, elle devient par sa propre sociabilité et culturalité une expression collective, ciment du groupe fédéré autour de symboles, signes, valeurs et codes partagés par la force de l'histoire. Or, comme le rappelle si bien Emile Durkheim en l'occurrence, le groupe triomphe souvent de l'individu pour en faire la voix de l'ensemble pour l'ensemble. Ainsi donc la musique, partie de l'individu vers le groupe, elle continuera de véhiculer une liberté conditionnée, 1

L'etre musicien

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  • L'TREmusicien;Identit,textualitetcontextualit

    Pr.MohamedZINELABIDIE1 L'identit musicale estelle affaire de rgulation des pouvoirs politiques ou pluttconscience, voire jugementmoraldont tmoignent l'artet les artistes sur lesdevoirsde lacrationdans ses rapports l'historiciste et aummoriel ?Cedevoird'identitarisme, s'il sedevait d'tre musical et prn par certains musiciens conservateurs, ne remetil pas enquestion la libertcratricede l'artiste, lerlefondamentalde l'artdequitter lecloisonnismepourporterl'inspirationhumaineetsonaspirationsedire,servler,quteretfairevoluersacondition, sansconditionnementpralable?Au lieudechercherdans laprminencedesformesmusicalesd'antan,desredondances justifier,deshistoiresprouver, ilnousrevientdpiloguer longtemps sur ces lments de langage considrs comme immuables,inchangeablesetinvulnrables,cedontilrevientdenuancerlavracit,derelativiserlaporteetde jugerde leurprsupposeauthenticit.Partant,qu'estceque l'identitenart?Estelle vcue, ressentie de la mme manire entre posie, littrature, peinture, thtre,architectureetmusique?Pourquoiestcequ'ellen'estpasrclameaveclammeferveuricietl?Silequestionnementsurl'identitseposeetsimposeavecinsistance,pourcequ'inspirentnotamment la globalisation et la mondialisation depuis 1989, la fin du communisme, lacristallisation de la modlisation, lhomognisation et luniformisation de la culture, laproblmatique relative l'identitnationale enmusique comme ailleurs ne s'estellepastoujourspose travers les ges, lesparadigmes sociauxetpolitiques, y compris auxEtatsUnis,entre identitsnationales, infranationales, supranationaleset transnationales?Cestceque relve en tout cas Samuel Huntington relativement aux notions de substance et desaillancedanssonouvrageQuisommesnous?. Siledevoirdemmorisationsimposetraversl'histoiredesartsetdesculturesetquelesgesde la crationdoiventtreportspar le tmoignage respectueuxet rfrentieldestempsaccumulatifset successifs, lefaitderamenertoutecrationartistiqueendevenirs'yrfrer ou s'y conformer invitablement ne serait que vouer lart au simulacre de l'essairptitif et plonastique alors que l'essence de lart est dtre gnratif, rgnratif,prolifrateur,passeuretinnovateur. Pourmapart, laquestionusuelle,posepourcerner l'espacede lamusiqueetdesmusiciens, j'ai souvent rpondu appartenir au monde des ides plutt qu'au monde de laralitmusicale, tel que prtabli dans les usages et les esprits. Jeme livre volontiers lamusique lorsque celleci se confie aux attributs des langages intertextuels, abstraits ouexpressifs,auxvhiculesde l'expressionsignifianteou interprte.Lamusiquepourmoin'estpasune finensoi,elleenest laplume, le facteur, levecteurdontserclamentson,plectre,verbe, image et pinceau. Une similarit tonnante imprgne l'tat d'me, diffremment,chaquefoisquecemdiateurchangeetquel'Humaindemeurevousacondition,toujourscettemmecondition. Au regardde cette libertde lamusiquenoncer sonpropreaffranchissementdeslimitesimposes,ilestdesfoisdifficiledel'admettrecommetelle.Expressionindividuelle,elledevient par sa propre sociabilit et culturalit une expression collective, ciment du groupefdr autour de symboles, signes, valeurs et codes partags par la force de l'histoire. Or,comme le rappelle si bien EmileDurkheim en l'occurrence, le groupe triomphe souvent del'individupourenfairelavoixdel'ensemblepourl'ensemble.Ainsidonclamusique,partiedel'individu vers le groupe, elle continuera de vhiculer une libert conditionne,

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  • 2 instrumentaliseenadhsion sensibleautourde formes, structures, rfrencesmmorielles,coutumires,potiquesetsonores,l'instard'emblmesdfrichsdesterroirsdistinctifs,d'unart affubl. La musique en devient l'lment vhiculaire, talon de cet espace dereconnaissance signale ou l'identit est admise comme congrgation, prservation etsauvegarde des conduits et attributs dune histoire renouvele. Cet art ramen, par sonloquenceetsesrservesdupolitique,delaculture,delapersonnalitsociale,enmmetempslibratoirede l'homme, il se rsout endevenir son lmentdiffrentiel, circonscrivant lespossibilitsetleslimitesdesonexpressivit.Enmmetemps,lamusiqueenestsonproposleplus convoit culturellement,par l'effetdes temps,desvolutionsesthtiques,des rapportsinterculturels, des subordinations politiques et coloniales.D'o cette notion de fragilit desnotions de la similitude, de l'identique, de l'authentique, rels ou supposs, selon ce queJacques Berque rappelait si bien: Toute culture est un systme permanent de remplois.L'identitestimmuablelorsqu'ils'agitdeseslmentsadmiscommedfinitifs,maisenculture,elleledevientmoinsparlapermabilitdestraditionss'ouvriretinteragirsanscesse. L'analysesocialeetpolitiquedelamusiqueestdoncunedmarchenonexclusivedelaprservationdupatrimoineet la restaurationde lammoire. Lamusiqueestelle seulementune identit et autrement la Tunisianitmusicale en exemple, seraitce ces quelques hiatusconditionnantseulement lesystmemusicalque l'hommeasouventcrau furetmesurepourdavantages'endpartirets'enlibrer?Queretenirdel'histoiredelamusiquetunisienne?Sa phase prsente, l'aune du XXI.s technologique, potiquement hybride, de systmesmusicauxconfondus intervalliquemento lesunsempruntentauxautresdansunschma lahte des tonalits, modalits et arfrentialits sonores, au sens des brassages et desrecoupements?En faire leconstatetprendrepositionpourrappeler,commece fut lecasauCongrsduCaireen1932oulorsdelacrationen1934delinstitutionmusicaledelaRachidiaque l'acculturationestnfasteetque lesystmemusicalsedoitdeprennisation?Admettrel'interculturalit actuelle et se ranger derrire l'ide que l'inspiration d'autres cultures peutrgnrer lamusiqueenmouvement.Estcebien lecasaujourd'huidanscequenousvivonscommeprofusionssonores,rythmiquesetmlodiques? Faudraitil retenir plutt sa phase du XX.s, autour des bonds et rebonds depuisl'occidentalisation de la sensibilit musicale arabe ramene . l'orchestration, l'critureharmonique,ladnaturationdeslangagestraditionnelsjugsussetusits,ladfigurationdesensembles interprtatifs de la musique au profit d'orchestres conduits de hasards et devolonts? Lesmutations et transformations esthtiques de lamusique tunisienne, le XX.s.durant,prfigurentdesavulnrabilitquantunenotiond'identitfermeetclaire.Faudraitilrevenir ses sources arabes l'avnement de l'Islam en terremaghrbine? Ses rfrencesorientales du VIIs. Depuis les Umayyades (661750), les Abbassides (7508471258 avec lachute de Bagdad), son influence andalouse jusqu' la chute de Grenade en 1492 avec descentresculturelsaussiprestigieuxquefurentGrenade,Sville,Cordoue?Lsesitueunepartiedel'hritagemusicalclassiquedelaTunisie,mesurablesatraditionorientaled'unepartetdumaloufensuite.Nanmoins,unepartiedurpertoirepeutelle jugerdesatotalitetdisposerde son exclusivit?Ou entriner l'emprise ottomane partir du XVI.s. avec ce qu'on en aretenu de formes et d'instrumentsmusicaux d'emprunt dans lemonde arabe etmaghrbin(sam ', bashraf lounga, srtu..) ayant largement t assimils nos pratiques musicalestunisiennes,notammentauXX.s? Que faire des traditions africaines d'une Tunisie qui a rclam son africanit : AbdGhbuntun, Gg. .pour relater une autre vrit anthropologique diversifiant cette identitmusicale tunisienne, relativisantsadonneenpersonnalitsvariables,ramenesunchampdepratiquesetde traditionsdont il revientde respecter ladiversitdu sens,du texteetdu

  • 3 contexte.CommentdfiniruneTunisianitmusicalepourdes formes inextricables,partagestymologiquement avec la Libye, l'Algrie et le Maroc? Si chaque pistm, la musiquetunisienneaduragirdefaonassimilativeetractiveparrapportcessourcesgnratives,celan'enestqu'unefaade.Nengageantque lamusiqueclassiquearabeettunisienne,quenest il de la musique populaire, des rpertoires classiques dans la musique rituelle etinversement?Quenest ilgalementdecequonnotecommerinterprtationdesmusiquespopulairesselondes instrumentsoccidentaux,lectriquesettemprspourcertainsusages?Monlecteursaurabienquenullerfrenceesticifaitelaprhistoire,auxoriginesetauxartsduneTunisiemillnairedont ilestplusque fondamentaldinterroger lessources identitaireslointainesetidentificatoiresdalors. Jyreviensdonc,lapersonnalitmusicaleestenpartiedterminantedelidentitetenest llmentvhiculaire.Mais lamusiquepourmoi,cenestpascetterecherchede laforme,delintervalleoudusystmeseulement.Cestuncheminementdelespritidelquiinspireunemotivitrameneaucoursduraisonnementdelavie,dutempsetcequilesparcourtcommeractionsfaisantrebondirlartistechaquefoisfacesonvcuetceluidesautreslinstantmmedesonimprgnation,desaraction.La formede lamusiqueest complmentairedu fond, laportedundiscours sacheminantentremanifeste,latentetportephilosophiquesousjacente,pourquelentendementdelartsesoitpasunsimpleeffetdexercice.

    Comment retrouver donc cet ETRE musicien, au regard de cette autre identitplurielle? Souvent jaiquitt lamusiquepour leshumanitsetmanqucequipouvaitme faireplaisir, Audel de ses apparences rcratives, faciles et aises, la musique est gravementimportantepourmoi,son ludismeestdetoutsrieux,si lonnesefiepassessuperficialitsoccasionnelles et pisodiques. Elle imprime les conditions de lhomme sous toutes lesexpressionsdupouvoir,transcendant,monarchique,renaissant,moderne,postmoderne.Jyaidcouvert lesautresplusquemoi.Mais,rappelsquenoussommescequinousrendtousauxmandres de la vie, lamusiquema sembl bien plus quune identit, une vrit!Unevrit qui dpasse linstant, la tradition, les usages, les formes et les arrangements deconnivence.Elleestellemmemergence,fuyantlematriel,aspirantcequHegelqualifiaitcommetantunecontemplationsensibledelide.

    Orl'ideatelleunegographie? L'ideatelleunepatrie? L'ideatelleunehistoiredfinitive? L'ide, peutelle s'accommoder de l'hermtisme identitaire au nom de sa

    nomenclaturesocioculturelle?

    S'il existe un vritable problme l'identit musicale, c'est qu'elle renvoie sarcuprationpremire,alorsqu'elledevaitprtendresondiscoursdel'tre,duparatreetdel'avoir.Enadhrantdmentsaralitstructurante,quotidienne,lamatrialitdesfaits,lamusique perd de son vivant, de son aspirant, de son advenant et se confond la masseinterchangeable.C'esttoute laraisonquifaitmonadhsion lamusiquecommegrandeuretabstraction.C'esttoutelaraisonquicultivemadistanced'elle,enmmetemps, lorsqu'elleserange si facilement au commun commensurable, identifiable et obligeant. Car l'ide est undpassement,unevoltigequiadumals'aplatir,s'affaissercommeordreducommun,de labanalit.EnrappelcedbatsurlaTunisianitmusicale,j'avaispourmmoirelaperplexitdelaquestionquejaiapprochedansplusieurscontextesderecherchesdoctoralesdontl'unsur

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    l'volutiondesconceptionset thoriesesthtiquesarabomusulmanesauMoyenge, l'autresur les transfigurations de l'identit sous la bannire de la modernit, particularisme de laculture arabe etmutations sociales et politiques au XX.s., enfin un troisime doctorat surl'esthtique interculturelle et la gopolitique, du point de vue de lamondialisation et de laglobalisation l'aune du XXI.s. Serions nous donc amens revisiter nos dfinitions del'identitpouryvoirunchampd'aptitudeconscientdespalettesdecrationquin'ontpastoujours pour rponse, le dialectal, l'intrinsque, le commun partag. L'identit musicaledeviendraitelle force d'hermtisme et de restriction un identitarisme souponneux,rducteur et suspect? Une cration digne de ce nom a pouvoir dimposer son identitlorsqu'elle arrive convaincre et mouvoir par sa valeur et sa vracit en dehors descontextesetdes temps,parellemmeetpourellemme.Lespartispriset lesconvenancesconditionnelles en sont lexpression pisodique et subsidiaire. Lart est ancrage sans doute,maisdavantagelibertetaffranchissement.

    Notes

    1. ProfesseuretChercheurenSciencesculturelleslUniversitdeTunisetlIDEATParisIPanthon SorbonneCNRS, il est titulaire de trois doctorats (nouveau rgime), enHistoirede lamusique (SorbonneParis IV),enSociologie culturelleetpolitique (ParisDescartes)etenEsthtiqueetsciencesdelart(ParisIPanthonSorbonne).