Leturcq La Vie Rurale en France Au Moyen Age

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  • 7/24/2019 Leturcq La Vie Rurale en France Au Moyen Age

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    LA VIE RURALE EN FRANCE AU MOYEN GE

    Xe-XV e SIECLE

    SAMUEL LETURCQ

    premire dition (puise, non rimprime) : Armand Colin, Paris, 2004

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    Introduction

    Durant la priode mdivale, la terre constitue un rservoir de richesses immenses.De fait, une partie considrable des sources documentaires sur lesquelles travaillentles historiens mdivistes (cartulaires, polyptyques, censiers, terriers, compoix)concernent des affaires ayant trait la terre, soit directement son exploitation, soit sa possession. La prpondrance des soucis dordre foncier dont les archives se fontlcho reflte trs clairement la place minemment centrale que joue le paysan dans lasocit mdivale ; de fait, il nest pas exagr daffirmer quil en est la clef de vote. Cette prpondrance est dabord dmographique, dans la mesure o lonestime que 95 % 98 % de la population habite la campagne. Limmense majoritde la population vit du travail de la terre ; lelaborator , celui qui laboure , apparatde fait comme le travailleur par excellence, un pilier sur lequel repose la socitmdivale dans son ensemble. Car la terre que le paysan exploite est dabordnourricire ; elle prodigue en effet aux hommes, lissue dun dur labeur, lesprotides, lipides, glucides, vitamines et autres lments essentiels la vie, sous formede bls, de viandes, de laitages, de fruits et lgumes Mais les campagnes fournissentaussi aux hommes les matires indispensables la protection contre les alasclimatiques : le chauffage (bois, charbon de bois), le vtement (le cuir, la laine, le lin,les teintures, le chanvre) et divers matriaux pour la construction (pierre, bois).Les campagnes ont ainsi aliment, par lintensification de leur exploitation etllargissement des zones cultives, les pousses dmographiques qui se manifestentdans lensemble de lOccident dans le courant des XIe-XVe sicles. On ne sauraitdonc rduire la vie rurale des campagnes mdivales une simple conomie desubsistance ; une telle approche ne permettrait pas de comprendre lextraordinaireexpansion conomique qua connue lOccident partir du XIe sicle, voire avant. Augr des caprices mtorologiques, dispensateurs des bonnes et des mauvaises annes,les paysans ont tir de leur terre, bon an mal an, des excdents qui ont rempli sesgreniers et aliment des rseaux dchanges, des marchs crateurs de richessesmarchandes.

    Dans les universits franaises, les programmes dhistoire mdivale despremier et deuxime cycles abordent couramment cette problmatique de la vieagraire qui constitue lune des bases pour la comprhension de lessor, puis de la criseque connat lOccident dans le courant des Xe-XVe sicles. Toutefois les tudiants,dont la culture est le produit de notre socit largement citadine, peinent souvent entrer dans les ralits de cette civilisation foncirement rustique (GeorgesDuby). Ils ont leur disposition de nombreux ouvrages, qui traitent de la questionessentiellement lchelle de lOccident. En 1962, Georges Duby, avec son livreintitul Lconomie rurale et la vie des campagnes dans lOccident mdival , afourni une synthse fondamentale qui reste, malgr son anciennet, une rfrenceincontournable. A sa suite, Guy Fourquin a ralis des manuels prcieux quidemeurent une base essentielle pour les tudiants dhistoire ( Histoire conomique delOccident mdival en 1969, et Le paysan dOccident au Moyen Age paru en 1972).Depuis l Histoire de la France rurale parue en 1975, les problmatiques et lesconnaissances sur les campagnes mdivales ont grandement volu. Robert Fossierfournit en 1984, avec son ouvrage intitul Paysans dOccident , une synthse dans

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    laquelle il livre, outre un tat de lavance de la recherche sur le sujet, ses nombreuxespoirs dans les pistes frachement ouvertes par larchologie. Si, depuis cet ouvrage,certains modles sont conforts, dautres connaissent des nuances, des affinements,ou des questionnements. En outre, les pistes prometteuses ouvertes par lesarchologues anglo-saxons et scandinaves ds les annes 1960/1970 ont dbouch en

    France sur lmergence dinterrogations nouvelles : la fabrique du paysage, lesinteractions entre les milieux et les socits Lessor des recherches archologiquesdans le cadre des prospections et fouilles menes prventivement ou en sauvetage surles chantiers des grands travaux (TGV, autoroutes, amnagements de circulation) ade fait dbouch sur un regain dintrt pour ltude des campagnes anciennes. En1991, louvrage collectif dirig par Jean Guilaine, intitul Pour une archologieagraire. A la croise des sciences de lhomme et de la nature , met en valeur certainesorientations actuelles de lhistoire agraire en France ; ce manifeste encourage lecroisement des donnes environnementales, archologiques et textuelles. De fait,depuis une vingtaine dannes, le dveloppement des recherches archologiquestraitant des modes de vie dans les campagnes mdivales (la question de lhabitatpaysan, de la mobilit des formes de peuplement, de linsertion de lexploitation dansdes territoires divers et mouvants), la prise en compte des donnesenvironnementales dans les tudes rurales et le dialogue de plus en plus frquententre les historiens des textes et les archologues ont enrichi les questionnementspratiqus jusqualors sur le monde des campagnes. Le prsent ouvrage souhaiteraitlivrer aux tudiants non seulement les connaissances fondamentales pour lacomprhension des ralits dune socit rurale, mais aussi une ide delextraordinaire dynamisme de ces campagnes trop souvent mprises, trop souventimagines tort comme archaques et immobiles.

    Le choix des Xe-XIe sicles comme borne chronologique haute de cet ouvragepose problme. En effet, il apparat aujourdhui de plus en plus clairement que lagrande croissance que connaissent les campagnes occidentales entre le XIe et le XIIIesicle sinscrit dans un processus qui dbute dans la priode qui prcde. Sil ne nousappartient pas daborder prcisment lorganisation des campagnes carolingiennesdans le prsent ouvrage, on ne saurait omettre de mentionner un certain nombre dethories qui peuvent modifier la comprhension des phnomnes observables pourles sicles qui nous intressent. Aussi faut-il comprendre le XIe sicle non commeune borne qui marque une frontire entre deux poques, mais comme le jalon dundveloppement continu dont les racines plongent dans le Haut Moyen Age. De mme,lartificialit du terme chronologique le plus rcent (le XVe sicle) nchappera pas aulecteur ; loin dtre une fin, les derniers sicles de la priode mdivale sinscriventdans un mouvement de longue dure qui dborde largement sur la priode dite moderne .

    La prsentation de la vie agraire dans le cadre franais entre le XIe et le XVesicle passe par une approche la fois thmatique et dynamique ; ltude de la vierurale ncessite en effet lexamen des divers aspects qui laniment (activits agraires,formes dencadrement de la population), mais aussi la prise en compte desvolutions qui les modifient des rythmes varis selon les poques et les rgions. Ilest ncessaire de montrer en premier lieu les caractres fondamentaux de lactivitagraire, savoir la diversit des activits pratiques dans les campagnes franaises(1), le calendrier annuel de ces activits (2), les usages agricoles (3), lefonctionnement des organisations agro-pastorales (4) et les diffrents niveauxdinsertion de lexploitation paysanne dans lespace (5). Ce nest que dans un dernier

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    temps que seront analyses les socits paysannes et les formes de leur encadrement(6), ainsi que le dynamisme agraire qui anime les campagnes entre le XIe et le XVesicle (7).

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    1 Une activit fondamentalement diversifie

    Fondamentalement, lactivit agraire mdivale est diversifie, tant lchelledu terroir qu celui de lexploitation individuelle ; les exploitants, quelle que soit leurplace dans lchelle sociale de la communaut, cultivent des champs de crales,possdent quelques btes et font pousser racines, lgumes et fruits. La monoculturereste rare dans les campagnes mdivales, limite des situations trs particulires.Cette polyculture dcoule de deux facteurs fondamentaux.

    Dune part le paysan exploite une terre avant tout pour subvenir ses besoinset ceux de ses proches. Ce souci de produire par son travail les moyens de sa propresubsistance, cest--dire une alimentation suffisante et varie, entrane la ncessit dediversifier les productions. Cette conomie autarcique reste toutefois un idalinaccessible, car dans la pratique, le recours aux changes est invitable : acheter ouchanger du grain ou des semences pour pallier les insuffisances dune mauvaisercolte, mais aussi vendre ou changer des excdents en cas de bonne rcolte.

    Dautre part les campagnes sont des rserves de nourritures ncessaires la vie de lensemble de la socit (notamment la population urbaine), dpendante desrcoltes des paysans. Un orage de grle en t, aussi violent quinattendu, ravage un vignoble et anantit la production des vignerons pour une anne. De mme, lleveurnest pas labri des pizooties qui dvastent le cheptel ; la viande devient alors rareet plus coteuse. Plus graves sont les catastrophes qui touchent directement lesproductions vivrires ; un printemps trop humide ou trop sec (selon les rgions) auratt fait de rduire une rcolte de crales, voire de lanantir, avec des consquencesdsastreuses pour lensemble dune population qui perd ainsi la base de sonalimentation quotidienne. De fait, les historiens enregistrent dans les textes desmentions de disettes (sous-nutrition pisodique), voire de famines (sous-nutritionprolonge et grave), des frquences diverses selon les lieux et les poques.

    Il serait toutefois abusif de considrer lconomie des campagnes uniquementsous langle de la pnurie et de la subsistance. Aux priodes de disette et derestrictions rpondent, dans les textes, les indices dune alimentation suffisante,sinon abondante. Ltude des pratiques alimentaires montre en effet les forces et lesfaiblesses de lalimentation des hommes du Moyen Age. En 1312, les travailleurs delabbaye de Montebourg reoivent chaque jour un pain (2500 calories), 6 ufs ou 3ufs et un quartier de fromage (environ 500 calories), et de la bire lgre (minimum700 calories) ; en temps de carme, le rgime varie un peu, avec 3 harengs (300calories) et des noix (400 calories par 100 grammes). De nombreux exemplessimilaires, pour diverses rgions, confirment ce type de rgime alimentaire trscopieux. La quantit de nourriture, compare la ration moyenne actuelle parindividu et par jour dans les pays dvelopps (de 2700 3200 calories), semble trsacceptable. Dans le Bas-Languedoc, Monique Bourin-Derruau observe, pour lesXIIIe-XIVe sicles, une aisance alimentaire similaire ; la description des rserves desmaisons met en vidence une alimentation base de crales et de lgumes secs,peu carne et modrment arrose de vin, base de glucide et dalcool en somme .

    Dans le Bas-Languedoc, en Provence, comme partout ailleurs, lalimentationsemble souvent suffisante, mais le rgime dittique est dsquilibr. Aussi, lamalnutrition, source de carences, apparat comme une ralit beaucoup pluscourante que la sous-nutrition. En effet, les sources donnent voir une prminence

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    de lapport glucidique, de lordre de 70 80 % des apports journaliers en moyenne,sous forme de produits base de crales. Dans lespace franais, lhomme estdabord un mangeur de pain. Du pain de froment la mie fine et bien blanche, dlicede laristocratie, au grossier pain noir dorge ou de seigle destin au menu peuple, ilexiste une grande varit de pains, en fonction des crales utilises (froment, seigle,

    orge, mteil) et des farines employes (plus ou moins fines, selon la finesse du blutage). Mais les crales peuvent aussi tre consommes sous forme de bouillis ;orge et avoine se consomment volontiers de cette manire, lorsquelles ne sont pasemployes pour la fabrication dun breuvage ferment, cervoise ou bire. Le pain, quiprend couramment la forme de miches rondes, est la base du repas ; de fait, ondsigne par le terme de conpanagium ou conpanaticum les aliments qui syrajoutent. Les protines, apportes par la consommation de produits dorigineanimale (viande, poisson, ufs et laitages), par certains lgumes (poireau, ail,oignon) ou des lgumineuses (pois, fve, lentille) ne sont pas absentes, maisabsorbes en quantit souvent insuffisante en regard de lapport glucidique. Lapportlipidique apparat souvent trs dficitaire. Encore faut-il souligner lexistence decontrastes trs importants selon les classes sociales ; fouilles archologiques etsources littraires mettent en vidence une alimentation aristocratique beaucoupplus carne et diversifie. Il existe aussi des disparits rgionales ; ainsi, alors quedans les campagnes du Bassin parisien les produits craliers reprsentent uneproportion crasante de lalimentation, les habitants de Montaillou, dans lesmontagnes arigeoises, jouissent aux XIIIe-XIVe sicles dapports plus varis, mmesi lordinaire, base de pain, de lard, de laitages et dherbes potagres (choux,poireaux, oignons) reste mdiocre. Ces rgimes alimentaires, pour dsquilibrsquils sont, montrent toutefois la diversit des productions issues des campagnes.

    LES CRALES, PRODUIT DE BASE DE LAGRICULTUREMDIVALE

    Aux XIIe-XVe sicles, lagriculture mdivale est fondamentalement craliredans le royaume de France, hormis dans les zones montagneuses o llevage tend dominer. Il semble que cette large prpondrance de la craliculture, gnrale danslensemble de lOccident, rsulte dune transformation trs progressive de lconomierurale du Haut Moyen Age dans le courant des Xe-XIIe sicles. Ds cette poque, lacroissance dmographique, lextension des terroirs par les dfrichements, larecherche de nouvelles terres au dtriment des territoires dvolus traditionnellementau pacage des troupeaux entrane un affaiblissement de la part de llevage au profitde la craliculture : le royaume de France, comme lensemble de lOccident, connatalors une cralisation de son conomie agraire.

    Une polyculture cralireDerrire le terme gnrique de crales ou de bl se dissimule une extrme

    varit des semences. Actuellement, le bl dsigne exclusivement des plantes de lafamille des gramines, dont les graines peuvent tre consommes par lhomme ou lesanimaux (peautre, froment, orge, avoine, seigle, millet). Mais cette dfinitionpurement botanique de la crale ne recouvre quimparfaitement lintgralit de lacraliculture mdivale. En 1227, un acte du chapitre de Notre-Dame de Paris propos de Corbreuse, prs de Dourdan, dfinit ainsi le terme bl (bladum ) : nous comprenons, pour le bl du chapitre, tous les genres de bl attachs auchapitre, savoir le froment, le mteil, le seigle, lorge, le pois et la fve . Cet

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    exemple montre que la notion mdivale de crales dborde largement la seulefamille des gramines ; les termes latinsannona ou bladum dsignent de manireindistincte crales et lgumineuses (fves, lentilles, pois, vesces). De mme, la findu Moyen Age, le sarrasin, de la famille des polygonaces (comme loseille), estcouramment appel bl noir , et est intgr de fait parmi les bleds .

    Au sein de chaque terroir, les paysans cultivent toujours plusieurs types decrales. Cette diversification apparat dabord comme un moyen empirique demodrer les effets des atteintes mtorologiques qui pourraient affecter une cralespcifique ; la varit des espces semes augmente les chances des paysans dassurerune rcolte minimale en cas dintempries dommageables une espce particulire.Secondairement, la multiplicit des varits de crales permet de varier quelque peulalimentation. Cette diversit est toutefois variable selon les poques et les lieux. Ainsi, en Languedoc, lanalyse des sources textuelles met en vidence une disparitentre la craliculture du Bas-Languedoc (partie littorale) et la zone montagneuse : ladocumentation bas-languedocienne du XIIe sicle montre une primautincontestable de la culture de lorge (55 % des occurrences) contre une part rsiduellepour le froment (24 %), lavoine (17 %) et le mteil (4 %) ; pour la partie montagneusedu Languedoc, lavoine occupe une place prpondrante face au seigle, au froment et,dans une quantit minime, lorge. Il existe donc des spcificits rgionales quipeuvent parfois sexpliquer par une adaptation des semences la qualit du sol. Ainsile seigle, crale peu exigeante, rsistante au froid et la scheresse, et parconsquent dun rapport assez sr, sadapte parfaitement aux sols pauvres et acides.En Beauce chartraine, dans une rgion aux sols limoneux trs riches, les textes desXIIe-XIIIe sicles rvlent la culture du seigle essentiellement dans les zonesmarginales, sur des terres froides et de mauvaise qualit, sur les sables du Perche etde lYveline, la lisire de la fort de Dreux ; ailleurs en Beauce, cest le froment quelon cultive, une crale exigeante et de haute renomme, ou encore le mteil, unmlange de froment et de seigle sem indistinctement sur le mme champ.

    La diffusion de deux crales : le froment et lavoineLa large diffusion du froment et de lavoine partir du XIe sicle constitue une

    tape fondamentale dans les transformations que connaissent alors les campagnesfranaises. Lmergence dune craliculture essentiellement base sur ces deuxcrales accompagne les volutions importantes que connat alors la socit. Elleentrane aussi des modifications techniques essentielles, sur lesquelles nousreviendrons ultrieurement (cf. chapitre 3). Il faut noter toutefois que la chronologiede cette diffusion reste vague et objet de discussions.

    Les sources textuelles montrent limportance grandissante du froment danslconomie rurale mdivale partir du Xe sicle, alors que lpeautre et lamidonnier(crales essentielles lpoque carolingienne) tendent disparatreprogressivement. En dpit de sa relative fragilit et de ses rendements irrguliers, lefroment se rpand largement dans de nombreuses contres du royaume de France,dans des proportions qui restent toutefois variables par rapport aux autres sortes decrales (comme on la vu plus haut). Dans le Bas-Maine, alors que la culture duseigle domine largement sur les vieux terroirs, lexpansion du froment dans lecourant des XIe-XIIIe sicles se fait en troite relation avec les dfrichements, dans lecadre des fronts pionniers (mme lorsque les terres ne se prtent pas ce type decrale). Linfluence seigneuriale dans ladoption du froment sur ces terroirs neufsapparat comme prpondrante, dans la mesure o les seigneurs exigent destenanciers des redevances en froment. Ainsi, le choix du froment ne dpend pasncessairement des aptitudes agronomiques des sols, mais peut tre motiv par des

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    proccupations purement sociales et conomiques. En effet, la farine de froment(lorsquelle est fortement blute) produit un pain la mie blanche, coteux et prissur les tables aristocratiques. Les exigences alimentaires de laristocratieentretiennent donc, dans le courant du Moyen Age, une spculation propice audveloppement de cette crale. Sa valeur est telle quau XIe sicle, et toujours au

    XIIIe sicle, dans le Chartrain, le froment est parfois utilis en guise de monnaie dansdes changes.Un processus identique marque la culture de lavoine, omniprsente dans

    lensemble des terroirs franais ; le dveloppement de cette crale, essentiellementutilise pour lalimentation des chevaux, est troitement li lmergence du groupedes milites ds le XIe sicle. Dans le Bas-Languedoc, lavoine est presque toujoursexige dans les redevances banales dues auxcabalarii ( albergues ) pour nourrirleurs chevaux. Dans de nombreuses rgions, lutilisation du cheval comme force detraction par les paysans renforce limportance de cette crale dans les terroirs.

    Quelles crales ?Cette influence des exigences seigneuriales sur la craliculture rend dlicatelinterprtation des textes mentionnant les redevances en nature (hormis les dmes

    ou les champarts, levs proportionnellement la production effective des champs).Ces sources rvlent en effet non pas la ralit de la production paysanne, mais celledu prlvement seigneurial sur cette production, cest--dire les attentes spcifiquesdes matres du sol, qui ne correspondent pas ncessairement la ralit delexploitation cralire. De ce fait, les statistiques assises sur le calcul des mentionsde chaque type de crale dans les textes peuvent tendre survaluer le froment, et ignorer la part relle de crales considres comme pauvres par les matres du sol, savoir le seigle, lorge, le millet

    Larchologie offre aux historiens des donnes nouvelles pour permettre demieux apprcier la ralit de la craliculture mdivale. Les fouilles des sitesdhabitat mettent jour des vestiges trs nombreux de cette exploitation cralire ; ilsagit soit des grains fossiliss ( la suite de divers processus chimiques :carbonisation, torrfaction, minralisation, ou encore dimbibition lorsque la matireorganique est conserve dans un milieu constamment humide et sans oxygne), soitdes empreintes de crales ou dpis laisss dans largile cuite. Depuis une vingtainedannes, la carpologie, science qui tudie ces palosemences, enrichit notreconnaissance historique de la craliculture en livrant des interprtations dordrepalobotanique ( savoir la connaissance de lvolution des espces vgtales :origine, processus de domestication, slections, diffusion gographique) etpaloethnobotanique (cest--dire la connaissance des activits humaines lies lexploitation cralire, telles que lalimentation humaine et animale, les pratiquesagricoles, les modes culinaires, les modes de stockage). Ces analyses permettentdaccder aux ralits concrtes dsignes de manire abstraite par les termes latins frumentum, triticum, hordeum, avena, secale, siligo frquemment rencontrs dansles actes de la pratique (baux, donations, ventes) ou les comptabilits. Chacun deces termes dsigne en fait plusieurs espces et varits de crales, qui varient selonles rgions, les capacits agronomiques des sols, les poques ou les exigencesseigneuriales.

    Le froment , dsign dans les textes par les termes frumentum ou triticum ,correspond couramment une varit de bl dite bl tendre hrisson (triticumaestivo-compactum ). Cette crale, au cycle vgtatif lent, est seme normalement lautomne pour tre rcolte huit dix mois plus tard en t. On connat toutefois,pour la priode mdivale, des varits de froment semes au printemps, tel le bl

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    rouge sur le littoral mditerranen. La varit dhiver a aussi pu treexceptionnellement seme au printemps lorsque des circonstances malheureuseslont exig (semailles dhiver pourries ou geles la suite dvnementsmtorologiques catastrophiques). Prsent dans lensemble des sites fouills, souventde manire prpondrante, le froment apparat bien comme la base de la

    craliculture mdivale.Les donnes carpologiques attestent un affaiblissement progressif du poids delorge dans le courant de la priode mdivale ; cette crale domine toutefoisglobalement lavoine, le millet, et mme le seigle jusqu la fin du Moyen Age. Leterme latin hordeum recouvre deux varits distinctes. La plupart du temps, il sagitdune crale dhiver (appele couramment escourgeon ) ; en Picardie, dans leCambrsis, mais aussi dans le Languedoc, le terme semble dsigner exclusivementcette varit hivernale. Lescourgeon offre lintrt majeur de mrir plus rapidementque les autres grains, permettant de raccourcir dune quinzaine de jours la priode desoudure. Les paysans du Moyen Age utilisaient aussi, sans doute beaucoup plusrarement, la varit printanire de lorge, dsigne sous le terme de paumelle . EnFlandre, les comptes de lhpital Saint-Sauveur de Lille mentionnent 9 reprises,entre 1331 et 1335, lorge de printemps. Dans les zones mditerranennes (Provence,Languedoc, Roussillon), lorge dhiver est la crale la plus couramment cultive etconsomme (les halles aux grains sont couramment appeles orgeries ) ; cetteimportance tend toutefois flchir aux XIVe-XVe sicle. Lorge produit un paingrossier, trs peu apprci durant la priode mdivale. Cette crale, utilise pour lafabrication de la bire ou de la cervoise, fait souvent lobjet dun prlvement sousforme de malt (orge torrfi). Elle est aussi parfois donne pour lengraissement des bestiaux, linstar de ces 4 setiers et de ce boisseau dorge remis en 1405 unemnagre du domaine de Canteloup, dans le Neubourg (Normandie), pour engresser les 30 porcs dudit lieu .

    Le seigle (secale cereale ) connat, partir du Haut Moyen Age, un succscroissant, linstar de lavoine ; aux XIVe-XVe sicles, cette varit apparat mmeplus frquemment que lorge dans les sites fouills. Crale des terres pauvres, peuexigeante, robuste et de bon rendement, le seigle a accompagn la mise en culture desterres nouvellement dfriches, participant de ce fait activement la cralisation delconomie mdivale. Dans les zones de montagne (Rouergue, massifs alpins), elleest couramment cultive. Cette crale dhiver donne un pain noir, mpris parlaristocratie, et essentiellement destin au vulgaire.

    Le mteil (mixtolium ) ne correspond pas une crale particulire, mais unmlange de deux crales semes sur le mme champ, moissonnes et mouluesensemble. Ce mlange varie selon les rgions. En Beauce, il sagit dun mlange deseigle et de froment (appel gros bl en Normandie). Ailleurs, comme enLanguedoc, le mescla (appel encore bl mitadenc ) est fait de froment etdorge hivernal, dans des proportions trs variables ; si la norme affiche ici uneproportion de deux parts de froment pour une part dorge, on trouve de nombreuses variantes : 3/5 ou 4/5 de froment pour 2/5 ou 3/5 dorge, mais encore des mlanges parts gales, ou alors des proportions inverses (2/3 dorge pour 1/3 de froment).Notons aussi lexistence de mteils de printemps composs dorge printanire etdavoine, mentionns par lagronome anglais Walter de Henley au XIIIe sicle ; sonusage semble toutefois rare. Cette pratique du mlange, ignore dans lAntiquit etdurant le Haut Moyen Age, apparat et se dveloppe entre le IXe et le XIIIe sicle.Son principal intrt rside dans la garantie dun rendement rgulier assur auxagriculteurs lors de crises pluviomtriques (le froment craint la scheresse, linversedu seigle). Si lanne est humide (propice au froment), le paysan rcolte un gros

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    mteil , riche en froment ; en cas de scheresse, il se contente dun petit mteil ,riche en seigle. Le mteil prsente aussi lintrt de prparer directement le mlangedes crales ncessaires la confection du pain de mnage, cest--dire la pain deconsommation courante.

    Lavoine (avena sativa ) apparat comme la crale de printemps par

    excellence. Sa culture, rsiduelle durant lAntiquit, spanouit partir du HautMoyen Age pour devenir primordiale dans la craliculture mdivale. Son succstient dabord ses exigences trs faibles en matire pdologique ; cette cralesaccommode de tous les types de sol. De ce fait, lavoine, comme le seigle, joue unrle important dans la cralisation des campagnes. Son importance se renforce avecles exigences seigneuriales ds les Xe-XIe sicles. Nourriture essentiellement destineaux chevaux, lavoine est aussi parfois consomme par les hommes sous forme de bouillis ou de boisson fermente ; ce mode de prparation nest toutefois courant quedans certaines zones septentrionales du royaume (Normandie par exemple).

    Le millet ( panicum miliacum ) est une crale exclusivement printanire,comme lavoine. Pouvant tre seme trs tardivement (mai-juin) aprs les derniresgeles, sur des sols trs divers, elle constitue une culture de rattrapage. Les textesmentionnent cette crale assez rarement, de telle sorte que le millet est enapparence une culture rsiduelle dans lconomie cralire. Pourtant, les fouilles dessites mdivaux rvlent une prsence relativement frquente de cette crale. Defait, les carpologues observent que cette frquence tend saccrotre trs fortementaprs le Haut Moyen Age, tout en gardant une place modeste par rapport lavoine.Une sous-valuation de la place relle du millet dans les textes est probable, car ilsagit souvent dune culture domestique, sur laquelle le prlvement porte rarement.

    Sajoutent cette srie de crales la gamme du petit bl , cest--direlensemble deslgumineuses . Les textes restent discrets concernant cette culture,de telle sorte quil nest pas toujours ais den valuer limportance. Ainsi en 1236, lespaysans de Cottainville (en Beauce orlanaise) doivent rendre leur seigneur des trousses de fves, sans quaucun autre texte ne mentionne jamais la culture deslgumineuses. Les palosemences recueillies sur les sites fouills attestent clairementlusage trs courant de ces lgumineuses. Les statistiques des frquences desdcouvertes montrent des volutions importantes selon les varits durant la priodemdivale. La lentille (lens esculenta ), trs consomme durant lAntiquit, devientune culture mineure ds le Haut Moyen Age. Ce dclin saccompagne toutefois dundveloppement trs important de la fverolle (vicia faba ) et du pois ( pisum sativum ).Les textes montrent toutefois la varit des semences. Ainsi en 1401-1402, auNeubourg et Canteloup (Normandie), les paysans sment trois lgumineuses : pois blancs, pois gris et vesces. La culture de ces lgumineuses prsente plusieursavantages. Elles servent lalimentation humaine. Moulues, elles procurent unefarine qui peut tre mlange dautres farines panifiables (froment, seigle) ; lespois peuvent tre aussi consomms avec du lard. Les lgumineuses occupent aussiune place importante dans lalimentation du cheptel ; cest alors un fourrageconsomm vert ou sec, linstar du foin. En Flandre, vesces, pois et lentilles sontmlangs de lavoine et du seigle, pour donner des fourrages appelsbisaille ,brgerie , dravire , hivernage . Enfin, ces cultures prsentent limmense avantagedenrichir le sol en fixant lazote, au lieu de lappauvrir.

    Enfin, les textes mettent en vidence le dveloppement rapide de la culture dusarrasin (appel bl noir sans quil sagisse vraiment dune crale) partir duXVe sicle dans lOuest franais (essentiellement la Bretagne). Il sagit dune espcerintroduite, dans la mesure o les donnes palobotaniques attestent sa culturedurant lAge du fer. A linstar du millet, le sarrasin peut tre utilis comme culture de

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    rattrapage aprs les dernires geles printanires ; sem trs tardivement (mai-juin),il procure des rcoltes abondantes.

    LELEVAGE, SECOND FONDEMENT DE LAGRICULTURE

    MEDIEVALELlevage est une activit humaine qui vise la reproduction, au

    dveloppement et lentretien de groupes danimaux dans un but frquemmentconomique, mais qui peut tre aussi esthtique (paons, canaris), cyngtique(parcs gibier, oiseaux de proies) ou ludique (coqs de combat). Cet levagetouche essentiellement des animaux domestiques, mais pas uniquement ; certainsinsectes, comme les vers soie ( la fin du Moyen Age) ou les abeilles, connaissentaussi une exploitation par lhomme. Llevage constitue, aprs la craliculture, lesecond fondement de lconomie agraire des XIe-XVe sicles, fondamentalementagro-pastorale.

    Varit des produits de llevageLanimal est dabord lev pour la nourriture quil fournit, sous forme de

    viande, de laitages et dufs. De fait, la viande fait habituellement partie nonseulement des tables aristocratiques, mais aussi des menus des travailleurs de force.Les quantits consommes apparaissent mme considrables au XVe sicle, telpoint quon parle d Europe carnivore (Fernand Braudel). Paris, en 1394, auraitabattu 30316 bufs, 19604 veaux, 108532 moutons, 30794 porcs ; vers le milieu duXVe sicle, alors que la ville compterait environ 150000 habitants, le carnage touche12500 bufs, 26000 veaux, 208000 moutons et 31500 porcs, sans prendre encompte la volaille et les porcs domestiques. La production de laitages est moins bienconnue ; les textes en parlent peu, et larchologie nest daucun secours sur cettequestion. Dans le Faucigny, au XVe sicle, les leveurs produisent une gamme defromages trs varis : le vacherin (fromage gras et coulant, fabriqu avec du lait de vache non crm, destin aux tables de laristocratie), le srac (fromage maigre de vache, fabriqu avec la casine du petit lait, consomm sur les tables paysannes etprincires), et bien dautres fromages de vache, de chvre, voire de brebis. EnProvence, les leveurs de chvres doivent payer au seigneur une redevance enanimaux et en fromages ; au XIIIe sicle, dans la valle du Verdon, Courchons, lecomte prend Pques une chvre sur dix et un fromage chaque semaine depuis ledbut de la traite jusqu quinze jours aprs la Saint-Jean. Les produits laitiers fontlobjet dun trafic important, perceptible au travers des comptabilits douanires ;ainsi, entre mai et Nol 1370, on enregistre le passage de plus de 8000 livres de beurre au page de Saumur.

    Les animaux, une fois abattus, offrent des matires premires trs diverses quialimentent les ateliers des artisans. Citons dabord le cuir, universellement utilisdans lhabillement (chaussures par exemple), mais aussi pour loutillage oularmement, et mme comme support de lcriture, avec le parchemin. Les toisons desmoutons fournissent la laine, matire premire de la seule vritable industrie quele Moyen Age ait connue, la draperie. La corne des bufs et des bliers sertcouramment pour la fabrication de peignes, de pices de jeux ou dinstruments demusique. Les boyaux sont utiliss pour la confection des cordes des instruments demusique. Les graisses sont rcupres et utilises pour lclairage (suif).

    Les animaux fournissent une force de travail qui allge le labeur des paysans. Attels, les bufs, chevaux et nes tirent la charrue, laraire et la herse au moment

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    des labours et des semailles ; leur puissance est aussi mise contribution pour leslourds charrois. Les chevaux servent de montures aux cavaliers, notamment auxguerriers.

    Enfin, les paysans du Moyen Age connaissent la vertu fertilisante desdjections animales rpandues sur les terres cultives. Crotins et bouses sont

    prcieusement recueillis, mlangs la litire des tables, pour produire le fumier quiamende les sols. On envoie volontiers les troupeaux de moutons divaguer sur lesterres vaines et vides pour que les btes dposent cet or brun , propice auxfutures rcoltes.

    Si la diversit des productions est bien connue des historiens, la raret desdonnes quantitatives concernant les levages rend difficile la connaissance du volume global de cette production animale. Les procds dlevage sont en revanche beaucoup mieux documents, la fois par des textes nombreux (archives judiciaires,inventaires, baux) et par le matriel osseux animal rcupr sur les chantiers defouilles archologiques.

    La constitution du cheptel : diversits et volutionsLe matriel osseux retrouv sur les sites dhabitats mdivaux rvle la varitdes espces domestiques leves couramment dans les exploitations paysannes. AMauguio (Saint-Jacques), prs de Montpellier, la fouille dun habitat paysan occupdu milieu Xe au milieu XIe sicle a permis de dnombrer un nombre minimal de 55animaux, rpartis de la manire suivante : 12 bovids, 24 ovins, 11 porcs, 2 chevaux, 3 volailles, 1 chien et 2 cerfs (issus de la chasse). On constate sur ce site limportance delassemblage bufs/moutons/porcs, omniprsent dans lensemble des habitatsmdivaux ; les restes osseux de ces trois espces sont largement majoritaires surlensemble des sites fouills (de 66 94 % de la masse des restes rcolts), traduisantclairement le poids de ces animaux dans llevage mdival. Les sources textuellesconfirment cette observation archologique pour lensemble du territoire et de lapriode tudis. Dans le Bas-Maine, la mtairie de la Bouchedorire (40 ha) possdaitentre 1405 et 1408 un levage de 24 bovins, 11 17 porcins, 3 6 caprins et 17 20 btes laine ; les exploitations plus modestes dtiennent aussi quelques vaches, aumoins un ou deux porcs ou/et des moutons.

    Les tudes archozoologiques (qui analysent le matriel osseux animal issu desfouilles) montrent toutefois que la rpartition des espces au sein du cheptel varieselon les lieux et les poques. En effet, il existe des variations rgionalesconsidrables qui peuvent tre lies au poids des contraintes environnementales. Ainsi constate-t-on dans les rgions mditerranennes une prminence permanentedes ovi-caprins. Dans le reste du royaume de France, on observe gnralement unerpartition grossirement quilibre des trois espces fondamentales, avec une lgreprminence du porc. Cette situation globale ne doit toutefois pas gommer quelquesparticularits rgionales majeures : dans le grand ouest franais, aux XIVe-XVesicles, llevage bovin lemporte souvent, tandis que les riches plateaux craliers duBassin parisien (comme la Beauce) privilgient llevage du mouton.

    Cette diversit des situations rgionales saccompagne dvolutions majeuresdans lquilibre du cheptel, lexception toutefois de la zone mditerranenne o lesovins dominent constamment. Les tableaux suivants mettent en vidence cesoscillations au travers du nombre dindividus et du nombre de restes de chaqueespce retrouvs dans 439 contextes archologiques antiques, mdivaux etmodernes en Europe.

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    Lvolution de lquilibre buf/mouton/porc en Europe

    daprs le nombre de restes de lAntiquit aux Temps modernes daprs Frdrique Audouin-Rouzeau, 1998

    Lvolution de lquilibre buf/mouton/porc en Europe,daprs le nombre dindividus de lAntiquit aux Temps modernes

    daprs Frdrique Audouin-Rouzeau, 1998

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    Durant lAntiquit romaine et les sicles suivants, le cheptel est largement dominpar le buf. Cet quilibre se renverse toutefois progressivement durant le HautMoyen Age ; le cheptel bovin tend diminuer, tandis que proportionnellement lareprsentation des ovins, et surtout des porcins se renforce dans les chantillons

    archologiques. Cette mutation fondamentale apparat comme une consquence de lacralisation des campagnes et de la diminution concomitante des espaces de pture. A partir du XIe sicle, la dflation de llevage bovin est relaye par laffaiblissementrgulier et irrmdiable du cheptel porcin jusqu la priode moderne ; cettedgradation est sans doute une consquence des grands dfrichements qui affectentles espaces boiss, lieux de pacage privilgis des porcs. Cette diminution de la partdu porc saccompagne en revanche dune stabilisation du cheptel bovin, et surtoutdune croissance forte et continue de llevage ovin, qui culmine aux XIIIe et XIVesicles. Ainsi, vers 1330, 55 % du cheptel de la Chartreuse est compos dovins, sanscompter les caprins (18 % du cheptel) ; Clairvaux, la fin du XIIIe sicle, cetteproportion monte 67 % Ce succs du mouton est vivement encourag par ledveloppement de la filire textile. Les XVe et XVIe sicles voient lmergence dunnouvel quilibre marqu par une reprise trs vive de llevage bovin.

    Notons toutefois, lissue de cette analyse, que ces observations gnraleseffectues partir dun chantillonnage europen gomment la diversit bien relledes rgions franaises. En effet, dans le courant des XIVe-XVe sicles, lessor dellevage spculatif (qui continue se renforcer durant la priode moderne) cre unegographie de plus en plus complexe des pratiques pastorales ; la complmentarit decertaines zones dlevage entrane des spcialisations entre pays naisseurs et zonesdembouche. Si au niveau europen les vestiges osseux mettent en vidence unaffaiblissement du porc, cet levage connat dans certaines rgions une incontestableexpansion en troite relation avec lessor urbain. Cest ainsi que la vaste fort de Retz(qui stend sur un rayon de 10 15 km autour de Villers-Cottert au nord de Paris)est un terrain de parcours pour lengraissement automnal de grands troupeaux deporcs. Cette activit se dveloppe ds le XIIIe sicle ; aprs 1300, la fort accueille1600 porcs, voire bien davantage. La ville toute proche de Crpy-en-Valois sespcialise dans la vente de ces milliers de porcs engraisss dans les forts voisines,envoys ensuite sur les marchs flamands et picards pour nourrir une populationurbaine en pleine expansion.

    Evolution de la morphologie des animauxParalllement ces volutions de la composition des cheptels, les animaux

    connaissent des modifications progressives de leur morphologie, indice sr des bouleversements qui secouent la vie des campagnes durant la priode mdivale.Lanalyse des ossements recueillis dans les fouilles rvle une croissance forte de lataille des animaux domestiques de lAge du fer la priode romaine ; la taillemoyenne du buf slve alors 1,30 m au garrot, celle des ovins 68-69 cm, celledes porcs 75 cm, et celle des chevaux 1,45-1,50 m. Cette tendance sinversecompltement dans le courant du Haut Moyen Age, avec une diminution sensible dela taille des animaux ; aux XIe-XIIIe sicles, bufs, porcs, moutons et chevaux ontretrouv une taille comparable celle des animaux de lAge du fer, soit en moyenne1,10 m au garrot pour les bovins, 60 cm pour les ovins, 70 cm pour les porcs et 1,36 mpour les chevaux. Il faut attendre les XVe-XVIe sicles pour assister une croissancesensible de la taille des btes.

    Linterprtation de ces volutions nest pas aise. Le retour un cheptel depetite taille, sensiblement identique aux troupeaux de lAge du fer, a t videmment

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    mis en parallle avec les transformations majeures que connat lOccident durant leHaut Moyen Age. Labandon des standards de la romanisation en matire dlevage a,dans un premier temps, t interprt de manire catastrophiste, comme un chec li un recul technique rvlateur de lappauvrissement des campagnes. On peuttoutefois sinterroger sur les raisons qui ont entran labandon et loubli des

    techniques de slection et dalimentation oprantes sur plusieurs sicles durant lapriode romaine. On considre actuellement que cette volution, loin decorrespondre une dcadence, pourrait tre le fruit dune action volontaire visant adapter les cheptels aux exigences nouvelles de lconomie et de la socit mdivale.Cest ainsi que des critres de slection ont pu prendre le pas sur le seul critre de lastature des animaux : pour les ovins, la production lainire a pu tre privilgie, audtriment dautres proccupations. Soulignons dailleurs que ce critre de la taille augarrot nest pas ncessairement valide pour infrer une dtrioration de llevage,dans la mesure o selon la race et ltat dengraissement, pour une hauteur augarrot donne, chez un bovin adulte, le poids peut varier du simple au double (Claude Guintard). Dautre part les difficults conomiques, qui ont sans douteentran une diminution des rations alimentaires des cheptels, ont pu dboucher surla slection danimaux plus petits et moins exigeants. Cette pineuse question nestvidemment pas tranche, en attente de fouilles et analyses nouvelles susceptiblesdaffiner la chronologie du processus.

    A partir du Bas Moyen Age commence en Occident un nouveau cycle decroissance de la stature des bovins qui se poursuit sans discontinuit durant lapriode moderne. Cette volution, nettement perceptible dans les les britanniques,rsulterait de lmergence dun levage spculatif, li un accroissement despturages.

    Les bovids Au Moyen Age, une vache produit en moyenne entre 8 et 13 litres de lait par jour, tandis que sa carcasse fournit de 150 170 kg de viande. En outre le buf

    seconde efficacement le paysan dans son travail en tirant les instruments aratoires etles chariots ; toutefois, dans de nombreuses rgions du royaume de France, le chevalremplace les bufs dans cette fonction ds le XIIe sicle.

    Le veau est peu consomm au Moyen Age. En outre, les btes sontgnralement abattues un ge avanc (un tiers seulement avant lge de 3 ans) ; la viande bovine consomme est le plus souvent issue danimaux de rforme. En Anjou,aux XIVe et XVe sicles, les leveurs expdient trs vite la boucherie les crevards , cest--dire les veaux de complexion fragile ; parmi les autres veaux delait, quelques mles et femelles sont slectionns pour la reproduction, tandis que lesautres partent lengraissement et sont abattus vers lge de 1 an. Les vacheslaitires, striles aprs 4 ou 5 vlages, sont envoyes lengraissement et sacrifies,remplaces par des gnisses. Quant aux taureaux, il assurent les saillies ds lge de 2ou 3 ans ; aprs une ou deux saisons, ils sont castrs et soit dresss pour le labour,soit engraisss pour la boucherie.

    Llevage bovin est subordonn aux possibilits nourricires des terroirs.Lalimentation de ces bestiaux exige en effet lentretien de vastes espaces herbagersdans lesquels ils divaguent durant la bonne saison (de mars novembre). Dans lenord de lAnjou, aux XIVe et XVe sicles, chaque tenure possde son lot de prairies ;les prs occupaient frquemment de 8 15 % des terroirs de cette rgion. Plus au sud,dans les Mauges, cette proportion est encore plus importante, de 12 20 %. Cespturages, fauchs en juin lpoque de la fenaison, fournissent le foin ncessaire lastabulation hivernale. La quantit de fourrage est toutefois souvent insuffisante ; une

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    bte consomme en effet chaque anne 8 10 fois son poids. Les leveurs sont alorsobligs de sacrifier une partie du cheptel avant le dbut de lhiver (les mois denovembre et de dcembre sont traditionnellement les mois sanglants ). Lorsqueles btes ne sont pas enfermes dans les tables (en priode hivernale), elles trouventgalement une ressource alimentaire dans les espaces incultes (landes, zones

    humides des bords de rivire ou de marais), ouverts la dpaissancecommunautaire ; bnficiant de la vaine pture, ils broutent galement les herbesfolles et les regains dans les champs aprs la moisson et avant les labours dautomne,ou sur les terres en jachre. La culture des lgumineuses complte avantageusementcette alimentation ; ainsi, en Flandre, ds le XIIe sicle le btail consomme des vesces, soit en vert (cest--dire directement dans le champ transformoccasionnellement en pturage), soit sches (fourrage similaire au foin consomm enhiver dans ltable), parfois mlanges de lavoine.

    Les ovi-caprinsUn mouton fournit une vingtaine de kg de viande. Le matriel osseux de

    lhabitat dAugery de Corrges (prs dArles), occup aux IXe et Xe sicles, montreque le quart du troupeau a t abattu avant lge de 18 mois dans un but deconsommation de la viande (gigots et paules apparaissant comme les parties les plusapprcies) ; le reste du cheptel a t sacrifi alors que les btes taient adultes, gesde plus de deux ans pour la plupart. Lensemble des donnes disponibles pour laFrance semble indiquer que les trois quarts des animaux taient tus trstardivement, vers leur quatrime anne. En effet, souvent, les motivations principalesde llevage du mouton ne rsident gure dans la production de viande ou de lait,mais dans la toison. La croissance formidable de llevage ovin accompagne ledveloppement de lindustrie textile dans de nombreuses rgions du royaume deFrance. Si en Flandre et en Artois les villes drapantes importent les laines anglaises etirlandaises de grande rputation ds le XIe sicle, elles utilisent aussi les laines nostres , cest--dire produites dans la rgion. Thierry dHireon (mort en 1328),riche fermier artsien du XIIIe sicle, possde dimportants troupeaux de moutonslevs dans un objectif spculatif ; la ferme de Bonnires (proche de Hesdin), onlave et tond 600 moutons en 1321, 737 en 1322, 727 en 1323, 599 en 1324 et 604 en1327.

    Le porcChaque famille, quelle que soit son aisance, possdait au moins un porc quelle

    levait en vue de sa consommation domestique. En effet, un porc fournit en moyenne70 kg de viande (et tout se consomme !) qui permettent dalimenter une familledurant les mois qui suivent labattage ; les chairs, sales ou fumes, conserventdurant de nombreux mois. Lengraissement ncessitait une grande attention, car leporc est un animal exigeant et vorace. A lautomne, les animaux taient emmensdans les bois pour y dvorer les fruits gras (glands, faines) tombs terre : cest le panage en semi-libert. A la fin du Moyen Age, alors que llevage devient uneactivit hautement rmunratrice, des seigneurs pratiquent des adjudications deleurs bois de vritables entrepreneurs spcialiss dans lengraissement detroupeaux de porcs ; des troupeaux de plusieurs centaines de ttes parcourent lesroutes et envahissent les bois durant un deux mois avant de rejoindre le lieu de leurabattage. Ceux qui en avaient les moyens nhsitaient pas nourrir les porcs avec descrales, ou encore du son. A la ferme de Thierry dHireon Bonnires (versHesdin), en 1322, chaque porc destin au personnel recevait chaque jour, de laToussaint Nol, de 1 1,83 setiers de bl ou de soucrion, soit 3,68 6,75 litres de

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    grains par jour pendant 55 jours. Les porcs destins au matre recevaient unenourriture plus riche encore : 8,90 litres pendant 13 jours en 1321, 9,08 litrespendant 26 jours en 1324, et 10,12 litres pendant 30 jours en 1325. En 1323, lespourceaux reurent exceptionnellement 2,5 setiers de fves de la Saint-Jean (24 juin)au mois daot.

    Le chevalLe cheval est sans aucun doute lanimal dlevage le plus prcieux, recevant de

    ce fait les soins les plus attentifs. Il possde un statut particulier, dans la mesure o laconsommation de sa chair est expressment proscrite par les canons de lEglise ; sonusage se limite donc la traction et au transport de cavalier. Prcieux, dunecomplexion fragile et exigeant pour sa nourriture, le cheval apparat clairementcomme lanimal emblmatique de laristocratie, dont la chevalerie devient lidal partir du XIe sicle. Cet animal fait donc lobjet dun levage de prestige en pleinessor. Toutefois, il existe plusieurs types de chevaux, adapts des usages divers :cheval de guerre ( destrier ), cheval de selle ( palefroi du chasseur, haquene de la dame), cheval de trait, cheval de labour ( roncin tout faire) Lusage ducheval dpasse en effet le seul univers aristocratique. A partir du XIIe sicle, sonusage se rpand pour tirer la charrue et la herse dans de nombreuses rgions de laFrance septentrionale. Plus rapide et puissant que le buf, il apparat aussi commeun animal trs coteux lachat et lentretien. De fait, son alimentation est assurepar un pacage en semi-libert dans les landes et les bois, du foin et une rationdavoine consquente.

    LES PRODUCTIONS DES COURTILS

    Les exploitations mdivales sont massivement tournes vers la cralicultureet llevage, dont les productions assurent la subsistance des populations. De fait, lesterroirs sont occups par les emblavures et les zones de pacage des bestiaux.Pourtant, quelques terres accueillent des cultures diversifies qui constituent lescomplments indispensables pour lalimentation et la cuisine mdivale. On pensevidemment aux fruits (vergers), aux lgumes, aux herbes, aux condiments, auxplantes mdicinales Cette activit marachre, pratique dans le cadre de petitslopins masss autour des agglomrations, dessine une aurole denclos. Ces jardins(au nom variable selon les rgions : courtils, clos, closeaux, ouches, ferragines)recueillent toutes les attentions des cultivateurs ; bches profondment, amendeschaque anne par des apports de fumier, ces terres mieux soignes que le reste duterroir donnent couramment des rendements trs leves. Cest l que se concentrentles activits les plus lucratives, troitement lies au march urbain. Cest ainsi quelartisanat textile stimule la production de plantes tinctoriales (garance pour lesteintes rouges, gude ou pastel pour les teintes bleues) et de plantes textiles (lin etchanvre). Cest aussi l que se dveloppe la viticulture.

    La vigne est une culture commune dans la plupart des rgions franaises,mme les plus septentrionales, a priori peu propices ce type dactivit; dans le Valenciennois, les comptes de la maison comtale montrent le soin avec lequel les vignes princires sont entretenues. La viticulture connat un succs grandissant dansle courant des XIe-XVe sicles, mesure que se dveloppent les changescommerciaux et une demande urbaine. Diverses rgions, qui produisent des vinsapprcis et qui disposent dun dbouch naturel (via un cours deau navigable), bnficient de nombreux investissements pour dvelopper les vignobles au dtriment

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    des autres activits moins lucratives. Cest le cas, par exemple, des environs de Parisdcrits au XIIIe sicle depuis Montmartre par le pote Adens le Roys : La rivirede Saine vit, qui moult estoit lee / Et dune part et dautre mainte vigne plantee . A lamme poque, le franciscain italien Fra Salimbene exprime sa surprise devant lespectacle dun pays couvert de vigne.

    Texte : Louange du vin dAuxerre par Fra Salimbene de Adam, franciscain italien

    [Frre Gabriele de Crmone] me dit quAuxerre avait plus grand foison de vigne et de vin que Crmone, Parme et Reggio et Modne. En lentendant, je medtournai avec horreur, tenant cela pour incroyable. Mais lorsque jeus habit Auxerre (au printemps 1248), je vis quil avait dit vrai, parce quils ont un vastedtroit ou vch, cest--dire quils ont beaucoup de territoire ; monts etcollines sont couverts de vignes, de mme que les champs de plaine, je lai vu demes yeux. Car les hommes de cette terrene sment pas, ne moissonnent pas,nentreposent pas dans les greniers (contraction de Luc 12, 24 et Matthieu 6,26), mais ils envoient leur vin Paris, parce quils ont proximit le fleuve qui va Paris, et l ils le vendent noblement et ils en tirent toute leur nourriture etles vtements dont ils se couvrent [] Note que dans la province de France jeparle de la province dans lordre des frres mineurs , il y a huit custodies, dontquatre boivent de la bire et quatre du vin. Note aussi quil y a trois terres qui enFrance donnent abondance de vin, La Rochelle, Beaune et Auxerre. Note enoutre que les vins rouges ne sont gure rputs Auxerre, parce quils ne sontpas aussi bons que les vins rouges italiens. Note pareillement que les vinsdAuxerre sont blancs et parfois couleur dor, odorifrants, roboratifs, de grandeet bonne saveur ; ils donnent et rendentconfiance et joie (3 Esdras 3, 20) tousceux qui en boivent, en sorte que lon pourrait bon droit appliquer au vindAuxerre la parole des Proverbes, 31 : Donnez une boisson fermente auxaffligs et du vin ceux qui ont lesprit amer (Proverbes 31, 6).

    Traduction par Olivier Guyotjeannin. Salimbene de Adam. Un chroniqueur franciscain. Brepols, 1995, pp. 284 et ss. (coll. Tmoins de notre histoire ).

    Ce tmoignage livre videmment une vision trs exagre de la situation relle, maiselle retransmet limportance de la viticulture dans lAuxerrois. Fra Salimbenesouligne lorientation clairement spculative de cette culture, dans la mesure o lesproductions sont destines au march parisien. De fait, la prsence du fleuve apparatcomme une raison aussi essentielle que les qualits agronomiques des coteaux pourexpliquer lorientation viticole de ces terroirs ; de fait, la production est exporte enle-de-France via la batellerie de lYonne et de la Seine.

    LE BOIS, UNE RICHESSE ENTRETENUE ET CONVOITEE

    Dans les rcits mdivaux (hagiographies, romans), la fort est volontiersdcrite comme un lieu inquitant, sauvage, peupl dermites, de brigands et dechevaliers errants. Pourtant les actes de la pratique, les comptes livrent une visiontrs humanise de ces espaces boiss ; traverss par les bcherons, les troupeaux deporcs, les chasseurs aristocratiques, les braconniers, les cueilleurs, les bois et fortsapparaissent comme des lieux visits, entretenus, et parfois surexploits. Ce sont

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    dailleurs des espaces menacs par la pression foncire, subissant les assauts desdfricheurs jusqu la fin du XIIIe sicle.

    Les espaces forestiers reclent des richesses nombreuses et indispensablespour la vie quotidienne. Avant tout, les hommes viennent y chercher le bois. Cest leseul combustible qui soit utilis, sous forme de bois sec ou de charbon. En outre le

    bois est un matriau fondamental pour la construction, mais aussi pour loutillage :manches doutils, poutres de charpente, chalas des vignes, cercles et douelles detonneaux, vaisselle La fort est aussi un espace nourricier. Les paysans y pratiquentla cueillette (champignons, baies, fruits divers, plantes mdicinales, fougres),ventuellement braconnent, et surtout envoient leurs porcs se repatre des fruits grasde lautomne (panage). Les seigneurs y pratiquent leur passe-temps favori, la chasse,qui alimente leur table et permet de dtruire les animaux nuisibles et dvastateurs.

    Soucieux de mettre en valeur leur patrimoine et daccrotre leurs recettes, lesseigneurs administrent attentivement les ressources forestires, et emploient unpersonnel spcialis pour entretenir et protger les forts. Les princes de Savoie,propritaires de nombreux tangs et forts dans le Treffort et en Revermont,chargent de cette mission le gruyer de Bresse, lui-mme assist de forestiers. Cetofficier organise rgulirement des ventes de bois et la production de charbon de bois ; cest ainsi de 1430 1436, le chtelain peroit une redevance paye par JeanMalbre, forgeron, pour avoir le droit de faire du charbon de bois (charbonare ) dansla fort de Revermont avec du bois mort. Toutefois, le revenu le plus importantprovient de lexploitation de la glande pour lengraissement des troupeaux de porcs( peissonagium ou firma glandis ). En 1363, le gruyer rclame une somme de 12deniers viennois par petit porc, et 2 sous viennois par gros porc. En 1368, ces espacesforestiers sont accenss au prix de 120 florins pour le panage de 600 porcs (2 deniersgros et 1 obole par gros porc et 10 deniers forts par petit) de la Saint-Michel laSaint-Martin dhiver (29 septembre-11 novembre) ; lanne prcdente, cette paissonavait rapport au seigneur la jolie somme de 430 florins.Du Xe au XIIIe sicle, la dilatation des terroirs cultivs au dtriment des zones boises (cf. chapitre 7, les grands dfrichements ) met en pril la prennit decette ressource. Les intrts seigneuriaux entrent alors en conflit avec ceux descommunauts paysannes. Les seigneurs, affirmant leur droit minent sur les espacesincultes, entendent rglementer strictement, voire interdire laccs aux massifsdemeurs intacts. Deux motivations les poussent sopposer la paysannerie : dunepart ils souhaitent sauvegarder de toute menace les forts qui subsistent ; dautre partils entendent tirer le plus grand profit possible de ces ressources prcieuses en enrglementant laccs par adjudication. Les communauts paysannes, revendiquantdes droits dusage coutumiers, sopposent ces mises en dfens qui les privent duneressource essentielle.

    LARTISANAT RURAL

    Dans les campagnes, lagriculture et llevage sont les activits dominantes,mais pas exclusives. Lartisanat occupe une place essentielle, faisant vivre unemultitude dindividus. Certains artisans figurent dans les sources, aux cts des groslaboureurs, comme des notables possdant des terres et une position prpondranteau sein des communauts ; cest par exemple le cas du meunier, personnageincontournable et dtest, mais aussi celui du forgeron qui assure lentretien deloutillage agricole. Dans la seconde moiti du XIIIe sicle, les moines cisterciens deChaalis accroissent leur grange de Vaulerent, dans la plaine de France, par lachat de

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    terres auprs de laboureurs et artisans : en 1197 et 1217, ils font affaire avec un boucher (Allaume) et un cordonnier de Montmlian (Aubert) ; ils traitent avec Vitalle Marchal (forgeron) en 1259, mais aussi avec Tyolus le Maon, Drogon, tavernierde Villeron, et Girard de Gonesse, boucher. On repre ici quelques activitsessentielles de cet artisanat rural : le travail du fer, les mtiers de lhabillement, de

    lalimentation, de la construction, du cuir, des services Dans le Lyonnais, aux XIVe-XVe sicles, les activits artisanales les plus rpandues sont le travail textile et celuides cuirs et peaux. A Saint-Symphorien-sur-Coise, les professions se rpartissent dela manire suivante :

    - Artisanat de service : 17,8 %- Cuirs et peaux (corroyeurs, escoffiers, fabricants de bts,

    parcheminier, pelletiers) : 22,4 %- Textile et habillement (drapiers, couturiers, fabricants de chausses,

    tondeurs de draps, batteurs de laine et chapeliers) : 14,8 %- Professions librales, commerce et divers : 45 %

    Il faut ajouter cette liste les mtiers qui produisent les matriaux de construction(tuiles, briques, charbon de bois, bois de charpente).Lartisanat est une ncessit dans les campagnes. Dabord, dans le cadre dunesocit o domine la petite paysannerie indigente, lartisanat peut reprsenter unesource de revenus trs importante. Ensuite, lartisan fournit aux paysans uneproduction manufacturire de base (vtements, chaussures, poteries, bougies,outils) et des services (boulangers, taverniers, bouchers). Parfois, dans certainesrgions, ces activits artisanales rurales prennent une importance inaccoutume, linstar de la toilerie en Anjou et dans le Bas-Maine au XVe sicle.

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    2 Au rythme des saisons Le calendrier agricole

    La vie du paysan est une existence de labeur. Ce travail prend des formes trsdiverses, la mesure de la varit des activits agricoles : craliculture, levage,marachage, viticulture, entretien des btiments et de loutillage De fait, il y atoujours quelque chose faire. Mais on ne saurait omettre que ces activitsconnaissent une ingale rpartition dans le courant dune anne ; les temps de grandstravaux alternent avec les priodes de creux, plus reposantes. De fait, par-del ledcoupage saisonnier de lanne, les hommes reconnaissent deux temps essentielsdans le calendrier de leur activit : de novembre mars se passe une priodedinactivit et de repli au sein de lespace domestique, tandis que le reste de lannecorrespond aux temps forts de lexploitation foncire. Cette irrgularit des activitsagricoles tient au fait que, durant la priode mdivale, la nature impose aux hommesson rythme. Les travaux des champs sont dabord soumis aux alas climatiques ; lanature dispense selon les annes et les rgions, des conditions plus ou moinsfavorables aux travaux agricoles. Mais au-del de ces incidents mtorologiques,totalement imprvisibles, les paysans connaissent intimement la rgularit dessaisons. Ils savent galement les rythmes biologiques des plantes quils cultivent etdes animaux quils lvent. Des sicles dobservation et dexprience dbouchent eneffet sur un savoir agronomique intuitif, institutionnalis dans les coutumes et lesusages locaux. De fait, la vie quotidienne des campagnes est avant tout rythme par lepassage rgulier des saisons, et par les travaux qui leur sont lis, et qui se rptentselon le mme calendrier dune anne sur lautre.

    Pour tudier la rpartition annuelle du travail agricole, rgle sur le rythmedes saisons, lhistorien dispose dune source iconographique prcieuse. Ds le XIIesicle, le calendrier apparat comme un thme rcurrent de liconographie sculpte etpeinte des glises ; en France, on recense 80 ensembles monumentaux pour les XIIeet XIIIe sicles. Aux XIVe et XVe sicles, ce thme iconographique abandonne lecaractre monumental pour se fixer dans les manuscrits (une trentaine dexemplairesau XIVe sicle, plus de 120 au XVe sicle). Le cycle annuel se droule selon une suiteimmuable de 12 mdaillons figurant chaque mois de lanne au travers de lareprsentation dun personnage dans une attitude strotype ; ces scnes de genrevoquent le rythme des activits saisonnires fondamentales de la vie rurale.

    Autun(Bourgogne,environ1170)

    Saint-Martin(Laval)(Bas-Maine,fin XIIe-db.XIIIe s.)

    Pritz II(Bas-Maine,db. XIIIe s.)

    Amiens(Picardie,1225-1235)

    Chartres(transeptnord)(Beauce,1220-1230)

    Janvier ? Vieillard assis Banquet deJanus

    Banquet deJanus

    Janus tenantun pain

    Fvrier Personnageauprs du feu

    Paysanauprs du feu

    Paysanauprs du feu

    Vieillardauprs du feu

    Vieillardauprs du feu

    Mars Taillede la vigne

    Taillede la vigne

    Taillede la vigne

    Bchagede la vigne

    Taillede la vigne

    Avril ? Semailles Jeune homme

    aux fleurs

    Homme tenant

    un oiseau

    Personnage

    tenant des pisMai ? Cavalier la faucille

    Promenadedu cavalier

    ? Aristocrate loiseau

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    Juin ? Fenaison Fenaison Fenaison Personnagequi aiguise safaux

    Juillet Personnagequi aiguise safaux

    Moisson Moisson Moisson ?

    Aot Battage Battage Battage Battage MoissonSeptembre Vendange

    et foulage Vendanges Vendanges

    et foulageGlande Foulage

    Octobre Glande Fabricationdu vin

    Semailles Foulage Semailles

    Novembre ? Coupe de bois Glande Semailles Glande

    Dcembre Sacrifice duporc

    Sacrifice duporc

    Sacrifice duporc

    Sacrifice duporc

    Sacrifice duporc

    Calendrier des activits rurales daprs 5 ensembles sculpts (daprs Daniel Pichot, 1995 et PerrineMane, 1983)

    Les quatre mois de la saison hivernale (novembre, dcembre, janvier,fvrier) commencent et achvent le cycle calendaire, dans la mesure o lescalendriers font dbuter presque systmatiquement lanne en janvier ; le janusbifrons (aux deux visages) banquette pour saluer le passage de la nouvelle anne, un visage regardant lanne chue, lautre scrutant les mois venir. Cest le temps delinactivit et du repli lintrieur de la maisonne ; les travaux lourds et pnibles(labours, semailles et vendanges) sont termins, les troupeaux sont rentrs dans lestables et consomment les rserves de fourrage, tandis que le froid paralyse le cycle vgtatif de la nature et pousse les hommes se rchauffer au coin du feu(reprsentation traditionnelle du mois de fvrier). Cette inactivit force est toutefois

    prcde de travaux de prparation, figurs par les reprsentations des mois denovembre et dcembre, parfois aussi octobre. A Saint-Martin de Laval, novembre estfigur par un homme coupant, laide dune serpette dente, des branches pour fairedes fagots. Lapproche des mois frais ncessite en effet la prparation de rserves de bois, seul combustible utilis pour le chauffage ; on ramasse le bois mort, on mondeles arbres, on nettoie et dbroussaille les sous-bois. Les paysans doivent aussi sesoucier des rserves de nourriture. Les crales ont t rcoltes, battues etengranges dans le courant de lt (juillet et aot) ; ces rserves doivent permettreaux paysans de passer lhiver et le printemps, dans lattente de la nouvelle rcolte.Cette base alimentaire est toutefois enrichie par un apport carn. Durant les moisdoctobre et de novembre, cest la glande, encore appele pasnage ; les cochons,

    surveills par le porcher qui fait tomber les fruits des arbres laide de son bton,sont envoys lengraissement dans les bois. En dcembre, lorsque les porcs sont bien gras et les rserves forestires puises, le paysan sacrifie le cochon et rcuprechair, sang et tripes pour sa subsistance hivernale. Limage rcurrente du sacrifice ducochon au mois de dcembre ne doit pas cacher que les mois doctobre, novembre etdcembre sont galement sanglants pour les bovids et les ovi-caprins, dans lamesure o linsuffisance endmique des rserves fourragres (constituesdiversement de foin, de paille, de lgumineuses sches, ou encore de feuillages fans)ne permettent pas de conserver lintgralit du cheptel ltable. Aprs les moissons(dans le courant de lt), les bestiaux sont envoys sur les terres dpouilles desrcoltes et les jachres pour y brouter les herbes folles, les regains. A lissue de ce

    parcours, lhivernage (stabulation) commence, des dates variables dans le courantdes mois doctobre/novembre ; en Provence, aux XVe-XVIe sicles, la date du dbut

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    de lhivernage oscille, selon les lieux, entre la Saint-Michel (30 septembre) et la Saint- Andr (30 novembre). Aprs slection, une partie de ces btes, plus ou moins grasses,sont tues, et seule une fraction du troupeau (notamment les femelles saillies) passelhiver.

    Avec mars souvre leprintemps (mars, avril, mai, juin), qui correspond la

    reprise du cycle vgtatif (symbolis Pritz II, au mois davril, par un jeune hommetenant des fleurs, symbole du renouveau de la vgtation et de la fcondit),laccroissement de la dure densoleillement, la priode des lourds travaux deschamps et le retour des remues de troupeaux pour les conomies pastorales. Enfvrier/mars, les paysans scrutent les dernires geles pour tailler les vignes, avantles remontes de sve ; le calendrier dAmiens montre encore le bchage du vignoblepour ce mme mois de mars. Ces travaux viticoles conditionnent la qualit des vendanges, qui auront lieu la charnire de lt et de lautomne. Cette mme priodecorrespond la reprise de lactivit dans les champs craliers. Dans le cadre desterroirs qui suivent une rotation triennale des cultures, les paysans pratiquent enmars/avril les derniers labours avant les semailles des bls de printemps (avoine,orge paumelle , millet appels couramment les mars , ou encore trmois du fait que le cycle vgtatif ne dure que trois mois) qui seront moissonns en mmetemps que les bls dhiver, en t. Le calendrier de Saint-Martin de Laval met enscne, pour le mois davril, les semailles de printemps ; mais certaines semences, telle millet, pouvait tre semes plus tardivement (en mai), comme culture derattrapage. Par ailleurs, dans le cadre des exploitations qui suivent une rotation biennale des cultures, les paysans pratiquent cette poque printanire les premierslabours des terres moissonnes 8 10 mois plus tt, afin de prparer les champs auxprochaines semailles, qui auront lieu 8 mois plus tard en automne. Ds le moisdavril, les prs de fauche sont mis en dfens, afin de laisser pousser lherbe qui,coupe en juin/juillet au moment de la fenaison, est appele constituer les rservesde fourrage de lhiver suivant. Dans les calendriers des XIIe et XIIIe sicles, lafenaison ( la faux) intervient en juin ; ceux de la fin du Moyen Age repoussent cetteactivit en juillet, remplace en juin par la tonte des moutons. Le retour du printempsannonce aussi la fin de lhivernage des bestiaux qui ont souvent souffert dunealimentation insuffisante et dsquilibre, dans des tables peu soignes. EnProvence, la date du 1er mai correspond la fin de lhivernage, et au dbut des grandsmouvements de troupeaux vers les valles montagnardes (estivage) ; dans les plainescralires du bassin parisien, les bestiaux sortent des tables vers Pques pour aller brouter les herbes des communaux et des jachres non laboures. Commence alors letemps des naissances, qui occuperont leveurs et bergers jusquau retour de la saisonfroide, une demie anne plus tard.

    La date du 24 juin, marque par les ftes de la Saint-Jean dt, fixe lentredans la grosse saison des travaux agricoles, qui couvrent les mois de juillet, aot,septembre et octobre, cest--direla priode estivale et le dbut de lautomne .Cette priode marque le sommet de lanne, dans la mesure o les paysans rcoltent grand peine le fruit des efforts dune anne. Alors que les fenaisons sont en cours, ou peine termines, commence la moisson la faucille des bls dhiver (sems versoctobre) et de printemps (sems vers mars/avril), qui met fin une longue attente ;les greniers sont en effet quasiment vides, et la disette menace dans cette priode desoudure. La date des moissons varie considrablement selon les rgions, lesconditions climatiques et les varits semes. Ces travaux ont toutefois toujours lieu

    dans le courant des mois de juillet et aot, comme lindiquent volontiers lescalendriers des glises et des manuscrits. Remarquons toutefois que dans les rgionsde haute montagne ( linstar du Faucigny dans les Alpes), les dates de semailles sont

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    trs prcoces (ds le mois daot) et les moissons particulirement tardives (enseptembre) ; le climat montagnard provoque en effet un allongement consquent ducycle vgtatif des crales. Lopration du battage au flau (gnralement installeen aot), puis le stockage des grains suivent de prs la moisson. A peine ces travauxsont-ils achevs que les paysans sont occups par la vendange du raisin et

    llaboration du vin (pressage, foulage, vinification, mise en tonneau). Les calendriersfixent gnralement les vendanges aux mois de septembre/octobre ; en fait, les dates varient fortement selon la latitude des rgions concernes et les conditionsclimatiques qui ont accompagn le mrissement du raisin durant lt. Aux portesdAngers, entre 1360 et 1520, les dates fluctuent largement entre le 10 septembre et lafin du mois doctobre. Paralllement ces travaux, les paysans rcoltent les fruits desarbres. Ces activits achvent de remplir les celliers, en vue des longs mois dhiver quisannoncent dj. Enfin, en octobre (Pritz II et Chartres)/novembre (Amiens), lespaysans achvent le cycle annuel des travaux champtres par les labours et lessemailles dhiver (froment, seigle, orge escourgeon), appeles hivernage ; cesgrains germination lente seront moissonns 9 10 mois plus tard, en t.

    Cette rfrence calendaire au cycle des saisons, calle sur la signalisation vgtale (Emmanuel Leroy-Ladurie), est double et renforce par un tempschristianis, fix et rglement par les autorits religieuses. Cest le temps desfestivits, de la sociabilit, mais aussi du prlvement seigneurial. Le calendrierchrtien, marqu par le cycle liturgique, pouse les rythmes de la nature et desactivits agricoles. Le retour de la lumire, de la chaleur et de lactivit la fin delhiver et au printemps est soulign par une monte de lactivit liturgique lie auculte christique, dabord de Carme Pques (40 jours de pnitence situes entre le 3fvrier et le 25 avril), puis de Pques la Pentecte (entre la fin mars et la fin juin).De fait, la date de Pques apparat comme un repre essentiel dans la vie agro-pastorale ; le sacrifice des agneaux souligne la fin de la stabulation des btes et leretour des bergers et des troupeaux dans les espaces pturs. Les Rogations,pnitence publique manifeste par une procession qui parcourt le terroir enimplorant la protection divine des rcoltes contre les intempries, ont lieu dans lestrois jours qui prcdent lAscension, soit au dbut du mois de mai ou de juin, durantla dlicate priode de mrissement des crales. Ascension, Pentecte et Fte-Dieu (partir de 1264) se succdent alors, clturant le cycle christique inaugur en hiver aveclAvent et Nol. Souvre alors une nouvelle phase liturgique, lie au culte marial ethagiographique, sur laquelle se greffe la vie agraire. Les joyeuses ftes de la Saint-Jean dt (24 juin) marquent solennellement lentre des campagnes dans le tempsdes grands travaux de lt et de lautomne (fenaisons, moissons, vendanges) ; cest partir de cette date que seffectuent les embauches des saisonniers. La fin desrcoltes saccompagne du paiement des redevances seigneuriales, dont les termescorrespondent des ftes religieuses : la Fte Notre-Dame ou Assomption (15aot), la Nativit de la Vierge (8 septembre), la Saint-Rmi, Nol Cette priodefaste se termine, selon les contres, soit la Saint-Michel (29 septembre), la Saint-Rmi (1er octobre), la Toussaint (1er novembre) ou encore la Saint-Martin dhiver(11 novembre) ; la priode dhivernage dbute alors pour les troupeaux.

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    3 Des techniques agraires pour assurer la production annuelle deschamps

    Lconomie rurale est entirement tourne vers le souci premier de laproduction. Le paysan ne mnage ni son temps, ni ses efforts pour tenter de fairerendre la terre le maximum que ses capacits agronomiques permettent, enfonction de ses connaissances techniques. Fondamentalement, la prosprit annuelledes familles paysannes dpend de la quantit produite. Elle conditionne dabord larserve alimentaire de la maisonne pour lanne ; en cas de mauvaise rcolte, ladure de la priode de soudure saccrot dangereusement, faisant craindre la disette, voire la famine en cas de grave pnurie. La prparation de ces rserves alimentairesdoivent dautre part prendre en compte le poids du prlvement fiscal, qui intervient des dates diverses et varies dans lanne selon les endroits ; souvent le paysan doit vendre ou abandonner une partie de sa rcolte pour satisfaire ces exigences. Lorsquele paysan est fermier ou mtayer, ou encore sil sest endett, il doit se dpartir datefixe dune partie de sa production, selon les clauses du bail ou du prt qui lui a tconsenti. En priode de croissance dmographique et de monde plein, les socitspaysannes sont amenes organiser les finages selon une gestion de plus en plusrigoureuse pour optimiser les capacits productives de la terre. Elles ont dabord lesouci de perptuer la fertilit des terroirs en mettant en uvre des techniques derotation et dassolement des champs. Quant aux techniques damendement, cest--dire lenrichissement des terres par lapport de matriaux fertilisants (fumage,marnage), si elles sont connues et utilises, elles restent dune efficacit largementinsuffisante durant le Moyen Age.

    LA ROTATION DES CULTURES

    Dans le courant de la priode mdivale, lensemble des exploitationspaysannes connaissent et utilisent la rotation des cultures sur les terres emblaves.Cette technique consiste faire se succder, sur une mme parcelle, dune anne surlautre, des cultures diffrentes. En 1476, les fermiers de Rouvray-Saint-Denis(Beauce) voquent le principe de la rotation des cultures au sein de leur exploitationselon un cycle tri-annuel loccasion dune dclaration lagent seigneurial : ilsalternent sur les parcelles exploites une crale dhiver ( bl ) la premire anne,une crale de printemps ( avoine ) la deuxime anne, une jachre ( guret ) latroisime anne.

    Texte : Guillaume Marmisson de Neuvy-en-Beauce dclare lensemencement deterres tenues ferme de labbaye de Saint-Denis Rouvray-Saint-Denis pour lesannes 1475 et 1476.

    Et premirement six mines en deux pices vers le bois deMrouville tenant dune part Mathelin Sanoure et dautre la veuve feu Guillaume Sanoure bl [dhiver

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    Item quatre mines assises au bout du Tuilleau tenant dunepart aux terres de Messieurs [de Saint-Denis] et dautreaudit Guillaume av

    Item trois mines assises prs de Villaines tenant Messieurs

    [de Saint-Denis] et dautre part audit Guillaume guret(bilan comptable des annes 1475 et 1476)Somme pour lan LXXV VI mines bl et III mines avoineSomme de lan LXXVI III mines bl et VI mines avoine

    Archives dpartementales des Yvelines. D 1324 (transcription Samuel Leturcq).

    Dans ce document, lagent seigneurial note, aprs la dclaration du fermier, lasuperficie de terre ensemence en bl dhiver et avoine pour les deux annes (1475 et1476) afin de pouvoir calculer le loyer exigible selon les clauses du bail pass entre lefermier et Saint-Denis ; ce bilan prend en compte la rotation des cultures sur chaqueparcelle : en 1476, lavoine est cultive sur les parcelles qui taient en bl en 1475,tandis que les terres en guret en 1475 sont ensemences en bl dhiver en 1476. Lesterres ensemences au printemps en 1475 sont laisses sans ensemencement en 1476.

    Lusage de la rotation des cultures, pratique dans lensemble de lOccidentmdival, dcoule dune observation empirique faite par des gnrationsdagriculteurs ; moins denrichir chaque anne la terre par des apports massifsdengrais pour reconstituer rgulirement la qualit agronomique des sols, amoindriepar lexploitation cralire intensive, lexploitant doit prendre soin de modifierchaque anne les types densemencement et de mnager des priodes de repossusceptibles duvrer efficacement la reconstitution de la fertilit de la terre. Lesrecueils dusages locaux du XIXe sicle, autant que les coutumiers de la fin du Moyen Age, rappellent frquemment linterdiction de faire bl sur bl ; le non-respect decette rgle fondamentale entrane court terme une diminution progressive de laproductivit de la terre, puis long terme un puisement inluctable des sols, lesrendant inaptes toute culture durant plusieurs annes, voire plusieurs dcennies.Lusage de la rotation des cultures constitue donc, dans lconomie agraire mdivale,un principe de base auquel tous les paysans se plient, sans exception. Toutefois, lesmodalits de cette rotation sont diverses.

    Biennal et triennal : les deux grands modles de rotationDurant la priode mdivale, les textes montrent lexistence de deux

    principaux systmes de rotation des cultures, qui se dclinent eux-mmes en unemultitude de variantes. Il sagit dune part du systme dit biennal (qui fonctionneselon une alternance sur deux annes), et dautre part du systme dit triennal (alternance sur trois annes). Fondamentalement, quelle que soit lalternancepratique et la technique utilise (biennal, triennal, quadriennal), lactivit agraireessentielle rside toujours au Moyen Age dans la mise en culture des crales dhiver,semes lautomne et rcoltes 8 10 mois plus tard en t. Lutilisation de la terre varie toutefois en dehors de cette priode selon le systme adopt, biennal outriennal, comme le montrent les tableaux qui suivent.

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    Anne 1 Anne 2

    Automne Derniers labours et semailles Parcelle laisse en chaume (friche)

    HiverGermination des crales

    Parcelle laisse en chaume (friche)

    Printempsdurant 8 10 mois

    Jachres, gurets (labours et fumure)

    EtMoissons

    (la parcelle reste en chaume et devientespace de pacage des troupeaux)

    Jachres, gurets (labours et fumure)

    BILAN 1 rcolte de bl dhiver 1 anne de repos

    Calendrier dutilisation dune terre en systme biennal

    Dans le cadre dun assolement biennal, on observe lalternance dune phasedensemencement en bl dhiver (froment, seigle, orge escourgeon ), suivie duneanne de repos . De fait, sur 24 mois, la terre porte une seule rcolte, durant les 8 10 mois qui sparent les semailles (vers octobre/novembre) de la moisson (auxmois de juillet/aot qui suivent). Le reste du temps (soit pendant 14 16 mois), laterre est laisse au repos . La rotation biennale correspond par consquent une monoculture des grains dautomne (Sigaut).

    Anne 1 Anne 2 Anne 3

    Automne Derniers labours et semailles Parcelle laisse en chaume(friche)

    Parcelle laisse en chaume(friche)

    Hiver Attente

    Parcelle laisse en chaume(friche)

    Parcelle laisse en chaume(friche)

    Printempsdurant 8 10 mois Labour unique et semailles

    des bls de printemps(Attente de 3 6 mois)

    Jachres, gurets(labours et fumure)

    EtMoissons (la parcelle reste

    en chaume et devient espacede pacage des troupeaux)

    Moissons (la parcelle resteen chaume et devient espace

    de pacage des troupeaux)Jachres, gurets

    (labours et fumure)

    BILAN 1 rcolte de bl dhiver 1 rcolte de bl deprintemps

    1 anne de repos

    Calendrier dutilisation dune terre en systme triennal

    Dans le cadre dun systme triennal, une terre donne deux rcoltes. La premireanne est consacre la rcolte des grains dhiver (froment, seigle, orge escourgeon ) ; la terre porte cette rcolte durant 8 10 mois (entre les semaillesdautomne et la moisson estivale). La deuxime anne, la mme parcelle porte unercolte de grains de printemps (avoine, orge paumelle , millet, lgumineuses)

    pendant 3 6 mois (entre les semailles printanires et la moisson estivale). Enfin, latroisime anne (soit durant 14 16 mois) est dvolue au repos de la terre en vuede la reconstitution de sa fertilit.

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    Rpartition, mutations et diffusion des rotations biennale et triennale

    Marc Bloch montra, en 1931, la rpartition gographique globale des deuxsystmes de rotation des cultures : Le biennal rgnait en matre dans ce quon peutappeler, en bref, le Midi : pays de la Garonne, Languedoc, Midi Rhodanien, versant

    mridional du Massif Central ; il poussait jusquau Poitou. Plus au nord, dominait letriennal. En fait, si cette rpartition recouvre globalement une ralit objective,lobservation attentive de la documentation met en vidence des situations beaucoupplus nuances. La coupure gographique entre le biennal et le triennal nest pasrellement aussi franche. Dans les Alpes du Sud (Thrse Sclafert), en Albigeois(Charles Higounet), dans les reliefs languedociens et rouergats (Aline Durand), desalternances sur trois annes ont t souvent mises en vidence pour la priodemdivale. Ainsi, entre 1246 et 1261, les enqutes administratives du comte deToulouse Alphonse de Poitiers montrent, sur le causse dAlbi, des productions quicombinent troitement de manire habituelle soit le froment et lavoine (sur le causseet dans la valle du Tarn), soit le seigle et lavoine (dans la rgion plus pauvre duSgala).Les historiens observent de manire gnrale la diffusion de la rotationtriennale partir du XIe sicle ; les modalits de cette diffusion restent toutefoisdifficiles percevoir. Tacite voque, dans laGermanie , lexistence de la pratique de larotation triennale chez les peuples germaniques ds le dbut de notre re. Laconnaissance des semailles de printemps rsulte sans doute de lexprience pratique ;lorsque la rcolte de bl dhiver savre compromise par les alas climatiques, lespaysans nont dautre choix que de tenter de nouvelles semailles, au printemps, pouressayer de rcuprer une rcolte. Dans la moiti septentrionale du royaume deFrance, les inventaires carolingiens (IXe sicle) attestent la connaissance probable dela technique de la rotation triennale ; les hommes des abbayes de Saint-Bertin et deSaint-Amand doivent en effet rgulirement des corves en mars, tandis que lesinventaires des stocks de grains du fisc dAnnappes montrent clairement lexistencede crales de printemps (avoine et lgumineuses). Ces mentions sont toutefoismarginales, et limitent strictement la culture des grains de printemps aux rservesdes grands domaines. Les exploitations paysannes semblent navoir connu, quelques exceptions prs, que la rotation des cultures sur deux annes. Encore faut-ilprciser que les sources, concernant les rserves des domaines, nattestent pas demanire sre quil sagit toujours rellement dune rotation triennale, au sens strictdu terme, cest--dire une alternance sur trois ans, dans une mme parcelle, dune jachre, dune rcolte de bl dhiver et dune rcolte de bl de printemps. En effet, onpeut aussi envisager une culture drobe de lavoine sur une partie des jachres, dansle cadre dun cycle biennal, suivi de longues annes de repos de la terre. Cest dans lecourant des XIe-XIIe sicles que lon peroit la gnralisation progressive du rythmetriennal, non seulement dans le cadre des rserves seigneuriales, mais aussi au seindes exploitations paysannes. En Picardie, en 1106, les tenanciers de Bienvillers, ausud dArras, doivent verser au seigneur une redevance moiti en froment, moiti enavoine ; cest la premire mention assure de lusage dune rotation triennale parlensemble des tenanciers dun terroir en Picardie. Elles se multiplient ensuite, enPicardie comme ailleurs. En Normandie, les rentes en avoine sont attestes en faiblenombre dans le courant du XIe sicle ; elles se multiplient ds la fin du XIIe sicle.Dans le Midi de la France, lmergence de la rotation triennale est plus sporadique,mais elle est bien atteste la mme poque dans quelques rgions. Dans leRouergue, lanalyse du cartulaire de Sainte-Foy de Conques met en vidence laprpondrance de lavoine dans la liste des cens seigneuriaux dans le courant du XIe

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    sicle, assurant la gnralisation dune rotation triennale des cultures ds cettepoque dans cette zone montagneuse.

    Si lon observe une diffusion de la rotation triennale dans le cadre franais, onconstate lexistence de changements inverses, savoir des exploitations quiabandonnent le systme triennal pour adopter le biennal. Ainsi, la Normandie

    prsente globalement une remarquable prennit des pratiques entre le milieu duXIVe sicle et le XVIIIe sicle ; force est toutefois de constater quelqueschangements, en particulier labandon de la rotation triennale pour le biennal dans leRoumois et une partie du Lieuvain. Les campagnes sont mouvantes, et les systmesde cultures sont sujets des volutions qui ne sont pas aises percevoir. Lesmodalits, les raisons et la chronologie de ces transformations restent souvent malconnues ; ces questions sont lobjet de recherches nombreuses qui mettent en avantlextraordinaire dynamisme de lagriculture mdivale.

    A lencontre dune ide fausse : la supriorit du triennal sur le biennal La diffusion du triennal est traditionnellement perue comme un progrs

    technologique majeur qui accompagne la grande croissance de lEuro