2
Lettre ouverte à Etienne Chouard Cher Etienne Chouard, Un ami m’a transmis, pour avis, votre texte “Une mauvaise constitution qui révèle un secret cancer de notre démocratie” qui remporte un franc succès sur la toile et dans certaines gazettes. L’introduction est certes habile, peut-être sincère. Vous étiez prêts à voter oui, puis il y a eu des appels pour un non “pro-européen”, vous avez lu, étudié, et trouvé des “raisons graves” de vous opposer à ce texte “extrêmement dangereux”. Vous ajoutez “je peux me tromper, si vous sentez une faille, parlons-en”. C’est un gouffre, pas une faille, parlons-en. Du début à la fin de ce texte, vous comparez le traité constitutionnel européen avec l'établissement idéal d'une constitution dans un environnement institutionnel vierge - Karl Marx aurait appelé cela une "robinsonnade". Cela n'a pas de sens, c'est ignorer le contexte historique du traité et son originalité: il ne fonde pas une nation, mais un ensemble politique unique, fait de la réunion d’états décidant de partager peu à peu leur souveraineté. Évoquons ces “fondements du droit constitutionnel” que le traité constitutionnel européen “bafoue”, selon vous, en commençant par les derniers, “les plus importants“. 1. Une constitution démocratique, écrivez-vous, “est forcément établie par une assemblée indépendante des pouvoirs en place”. Mais où êtes-vous aller pêcher ça ? Pas dans Montesquieu, pas dans les traités de droit constitutionnel, encore moins dans l’histoire. Pensiez-vous au précédent de l'Assemblée Nationale Constituante de 1791 ? Elle a instauré le suffrage censitaire et confié l'exécutif au roi. Au Royaume-Uni ? C’est une monarchie constitutionnelle sans constitution écrite. A l’Allemagne ? Sa constitution a été rédigée sous occupation par les Alliés. A la constitution de 1958, qui nous régit toujours ? L'assemblée nationale avait donné les pleins pouvoirs au général de Gaulle. Votre principe n’existe pas, car il ne peut pas exister. Les occasions de construire à partir de rien sont rarissimes ; en général, on fait évoluer les systèmes, et on se rattache presque toujours à une légitimité plus ancienne, ne serait-ce que pour désigner une assemblée. Votre modèle implicite est peut être celui de la Constitution américaine. Des pionniers sur une terre presque vierge fondent une fédération. Nous sommes dans un exercice différent, hybride dans son processus ("Convention" puis négociation intergouvernementale) comme dans ses résultats - souveraineté partagée entre les niveaux national et européen. 2. Une constitution démocratique, dites-vous, garantit contre l’arbitraire en assurant à la fois la séparation et le contrôle des pouvoirs. D’accord. Le traité constitutionnel assure aux parlement européen et nationaux un rôle plus important qu'auparavant. Progressivement on passe d'un statut confédéral à un statut hybride où se mêlent le fédéral et le confédéral. Voulez-vous ce progrès? Ou, l'estimant insuffisant, préférez-vous maintenir une situation moins bonne? C'est la question de fond – sur ce point comme sur les autres. Une constitution, ajoutez-vous, reconnaît dans le peuple la source ultime de toute légitimité. Le traité constitutionnel reconnaît deux sources ultimes : le peuple, et les peuples. C’est toute la difficulté de la construction européenne, bâtie sur vingt-cinq nations déjà constituées, que d’équilibrer le rôle de l’ensemble des citoyens et celui des vingt-cinq gouvernements et parlements, eux-mêmes représentants légitimes de leurs citoyens. De traité en traité on passe peu à peu du principe “un État une voix” (qui donne à chaque Maltais ou Luxembourgeois le poids politique de 149 Français ou 206 Allemands) au principe “Un citoyen une voix”. Certains veulent accélérer le mouvement, d’autres le ralentir – débat normal. Vous prétextez, vous, d’un point d’aboutissement idéal pour arrêter le mouvement. 3. La longueur du texte le rend “illisible“, dites-vous, et donc antidémocratique. Il est long, c’est vrai, car il reprend toutes les dispositions en vigueur dans tous les traités antérieurs. Au passage, il en simplifie la lecture. Fallait-il ne soumettre au referendum que les dispositions nouvelles ? Vous auriez eu le sentiment qu’on vous cachait le contexte essentiel à leur compréhension. Les auteurs ont préféré joué la transparence: tout est là, sur la table.

Lettre Ouverte a Etienne Chouard

Embed Size (px)

DESCRIPTION

essai

Citation preview

  • Lettre ouverte Etienne Chouard

    Cher Etienne Chouard, Un ami ma transmis, pour avis, votre texte Une mauvaise constitution qui rvle un secret cancer de notre dmocratie qui remporte un franc succs sur la toile et dans certaines gazettes. Lintroduction est certes habile, peut-tre sincre. Vous tiez prts voter oui, puis il y a eu des appels pour un non pro-europen, vous avez lu, tudi, et trouv des raisons graves de vous opposer ce texte extrmement dangereux. Vous ajoutez je peux me tromper, si vous sentez une faille, parlons-en. Cest un gouffre, pas une faille, parlons-en. Du dbut la fin de ce texte, vous comparez le trait constitutionnel europen avec l'tablissement idal d'une constitution dans un environnement institutionnel vierge - Karl Marx aurait appel cela une "robinsonnade". Cela n'a pas de sens, c'est ignorer le contexte historique du trait et son originalit: il ne fonde pas une nation, mais un ensemble politique unique, fait de la runion dtats dcidant de partager peu peu leur souverainet. voquons ces fondements du droit constitutionnel que le trait constitutionnel europen bafoue, selon vous, en commenant par les derniers, les plus importants.

    1. Une constitution dmocratique, crivez-vous, est forcment tablie par une assemble indpendante des pouvoirs en place. Mais o tes-vous aller pcher a ? Pas dans Montesquieu, pas dans les traits de droit constitutionnel, encore moins dans lhistoire. Pensiez-vous au prcdent de l'Assemble Nationale Constituante de 1791 ? Elle a instaur le suffrage censitaire et confi l'excutif au roi. Au Royaume-Uni ? Cest une monarchie constitutionnelle sans constitution crite. A lAllemagne ? Sa constitution a t rdige sous occupation par les Allis. A la constitution de 1958, qui nous rgit toujours ? L'assemble nationale avait donn les pleins pouvoirs au gnral de Gaulle. Votre principe nexiste pas, car il ne peut pas exister. Les occasions de construire partir de rien sont rarissimes ; en gnral, on fait voluer les systmes, et on se rattache presque toujours une lgitimit plus ancienne, ne serait-ce que pour dsigner une assemble. Votre modle implicite est peut tre celui de la Constitution amricaine. Des pionniers sur une terre presque vierge fondent une fdration. Nous sommes dans un exercice diffrent, hybride dans son processus ("Convention" puis ngociation intergouvernementale) comme dans ses rsultats - souverainet partage entre les niveaux national et europen.

    2. Une constitution dmocratique, dites-vous, garantit contre larbitraire en assurant la fois la sparation et le contrle des pouvoirs. Daccord. Le trait constitutionnel assure aux parlement europen et nationaux un rle plus important qu'auparavant. Progressivement on passe d'un statut confdral un statut hybride o se mlent le fdral et le confdral. Voulez-vous ce progrs? Ou, l'estimant insuffisant, prfrez-vous maintenir une situation moins bonne? C'est la question de fond sur ce point comme sur les autres. Une constitution, ajoutez-vous, reconnat dans le peuple la source ultime de toute lgitimit. Le trait constitutionnel reconnat deux sources ultimes : le peuple, et les peuples. Cest toute la difficult de la construction europenne, btie sur vingt-cinq nations dj constitues, que dquilibrer le rle de lensemble des citoyens et celui des vingt-cinq gouvernements et parlements, eux-mmes reprsentants lgitimes de leurs citoyens. De trait en trait on passe peu peu du principe un tat une voix (qui donne chaque Maltais ou Luxembourgeois le poids politique de 149 Franais ou 206 Allemands) au principe Un citoyen une voix. Certains veulent acclrer le mouvement, dautres le ralentir dbat normal. Vous prtextez, vous, dun point daboutissement idal pour arrter le mouvement.

    3. La longueur du texte le rend illisible, dites-vous, et donc antidmocratique. Il est long, cest vrai, car il reprend toutes les dispositions en vigueur dans tous les traits antrieurs. Au passage, il en simplifie la lecture. Fallait-il ne soumettre au referendum que les dispositions nouvelles ? Vous auriez eu le sentiment quon vous cachait le contexte essentiel leur comprhension. Les auteurs ont prfr jou la transparence: tout est l, sur la table.

  • 4. Une constitution, dites-vous, doit tre neutre, permettre le dbat politique sans en imposer lissue. Or, par exemple, le trait de Maastricht contient les dficits publics. La constitution franaise, elle, interdit aux parlementaires de simplement proposer une dpense nouvelle sans proposer en mme temps les recettes ncessaires mais passons : un prcdent que vous jugerez mauvais nemportera pas votre conviction. Allons au fond. Au lendemain de la guerre, les constructeurs de l'Europe n'ont pas cru possible de crer d'emble une Europe politique. Ils ont choisi de construire d'abord une Europe conomique, base sur le libre change. Rejeter ce texte en raison de ses dispositions conomiques c'est rejeter en principe lActe Unique europen, le trait de Maastricht et le trait de Rome, dont il reprend les dispositions, donc rejeter la construction europenne depuis 50 ans. En pratique, vous figerez seulement lEurope, et tout ce qui vous dplat restera l. Ce trait nempche pas le dbat politique, ni au plan europen, ni dans chacun des tats membres, comme le montrent lenvi les alternances politiques dans tous nos pays. En revanche, les traits antrieurs ont dfini les politiques pour lesquelles les tats acceptaient de dlguer leurs pouvoirs lUnion parce quil ne pouvait pas en tre autrement dans le cadre de cette construction ! Encore une fois, loriginalit absolue de cet animal politique quest lUnion explique le dtail, la longueur et la complexit de ce texte. Toutes les dispositions reprises des traits dj approuvs resteront en vigueur si le non lemporte. 5. Une constitution dmocratique, dites-vous enfin, est rvisable, celle-ci ne lest pas, ou trop difficilement. L'Europe rsulte d'une srie de traits entre nations, l'adoption de ce trait constitutionnel ncessite une double unanimit : laccord de tous les gouvernements, puis la ratification par les parlements ou par rfrendum. Toute autre trait ncessiterait aussi la mme double unanimit, et toute rvision venir. Et alors ? Que voudriez-on la place ? L'unanimit des peuples consults par rfrendum. Mais encore ? 100% de votants favorables dans tous les pays? Que veut dire votre remarque, propos des gouvernements des 25, que beaucoup ne sont pas lus? Ou pas lus avec le mandat de dcider sur ce point"? Est-ce que la France n'est pas une dmocratie parlementaire parce que ses ministres ne sont pas lus? La constitution franaise ninterdit-elle pas tout mandat impratif ? En ralit, le trait constitutionnel facilite certaines rvisions mineures. Mais surtout, son approbation maintiendra la dynamique de lamlioration progressive. Affirmer que voter non protge la perspective d'une Europe dmocratique est une plaisanterie qui ne fera pas rire longtemps si le non l'emporte. Nos voisins ny verront quune incroyable arrogance notre prtention vouloir construire lEurope notre seule image. Nous serons seuls vouloir rengocier, nous aurons cass la dynamique d'unification et instaur une mfiance durable. LEurope relle, difficilement gouvernable, se rduira plus que jamais sa dimension marchande. Est-ce bien cela que vous voulez ? Certes, ceux qui rejettent totalement cette dimension marchande, qui voudraient une conomie dirige ou bien fermer les frontires, sapprtent galement voter non. Leur but ultime est de dconstruire lEurope en commenant par accentuer les frustrations que son inachvement entrane. Rflchissez deux fois avant de leur prter la main. En dfinitive, cher Etienne Chouard, votre procs est paradoxal. On ignore si vous voulez une Europe plus fdrale ou moins fdrale. Vous criez la tyrannie, mais regrettez que l'on prne la libert comme une valeur suprieure. Le trait cherche un quilibre entre tat(s) et march, alors vous prtendez qu'il remplacerait tout tat par le seul march. Les traits en vigueur sont bien plus favorables au march que le trait constitutionnel ! En ralit, celui-ci est la cl dun approfondissement de la dmocratie europenne, dun meilleur quilibre entre intervention publique et march, et dune protection accrue contre l'arbitraire des gouvernants.

    Les nationalistes, les rvolutionnaires et les dmagogues voteront non, cest normal. Les rformistes et les partisans de lEurope voteront oui. Et vous ? Cdric Philibert