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Formation doctorale : « Mondes arabe, musulman et sémitique » Journée doctorale 18 juin 2008 Présentation succincte des exposés Représentations et écritures du voyage au désert des lexicographes des II e et III e siècles de l’hégire Marie-Andrée GOUTTENOIRE, sous la direction de Claude AUDEBERT Lorsque B. Lewin évoque le philologue basrien al-Asmai (m. 213/828), il signale « ses voyages dans le désert pour visiter les Bédouins et recueillir de leur bouche des poésies » 1 . C‟est au détour de tels postulats fréquemment véhiculés par l‟histoire littéraire et la critique que le questionnement de cette recherche est né. Les premiers érudits des amsar iraqiennes qui se sont attachés à l‟étude de la langue arabe, sur la période des II/VIII e et III/IXe siècles, sont-ils vraiment allés séjourner au sein des tribus arabes afin de recueillir leur matériel linguistique ? L‟objectif central de cette recherche va être de statuer sur la réalité ou non de ces voyages et séjours en tribu à visée linguistique sur la base d‟un corpus de sources arabes primaires des III/IX e et IV/X e siècles 2 de nature grammatico-biographique mais aussi lexicographique et poético- critique. Notre intérêt ira donc globalement vers tout ce qui a trait à l‟enquête linguistique auprès des locuteurs bédouins et particulièrement vers une de ses modalités à savoir les voyages au désert ou les séjours en tribu qu‟auraient effectués les savants iraqiens des II/VIII e et III/IX e siècles. Il ne s‟agit donc pas d‟une thèse du domaine de la li nguistique arabe, de la lexicographie ou de la grammaire arabe proprement dites mais d‟une étude diachronique des modalités de l‟enquête bédouine à laquelle les érudits, qui ont posé les fondements de ces disciplines, ont eu largement recours sur une période allant du II/VIII e au IV/X e siècle. Quels sont les savants concernés par notre recherche ? Dans l‟intitulé de notre sujet, nous parlons « des lexicographes des II e et III e siècles de l‟hégire ». Il faut voir là un énoncé incomplet, révélateur du premier groupe de savants par lequel nous avons abordé nos investigations. Ceci parce que l‟image des collecteurs de lexique au sein 1 . Lewin, B., « al-Asmai », E.I./2, t. I, 1960, p. 739. 2 . Nous arrêtons les sources arabes primaires à la fin du IV/Xe.

Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

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Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

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Page 1: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Formation doctorale : « Mondes arabe, musulman et sémitique »

Journée doctorale 18 juin 2008

Présentation succincte des exposés

Représentations et écritures du voyage au désert des

lexicographes des IIe et III

e siècles de l’hégire

Marie-Andrée GOUTTENOIRE, sous la direction de Claude AUDEBERT

Lorsque B. Lewin évoque le philologue basrien al-Asmai (m.

213/828), il signale « ses voyages dans le désert pour visiter les Bédouins

et recueillir de leur bouche des poésies »1. C‟est au détour de tels postulats

fréquemment véhiculés par l‟histoire littéraire et la critique que le

questionnement de cette recherche est né.

Les premiers érudits des amsar iraqiennes qui se sont attachés à l‟étude de

la langue arabe, sur la période des II/VIIIe et III/IXe siècles, sont-ils

vraiment allés séjourner au sein des tribus arabes afin de recueillir leur

matériel linguistique ?

L‟objectif central de cette recherche va être de statuer sur la réalité

ou non de ces voyages et séjours en tribu à visée linguistique sur la base

d‟un corpus de sources arabes primaires des III/IXe et IV/X

e siècles

2 de

nature grammatico-biographique mais aussi lexicographique et poético-

critique. Notre intérêt ira donc globalement vers tout ce qui a trait à

l‟enquête linguistique auprès des locuteurs bédouins et particulièrement

vers une de ses modalités à savoir les voyages au désert ou les séjours en

tribu qu‟auraient effectués les savants iraqiens des II/VIIIe et III/IX

e

siècles.

Il ne s‟agit donc pas d‟une thèse du domaine de la linguistique arabe, de la

lexicographie ou de la grammaire arabe proprement dites mais d‟une étude

diachronique des modalités de l‟enquête bédouine à laquelle les érudits,

qui ont posé les fondements de ces disciplines, ont eu largement recours

sur une période allant du II/VIIIe au IV/X

e siècle.

Quels sont les savants concernés par notre recherche ?

Dans l‟intitulé de notre sujet, nous parlons « des lexicographes des IIe et

IIIe siècles de l‟hégire ». Il faut voir là un énoncé incomplet, révélateur du

premier groupe de savants par lequel nous avons abordé nos

investigations. Ceci parce que l‟image des collecteurs de lexique au sein

1 . Lewin, B., « al-Asmai », E.I./2, t. I, 1960, p. 739.

2 . Nous arrêtons les sources arabes primaires à la fin du IV/Xe.

Page 2: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

de l‟espace tribal nous a été la plus immédiate mais elle s‟est vite révélée

insuffisante à donner toute la mesure à notre problématique. A ce stade de

nos travaux, nous parlerions plutôt « des savants impliqués dans l‟étude de

la langue arabe dans l‟espace iraqien des II/VIIIe et III/IX

e siècles ».

L‟appellation générale de « savants » s‟est vite imposée dans le

sens où elle met à bas les catégorisations disciplinaires qui sont en outre

souvent peu pertinentes sur cette période de construction des savoirs. Car

ces premiers savants étaient, dans la plupart des cas, polyvalents et un

lecteur du Coran pouvait aussi s‟illustrer en tant que philologue ou

lexicographe tout en étant un transmetteur et un fin connaisseur de poésie.

Ainsi, par le biais de l‟enquête linguistique auprès des bédouins, nous

passerons des premiers grands transmetteurs à l‟image de Hammad al-

Rawiya (m.155/772) ou encore de al-Mufaddal al-Dabbi (m.170/786), à

Abu Amr b. al-Ala (m.154/770) considéré comme le fondateur de l‟école

grammaticale d‟al-Basra, puis à Sibawayh (m.180/796), à al-Kisa‟i

(m.189/805) considéré comme le chef de file de l‟école grammaticale d‟al-

Kufa, puis à al-Asmai (m.213/828), pour arriver à Abu Hatim al-Sijistani

(m.255/868) ou à Thalab (m. 291/904), pour ne citer qu‟eux. Ces

premières générations d‟érudits ont pour ancrage commun les amsar d‟al-

Basra et d‟al-Kufa puis, pour certains, Bagdad, comme espaces

d‟épanouissement et de diffusion de leurs savoirs. Ainsi le qualificatif

savants « iraqiens » est à entendre comme espace commun de savoir. Car

tout en étant impliqués dans l‟étude de la langue arabe, ces érudits

n‟étaient pas forcément d‟origine arabe, certains ayant le statut de clients

(mawla) et étant, dans ce cas, la plupart du temps d‟origine persane.

Le rôle émergent des savants iraqiens en langue arabe dans la constitution

du patrimoine arabe classique aux II/VIIIe et III/IX

e siècles

Tout bien considéré, la thématique de l‟enquête linguistique en

tribu est un chemin de traverse pour aborder ces deux siècles de

foisonnement intellectuel en Iraq. Il n‟empêche que ce mince filon,

spécifique à la question de l‟information bédouine, va nous permettre de

faire émerger quantité de problématiques touchant aux fondements des

savoirs de la civilisation arabo-islamique.

En effet, le rôle des savants qui intéressent cette recherche est

fondamental dans la constitution du patrimoine arabe classique car

l‟ensemble de la matière qui constituera les dīwān-s de poésie arabe

préislamique et de première période islamique ou encore les grands

dictionnaires et les traités de grammaire arabes ainsi que quantité de

akhbar (informations), est le fruit de leur transmission (riwaya).

Ils sont aussi au cœur des grands débats, restés non clôturés à ce

jour, relatifs à l‟authenticité de la poésie préislamique ; aux thèses sur

l‟histoire de la langue arabe ; au passage de l‟oralité à l‟écrit ; à la réalité

de la dichotomie entre les écoles grammaticales d‟al-Basra et d‟al-Kufa

…etc

Schématiquement, les érudits de cette période, qui vont poser

définitivement les bases des disciplines relatives à l‟étude de la langue

arabe, constituent un goulet d‟étranglement par lequel la quasi totalité de

la matière orale a transité. Notre accès à la matière préislamique,

Page 3: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

notamment poétique, est donc de fait entièrement dépendant de leur

transmission de ces données.

Que faut-il entendre sous les termes de « représentations et écritures » du

voyage au désert des savants iraqiens en langue arabe des II/VIIIe et

III/IXe siècles ?

Par « écritures », nous entendons les mentions renseignées – à

minima par un nom de lieu ou de tribu - d‟un séjour en tribu des savants

des II/VIIIe et III/IX

e siècles. Elles sont l‟objet d‟un relevé exhaustif au

sein de notre corpus de sources arabes primaires.

Parallèlement, afin de contextualiser l‟exploitation de ce relevé,

nous dressons un panorama d‟autres voyageurs lettrés que l‟âge classique

arabe a compté avec notamment des mentions de voyages effectués du

I/VIIe au III/IX

e siècle par les traditionnistes dans le cadre de leur quête de

science (talab al-ilm) et des descriptions des séjours en tribu données par

les lexicographes du IV/Xe siècle.

Par « représentations » du voyage au désert il faudra alors

entendre, contrairement à l‟aspect concret des écritures du voyage en tant

que mentions effectives, le lot d‟indéfinitions et d‟amalgames auxquels a

vraisemblablement été soumis le motif du voyage au désert à visée

linguistique. Pour un groupe de 15 savants des II/VIIIe et III/IX

e siècles,

nous procédons, au sein de notre corpus de sources primaires à un relevé

exhaustif basé sur les occurrences de certains termes comme „Arab / A‟rab

/ badiya ou les noms des informateurs bédouins mais aussi sur tout

élément qui dénote un échange entre savants et bédouins. C‟est ce que

nous qualifions de « lien bédouin ».

Pour ces 15 mêmes savants, nous confrontons, en regard du relevé

du « lien bédouin » effectué dans notre corpus de sources primaires, des

données empruntées à la fois aux sources secondaires arabes (soit à partir

du V/XIe pour notre recherche) et aux écrits de nature critiques et

biographiques. De là, nous mesurerons la différence de traitement qu‟il

existe entre ces trois types de documents concernant la question des

séjours en tribus à visée linguistique pour ces 15 savants.

Le quasi silence des sources primaires arabes relatif aux séjours en

tribu des savants iraqiens des II/VIIIe et III/IX

e siècles sera alors

questionné en regard de ces autres documents qui l‟avalisent. Ainsi, faute

d‟avoir eu lieu dans les faits – ou à tout le moins faute d‟avoir été

mentionné au sein des sources primaires arabes - le motif du voyage au

désert des savants iraqiens en langue arabe des II/VIIIe et III/IX

e siècles

n‟aurait-il pas été induit par un ensemble de facteurs ?

C‟est ce que nous nous emploierons à démontrer.

En conclusion, nous insisterons sur le fait que l‟approche donnée

ici aux premiers érudits en langue arabe de l‟espace iraqien a l‟avantage de

ne pas être disciplinaire. Trop souvent, ces savants polyvalents ont été

cantonnés par l‟analyse dans un champ restrictif en tant que grammairien,

lexicographe ou philologue. La thématique de l‟enquête linguistique

auprès des locuteurs bédouins va permettre de mettre en lumière leurs

multiples savoirs et compétences de manière plus exhaustive.

La perspective diachronique élaborée dans cette recherche sur l‟enquête

bédouine du II/VIIIe au IV/X

e siècle est-elle aussi un élément

Page 4: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

d‟importance là où quantité de travaux se sont contentés de véhiculer le

postulat du voyage au désert et de l‟appliquer inconditionnellement à tous

les savants de cette période.

Enfin, nous mettons en évidence que la matière des sources arabes

primaires est spécifique, notamment en regard de notre question. Ce qui

pose le problème de l‟utilisation majoritaire par la critique des sources

secondaires arabes.

La présente étude fait ainsi œuvre de déconstruction en remontant à

la matière des sources primaires arabes par le filon des écritures et des

représentations du voyage au désert des premiers érudits iraqiens des

II/VIIIe et III/IX

e siècles, qui ont posé les fondements des savoirs relatifs à

la langue arabe.

Le paysage théâtral libanais en sortie de guerre Arnaud CHABROL, sous la direction de Richard JACQUEMOND

Introduction :

L‟objet de ma recherche est le théâtre d‟art au Liban dans le

contexte de sortie de guerre qui correspond aux années 1990-2005. Mon

travail de recherche s‟inscrit dans le domaine de la sociologie de l‟art et

des pratiques culturelles. Partant d‟un questionnement, somme toute, assez

simple- comment quinze ans de conflit civil ont-il affecté la pratique du

théâtre ?- j‟ai observé le théâtre libanais selon trois perspectives : une

perspective institutionnelle, une perspective professionnelle à laquelle

s‟ajoute l‟observation de trajectoires individuelles. Trois hypothèses

principales ont conduit ma réflexion au fil de ma recherche. Au plan

historique tout d‟abord, les transformations qui touchent le secteur du

théâtre libanais ne sauraient être appréhendées hors de leur cadre

historique. Nous les avons ainsi comprises comme le fruit d‟une évolution

continue afin de relativiser les impressions de ruptures dues notamment à

l‟épisode violent que constitue la période de la guerre civile (1975-1990).

Deuxièmement, les changements qui affectent le secteur théâtral sont

révélateurs de transformations qui affectent en profondeur une société

libanaise en pleine mutation et ne lui sont donc pas exclusifs. A ce niveau,

plusieurs angles d‟observation ont été privilégiés, chacun permettant une

approche de l‟objet dans un contexte spécifique ; respectivement : la salle

de théâtre, les compétences artistiques au sein de la production culturelle

au sens large et l‟évolution des pratiques artistiques comme émanation

d‟un renouveau de la société civile. La dernière hypothèse est que les

conséquences des transformations que connaît le secteur de l‟art dans la

décennie 1990 ne sont pas homogènes et se traduisent en divers

syncrétismes organisationnels qui contribuent à façonner un nouveau

paysage.

Page 5: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

J‟ai privilégié ici la description d‟un phénomène spécifique du

monde du théâtre libanais, l‟apparition de festivals urbain à Beyrouth dans

le milieu des années 1990. Le phénomène m‟intéresse d‟abord parce qu‟il

inclut une forme spécifique de théâtre : la performance. Il est en outre

représentatif des transformations socio-économiques progressives que

connaît le champ théâtral à la sortie de la guerre. Enfin, il est un prisme

particulièrement efficace pour observer « l‟effet de génération » qui

affecte le secteur de l‟art.

Naissance du « mouvement théâtral » au Liban

- Le théâtre : un art importé

Au Liban comme dans le reste du monde arabe, le théâtre est une

discipline artistique relativement récente. La seule tradition théâtrale

connue est le théâtre rituel chiite qui met en scène la mort de l‟imam

Husayn dans l‟épopée de Karbala. Sous sa forme occidentale, le théâtre est

introduit à Beyrouth en 1848 à l‟initiative de Marûn al-Naqqâsh, un riche

marchand beyrouthin. Sa mise en scène de l‟Avare chanté sur le mode des

Maqams3 influence l‟ensemble de la production théâtrale arabe durant plus

d‟un siècle. La pratique du théâtre au Liban a par ailleurs longtemps été

l‟apanage des écoles chrétiennes, avant que sa pratique ne s‟étende aux

« clubs culturels », cadre d‟une expression théâtrale amateur et scolaire

fondée sur une mise en scène rudimentaire de textes à caractère moraliste

le plus souvent. Plusieurs facteurs favorisent la naissance d‟un théâtre

moderne au Liban, autour de 1960. En premier lieu la pratique du théâtre

obtient les faveurs de la grande bourgeoisie traditionnelle qui voit d‟un

bon œil le développement d‟une culture nationale de prestige dans le cadre

des grands festivals du Liban (Baalbek notamment). En second lieu, la

naissance d‟un théâtre d‟art coïncide avec la révolution poétique, marquée

en 1957 par la fondation de la revue Shi„r par Youssef al-Khâl. La

naissance du mouvement théâtral moderne prolonge en quelque sorte le

processus engagé dans le domaine de la poésie. On observe alors un

intérêt croissant des hommes de lettres libanais pour le théâtre qui se

cristallise notamment dans un effort de traduction du répertoire

dramatique occidental. Enfin, l‟essor du théâtre libanais moderne est porté

par une conjoncture économique qui favorise le développement d‟une

culture du divertissement dont les infrastructures (les salles de spectacle

essentiellement) servent de soubassement au « mouvement théâtral4 ». Par

ailleurs le théâtre libanais moderne s‟est appuyé essentiellement sur la

figure du metteur en scène ce qui explique au moins partiellement la

quasi-absence d‟auteurs dramatiques dans la production scénique. Bien

que le texte maintienne le lien entre l‟art dramatique et la création

littéraire, ce sont les procédés scéniques qui sont retenus comme critères

spécifiques d‟appréciation de la création théâtrale.

- De la politisation du champ culturel à la guerre civile

3 Mode organisant les échelles mélodiques dans la musique orientale.

4 Expression traduite de l‟arabe qui désigne la production dramatique libanaise de 1960 à

1975.

Page 6: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Au Liban, les conséquences de la défaite arabe de 1967 sont à

l‟origine d‟une certaine effervescence intellectuelle particulièrement

sensible dans le domaine du théâtre et des arts scéniques. L‟enthousiasme

suscité dans certains milieux intellectuels par la présence de la résistance

palestinienne sur le territoire national pousse par ailleurs le théâtre vers

l‟engagement politique. La première pièce à caractère politique est écrite

et montée cette même année5. La politisation du champ culturel se

globalise rapidement et les interactions entre les différents domaines de

l‟art sont favorisées par le partage de valeurs éthiques et idéologiques.

L‟éclatement de la guerre civile et sa durée entravent cependant le

processus de structuration du champ théâtral. Les tentatives de définition

sociale du travail et des droits des comédiens et metteurs en scène,

entamées au cours des années 1960 sont brutalement interrompues.

L‟université libanaise dont le département de théâtre a été fondé en 1967

est par exemple divisée en deux branches (à l‟est et à l‟ouest de Beyrouth).

Plus généralement, on observe une chute brutale de la production.

Il serait cependant erroné de croire à la cessation complète des activités

théâtrales et artistiques. De part et d‟autre de la ligne de démarcation, la

pratique du théâtre se poursuit. A l‟ouest, les expérimentations, qui

continuent d‟être liées à des formes de militantisme, se multiplient avec

plus ou moins de visibilité : Roger Assaf fonde avec ses étudiants la

troupe du Hakawati dont le manifeste paraît en 1979, Ziyad Rahbani crée

trois pièces entre 1978 et 1982, un théâtre pour enfants se développe en

faisant appel à la bonne volonté d‟artistes et d‟intellectuels généralement

engagés auprès de la cause palestinienne. A l‟est, dans la zone chrétienne

où l‟hégémonie des milices est plus contraignante, la pratique du théâtre

perd son caractère politique et se développe en théâtre de boulevard au

sein d‟une grande zone d‟agglomérations émergente et éloignée de la

capitale.

Durant les années de guerre, l‟université libanaise continue par ailleurs de

former comédiens et metteurs en scène et l‟ouverture d‟un nouveau centre

de formation, l‟Institut des études scéniques et audio-visuelles, à l‟est,

souligne encore la pérennité des activités théâtrales durant cette période.

Plusieurs indices tendent cependant à montrer que le secteur théâtral se

transforme dans l‟immédiat après-guerre.

Sortie de guerre

- Un impératif nouveau : la gestion de l‟art

A la fin de la guerre civile, plusieurs artistes de renom

s‟investissent effectivement dans la gestion de salles de théâtre ; c‟est le

cas de Paul Matar, de Nidal al-Ashkar, de Roger Assaf et d‟Elias Khoury.

Les trois premiers sont des hommes de théâtre qui ont acquis une

reconnaissance artistique au cours de la période de politisation du champ

culturel. Leur investissement dans la direction de salles de théâtre peut être

compris de différentes manières et soulève certains questionnements. Leur

position d‟aînés, d‟une part, leur octroie une légitimité qui favorise la

confiance des investisseurs. D‟autre part, leur engagement politique au

5 Il s‟agit de la pièce al-Qatl (Le meurtre) de „Issâm Mahfûzh.

Page 7: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

cours des décennies 1960 et 1970 appelle une réflexion sur les liens qui

unissent engagement politique et reconnaissance symbolique dans les

milieux du théâtre6. Enfin, l‟observation des trajectoires individuelles fait

apparaître la direction de salle comme ultime consécration d‟une carrière

artistique. Par ailleurs, les fermetures successives du Théâtre de Beyrouth

(1996) et du Théâtre al-Madina (2000) sont autant d‟indices de la crise que

traverse le secteur de la production théâtrale. Leur fermeture est

notamment représentative de la difficulté qu‟éprouvent les artistes de

théâtre à faire vivre de manière autonome des institutions artistiques à

l‟heure d‟une désaffection du secteur du divertissement vis-à-vis du

théâtre. La tentative du Théâtre de Beyrouth marque cependant une étape

importante dans la reconfiguration du paysage théâtral beyrouthin. L‟étude

de la programmation de ce théâtre illustre notamment la volonté de faire

revivre la scène culturelle d‟avant-guerre, en s‟appuyant notamment sur

les grandes figures de « l‟âge d‟or ». Outre une programmation

ambitieuse, la présence de jeunes acteurs culturels au sein de l‟institution

favorise d‟une part l‟émergence d‟une nouvelle génération d‟artistes,

quoique relativement limitée ; d‟autre part, c‟est de cette expérience qu‟a

discrètement émergé la figure aujourd‟hui incontournable du curator (i.e.

manager culturel). En effet, dès l‟ouverture du théâtre en 1992, la direction

artistique s‟entoure de jeunes acteurs culturels, le plus souvent formés à

l‟étranger. Une prise de conscience des nouvelles contraintes de gestion de

l‟art apparaît progressivement. Ainsi, la mise en place d‟un système de

production répondant aux attentes « managériales » des fondations

culturelles étrangères est concomitante de l‟émergence de la figure du

curator (manager culturel) et apparaît, dès lors, comme une réponse aux

transformations socio-économiques du champ artistique.

- Le développement de nouvelles pratiques artistiques

Parallèlement à ces premiers indices de transformation du marché,

se développent des compétences artistiques et professionnelles

directement ou indirectement liées à l‟art : performances, graphic design,

photographie et vidéo art. Plusieurs facteurs permettent de comprendre ce

phénomène. En premier lieu l‟industrie culturelle en pleine croissance

intègre nombre de diplômés et influence en retour l‟orientation des centres

de formation artistique privés (ALBA, IESAV, etc.). En second lieu, le

retour d‟une partie de la diaspora qui a été formée à l‟étranger en

architecture, art, et médias.

Parmi les artistes de théâtre, seuls quelques uns adoptent le format

de la performance. Ce choix semble motivé par plusieurs facteurs.

D‟abord, les artistes de théâtre, font depuis toujours face à des contraintes

professionnelles conséquentes. Rares sont les personnes qui vivent de leur

art, a fortiori dans un Liban en sortie de guerre, à plus forte raison encore

lorsqu‟on prétend faire du théâtre d‟art ou d‟avant-garde. Ainsi, la grande

majorité des acteurs, metteurs en scène ou techniciens enseignent ou

travaillent dans d‟autres secteurs de la production culturelle et cet état de

fait n‟est pas sans conséquences sur la production. A titre d‟exemple, il est

difficile de réunir les fonds nécessaires aux créations. Il n‟est pas aisé

6 A différents degrés, chacun a œuvré au soutien de la cause palestinienne.

Page 8: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

également de disposer de personnel pour l‟élaboration de projets à long

terme. Difficile encore de convaincre ce personnel (acteurs, techniciens,

etc.) que l‟issue du projet n‟aura de reconnaissance que symbolique

(travail sous payé). Selon l‟un d‟eux, Rabih Mroueh, c‟est cet ensemble de

constatations qui l‟amène à élaborer une nouvelle « stratégie » de

production : conscient des lacunes du système de la production théâtrale, il

réalise qu‟il ne parviendra jamais à assouvir ses ambitions artistiques dans

ce domaine et se tourne vers d‟autres médias. Il élabore ainsi une

dramaturgie minimaliste, qui lui permet de réaliser, à moindre coup, des

œuvres faisant essentiellement appel à ce qu‟il considère, a posteriori,

comme ses véritables compétences professionnelles i.e. la production

télévisuelle pour laquelle il travaille depuis 1993.

Alors que le glissement des pratiques de la photo, de l‟architecture,

du design et du théâtre vers les pratiques artistiques contemporaines se fait

sentir à partir de 1995, les premières manifestations de ces nouveaux

formats d‟œuvres trouvent difficilement leur place sur le marché de l‟art.

C‟est une forme nouvelle de l‟événement culturel, le festival urbain, qui

les prend en charge. Celle-ci n‟est que l‟interface visible d‟un phénomène

global car ces nouvelles pratiques se diffusent également dans le cadre,

parfois informel, des associations culturelles et des clubs de cinéma tels

que la Zico House, Ashkal Alwan, plus tard le collectif Shams, etc.

L‟apparition de ces nouvelles structures doit, elle aussi, être

appréhendée dans une conjoncture sociopolitique plus large : celle de la

reconstruction après quinze années de conflit civil.

- Mouvement civil au Liban et projets de reconstruction du centre-ville de

Beyrouth

En 1990, les accords de Taëf ouvrent la voie à un règlement du

conflit mais consacrent, de fait, le pouvoir des milices et les élites issues

de la guerre qui fixent les règles du jeu politique de l‟après-guerre. En

contre-champ des discours univoques et unanimistes de l‟ordre issu de

Taëf, des voix se font entendre, dès le début de la décennie 1990, pour

défendre des causes qui semblent a priori échapper à ces logiques

dominantes. Ces revendications ont en commun de se fonder sur un

présupposé civique ou citoyen et d‟organiser leur action sur la base de

regroupements de type associatif. L‟essor des associations libanaises dans

la deuxième moitié des années 1990 n‟est donc pas exclusif au domaine de

l‟art et, outre les similarités de structure, plusieurs indices renforcent

l‟hypothèse d‟une perméabilité des mondes de l‟art aux modes d‟action du

« mouvement civil ». D‟une part, pour de nombreux protagonistes du

monde de l‟art, l‟action culturelle apparaît souvent, de manière explicite

ou implicite, comme un substitut à l‟action politique. Ce constat explique

au moins partiellement l‟appartenance de certains d‟entre eux à ces deux

mondes ou le fait qu‟ils naviguent ponctuellement de l‟un à l‟autre.

D‟autre part, les salles de théâtre se font régulièrement à la fois réceptacle

et écho d‟activités, voire de campagnes, initiées par le mouvement civil.

En outre, la sortie de guerre est aussi l‟occasion d‟un fort

mouvement de contestation à l‟encontre du projet de reconstruction

SOLIDERE du centre-ville de Beyrouth. Il suscite la mobilisation de

nombreux acteurs civils ainsi que l‟énonciation de problématiques liées

Page 9: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

tant à la guerre civile et à sa mémoire qu‟à la notion d‟espace public.

Celles-ci resurgissent à plusieurs reprises au cours de la reconfiguration

des paysages théâtral et artistique beyrouthins et demeurent perceptibles à

plusieurs égards. Tout d‟abord, la répartition des institutions théâtrales

dans la ville révèle le vide culturel d‟un centre-ville autrefois riche en

salles de spectacle. Ensuite, au vue du contenu des œuvres que les

institutions artistiques accueillent et/ou produisent, les thématiques de

l‟espace et de la mémoire ont acquis une importance certaine. Enfin,

certaines institutions culturelles font de leur situation dans la ville le reflet

de logiques différentes, parfois directement issues de ces polémiques.

Ainsi, c‟est avec l‟intention affichée de diversifier son public que le

Théâtre Tournesol a ouvert ses portes dans le quartier de Tayouneh, sur

l‟ancienne ligne de démarcation, à la frontière de Beyrouth municipe et de

sa banlieue sud. Les premiers festivals urbains, sur lesquels je me

concentrerai à présent, sont issus de cette reconfiguration globale du

champ artistique libanais et en illustrent les caractéristiques.

Festivals urbains (les cas des festivals Ayloul & Home works)

- Structure

Le festival urbain est un genre spécifique d‟entreprise culturelle

dont le modèle institutionnel est inédit au Liban : des associations à but

non lucratif organisent des événements culturels publics et gratuits et

présentent, dans un cadre urbain, une pluralité de pratiques artistiques

contemporaines, locales ou étrangères. Ces rencontres culturelles se

présentent aujourd‟hui comme des lieux de débats et sont majoritairement

financées par des fonds étrangers (Ford Fondation, Prince Claus Fun for

Culture & Development, Heinrich Böll Institut, Communauté Européenne,

etc.) qui servent à la fois à l‟organisation de l‟événement et à la production

d‟œuvres locales. Ce type d‟événement se développe à Beyrouth dans la

deuxième moitié des années 1990. Le Festival Ayloul, fondé par Pascale

Feghali en 1997, en reste longtemps l‟emblème7 alors que se développent

en parallèle les activités de L‟association libanaise pour les arts plastiques,

Ashkal alwan. Fondée et dirigée depuis 1995 par Christine Tomeh,

l‟association organise des festivals urbains qui réunissent des artistes dans

des projets dont la cohérence tient à l‟importance accordée à la notion

d‟espace public. Les projets sont en plein air, au jardin de Sanayeh en

1995, à Souyoufi en 1997, sur la Corniche en 1999, rue Hamra en 2000.

Bien que travaillant sur des supports artistiques différents, ces deux

initiatives ont pour point commun leur structure associative, leur mode de

production et l‟investissement ponctuel de l‟espace public beyrouthin à

des fins artistiques. Une pléiade d‟artistes libanais a participé à ces

festivals, parfois aux deux. C‟est dans ce cadre que les nouvelles formes

d‟expression artistique émergent sur la scène artistique libanaise. On y

observe les premières installations, les premières performances, etc.

7 Après de études en France, Pascale Feghali intègre l‟équipe du Théâtre de Beyrouth pour

lequel elle organise des événements culturels. Grâce à son ampleur et à son aspect inédit, ce

festival acquiert rapidement une certaine renommée qui laisse dans l‟ombre d‟autres

initiatives du même type.

Page 10: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

- Pratiques et compétences artistiques privilégiées

Les festivals privilégient des formats spécifiques d‟œuvres d‟art

non encore consacrés dans les années 1990 (performance, danse,

installation, vidéo-art, etc.) et favorisent grâce à leur capacité à attirer les

fonds occidentaux la production ponctuelle de créations locales, la

pluralité des formes d‟expression artistiques et culturelles, la venue

d‟artistes étrangers (arabes et occidentaux) et l‟investissement de l‟espace

public. Les artistes qui arrivent sur le devant de la scène durant la période

de la reconstruction sont issus de différents domaines de la production

culturelle. Cette pluralité de pratiques nouvelles favorise certainement une

réflexion globale sur l‟art. Ces artistes, qui se constituent peu à peu en

avant-garde autour du phénomène des festivals, sont majoritairement

diplômés en arts visuels, architecture et graphic design ou formés sur le tas

à la production audiovisuelle. Ces derniers instaurent progressivement des

règles de forme qui se présentent comme un « registre », une grammaire

spécifique de l‟art qui se caractérise par une réflexion sur les media de

l‟art dominée par une grande technicité visuelle qui s‟appuie

principalement sur une maîtrise des techniques audio-visuelles modernes.

- L‟exemple de Home Works : le festival urbain comme nouveau mode de

l‟action civile

Home works, le festival organisé par Ashkal alwan depuis 2002-

aujourd‟hui à sa IVème édition, est issu de cette reconfiguration du champ

artistique libanais contemporain et en semble en constituer aujourd‟hui la

forme archétypale. En soi, l‟intitulé du festival, Forum des pratiques

culturelles, est représentatif de la globalité du phénomène, il annonce

effectivement l‟avènement d‟une nouvelle conception de l‟art qui

comprend à la fois un système de production (le festival urbain), des

règles de forme (les nouvelles pratiques artistiques) et des règles de

contenu (la guerre et sa remémoration en sont les thèmes privilégiés).

Dans le cas de Home works, l‟événement dépasse le cadre de l‟art

et présente une sélection de débats sur des thématiques très

contemporaines étroitement liées aux problématiques de la société civile :

les questionnements issus des polémiques autour de la reconstruction,

ceux inhérents au conflit israélo-arabe, à l‟homosexualité, à la guerre

civile et à ses mémoires, etc. Les problématiques peuvent être abordées

selon une perspective culturelle (débats) et artistique (œuvres), combinant

parfois les deux lorsque des artistes font des lectures ou participent à des

débats non artistiques, etc. Le système de production est, lui aussi, mis en

exergue puisque le festival se présente comme une plate-forme permettant

à des experts internationaux d‟évaluer les travaux- en cours- d‟artistes de

la région.

Conclusion

- Générations & gestion

L‟apparition des festivals urbains est un très bon révélateur de

l‟ « effet de génération » qui affecte le secteur de l‟art. En effet, cette

structure de gestion et de production est le fait d‟une nouvelle génération

d‟acteurs culturels issus de la guerre, soit qu‟ils l‟aient vécue

Page 11: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

personnellement (parfois en tant qu‟activistes), soit qu‟elle les ait

contraints à quitter temporairement le Liban. L‟effet de génération induit

notamment une nouvelle appréhension des contraintes de la gestion de

l‟art qui permet de se défaire de la tutelle des ainés, à la tête de la

production artistique et théâtrale. Leur vision de l‟art s‟oppose de fait à la

conception romantique selon laquelle « art et argent ne font pas bon

ménage » et contourne ainsi plus facilement les embarras éthiques suscités

par l‟afflux de fonds étrangers tels que ceux de la Ford Fondation, dans le

courant des années 1990.

- Générations & conceptions de l‟art

La notion de génération est également pertinente ici de par l‟esprit

de contradiction qu‟elle implique. Cela est d‟autant plus visible dans le

domaine du théâtre où les artistes doivent se libérer de l‟héritage des

« maîtres ». Les performances produites au cours de cette période se

présentent ainsi parfois comme un dialogue avec les pairs, les invitants

entre autres à réviser leurs a priori sur la pratique du théâtre. Toutes les

œuvres élaborées dans les cadres définis plus haut (institutionnels et

artistiques) correspondent à une vision globale de l‟art (règles de

production, de forme et de contenu) et contribuent par leur exécution à

l‟élaboration d‟un nouveau langage artistique. La notion de génération est

donc pertinente à plusieurs niveaux, elle permet d‟expliquer pourquoi la

reconfiguration du champ artistique qui prend forme dans la deuxième

moitié des années 1990, s‟opère ainsi par une double évolution

concomitante : à la fois artistique et structurelle. Ainsi, les acteurs qui

élaborent les nouveaux cadres de la production artistique appartiennent à

la même génération que ceux qui élaborent le nouveau langage artistique.

Ce travail s‟opère dans un échange permanent et dans la conscience

collective d‟une expérience historique traumatisante et partagée. Je

mentionnerai ici les artistes qui sont le plus souvent considérés comme les

premiers représentants de des nouvelles formes d‟art que sont

l‟installation, le vidéo-art, ou la performance : Walid Raad (1967,

audiovisuel), Walid Sadeq (1966, architecture), Akram Zaatari (1966,

architecture), plus tard, Tony Chakar (1968, architecture), Rabih Mroueh

(1967, théâtre) et Saneh (1966, théâtre). Côté management, nous trouvons

également : Christine Tomeh (1964), Rasha Salti (1969) et Moustafa

Yamout (1966).

L‟« effet de génération » et le caractère dominant des conventions

nouvelles de l‟art contemporain ne doivent cependant pas cacher

l‟existence d‟autres groupes d‟acteurs et d‟autres langages dramatiques.

Ainsi, la nébuleuse qui se forme autour de l‟association Ashkal Alwan

n‟en est qu‟une illustration et sa domination du champ artistique libanais

impose aux acteurs un positionnement. Elle fonctionne ainsi en pôle

d‟attraction/répulsion.

Les élites religieuses et intellectuelles des deux premiers

siècles ottomans d’après al Shaqa’iq al-Nu’maniyya de

Tashköprüzade Ahmed (1495-1563)

Page 12: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Nora ANANI, sous la direction de Michel BALIVET

Ce projet de recherche a deux ambitions distinctes et complémentaires :

d'une part proposer la traduction de l'ouvrage de l'historien turc

Tashköprüzade Ahmed (né en 1495), ouvrage dans lequel sont compilées

les personnalités les plus remarquables parmi les intellectuels et les

religieux ottomans et ce, depuis l'instauration de la dynastie;

d'autre part élargir la sphère de recherche que constitue cet ouvrage

pour, sur la base d'autres sources narratives, permettre une étude plus

approfondie du phénomène des élites religieuses et intellectuelles.

Afin de clarifier cette présentation et pour la bonne conduite de ce projet

de recherche, il convient d'aborder trois points fondamentaux que sont :

une tentative d'approche du problème

l'élite religieuse et son environnement

l'élite intellectuelle et son environnement

Traiter des élites religieuses et intellectuelles des deux premiers

siècles ottomans, c'est adapter une terminologie moderne à des réalités qui

de leur temps n'étaient pas exprimées en ces termes, c'est également se

situer dans une perspective d'histoire sociale. Il convient donc dans un

souci de clarté d'apporter une définition claire de ce qui est entendu de ces

deux notions que sont les élites et les intellectuelles. Par élite est entendue

la notion développée au XIXème

siècle en sociologie politique par Vilfredo

Pareto (1848-1923) et Gaetano Mosca (1858-1951), notion selon laquelle

toutes les sociétés sont placées sous le contrôle d'une minorité qui dirige

tout en centralisant richesse et prestige, cette minorité c'est l'élite. Dans

son acception plus large l'élite est constituée de tous ceux qui jouissent

d'une position sociale élevée acquise indistinctement par la détention d'une

fortune, d'un pouvoir, d'un savoir, ainsi que par la reconnaissance que ces

acquis procurent aux yeux d'autrui. Cette appartenance se traduit par

l'adoption d'un certain nombre de comportements signifiants : attitude

vestimentaire, écriture, style d'habitat, maniement des armes, usage

funéraire, etc. Parler d'intellectuel, c'est également se placer dans une

perspective moderne, cette notion, née de l'affaire Dreyfus en 1890, était

apparue pour désigner un ensemble d'individus dont la spécificité était

d'appartenir au monde des sciences et du savoir. Dans l'acception utilisée

les "élites intellectuelles" désignent plus singulièrement l'ensemble des

individus pour lesquels l'étendu des connaissances avait conduit à une

progressive intégration au sein des plus hautes sphères du pouvoir (en

qualité de vizirs, qadi…). Par le terme religieux il sera traité de l'ensemble

du groupe des derviches soufis, qui par son action constituera

véritablement l'élite religieuse de ces deux premiers siècles d'histoire

ottomane.

Toutefois traiter des élites intellectuelles et religieuses des deux

premiers siècles ottomans n'est pas chose aisée. En effet on se trouve, pour

cette période, dans une situation d'extrême pénurie documentaire. Pour

pallier à cette lacune, nous utiliserons donc pour méthode de recherche la

technique d'analyse que constitue la prosopographie. Cette technique

d'analyse, particulièrement utilisée par l'historiographie moderne, repose

Page 13: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

sur la constitution de la biographie commune d'un groupe à travers les

itinéraires particuliers des individus qui le compose. Ainsi l'ouvrage de

Tashköprüzade Ahmed, qui recense depuis la fondation de la dynastie

ottomane les personnalités les plus remarquables qui se succédèrent, tant

dans les domaines intellectuels que religieux, constituera-t-il un point de

départ pour regrouper ces différentes personnalités. Les informations

contenues dans cet ouvrage seront ensuite confronter aux sources

ottomanes et ce afin de parvenir avec le plus d'exactitude possible à la

réalité historique des faits qui permettra au mieux de constituer la

biographie de ces deux groupes sociaux.

Approche du problème

On remarque deux approches historiques distinctes : l'une plus

ancienne (elle remonte à la deuxième décennie du XXème

siècle), témoin

des idéologies dominantes de son temps, retenait une approche teintée de

nationalisme et de discours des races, l'autre plus récente s'efforce

d'étudier l'évolution de ces groupes dans leur environnement social.

La première approche historique se développa au lendemain de la

première guerre mondiale, période d'intense bouleversement s'il en est, qui

vit le développement des études historiques turques, selon leur acception

moderne. Cette recherche fut marquée par les travaux de Fuat Köprülü qui

devait influencer plusieurs décennies de chercheurs turcs. Selon cet auteur

c'est à leur qualité tribale que les Turcs devaient d'être parvenus à fonder

un empire. Le rôle de l'élite religieuse fut alors d'apporter une assise

spirituelle à ce processus. Un second historien, d'origine anglaise, H. R.

Gibbons, élabora une thèse dans laquelle il maintenait qu'une nouvelle

race issue du mélange entre les païens turcs et les chrétiens grecs joua une

part décisive dans la construction de l'état et que les éléments créatifs qui

furent influent dans ce processus pourraient être attribués aux éléments

grecs et non pas aux asiatiques. Cette approche, qui devait perdurer

plusieurs décennies, minorant le rôle des turcs n'était pas pour engager la

recherche vers une étude approfondie des structures de la société turque et

ce faisant de ces élites. Seul son discordant dans cet exacerbation

idéologique, la contribution de Franz Babinger, qui au demeurant

perdurera jusqu'à ce jour, mettait en exergue l'idée selon laquelle l'Islam

version turque était une religion aux croyances de nature éclectique et que

les Turcs eux-mêmes étaient ouverts à toutes sortes d'influences. Cette

recherche permettait d'apporter des précisions sur la nature de l'Islam tel

qu'il était pratiqué chez les premiers turcs et ce faisant du rôle et de la

formation de leurs élites religieuses et intellectuelles.

La seconde approche historique, qui verra son point d'orgue au début des

années 1980, avec en chef de file Khalil Inalcik, sera caractérisée par

l'adoption de techniques de recherches modernes et s'opposera aux thèses

antérieures de Köprülü et de Gibbons par une plus grande mise en

contexte de la situation telle qu'elle était vécue dans l'Anatolie médiévale

au sein des éléments dynamiques actifs dans chaque sphère de la société.

L'élite religieuse et son environnement

Page 14: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Les recherches à ce sujet ont fait l'objet d'un certain nombre de

publications qui s'inscrivent dans une problématique commune : celle du

débat plus général sur l'origine de l'empire ottoman. En effet, le rôle des

religieux derviches soufis dans la conquête de territoires (rôle des

derviches soufis sur les marches de l'empire) et dans la colonisation des

terres conquises par le biais du système de waqf a particulièrement attiré

l'attention des chercheurs.

Toutefois dans ces recherches force est de constater que le groupe

des derviches est rarement étudié pour lui-même mais davantage dans sa

relation avec l'Islam. Ainsi loin de se soucier du groupe des derviches pris

en tant que tel le problème soulevé est surtout celui de connaître le degré

d'hétérodoxie ou d'orthodoxie de ces religieux. Les recherches d'Irène

Mélikoff et d'Ahmet Yasar Ocak sont à ce titre très représentatives de ce

courant de recherche. Ces deux chercheurs mirent en avant l'importance de

la nature syncrétique de l'hétérodoxie turque. I. Mélikoff mettant en

exergue l'importance du rôle du shamanisme dans l'Islam des premiers

turcs. Point de vue partagé par A. Y. Ocak.

C'est donc davantage dans la définition du rôle dont étaient investis

au sein de la société ce qui dans notre étude, à l‟instar de Tashköprüzade,

seront désignés sous le qualificatif de sheikh et dans la recherche de la

nature de l'Islam tel qu'il était pratiqué chez les premiers turcs que ces

recherches furent menés, négligeant dans le même temps tout une série

d'aspect que notre recherche tentera de mettre en lumière tels que:

le développement ou non d'une hagiographie (velayetname ou « vie d‟un

veli (de l‟arabe wâli : ami de Dieu) »), marque de la cohésion d'un groupe

qui s'ancre dans une mémoire commune;

- les liens qui assuraient la cohésion du groupe des derviches (liens

d'éducation, d'amitié, de fraternité ou de prière).

- la sainteté comme élément de distinction d'un grand nombre d'entre

eux et les cultes privilégiés qui étaient rendus aux saints;

L'élite intellectuelle et son environnement

Dans le domaine intellectuel, force est de constater que ce thème

n'a été que très faiblement exploité par la recherche. De récentes études

turques ont permis de pallier cette lacune. Ces recherches ont été menées

dans le cadre plus large sur les centres d'éducations ottomans, les

madrasas. Elles s'inscrivent également dans le débat sur l'origine de la

dynastie ottomane. Ainsi on observe que dans chaque lieu nouvellement

conquis était construite une madrasa. Ces madrasas avaient pour fonction

de pourvoir la dynastie ottomane en hommes susceptibles d'assurer les

fonctions d'administration.

Ce système hérité des Seldjoukides fut inauguré par le sultan

Orhan al-Ghâzî qui en construisit une après la conquête de Nicée. La

recherche turque s'est également largement penchée sur le système de

financement de ces madrasas, sur les sciences qui y étaient enseignés, sur

l'origine ethnique et sur les lieux d'études où ces membres étaient formés,

Page 15: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

sur la proximité qui existait entre les différents intellectuels qui y

enseignaient et les sultans au pouvoir, enfin sur l'implication des différents

sultans dans la politique éducative de l'état. Notre thèse se consacre

principalement à étudier l‟élite intellectuelle dans son rapport au savoir :

- Quels étaient les ouvrages étudiés, les enseignants côtoyés, les

pays visités dans le but d‟acquérir de la science ?

- Quelle était leur relation avec leur institution de prédilection : la

madrasa ?

- Quelle était la teneur des débats idéologiques qui avaient alors

cours à cette époque ?

Notre recherche qui est dans sa dernière phase actuellement a permis de

répondre à l‟ensemble de ces questions. Une de ces premières conclusions

consiste à démontrer qu‟il est nécessaire de nuancer la distinction qui est

faite de ces deux groupes qui loin de vivre dans deux univers séparés se

rejoignent sur un certain nombre de point voire parfois se mêlent. Il n‟est

ainsi pas rare de voire un sheikh devenir un „alim reconnu et partager

comme lui les prérogatives de l‟enseignement au sein d‟une madrasa ou

les fonctions de qadi (juge).

LEGISLATION LIBANAISE RELATIVE A L’ARAK (Le

Commerce et l’Industrie et de l’Arak du Mandat français à

1950) Rudyard KAZAN, sous la direction de Randi DEGUILHEM

Mon intervention portera sur une partie des résultats de mes

recherches effectuées sur « Le Commerce et l‟Industrie de l‟arak (libanais)

du mandat français à 1950» sujet de ma thèse de doctorat en histoire. La

partie que je traiterai concernera la « la loi relative à la fabrication de

l‟arak et l‟alcool d‟industrie au Liban » qui date de mai 1937 donc du

temps du mandat. Ce sujet est d‟autant plus original qu‟il n‟a jamais été

traité auparavant. Etrangement, aucun auteur n‟a essayé de démontrer les

lacunes et défauts de cette loi sur l‟arak laquelle définit le terme comme

un « alcool obtenu par la fermentation du raisin et distillé avec la semence

d‟anis » (art. 1) et stipule que « tout arak qui aurait été préparé autrement

ou à partir d‟autres substances sera considéré comme falsifié » (art. 2).

On est en droit de se demander ce qui a amené le législateur

libanais à promulguer pareille loi. Par exemple on peut se demander les

raisons qui l‟ont amené à imposer le raisin (comme matière première) pour

la fabrication de l‟arak. Le terme d‟ailleurs révèle divers genres d‟alcools.

En fait le terme arak est dérivé de l‟arabe qui veut dire « sueur ».

Par ce terme, les Arabes voulaient indiquer le distillat obtenu de l‟alambic.

Morewood affirme, en se référant aux linguistes de son époque, c‟est-à-

dire au XIXe siècle, que les dialectes de l‟Orient se ressemblent et tirent

leur origine du Sanskrit8. Donc il ne serait pas étonnant de voir le terme

8 Samuel MOREWOOD, A philosophical and statistical history of the inventions and

customs of both ancients and moderns nations in the manufacture and use of

Page 16: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

arak, revêtant des sens différents il est vrai, paraître en Chine, en Inde, et

dans l‟Empire Ottoman dont le Liban faisait partie. Ainsi Morewood

élabore un tableau quantitatif relatif à la production, la consommation et

l‟exportation de l‟arak en Inde – fait à partir du jus fermenté de noix de

coco - qui devance celles du Gin, brandy et autres boissons alcooliques9. Il

nous donne aussi une idée quantitative sur la consommation de l‟arak en

Chine, au Ceylan et à Siam (fait à partir du riz) en Java (à partir de la

mélasse) et en Corée (à partir du grain de millet)10

.

La fabrication de l'arak comprend 4 opérations successives :

- La production d'un liquide sucré appelé moût.

- La transformation de ce liquide sucré en liquide contenant de

l'alcool ; cette transformation s'appelle la fermentation.

- L'extraction de l'alcool du liquide alcoolique obtenu ; elle se fait

par la distillation.

- La séparation de l'alcool pur des impuretés qui l'accompagnent ;

cette opération s'appelle rectification.

L'adjonction d'anis se fait généralement durant la seconde

distillation ou la rectification. Il est souhaitable de macérer l'anis dans le

flegme durant une certaine période avant la distillation.

Ainsi avant (et après) la promulgation de ladite loi on pouvait trouver

(et on trouve toujours) sur le marché libanais une variété d‟araks qu‟on

peut classifier en 4 catégories :

- Première catégorie: L‟arak de raisin fait avec de la semence d‟anis

c‟est-à-dire conformément à la loi.

- Deuxième catégorie : le «blended » l‟auteur a emprunté ce terme

du vocabulaire relatif au whisky. En effet, la plupart des whiskys

commercialisés sont des blended c‟est-à-dire un mélange de malt

et d‟alcool neutre, car l‟alcool neutre rend le whisky moins rêche

au palais). Ainsi un «blended arak » est un mélange d‟alcool de

raisin distillé de manière traditionnelle et un alcool neutre de

mélasse. Comme pour le whisky, cet arak, bien qu‟interdit par la

loi, est apprécié par bon nombre de personnes qui le trouvent

meilleur que l‟arak de raisin.

- Troisième catégorie : l‟arak produit avec de l‟alcool neutre et de

l‟anéthol : bien que de mauvais goût cet arak ne peut être nocif ou

mauvais pour la santé car l‟alcool neutre, s‟il enlève tout le bon

goût à l‟alcool, il le dégage aussi de toutes les impuretés. La vérité

oblige à dire qu‟il est moins nocif pour la santé que l‟arak produit

conformément à la loi.

- Quatrième catégorie : les « tords boyaux » produits avec on ne sait

quel alcool et mélangé à froid (ala al-bared), c‟est à dire sans

distillation. Cet arak est dangereux pour la santé, car l‟alcool utilisé

pour sa fabrication serait frelaté et donc contenant du méthanol

substance qui pourrait causer la cécité si pris à grande dose Durant

inebriating liquors, London, 1838,p.140 (L’auteur de cette thèse a lu l’ouvrage sur le site internet http://www.openlibrary.org/details/inventionscustom00morerich) 9 Ibid. p. 162

10 Ibid. pp. 183,185,187,194, 232, 237

Page 17: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

le mandat, surtout avant la promulgation de la loi, les deux-tiers de

la consommation de l‟arak étaient fabriqués selon cette méthode11

.

Partant de là, la première catégorie, c‟est-à-dire l‟arak produit selon la

loi, et même la seconde – le blended - peuvent être définis comme étant

une eau-de-vie anisées. Les deux dernières catégories évoquées ci-dessus

sont des spiritueux s‟apparentant à l‟anis.

Ce n‟est qu‟en …1999 que l‟Etat a clarifié les choses. En effet le 9

décembre 1999, le gouvernement de Sélim Hoss promulgue un décret qui

apporte un bouleversement fondamental : il distingue l‟ « arak » de

l‟ « arak de raisin » permettant ainsi d‟appeler arak un alcool fait sans

fermentation de raisin ; il permet également l‟utilisation d‟autres saveurs

que les grains d‟anis (réglisse, huile d‟anis,…).

Bien que les connaisseurs en la matière affirment qu‟un arak de

raisin est supérieur à un arak à base de grain, et je suis d‟accord avec eux,

la raison serait d‟ordre économique : en effet, c‟est en partie

l‟augmentation de la superficie du vignoble syrien qui freina l‟exportation

du raisin libanais en Syrie. Donc, il fallait trouver un autre débouché,

l‟arak en l‟occurrence. De plus la baisse des cours de sucre au début des

années 1930 entraîna la régression de l‟industrie du Debs (miellé de

raisin)12

. Il faudrait ajouter aussi la concurrence des vins de Chypre

(souvent frelatés) et de Palestine (notamment de la colonie juive Richon le

Zion), la consommation croissante de la bière (qui aurait été introduite par

les Français comme boisson de consommation courante provoquant la

création de brasseries13

) et l‟augmentation des charges fiscales grevant la

vigne et ses dérivés dans un proportion rendue de plus en plus abusive par

la baisse croissante des cours de ces produit14

.

Toutefois, c‟est surtout la naissance de l‟arak industriel (dénommé

à tort arak artificiel par opposition à l‟arak naturel de raisin) qui est à

l‟origine de cette loi. En effet l‟importation d‟arak à base de grain de

l‟étranger (surtout des îles colonisées par les Hollandais) a fait l‟objet

d‟une controverse entre le consulat de Hollande et le journaliste Néry de la

revue libanaise d‟expression française Le Commerce du Levant qui dans

différents articles était outragé que les autorités n‟accordent pas la même

attention à l‟industrie et le commerce des alcools au même titre que celles

du tabac et de la sériciculture15

.

Ainsi, l‟industrie de l‟arak ne semblait pas attirer l‟attention de

l‟Etat. Ce dernier fait est d‟autant plus étrange que dans « l‟exposé

des motifs » relatif au projet de loi sur l‟arak, le gouvernement libanais

admettait l‟importance de la vigne qui occupait la troisième place, selon

lui, et affirmait que la raison principale de son déclin était l‟importation de

l‟alcool frelaté16

. De même, dans un des articles du Commerce du Levant

signés Néry cités ci-dessus l‟auteur écrivait que « dans l‟ordre

d‟importance de nos ressources la vigne passe bien avant le tabac. Les

11

Commerce du Levant du 19 juillet 1935, p. 1 12

Philip KLAT, « Le problème de l‟alcool au Liban » 13

25 ans de mandat, p. 70 14

Philip KLAT Op. Cit. 15

Commerce du Levant du 12, 19, 29 mars 1935 et du 26 septembre 1934 16

Décret N 1280/EC du 11 décembre 1936 relatif au projet de lois ayant pour

but la protection de la viticulture.

Page 18: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Etats sous mandat comptent 26 000 hectares plantés de vignes contre 1

800 hectares plantés de tabac », ajoutant plus loin que « notre vignoble fait

vivre 50 000 mille paysans alors que la culture de tabac n‟en fait pas vivre

10 000 ». Il affirmait aussi que « le Liban qui aurait du être le pays

d‟origine unique de l‟arak, recevait par dizaine de tonnes de l‟arak

synthétique de Hollande 17

». Aussi les 4 distilleries (Bhamdoun dans la

Montagne libanaise, de Melissinde à Tripoli de Jal el Dib et de Dora, deux

régions situes dans la banlieue nord de Beyrouth) existant au Liban au

début des années 30, produisaient un arak industriel préjudiciable aux

distillateurs / viticulteurs de la ville de Zahlé18

, les seuls à pouvoir

s‟organiser en syndicat en 1929. D‟ailleurs c‟est surtout à instigation du

député de cette ville, Elias Skaff, lequel subissait sans nul doute

l‟influence des agriculteurs de la région, que la question a été débattue au

parlement19

.

Même avant la l‟élaboration de la dite loi, le Haut Commissariat

avait pris certaines mesures : l‟arrêté 42/LR du 6 février 1935 qui a relevé

sérieusement les droits applicables aux vins étrangers et l‟arrêté 51/ LR du

2 mars 1935 qui a relevé également d‟une façon notable les droits sur les

araks importés. Mais si la première de ces mesures protège d‟une façon

efficace l‟industrie vinicole et par voie de conséquence la viticulture

locale, la seconde est tout à fait insuffisante pour protéger l‟industrie de

l‟arak. Mais l‟autorité mandataire avait protégé l‟alcool national par

l‟arrêté N° 924 du 27 mars 1927 relevant les droits de douane perçus sur

les alcools étrangers de 25 à 325 %. Mais les distilleries industrielles

pouvaient produire à bon compte de l‟alcool dénaturé.

En analysant les deux premiers articles de la loi, l‟on remarque

qu‟elle comporte de véritables lacunes ; ce qui la rend difficilement

applicable, du moins à l‟époque du mandat. En effet la fraude de l‟arak ne

peut être effectivement décelée une fois que le produit a été placé dans le

commerce car l‟analyse chimique à l‟époque ne pouvait distinguer un arak

produit à part entière d‟une matière fermentable autre. Le seul critère que

les analyses du laboratoire pouvaient donner est que l‟arak de raisin

produit aux moyens d‟alambics rudimentaires distillant à 50 ou 60 degré

GL contenait toujours des traces d‟aldéhydes et de furfurol. Mais les

distilleries industrielles contournaient cette difficulté en distillant à bas

degré en en laissant volontairement dans les araks qu‟ils obtenaient des

matières étrangères susceptibles d‟assimiler aux yeux des chimistes, leurs

produits à des araks de raisin20

.

La loi aurait du préciser le type d‟alambic à employer pour la

distillation à l‟instar des eaux-de-vie de qualité français (cognac, armagnac

et calvados). Par ailleurs la loi n‟est pas très explicite quant à la matière

principale dont devrait être tiré l‟arak. Ainsi on pouvait produire un arak à

base de raisin sec ou même de marc de raisin sans enfreindre la loi.

17

Le Commerce du Levant, 12 mars 1935, p.1 18

Commerce du Levant, 26 septembre 1930 19

Journal Officiel, Chambre des députés, Première session ordinaire, séances

du 5,13 et 27avril 1934. 20 Néry, « Les difficultés de protection du vignoble libanais », Le commerce du

Levant, 13 juin 1945, p1.

Page 19: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Une seconde interrogation mérite aussi d‟être soulevée. C‟est celle

de l‟autorité mandataire : quel avantage avait cette autorité à voir la

promulgation d‟une pareille loi alors que l‟ouverture des distilleries

nationales se faisait en partie grâce à des capitaux français ? Ceci est

d‟autant plus vrai que la grande partie du matériel des distilleries était de

construction ou de conception française21

.

Il ne faudrait pas oublier d‟ajouter que les officiers Français du

Haut-commissariat ont importé aussi le problème de chez eux. En effet à

l‟époque en France une lutte âpre se déroulait entre les partisans des

alcools de betteraves et ceux de la vigne, lutte que le bon sens voulut que

ce soit les premiers qui l‟emportassent ; mais ce sont les seconds qui

obtinrent finalement gain de cause22

. Signalons à titre d‟exemple, qu‟en

1921, le responsable des services économiques, un certain Capitaine

Grandcourt, avait établi un rapport dans lequel il signalait la détresse

engendrée par l‟industrie viticole au Liban, détresse engendrée selon lui

par l‟apparition sur le marché de l‟arak industriel23

.

Evolution urbaine d’Alexandrie à l’époque ottomane, 1517-

1811. Valentine DURAND-SKHAB, sous la direction de Michel TUCHSCHERER

Alexandrie était sous les Mamelouks une ville frontière « thaghr »

qui devait faire face à de multiples crises, conséquences d‟attaques par la

mer (les chrétiens Chypriotes la mirent à sac en 1365), de la peste qui y

sévit à de multiples reprises, ou encore de la dégradation de la situation

économique de l‟empire mamelouk qui à la fin du XIVe-début XV

e siècles

y laissait de profondes empreintes.

Avec la conquête ottomane en 1517, une nouvelle conception de

son espace s‟imposait. Elle était intégrée à l‟empire qui progressivement

s‟étendait jusqu‟à la province d‟Alger et devenait alors une base navale à

partir de laquelle l‟empire allait imposer son hégémonie sur la

méditerranée orientale.

Alexandrie est un site particulier : elle est située au bord de la mer

et s‟ouvre au nord sur une langue de sable qui reliait la ville à l‟intérieur

des remparts à l‟ancienne île du Pharos. Elle a donc deux ports, un à

l‟ouest et l‟autre à l‟est. Alexandrie comptait trois portes : celle de la

marine (bâb al-bahr) qui ouvrait sur la péninsule et sur les ports, la porte

de Rosette ouvrant sur l‟orient, donnait accès à la vallée du Nil et à la

capitale, et la porte du jujubier qui reliait la ville aux routes caravanières

du Maghreb.

21

25 ans de mandat, p. 71 22

Lire à ce sujet Roger AUMAGE, Le régime économique de l‟alcool, Thèse

pour le Doctorat, Université de Paris, Faculté de Droit, Paris, Domat-

Monchréstien, 1936 23 Journal Officiel Libanais.République Libanaise, Chambre des Députés, Troisième législature, 1ère session extraordinaire, Séance du vendredi 23 avril 1937.

Page 20: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

La ville intra-muros lors de la conquête ottomane était assez

réduite. Quelques noyaux d‟habitations s‟étiraient le long des portes de la

ville et des grands axes, entre ruines et jardins. Les activités économiques

étaient essentiellement rassemblées autour du port oriental et de la douane

installée à proximité de la porte de la Marine (bâb al-bahr).

Très vite, avec l‟arrivée des nouveaux occupants et leurs activités

portuaires, la presqu‟île a connu un essor rapide. Alexandrie accueillait

désormais la flotte ottomane dans son port occidental, un arsenal y était

construit dès les années 1520. La ville devenait un sandjak placé sous

l‟autorité d‟un qabudân, amiral relevant du grand amiral de la flotte et non

pas du gouverneur de l‟Egypte. Les nouveaux arrivants allaient s‟installer

dans les diverses forteresses de la ville et autour de l‟arsenal.

Si la presqu‟île comptait quelques constructions avant la conquête

ottomane, notamment des lieux de cultes et des habitations, elle allait

bientôt concentrer toutes les activités de la ville. La douane selon les récits

des voyageurs comptait deux points de contrôle, le principal situé à la

porte de la marine et le second dans le port est à l‟extérieur des murailles,

au ponton de débarquement des navires. Vers le premier tiers du XVIIe

siècle il semble que le second ait pris l‟ascendant sur le premier 24

. Dès le

dernier quart du XVIe siècle, les activités économiques se sont

développées dans le quartier du port est avec l‟établissement des marchés,

wikâla-s, boutiques et entrepôts25

. Les activités commerciales ont pris un

nouveau souffle avec la reprise du commerce des épices à partir de la mer

rouge dans les années 1540 et le développement du commerce du café dès

1570. Le commerce a aussi été relancé avec le Maghreb et l‟Europe.

Le centre ancien a peu a peu été abandonné au profit de la

péninsule26

, pour ne constituer lors de l‟expédition française en Egypte en

1798 que la marge de la nouvelle Alexandrie qui s‟étendait alors sur

l‟ensemble de la presqu‟île.

La ville d‟Alexandrie, si elle évoque à chacun une histoire, un

mythe ou de la curiosité, n‟a pourtant pas été le sujet d‟une étude

24 Nous déduisons pour l’instant cette chronologie relative de deux récits de voyageurs. Le premier de César Lambert daté de 1632 signale la construction d’une nouvelle ville « à l’opposite » de la douane, sur la presqu’île. Ici, la douane comme point de repère essentiel dans la ville est encore située à la porte de la Marine. Le second voyageur, Jean Coppin en 1638 situe le bâtiment de la douane sur la plaine, au lieu du débarquement des navires. Documents rassemblés par O. Sennoun et consultables sur le site www.cealex.org. 25 Sinân pasha, nommé gouverneur d’Egypte une seconde fois en 1571 va établir un grand waqf à Alexandrie. Il va construire une wikâla, un bain et de nombreuses boutiques dans le quartier de la porte de la Marine, ainsi qu’une autre wikâla, une mosquée et des boutiques dans le quartier du port est. Un document du tribunal d’Alexandrie de 1588 fait acte d’un ordre donné aux commerçants louant les boutiques de Sinân pasha dans la ville intra-muros de revenir dans ces mêmes boutiques qu’ils ont quitté pour s’installer sur la péninsule, causant ainsi un manque à gagner pour le dit waqf. 26 M.Tuchscherer, «Bâb al-Bahr ou Porte de la Marine, un quartier commercial en déclin dans Alexandrie intra muros (1550-1650) », à paraître.

Page 21: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

systématique, excepté pour la période antique et le XIXe siècle. C‟est ce

constat qui est à l‟origine de l‟intérêt grandissant qu‟elle suscite. Pour

comprendre ce mécanisme de déplacement du centre urbain vers la

presqu‟île, il ne faut pas ignorer l‟avant conquête ottomane, ni son

caractère principal. Alexandrie est un carrefour, religieux, culturel,

commercial, entre mer et terre, orient et occident. Sur la route du

pèlerinage des deux villes saintes de l‟Islam, des monastères et refuges

pour pèlerins s‟étaient installés sur la péninsule, hors les murs.

Les dynamiques complexes qui ont poussé à l‟établissement d‟une

nouvelle ville sur la péninsule du Pharos, si elles sont énoncées, ne sont

cependant pas complètement définies. Militaires, économiques…

évidemment. Mais pas exclusivement. Il s‟agit donc dans ce travail de

tenter de comprendre ce qui a motivé ce déplacement du centre urbain, de

cerner qui ont été les protagonistes et selon quelles modalités s‟est opéré le

glissement, des habitations d‟abord, puis des activités et des institutions.

La Description de l‟Egypte rendant compte de l‟expédition menée

par les troupes de Bonaparte nous a laissé un plan de la ville précis, mais

hélas muet. Presque aucun toponyme n‟y apparaît. Il s‟agit donc aussi de

travailler sur la topographie et la toponymie.

Pour cela, j‟ai bénéficié de plusieurs outils et sources dont une base

de donnée réalisée dans le cadre du projet « Alexandrie cité portuaire

méditerranéenne à l‟époque ottomane » coordonné par M. Tuchscherer,

association entre divers centres de recherche, le CEAlex, l‟IFAO,

l‟IREMAM et le CEDEJ.

Cette base de donnée rassemble plus de 10 000 documents du

tribunal d‟Alexandrie de 1550 à la fin du XIXe siècle. J‟ai pour ma part

essentiellement travaillé sur les actes de waqf (institution d‟un bâtiment ou

autre en bien de rapport dont les bénéfices sont alloués à une œuvre plus

ou moins charitable : entretien d‟un édifice religieux, d‟une école,

remplissage des fontaines publiques, rente à un particulier…) et les actes

de transactions immobilières (achat/vente, location, héritage).

Cette documentation, nombreuse et diverse, nous renseigne sur

différents points. Elle nous permet d‟établir une typologie du bâti (habitat,

commerce, lieux de culte…), d‟appréhender la toponymie de la ville

(quartiers, marchés, édifices religieux…), les éléments qui la constituent et

les équipements dont elle était dotée (hammams, moulins, fours,

cafés…)… Mais aussi sur le marché immobilier de la ville (les prix

pratiqués pour la vente ou la location d‟un bien selon le quartier et une

époque donnée), les activités liées à un bâtiment ou a une zone (entrepôt

des peaux, marché aux céréales, aux bijoux, moulin à huile…), ou encore

sur les habitants de la ville, leur métier, leur confession, leur origine…

De multiples cartes ont de plus été mises à ma disposition par le

CEA. C. Shaalan, topographe au CEA, a réalisé un outil essentiel pour le

repérage des toponymes sur la carte : la superposition de la carte de la

Description de l‟Egypte et du cadastre de la ville des années 1940.

Enfin, récits de voyageurs, vues et plans multiples enrichiront les

informations dont je dispose.

Page 22: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

A partir de ces données, j‟ai commencé à repérer sur une carte,

pour la péninsule au XVIIIe-début XIX

e siècles, quelques deux cent

cinquante bâtiments sur près de trois milles objets répertoriés à partir de la

documentation. Cette première étape m‟a permis de fixer un certain

nombre de points de repère à partir desquels je peux opérer une régression

dans le temps.

Dans un second moment, je souhaite établir, dans la mesure du

possible, une chronologie relative du bâti par une analyse morphologique

du tissu urbain qui mettra en évidence la logique du développement de la

nouvelle Alexandrie et les noyaux à partir desquels elle s‟est urbanisée.

Outre la répartition des activités dans la ville, la mise en évidence

des axes de circulation et des réseaux viaires, des équipements des

différents quartiers (…), il me faut déterminer des moments de rupture

signifiants rendant compte de l‟évolution de la ville. Nous intéressant à

une structure matérielle en permanente évolution (la ville) une unité de

base, le bâti, pourrait constituer notre point de départ. L‟habitation est, par

excellence, le lieu d‟expression de la spécificité culturelle et socio-

économique d‟une population. Par une analyse typologique et sémantique,

nous pourrons, je l‟espère, établir des corrélations spatio-temporelles entre

différents éléments bâtis faisant sens et les éprouver au regard de l‟histoire

de la province ou de l‟empire.

On remarque, sans analyse systématique encore, qu‟au XVIe siècle

l‟habitation principale sujette à transaction est le hawsh, le dâr semblant

plus spacieux. Au XVIIIe siècle, le dâr est très présent tandis que le hawsh

a presque disparu. On remarque aussi que les nombreux bains publics

présents dans la ville intra-muros semblent laisser la place au XVIIIe siècle

à un grand nombre de bains privés à l‟intérieur des grandes demeures de la

péninsule. Les différents éléments structurels de l‟habitat ou de la ville

devraient donc constituer des indices de développement et d‟évolution

sociaux, économiques et culturels.

Toujours dans cette optique de repérage de points de rupture, on

note que les individus acteurs du nouveau marché immobilier de la

péninsule au XVIe-début XVII

e siècles portent, pour une grande part, des

noms turcs et des grades de l‟armée ottomane. Par la suite, on note le

développement d‟une élite commerçante d‟origine maghrébine,

principalement installée dans le centre commercial de la nouvelle

Alexandrie, dans le port est, autour de la douane.

Toutes les informations tirées de nos diverses sources sont bien

entendu à replacer dans leur contexte de production.

Dans ce travail d‟analyse de l‟espace alexandrin à l‟époque

ottomane (XVIe-début XIX

e siècle), nous suivrons donc deux logiques :

celle de la production de l‟espace, à la base de tout travail ultérieur, et

celle de l‟usage qui en est fait. Logique d‟investissement immobilier avec

la constitution de véritables « empires commerciaux » et de réseaux

tentaculaires s‟étendant de la méditerranée orientale et de la mer rouge au

Maghreb, ou initiative individuelle d‟un artisan, Alexandrie à l‟époque

ottomane est contrairement à ce que l‟on a cru jusqu‟ici, une ville

dynamique, renaissante avant l‟explosion urbaine qu‟elle va connaître

sous Mohamed Ali.

Page 23: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Historicisme et nationalisme. La conformation et

transformation du discours sur l'histoire de l'Egypte entre

1868 et 1922 Elka CORREA, sous la direction de Ghislaine ALLEAUME

Les premières décennies du XIXème siècle sont celles de l‟émergence de

nouvelles nations d‟abord en Amérique Latine, puis à l‟intérieur de

l‟Empire Ottoman avec la Grèce et durant la deuxième moitié du siècle

l‟Italie et l‟Allemagne se constituent comme des nations modernes. Peu à

peu, tout au long du siècle, le nationalisme devient l‟idéologie dominante

de la modernité. Pour cette raison, plusieurs auteurs comme Benedict

Anderson, Ernest Gellner ou Eric Hobsbawm parmi des autres, consacrent

leurs ouvrages à l‟analyse du nationalisme comme expression politique de

la modernité.

Benedict Anderson, dans Imagined Communities. Reflections on

the Origins and Spread of Nationalism, affirme que la nation est une

« communauté politique imaginée », qui doit ses origines au fait que des

conceptions culturelles comme l‟idée de communauté religieuse ou la fin

des lignages dynastiques perdent leur force. Par ailleurs, des traits

caractéristiques propres à la modernité comme la presse écrite font leur

apparition. La presse devient ainsi un phénomène social révolutionnaire,

dans la mesure où, à travers ce moyen de communication, des êtres

humaines sont amenés à faire connaissance dans leur vie, peuvent partager

un sujet en commun. Et c‟est cet intérêt commun qui donne cohérence à la

communauté imaginaire que serait la nation.

Pour d‟autres auteurs, dont Ernest Gellner dans Nations et

nationalisme, le nationalisme doit ses origines au fait que c‟est l‟Etat qui

est le détenteur de l‟éducation, et de cette manière les gouvernements des

différentes nations créent et imposent une culture homogène. Le

nationalisme est aussi une réponse culturelle pour satisfaire aux besoins de

la modernité. Quant à Eric Hobsbawm, il défend l‟idée que le nationalisme

est né avec les classes moyennes qui cherchaient à préserver leur mode de

vie traditionnelle. Aussi, le nationalisme est-il le résultat du remplacement

de l‟aristocratie par la bourgeoisie comme classe dominante.

Tout au longue du XIXeme

et XXeme

siècle, on a donc la naissance

de nouvelles nations, ou selon Anderson, on voit « inventer » des nations.

Tous les éléments antérieurs se trouvent à l‟origine du nationalisme et

suite à la Révolution française, il commence à se répandre partout dans le

monde. Selon Elie Kedourie, le nationalisme est une exportation

européenne, même si dans sa forme pratique il est né dans les colonies

américaines. Tous les historiens sont d‟accord sur le fait que le

nationalisme est une manifestation propre de la modernité. Mais la plupart

des auteurs qui se consacrent à ce sujet, ne mettent pas suffisamment

l‟accent sur les racines intellectuelles de ce phénomène qui, au niveau

Page 24: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

politique, historique et sociologique est indissociable de la modernité.

Voilà ce qu‟en dit Benedict Anderson : « The « political » power of

nationalisms vs. their philosophical poverty and even incoherence. In

other words, unlike most other isms, nationalism has never produced its

own grand thinkers: no Hobbeses, Tocquevilles, Marxes or Webers ».27

(Le pouvoir “politique” des nationalismes vis à vis leur pauvreté

philosophique et même que leur incohérence. En d‟autres termes, à la

différence des autres « ismes », le nationalisme n‟a jamais produit ses

propres grands penseurs : il n‟a jamais eu un Hobbes, un Toqueville, un

Marx ou un Weber).

Dans ma thèse, je conteste cette idée. Le nationalisme moderne est

un produit spécifiquement allemand et ses racines intellectuelles sont en

relation directe avec la façon dont il s‟est répandu partout dans le monde.

Aussi, le nationalisme entretient une relation très étroite et indissociable

avec une révolution épistémologique profonde qui est l‟historisme

romantique.

Le nationalisme, qui se fonde sur la territorialité, l‟unité ethnique et

linguistique et qui exalte le particularisme trouve son expression la plus

exaltée dans les ouvrages des penseurs allemands comme Herder ou

Fichte. Ainsi, les fondements de la nation moderne vont au-delà du sens

juridique et politique propre des Lumières. La nation moderne cherche à

se distinguer des autres, parce qu‟elle est différente, elle a ses spécificités

propres qui la rendent unique. Un des problèmes, pour le nationalisme

moderne, est que, même si on trouve certaines caractéristiques uniformes

et communes à tous les individus, il y reste de nombreuses autres qui ne le

sont pas. Ainsi, pour rendre une nation originale et différente des autres,

pour « l‟inventer », pour qu‟elle soit légitime, pour qu‟elle ait une raison

de devenir nation, à part son propre territoire, elle doit avoir une histoire.

Cette construction de l‟identité nationale est en relation étroite avec ce qui

se produit dans le domaine intellectuel en Europe.

Pendant le XIXeme siècle, l‟historisme est la manière à travers

laquelle on interprète le monde. Les nations, la nature, la Terre et même

l‟Univers trouvaient leur explication la plus complète dans l‟histoire.

Grâce à cette nouvelle sensibilité des disciplines se développèrent en

relation avec le passé, comme la philologie ou l‟archéologie. Elles

permirent à leur tour d‟entreprendre l‟étude scientifique des civilisations

anciennes. Ainsi, l‟idée de nation moderne put se construire en se fondant

sur l‟Antiquité et en se servant de l‟archéologie comme base pour

l‟élaboration d‟un discours sur l‟histoire capable de justifier l‟existence de

la nation. Dans le cas de l‟Égypte, cette façon de percevoir l‟histoire et la

nation se manifeste sous plusieurs aspects. De même, on élabore un

discours sur l‟histoire de l‟Egypte depuis l‟Antiquité qui commence à être

diffusé par différents moyens.

Le passé lointain est une des sources principales de légitimité de la

nation. Pour l‟Egypte, c‟est à partir de la deuxième moitié du XIXeme

siècle que l‟Antiquité pharaonique devient une source d‟orgueil national.

27 Bendedict Anderson Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, p. 14

Page 25: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Le phénomène se reflète dans de multiples aspects de la culture, comme

l‟art, la littérature, la manière d‟écrire l‟histoire ou le développement de

l‟égyptologie. Cette façon de percevoir l‟histoire se manifeste sous

plusieurs aspects. Elle marque d‟abord la manière même d‟écrire

l‟histoire, telle qu‟elle apparaît dans l‟ouvrage de Rifâ‟a al Tahtâwî,

Bidâyat al-qudamâ’ wa-hidâyat al-hukamâ’ (1838) qui, pour la première

fois, intègre l‟Égypte pharaonique dans l‟histoire du pays.

L‟éducation devient le véhicule idéal pour que l‟Etat puisse

transmettre les idées sur la nation moderne. Le discours nationaliste se

reflète dans tous les domaines de l‟éducation, mais ce sont surtout

l‟histoire et la géographie sur lesquelles on met l‟accent. La géographie,

c‟est une discipline qui est aussi un résultat du romantisme. Histoire et

géographie ensemble donnent à la nation sa cohérence : son aspect

temporelle comme dans son aspect spatial. Ce n‟est pas par hasard que la

création des Sociétés de Géographie est en relation étroite avec le

développement du nationalisme et du colonialisme. Puis au XIXeme

siècle, toutes les disciplines humaines et sociales se mettent au service de

la nation.

La transformation du discours sur l‟histoire de l‟Egypte se reflète

de manière très remarquable dans l‟évolution de l‟égyptologie. Si, dès le

règne de Mohamed Ali, les premières limites sont posées pour mettre un

terme au pillage des sites antiques, notamment après le séjour en France

de Rifâ‟a al Tahtâwî. Il a été témoin de « l‟égyptomanie » qui s‟est

développée après le déchiffrement des hiéroglyphes par Jean François

Champollion. Le 1er juin 1858, le vice-roi Saïd Pacha nomme Auguste

Mariette ma’mur ou directeur des Services des Antiquités en Égypte. Plus

tard, en 1863, un musée des Antiquités égyptiennes est crée à Boulaq. Il

sera transféré au Caire au début du XXe siècle. Au cours du XIXeme

siècle, l‟égyptologie reste cependant encore entre les mains des étrangers.

Il a fallu attendre 1922 et la découverte de la tombe de Tutankhamon pour

que soient prises des mesures plus strictes de lutte contre le vol des

antiquités.

Mais pour construire l‟Egypte moderne, il ne suffisait pas de

transformer le discours au niveau intellectuel, ou « décoloniser »

l‟égyptologie, il fallait diffuser et façonner le discours sur l‟histoire de

l‟Egypte. Les véhicules qu‟utilise l‟État à cette fin sont la presse écrite,

l‟enseignement de l‟histoire et la production d‟œuvres d‟art. Dans ce

dernier domaine l‟architecture devient très importante. Même si au début

du XXeme siècle, l‟art devient de plus en plus élitiste et commence à

s‟orienter plutôt vers ceux qui peuvent le comprendre que vers les masses,

l‟architecture reste forcément un art au service du peuple. Pour cette

raison, l‟architecture devient un moyen idéal pour transmettre les idées de

la nation moderne.

Mais, l‟Etat recourt à tous les moyens pour diffuser l‟histoire de la

nation. C‟est sous le règne du khédive Ismaïl qu‟il organise pour la

première fois un spectacle public dont le passé pharaonique est le cadre :

la représentation de l‟opéra Aida, en 1871. Bien que le Canal de Suez ait

été inaugurée en 1869, la représentation de ce spectacle a eu lieu deux

années plus tard, à l‟opéra du Caire.

Page 26: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

Il est très intéressant de souligner l‟importance de l‟opéra au cours

de la deuxième moitie du XIXeme siècle et de sa relation avec le

nationalisme moderne. En 1872, Nietzsche écrivait La naissance de la

tragédie, où il faisait référence au développement du génie grec, grâce à la

tragédie. Mais, le penseur allemand ne s‟arrête pas là. Il établit une

relation évidente entre la tragédie grecque et le moment historique où elle

s‟est développée, et la naissance de la nation allemande. Ce philosophe

trouve aussi des éléments apolliniens et dionysiens dans les « drames

musicaux » de Wagner. Dans l‟opéra wagnérien, l‟élément dionysiaque

c‟est la musique, et l‟élément apollinien le drame, lequel fait toujours

référence de manière explicite aux origines lointaines de la nation. Pour

lui, l‟opéra wagnérien est le moyen idéal pour l‟Etat pour arriver à

l‟exaltation totale et complète de l‟esprit de la nation allemande.

Dans Aïda, l‟histoire ancienne est aussi la source du thème de

l‟opéra. Cette exaltation des racines très anciennes est en rapport très étroit

avec un nationalisme de particularités. Bien sûr, en Egypte, il ne prend pas

la connotation raciste qu‟il finira par avoir en Allemagne, mais il est

intéressant de voir comment l‟Etat égyptien essaie de recourir aux mêmes

moyens de diffusion du nationalisme moderne que ceux utilisés en

Europe. Il convient aussi de noter qu‟Auguste Mariette a joué un rôle non

négligeable dans la préparation du spectacle.

L‟Egypte n‟est pas le seul pays arabe qui a pris l‟Antiquité comme

source de légitimation, la Mésopotamie en a fait de même à partir des

découvertes archéologiques de Leonard Woolley. Néanmoins, en Iraq,

c‟est d‟abord le panarabisme qui est mobilisé contre l‟Empire ottoman,

tandis qu‟en Egypte, c‟est le passé préislamique qui devient source du

nationalisme avant le panarabisme. En Egypte, le panarabisme ne devient

une forme de nationalisme que dans les années cinquante.

Si panarabisme et nationalisme sont inspirés de l‟Antiquité, une

autre forme de penser la nation se développe, orientée elle vers l‟idée

d‟Umma islamique. Notre recherche s‟arrête à la naissance

d‟organisations, telles les Frères Musulmans et d‟autres formes de

nationalisme élaborés par les intellectuels égyptiens.

L’éducation de la première enfance en Egypte entre le débat

sociopolitique national et les agendas transnationaux

pendant les gouvernements de Hosny Moubarak (1981-

2008). DIANA Chiara, sous la direction de Ghislaine ALLEAUME

La question éducative est depuis longtemps au centre du débat

public égyptien, mais elle a pris un tour nouveau tout récemment, avec

l‟émergence du secteur préscolaire (jardins d‟enfant et écoles maternelles)

public et privé.

Le phénomène est tout à la fois le produit d‟évolutions sociétales (l‟accès

des jeunes femmes à l‟enseignement supérieur et au marché du travail, la

baisse de la natalité et l‟apparition d‟un marché de l‟éducation) et le

résultat d‟une interaction complexe entre les politiques publiques

Page 27: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

égyptiennes et les agendas des grandes organisations internationales aussi

bien que d‟institutions transnationales et de différents pays donateurs.

A la rencontre entre sciences sociales et sciences politiques, la

problématique s‟insère dans le cadre d‟une analyse sociologique des

politiques éducatives du gouvernement égyptien depuis des années 1980

(prise du pouvoir de Hosny Moubarak en 1981) jusqu‟à aujourd‟hui.

L‟intérêt du gouvernement égyptien pour la réforme du niveau

éducatif préscolaire (jardins d‟enfants et école maternelle, en arabe

hadânât, en anglais Kindergarten 1-2, KG1-2) prend pied à partir des

années 1990 lors de la publication du rapport « First Decade of the

Egyptian Child: Protection and Care (1990-2000) ». Il s‟agit d‟un

programme de développement de l‟instruction primaire incluant aussi le

préscolaire qui officiellement ne représente pas alors une étape de la

pyramide éducative publique. Les principes de la déclaration prononcée

par Moubarak en 1989, coïncident avec les objectifs du projet de

l‟UNESCO Education For All (EFA), lesquels seront ensuite approuvés

par le World Education Forum tenu à Dakar en 2000. L‟initiative

égyptienne, qui vise à donner de la solidité aux fondements d‟un système

éducatif national croupissant dans une centralisation excessive, s‟insère

dans les logiques des plans sociopolitiques de la communauté

internationale qui s‟assignent pour objectifs : «de développer et renforcer

l’éducation de la première enfance avec une attention particulière pour

les enfants défavorisés et déshérités».28

Dès lors, ce sont donc trois acteurs principaux :

1. le gouvernement égyptien,

2. la société égyptienne,

3. les agences internationales (Banque Mondiale, USAID, UNESCO,

UNICEF, UE, et les pays donateurs).

qui exercent une action conjuguée dans un espace national ciblé (Egypte)

sur une problématique de portée à la fois nationale et transnationale,

laquelle encadre le développement de l‟éducation préscolaire.

1) Intervention du gouvernement égyptien

Pays avec un Produit Intérieur Brut (PIB) de $1.490 par personne,

l‟Egypte compte une population de 72.579.030 d‟habitants en 2006, dont

10.224.256 (14.1%) sont des enfants de 0-6 ans et 34.983.045 (48.2%) des

enfants 15-44 ans. Ces deux classes d‟âge sont les plus nombreuses de la

pyramide des âges (6-9 ans : 6.9%; 10-14 ans : 10.7% ; 45-59 ans :

13.7% ; > 60 ans : 6.3%)29

. Le groupe d‟âge qui retient notre attention (0-6

ans) s‟est à lui seul accru de près de 1.3 million d‟enfants par rapport à

1996. Cet indicateur représente une sonnette d‟alarme supplémentaire

pour le gouvernement Moubarak qui, depuis ces dernières années, se

28 “[...] to expand and enhance early childhood education, giving special care to deprived and underprivileged children [...]” (UNESCO EFA, 2002). 29 Selon les résultats du dernier recensement général cités en : DENIS Eric (2007), « Quatorze millions d’Egyptiens en plus depuis 1996. Note analytique sur les résultats provisoires du recensement de 2006 », en Chroniques égyptiennes, Egyptian Chronicles, Enrique KLAUS, Chaymaa HASSABO (dirs), CEDEJ, pp. 18-28.

Page 28: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

consacre davantage à l‟enfance30

, par le biais de la formulation, de la

planification et de l‟application de programmes de réforme.

Le but des interventions gouvernementales est l‟amélioration des

conditions des enfants à commencer par le respect du droit à l‟éducation

préscolaire pour les petites filles comme pour les petits garçons et dans

toute région qu‟elle soit rurale ou urbaine. Sur le postulat de son

importance cruciale pour la formation des jeunes générations, le

gouvernement introduit l‟éducation préscolaire dans ses plans de reforme

et intensifie davantage ses applications juridiques par rapport aux années

1980, époque où il a commencé à se consacrer au secteur des écoles

maternelles publiques (hadânât).

L‟énumération chronologique de certains décrets ministériels ci-dessous

révèle l‟intérêt progressif du gouvernement à l‟égard du sujet :

1. le décret ministériel 154 (1988) concerne l‟organisation des étapes

des hadânât;

2. le décret ministériel 13 (1989) fonde l‟« Administration général de

l‟école maternelle » ;

3. le décret ministériel 230 (1994) porte sur l‟affiliation des hadânât

publiques et privées ;

4. le premier décret ministériel 3452 (1997) régularise la loi sur

l‟enfant ;

5. le décret ministériel 188 (2003) autorise la fondation de

« Childhood Development and Care Center » et d‟une école

maternelle « modèle » auprès de la Cité de l‟Education de

Moubarak (Ministère de l‟éducation, MOE, 2003a)31

;

6. la loi n. 82 (2006) sur la qualité de l‟éducation primaire;

7. le protocole d‟entente Ministère de l‟éducation (MOE) – Ministère

des Solidarités Sociales (MSS) (25/03/2007) portant

sur l‟organisation et l‟amplification des projets pour les hadânât

publiques ;

8. le plan stratégique de réformes (2007/2012) concernant toutes les

phases de l‟éducation inclus les écoles maternelles.

L‟intensification du travail législatif va de paire avec l‟augmentation du

pourcentage du PIB consacré au domaine éducatif (4.8% en 1985-94 ;

5.6% en 1995-2003)32

, du budget étatique qui est passé de 10% (1990-

1991) à 17% (1999-2000) en arrivant à plus de 20% en 200233

.

2) La participation de la société égyptienne

Si, d‟un côté, l‟Etat s‟attelle au dur et difficile travail de réformer

son ensemble éducatif et en particulier de jeter les bases du niveau

30 C’est de récente date (04/03/2008) la signature du président Moubarak pour les amendements de la Loi sur l’Enfance (Child Law, n. 12, 1996) http://news.egypt.com/en/index.php?option=com_content&task=view&id=1761&Itemid=52 ; http://weekly.ahram.org.eg/2008/888/eg4.htm ; http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2008/3/12/egypt3.htm. 31 Cité en: Ministry of Education, Policy and Strategic Planning Unit (PSPU), Annex I, Situational Analysis of Education in Egypt 2001-2006, p. 3. 32 A voir le tableau 1.1 en: The Road Not Traveled: Education Reform in the MENA, MENA Development Report, 2008, p. 11. 33 Arab Republic of Egypt: Education Sector Review: Progress and Priorities for the Future, vol. 1, World Bank, October 2002, p. 25.

Page 29: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

préscolaire, de l‟autre côté la société égyptienne montre aussi un intérêt

toujours plus prépondérant vis-à-vis de l‟instruction des nouvelles

générations. Il s‟agit d‟un intérêt qui est alimenté par l‟émergence

croissante de tout type d‟école : qu‟elle soit privée ou publique, étrangère

ou égyptienne, islamique ou copte/chrétienne, de langue arabe ou

occidentale (ces dernières surnommées pour la plupart « Modern

Language Schools »).

Un tour exploratoire entre les différents quartiers, populaires et/ou

résidentiels, à l‟intérieur et/ou à l‟extérieur du cordon urbain du « Grand

Caire », nous décille les yeux sur le boom d‟institutions scolaires de

nouvelle ouverture qui s‟éparpillent en grande vitesse. Elles sont en

majorité des institutions privées égyptiennes ou étrangères qui

sponsorisent les services éducatifs les plus en vogue (cours sur les outils

informatiques et de dernière technologie, apprentissage de langues

étrangères avec de méthodes expérimentales etc.), par le biais de normes

médiatiques et mondialisées (sites Internet, panneaux publicitaires avec

slogans et noms en langue étrangère, surtout en anglais etc.).

L‟instruction est exposée ainsi au public comme s‟il s‟agissait d‟un

produit de marché à saisir, soumis aux lois de la concurrence, de la

demande et de l‟offre où celui qui propose les services les plus avancés et

modernes attrape la clientèle la plus nombreuse. Dans ces conditions, les

parents peuvent-ils se soustraire aux lois que le libre « marché de l‟école »

semble lui imposer ? Pour le moment, ils sont déjà disposés à investir un

pourcentage considérable de leur budget pour l‟éducation de leurs enfants.

Certaines données, en effet, nous aident à définir le poids économique que

les nouvelles logiques du « marché de l‟école » ont apparemment établies

pour la famille moyenne égyptienne. Selon The 1998-1999 Egypt Human

Development Report34

, en 1997 les familles égyptiennes ont dépensé en

moyenne 954 LE par mois pour un enfant étudiant dans le supérieur et

147LE pour un enfant du primaire ou du secondaire ; et elles ont déboursé

1.605LE pour inscrire leur enfant dans une école supérieure privée.

L‟augmentation des investissements économiques de la part du

gouvernement reflète l‟engagement sérieux à satisfaire la demande de la

société d‟une éducation qualitativement meilleure et capable de qualifier

les nouvelles générations pour le monde du travail. En revanche,

l‟aggravation du coût économique supporté par la société reflète

l‟existence perpétuelle de lacunes et défauts dans le système éducatif

public qui, malgré les efforts d‟en « haut », n‟arrivent pas à être comblés.

Dans la profonde fissure existant entre l‟action gouvernementale et les

souhaits de la famille égyptienne on se questionne sur la position des

agences internationales.

3) le rôle des partenaires internationaux

L‟éducation élémentaire étant « un instrument puissant pour

réduire la pauvreté et l’inégalité, pour améliorer le bien-être social et de

la santé, pour jeter les bases à la croissance économique durable…et

essentiel pour construire de sociétés démocratiques ainsi que d’économies

34 Op. cit., p. 26.

Page 30: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

compétitives»35

, est devenue, depuis les années 90, un sujet inscrit en tête

des agendas d‟agences internationales (Banque Mondiale, USAID,

UNESCO, UNICEF) aussi bien que d‟institutions transnationales (Union

Européenne) et de pays donateurs (Etats-Unis, Canada, France, Italie,

Allemagne) qui collaborent économiquement et logistiquement aux projets

de développement et de réforme en Egypte.

Partant de programmes d‟envergure mondiale, comme Education

for All (EFA)36

, lancé en 1990 et Millenium Development Goals (MDG)37

lancé en 2000, les partenaires internationaux ont intensifié leur

« interventions d‟appui » dans le secteur éducatif égyptien : ils

promeuvent de campagnes de sensibilisation, surtout dans les aires rurales

du pays; ils rédigent de rapports d‟analyse en affectant des fonds à la

construction et l‟ouverture de nouvelles écoles (c‟est le cas de l‟école

maternelle « modèle » ouvert en 2003 auprès de Moubarak City Six

October), pour l‟équipement scolaire, pour l‟achat de livres scolaires, pour

la formation du corps enseignant.

Il s‟agit en effet de projets d‟investissements de capitaux à chiffres

très élevés38

que chaque donateur, qu‟il soit pays agissant par le biais de

son unité de travail in loco, ou agence internationale, dispose de manière

différente pour contribuer à la réalisation de la réforme du système

éducatif. Ce type de projets semble représenter à la fois l‟anneau de

jonction entre : les plans gouvernementaux, les exigences éducatives de la

société et les fondements de l‟ordre politique même du pays.

D‟après ce qu‟on dit, on se demande si la diversité des capitaux

dont le gouvernement égyptien bénéficie, de la part de donateurs

internationaux, dans le secteur éducatif est en amont de la promotion

d‟une politique éducative « meilleure » et « moderne ». Politique qui

pourrait recéler en elle-même des éléments d‟une globalisation de

l‟éducation; une « éducation pour tous » développée autour de contenus et

de méthodes choisis par les donateurs afin de favoriser une standardisation

de la préparation éducative de jeunes générations des pays en

développement en vue d‟assurer une certaine forme de sécurité

internationale et pour garantir un contrôle plus large de la communauté

internationale.

L‟émergence et l‟actualité de ce sujet, si évidentes à nos yeux,

obligent à nous plonger dans le monde quotidien du pays afin de

comprendre les dynamiques politiques et sociales en mouvement perpétuel

qui sont les moteurs de la réalisation et de la mise en place des reformes

destinées au secteur éducatif. La réalisation de deux missions de recherche

au Caire, qui ont eu lieu du 27 Août au 26 Septembre 2007 et du 26

Janvier jusqu‟au 26 Février 2008, nous ont permis de tester une démarche

d‟étude ainsi construite :

1. Acquisition des sources d’information :

35 Définition de la Banque Mondiale citée en: SAYED Fatma (2006), Transforming Education in Egypt, American University in Cairo Press, Cairo, p. 2. 36 www.unesco.org/education/efa/ 37 http://www.un.org/millenniumgoals/ 38 On renvoie à quelques données fournies par EC Council Regulation, n. 1488/96 de Juillet 1996, cité en : SAYED Fatma (2006), Transforming, op. cit. p. 105.

Page 31: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

a) l‟analyse de la documentation officielle gouvernementale (textes

juridiques, bilans d‟évaluation et projets de lois concernant le

secteur de l‟éducation spécifiquement préscolaire, pilotés par les

Ministères des Solidarités Sociales, de l‟Education et de la Culture

égyptiens et ses partenaires internationaux) visant à suivre les

développements de l‟actuel scénario politique du pays dans le

secteur en question ;

b) l‟évaluation des programmes d‟intervention dans le domaine de la

première enfance proposés par les agendas des institutions

publiques et privées de tout type d‟orientation, et des organisations

non gouvernementales (ONG) locales et étrangères.

c) l‟étude des produits et des contenus pédagogiques comme les

théories et les méthodes pédagogiques appliquées pour la mise en

place des projets ; les manuels et les programmes scolaires utilisées

dans les écoles maternelles publiques et les ouvrages de « Kitab al-

Osrah » ;

d) les entretiens exploratoires aux acteurs impliqués directement et/ou

indirectement dans l‟évolution de la scène politique de

l‟éducation égyptienne, tels qu‟ils sont : hommes et membres

politiques de la coalition de majorité et d‟opposition ; chercheurs et

experts dans le domaine des sciences sociales et politiques, et de

l‟éducation ; parents d‟enfants âgés de 4 à 6 ans.

e)

2. Individualisation et travail d’observation dans les champs d’analyse par

nous choisis pour leur nature sociale et leur espace géographique:

f) jardin d‟enfants et école maternelle de gestion privée d‟Embaba

(quartier urbain populaire cairote) ;

g) jardin d‟enfants et école maternelle sous le patronage d‟ONGs

locales et étrangères, situés en Abu el-Nomros (village semi

urbain) ;

h) jardin d‟enfants et école maternelle gérés par la Community

Development Association (CDA) d‟El-Dessamy (village rural) ;

i) jardin d‟enfants et école maternelle publique localisés en Six

October Mubarak City.

Les motivations qui nous ont amenée à réaliser un travail

d‟observation sur ces établissements scolaires sont des motivations à la

fois purement pratiques et pourtant fondées eu égard au sujet.

Le fait d‟être introduit par une institution (comme l‟ONG italienne

avec laquelle on a précédemment travaillé en Egypte, dans le cas de Abu

el-Nomros et d‟El-Dessamy) ou par une personnalité (comme nos

interlocuteurs : M. X pour l‟école de Embaba et Mme Y pour l‟école de

Six October Mubarak City), institutions et personnalités connues et

appréciée par la communauté, nous donne davantage de probabilités de

recevoir l‟appui et la participation des acteurs lors de l‟enquête.

L‟intérêt vis-à-vis de ces villages réside aussi dans leur positionnement

géographique. Bien qu‟ils se trouvent aux marges du « Grand Caire »,

dans un contexte urbain et métropolitain, ils possèdent les traits de villages

ruraux ou au maximum semi urbains. Pour cette raison, on est intrigué par

les influences probables que la réalité cairote urbaine si proche peut avoir

sur la réalité rurale de la campagne égyptienne.

Page 32: Lexicographes Des IIe Et IIIe Siècles de l’Hégire

3. Acquisition des éléments conclusifs d’évaluation sur les jardins

d‟enfants et les écoles maternelles indiqués par le truchement de :

a) l‟observation directe et indirecte (dans les écoles) ;

b) l‟entretien (avec les acteurs sociaux de notre intérêt).

En fait, l‟immersion dans le monde éducatif égyptien et dans sa

quotidienneté ne peut que se passer par le biais de la combinaison de ces

formes de production de données propres au travail d‟enquête sur le

terrain : l‟observation et l‟entretien. C‟est grâce à l‟observation qu‟une

problématique initiale peut se modifier, se déplacer, s‟élargir.

L‟observation c‟est l‟épreuve du réel auquel une curiosité préprogrammée

est soumise. Toute la compétence du chercheur de terrain est de pouvoir

observer ce à quoi il n‟était pas préparé et d‟être en mesure de produire les

données qui l‟obligeront à changer probablement la trajectoire de ses

propres hypothèses. Avec un regard porté sur une situation sans que celle-

ci soit modifiée, le chercheur se confronte à la réalité qu‟il entend étudier

en l‟observant et en vivant en interaction permanente avec elle.

En ce qui concerne l‟entretien, il reste un moyen privilégié,

souvent le plus économique pour produire des données discursives. De

différente nature (entretien non directif, entretien semi – directif, entretien

par questionnaire ouvert et entretien par questionnaire fermé), l‟interview

est une interaction sociale entre deux ou plusieurs acteurs sociaux qui a

lieu dans une situation sociale déterminée, interaction parfois conditionnée

par les valeurs sociales et culturelles de ses acteurs, lesquelles peuvent

engendrer sa réussite ou son échec. Elle est définie aussi comme une

rencontre interculturelle plus ou moins imposée par l‟enquêteur où se

confrontent des normes communicationnelles différentes et parfois

incompatibles ; une sorte de négociation invisible entre l‟enquêteur et

l‟enquêté, instaurée spontanément et naturellement dans laquelle chacun

essaye de « manipuler » l‟autre.

La combinaison des techniques méthodologiques de recherche

d‟abord pour la construction de la problématique et ensuite pour son

avancement a permis de creuser notre sujet de recherche en en abordant

tout aspect qu‟il soit historique (la collecte de sources archivées), politique

(repère de littérature grise officielle), sociale (entretiens aux acteurs

sociaux) éducatif (observation participante dans les écoles maternelles).

Le travail de recherche bibliographique d‟un côté et celui empirique de

terrain de l‟autre enrichissent notre sujet de nouveaux éléments confondus

entre eux. Cette authentique alchimie favorise la métamorphose de la

problématique actuelle en œuvre scientifique qui est la thèse.

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