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L’exception écologiste franÇaise : Globalia de Jean-Christophe Rufin

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To cite this article: Stéphanie Posthumus (2008) L’exception écologiste franÇaise :Globalia de Jean-Christophe Rufin, Contemporary French and Francophone Studies,12:4, 445-453, DOI: 10.1080/17409290802447472

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 12, No. 4, October 2008, pp. 445–453

L’EXCEPTION ECOLOGISTE FRANCAISE :

GLOBALIA DE JEAN-CHRISTOPHE RUFIN

Stephanie Posthumus

Le mouvement environnementaliste prend un nouvel elan aux Etats-Unis graceaux films comme An Inconvenient Truth (2006) d’Al Gore qui illustrent l’urgencedes problemes lies a l’etat de la planete. Ce renouveau ecologiste n’a pourtantpas la meme ampleur en France ou le parti des Verts perd de plus en plus sonpouvoir politique depuis une quinzaine d’annees (Sainteny). On peut objecterqu’aux Etats-Unis il s’agit d’un phenomene des masses qui n’atteint pas ledomaine politique, mais ce serait ignorer qu’il existe des differences importantesentre l’ecologisme francais et l’environnementalisme americain.1 Dans le romanGlobalia (2003) de Jean-Christophe Rufin, ces differences sont mises en lumierepar la critique de la democratie totalitaire, portrait exagere de la politiqueamericaine contemporaine.

Le present article se propose d’examiner les representations de la naturedans le roman car c’est a travers elles qu’apparaıt le phenomene de l’exceptionfrancaise ecologiste. Dans un monde ou les etres humains vivent sous des bullesde verre, font des randonnees dans des « salles de trekking » de quarantehectares, ne souffrent pas de vieillesse parce que meme a 150 ans ils se fontgreffer des organes de multiples clones, il est difficile d’imaginer une natureautre que subjuguee et controlee par la machine technoscientifique sous le jougduquel vit le peuple en Globalia. Mais le roman de Rufin montre le pouvoir dela litterature de depeindre d’autres paysages et par la meme d’inspirer le peupledans un monde sans espoir.

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/08/040445–9 � 2008 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290802447472

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La nature a l’interieur du systeme

Dans les zones securisees de la nation globalienne, la nature subit toute la forcede la machine technoscientifique : tout rapport avec l’espace physique estmediatise par un ensemble de gadgets electroniques, d’images publicitaires etde slogans politiques. La situation n’est pourtant pas si differente de la notre.Meme si nous ne reglons pas (encore) la demographie de la population pouratteindre l’objectif « mortalite zero, fecondite zero » (98) et n’avons pas(encore) de « programme de regulation meteorologique » (127), nous avonsentierement modifie notre environnement. Cela fait plus de vingt ans quecertains ecologistes americains ont sonne le glas de la nature comme ce quiexiste sans intervention humaine.2 Mais a la grande difference de ces ecologistes,le roman de Rufin n’emet pas de cris apocalyptiques pour denoncer le desirhumain de modifier son habitat. Il joue plutot un double jeu : il amplifie lestendances destructives de la societe contemporaine afin de mettre en questiontout discours totalitaire, celui du technoscientisme tout comme celui del’environnementalisme.

D’apres Julien Freund, toute ecriture eutopique procede par amplificationou « extrapolation » (Braga 13). Qu’il soit question de creer un monde meilleur(l’utopie) ou bien pire (la contre-utopie), l’auteur reprend des traits de sonpropre reel historique. Son texte represente ainsi une forme de critique sociale.Dans le cas de Globalia, il est tres clair que l’auteur vise la societe americainecontemporaine lorsqu’il brosse un tableau noir du monde futuriste.3 Sontnombreuses les references aux symboles americains : la devise globalienne « InGlobe We Trust », les 250 etoiles figurent sur le drapeau national, la langueofficielle est l’anglobal (anglaisþ global¼ anglobal) , le siege du bureau de laProtection Sociale se trouve a Washington etc. Et si le lecteur n’a toujours pascompris, la postface debute par une citation de La democratie en Ameriqued’Alexandre de Tocqueville apres laquelle Rufin explique son objectif d’illustrerles dangers de la democratie americaine allant vers un totalitarisme oppressif.4

Pour revenir a la nature dans le systeme totalitaire en Globalia, elle se faitd’abord remarquer comme objet de la legalisation du discours environnemen-taliste. Integre comme ensemble de lois dans le systeme democratique globalien,l’environnementalisme sert aux memes fins que les autres discours politiquesofficiels : le controle absolu du peuple. La loi contre l’utilisation industrielle desressources naturelles oblige les citoyens globaliens d’acheter des vehicules acarburant propre K8 (74). La loi sur « la protection de la vie » exige qu’ontraite la moindre plante, le moindre animal avec respect (129). Par le biais dela satire, le roman souligne les dangers des philosophies ecologistes telles quela « deep ecology » d’Arnold Naess ou la theorie Gaia de James Lovelocklorsqu’elles s’allient avec le discours politique dominant.5

En plus d’etre politicisee, institutionnalisee et administree comme objet dudiscours environnementaliste, la nature alimente la grande machine capitaliste

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en Globalia qui garde le peuple dans un etat de desir de consommation sans fin.Les divers secteurs economiques sont tous geres par un petit groupe d’hommesd’affaires qui ont etabli la nation apres une serie de guerres civiles. Fondee surun objectif economique, celui de l’unification des marches, la democratieuniverselle n’est qu’une facade derriere laquelle se cachent les agencements ducapitalisme. En Globalia, on parle du droit d’acheter et de consommer commeon parle du droit de voter. La devise de la nation, « Securite, Prosperite,Liberte », reflete le melange de totalitarisme, de capitalisme et dedemocratisme concocte par une petite oligarchie pour controler les citoyensglobaliens. La publicite omnipresente cree un cycle constant de besoinsinassouvis chez l’individu de sorte qu’il tourne toujours son avidite contrelui-meme plutot que contre les autres. Profondement insatisfaits, les Globalienssont pourtant incapables de sortir du systeme.

Les animaux contribuent a ce cycle vicieux de consommation bien qu’il soitstrictement interdit de manger tout etre vivant en Globalia (personne ne mangeplus rien de frais). Les autorites pretendent que les jours de fete du Chat et duCrabe sont l’occasion de montrer son respect envers l’animal mais ce n’estqu’un pretexte pour vendre plus de babioles. Les ecrans enormes installes achaque carrefour font de la publicite pour de telles fetes des mois d’avance pouraider le peuple a oublier son ennui. La commercialisation du monde naturelrattachee a un faux sentiment ecologique caracterise egalement les animaux a latele. Par exemple, lors des jeux televises tels que Gladiateurs d’un soir, leshommes se battent contre les lions mais toute mesure de securite est prise pourque le lion ne soit pas blesse « car si l’homme etait volontaire, l’animal, lui,n’avait exprime aucun consentement » (122). On pretend respecter les droitsde ce qui n’est qu’une production systematisee, codifiee, controlee de la nature.

La nature comme passage

Comment s’echapper de ce systeme ? Comme dans tout roman classique de latradition dystopique du XXe siecle, il y a des dissidents qui n’acceptent pasl’image de la societe promue par le discours de la propagande. Le premierpersonnage a rejeter ouvertement l’idee que « Globalia . . . est une democratieideale » ou « chacun est libre de ses actes » (67–68) est Baıkal dont le nom indiqueson lien a la nature.6 C’est en passant par un egout dans une salle de trekking,espace dit naturel en Globalia, que Baıkal sort du systeme pour la premiere fois.

Bien qu’echouee, cette tentative d’evasion met en evidence les fissures dansle bloc economique et democratique qu’est Globalia en montrant que cettederniere ne recouvre pas toute la planete. Ce que Baıkal et sa copine Katedecouvrent de l’autre cote de la bulle de verre ne correspond d’ailleurs pas a ladescription que le discours de la propagande fait des non-zones comme« espaces vides, sauvages, livres a la nature » (17). Bien que la fraıcheur de la

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brise et la chaleur du soleil contrastent vivement avec la nature entretenue,climatisee et simulee de la salle de trekking, les forets de l’autre cote de la bullene sont ni vides ni sauvages. Elles sont parcourues de milliers de sentiers, tracesd’etres humains qui y vivent. Ce qui ressort de cette premiere rencontre avecla nature a l’exterieur du systeme globalien, c’est la difference entre larepresentation et l’experience. Pour Baıkal, l’experience de la nature revele lesprocessus de fabrication a l’origine de la realite mensongere globalienne.

Il y a un autre groupe dans les zones securisees qui s’inspire de la naturecomme forme de revelation mais de facon moins immediate, plus imaginaire.En Globalia, les gens ne lisent plus. Non que les livres soient interdits, mais on ainonde le marche de livres de pietre qualite de sorte que les Globaliens n’ont plusenvie de lire. Les membres de l’Association Walden font exception au publicgeneral. Une fois la carte de membre obtenue, le lecteur a acces a un grandnombre de livres de tous les genres, plutot de la periode pre-globalienne,entasses dans des entrepots. Pour celui qui n’a connu que l’ideologie de Globalia,la lecture est une forme d’initiation. Comme l’explique le fondateur del’Assocation, c’est dans les livres que l’on decouvre « la realite sous les reves deGlobalia » (183), « une verite d’un autre ordre » (184). Dans le systeme clos etabsolu qu’est la democratie universelle, la litterature revele les brechespar lesquelles les opprimes apercoivent la lumiere de la liberte.

Mais pourquoi l’appellation Walden ? Publie en 1854, Walden ou la vie dansles bois raconte les experiences de Henry David Thoreau apres qu’il quitte la villepour passer quelques annees dans le bois ou il connaıt une vie plus simple. C’estle livre de Thoreau qui a donne naissance, en partie, au mouvement pour laprotection et la conservation des parcs naturels aux Etats-Unis. Ce livre a doncjoue un role incontournable dans l’etablissement du patrimoine naturelamericain. Etant donne les multiples critiques de la culture americaine dansle roman, on peut s’interroger sur le sens d’une telle reference. Le romanreprend-t-il le message du livre de Thoreau qui promeut le retour a un style devie plus simple, a la vie avant l’elan de la societe de consommation ? Un telmessage contredit la representation de la nature dans le roman ou aucun retour ala vie « plus simple » ou bien plus « pres de la nature » n’est possible. Commel’affirme Christian Moraru, le roman de Rufin reprend plutot l’attitude decontestation chez Thoreau que son projet d’evasionnisme.

En lisant Walden, les membres de l’Association s’etonnent de la differenceimportante entre leur monde et celui decrit par Thoreau. L’histoireautobiographique n’a plus aucun rapport avec le reel :

C’etait un recit absolument extraordinaire, fabuleux, d’une audace inouıe.Il fallait une imagination superieure pour concevoir un monde ou l’hommevivrait ainsi librement dans la nature et se livrerait a ses plaisirs sans tenirle moindre compte de l’interet collectif : pecher, faire du feu, couper des

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arbres. Il prit Walden pour un conte a la limite de l’absurde, plein defraıcheur et de poesie. (182)

Alterisee et romanticisee, la nature alimente l’imagination des dissidents quicherchent une sortie au systeme totalitaire. Le roman renforce l’idee que lalitterature est essentielle a la conception de nouveaux modes de vie qui nereproduisent pas l’ideologie du discours dominant.

La nature a l’exterieur du systeme

Choisi d’incarner le personnage du Nouvel Ennemi Terroriste, autre fabricationde la machine politique globalienne, Baıkal se trouve de nouveau dans les non-zones mais bien plus loin des bulles de verre que la premiere fois lorsqu’ils’evade de son propre gre de la salle de trekking. Le paysage de cette regionressemble a celui du film apocalyptique apres une guerre nucleaire ou unecatastrophe naturelle : « Le sol boueux apparaissait comme un interminabletapis rouge. Par endroits des bouquets d’arbres secs formaient comme desbourres grises . . . Les rochers, eux, etaient fendus net par le gel qui, la nuit,etendait son baume cruel sur les brulures de la journee » (127). De primeabord, il semble que Baıkal decouvre enfin la nature « vide » et « sauvage » telleque representee par le discours propagande en Globalia.

Dans Wilderness and the American Mind, Roderick Nash trace l’evolution duconcept de la nature sauvage dans l’histoire de la nation americaine. Chosenuisible a repousser et a eliminer chez les pionniers, la nature sauvage jouitde nos jours d’un statut privilegie aupres des environnementalistesamericains. Pour n’en donner qu’un exemple, Max Oelschlaeger elabore une« postmodern wilderness philosophy » selon laquelle la nature sauvagerepresente un lieu de salut pour l’etre humain car c’est la ou il parvient aabandonner le monde conventionnel. Dans cet espace naturel, libere de toutetrace humaine et pose comme autre absolu, l’etre humain se defait del’ecrasante mentalite capitaliste.

Le roman met clairement en evidence les problemes d’une telle notion de lanature sauvage. La premiere impression de Baıkal des non-zones comme espacevide se fait rapidement remplacer par une autre. Explorant la region avec sonami Fraiseur, habitant natif des non-zones, Baıkal note le curieux melange devegetation et d’objets culturels qui caracterise le paysage. Par exemple, lesvieilles usines abandonnees sont reappropriees par la nature de sorte qu’on nedistingue plus ou les unes commencent et l’autre se termine :

Vu de loin, le site avait l’aspect d’un monstrueux potager en friche.Les herbes folles et les arbres avaient recouvert toute la surface del’ancien combinat. Penchees ou allongees comme de gigantesques potirons,

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de vieilles cuves arrondies, orangees de rouille, murissaient silencieusementau soleil. Des rails de chemin de fer etaient encore visibles ca et la. (141)

Autrement dit, la nature a l’exterieur des zones securisees n’est point sauvageau sens de non-modifiee par l’etre humain. Au contraire, il est question d’unespace ou se melent inextricablement la nature et les artefacts humains.

A ce paysage correspond le concept de « nature-culture » elabore et defendupar l’epistemologue Bruno Latour. A une exception pres : les habitants des non-zones ne remarquent pas de division entre la nature et la culture, comme nouslesdits modernes. Comme l’explique le narrateur en parlant d’un habitantdes non-zones, « Fraiseur ne distinguait pas ces vestiges dans le paysage. Pour lui,ils faisaient partie de la nature, comme les arbres ou les rochers . . . Touterupture etait abolie entre ces ruines et la nature, au point qu’elles paraissaienten faire partie » (142). C’est Baıkal qui represente le point de vue de l’hommeoccidental.

Les habitants des non-zones souffrent tous terriblement de famine,d’epidemies et de guerres. Les villes sont sales, puantes, chaotiques, lamort omnipresente. Les gens se regroupent en tribu selon leurs origines,races et langues, ce qui cree un climat de conflit et de mefiance. Pourceux qui osent tenter une forme de resistance, ils n’ont que des methodeset moyens rudimentaires. Les Dechus, groupe a la tete duquel Baıkal estcense monter l’attaque contre Globalia, sont armes de glaives, habillescomme chevaliers. La vie sans technologie ne represente donc pas unretour idealise a la nature mais plutot un retour aux souffrances et miseresdu passe.

C’est pourtant dans les non-zones que Baıkal connaıt le plaisir demettre a l’epreuve son corps, qu’il decouvre « une veritable volupte aimmerger son corps dans ces atmospheres differentes » (215). Si Baıkalpeut apprecier son experience de la dure realite physique, c’est justementparce qu’il a connu une vie beaucoup moins penible dans les zonessecurisees. Les habitants des non-zones, par contre, n’ont connu que de lasouffrance, de la souillure et du fletrissement du corps dans ces lieuxdesoles (441). Il n’y a donc pas d’appreciation chez eux pour les rudessesimposees par la nature. Ainsi, le roman demythifie l’experience de la naturesauvage en demontrant qu’il s’agit d’une construction de l’esprit chezl’homme occidental.

Dans L’Utopie verte, Philippe Paraire s’interroge sur la division entre paysriches et pays pauvres qui caracterise le projet environnementaliste. Si les paysdu Nord insistent sur des mesures pour proteger la planete, c’est pour mieuxcontroler, selon Paraire, les pays en voie de developpement. Une telleexploitation economique caracterise le rapport entre Globalia et les non-zones.Par exemple, tous les vehicules en Globalia marchent au K8, carburant non-polluant lors de la combustion. C’est la fabrication du K8 qui est tres polluante ;

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d’ou l’emplacement des usines dans les non-zones. Les pouvoirs globaliensse montrent tout de meme prevoyants quant a l’effet d’une telle pollution(les zones securisees et les non-zones etant, d’apres tout, sur la meme planete).Pour s’assurer que le trou d’ozone ne s’elargisse pas, le ministere des GrandsEquilibres passe des contrats a longue duree avec des « tribus » des non-zonespour proteger les grands espaces boises amazoniens. Dans les deux cas, il estquestion d’un environnementalisme qui agit en fonction des biens economiquesde la democratie totalitaire.

Conclusion

Ce regard tres critique que porte le roman sur le discours environne-mentaliste americain constitue un trait essentiel de l’exception ecologistefrancaise. Souligner les tendances totalitaires de l’esprit environnementalistequi cherche a s’universaliser, mettre en cause l’idee de valeur inherente a lanature, demythifier la notion de nature sauvage, sont tous des aspects d’unscepticisme que l’on trouve chez d’autres penseurs francais tels que JeanBaudrillard et Luc Ferry. Au pire, ce scepticisme demonte les ideesdominantes sans rien proposer a leur place et sombre dans un narcissismedangereux. Or, le roman de Rufin ne tombe pas dans ce piege car il faitvoir la possibilite d’une autre attitude ecologiste bien plus subtile, bien plusnuancee.

A la fin du roman, les pouvoirs globaliens s’imposent de nouveau,supprimant l’Association Walden, detruisant tous les livres et eliminant lesdissidents. Il y a tout de meme deux personnages qui trouvent un certainbonheur. Bien qu’encore surveilles par les satellites globaliens, Baıkal et sacopine Kate sont libres d’aller ou ils veulent dans les non-zones. C’est endiscutant de leurs experiences respectives que Kate se souvient d’une citationdu fondateur de l’Association Walden que « le bonheur dans lanature . . . c’etait l’arme la plus puissante dont disposent les etres humains »(489). Si elle a vraiment trouve le bonheur dans la nature, ce n’est tout dememe pas dans la nature au sens du discours environnemental americain, maisplutot dans la nature comme espace exterieur, mixte, difficile mais toujours etdeja humain. Quant a Baıkal, il repond avec grand plaisir qu’ils sont vraimenttous les deux « plus libres que libres » car, pour lui, le bonheur releve de larecherche de la liberte qui comprend la transgression des frontieres, le passagede l’interieur a l’exterieur, l’experience de la nature peu hospitaliere. Pourterminer, l’exception ecologiste francaise se rattache a une attitude decontestation et d’ouverture dans le roman. N’est-ce pas en elargissant lanotion de nature que nous pourrons imaginer de nouvelles sorties a la criseecologique ?

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Notes

1 Pour une analyse detaillee des differences entre l’ecologisme anglophone etl’ecologisme francais, voir Divided Natures. French Contributions to PoliticalEcology de Kerry Whiteside.

2 Voir entre autres The Death of Nature (1979) de Carolyn Merchant et The Endof Nature (1989) de Bill McKibben.

3 Bien que le terme « contre-utopie » soit plus usite en francais, j’utiliserai leterme « dystopie » pour parler de Globalia car ce terme se refere plusprecisement au genre dont la vision sociale negative ne critique pas le genreutopique ni n’exclut la possibilite de sortir du monde dystopique (voir Braga,Freund et Moylan, entre autres).

4 Notez la date de publication du roman, soit 2004, un an apres l’invasionamericaine en Irak.

5 Dans son livre L’eco-pouvoir, Philippe Lascoumes analyse avec justesse lestendances de la rhetorique ecologique, par exemple son recours a la sciencepour fonder des arguments contre l’abus de la nature, qui facilitent une tellealliance avec le discours politique dominant.

6 Situe pres de la Siberie, le lac Baıkal se fait remarquer de par la clarte et lapurete de son eau. Il est particulierement interessant que l’on trouve ce nompropre dans un roman qui met en question la possibilite d’un retour a lanature sauvage. Donner le nom Baıkal a un etre humain ne serait-ce pas unefacon d’affirmer que le naturel et l’humain sont toujours et dejainextricablement entremeles ?

Works Cited

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Moylan, Tom. Scraps of the Untainted Sky : Science Fiction, Utopia, Dystopia. Boulder :Westview, 2000.

Nash, Roderick. Wilderness and the American Mind. New Haven : Yale UP, 1982.Oelschlaeger, Max. The Idea of Wilderness : From Prehistory to the Age of Ecology.

New Haven : Yale UP, 1991.Paraire, Philippe. L’utopie verte, ecologie des riches, ecologie des pauvres. Paris : Hachette,

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Cambridge/London : MIT P, 2002.

Stephanie Posthumus is an Assistant Professor of French at McMaster University.

She is currently working on a theory of ecocriticism that reflects the particular

epistemological and philosophical traditions of the concept of nature in France. She

has published articles on Michel Serres’ eco-philosophy in Reconstruction: Studies in

Contemporary Culture and on Michel Tournier’s structural ecologism in Dalhousie

French Studies.

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