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2C/ Voyages dans le quotidien : le « merveilleux d’altérité » Bagdad Café, réalisé en 1987 par Percy Adlon « L’extraordinaire se trouve sur le chemin des gens ordinaires. » Paulo Coelho (1947, Rio de Janeiro− ), Le Pèlerin de Compostelle, 1996 (O Diário de um Mago, 1987) _

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2–C/ Voyages dans le quotidien : le « merveilleux d’altérité »

Bagdad Café, réalisé en 1987 par Percy Adlon–

« L’extraordinaire se trouvesur le chemin des gens ordinaires. »

Paulo Coelho (1947, Rio de Janeiro− ), Le Pèlerin de Compostelle, 1996(O Diário de um Mago, 1987)

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Pierre Mikaïloff, Carole Brianchon (dir. Gilles Verlant), Le Dictionnaire des années 80, Paris Larousse 2011, page 44

Si vous ne connaissez pas Bagdad Café, arrangez-vous pour visionner ce merveilleux long métrage réalisé en 1987 par Percy Adlon, et immortalisé

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par la célébrissime chanson « Calling you », composée par Bob Telson et interprétée par Jevetta Steele.Les paroles, dans leur simplicité même et leur apparente spontanéité, évoquent l’atmosphère si pittoresque du film : la quotidienneté, la vie ordinaire et triviale avec ses lieux communs familiers et ses images profondément codées :

A desert road from Vegas to nowhere,Some place better than where you’ve been.A coffee machine that needs some fixingIn a little cafe just around the bend.

I am calling you.Can’t you hear me?I am calling you.

Une route désertique de Vegas à nulle part,Un lieu mieux que ceux où tu es allée.Une machine à café qui a besoin d’être réparéeDans un petit motel juste au tournant du virage.

Je t’appelle.Ne m’entends-tu pas ?Je t’appelle.

Bagdad Café, c’est en effet l’extraordinaire histoire de destins ordinaires : il y a d’abord tout un imaginaire du lieu dont l’esthétique est dominée par la route 66 et son iconographie particulière. Après avoir symbolisé la renaissance de l’Amérique, la « mother road » est ici l’envers du « rêve américain »¹ : motel délabré, station-service au milieu de nulle part, chaleur et lumière aveuglante du désert avec ses vents de sable, son ciel immense. Et bien sûr tout un bestiaire de personnages en errance, prisonniers de leur long périple sur cette route.

Parmi eux, Jasmin Münchgstettner, bavaroise plantureuse en loden et chapeau à plumes, débarquée de force dans ce cafémotel miteux en plein désert de Mojave à la suite d’une dispute avec son mari ; Brenda la patronne autoritaire, maîtresse femme voulant tout régenter, toujours épuisée, excédée et passablement désespérée, qui se démène tant bien que mal entre son bon à rien de mari et ses deux enfants déjantés (un fan de Bach et une ado fantasque) ; et toute une série « de personnages étranges, réduits aux contraintes de la vie quotidienne et à la lassitude » (voyez l’encart ci-dessus) : les routiers de passage, « un serveur amérindien lymphatique, un ancien peintre décorateur d’Hollywood, une tatoueuse misanthrope, un campeur lanceur de boomerang »

À un premier niveau de lecture, l’histoire raconte la renaissance du motel grâce à Jasmin, personnage incongru et véritable « ovni folklorique »². Brenda dira d’ailleurs d’elle : « Pourquoi est-ce qu’elle est si bizarre ? Avec cet air de vouloir toujours s’incruster ici […] ». À la fois prestidigitatrice et

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fée du logis, c’est en effet Jasmin qui va faire que chaque moment d’une existence pourtant vouée à la finitude et à l’ennui, se charge d’une profonde densité affective, émotionnelle et artistique qui reconstruit l’histoire non plus selon un schéma déterministe, mais aventureusement : sa venue constitue ainsi un événement qui « rompt le fil continu du temps et donne à l’instant une intensité qui suscite des émotions fortes : joie, surprise, émerveillement… » (Instructions Officielles).

À un niveau plus symbolique, le film renvoie à une interrogation fondamentale sur l’altérité, c’est-à-dire sur la conscience de la différence de l’autre, et sa légitimité à être autre. Percy Adlon propose ainsi une réflexion sur notre capacité à penser la différence, conçue comme un phénomène de distanciation culturelle apte à susciter l’extraordinaire. Découvrir l’autre, c’est faire l’expérience d’une différence ontologique : c’est dans l’autre que nous nous pensons nous-même…

L’extraordinaire ou la redécouverte du quotidienLe questionnement sur l’autre passe donc par le mélange des cultures, c’est-à-dire l’expérience d’une altérité protéiforme et complexe qui s’inscrit en corrélation avec la redécouverte du quotidien : c’est dans le quotidien que nous découvrons ce qu’on pourrait appeler le « merveilleux d’altérité » : celui qui, inscrit dans la contingence et l’être-au-monde, est apte à révéler « l’extraordinaire du quotidien ». Si le film Bagdad Café est si attachant, c’est qu’il fait évoluer des personnages un peu « paumés », non seulement égarés, déracinés dans une Amérique immortalisée

par Edward Hopper,

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mais placés au seuil d’une existence nouvelle à laquelle rien ne les avait préparés.

← Edward Hopper (1882-1967),« South Carolina Morning», 1955.Huile sur toile. New York, Whitney Museum of American Art

Et cette existence nouvelle les confronte à eux-mêmes. Le fait que Jasmin pratique l’art de la magie −donc du merveilleux− dans le film, est hautement symbolique : par ses tours de prestidigitation, par son excentricité, son attitude décalée, sa manière d’être hors norme, l’héroïne constitue « un scandale au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un écart à travers lequel le surnaturel émerge dans le quotidien, et ouvre potentiellement la porte à un monde et à un savoir nouveaux : la merveille, le prodige […] »³.

Mais ici, le surnaturel est tangible, immanent, à la mesure de l’homme. La force de Jasmin, c’est de restituer l’ordinaire de façon extraordinaire, en amenant un peu d’humanité et en étant au plus près de la condition humaine : son merveilleux n’est donc pas un domaine à part, distinct du quotidien et du réel. Bien au contraire, le banal, le futile, l’anodin prennent paradoxalement une valeur transcendante car ils sont riches d’un monde à explorer, dans lequel l’insignifiant devient signifiant.

Le quotidien et l’ordinaire

« le quotidien, ce n’est pas exactement la même chose que l’ordinaire, c’est-à-dire un ensemble systématique de pratiques soumises à des régularités figées : le quotidien est en effet exposé en permanence  au risque de l’irrégularité, qui, sans transition, le fait basculer dans l’extraordinaire. De là une permanente co-présence de l’accoutumé et de l’insolite, source de surprise et de tension, qui fait la trame du quotidien, où certitude et incertitude, concentration et dispersion, sont inextricablement mêlées. »

Pierre Macherey, « Utopie et quotidien : les deux faces d’une même réalité ? »Université de Lille, UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage »

Aussi convient-il de réfléchir à l’essence même du quotidien : il est trop facile en effet et quelque peu réducteur de faire de la quotidienneté l’opposé de l’extraordinaire. Dans son essai La Découverte du quotidien (2005), le philosophe Bruce Bégout montre au contraire combien, à la différence de l’ordinaire qui nous contraint, « le quotidien n’est pas une réalité que l’on subit mais qui s’invente, se construit […]. Cette opération effectuée dans le temps et l’espace est désignée comme quotidianisation. Néologisme subtil traduisant la dimension opérationnelle du sujet »⁴.

Comme le dit Bruce Bégout, « Nous nommons quotidianisation ce processus d’aménagement matériel du monde incertain en un milieu de

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vie fréquentable, ce travail de dépassement de la misère originelle de notre condition par la création de formes de vie familières » (page 313). Ainsi, de ce constat de l’indétermination du monde, de son caractère problématique et instable découle une prise de conscience de la richesse du réel, qui ne doit pas s’appréhender en termes d’habitude, de répétition, d’appauvrissement, mais s’inventer et se réinventer à chaque instant, de façon empirique, dynamique et prospective. La quotidianisation est ainsi la prise en compte de la « nécessité existentielle de la persévérance de l’être » (Bruce Bégout). 

La quotidianisation

« Ce qui inquiète notre rapport au monde, c’est avant tout son étrangeté. L’hypothèse d’une « inquiétude originelle » permet alors d’envisager la quotidianisation comme un processus réactif, rassurant et sécurisant. La quotidianisation substitue à l’étrangeté du monde un environnement défini et hospitalier, fait de repères et de règles. Elle produit une construction primaire de la réalité, sur laquelle pourront s’élaborer diverses constructions culturelles et sociales. Le quotidien nous rend le monde acceptable en occultant l’inquiétude originelle que nous pouvons nourrir à son endroit. »

Laurent Perreau, Fabrice Colonna, Céline Spector, « Notes de lecture » à propos de l’ouvrage de Bruce Bégout, La Découverte du quotidien.Philosophie ,   3/2009 (n° 102),   p.   91-96

À ce titre, il semble souhaitable de rappeler les Instructions Officielles : « Comment rendre compte du banal ? Comment construire un jugement sur ce dont on finit par oublier le sens et la saveur ? Comment rendre justice à ce que l’usage et l’usure ont voué à la discrétion ? ». Au fond, Jasmin n’accomplit rien de « sensationnel » : elle fait le ménage, nettoie la citerne, range le bureau du motel, met des fleurs dans les vases et fait rire les enfants… Mais ce faisant, elle réinvente le quotidien, elle brise la logique discursive des préjugés pour faire surgir de l’ordinaire cours des choses un peu de rêve, d’inattendu et de possible, c’est-à-dire tout « ce dont on finit par oublier le sens et la saveur » (I.O.).

Sa magie accouche de la quotidienneté, et c’est précisément parce qu’elle emprunte les chemins de la banalité qu’elle confère à l’extraordinaire son sens le plus fort : ce qui est en dehors de l’habitude desséchante et appauvrissante, ce qui fait écart par rapport au conventionnalisme, aux stéréotypes et aux préjugés ; ce qui, par opposition à l’uniformité environnante et aux routes sclérosantes de l’homme, apparaît comme ce qui fait sens.

« Mille manières de braconner »

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« Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner »… Ces propos célèbres de Michel de Certeau (L’Invention du quotidien, 1980) montrent combien il appartient à l’individu de faire preuve d’originalité et de créativité : les différences nous unissent, et n’épuisent pas la curiosité et l’appétit de savoir. « Braconner », c’est savoir s’émanciper de la tyrannie de l’ordinaire. Comme le dit encore Michel de Certeau, « le quotidien est parsemé de merveilles, écume aussi éblouissante […] que celles des écrivains ou des artistes. »

Le road movie prend ici tout son sens : il est un peu un conte de fées pour adulte, ou plutôt un conte de faits. Faits banals, faits du quotidien réenchantés par le questionnement sur l’autre. Comme nous le voyons, l’extraordinaire dont il est question ici ne peut être déduit que de l’expérience et de l’intelligence humaines.

Edward Hopper (1882-1967), « Four Lane Road», 1956 (huile sur toile, collection privée)

« Re-penser l’ordinaire »Si cette dynamique interculturelle qui est à l’œuvre dans Bagdad Café s’inscrit donc si bien dans le champ de l’extraordinaire, c’est parce qu’elle nous oblige à réfléchir au sens de la vie, et à « re-penser l’ordinaire » pour reprendre le titre d’un article de Bernard Troude et Frédéric Lebas⁵.

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Comme le disent les auteurs, « nous ne devons pas considérer la prétendue vacuité de l’ordinaire comme dépourvue de toute signification, au contraire, en enveloppant et pétrissant la réalité, c’est de l’ordinaire qu’exsude le sens véritable des choses »

Il n’est que de songer aux récits de voyage de la Renaissance qui valorisaient les curiosités suscitées par les grandes découvertes, ou même à ce célèbre extrait des Essais dans lequel Montaigne interroge la notion d’altérité :

Michel de Montaigneou l’expérience du voyage comme rapport à l’altérité

J’ai la complexion du corps libre, et le goût commun autant qu’homme du monde. La diversité des façons d’une nation à l’autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d’étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d’olive, chaud ou froid, tout m’est un […]. Quand j’ai été ailleurs qu’en France, et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers. J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères. […] Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu.Ce que je dis de ceux-là me ramentoit, en chose semblable, ce que j’ai parfois aperçu en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte, nous regardant comme gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles comme nous sommes à eux. On dit bien vrai, qu’un honnête homme c’est un homme mêlé. »

Michel de Montaigne, Les Essais, 1595Livre III, chapitre IX

Le « merveilleux d’altérité », c’est justement cette exaltation de l’humanisme, de l’amitié et de la simplicité par delà les différences ethniques, sociales ou culturelles : c’est savoir s’émerveiller d’ « assiettes d’étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d’olive, chaud ou froid » ; c’est refuser l’étanchéité des cultures en se confrontant à l’autre pour mieux s’accepter et se comprendre soi-même, c’est s’ouvrir au foisonnement de la vie, à l’atypique, à l’inattendu du quotidien.

Parce qu’il abonde de contradictions, d’exubérances, qu’il est fait de tradition et d’insolite, le quotidien est ainsi un hymne au métissage. À la stricte rationalité identitaire, il privilégie le mélange des cultures ; à la globalisation, il préfère le territoire changeant de l’homme… Comme l’a dit si bien l’écrivain antillais Édouard Glissant, « Nous avons besoin de

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frontières, non plus pour nous arrêter, mais pour exercer ce libre passage du même à l’autre, pour souligner la merveille de l’ici-là ».

De Bagdad Café à Borderlands…Ce « merveilleux d’altérité », nous pouvons le retrouver dans un très beau texte de l’écrivaine Gloria Anzaldúa (Raymondville, Texas, 1942 – Santa Cruz, Californie 2004). Ayant grandi près de la frontière américano-mexicaine au sud du Texas, dans la basse vallée du Rio Grande, Anzaldúa a fait partie des pionnières de la culture Chicana et Latina-états-unienne qui revendique « une politique de l’identité hybride et métisse »⁶. Tel est précisément l’objet de Borderlands, La Frontera: The New Mestiza.

Publié en 1987, cet ouvrage qui est lui-même hybride (à la fois essai anthropologique et sociologique, témoignage autobiographique, récit de vie et fiction poétique) permet à l’auteure de développer une réflexion originale et profondément novatrice sur l’identité multiple et interculturelle du Borderlands, cette zone frontière entre le Mexique et les Etats-Unis :

To Live in the BorderlandsVivre à la Frontière

Vivre à la frontière ça veut direque tu n’es ni latina, indienne, black, espagnoleni blanche*, tu es métisse, mulâtre, sang-mêléeprise dans le feu croisé des camps ennemistandis que tu portes les cinq races sur ton dosne sachant de quel côté te tourner, ni où aller ;Vivre à la frontière ça veut dire assumer que l’indienne qui est en toi, trahie pendant 500 ans,ne te parle plus,ça veut dire que les mexicanas te traitent de renégate, et que nier l’Anglo qui est en toiest aussi néfaste que d’avoir nié l’Indienne ou la Noire ;Quand tu vis à la frontièreles gens marchent dans tes pas, le vent vole ta voix,tu es une bourrique, un bœuf, un bouc émissairemais annonciatrice d’une nouvelle race,moitié-moitié —autant une femme qu’un homme et aucun des deux— d’un nouveau genre ;Vivre à la Frontière, ça veut diremettre du chili dans le bortsch,manger des tortillas au blé complet**parler Tex-Mex avec l’accent de Brooklyn ;être arrêtée par les patrouilles de la migra*** aux points de contrôle ;

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Vivre à la Frontière, ça veut dire qu’il te faut batailler fermepour résister à l’attrait de l’élixir d’or qui coule à flot,à l’appel du pistolet,à la corde qui noue le creux de ta gorge ;À la Frontièrec’est toi le champ de bataillesur lequel les ennemis pactisent entre eux ;même chez toi, tu es une étrangère,les conflits frontaliers ont été réglésmais la détonation des tirs a réduit à néant la trêvetu es blessée, abandonnée à toi-même,morte, résistante ;Vivre à la Frontière ça veut direque le laminoir aux dents blanches acérées veut déchiqueterta peau rouge-olivâtre, broyer le noyau, écraser ton cœurte pilonner te compresser t’étalerjusqu’à ce que tu sentes le pain blanc à en crever ;Pour survivre à la Frontièreil te faut vivre sin fronteras [sans frontières]être un croisement de chemins.

Gloria E. AnzaldúaBorderlands, La Frontera: The New Mestiza

San Francisco Spinsters/Aunt Lute, 1987, page 194

Traduction française : Bruno Rigolt

* gabacho/a : à l’origine, ce terme péjoratif désignait en argot espagnol les étrangers, essentiellement français. Au Mexique, le terme fait référence aux non-latinos (les Anglo-saxons). Ici, le terme désigne dans le vocable des Chicanos et dans les communautés hispaniques les Américains blancs.** tortillas au blé complet : dans la cuisine mexicaine, cette galette est préparée traditionnellement à base de maïs.*** la Migra : ce terme, dérivé de l’Espagnol migración, désigne familièrement les patrouilles chargées de traquer les immigrants illégaux sur toute la frontière entre le Mexique et les États-Unis.

Tout semble très tristement banal dans ce texte : la vie ordinaire dans le Borderlands avec ses inlassables scènes quotidiennes de misère, de trafics et de violence qui se répètent inlassablement… Et pourtant rien n’est simple. Comme aime à le dire le philosophe américain Stanley Cavell, « ce qui va de soi ne va jamais de soi » : extraordinaire le Spanglish, ce permanent va-et-vient entre l’Américain et l’Espagnol qui est comme un processus dialogique ; extraordinaire de pouvoir « mettre du chili dans le bortsch, manger des tortillas au blé complet, parler Tex-Mex avec l’accent de Brooklyn » ; extraordinaire cette conscience extrême d’une marginalité constitutive qui se transforme en ouverture à l’autre, en « croisement de chemins ». 

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Loin de déboucher sur une culture mono-identitaire, source de tous les communautarismes, le merveilleux d’altérité est riche au contraire d’une pensée transfrontalière qui joue un rôle de premier plan dans la construction des identités sociales et la problématique de l’interculturel, c’est-à-dire notre manière d’appréhender l’autre. Pour « susciter l’extraordinaire », il faut sortir de l’ordinaire des idées reçues et des représentations. Il faut savoir s’ouvrir à l’autre. Pour apprendre de l’autre ; pour connaître de l’autre ; pour comprendre de l’autre. C’est la prise en compte de l’existence de l’autre dans son altérité et sa différence, qui confèrent une puissance extraordinaire de transformation de l’ordinaire.

Sans même nous en rendre compte, nous appliquons des filtres −personnels, psychologiques, sociaux, culturels…−, des interprétations, des symbolisations qui s’interposent entre la réalité et notre perception de cette réalité : ce qui paraît banal pour l’un sera jugé remarquable, extraordinaire par l’autre. À travers notre perception des choses extérieures, transparaît toujours un jugement, une émotion intérieure, une subjectivité. Voici pourquoi réfléchir à l’extraordinaire, c’est fondamentalement dépasser les passions sclérosantes de clôture de l’ego sur lui-même pour aller vers l’étrangeté de l’autre, pour oser l’autre en cessant de le considérer comme une menace. Et c’est cette relation à l’autre qui définit le mieux notre humanité.

CONCLUSION

L’extraordinaire est donc davantage un singulier qu’un universel : de l’homme mêlé de Montaigne à Bagdad Café, il oblige non seulement à un travail de réinterprétation des figures de l’identité culturelle, mais aussi à une réflexion critique sur les processus qui sous-tendent nos perceptions, beaucoup plus subjectives et fictionnelles qu’objectives. De fait, il ne faudrait pas réduire la réflexion sur l’extraordinaire à un simple surgissement de l’événementiel dans ce qui est courant, au risque d’en appauvrir le sens.

La question de l’extraordinaire n’est autre que celle, infiniment complexe, de notre rapport à l’être et au monde. Ainsi, l’extraordinaire se définit-il toujours par une dialectique de la norme et de l’écart, du même et de l’autre, de l’universel et du particulier : il est ce qui nous confronte à autrui en tant qu’être différent, et donc à nous-même. Comme nous l’avons vu depuis le début de cette série de cours, il donne à voir la norme dont il est pourtant, autant la transgression, que la mise en scène… 

NOTES

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1. On ne peut que songer aux Raisins de la colère de John Steinbeck, magnifique roman qui décrit le terrible exode de centaines de milliers de « Okies », ces paysans de l’Oklahoma ruinés lors de la grande crise de 1929 par l’agriculture mécanisée et la loi du profit, et qui traversent la route 66 dans l’espoir d’une vie meilleure en Californie. Mais cette ruée vers l’or se révélera illusoire : à leur arrivée, les familles ne trouveront que misère et dénuement.

2. Frédéric Strauss, Télérama, critique du 25/07/2015. |

3. Joël Thomas, « Mirabilia : tropismes de l’imaginaire antique » in : ‘Mirabilia’. Conceptions et représentations de l’imaginaire dans le monde antique, Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars 2003, dir. Philippe Mudry, éd. Peter Lang,

4. Bernard Dugué, « Bruce Bégout et la découverte du quotidien ». 

5. Bernard Troude, Frédéric Lebas, « Introduction   : Re-penser l’ordinaire  », Sociétés, 4/2014 (n° 126), pages 5-9

6. Ochy Curiel, « Critique postcoloniale et pratiques politiques du féminisme antiraciste », in : Christine Verschuur (dirigé par), Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femme  (Cahiers Genre et développement, n°7 2010, The Graduate Institute Genève), L’Harmattan 2010 

 

Autoexercice 1→ En faisant appel à votre propre expérience, vous évoquerez une anecdote, une lecture, un souvenir de film… qui vous paraîtrait bien illustrer « l’extraordinaire de l’ordinaire »._

Autoexercice 2→ Faites une recherche sur l’auteur à succès Philippe Delerm, et plus particulièrement sur ses Enregistrements pirates (2003), recueil de courts textes (évocations de scènes de rue, bribes de phrases happées au passage dans des lieux publics…) cherchant à faire ressortir la saveur et les émotions de la vie quotidienne.→ On a attribué à cette « littérature du banal » le qualificatif de « minimalisme positif ». Expliquez pourquoi.→ À votre tour, essayez de saisir dans la rue, au lycée… quelques brèves du quotidien et rédigez un court texte dans lequel vous montrerez que ce « minimalisme positif », en donnant une intensité nouvelle à l’instant présent et aux sensations, est apte à poétiser l’ordinaire._

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Autoexercice 3Le romancier brésilien Paulo Coelho (1947, Rio de Janeiro− ) a écrit dans son premier roman, Le Pèlerin de Compostelle (O Diário de um Mago, 1987) traduit en Français en 1996 :  « L’extraordinaire se trouve sur le chemin des gens ordinaires ».→ Après les avoir expliqués, étayez ces propos à l’aide de quelques exemples du présent support de cours et en faisant appel à votre culture générale.