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L’exception libanaise : confessionnalisme et laïcité Jacques Couland

Cet article est à paraître fin juin 2005 dans le n° spécial de La Pensée intitulé « Laïcité » (n° 342, avril-mai-juin 2005).

Sa rédaction a été achevée fin janvier 2005, le dernier paragraphe a été ajouté fin mars 2005.

*

Jacques Couland

Historien arabisant U. de Paris 8 et GREMAMO – Laboratoire SEDET (CNRS/Paris 7)

est l’auteur de nombreux travaux sur le monde arabe et notamment sur le Liban (sélection) : (2003) : « Le Front populaire et la négociation des traités avec les Etats du Levant », in ARBID, W. ;

KANÇAL, S. ; MIZRAHI, J-D. ; SAUL, S. (dirs.), Méditerranée, Moyen-Orient : Deux siècles de relations internationales – Recherches en hommage à Jacques Thobie, Paris, L’Harmattan : pp. 501-520.

(1994) : « Du corporatisme au syndicalisme : le cas du Levant arabe », in THOBIE J. & KANCAL S. (éds.), Industrialisation, communication et rapports sociaux en Turquie et en Méditerranée orientale, Paris, L’Harmattan : pp. 287-298.

(1989) : avec TRABOULSI Fawaz (éds.), Etat et conflits sociaux dans les sociétés à solidarités plurielles : le cas du Liban. Les apports du philosophe Mahdî ‘Amil (1936-1987), Paris, AUPA-GREMAMO, U. Paris 7 (Cahier du Gremamo n° 6) : 147 p.

(1970) : Le mouvement syndical au Liban (1919-1946), Paris, Editions sociales : 453 p. (Préface de Jacques Berque. Publié avec le concours du C.N.R.S.) - Tr. en arabe: al-Harakah al-Niqâbîyah Fî Lubnân (1919-1946), Bayrût, Dâr al-Fârâbî, 1974 : 501 p.

*

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Reproduction à des fins éditoriales ou de recherches personnelles autorisée, moyennant mention du nom de l’auteur et de la source

Reproduction authorised for editorial or personal researches, provided the name of the author and the source are

acknowledged.

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L’exception libanaise : confessionnalisme et laïcité Jacques Couland ∗

Le débat sur les rapports entre ces termes antinomiques, rapporté à l’expérience

libanaise, a pu varier selon les contextes périodiques, parfois jusqu’au paroxysme du conflit

armé. Qu’en est-il des origines ? Comment expliquer l’exceptionnelle durée d’un système

politique basé sur le pluricommunautarisme ? On évoquera, dans les limites de cet article,

quelques repères.

La fabrication du Liban confessionnel

Les confessions trouvent effectivement leur origine dans le système de « protection »

des « Gens du Livre » (chrétiens, juifs, mazdéens) en usage dans les formations sociales

islamiques tributaires successives depuis le VIIe siècle, et dont le système ottoman du

« millet » constituera, à partir du XVIe siècle, une variante ethno-communautaire élargie. En

échange d’un tribut de capitation, les sectateurs de ces confessions non musulmanes

conservent le droit d’organiser non seulement leurs affaires religieuses, mais aussi leurs

affaires sociales et matérielles. Les hiérarchies religieuses se trouvent donc investies de

responsabilités politiques et économiques, et, indépendamment du caractère compact ou

dispersé de leur implantation territoriale, leur cohésion se renforce d’autant plus qu’elles

assurent des protections, des droits, l’accès à des pratiques économiques1. Les plus

dynamiques dans cette région de Syrie sont les maronites et les druzes, parfois alliées, parfois

en conflit pour le contrôle de la ferme d’impôt.

La France est elle-même depuis longtemps en contact avec cette région. Sans évoquer

les croisades, Charles IX obtient du sultan ottoman, en 1569, de premières « capitulations »2.

La France s’affirme comme « protectrice des chrétiens d’Orient » (l’Angleterre choisissant les

druzes) ; elle intervient militairement lors de la révolte sanglante contre les chrétiens en 1860.

Un mutasarrifiya autonome du Mont-Liban est créé à partir de 1861 ; les Ottomans le gèrent

sous un gouverneur chrétien, sous la surveillance des consuls européens. Un conseil

∗ Historien 1 Cf. Couland, Jacques, « Liban : le choix de la guerre civile », La Pensée, n° 259, sept.-oct. 1987. 2 Droit de douane limité (5%) pour les sujets du roi, protection par l’ambassadeur et les consuls dans de grands ports (Istanbul, Alger, Alexandrie, Tripoli de Syrie pour cette époque). Un traité, négocié par François Ier en 1536, serait resté sans suites (Veinstein, Gilles, ch. VI in Mantran, Robert (dir.), Histoire de l’empire Ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 222).

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consultatif central, élu au scrutin direct à deux degrés sur une base communautaire

proportionnelle assure une dominance chrétienne, notamment maronite.

L’argument de cette protection est avancé lors des négociations anglo-franco-russes de

1915-1916 sur le partage de l’empire ottoman, allié dans la guerre à l’Allemagne. Les accords

Sykes-Picot-Sazonoff3 accordent à la France la partie septentrionale de la Syrie élargie à la

Cilicie et au territoire de Mossoul4.

Mais ce sont les années 1919-1926 qui sont les plus significatives pour la fabrication

du Liban confessionnel. La concrétisation des projets de partage va se heurter à des entraves,

non exclusives d’une compétition franco-anglaise. La déclaration Balfour de 1917 en faveur

d’un foyer juif a doté la Grande-Bretagne d’un prétexte humanitaire opposable à celui de

protection des chrétiens de la France. Les « Quatorze points » proclamés en janvier 1918 par

le président Wilson excluent toute administration territoriale directe. Pendant la période

ouverte, le 18 janvier 1919, par la Conférence de la Paix, suivie du traité de Versailles le 28

juin, une commission présidée par les Américains Henry King et Charles Crane (10 juin - 19

septembre 1919) consulte les populations. Elle conclura à l’aspiration majoritaire à

l’indépendance et à l’unité arabe, en convergence avec le Congrès (pan-)syrien réuni à Damas

en juin 1919, les minorités chrétiennes liées à Rome revendiquant un Etat libanais élargi sous

garantie française. Si un mandat paraissait inévitable, le choix de la France (sauf dans la

montagne libanaise) et de l’Angleterre était exclu majoritairement, les Etats-Unis acceptés à la

rigueur. Des délégations en provenance du mutasarrifiya du Mont-Liban multiplient les

contacts et interventions : dès mai 1918, auprès du président Wilson, puis lors de la

conférence de la Paix et dans les mois suivants5 : elles revendiquent l’indépendance du Liban

dans ses « frontières naturelles et historiques », en « collaboration » avec la France. Dès le

principe d’un partage territorial acquis à la conférence de San Remo (24 avril 1920), le

Conseil administratif du Mont-Liban proclame, le 20 mai, l’indépendance politique et

administrative du Liban dans ses « frontières d’avant 1861 ». La bataille de Maysaloun met

3 Sykes-Picot après la renonciation à sa part par la Russie, consécutive à la Révolution bolchevique d’Octobre 1917, qui rend public, dans la foulée, le contenu de ces accords secrets. L’Italie avait obtenu en avril 1917 une part au partage en Anatolie occidentale. 4 La révolution kémaliste permettra à la Turquie de récupérer la Cilicie ; Mossoul sera finalement intégré à l’Irak sous mandat britannique, en échange d’une part à l’exploitation pétrolière. 5 Les maronites et plus particulièrement le patriarche, Mgr Elias El-Hoyeck, en sont la cheville ouvrière. Cf. la thèse d’histoire, soutenue en 1973 (Paris I et EPHE), par Massoud Daher, L’histoire sociale de l’Etat du Grand Liban (1920-1926).

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fin le 24 juillet au royaume arabe de Syrie. Le 1er septembre 1920, la France proclame l’Etat

du Grand Liban 6.

A cette première partition sur des bases communautaires du « Levant » sous mandat

français, s’en ajoutent quatre autres, dès 1920-1921 : Etats à majorité sunnite de Damas et

d’Alep, Etats à majorité d’hétérodoxes musulmans du Djebel Druze et des « Alaouites », sans

compter les territoires militaires de la Djézireh7. Mais le point d’appui reste le Liban

« chrétien », bastion contre le danger de l’irrédentisme arabe intérieur.

Mais l’accent mis en direction du grand public sur la mission morale et éducatrice de

la France ne dispense pas d’une insistance sur les intérêts nationaux plus explicitement

économiques. Plaident en ce sens, Marseille et Lyon, grand port méditerranéen et siège des

intérêts liés à la sériciculture, voire aux espoirs cotonniers, sans oublier les réseaux bancaires.

En janvier 1919, la Chambre de commerce de Marseille organise un « Congrès français de la

Syrie », suivi par une mission en mai-septembre 1919, justifiée « du point de vue scientifique

et du rayonnement de la pensée française »8. Paul Huvelin, professeur à la Faculté de droit de

Lyon, en rédige le rapport. Il écrit sans détour : « Cette valeur d’influence on ne la conteste

guère. Au contraire, on dispute âprement des profits et des pertes matériels que cette terre

réserve à ceux qui l’exploitent. Je m’en tiens donc à ce seul point de vue. J’essaie de porter

témoignage. Je veux rassurer les consciences marchandes qui craignent d’avoir placé leur

idéal à trop faibles intérêts9 ». Huvelin n’oublie pas pour autant d’instrumentaliser en faveur

de l’occupation la valeur d’influence de l’enseignement. Il écrit dans les première pages du

fascicule III : « Former des hommes à notre langue, […] c’est aussi ouvrir leur âme à des

pensées françaises, à des affections françaises ; c’est en faire déjà par quelques côtés, des

français ». Un rapport remis au quai d’Orsay en 1913 sur les établissements français en Syrie

(naturelle – JC) liste un grand nombre d’instituts, écoles, hôpitaux, répartis sur l’ensemble du

6 Porté de 4 500 km2 à 10 430, par extension à Beyrouth et l’essentiel de son vilayet (une moitié de la Galilée, au Sud, et une partie de la zone côtière, au Nord), et à la Bekaa, détachée du vilayet de Damas. 7 L’Etat d’Alep et celui de Damas seront regroupés, en 1925, en Etat de Syrie, que rejoindront les deux autres en 1936. Cf. Couland, J., « Le Front populaire et la négociation des traités avec les Etats du Levant », in Méditerranée, Moyen-Orient : Deux siècles de relations internationales – Recherches en hommage à Jacques Thobie, Paris, L’Harmattan, 2003. 8 Par Henri Brenier, secrétaire général du Congrès et directeur général des services de la chambre de commerce de Marseille. Cf. : Chambre de commerce de Marseille, Congrès français de la Syrie (3, 4 et 5 janvier 1919), Paris, Champion, s.d. Le rapport de Paul Huvelin, Que vaut la Syrie ? figure en deuxième partie du Fascicule I, Section économique. D’autres fascicules suivent : II, Section d’Archéologie, Histoire, Géographie et Ethnographie ; III, Section de l’Enseignement ; IV, Section de Médecine et d’Hygiène publique. 9 A la dernière page du rapport cité, p. 56. Sur le cas de Lyon, cf. Chevallier, Dominique, « Lyon et la Syrie en 1919. Les bases d’une intervention », Revue historique, CCXXIV, 1960 (repris dans Idem, Villes et travail en Syrie du XIXe au XXe siècle, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1982). Pour l’ensemble de cette période, cf. la Première partie (« Situation de départ ») in Couland, J., Le mouvement syndical au Liban 1919-1946, Paris, E.S., 1970 (préf. de J. Berque).

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territoire ; ils relèvent pour la quasi-totalité de congrégations religieuses et sont néanmoins

dotés de subventions annuelles parfois conséquentes10.

L’imposition de ces découpages sur les territoires destinés à la France par les accords

de San Remo, n’en précède pas moins l’attribution officielle des mandats par la Société des

nations (SDN). Ce n’est qu’en juillet 1922, après de longs marchandages et ajournements, que

la « Déclaration de Mandat » put être adoptée par le Conseil de la SDN. Il n’entrera en

application que le 29 septembre 1923. Le Mandat de type A fixait un délai de trois ans pour

doter les deux entités du « Levant » (Syrie et Liban) d’un « statut organique » préludant à leur

accession à l’indépendance ; un rapport annuel devait être présenté à la Commission des

Mandats de la SDN ; la présence militaire française était justifiée pour leur défense et la

garantie de leur intégrité territoriale. En fait, « s’il est douteux que la Puissance mandataire

soit titulaire de la souveraineté sur la Syrie et le Liban, il n’en demeure pas moins qu’elle

l’exerce, par l’office du Haut-Commissaire »11. C’est d’administration directe qu’il va s’agir,

avec empiètements sur les services dits d’intérêt commun (douanes, sociétés

concessionnaires, industrie).

La constitution de 1926 garantit les intérêts du mandataire, proclame certes l’égalité

des Libanais devant la loi, ainsi que la liberté de conscience, mais contradictoirement, dans

son article 95, qui prend appui sur l’article 1er de la Charte du Mandat, elle prévoit « à titre

transitoire » une représentation équitable des communautés « dans les emplois publics et dans

la composition du ministère, sans que cela puisse cependant nuire au bien de l’Etat ». A la fin

des années trente, l’ensemble des communautés dispose de statuts personnels reconnus par

arrêtés.

Il aura fallu attendre 1932 pour qu’un recensement permette d’approcher le poids

démographique respectif de chacune d’elles12. Sur les 15 communautés relevées, 11 sont

« chrétiennes », avec une prééminence aux maronites, 3 sont musulmanes, avec une

prééminence aux sunnites, 1 israélite13. Un rapport de force 6 contre 5 en faveur des chrétiens

10 A.E., N.S., vol. 120, fol. 126-130, cité par Samih Kassem, La politique de la France en Syrie pendant la première guerre mondiale 1914-1918, d’après les archives françaises (Syrie, Liban, Palestine, Jordanie), thèse d’histoire, Paris VIII-Vincennes, 1974. Un grand nombre de congrégations s’étaient expatriées après la loi de séparation de 1905 ; elles bénéficiaient néanmoins au Levant des protections consulaires. Une école de la Mission Laïque française est ouverte à Beyrouth en 1909. 11 Rabbath, Edmond, La formation historique du Liban politique et constitutionnel, Beyrouth, Librairie orientale, 1973, p. 336. 12 Pour des éléments comparatifs, cf. Pierre Rondot, Les institutions politiques du Liban – Des communautés traditionnelles à l’Etat moderne, Paris, A. Maisonneuve, 1947. 13 Suivent pour les « Chrétiens », dans l’ordre décroissant : grecs orthodoxes, grecs catholiques, arméniens grégoriens, protestants, arméniens catholiques, syriens catholiques, jacobites, chaldéens catholiques, nestoriens,

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va désormais être considéré comme immuable. Ce déséquilibre prévalait déjà avant

l’indépendance dans la représentation des communautés dans les instances exécutives et

législatives. Le chef de l’Etat est toujours chrétien, maronite ou grec orthodoxe, y compris

pendant les périodes de suspension de la Constitution (1932-1936) ; on note un seul cas où un

sunnite aurait pu figurer14. Le cabinet est toujours à majorité chrétienne. Il en est de même de

la Chambre, avec une tendance à l’équilibre en fin de parcours.

Le traité franco-libanais de 1936 n’aura été négocié que quand il est apparu que, la

victoire du Front populaire aidant, on ne pourrait plus lanterner les nationalistes syriens15. Il

entraîne le renoncement des musulmans à la revendication de retour à la Syrie des régions

annexées au Liban en 1920 – que les Syriens par ailleurs ne réclament plus. C’est à un partage

plus équilibré des postes qu’ils prétendent.

Mais la France renonce, début 1939, à ratifier les traités franco-syrien et franco-

libanais. La cession à la Turquie du sandjak d’Alexandrette, en juin 1939, lèse la Syrie, en

violation de la Charte du mandat. Passé sous le contrôle de Vichy, après la défaite française,

le Levant est repris par les Alliés (Grande-Bretagne et Forces françaises libres) en juillet

1941. Une page semble devoir se tourner.

Les décennies d’indépendance et de crises

Le rétablissement en mars 1943 de la constitution – suspendue depuis septembre 1939

– est accompagné de premières réformes : suppression du tiers de députés nommés ; fixation

du rapport entre chrétiens et musulmans sur la base 6 et 5 respectivement (30 sièges contre

25). Appuyé par la majorité de la nouvelle Chambre, le nouveau président de la République,

Béchara El-Khoury, affirme, le 21 septembre, la revendication d’indépendance, que confirme

encore la déclaration ministérielle du nouveau président du Conseil, Riad Solh, le 7 octobre16.

En réponse aux manœuvres dilatoires de la France, le Parlement décide à l’unanimité de

passer outre, le 8 novembre 1943 ; les articles de la Constitution consacrés aux prérogatives latins (classés parmi les « divers ») ; pour les « Musulmans » : chiites et druzes ; deux autres minorités sont parfois ajoutées : « alaouites » et « ismaïlites ». 14 Mohammed al-Jisr, mais la suspension de la constitution a écarté (aussi) cette éventualité. Cf. un essai de synthèse sur le mandat : Méouchy, Nadine (coord.), France, Syrie et Liban, 1918-1946 – Les ambiguïtés et les dynamiques de la relation mandataire. Damas, IFEAD, 2002. 15 On renverra ici à notre étude in Méditerranée, Moyen-Orient… (op.cit.) 16 L’équilibre confessionnel est plus nettement affirmé dès ce moment : un maronite, B. El-Khoury, président de la République, un chiite, Sabri Hamadé, président de la Chambre des députés, un sunnite, R. Solh, premier ministre, un gouvernement de six membres représentant les six principales communautés. E. Rabbath considère que la déclaration ministérielle du nouveau gouvernement, le 7 octobre 1943, constitue « l’élément de base » de ce qu’on qualifiera de « Pacte national » : « souveraineté et indépendance à l’égard de tous les Etats, mais arabisme et coopération interarabe, respect du statut des Communautés, mais égalité de tous les citoyens dans la répartition des emplois publics », op. cit., p. 455.

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du mandat sont abrogés ou révisés. L’arrestation par la Délégation générale des présidents de

la République et du Conseil, ainsi que de ministres trouvés à leurs domiciles, l’installation

comme Chef de l’Etat provisoire d’Emile Eddé, le seul député à avoir refusé de prendre part

au vote, déclenchent des manifestations et protestations quasi-unanimes. Il faudra les libérer

et, le 22 novembre, les institutions libanaises amendées retrouvent force de loi17.

Le maintien du système confessionnel résulte d’un consensus au sommet entre les

principales communautés. L’accord tacite de 1943 (dit « Pacte national ») trouve son origine

dans un compromis informel entre le maronite B. El-Khoury et le sunnite R. Solh, qui

prolonge des entretiens amorcés par eux en 193618. Les traités séparés de 1936 avec la France

en ont créé les conditions : la revendication des musulmans d’un retour à l’unité syrienne, leur

critique du système libanais comme artificiel, au service des chrétiens, alliés du mandataire,

tombe avec l’acceptation par la Syrie du fait accompli libanais ; l’arabité ne signifiant plus le

rattachement à la Syrie, mais des formules plus souples de coopération et de solidarité

régionales, la souveraineté du Liban, maintenant partagée par tous est acquise. Il y eut

d’ailleurs une « union douanière » entre les deux pays jusqu’en 1950.

La principale préoccupation est maintenant celle de la répartition des parts, du

« partage du gâteau » (Muhâsasa) au prorata de l’importance relative des communautés

confessionnelles (Tâ’ifa-s). Il en était déjà certes ainsi à l’époque du mandat, avec un

avantage particulier pour les communautés chrétiennes dans l’attribution des marchés, l’accès

aux secteurs économiques rentables. L’équilibre communautaire, inscrit dans la constitution,

ne concernant que la répartition des hautes fonctions et les postes de la fonction publique.

L’institutionnalisation de la confession ne signifie pas pour autant qu’on se trouve en

présence de blocs monolithiques. Par exemple, en contraste avec l’activisme pro-mandataire

des patriarches depuis la fin de la Première guerre mondiale, et encore avec l’option

majoritaire pour le statu quo affirmé jusqu’à la veille de la conclusion des traités franco-syrien

et franco-libanais de 1936, le patriarche maronite Mgr Antoine Arida affirme son soutien aux

mouvements populaires de boycott et de grève contre les monopoles français, affiche sa

sympathie envers le mouvement nationaliste syrien, tout en restant attaché à la souveraineté

libanaise ; il est l’un des premiers, en février 1936, parallèlement aux revendications

syriennes, à revendiquer des négociations avec la France en vue de l’indépendance libanaise. 17 La Syrie connaît en 1943 une évolution parallèle, souvent concertée avec le Liban. Le 1er décembre, la déclaration du Premier ministre portant suppression des références au Mandat sans traité n’entraîne pas les mêmes conséquences qu’au Liban. Mais le transfert des pouvoirs avant évacuation (1944-1946 pour les deux pays) y fut plus dramatique : bombardement de Damas en mai 1945. 18 Comme le précisera El-Khoury, consulté par Y. I. Yazbeck : al-Usbû` al-`Arabî, 12/09/1960, cité par E. Rabbath, op.cit.

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Quand les négociations avec le Liban deviennent inéluctables, c’est Mgr Mubarak,

archevêque de Beyrouth, qui s’emploie à le contrer sans ménagement19. Par contre, en 1943,

le Chef de l’Etat maronite est soutenu par la totalité de la hiérarchie confessionnelle maronite.

Des partis ont pu se constituer, souvent s’opposer au sein de la même confession.

C’est le cas, par exemple, des deux clans druzes, des deux partis arméniens. Mais en fait, ils

recrutent parmi les ressortissants des mêmes confessions. Des partis laïques ont pu apparaître,

un Parti du Travail, avant l’officialisation du confessionnalisme, le Parti du peuple, noyau du

Parti communiste, en 1924, le Parti Syrien Social National dans les années trente (privilégie

l’unité « syrienne » à l’unité « arabe »), puis dans les années quarante le Parti Baath

(panarabe) et le Parti Socialiste Progressiste (PSP), d’option supraconfessionnelle, mais qui

reste toutefois appuyé sur les druzes du clan Joumblatt. Mais à part le PSP, les autres partis

n’obtiendront leur légalisation qu’en 1970. Cela est vrai aussi du mouvement syndical,

puissant à l’époque du mandat, interdit pour ses orientations de classe au début des années

1950, au profit d’orientations réformistes et de collaboration de classe, divisé en réaction en

plusieurs fédérations et courants professionnels et territoriaux, jusqu’à leur légalisation en

1970 qui leur permettra de se constituer en une CGTL combative, indépendamment des

affiliations internationales (CISL, FSM, CISA)20.

Le consensus sur le maintien du système politique communautaire ne doit donc pas

prêter à confusion.

Ce ne sont pas les confessions qui déterminent la forme et les orientations de l’Etat.

Dans une société de classe, indépendamment de l’intersection des formes d’identification et

de solidarité, l’Etat gère les intérêts de la bourgeoisie dominante, l’activité du capitalisme

libanais, indépendamment des confessions, quand bien même ce serait derrière leur

paravent21. L’organisation des rapports confessionnels est laissée aux notables, chefs des

clientèles locales ou régionales ; c’est à eux qu’il revient de trier, en fonction de critères de

clientèle, les représentants de la Tâ’ifa au Parlement, aux hautes fonctions de l’Etat et de

l’administration. Ce sont ces intermédiaires qui assurent la cohésion de la base autour de la

19 Références d’archives in Couland, J., « art.cit. », in La Méditerranée… (op.cit.) 20 Cf. nos contributions in Sagnes, Jean (dir.), Histoire mondiale du syndicalisme dans le monde, des origines à nos jours, Toulouse, Privat, 1994 ; notre synthèse comparative : « Niḳâba » [Syndicat], Encyclopédie de l’Islam, 2ème édition. 21 Mises au point et propositions de Mahdî `Âmil : al-Dawla al-Tâ’ifîya, Bayrût, Dâr al-Fârâbî, 1986 – Trad. en français : L’Etat confessionnel, Montreuil, Editions La Brèche, 1996 (Préf. de Georges Labica). Aussi : Couland, J., Traboulsi, Fawaz (coord.), Etat et conflits sociaux dans les sociétés à solidarités plurielles – Le cas du Liban – Les apports du philosophe Mahdî ‘Amil, Paris, AUPA-GREMAMO (U. Paris VII), 1989 (Cahiers du Gremamo, n° 6) ; Dubar, Claude et Nasr, Salim, Les classes sociales au Liban, Paris, Presses de la Fondation des Sciences politiques, 1976.

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nécessité de préserver ces formes d’identification et de solidarité. Ils la justifient, le plus

souvent, sous une forme apolitique, comme la condition du maintien de privilèges, si la

confession est dominante (emploi, secours, promotion, passe-droit), et comme la condition de

la défense contre une situation de danger ou d’injustice, si la confession est minorisée22. Cela

ne peut que favoriser les luttes inter et intra-communautaires, « que rendre le système précaire

et aggraver les tendances à la corruption et au clientélisme »23.

Le maintien de ces institutions doit de plus beaucoup au fait qu’elles offrent à la

bourgeoisie le service insigne de parcelliser et d’étouffer les solidarités de classes, et plus

particulièrement chez les couches populaires et les salariés.

La répartition des postes de la fonction publique peut entraîner des discriminations

abusives. F. Traboulsi note qu’en 1956, 50 % des fonctionnaires permanents étaient

maronites, soit un bonus de l’ordre de 20 % de leur poids démographique effectif. Selon un

document officiel dont il a pu disposer, un rééquilibrage s’était opéré en 1960 (32,91 % de

maronites)24, mais la répartition entre chrétiens et musulmans, restait en deçà de la réalité25.

Un examen des rapports de parenté des parlementaires ayant siégé dans 16 assemblées

successives, de 1920 à 1970, fait apparaître que 425 d’entre eux, appartenant à 245 familles

avaient occupé 965 sièges ; il s’agissait dans 45 % des cas de liens de parenté étroits26.

Dès 1973, E. Rabbath pouvait trancher : « L’Etat libanais n’est pas, en effet, un Etat

moderne, parce qu’il a été incapable jusqu’aujourd’hui d’assurer à tous les Libanais, sans

distinction de religion et dans tous les domaines, l’égalité devant la loi ». Il ajoutait : « le pire

des effets causés par le régime communautaire »27 est l’absence de conscience nationale. Le

passage obligé par la médiation communautaire clientéliste fait obstacle au rapport individuel

direct avec l’Etat, condition de la citoyenneté.

Au cours des trois décennies consécutives à l’indépendance, le Liban aura pu donner

parfois l’illusion d’un certain dynamisme, dû surtout à son rôle de place financière et de

transit commercial dans les échanges entre les Etats capitalistes euro-américains et le Moyen- 22 Cf. le ch. 3 : « clientélisme, confessions et conflits sociaux (étude d’un cas) » (d’après des papiers personnels) de la thèse d’histoire de Fawaz Traboulsi, Identités et solidarités croisées dans les conflits du Liban contemporain (Paris VIII, 1993 – inédite sauf extraits). Signalons aussi, pour ses éclairages : Beydoun, Ahmad, Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais contemporains, Beyrouth, Librairie Orientale, 1984. 23 Corm, Georges, Le Proche-Orient éclaté, Paris, La découverte, 1983, p. 164. 24 Traboulsi, op.cit., p. 385 sq. 25 L’estimation dans les années 1970 donne les musulmans majoritaires (57 %), avec prééminence des chiites (27 %) ; sunnites et maronites sont évalués à égalité (23 %) ; druzes et grecs-orthodoxes le sont aussi (7 %). Couland, J. : « al-Mujtama` al-Lubnânî » [La société libanaise], al-Tarîq (Bayrût), juin 1986 (texte repris d’une conférence – inédit en français). 26 Hamdan, Kamal, Le Conflit Libanais, Paris, UNRISD, 1997, p. 102 27 Rabbath, E., op. cit., p. 555 et 556.

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Orient. Mais les évolutions du contexte ont révélé la précarité de ces options. Une courte

guerre civile avait éclaté au printemps 1958, contre la prolongation, anticonstitutionnelle, du

mandat du président Chamoun, favorable aux pactes impérialistes – et qui fit appel à

l’intervention militaire des Etats-Unis, à un moment où, quoi qu’il en soit des formules,

l’unité arabe faisait des progrès28.

Une seconde guerre civile va, par contre, déchirer le pays pendant une quinzaine

d’années (1975-1990). Dans les années qui précèdent, les revendications et manifestations en

faveur de réformes radicales se sont multip1iées. Nous avons évoqué la légalisation des partis

laïques et des fédérations syndicales jusque-là interdits. Le contexte extérieur est plus

généralement celui du passage du mouvement de libération à l’étape de la lutte pour

l’indépendance économique ; le mouvement palestinien se réunifie dans l’OLP, maintenant

présidée par Yasser Arafat ; chassé de Jordanie, il dispose de bases arrière, négociées par

traité, au Liban. C’est cette présence que vont utiliser les partis de droite chrétiens pour

déclencher la guerre civile (13 avril 1975). L’enjeu principal reste pourtant la

déconfessionnalisation, l’élaboration d’une nouvelle loi électorale (proportionnelle sur la base

d’une circonscription nationale unique). Telle est la réponse des partis et organisations qui

vont se fédérer en « Mouvement National Libanais » en août 1975, bientôt doté d’un

« Conseil Politique Central » pour gérer les territoires sous son contrôle. Réduites à quelque

20 % du territoire, les milices de droite chrétiennes vont faire appel à la Syrie en mai 1976,

contre le MNL et ses alliés de l’OLP ; mais la Syrie changera d’alliés après l’initiative de

Sadate qui débouche sur les accords de Camp David, dont la première contrepartie sera pour

le Liban une première agression d’Israël suivie d’occupation partielle, en 1978, puis une

seconde, en 1982, qui prolonge encore pour dix-huit ans, dans des extensions diverses,

l’occupation d’une large fraction du Sud.

Le MNL est composé de partis laïques (le PSP de Kamal Joumblatt, par ailleurs

président du CPC, bien qu’à base « druze », participe de ces orientations ; le PCL, l’OACL, le

PSNS, le Baath, des Nassériens,…), de partis à base confessionnelle minoritaire, sunnites ou

chiites, de personnalités indépendantes. Tout en disposant de milices armées, il préconise le

dialogue : « Comité du dialogue » (automne 1975), puis soutien du dialogue de réconciliation

nationale à Genève et à Lausanne (1983-1984) dont résultera la dénonciation du traité israélo-

libanais cédé unilatéralement, en mai 1983, par les partis et milices chrétiens ; un colloque

contre la vie chère aura pu se tenir à Beyrouth à l’initiative du CPC, avec participation des

28 Fusion, le 28 février, de l’Egypte et de la Syrie dans la R.A.U., à laquelle le Royaume yéménite s’associe ; révolution du 14 juillet en Irak.

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syndicats contrôlés par des maronites, passant outre aux interdictions de leur camp29 ; le

président Elias Sarkis reconnut, en 1980, avant de se voir imposer le contraire, la pertinence

de revendications du MNL30. Mais dans l’autre camp, ce fut longtemps le repli sur un réduit

dit chrétien qui l’emporta, de vastes opérations de nettoyage confessionnel, ethnique même à

l’encontre des Palestiniens (Tell el-Zaatar, puis en coopération avec les Israéliens, Sabra et

Chatila)31. Mais la période entraîna, outre d’énormes dégâts matériels, un nombre important

de victimes, de personnes déplacées et un mouvement d’émigration qui devait se confirmer

comme durable.

Depuis les accords de Ta’if

Ces accords concluent des discussions entre députés libanais, réunis à Ta’if, en Arabie

saoudite, sous médiation arabe et internationale. Le projet de sortie de crise qu’ils proposent,

ratifié par le Conseil de sécurité des Nations unies, tient en fait d’un accord de compromis

entre le leadership traditionnel et les milices. L’unité et la souveraineté du Liban sont

réaffirmées. Des réformes, revendiquées depuis les années 1970, sont partiellement prises en

compte. La déconfessionnalisation politique progressive est envisagée ; la plus grande mixité

du découpage des circonscriptions électorales de base en départements (Muhâfaza-s), et non

plus cantons (Qaza-s), devrait la favoriser ; dès la première élection d’une Chambre non

communautaire, un Sénat communautaire devrait être installé. Les prérogatives des hautes

fonctions sont remaniées : le Président de la République cesse d’être le chef de l’exécutif ; le

Conseil des ministres en devient titulaire ; le mandat du Président de la Chambre est

désormais porté à quatre ans au lieu d’un an depuis 1926 ; dans l’attente d’une nouvelle loi

électorale, la Chambre assurera, provisoirement, la parité numérique entre chrétiens et

musulmans ; le nombre de sièges passera, à cet effet, de 99 à 108 ; quarante députés seront

nommés pour combler les nouveaux sièges et les décès.

Cet accord et la Constitution du 21 septembre 1990 qui porte création de la IIème

République libanaise ne sont pas pour autant sans ambiguïtés. Le partage des trois présidences

prolonge le « Pacte national » tacite de 1943 ; la même contradiction déjà notée dans la

constitution de 1926 se retrouve dans celle de 1990 entre l’affirmation de la liberté de 29 Couland, J., « Movimento sindacale e movimento nazionale e progressista in Libano » in Lotte sociale e movimenti di sinistra nel mondo arabo mediterraneo, Milano, Fondazione G.-G. Feltrinelli, 1981 (Quaderni, 15) (= inédit en français) 30 Dans son discours à la nation du 5 mars 1980. Pour cette période, on dispose en français d’une brochure : Documents du Mouvement National Libanais, 1975-1981. 31 Notons, dans la zone sous contrôle du MNL, la neutralisation du port à majorité chrétienne de Batrun, la délivrance de cartes d’identité attribuant des appartenances confessionnelles autres à des progressistes chrétiens présents ou réfugiés pour raisons politiques dans ces territoires.

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conscience et la nécessité d’assurer une représentation politique équitable aux communautés

(art. 95). Il y a donc un risque latent que cette part maintenue au système communautaire ne

mène à nouveau à des déséquilibres et des conflits. L’après Ta’if le confirmera.

Dès 1992, la loi électorale introduit des exceptions pour deux départements (Mont-

Liban et Bekaa, découpés respectivement en 6 et 3 circonscriptions, au détriment de la mixité

recherchée) ; le nombre de députés est porté à 128 au lieu de 108. C’est une forme de

participation communautaire à trois têtes (Troïka) qui gère quelques-uns des points les plus

sensibles des accords de Ta’if, et notamment la répartition des nominations de cadres

supérieurs, selon des lignes clientélistes. Si dans un premier temps, des fonctionnaires ont été

limogés pour corruption, ils ont depuis été réintégrés par le Conseil d’Etat. Des amendements

constitutionnels ont permis : de prolonger de trois ans, en 1995, le mandat du Président de la

République Elias Hraoui ; de dégager, en 1998, le candidat à sa succession, alors commandant

en chef des armées, de l’obligation du délai de deux ans après cessation des fonctions

antérieures qui s’imposait aux hauts fonctionnaires pour être éligibles ; de prolonger encore,

en septembre 2004, le mandat présidentiel d’Emile Lahoud. Quoi qu’il en soit des pressions

attribuées à la Syrie, qui n’a toujours pas évacué son contingent militaire, comme le prévoyait

le Traité libano-syrien de 199132, malgré le retrait israélien du Liban en 2000, à l’exception de

la région des « fermes de Chebaa » enclavées dans le Golan. Cela répond à des commodités

intercommunautaires. Autant de pratiques qui vont à l’encontre de la déconfessionnalisation.

Sur le plan des institutions, les élections parlementaires successives, ont été précédées d’un

débat sur la loi électorale ; les amendements ont surtout tenu compte de dosages

confessionnels ; sauf rares cas, les listes communes n’ont que l’apparence de la mixité. Sur un

autre registre, les élections municipales d’avril 2004, en ont fourni un exemple patent pour

Beyrouth.

Si l’on met à part le début des années 1990, où la situation économique et sociale

semblait s’améliorer, le Liban est frappé par une crise économique endémique, une

aggravation de sa dette33. Il connaît à nouveau une crise sociale profonde, avec une montée du

chômage. Le système confessionnel de « partage du gâteau », des privilèges et passe-droits,

en encourageant la corruption et le clientélisme, la multiplication des privilèges, en porte, au

plan intérieur, sa part de responsabilité. Comme hier, il tend à parcelliser les mouvements de

protestation. En ricochet, le refus d’une éventuelle naturalisation des réfugiés palestiniens est

32 Cf. résolution 1559 (02/09/04) du Conseil de Sécurité, d’initiative américano-française. 33 Cf. IMF, Lebanon: Report on Interim Staff Visit, Washington, D.C., September 2004 (IMF Country Report N° 04/313); Banque mondiale, Rapport sur la situation au Liban pour le troisième trimestre 2004.

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maintenu : cela risquerait de renforcer le poids des « musulmans » au détriment des

« chrétiens ».34

La confession ne serait plus mentionnée sur la carte d’identité35. Mais pour autant,

l’accès individuel à la citoyenneté demeure entravé ; l’individu, pour une large part, continue

à être médiatisé par les leaderships des communautés, même si des fractionnements internes à

chacune d’elles se développent. Il y a bien sûr des points sur lesquels la société s’efforce de

s’émanciper de cette chape. Par exemple, le mariage civil à l’étranger qui permet d’échapper à

l’interdiction des mariages interconfessionnels (pour les musulmanes) ou au mariage

religieux ; ce recours semble plus important qu’aux précédentes décennies – il entraîne

toutefois des conséquences en matière d’héritage36. Toutes les tentatives pour le légaliser en

tant qu’option ont été mises en échec : un colloque organisé par des étudiants à l’Université

Saint-Joseph de Beyrouth a confirmé l’opposition des principales hiérarchies

communautaires37.

L’adhésion associative, syndicale notamment, reste un recours, sans que cela

n’entraîne forcément le renoncement à des formes d’identification et de solidarités croisées.

Les mouvements de protestation, les manifestations revendicatives contre les effets négatifs

de la politique économique et sociale se développent avec une nouvelle ampleur, malgré une

répression parfois musclée.

Mais les conditions de la prolongation du mandat présidentiel, la dégradation

démocratique, économique et sociale, la proximité des élections parlementaires, ont relancé

un débat de fond sur les institutions. Les courants favorables au retour au partage

confessionnel, souhaitent l’abandon de la conscription départementale et le rétablissement du

Qaza, plus favorable au clientélisme ; le patriarche maronite, Nasrallah Sfeir, milite en faveur

de cette solution, appuyé par d’autres courants, chrétiens voire musulmans. On discute

toutefois sur le mode de scrutin : proportionnel ou majoritaire. A l’opposé, les partis laïques et

d’orientation démocratique, voire minoritaires au sein de leurs propres confessions, insistent

sur une circonscription nationale unique et la proportionnelle intégrale, gage selon eux de

démocratie. Un « Comité pour la suppression du confessionnalisme » s’est constitué en

octobre 2004. Il propose un programme progressif basé notamment sur : une nouvelle loi 34 Cf. Destremau, Blandine, « Le statut juridique des Palestiniens vivant au Proche-Orient », Revue d’Etudes Palestiniennes, n° 48, été 1993 ; Sayegh, Rosemary, « Dis/Solving the “ Refugees Problem” », Middle East Report, Summer 1998. 35 Sénat, Rapport de mission (Liban), n° 111, 1996/97 36 Cf. Kanafani-Zahar, Aïda, « Les tentatives d’instaurer le mariage civil au Liban, l’impact des Tanzimat et des réformes mandataires », contribution au colloque du GSRL, Colonisation, laïcité et sécularisation (…), Paris, CNRS, 22-25 novembre 2004 (Actes à paraître ?). 37 L’Orient-le Jour (Beyrouth), 13/12/2004.

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électorale moderne, non confessionnelle et ramenant l’âge de vote à 18 ans ; l’attribution des

emplois administratifs sur le seul critère de la compétence ; des réformes pédagogiques pour

promotionner l’apprentissage de l’appartenance nationale ; l’égalité entre tous les citoyens et

la suppression de toute discrimination envers les femmes ; l’arrêt de la dilapidation de l’argent

public et des richesses du pays au profit des bénéficiaires du système confessionnel38.

Toutefois, le projet de code électoral pour les législatives du printemps, soumis fin

janvier au Parlement par le gouvernement, tranche pour le retour au code de 1960 (Qaza-s,

scrutin majoritaire), avec quelques modifications (Beyrouth divisé en 3). Les rares aspects

positifs du projet initial du ministre de l’Intérieur (abaissement de l’âge du vote à 18 ans,

quota de sièges pour les femmes) ont été rejetés par la majorité des ministres.

*

* *

La France, néanmoins laïque à l’époque, porte une lourde responsabilité dans

l’instauration du système politique confessionnel au Liban, instrumentalisant la religion au

service de ses intérêts coloniaux. Le Liban a depuis développé et aggravé ce système ; si une

opposition en faveur d’une issue démocratique grandit, les couches bénéficiaires de ce

système s’efforcent de le reproduire, bien que sa nocivité ait été largement démontrée.

*

Deux mois depuis la livraison de ce texte, fin janvier, le Liban est à nouveau confronté

à une grave crise : l’assassinat de Rafiq Hariri, les manifestations contradictoires qui ont

suivi, ont créé des conditions favorables aux pressions pour un retrait de la Syrie, désignée,

avant toute enquête, comme responsable. Mais l’enjeu, au-delà de la bipolarisation hâtive en

pro- et anti-Syriens, demeure celui de la déconfessionnalisation ou du maintien du système

antérieur. Le code électoral clientéliste reprend force, la recherche d’une plus grande place

aux confessions chrétiennes renforce le camp pro-américain, au détriment d’un Liban

démocratique et souverain. Il y a incertitude sur les formes et issues des luttes.

38 Al-Safîr, 14/10/2004, et pour le communiqué : site web (en arabe) du PCL Ont participé à l’initiative, des délégués du PSNS, du Parti National, du PCL., du Bloc National, du courant patriotique libéral, du Mouvement du renouveau démocratique, du PSP, du Parti démocratique libanais, du Cercle d’Action nationale, et des représentantes d’associations féministes.