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Neuropsychiatr Enfance Adolesc 200 1 ; 49 : 287-300 0 2001 Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS. Tous droits resew& La clinique des communications familiales est d’autrui. Leur but n’est pas tant de perter un mystkre, Pratique quotidieuue en pbdopsychiatrie L%volution des thkrapies familiales. Perspectives &o-&ho- anthropologiques J. Mierrnont* Service de psychiatric adultes, h@ital de Bic&re, 78, avenue da GfnnPral Leclerc, 94275 L,e Kremlin Bice^tre, France (Recu le 2 fkvrier 2001 ; acceptk le 10 avril2001) Depuis leur apparition ~3 partir des annkes 1950, les therapies familiales ont 6t6 caracWis6e.s par le dkveloppement de nombreux mouvements aux courants divergents. PI&t que d’en rester B la multi- plication de mod&es simpiif~~teurs et exclusifs les uns des autres, la conception ~co-~tho-anthropo- logique s’inscrit dans le paradigme de la complexit& Un tel paradigme permet de reconna?tre les zones d’incertitude des pro&dures et des rkflexions, d’6viter les simplifications rGductrices, de tenir compte de I’aspect multidimensionnel des troubles et de leurs traitements. 0 2001 editions scienti- fiques et medicales Elsevier SAS abduction I autonomiel complexiti, I cothkapie ilargie I double binds / Bco-&ho-anthropologie I hikrarchies enchev&kes I metabindings I m&amod&isations I m6tareprkentations I ph&om&nes topo-chrono- dy~amiques I systhmes dynamiques I thkapies familiales Summary - The evolution of family therapies. Eco-etho-anthropological perspectives. Since the begining of family therapies in the fifty years, many movements in this field have been devel- opped, with divergent trends. Rather than accept the multiplication of simp/ifying and exclusive models, the eco-efho-anthropology conception belongs to the paradigm of complexity. Such a para- digme a//ows to recognize ~~ce~ajnfy aeras, to avoide reductionist sim~ljficatjo~s, and to take account of muftidimensjo~af aspect of the tro#bfes and their treatments, 02&X $diiions scienti~q~es et medicales Elsevier SAS abduction I autonomy I broadened cotherapy / complexity I double binds I dynamical systems I eco-etho- anthropology / family therapies I metamodelisations I metarepresentations I tangled hierarchies I topo- chrono-dynamical phenomena apparue pour faire face aux situations de crise, de perturbations, de violences qui caractkisent de nom- breux troubles comportementaux et mentaux : psy- choses, maltraitance, troubles des conduites alimen- taires, troubles addictifs, troubles psy~hosomatiques, dCmences, etc. Les th~rapeutes qui sont confront& 21 ces troubles interviennent dans des situations marqukes par la violence extrsme, se traduisant par des &tats de dangerositk vis-A-vis de soi mCme ou * ~~rres~o~da~e~ et rirf.?s d part. Jacques ~ie~ont est psychiatre, coordonnateur d’nne f6dCration de services thbrapie familiale. ni m6me de supprimer des symptGmes, que de limiter les risques mortifkres li6s A ces symptbmes, de g&er des contextes de survie et de solliciter des opportu- nit& ouvertes sur la crkation et la vie. Ces pe~urbations creent des situations critiques de survie qui mettent en cause I’identitt? des personnes et des groupes. Elles s’accompagnent d’une mise en question des systkmes de communication et de relation, des systkmes de croyance et de valeurs, des en thtrapie famifiale (PGV Vi~lejui~, p&&dent de la So&t6 franeaise de

L'évolution des thérapies familiales. Perspectives éco-étho-anthropologiques

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Page 1: L'évolution des thérapies familiales. Perspectives éco-étho-anthropologiques

Neuropsychiatr Enfance Adolesc 200 1 ; 49 : 287-300 0 2001 Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS. Tous droits resew&

La clinique des communications familiales est d’autrui. Leur but n’est pas tant de perter un mystkre,

Pratique quotidieuue en pbdopsychiatrie

L%volution des thkrapies familiales. Perspectives &o-&ho- anthropologiques

J. Mierrnont*

Service de psychiatric adultes, h@ital de Bic&re, 78, avenue da GfnnPral Leclerc, 94275 L,e Kremlin Bice^tre,

France

(Recu le 2 fkvrier 2001 ; acceptk le 10 avril2001)

Depuis leur apparition ~3 partir des annkes 1950, les therapies familiales ont 6t6 caracWis6e.s par le dkveloppement de nombreux mouvements aux courants divergents. PI&t que d’en rester B la multi- plication de mod&es simpiif~~teurs et exclusifs les uns des autres, la conception ~co-~tho-anthropo- logique s’inscrit dans le paradigme de la complexit& Un tel paradigme permet de reconna?tre les zones d’incertitude des pro&dures et des rkflexions, d’6viter les simplifications rGductrices, de tenir compte de I’aspect multidimensionnel des troubles et de leurs traitements. 0 2001 editions scienti- fiques et medicales Elsevier SAS

abduction I autonomiel complexiti, I cothkapie ilargie I double binds / Bco-&ho-anthropologie I hikrarchies enchev&kes I metabindings I m&amod&isations I m6tareprkentations I ph&om&nes topo-chrono- dy~amiques I systhmes dynamiques I thkapies familiales

Summary - The evolution of family therapies. Eco-etho-anthropological perspectives. Since the begining of family therapies in the fifty years, many movements in this field have been devel- opped, with divergent trends. Rather than accept the multiplication of simp/ifying and exclusive models, the eco-efho-anthropology conception belongs to the paradigm of complexity. Such a para- digme a//ows to recognize ~~ce~ajnfy aeras, to avoide reductionist sim~ljficatjo~s, and to take account of muftidimensjo~af aspect of the tro#bfes and their treatments, 02&X $diiions scienti~q~es et medicales Elsevier SAS

abduction I autonomy I broadened cotherapy / complexity I double binds I dynamical systems I eco-etho- anthropology / family therapies I metamodelisations I metarepresentations I tangled hierarchies I topo- chrono-dynamical phenomena

apparue pour faire face aux situations de crise, de perturbations, de violences qui caractkisent de nom- breux troubles comportementaux et mentaux : psy- choses, maltraitance, troubles des conduites alimen- taires, troubles addictifs, troubles psy~hosomatiques, dCmences, etc. Les th~rapeutes qui sont confront& 21 ces troubles interviennent dans des situations marqukes par la violence extrsme, se traduisant par des &tats de dangerositk vis-A-vis de soi mCme ou

* ~~rres~o~da~e~ et rirf.?s d part. Jacques ~ie~ont est psychiatre, coordonnateur d’nne f6dCration de services thbrapie familiale.

ni m6me de supprimer des symptGmes, que de limiter les risques mortifkres li6s A ces symptbmes, de g&er des contextes de survie et de solliciter des opportu- nit& ouvertes sur la crkation et la vie.

Ces pe~urbations creent des situations critiques de survie qui mettent en cause I’identitt? des personnes et des groupes. Elles s’accompagnent d’une mise en question des systkmes de communication et de relation, des systkmes de croyance et de valeurs, des

en thtrapie famifiale (PGV Vi~lejui~, p&&dent de la So&t6 franeaise de

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systemes de connaissance et de reconnaissance qui operent habituellement dans la constitution des liens interhumains et les processus d’autonomisation. Le traitement de ces perturbations r&lame des lectures multiples, qui debouchent sur des modes d’inter- vention Cventuellement opposes : psychanalytiques, systemiques, cognitifs, Cco-ethologiques, anthropo- logiques. Les modelisations qui sont ici proposees sont de nature Cco-&ho-anthropologique. Plutot que de reduire l’examen des situations cliniques a des procedures simplificatrices qui risquent de conduire a des complications inextricables, la demarche Cco- &ho-anthropologique s’inscrit dans le paradigme de la complexite, en cherchant a articuler des modelisa- tions eventuellement divergentes. Elle s‘interesse a la maniere dont I’homme construit son Ccosysteme et dont l’ecosysteme modifie recursivement son iden- tit& Une telle (( anthropologie )) part du constat que I’observateur ie plus impartial est necessairement une partie de l’objet de son etude, dont il ne peut totalement s’extraire.

HISTORIQUE

Les premieres experiences de therapie fam,iliale remontent au debut des annees cinquante aux Etats- unis d’AmCrique. L’Europe connaitra ses propres developpements avec dix a vingt ans de decalage. Apres quelques tentatives isolees, la France prendra le vent vers la fin des annees 1970. En 1977, a titre personnel, je realise mes premieres consultations familiales pour des patients schizophrenes hospita- Ii& dans un service de I’hbpital psychiatrique de Villejuif (secteur de Choisy-le-Roi, Orly, Thiais). En 1979, une consultation familiale ambulatoire voit le jour au CMP de Choisy-le-Roi, en connexion etroite avec les consultations familiales hospitalibes, avec la participation active des infirmiers de l’hopital pour les patients qui presentent des troubles psycho- tiques massifs. L’importance d’une differentiation au sein des Cquipes therapeutiques et d’une conne- xion entre therapie familiale et therapie institution- nelle apparait d’emblee, lorsque les manifestations pathologiques se traduisent par des risques de pas- sage a I’acte h&&o et auto-agressifs. II devient en effet indispensable a la fois de creer des espaces deli- mites et des formes d’echange entre ceux-ci, permet- tant la reconnaissance reciproque des competences et des responsabilites des divers soignants et thera- peutes. En 1994 est creee une federation de services en therapie familiale. Cinq services de l’hopital Paul Guiraud, les services de psychiatric adulte des hopitaux universitaires du Kremlin Bicetre et de Paul

Brousse Villejuif, le service de protection judiciaire de la jeunesse du Val-de-Marne mettent des moyens en commun pour assurer des consultations fami- hales, tant au sein de chaque service que dans deux lieux de consultation ambulatoire.

Premieres modCiisations

Les premieres modelisations ont apprehende la famille comme une entite susceptible de changer en fonc- tion d’une implication directe des membres qui la composent. Les symptomes present& sont mis en relation avec ses modes de fonctionnement, qu’il s’agisse de son organisation psychique, de ses modes d’interaction actuels ou des processus historiques qui la constituent. 11 s’agit de therapies de la famille par la famille. En dernier ressort, c’est a la famille de se mobiliser, d’affronter la crise, de gerer ses propres conflits, d’etre questionnee sur ses defaillances et de prendre en charge la nature de ses problemes.

ThCrapies systbmiques synchroniques

Le (( systeme familial )) est detini comme un ensemble d’elements (individus) en interaction, dont les communications sont regulees en fonction du ou des buts a atteindre.

Bateson et al. [7] ont ainsi decrit I’existence de double binds dans les familles a transaction schi- zophrenique. II s’agit non seulement de reperer des formes d’injonctions logiquement paradoxales qui aboutissent a des impasses relationnelles, mais encore de concevoir des modalites d’intervention therapeutique [39]. En appartenant et en n’appar- tenant pas au systeme familial, les intervenants cherchent a produire des double binds therapeu- tiques. L. Wynne [46] rep&e ies relations de pseudo- mutualite et de pseudo-hostilite qui s’expriment entre les membres de la famille, et qui en viennent a impregner les relations entre therapeutes, produisant ainsi des metabindings [47].

Pour les premiers therapeutes familiaux se recla- mant de ce courant de pensee’, I’hypothese de base est de considerer la pathologie schizophrenique comme reductible a un trouble interactionnel. La schizo- phrenic serait la resultante de disqualifications rela- tionnelles, produisant un effet de designation qui viendrait a s’estomper, voire disparaitre lorsque les

’ C. Uatcson cst rest6 circonspcct sur ce type d’hypothk. Pour lui, la dimension pathologiqua du double hind schilophr&ique peut etre like j UC combinaison de tscteurs g6nCtiques rendant compte d’un trouble du deutero-apprentissage. et d‘expCricnces relationnelles kkquemment rkpt;tCes au tours du d~veloppement de I’onfance du patient.

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L’L:volution des thtrapies familiales 289

communications s’ameliorent. Darts la version structurale proposee par Minuchin [32], les relations seraient caracterisees par des coalitions et des rejets, soit sous la forme d’engrenages ou d’enchevetre- ments (psychoses) soit sous la forme de desengage- ments ou de delitements (delinquance). Les front&es intra- ou intergenerationnelles sont alors dysfonction- nelles, et prennent un aspect poreux dans le premier cas, impermeable dans le second. Le (( malade H devient un (( patient designe )) (37) qui serait ainsi I’enjeu d’instigations, de manaeuvres, de discredits. Le but de la therapie est d’attenuer les aspects patho- logiques des interactions, dans l’idee de supprimer cette H designation )) et de normaliser la forme des Cchanges.

Therapies systemiques diachroniques

Le systeme familial est considere comme un ensemble historique de processus Cmotionnels, intellectuels, sentimentaux ; ces processus se deploient sur plu- sieurs generations au tours du temps, par la differen- ciation ou I’indifferenciation progressive des selfs des membres qui composent la famille.

Dans les schizophrenics, Bowen [ 111 rep&e une masse de mois indifferencies, une aggravation de l’indifferenciation des selfs sur plusieurs genera- tions, des triangulations et des projections sur des tiers. Ce meme auteur rep&e I’existence d’ondes de choc Cmotionnelles qui se traduisent par I’apparition de maladies de troubles du comportement ou de perturbations affectives chez plusieurs membres d’une meme famille (pouvant apparaitre successive- ment sur plusieurs mois), lorsque celle-ci est brus- quement desorganisee par la disparition ou la perte de statut d’un personnage-cle qui jusqu’ici Ctait en position de responsable et d’organisateur.

Les perspectives transgenerationnelles develop- pees par Boszormenyi-Nagy sont assez differentes et insistent sur les dimensions Cthiques qui repartissent des legs et des obligations a chacun, de la naissance a la mort. Pour Boszormenyi-Nagy [IO], la famille est le siege de loyautes invisibles qui relient le patient a un parent exclu du systeme. L’equilibre des transmissions intergenerationnelles serait regit par une sorte de grand-livre des comptes des dettes et merites qui assignent a chaque membre de la famille, des sa naissance,‘des droits et des devoirs, soumis Cventuellement a des delegations, voires des missions transgenerationnelles. Les interventions therapeu- tiques sont orientees vers la comprehension de ces facteurs historiques, et le degagement des represen-

tations encryptees associees a des sentiments de culpabilite, ou de honte, d’angoisse ou de coke.

Therapies psychodynamiques

Des 1942, Lidz et al. [20] ont decrit certaines carac- teristiques de I’environnement familial de patients schizophrenes : la deprivation d’un parent avant I’age de 19 ans par deck, divorce ou separation ; l’insta- bilite et I’incompatibilite chronique des parents ; I’hostilite chronique ou de serieuses frictions entre les parents ; des deviations importantes dans l’edu- cation par rapport aux normes culturelles ; des ante- cedents de maladie mentale dans la famille. Les patients apparaissent Ccrases par des forces intra- familiales aversives qui interferent avec leurs tenta- tives de maturation personnelle.

En explorant les modes d’organisation psychique des proches de patients schizophrenes, Lidz et son Cquipe ont mis en evidence I’importance des senti- ments de culpabilite, des troubles du tours de la pensee, de phenomenes projectifs et irrationnels, des defaillances et des confusions de I’identite sexuee. Par ailleurs, le couple parental apparait gravement desorganise ou disloque, soit sous la forme de rela- tions tordues, soit sous la forme de clivages ou de ruptures [20,21].

lssus du courant francais de psychanalyse grou- pale, certains auteurs [35] ont cherche a promouvoir un modele de therapie familiale psychanalytique.

La famille est alors apprehendee a partir de la theorie d’un appareil psychique familial, agence selon divers regimes de fonctionnement (perception-cons- cience, preconscient, inconscient), a partir d’organi- sateurs groupaux (I’illusion groupale, les imagos matemelle et patemelle, et les fantasmes originaires de la vie intra-uterine, de seduction, de la scene primitive, de castration), contribuant a la realisation de relations a I’objet-groupe [35].

Les processus psychodynamiques en souffrance dans les familles confrontees a la psychose se tra- duisent par I’indifferenciation des sexes et des gene- rations, I’existence d’une psyche groupale archai’que indifferenciee et de transferts Cclates.

Les techniques therapeutiques reposent sur le recours aux associations libres, au principe de la regle d’abstinence, aux processus d’interfantasmati- sations, a la sollicitation des activites oniriques [35]. Dans les faits, des amenagements sont envisages par rapport a ces regles-types. II s’agit de respecter la lenteur des processus de maturation et de differen- ciation, et de solliciter I’emergence de la subjectivite et I’acces a la parole, source de symbolisation.

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Nouvelles modt%sations

Thkrapies tcosystt!miques dargies

En privilegiant l’implication des membres de la famille amen& a consulter, leurs motivations, leurs aptitudes a se remettre en question et a changer leurs facons de se comporter, les courants precedents peuvent certes apporter une aide aux families pre- sentant des ressources sufftsantes pour une telle Cpreuve. Mais bien souvent, dans les situations de maltraitance, d’abus sexuel, de psychose, de trouble des conduites alimentaires, de maladie psychosoma- tique, de demence, une telle implication est aleatoire, voire impossible. L’investigation des representations que la famille a d’elle-meme se revele inadequate, dans la mesure ou elle se trouve precisement demunie pour une telle experience. Bien souvent, les membres qui la composent, bien que confront& a des accusations reciproques, ne percoivent pas les symptomes comme relevant de son organisation, et ne sont pas directement motives. Ces lacunes representationnelles et auto-representationnelles sont precisement le probleme h traiter. La demande concerne moins la famille que les Cquipes qui recoivent un mandat social a intervenir. L’analyse en termes de conflits intrafamiliaux risque alors d’amplifier les sentiments de culpabilite et de honte, ou de deplacer les symptomes et la souffrance sur les membres de la famille presumes sains. Certains auteurs comme Bowen [ 1 I] ont bien souligne l’exis- tence de triangles reliant la famille a des instances sociales, correspondant a des projections conflic- tuelles a I’exterieur de la famille, lorsque celle-ci devient incapable de les gerer en son sein. De meme, en decrivant les phenomenes de (( metabindings )) qui affectent les relations des membres des Cquipes therapeutiques, Wynne [47] a rep&C I’interet d’une prise en compte des implications institutionnelles dans le traitement des schizophrenics. Pour Andolfi [3], la therapie familiale devient ainsi une therapie avec la famille, plutot qu’une therapie de la famille. J’ai personnellement cherche a montrer I’importance des processus organisationnels qui concernent les dispositifs de soins, et la necessite d’articuler la therapie familiale a la therapie institutionnelle [26- 3 11. D’autres modelisations, distinctes de la demarche Cco-systemique, se sont Cgalement developpees en considerant la famille comme un partenaire thera- peutique, non responsable ni coupable des maladies qui peuvent affecter les personnes qui la composent.

ThPrapies comportementalo-cognitivistes

Dans I’approche comportementale et cognitive, ce degagement familial de I’origine des troubles est devenu radical [ 13, 251. Peut-on encore donner une definition de la famille dans une telle perspective ?

La famille pourrait etre alors consideree comme une collectivite de personnes qui sont caracterisees par des schemes comportementaux, Cmotionnels et cognitifs, et qui peuvent etre destabilisees lors de I’existence de troubles de la personnalite, de troubles mentaux ou comportementaux chez I’une d’entre elles. Dans la prise en charge psycho-educative des patients schizophrenes, les familles sont considerees comme &ant u normales H, confrontees a une maladie, ou un ensemble de maladies dont I’origine est &t-C- brale et vraisemblablement de nature neuro-develop- pementale. S’il existe des perturbations dans les relations intrafamiliales, voire dans les relations entre la famille et l’environnement social, ces pertur- bations sont interpretees comme Ctant secondaires a la maladie. Lors de troubles schizophreniques, on constate frequemment une amplification des emotions exprimees, avec une exageration des tendances a la critique ad hominem, a l’hostilite, a la surimplica- tion, a I’intrusion, au rejet de l’expression d’autrui. Bien que ces caracteristiques ne soient pas speci- fiques (on les retrouve dans nombre d’autres patho- logies graves, voire chez certaines familles ne pre- sentant pas de maladies), elles semblent un facteur precipitant le recours aux hospitalisations.

D’autre part, des recherches en psychologie cogni- tive ont montre qu’a partir d’un certain age, I’enfant ne se contente pas de developper des representations de lui-meme et des autres ; il construit des repre- sentations de second ordre, ou metarepresentations ((( je pense que . . . . je crois que . . . . je suppose que...) Qui lui permettent d’inferer des intentions, des croyances, des sentiments tant dans son propre fonctionnement mental que dans celui d’autrui [5]. II Clabore ainsi une theorie personnelle des Ctats mentaux, qui se complexifie tout au long de son developpement, tant en fonction de la structure de sa personnalite que de ses experiences.

Les objectifs therapeutiques sont apparemment beaucoup plus modestes que dans les courants prece- dents. La famille n’est plus apprehendee comme le lieu de I’origine des troubles, et ses membres ne sont plus tenus pour responsables, ni explicitement, ni implicitement, des manifestations pathologiques. Les therapeutes pat-tent du constat de la maladie, informent la famille de ses caracteristiques (en parti- culier de l’importance des facteurs genetiques et biologiques), de son evolution, de son traitement. IIs

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proposent des conseils psycho-educatifs, en montrant de quelle manike l’attenuation des debordements Cmotionnels et des critiques est susceptible d’aboutir a une meilleure gestion des troubles.

Therapies narratives et human~tes

a l’inverse de la tradition compo~ementalo-cogniti- viste qui se r&lame de la science objective et expe- rimentale, le courant narratif fait plutot reference a l’archeologie du savoir cher a M. Foucault, voire au << deconstructionnisme )) de J. Derrida. La famille devient une communaut~ de personnes qui develop- pent des visions du monde singulieres et relatives de celle-ci. Chaque communaute, familiale ou sociale, genere des formes de connaissance, une (( episteme >X qui lui sont propres. Le savoir n’est plus une cons- truction du sujet, ni meme une avancee objectivable des connaissan~es, mais une production tributaire de l’organisation sociale.

Quant au courant humaniste, il insiste sur le deve- loppement de la personne, cherche a favoriser son autonomisation sans aboutir a un changement de man&e obligee. En ce sens, ces deux courants s’opposent, puisque le premier aboutit a la dispari- tion du sujet, tandis que le second s’appuie sur la connaissance et la reconnaissance interpersonnelles. La mise en tension de ces deux options peut s’averer fiucteuse en therapie familiale.

L’enjeu d’une therapie humaniste est moins de supprimer les sympt~mes come que coute que de developper Ies potentialit~s de chacun, en tenant compte de ses forces et de ses fragilites, de ses rythmes evolutifs propres, de ses projets de vie. Apprendre a faire connaissance avec chaque parte- naire et avec les styles d’echange de la famille, r&lame du temps et du doigte. Favoriser la prise d’autonomie suppose que clients et th~rapeutes se decouvrent dans leurs singularites sans precipitation ni tentative d’emprise ou de controle de la situation. Les therapeutes ne cherchent pas ici a creer des contextes transftrentiels et contre-transferentiels, en faisant reference, si necessaire, a ce qu’ils sont et ce qu’ils font dans leur existence reelle. Que le contact therapeutique soit bref ou durable, il kite la creation de dependances qui reactiveraient des schemes rela- tionnels provenant du passe, et favorise plutot l’actualisation de processus nouveaux, en prise avec ies difficult& actuelles et les projets envisageables.

Du point de vue des therapies narratives, l’elabo- ration de la realite serait le produit des interactions et des conversations. (( Les systemes humains sont consider& comme existant seulement dans le domaine de la signification ou de la realite linguistique intersubjective H [2]. La construction personnelle

des connaissances serait determinCe par la compa- raison des productions familiales et sociales, qui ne releveraient, en demiere instance, que de points de vue relativistes sur l’etat du monde. Les significa- tions et les emotions, le sens du (( je )), du (( tu )), du (( il k)), etc. Naissant des contextes relationnels, le sentiment de l’identite serait le produit des narrations exprimees lors des Cchanges, eelles-ci s’enchassant dans des scenarios communs. Dans cette perspective, la notion de kite objective s’estompe, voire dispa- ran, de meme que celle de competence ou de specia- liste. Chaque vision du monde &ant relative k ses contextes relationnels de production, aucune ne saurait pretendre une quelconque preeminence.

M&amod&sations : principes &x&ho- anthropologiques

Ces diff~rents courants se sont organises en Ccoles frequemment considerees comme kales. Devant une telle diversite, le clinicien peut se sentir deso- riente surtout s’il confronte les principes generaux aux situations singulieres qu’il doit traiter. Jusqu’oh lui faut-il obeir aux injonctions d’ecoles, ou tenir compte des exigences imposees par les clients ? If pourra s’inscrire dans un courant bien balise, ou rejoindre la mouvance des psychotherapeutes eclec- tiques et integratifs. Dans ce dernier cas, il lui suffira de prendre les conceptions, les hypotheses, les injonctions qui lui conviennent dans chaque courant, et de tenter une synthkse relativement ajustee a chaque situation clinique. Force est de constater que, le plus souvent, une telle synthbse exclut les anti- nomies fructueuses qui naissent de l’articulation des points de vue psychanalytiques, Ccosystemiques, comportementalo-cognitivistes et humanistes.

Une autre dkmarche peut &re exploree. Elle repose sur un approfondissement ~pist~mologique de la conception de systeme. Depuis les premiers travaux des grands pionniers comme Van Bertalanffy [9], Wiener [45], Ashby [4], Laborit [17], etc., la theorie des systemes a donne lieu a de nombreux developpe- ments. La encore, les oppositions ne manquent pas. La vivacite des debats [l] qui ont vu s’affronter Thorn [40], Morin [33], Atlan [6], Prigogine 2341, Le Moigne [ 191 - pour n’evoquer ici que la mou- Vance francophone - ne signifie pas son obsoles- cence, mais bien plutot un questionnement Cpistemo- logique indispensable. Dans cette optique, faire reference i!i une orientation kco-systemique ne revient pas a chercher l’obtention de syntheses illusoires, de depassements dialectiques ou de (( consensus mous 1). L’existence d’oppositions, de positions incompatibles, qu’elles soient pragmatiques ou Cpis- temologiques, devient l’expression de proprietes

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inherentes a la dynamique, la complexite et l’auto- nomie des systemes humains les plus Cvolues. Par ailleurs, l’universalite des fractales (24, 36) nous permet d’apprehender la complexite et la subtilite des arborescences et des interfaces qui agencent les differentes Cchelles du monde vivant et non vivant.

Thborie de la morphogenbe et mod&les mathdmatiques du changement

La theorie des systemes dynamiques’ definit un systeme comme un objet dont l’etat a un temps tn+, est determine par son &at a un temps t, par une trans- formation don&e connue [36]. Un tel systeme n’est plus seulement un ensemble d’elements en inter- action (definition logico-combinatoire), mais une forme rep&able dans l’espace-temps, soumise a des champs de forces synergiques ago-antagonistes [8], sujette a des variations de mouvements ayant une trajectoire et une direction determinees. L’auto- nonomie des systemes dynamiques est assume par des phenomenes vibratoires produits par des oscilla- teurs generateurs d’impulsions ; les oscillations ainsi produites sont susceptibles d’entrer en resonance avec les systemes environnants. L’emergence d’unites discretes, reperables comme des evenements dis- continus, des traits distinctifs opposes (sur le plan des singularites personnelles, interactionnelles, symp- tomatiques) se differencient et se transforment a partir de processus continus (phenomenes H catas- trophiques )), [40]), voire d’organisations fractales aleatoires [36].

Sur le plan clinique, on observe par exemple des phenomenes topo-chronodynamiques particuliers lors de troubles schizophreniques. Le patient semble sous l’emprise de distorsions parfois considerables de l’organisation de l’espace-temps usuel. Bien que physiquement present lors d’une consultation, il apparait disperse, hypervigilant vis-a-vis de l’ensemble des stimuli exterieurs au cadre de celle-ci (phenombne de scotomisation decrit par Laforgue [ 181). Ou bien, il peut physiquement ne pas tenir en place, changeant de lieu de man&e imprevisible. Les personnes a son contact peuvent se sentir enva- hies, deconcertees, desarconnees, anneanties, terro- risees, dans leurs man&es de penser et d’agir. L’esprit du patient apparait Cparpille, reparti sur

* Cette thkorie prolonge les traditions rkalistes, dans leurs versions conceptualistes (Aristote) ou idbalistes (Platon) de la thCorie de la connaissance. Les formes d&rites renvoient g des archetypes sous- jacents aux ph6nomknes observts. Ceux-ci sont considtrks comme des objets indipendants de I’observateur (kalisme), soit de manike imma- nente (conceptualisme), soit de maniixe transcendante (idbalisme).

l’entourage, envahissant l’esprit de ses proches. La regulation des distances interpersonnelles apparait chaotique. Le simple fait de se rendre a un endroit p&is, a un moment precis, ou encore de faire des projets, devient imprevisible. Si le syndrome d’influence est present, le patient se sent l’objet d’un vol ou d’un devinnement de ses pensees, d’un commentaire du moindre de ses actes, d’un teleguidage Cmotionnel, intellectuel, comportemental, par des forces ou par des personnages Cventuellement tres eloignes du lieu meme oh il se trouve. Reciproquement, en son absence, les personnes dont il depend vitalement (les membres de sa famille, ses connaissances, les thera- peutes et les soignants) peuvent se sentir soumis a des pressions intenses, plus ou moins destabilids dans leurs pen&es, leurs emotions, leurs actions. 11 arrive que les parents r&vent de partir le plus loin possible pour refaire leur vie, ou que le patient fasse des fugues dans des pays tres Cloignes, tandis que la moindre prise de distance entre eux se r&Ye a hauts risques.

Tout se passe comme si la desagregation de l’esprit se traduisait par un Cparpillement de ses sous- systemes, voire de ses constituants Clementaires, qui presentent alors des proprietes qui defient l’identifi- cation et la localisation habituelle des (( corps )) vivants et non vivants, ainsi que de leurs mouve- ments. Un sourire du patient, loin de se rapporter a la situation immediatement vecue, peut se referer a des contextes encrypt& ou perdus. L’entree et la sortie du patient du service hospitalier se font de manibre paradoxale. Loin de correspondre a une distinction nette entre l’interieur et l’exterieur du service dans l’esprit du patient, de tels mouvements semblent obeir a des points d’ancrage, des points d’appui, des points de rep&e, des points d’horizon qui Cchappent en grande partie a la perception et a la comprehen- sion des cliniciens. Si le patient demande de sortir avec vehemence, cette vehemence risque d’etre interpretee comme un recrudescence de ses troubles, et se verra refuser la sortie. Si, inversement, il a retrouve son calme et s’est adapt6 a la vie institution- nelle, l’equipe pourra concevoir un projet de sortie alors qu’il n’est manifestement pas pi-et a une telle Cventualite. Curieusement, la famille est une aide precieuse a la comprehension et a la realisation de ces mouvements, comme si elle Ctait davantage en prise avec les systemes de reference operants. Plus precisement, il apparait que des rencontres entre cliniciens et familles, en certains lieux et moments precis, permettent de localiser le probleme, de le (( realiser )) et de prendre les decisions les moms inadequates.

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L’Cvolution dcs thL:rapies hmiliales 293

ThCories de la complexit

La theorie de la complexitC3 part du constat suivant : la description des systemes naturels et artificiels complexes Cchappe a un examen exhaustif de leurs principes generateurs et de leurs caracteres [ 19, 28, 331. Parmi ceux-ci, on mentionnera : - I’auto-organisation, c’est-a-dire I’apparition d’une forme spontanee qui ne resulte pas d’un programme algorithmique ; - I’autonomie, ou encore la prise d’initiatives a partir de regles auto-organisees rendues viables par I’envi- ronnement, dans une relation d’interdependance avec celui-ci, par appropriation materielle, Cnerge- tique, et informationelle ; -- des phenomenes d’inseparabilite et d’interference entre le systeme observe et le protocole d’obser- vation ; - des capacites de realisation, de potentialisation, de virtualisation des processus organisationnels, conceptionnels et decisionnels ; .. I’existence de phenomenes stochastiques soumis a des cribles organisationnels (hasard et necessite).

Sur le plan clinique, I’apprehension de la comple- xite repose sur des raisonnements abductifs. Ceux-ci ne se reduisent, ni a des deductions a partir des faits constates (tautologies), ni a des inductions (generali- sations). 11s reposent sur I’dlaboration d’hypotheses qui permettent de rattacher la situation singuliere observee a un corpus theorique plus ou moins Cloigne de la perception immediate.

D’un point de vue Cpistemologique, on peut en effet distinguer trois types de raisonnements :

la deduction (tautologie) : toutes les billes de ce sac sont blanches ; or cette bille appartient a ce sac ; done elle est blanche ; - I’induction (generalisation) : toutes les billes jusqu’ici observees dans ce sac se sont revelees Ctre blanches ; toutes les billes de ce sac, meme non encore obser- vees, sont blanches ; - I’abduction (singularisation) : la bille observee est blanche ; le sac observe contient des billes blanches ; la bille appartient a ce sac.

’ Une telle theorle prolonge Its traditions intuitionnistcs (Anaxagorc. l%picurc) ou sceptiques (Chrysippe. I’yrrhon. Cameade), pour lesquellcs la connaissancc CSI tributaire d’un jugemenr : pour I’inmitionnisme, ce jugement repose sur une methode, qui relativist le concept de vCritC ; pour le scepticisme, le jugement ne pcrmet de constatcr quc les appa- rcnccs dcs phCnomenes, la vCritC Ctant alors inaccessible. Le constmcti- visme propose diverses versions de ces demii-rcs options : la connais- sancc es.1 une production de I’esprit humain, relative aux conditions de ccnc production. L’objct construit ou infir est une modelisation plus ou moins vC_rifiablc. qui interagir avec le sujet modelkant et son projet de connaissancc.

L’abduction est utilisee a chaque fois qu’il s’agit de comprendre une situation incertaine particuliere, dont les contextes explicatifs ne sont pas connus a priori. C’est la facon dont opere la psychologie populaire lorsqu’un message est ambigu, mais aussi les disciplines qui necessitent un travail d’enquete (justice, joumalisme, medecine). En faisant une hypothese, voire en comparant plusieurs hypotheses, l’abduction met en competition plusieurs systemes d’explication susceptibles de rendre compte de chaque cas singulier. Ne sera retenue que l’explica- tion la plus ajustee, celle qui resiste le mieux a l’epreuve des faits. L’intuition immediate est souvent trompeuse et risque de brouiller les pistes ou les hypotheses qui meriteraient d’etre examinees metho- diquement. Les raisonnements deductifs et inductifs permettent d’etayer les hypotheses, d’apprecier si les conclusions sont compatibles avec la situation, mais ils ne remplacent en aucun cas le saut conjectural. En ce sens, I’abduction se garde de prendre les premisses d’une situation, c’est-a-dire ses contextes Cvidents ou immediats, comme argent comptant. Dans le champ clinique, les inferences abductives se revelent pertinentes dans l’elaboration d’un diagnostic medical, dans le travail d’interpretation psychanalytique, dans l’elaboration d’hypotheses en therapie systemique, et sans doute dans de nom- breuses modalites d’interventions psychotherapeu- tiques, qui se revelent ainsi comme de multiples pistes de nature abductive.

En clinique, le paradigme de la complexite est ainsi caracterise par : - l’evolution dynamique entre diagnostic, pronostic et therapeutique. Le diagnostic n’est plus seulement un resultat fige a tout jamais, mais une demarche tatonnante, reactualisee en fonction de I‘evolution symptomatique et des etfets de I’action therapeu- tique ; - I’elaboration d’hypotheses Ctiologiques multidimen- sionnelles : genetiques, Cpigenetiques, contextuelles, exclusives ou combinees. L’articulation de concep- tions deterministes et indeterministes des patho- logies complexes debouche sur la localisation toujours plus fine de la cause ou des causes, mais aussi sur la prise en consideration de phenomenes non localisables et indeterminables ; - l’existence de phenomenes dynamiques oscillants sur le plan local, dont I’activite est moditide en fonction des contextes globaux dans lesquels ils se deploient ; - l’interet des actions multi-therapeutiques. L’inter- vention psycho-pharmocologique (niveau mole- culaire) produit des modifications comportemen- tales, psychologiques et relationnelles. Le soutien et

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294 J. Micrmont

I’inflechissement des attitudes personnelles conduit a un apaisement de la souffrance biologique et a un changement des formes d’interaction. La prise en compte des phenomenes institutionnels, organisa- tionnels, decisionnels sur le plan communautaire (familial et social) retro-agit sur les systemes neuro- physiologiques et les positions et les dispositions des personnes. La combinaison de ces trois formes d’intervention conduit a des effets Cmergents, et, de man&e etonnante, a une diminution des pressions et des emballements therapeutiques ; - I’articulation des polarites therapeutiques sous la forme de cotherapies Clargies et de hierarchies enche- vetrees. Le fait que plusieurs soignants et therapeutes arrivent h differencier leurs modes d’intervention sur les plans moleculaires, psychiques et relationnels, et a coordonner leurs efforts en partenariat avec ceux du patient et de sa famille permet d’envisager qu’une pat-tie non negligeable des processus therapeutiques resulte de cette cooperation.

Celle-ci est constituee de synergies ago-antago- nistes [8]. Le fait de constater des d&accords a propos de la definition des problemes, de la man&e de les resoudre ou des tinalites a atteindre ne signifie pas necessairement qu’un resultat therapeutique satisfaisant soit lie a une reduction systematique de ces d&accords. L’important est d’arriver a circons- crire les domaines oti I’harmonie (necessairement constituee de dissonances) est possible et ceux ou elle n’est pas possible. On sait combien les patients schizophrenes sont hypersensibles aux moindres failles qui touchent la texture des liens des personnes qui les entourent (qu’il s’agisse des liens familiaux, des liens entre co-soignants, ou des liens entre soignants et membres de la famille). Lorsqu’il existe un d&accord sans resolution entre deux ou plusieurs personnes, le plus important est que celles-ci arrivent a maintenir une cohesion securisante malgre leurs differends. Autant une rupture dans la continuite des relations est deletere, autant le maintien d’une conti- nuite dans le maillage des interactions est un ressort therapeutique’.

Une man&e de rendre viable ce processus dc continuite contextuelle est de concevoir (au sens d’un va-et-vient entre modelisation et realisation) des modalites d’organisation et de decision therapeu- tiques sous la forme de hierarchies enchevetrees. Bien souvent, dans les formes graves de psychose, le

’ tin cxemplc pcut S-trc donn6 lorsque dew parents di\orcL:s accrptent Ie prmcipe d’unc consultation awe leur cnfant schizophrk (c&i-ci powant t3re un adulre. confront6 au divorce de SL‘S parents dcpuls de nombreuses arm&s). Lr cadre thCrapeutique consists B kiter soigncusc- ment de rwrnir sur IKS motif’s qui ont conduit au divorce, ou de kactiver Its sujets qui ont trait B I’irkcersibillt6 de la rupture.

recours aux psychotropes se revele indispensable. Mais le fait d’apprehender les difftcultes d’appren- tissages innovants sous I’angle d’echanges diversi- fies (personnels, institutionnels, familiaux) permet bien souvent de diminuer les posologies effkaces (voire d’arreter telle ou telle prescription ou inter- vention), d’eviter les enchainements d’actions catastrophiques, et d’envisager des degagements inattendus. En autorisant le patient a faire par lui- meme I’experience des prescriptions opportunes (qu’elles soient de nature chimiotherapeutique, psycho- therapeutique, familio ou sociotherapeutique), de constater les consequences d’un art-et de tel ou tel type d’intervention, les therapeutes redonnent a celui-ci I’initiative de ses choix. Si chaque for me d’intervention obeit a des hierarchisations contrai- gnantes et inevitables, le fait de reconnaitre qu’aucune n’a a priori de preeminence sur les autres permet d’eviter les effets deleteres de la toute-puis- sance therapeutique, et des realisations totalitaires generatrices de fractures relationnelles intempes- tives.

I&o-&ho-anthropologie de la famille

L’eco-&ho-anthropologie repose sur I’articulation des disciplines ecologiques, ethologiques et anthro- pologiques pour une clinique des situations complexes.

L’ethologie H objectiviste N a CtC definie comme la biologie comparee des comportements animaux et humains dans leurs contextes naturels d’adaptation, d’evolution et de transformation. L’humanite s’est singularisee en prolongeant ses dispositifs naturels, corporels et comportementaux, par des (( protheses N artificiellcs qui ont radicalement moditie sa niche Ccologique originelle : vetements, habitacles, edi- fices, mobiliers, ustensiles, outils, moyens de loco- motion, euvres d’art, etc. ; mais aussi formes et moyens de communication et de cognition (langages, symboles), d’organisations, d’institutions. L’ecologie humaine est naturellement artifkielle. L’ecologie et I’ethologie peuvent 2tre ainsi mises en perspective par I’anthropologie, qui Ctudie la diversite des carac- teristiques genotypiques, phenotypiques, ethniques et culturelles des communautes humaines.

La demarche Cco-&ho-anthropologique s’interesse a la maniere dont I’homme construit son Ccosysdme et dont l’ecosysteme modifie recursivement son identite. Une telle N anthropologie )) part du constat que l’observateur le plus impartial est necessaire- ment une partie de I’objet de son etude, dont il ne peut totalement s’extrairc. De fait, I’ethos (les

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L’Cvolution des thkapies tkmiliales 295

comportements) et I’oi’kos (les domaines ou ils se realisent) sont, chez l’homme, directement marques par les effets de sa reflexion, de sa conscience, et d’une intentionnalite teleologique. L’ethos et I’oi’kos se transforment ainsi reciproquement chez I’etre humain selon des formes recursives d’une grande complexite. Les grandes fonctions biologiques : predatrices, sexuelles, reproductrices, parentales, filiales, etc.) Sont reamenagees comme rapports de rapports, a partir de la double articulation du langage et des productions symboliques qui creent une neo- realite au sein de laquelle ces grandes fonctions continuent d’operer.

Le territoire d’un individu ou d’un groupe n’est plus seulement un espace indifferencie propice a la predation, la copulation, la reproduction. II devient I’objet de representations qui lui sont isomorphes, c’est-a-dire de cartes qui contribuent a le definir et a le circonscrirc. Ces cartes sont le fruit d’une recon- naissance individuelle et collective, sans laquelle le territoire n’est pas viable. Pour pouvoir vivre ou survivre, I’homme ne se contente pas de generaliser ses domaines de cueillette et de chasse ; il investit des domaines secondaires et tertiaires d’activites (activites industrieuses et symboliques) qui lui assurent une apparente suprdmatie sur le monde animal, et des marges de securite pour sa survie, en particulier alimentaire (domestication, Clevage, culture, etc.). Ces activites industrieuses et symbo- liques deviennent en quelque sorte des territoires de chasse secondarises. Le diplome est une carte qui donne acces au territoire symbolique, au statut social, et devient des lors un enjeu vital de premiere importance.

L’interet du paradigme Cco-Ctho-anthropologique apparait a la fois heuristique et pragmatique en ce qui concerne les schizophrenics : les troubles de la ritualisation (stereotypies, catalepsie, negativisme ou inertie psycho-motrice, auto-mutilations, refus de la main tendue, conversations rompues, glossolalies, etc. ..) Pourraient 2tre lies a la reactivation de reponses phylogenetiques face a des contraintes culturelles trop difliciles a affronter ou a assumer. Les comportements auto-agressifs, les auto-mutila- tions, que I’on constate chez les individus de nom- breuses especes superieures confront& a des priva- tions psycho-sensorielles et relationnelles, pourraient etre le temoin de liens affectifs precocement rompus, pour des causes pouvant etre endogenes (defail- lances genetiques, neurodeveloppementales, souf- fiance fcetale, cerebrale), exogenes (carences rela- tionnelles, contraintes institutionnelles percues comme vitalement dangereuses, et precipitant I’enfant ou I’adulte dans une impasse), ou les deux (avec le

risque d’amplification reciproque de la souffrance endogene et des reactions environnementales inap- propriees). Les stereotypies psychomotrices, qui ont pu etre rapprochees des comportements d’animaux sauvages en captivite dans les zoos, pourraient Cgale- ment etre interpretees comme’ la resultante d’une situation vecue comme une capture enfermante, et empechant tout deploiement des comportements affectifs, sexuels, agressifs spontanes.

Rester immobile revient a passer inapercu, en situation de predation imminente. La feinte de la mort dissuade habituellement le predateur de consommer la proie. L’inertie psychomotrice, l’obeissance servile, de meme que les repetitions en echo (Ccho- lalie, Cchopraxie, Cchomimie) pourraient etre une autre man&e de tenter de passer inapercu et de se fondre dans la masse, dans un groupe confronte et confrontant a des injonctions particulierement mena- cantes. De fait, bien souvent, les messages exprimes par les patients, voire par leurs proches generent un sentiment plus ou moins profond qu’ils sont sans importance, ou qu’ils ne doivent surtout pas laisser de trace explicite dans la memoire d’autrui.

De meme, la desorganisation des systemes de croyances, de valeurs, du patient et de ses proches affecte la cohesion mythique de ses groupes d’appar- tenance familiale et sociale. Le delire paranoi’de, de par ses incongruites, la tres f’aible adhesion du patient a son contenu. semble refleter une realite sociale particulierement embrouilldc et critique qui merite d’etre a la fois devoilee et occultee, exprimee tout en restant profondement cryptee, indechiffrable. II serait en quelque sorte un cri d’appel qui doit rester en partie inaudible, tout en commentant de man&e Ctrange l’etrangete ou I’absurdite des aspects les plus indiscibles des communications et metacommuni- cations avcc leurs proches.

Dc plus, comme le souligne Demaret [ 1 I], certains compot-tements schizophreniques, comme les sterco- typies, prennent quelquefois des apparences de conduite de marquage par les odeurs. Ces mouve- ments de va et vient sont susceptibles de laisser des traces, alors meme qu’elles ne sont pas consciem- ment percues. H La conviction delirante de certains sujets de repandre une mauvaise odeur n’est peut- etre pas Ctrangere a la nature de leurs comporte- ments. 1) [ 111.

Enfin, les perturbations afTectent de plein fouet les dispositifs aux apprentissages Cmotionnels et intel- lectuels, c’est-a-dire l’aptitude a developper des savoir-faire, des connaissances et des reconnais- sances interpersonnelles et collectives. En parti- culier, les domaines qui reclament un traitement en

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296 J. Miermont

H deutero-apprentissage )) sont les revelateurs des situations hautement critiques : - la gestion de l’argent : l’argent est une valeur d’echange de biens materiels ou de travail, c’est-a- dire de valeurs d’usage ; en tant que valeur d’echange, l’argent devient en elle-meme une valeur d’usage, fondant le registre de I’economie, I’imaginaire indi- viduel et collectif a partir duquel il devient possible de gerer un budget ; - I’inscription sociale dans le systeme d’echange Cconomique (se faire payer pour un (( travail )) reconnu socialement) ; - l’assomption des contraintes sentimentales (se lier par amour et par devoir) ; - l’autonomisation du systeme de parente (par inte- riorisation du H rapport de rapports )) qu’il repre- sente, relation aux parents, aux enfants, aux grands- parents, aux ancetres) ; - l’investissement de territoires isomorphes a des cartes communautairement definies, acceptees et partagees.

L’organisation dans le temps et dans l’espace des limites territoriales est I’enjeu d’une subversion radi- tale lorsqu’existent des troubles schizophreniques. Une personne confrontee a ce type de troubles ne tient pas en place, et est a la fois envahie par des influences tres difliciles a localiser, et soumise a des processus tendant a envahir son entourage. II appa- rait particulierement de suivre la trajectoire d’une telle personne : en cherchant a la localiser, il devient impossible de determiner son temps de presence en un endroit precis ; en cherchant a I’inverse a suivre ses dynamiques de deplacement, il devient impos- sible de fixer sa position en un lieu donne. Tout se passe comme si le schizophrene butait sur la revolu- tion neolithique, fixant des enclos, permettant des effets d’emplacements lies a la dimension performa- tive du langage humain, c’est-a-dire aux processus d’institutionnalisation.

Ainsi, ces singularites marquees par la defaillance, le nihilisme ou la violence pourraient etre la resur- gence ou la remanence de comportements archai’ques ayant une valeur adaptative dans les situations de danger imminent. De telles strategies pourraient Ctre I’expression de fonctions regulatrices, ayant une dimension potentiellement creatrice sur un plan Cco- systemique plus global, en particulier dans les situa- tions extremes marquees par la necessite de strate- gies de survie en milieu hostile [ 1 I]. Les caracteres parano’iaques, schizoYdes, schizotypiques, souvent presents chez les proches parents des patients schi- zophrenes pourraient ne pas avoir que des impacts mortiferes, mais reveler des fbrmes de personnalite plus riches que celles de groupes temoins, et pre-

senter des capacites de survie superieures a la moyenne dans des conditions exceptionnelles. Dans les situations d’agression, de guerre, de terreur, de tels caracteres seraient susceptibles de presenter des traits adaptatifs, pouvant relever par exemple d’une (( personnalite odysseenne O, capable de survivre par l’errance, la ruse, la mefiance, la distanciation, la prevoyance. Le renoncement aux experiences amou- reuses, le surinvestissement intellectuel souvent present chez les personnalites schizoi’des pourraient les predisposer a des carrieres litteraires ou philoso- phiques en ruptures de bane, ou des engagements mystiques [ 111. Quant aux personnalites schizo- typiques, hypersensibles aux phenomenes para- normaux, a la voyance, aux pressentiments, aux comcidences, elles pourraient developper des formes d’empathie et d’echange, voire des qualites thauma- turgiques inacessibles au commun des mortels. C’est dire combien les proches d’un patient schizophrene pourraient 2tre a meme de developper des formes de raisonnement et d’intervention adequates a la complexite des situations vecues, en presentant des quakes potentiellement therapeutiques complemen- taires de celles des specialistes.

La famille apparait ainsi comme une unite Cco- systemique, creant des solidarites de destinee dans l’espace-temps, caracterisee par des operateurs rituels, mythiques, Cpistemiques, qui organisent les Cchanges par I’interference des processus phylo- genetiques, ontogenetiques et culturogenetiques. Contrairement aux modeles (( bio-psycho-sociaux )) de la systemique classique, I’individu, la famille et la sock% ne sont plus consider& comme des emboite- ments ayant la forme de poupees russes. La famille ne serait plus une H boite 1) intermediaire entre I’indi- vidu et la societe, completement isolable des entites sous-jacentes et des supra-systemes qui participent a sa constitution et a sa reconnaissance. I1 existerait un continuum entre l’organisation de la psyche, de la personne, de la famille nucleaire et elargie, et des communautes sociales, formelles et informelles. Les front&es qui delimitent ces differentes organisa- tions sont caracterisees par des interfaces complexes, fractalisees, permettant le va-et-vient incessant d’entites materielles, Cnergetiques et information- nelles qui Cchangent leurs proprietes et se transfor- ment en fonction de leurs positionnements et de leurs trajectoires.

Si I’on considere la diversite des organisations famililales, a un pole de ce continuum, I’essentiel de ses problemes ou de ses difficult& pourrait etre apprehende par la reunion de ses membres, et I’explo- ration des representations que ceux-ci sont suscep- tibles de produire de leurs fantasmes, de leurs

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L.‘&dution des thkapirs familialrs 297

histoires, de leurs interactions (modelisations sus- ceptibles d’apprehender les fonctionnements (( intra- familiaux )), a partir de points de vue psychanaly- tiques, systemiques diachroniques ou synchroniques classiques). A l’autre pole de ce continuum, la demarche clinique proviendrait principalement d’apports exterieurs, qu’il s’agisse d’experiences institutionnelles ou de connaissances specialisees concernant les troubles mentaux et comporte- mentaux (modelisations inherentes a la nature des troubles constates, reposant sur la reconnaissance de facteurs extrafamiliaux pouvant affecter le patient et les relations avec ses proches, et debouchant sur des interventions institutionnelles, comportementales, cognitives, psychoeducationnelles). Ces experiences et ces connaissances seraient alors en quelque sorte (( transfusees )) a la famille en souffrance.

Le plus souvent, les cliniciens cherchent a localiser les variables sur lesquelles il est possible d’agir, et a aborder les sujets susceptibles d’etre &changes de part et d’autre. II existe frequemment une combi- naison de facteurs intrinseques et extrinseques au fonctionnement familial. Plus la famille est confron- tee a des perturbations massives, IiCes a des patho- logies multiples affectant ses membres, et plus il est necessaire de constituer des dispositifs de soins Clargis, qui viennent etayer de I’exterieur les rela- tions familiales. Toute intrusion directe sur ces relations risque d’avoir des effets perdcuteurs ou culpabilisants. Les strategies therapeutiques repo- sent alors sur : - la creation de rituels extraordinaires de conversa- tion ordinaire ; - la synchronisation de I’evolution des Cquipes therapeutiques et des families ; - le travail sur des Cchelles d’espace-temps inusitees ; - la canalisation et la reorientation symbolique des manifestations violentes ; - la decentration et la demultiplication des systemes de reference, des H visions du monde )) ; - I’utilisation des metabindings comme dispositifs aux deutero-apparentissages pour les patients et les families ; - la recreation d’histoires qui s’elaborent au tours mime des rencontres [29].

L’organisation des contextes de soins

Je souhaite preciser ici certains aspects des processus therapeutiques qui impliquent conjointement les sys- temes personnels, familiaux et sociaux. Une dimen- sion therapeutique nait de la germination et de la differentiation des Cquipes de soins, qui apprennent

a autonomiser des poles specifiques d’actions thera- peutiques, susceptibles de s’articuler et de participer a un principe de cotherapie generalisee. Cette polari- sation des activites therapeutiques conduit a distin- guer et relier les therapies institutionnelles d’une part, et les therapies familiales d’autre part [29,30].

Therapies institutionnelles

Les therapies institutionnelles sont nees d’un projet de soigner les tendances iatrogeniques de I’insti- tution, ses derives totalitaires liees a I’enfermement, a I’organisation sur le mode d’une hierarchic immuable, a I’impossibilite de concevoir un u au- dela des murs de I’asile U. I1 s’agit de repenser I’architecture, de reorganiser les formes de relations entre les membres de I’equipe de soins, le personnel medical et paramedical, le personnel administratif, et de mettre en aeuvre des sociotherapies pour les patients. Cet inflechissement de la vie institution- nelle dans une perspective therapeutique repose sur I’etablissement d’une alliance avec les malades, une diversification de leurs modes d’echanges, un encou- ragement a leurs prises de responsabilite et de deci- sion. En privilegiant les rencontres entre patients, aides-soignant, infkmiers, medecins, psychologues, assistantes sociales, et en instaurant une mise en commun de ces experiences, la therapie institution- nelle cherche a developper la vie sociale du patient dans les dimensions de I’aide, de la desalienation, de I’autonomisation. Autrement dit, I‘enfermement pre- sente un double aspect de rcmede et de poison. I1 presente un aspect therapeutique si ses modalites de realisation sont diversifiees (de la chambre d’isole- ment a la protection de la communaute institution- nelle) et ajusdes, a chaque instant, a I’evolution de l’etat du patient. II devient iatrogenique si une forme de contention devient inadaptee (soit par exces, soit par defaut), et perdure bien au-dela de sa justification therapeutique.

Les therapies institutionnelles mettent en jeu des processus deJ&ziliarisation .soc~iale : le patient peut se familiariser avec les contraintes de la vie en societe, par la mise en contact avec des codes d’inter- actions, des systemes de vaieurs, de croyances, de savoirs et de savoirs-faire de ses interlocuteurs, distincts de ceux de sa famille. Dans leur vie profes- sionnelle, les membres de I’equipe Cchangent leurs experiences a propos des roles et des fonctions parentales, filiales, sociales, en fonction des dif‘fi- cult& qu’ils ont rencontrees au contact avec les patients. Le partage de ces experiences avec ceux-ci est susceptible de pallier les diffkultes que ces

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298 J. Miemont

demiers eprouvent dans l’etabhssement de leurs relations a autrui. L’equipe apprend reciproquement a se familiariser avec la personnalite du patient, en partageant des impressions partielles que les inter- venants ont retire de leurs rencontres avec celui-ci, et en synchronisant leurs points de vue. Ces rencontres creent artificiellement des modes d’echange qui, d’ordinaire, surgissent spontanement lorsque deux personnes Cchangent des informations sur une troisieme personne qu’elles connaissent dans des contextes differents. De telles rencontres produisent des processus de reconnaissance sociale d’une per- sonnalite dont les traits, d’ordinaire, restent Cclates, impossibles a circonscrire et a definir.

Therapies familiales

D’une certaine facon, les therapies familiales ont Cte une reponse aux limites et aux exces des therapies institutionnelles, meme lorsque celles-ci ont CtC concues avec le maximum de souplesse et d’ouver- ture. 11 apparait en effet extremement diffkile d’ima- giner, dans le cadre de ce qu’on appelle l’institution, un champ exterieur a celle-ci. Le terme-meme d’cc institution )) ne permet pas de savoir s’il s’agit de I’ensemble des dispositifs psychiatriques, ou de l’ensemble des champs sociaux regis par les processus institutionnels. D’autre part, la tendance inherente a la pratique de la therapie institutionnelle est de se substituer, en tout ou en partie, de maniere implicite ou explicite, aux defaillances de la famille du patient. Celle-ci peut etre percue comme pathogene, refusant parfois de maniere violente les (( progres B du patient ayant precisement beneficie de la therapie institutionnelle. Du point de vue de la famille, ces (( progres )) sont alors percus comme inadequats, a court terme ou a long terme, pour la reprise d’une vie sociale (( normale 1). Les parents peuvent se sentir mis en accusation, depossedes de leurs propres tentatives de venir en aide a leur enfant, tandis qu’ils constatent a quel point celui-ci reste Ctroitement dependant d’eux. Des competitions peuvent alors surgir entre Cquipes et familles, et conduire a l’aneantissement des (( progres )) appre- ties de man&e contradictoire, a une aggravation preoccupante de I’etat du patient, voire a des acci- dents mortiferes.

Le therapeute familial cherche a faire alliance avec I’ensemble des membres de la famille. II organise des contextes ou la forme, le moment et le lieu de I’action effkiente reste a priori indecidable. I1 tente de renforcer les racines du sentiment d’identitk et d’appartenance, et done le socle sur-lequel s’etayent

les processus de socialisation. Ceux-ci supposent la capacite a decrypter les multiples signaux, souvent contradictoires, voire antinomiques, qui caracte- risent la vie de relation. Pour peu que cette capacite soit defaillante chez un patient ayant le plus grand ma1 a (( apprendre a apprendre B (deutero-apprentis- sages), les consultations familiales permettent de recreer artilkiellement des contextes oh ces deutero- apprentissages conduisent a gerer les situations critiques. Les therapies familiales ne consistent pas seulement a faire semblant, mais a faire semblant de faire semblant. L’acces au metasimulacre conduit a une oscillation de la fiction et de l’action, de la virtualite et de la realite. II produit une conception, Claboree conjointement par les therapeutes et les membres de la famille.

De ce point de vue, les therapies familiales per- mettent de realiser des processus de socialisatior~ fumiliale. De nombreuses variables de la differencia- tion personnelle et de la socialisation sont directe- ment likes a la dynamique de la vie familiale. Paradoxalement, le fait qu’un jeune adulte ait le plus grand ma1 a quitter ses parents, du fait d’une fragilite personnelle, d’un self peu differencie, ou d’une diffi- culte Q affronter la realite, rend la participation de la famille indispensable pour favoriser le processus d’autonomisation. Comme le souligne Siegi Hirsch, pour quitter la maison de ses parents, il vaut mieux Ctre habille, muni de bagages et d’affaires person- nelles, et sortir par la Porte d’entree, plutot que sauter par la lucame du grenier en pyjama. Lorsqu’un patient presente une defaillance durable qui I’empeche de s’autonomiser, la reactivation reguliere des liens familiaux fonctionne comme une strategic de survie par le recours a des ressources materielles, affectives et cognitives que seule la famille d’origine possede. II arrive qu’un patient psychotique ait le plus grand ma1 a s’exprimer personnellement lorsqu’il se retrouve seul face a une personne Ctrangere ou face a un groupe social, alors meme qu’il recouvre de telles facultes lorsqu’il est entoure de ses proches.

Le principe de cothbrapie klargie

11 devient alors pertinent d’articuler les pratiques de therapie institutionnelle et de therapie familiale, de man&e a favoriser leurs qualites complementaires, et rendre productives leurs Cventuelles oppositions. La recherche d ‘une potentialisation des ces deux processus, lorsqu ‘ils entrent en interference releve du principe de cotherapie Clargie [29]. Les experiences institutionnelles realisees par le patient peuvent etre

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en opposition de phase avec celles de la vie familiale. I1 arrive meme qu’elles heurtent de front les systirmes de croyance et de valeur de la famille. Lorsqu’il existe un handicap durable, la co-dlpen- dance A la vie familiale et A la vie institutionnelle n’est pas simple. Elle t&lame un ajustement des dynamiques lventuellement trks contrasties du systkme institutionnel et du systkme familial. Loin d’etre une gkne, la confrontation de points de vue et d’objectifs opposCs peut se rCvC!er fructueuse pour I’apprentissage des contradictions de l’existence.

En favorisant l’kmergence de contextes relation- nels contrast& les therapies institutionnelles, les thkapies familiales et les cothkapies Clargies contribuent au deploiement de processus autonomes artificiels dans des Ccosystkmes qui n’arrivent pas, par leurs propres moyens, A gCrer les difXcultCs et les crises de l’existence.

CONCLUSIONS

Les pathologies complexes sont habituellemcnt l’expression d’une grande souffrance personnelle et collective. Elles s’accompagnent fkquemment de sentiments de culpabilitk et de honte, mais aussi d’accusations, dc menaces, de confusions, de des- tructions qui mettent en p&i! la vie d’un ou plusieurs membres de la famille et de leur voisinage social. Elles contraignent les familles et les Cquipes soignantes h gCrer des probkmes ardus, et rklament un travail de concertation, d’information, de rCfle- xion, de coopkration, de dklibkration, de decision.

La d@marche Cco-@tho-anthropologique ne cherche pas A rkduire les points de VW opposCs qui s’expri- ment entre Ccoles thkrapeutiques rivales, ni h pro- mouvoir une voie moyenne. Elle tente plut6t d’kviter les synthkes simplificatrices ou les gCnCra!isations impkialistes. Les explorations psychodynamiques, systkmiques, comportementales et cognitives, huma- nistes, narratives sont moins des modkles qu’il s’agirait d’appliquer, ou vers lcsquels il faudrait tendre, que des instruments, des outils mCthodo!ogigues. Le thkrapeute est h la fois un spkialiste ct un ignorant. fonnateur et apprenti, questionneur et questionnk S’il est initiateur de la conversation, il est Cgalement partie prcnante de dynamiques qui suivent leur propre tours.

I! existe ainsi toute une gamme de pratiques oti les consultations familiales dkbouchent sur des effets thkapeutiques. Dans certains cas, la thkapie fami- hale cherche moins I (( soigner la famille H qu’A favoriser et dlvelopper ses propres compktences et ressources thkapeutiques, en partenariat avec les

kquipes medico-psychologiques, psycho-kducatives, judiciaires. Elle apparait comme une approche spCci- fique des relations thkrapeutiques, participe d’une rlorganisation des interactions entre patients, familles et Cquipes soignantes. Elle permet de rkaliser des apprentissages partag& dans les situations critiques, de construire et reconstruire les liens qui redonnent un sens A la vie. Dans d’autres cas, plusieurs membres d’une mOme famille sont p&s B s’engager dans une dkmarche thkrapeutique dQment rkperto- riCe, qui conceme la famille comme organisation h questionner en tant que telle. Dans d’autres cas encore, la prksence de plusieurs personnes d’une mime constellation familiale conduira 1 formaliser des rencontres centrkes sur des problkmes prkcis. Cette liste n’est pas exhaustive. Enfin, le r6le du thkrapeute n’est pas sans rappeler celui du laveur de carreau. Plus les marques de la souffrance s’estom- pent. et plus la perception de I’action du thkapeute devient kvanescente. L’originalitC de la crkation thkapeutique tient au fait que, plus elle est rkussie, et plus elle semble disparaitre au profit des propres initiatives et inventions des patients et de leurs proches.

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