Lettre Ouverte à Abdennour Bidar

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    LETTRE OUVERTE M. Abdennour Bidar, aux bons soins de MM. Mordillat et Prieur

    Cher monsieur Bidar,

    Je n'ai une connaissance que trs limite de vos travaux, mais sachez que pour le peu

    que j'en connais, je les tiens en trs haute estime. Vous vous inscrivez, il me semble, dans le

    prolongement de Mohamed Arkoun qui menait en son temps une intressante critique de

    l'Islam, mais assez limite, captif qu'il tait, sans doute, de son statut. De ce point de vue

    aussi, malheureusement, vous-mme lui ressemblez.

    J'ai cout attentivement votre mission sur France Culture, en date du 20 dcembre

    2015, au cours de laquelle vous avez reu Grard Mordillat et Jrme Prieur pour changer

    sur leur rcente srie succs "Jsus et l'Islam" diffuse sur Arte quelques jours plutt.

    J'ai surtout apprci tout ce qui s'est dit entre les minutes 37 et 42 (environ), tout en

    regrettant que l'objet de ces courtes minutes ne soit pas l'objet de tout l'entretien, savoir les

    implications de la dmarche rationnelle et critique sur le contenu de la croyance religieuse.

    J'apprcie particulirement cet instant o vous dites qu'il serait bon de prvoir des dcennies,

    voire des sicles, avant que la raison ne prenne le pas sur la foi. Permettez que je cite le

    propos dans son contexte :

    Grard Mordillat : "C'est tout le travail de la recherche que d'essayer de dterminer,

    justement, les hypothses qui permettent de voir telle ou telle strate rdactionnelle

    (...) Ce travail de lecture critique, il est fondamental, c'est--dire de considrer ce

    livre comme un livre en dehors de son utilisation religieuse.

    Vous : Oui, mais alors ce qui va tre probablement difficile dans les dcennies, voire

    les sicles venir, c'est l'articulation de cette lecture critique avec la lecture de la foi,

    parce qu'on voit bien qu'il y a l deux univers d'apprhension du texte qui se

    tlescopent. Par exemple, pour le dire de la faon la plus simple : comment est-ce

    que a se passe dans la conscience d'un chercheur qui serait en mme temps un

    croyant ? Est-ce qu'il y a une sorte de schizophrnie? Je veux dire : un certain

    moment, il est chercheur et l, il se permet,- mme, ce n'est pas qu'il se permet, - il

    vise une lecture critique et une approche distancie du texte et puis, quand il est

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    croyant, l, au contraire... bon ! De la mme faon, comment est-ce qu'on articule, de

    manire plus gnrale, la considration du texte comme un texte sacr, ce qui parat,

    presque ncessairement, le soustraire la prise de la raison critique et, justement, la

    considration, comme vous l'avez dit, de ce texte comme n'importe quel objet

    littraire. C'est difficile d'articuler les deux, quand mme, non ?

    Mordillat : Oui. C'est difficile, mais pourtant, c'est indispensable.

    C'est indispensable, certes. Mais la vraie question est de savoir, si, oui ou non, cela se

    fait, ou si cela va, comme vous le dites,- sauf que vous le dites trop rapidement, demander

    des dcennies ou des sicles pour se faire.

    Je pense que ce n'est pas acclrer le mouvement de rpondre, comme le font

    Mordillat et Prieur, et pratiquement tous les experts qui interviennent dans la srie Jsus et

    l'Islam, de manire incroyablement emberlificote ; cela n'acclre rien non plus que de poser

    des questions faussement naves comme vous le faites, avec, il faut le dire, une grande

    habilet.

    Faux naf, certes, vous l'tes, car, en philosophe des religions, vous savez que le

    rapport entre la raison et la foi est, d'une part, la base mme des premiers dogmes du

    christianisme, rsurrection, trinit, consbustantialit, transubtantiation, etc...et,d 'autre part,

    que c'est tout le travail entrepris - avec quelles difficults - par la critique biblique, ds le

    XVIIme sicle, avec Richard Simon et Spinoza, entre autres. Vous ne pouvez pas ne pas

    savoir que sur cette question rcurrente, il existe toute sorte d'ouvrages de rfrences, comme

    "L'historien et la foi", de Jean Delumeau, "Croire au Dieu qui vient" de Joseph Moingt, sans

    oublier les encycliques de Jean-Paul II ("Foi et Raison") et ses prdcesseurs.

    Le problme est, d'ailleurs, abord relativement ouvertement dans le septime et

    dernier pisode de la srie de Mordillat et Prieur, sous le titre : "Dieu est-il l'auteur du Coran

    ?" De mme que vous avez consacr au seul problme cinq minutes sur une heure, j'observe

    que ce problme, chez Mordillat et Prieur, n'est pos - et encore avec quelle frilosit ! - que

    dans le dernier des sept pisodes. On en comprend la raison quand on voit dans quel embarras

    des questions simples et claires peuvent placer nos grands experts internationaux.

    Par exemple, M. Mehdi Azaiez (de l'Universit catholique de Louvain), tout en notant

    que "parler de la composition du Coran est pour beaucoup sacrilge" affirme, pour sa part,

    que, s'il voit, en tant qu'historien, combien l'humain est prsent dans le texte fondateur, cela

    ne l'empche en rien de considrer, en tant que croyant, que Allah en est l'auteur. Lui faudra-

    t-il des dcennies pour soigner la schizophrnie dont vous parliez ? En tous cas, il n'aura

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    malheureusement pas sa disposition les sicles qui pourraient s'avrer ncessaires. Ses

    successeurs, peut-tre. Au contraire, quelques instants aprs, M. Abdelmagid Charf

    (Universit de la Manouba, Tunisie) n'hsite pas dire que le croyant qu'il est a un besoin

    absolu de croire que Dieu est l'auteur, et l'auteur unique du Coran, faute de quoi, lui-mme ne

    pourrait plus croire. Ceci est dit, mais beaucoup trop rapidement envol. Il faut insister sur ce

    point, car c'est tout le problme : une lecture critique d'un texte religieux fondateur, trait

    comme un objet littraire ordinaire amne dissoudre la foi religieuse, du moins un certain

    type de foi religieuse. Mais, passons ! Pour M. Charfi, le danger est cart car, fort

    heureusement, fort opportunment, l'historien qu'il est aussi (selon les critres gnralement

    admis) confirme la partie de lui qui abrite le croyant que Dieu est bien la base de la

    Rvlation, que la mmoire de Mahomet tait sans dfaut, de mme que celle de ses

    immdiats hritiers spirituels.

    Ce que MM. Mordillat et Prieur se garderont bien de faire, c'est de mettre face face,

    entre autres, MM Charfi et Azaiez pour confronter et leur conception de la foi et leur

    conception de l'histoire. Incidemment, MM. Mordillat et Prieur vitent aussi de se demander

    si M. Charfi pourrait enseigner l'Universit de Louvain et M. Azaez l'Universit de la

    Manouba. Personnellement, j'en doute.

    Jamais aucune confrontation n'a lieu entre les diffrents intervenants, comme cela

    avait dj t le cas pour leurs trois sries consacres aux origines du christianisme. Pour un

    public non averti, cela donne immanquablement l'impression d'un accord gnral. Vous savez

    aussi bien que moi que la ralit est exactement le contraire. En matire d'histoire des

    origines des religions, les experts ne sont jamais d'accord sur rien. Quant chacun prche pour

    sa chapelle, toutes les thories apologtiques se plaident pour la bonne raison que le matriau

    probant est absent.

    Pour toutes ces raisons, je doute de votre candeur quand vous demandez ingnment

    M. Mordillat : " Comment cela se passe dans la conscience d'un chercheur qui serait en

    mme temps un croyant ?"

    Comme cet hypothtique conditionnel est habilement men ! Je vous flicite ! Vous

    auriez pu aussi crire : "Un chercheur qui serait, par hasard, en mme temps..." ou encore :

    "Un chercheur qui serait, par extraordinair, en mme temps..." et - pourquoi pas ? - "Un

    chercheur qui serait, par impossible, en mme temps un croyant".

    Comme si vous ne saviez pas que tous ces prtendus chercheurs sont dment des

    croyants et la plupart du temps, des professionnels de la religion. Comme si vous ne saviez

    pas qu'ils parlent, la plupart du temps, depuis des instituts de thologie o leur mtier est de

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    former d'autres preofessionnels de la religion. Comme si vous ne saviez pas que la spcialit

    de ces prtendus chercheurs est d'amalgamer la tradition, l'histoire, la littrature et la

    thologie". Comme si vous ne saviez pas que l'histoire qu'ils enseignent est une histoire qui

    veut absolument donner croire, alors que l'histoire est, par essence, fonde sur le doute et

    que cette histoire - une fois d-thologise - surtout s'exerant dans le champ des - ne peut

    donner qu' douter.

    Oui, croyants, ils le sont. Leur foi est-elle d'une parfaite orthodoxie, ou penche-t-elle

    vers telle ou telle sorte d'hrsie ? Je ne sais. Mais ce que je pense, c'est que, par rapport aux

    exigences de la critique historique, ce sont, je ne dirai pas des impies (puisque l'histoire n'a

    pas de dogmes), mais des pratiquants un peu laxistes, l'lasticit scientifique surprenante.

    Je sais bien que l'on rencontre, deci del, surtout dans l'histoire des origines du

    christianisme (que je connais un peu, contrairement aux origines de l'islam), des agnostiques,

    voire des athes, dont les propos peuvent s'harmonier avec ceux des croyants, qu'il s'agisse

    d'historiens professionnels, ou de vulgarisateurs, comme MM. Mordillat et Prieur.

    Un brillant vulgarisateur (pour sa part croyant, si je ne me trompe), M. Ghaleb

    Bencheikh, disait dans une mission mmorable qui suivit les attentats du 13 novembre 2015 :

    "C'est la thorie de la rvlation qu'il faut revoir". En effet, c'est la rvlation qu'il faut

    revoir. Tout simplement. Vous-mme le dites assez facilement. Facilement, mais peut-tre pas

    suffisamment. Certainement pas offensivement comme la situation, mon avis, l'exigerait.

    Il ne suffit pas de mettre en cause la rvlation dans le langage fleuri de la rhtorique

    thologique habituelle. Il s'agit, selon moi, de dnoncer avec la plus grande clart et la plus

    grande fermet possible le trs petit nombre d'axiomes et de postulats qui sont la base de

    l'histoire thologise. Il s'agit de dire que, quand la thologie prend l'histoire en otage, elle ne

    peut produire qu'une histoire fausse, une histoire force, une histoire forge.Elle ne peut

    conduire qu' une ngation de l'histoire.

    Vous feignez de regrette qu'il faille prvoir des dcennies, voire des sicles, pour

    parvenir imposer une lecture critique des textes religieux fondateurs, autrement dit, des

    dcennies ou des sicles pour librer l'histoire de l'emprise de la thologie.

    Mais qui la faute si ce n'est aux historiens athes ou agnostiques, trop soucieux

    d'pargner une foi religieuse, a priori respectable, si ce n'est qu'encore bien enracine dans un

    pass obscurantiste ? Et aussi vous, les transmetteurs, qui n'avez jamais l'audace de poser

    aux historiens-thologiens les seules questions valables qui sont - impossible de faire

    autrement ! - des questions qui fchent. Il est vrai qu'il pourrait en coter gros la dure de

    vie de certaines missions, la vtre, par exemple.

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    Il pourrait mme en aller de la possibilit de leur existence. Je suis bien persuad que

    les trois sries de Mordillat et Prieur consacre au christianisme et cette quatrime consacre

    l'islam auraient eu les plus grandes difficults voir le jour, s'il n'y avait pas eu engagement

    d'viter les questions qui fchent, un engagement ne jamais sortir du cadre paradigmatique

    dans lequel les historiens-thologiens voluent en toute scurit.

    Toutefois, il serait erron de croire que "l'imprenabilit" de la forteresse de l'histoire

    thologise tient uniquement au manque ce courage de potentiels assaillants, historiens ou

    transmetteurs. Car il n'est aucune forteresse qui ne cde, un jour ou l'autre, soit la famine,

    soit quelque cheval de Troie.

    Vous n'tes pas responsable, cher M. Bidar, ni M. Mordillat, ni M. Prieur, - ni

    quelques rares historiens libres auxquels je pense - des sicles qui pourraient tre ncessaires

    pour librer l'histoire. D'ailleurs, en fait de sicles, il faudra peut-tre attendre l'ternit. Le

    responsable, c'est Ernest Renan qui me l'a fait dcouvrir : "Il n'est pas de grande fondation qui

    ne repose sur une lgende. Le seul coupable, en pareil cas, c'est l'humanit qui veut tre

    trompe".

    jean-paul yves le goff

    philosophe, docteur en histoire (option : les origines du christianisme)

    Morlaix, le 10 janvier 2016

    https://christianisme-primitif-et-paradigmes.ouvaton.org/