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Lexicologie géographique et ancienne langue d'oïl ALBERT HENRY. LE PROBLèME de la composition de ce qu'on appelle commimément l'ancien français n'a cessé d'intéresser et de diviser médiévistes, historiens de la langue française et dialectologues, selon, d'ailleurs, des perspectives variées. Pendant longtemps, la plupart des réflexions et des recherches furent centrées sur les dialectes, ou les prétendus dialectes, de l'ancien français, non sans con fusion, ni malentendu, ni même méprise ; et des travaux décisifs^ n'empêchent pas certains philologues de se servir parfois encore de notions imprécises ou même fausses. Longtemps, on a poursuivi la chimère du dialecte parlé, et l'on ne s'est pas résigné à étudier sérieusement, en soi, ce qui nous était parvenu : la langue, ou plutôt, les matériaux linguistiques de tous les documents écrits en langue d'oïl au Moyen Age, restés à notre disposition. Concrètement, pour nous, l'ancienne langue d'oïl, c'est, dans des hmites chronologiques plus ou moins fixes (jusqu'à la fin du XV® siècle), le langage vulgaire que l'on retrouve dans tous les textes écrits par des hommes de la GaUoromania du nord, ou par d'autres qui leur empruntent leur mode d'expression linguistique, qu'il s'agisse d'«écrivants» originaires de Flandre flamingante, ou d'Italie, ou d'ailleurs. Langage écrit essentiellement composite, pour ce qui est des origines géographiques et cul turelles, et qui va vers une cristallisation et une unification progressives ; dans cette opération de fixation, la part des habitudes linguistiques des intellectuels et des puissants de Paris se fera, après des hauts et des bas, définitivement prépondérante à partir du XIV® siècle. Il faut donc tirer toutes les conséquences de ce fait que nous n'avons affaire qu'à de l'écrit, avec toutes les servitudes, les conventions, les exigences et les possibilités de l'écrit. Dans la préface à la réédition de sa Grammaire de l'ancien picard^, C.Th. Gossen déclare, en toute lucidité : «Nous avons surtout ramené notre exposé de la langue francopicarde écrite au moyen âge au niveau de la scripta, c'estàdire que notre perspective sera moins dialectologique, en revanche plus graphématique... ». Depuis quelques années, on a abordé l'analyse plus rigoureuse de cette langue ' G. VVacker, Uber das Verhàltnis von Dialeict und Schriftsprache im Altfranzôsischen, Halle, 1916. — J. Feller, Français et dialectes chez les auteurs belges du moyen âge, in B.T.D., V (1931), p. 33-92. — L. Remacle, Le problème de Vancien wallon, Li ège, 1948. 2 B.F.R., A, XIX, Paris, 1970, p. 11. Reprinled from ROMANCE PHILOI.OOY, Volume XXVI. Numbor 2, November 1972 Silver Anniversary Issues, Part II © 1972 liy The Régents of the University of Califoinia 229

Lexicologie géographique et ancienne langue d'oïl

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Lexicologie géographique et ancienne langue d'oïl

A L B E R T H E N R Y .

L E PROBLèME de la composition de ce qu'on appelle commimément l'ancien français n'a cessé d'intéresser et de diviser médiévistes, historiens de la langue française et dialectologues, selon, d'ailleurs, des perspectives variées.

Pendant longtemps, la plupart des réflexions et des recherches furent centrées sur les dialectes, ou les prétendus dialectes, de l'ancien français, non sans con­fusion, ni malentendu, ni même méprise ; et des travaux décisifs^ n'empêchent pas certains philologues de se servir parfois encore de notions imprécises ou même fausses.

Longtemps, on a poursuivi la chimère du dialecte parlé, et l'on ne s'est pas résigné à étudier sérieusement, en soi, ce qui nous était parvenu : la langue, ou plutôt, les matériaux linguistiques de tous les documents écrits en langue d'oïl au Moyen Age, restés à notre disposition. Concrètement, pour nous, l'ancienne langue d'oïl, c'est, dans des hmites chronologiques plus ou moins fixes (jusqu'à la fin du XV® siècle), le langage vulgaire que l'on retrouve dans tous les textes écrits par des hommes de la GaUoromania du nord, ou par d'autres qui leur empruntent leur mode d'expression linguistique, qu'il s'agisse d'«écrivants» originaires de Flandre flamingante, ou d'Italie, ou d'ailleurs. Langage écrit essentiellement composite, pour ce qui est des origines géographiques et cul­turelles, et qui va vers une cristallisation et une unification progressives ; dans cette opération de fixation, la part des habitudes linguistiques des intellectuels et des puissants de Paris se fera, après des hauts et des bas, définitivement prépondérante à partir du XIV® siècle. Il faut donc tirer toutes les conséquences de ce fait que nous n'avons affaire qu'à de l'écrit, avec toutes les servitudes, les conventions, les exigences et les possibilités de l'écrit. Dans la préface à la réédition de sa Grammaire de l'ancien picard^, C.­Th. Gossen déclare, en toute lucidité : «Nous avons surtout ramené notre exposé de la langue franco­picarde écrite au moyen âge au niveau de la scripta, c'est­à­dire que notre perspective sera moins dialectologique, en revanche plus graphématique... ».

Depuis quelques années, on a abordé l'analyse plus rigoureuse de cette langue

' G. VVacker, Uber das Verhàltnis von Dialeict und Schriftsprache im Altfranzôsischen, Halle, 1916. — J. Feller, Français et dialectes chez les auteurs belges du moyen âge, in B.T.D., V (1931), p. 33-92. — L. Remacle, Le problème de Vancien wallon, Liège, 1948.

2 B.F.R., A, X I X , Paris, 1970, p. 11.

Reprinled from ROMANCE PHILOI.OOY,

Volume X X V I . Numbor 2, November 1972 Silver Anniversary Issues, Part II

© 1972 liy The Régents of the University of Califoinia

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écrite ; nous venons de citer M. Gossen qui, s'inspirant de la terminologie et de la méthode de L. Remacle, est devenu un représentant attitré de ce genre de recherches. Des colloques récents ont choisi des thèmes de «dialectologie médiévale» comme matière de leurs débats''. Certains philologues, pour leur propre compte, ont repris, dans une perspective corrigée, un genre de travail abondamment illustré au XIX® siècle et au début du XX® selon le point de vue «dialectal» d'alors et ont proposé des analyses de la langue de certains auteurs*.

Le plus souvent, inconsciemment ou non, on oppose dialectes à français central, ou, plutôt, à francien : il est significatif que c'est là un terme artificiel créé par les philologues et dont l'existence ne commence qu'au XIX® siècle^. Vue simplificatrice, et fausse. Les particularismes, quand ils existent, sont par­ticularismes, non pas tellement par rapport à un français central parfois in­accessible (aux périodes anciennes), mais par rapport à tous les documents écrits qui ne les connaissent pas ; et, comme nous le verrons, ces particularismes sont d'ordres divers : régionaux à extension variable, ou vraiment dialectaux, ou proprement littéraires, peut-être personnels, parfois....

Pendant longtemps, dans ce domaine des «dialectes» de l'ancien français, on s'en est tenu à des études de phonétique et de morphologie, accompagnées parfois de remarques éparses sur le vocabulaire. Dans l'ouvrage récent déjà cité, C.-Th. Gossen dit expressément : «... nous avons à nouveau renoncé à brosser un tableau lexicologique du picard médiéval», l'auteur soulignant «le caractère problématique d'une étude de ce genre pour les textes littéraires»^. On a pourtant publié des études de lexicologie médiévale, d'un point de vue géographique, soit à partir de documents d'archives'', soit à partir de textes littéraires^, soit en exploitant concurremment l'une et l'autre catégorie de documents^. Au récent colloque de Strasbourg (1967), F. Lecoy tentait d'ex-

^ Cf., à Strasbourg : Les anciens textes romans non littéraires: leur apport à la connaissance de la langue au moyen âge (1961); Les dialectes en France au moyen âge et aujourd'hui (1967).

* A titre d'exemple, parmi les travaux récents: W. Mary Hackett, La langue de «Oirart de Roussillon», Genève, 1970, p. 103-107 (cf. — sans oublier les recherches plus anciennes de E. Gamillscheg — H. Stimm, in R.Li.R., X X X I V [1970], p. 315-325).

^ C'est français ou françois de Paris qui était utilisé : cf. A. Henry, Les Œuvres d'Adenet le Roi, t. IV, Berte aus grans piés, Bruxelles-Paris, 1963, v. 154. — Dès le X I I P siècle, on trouve langage pickart : cf. R. Dubois, Le domaine picard, délimitation et carte systématique, Arras, 1957, p. 1 et 88., et C.-Th. Gossen, Grammaire..., op. cit., p. 27; au XV° siècle, wallon : cf. A. Henry, Wallon et Wallonie, esquisse d'une histoire sémantique, Bruxelles, 1965.

° Op. cit., p. 12. Dans son article Considérations sur le franco-picard, langue littéraire du moyen âge, in D.B.R., X I I I (1956), p. 97-121, Gossen relève, dans des documents de Sainte-Waudru de Mons, «quelques dialectismes lexicologiques» (p. 116 et s.).

' Par ex., N. Dupire, Mots picards ou wallons difficiles et rares, in N.Mi., L (1949), p. 130-144. ° Par ex., Id., partie consacrée au vocabulaire dans sa thèse, Jean Molinet : la vie, les œuvres,

Paris, 1932, et compléments in Rom., LXV^ (1939), p. 1-38. — R. Massart, L'élément wallon dans le vocabulaire de Jean de Stavelot, in B.T.D., XVIII (1944), p. 353-376. — A. Goosse, éd. Jean d'Outremeuse, Ly Myreur des histors. Fragment du second livre {Années 794-826), Bruxelles, 1965, p. c c i x - c c x x r v . — Je signale en passant que des curiosités de même ordre se sont mani­festées en ce qui concerne le franco-provençal : plusieurs travaux de Mgr P. Gardette, Brigitte Horiot, in T.L.L.S., VI (1968), p. 169-185 (cf. communication de F. Lecoy signalée ci-dessous); H. Stimm, in Z.F.S.L., L X X V I (1966), p. 291-311 ; etc.

^ Par ex., plusieurs des Études de lexicologie française et gallo-romane que j'ai rassemblées dans un volume de 1960. Et n'oublions pas les admirables recherches de J. Jud.

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traire de deux œuvres littéraires, le Florimont d'Aimon de Varennes et l'Ovide moralisé en vers, les éléments les plus nets du «vocabulaire dialectal ou régio­nal»".

C'est donc peut-être le moment de se livrer, malgré les risques, à un examen méthodologique. Assurément, cette étude particuhère du vocabulaire des textes littéraires — et même aussi des documents d'archives, quoique dans une mesure moindre — est «problématique». Encore peut-on cependant se demander si un mot n'est pas plus sûrement localisable qu'xm graphème^-'. Sans aucim doute, la tâche est pleine d'embûches, et il reste beaucoup à faire :

«Nous n'avons examiné, disait F . Lecoy au Colloque de Strasbourg (voir R.Li.R., t. X X X I I , p. 65), que quelques mots particulièrement frappants et il est difficile d'aller plus loin sans de longues recherches dans l 'état actuel de nos connaissances sur le vocabulaire médiéval, dont l'inventaire, sans doute, est à peu près fait-"^, mais dont la description et le classement attendent encore qu'on les entreprenne».

Essayons donc d'abord de voir aussi nettement que possible quelles sont nos tâches et quels sont nos moyens. Trois groupes essentiels d'opérations nous sollicitent :

1) la récolte des matériaux ; 2) la localisation et la datat ion des faits lexicaux (avec, si possible, l'indication des

modifications éventuelles de ces données au cours du temps) ; 3) la description des termes préalablement situés, avec une approximation suffisante, dans

ce système de coordonnées.

Quels mots relever parmi tous ceux d'un texte ? Pas d'autre moyen jusqu'ici qu'une lecture attentive, nourrie de culture et appuyée sur la connaissance plus ou moins approfondie de tout le vocabulaire d'oïl et des dialectes modernes, avec leurs caractéristiques phonétiques et morphologiques — lecture orientée, grâce à tout ce fonds, par un certain flair. Au départ, il vaudra toujours mieux récolter plus que moins.

Sans doute, à l'ère de l'ordinateur, peut-on rêver d'un dépouillement ex­haustif de tous les textes — PRéALABLEMENT DATéS ET LOCALISéS — suivi d'opérations d ' iNTEESECTiON, comme diraient les théoriciens des ensembles, opérations qui ventileraient toute cette masse en éléments communs à tous les textes et en éléments circonscrits à tels sous-ensembles, ou à un seul, ou même à tel seul texte. Mais ce tri par tamis à plus ou moins larges mailles (qui, d'ailleurs, ne ferait que nous fournir des matériaux bruts) n'est pas pour demain. Dans une telle entreprise, la comparaison serait seule finalement efficace, et ne serait pleinement efficace que si un très grand nombre de sources étaient considérées^ 2.

" Communication publiée in R.Li.R., X X X I I (1968), p. 48-69. Cf. Gossen lui-même, ibid., p. 15, et la judicieuse observation de P.-Y. Badel, à la p. 228 de

son Introduction à la vie littéraire du Moyen Age, Paris, 1969. J'imagine que F. Lecoy visait exclusivement ici le vocabulaire des œuvres littéraires, car

celui des documents d'archives de tous genres... Marie-Thérèse Morlet a publié en 1969 un volume rassemblant, en groupement idéologique et

en ordre alphabétique, Le vocabulaire de la Champagne septentrionale au Moyen Age, Essai d'inven-

3 k/t fru n

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Quant aux sources elles-mêmes, nous n'avons que les textes, mais tous les textes : documents d'archives dans toute leur variété et textes littéraires, au sens le plus large, y compris, par exemple, les traductions, les traités de gram­maire et les glossaires. Dater et localiser les mots, c'est naturellement dater et localiser les documents qui les contiennent, sauf à tenir compte, éventuellement, qu'il s'agit de matériaux de réemploi. Il y a donc lieu de rappeler ou de préciser, à leur propos, une critique des sources susceptible de nous mettre à l'abri au moins des grosses méprises.

L'avantage des documents d'archives, c'est, naturellement, qu'ils sont souvent datés et localisés; le désavantage, c'est que la plupart des actes sont rédigés dans une langue conservatrice, marquée par le formalisme, surtout dans les chartes à partir de la fin du XI IP siècle, et que, d'autre part, dans plusieurs types de documents, le vocabulaire est forcément réduit^*. On sait aussi que, pratiquement, nous n'avons pas d'originaux en oïl avant le XI IP siècle^^.

A l'époque des N. de Wailly, P. Meyer et G. Paris, on n'utilisait que les ORIGINAUX, en leur accordant d'ailleurs beaucoup trop de crédit en ce qui regarde la graphie. En toute rigueur, il s'agirait de savoir, non seulement où a été rédigé l'acte, mais aussi par qui ; à ce point de vue, lorsqu'on connaît le lieu de rédaction, ce sont les actes les plus modestes qui ont le plus de chance d'avoir été rédigés par un tabellion de l'endroit, ou, du moins, de la région. Mais même lorsque le lieu de rédaction n'est pas connu, il ne faut pas se décourager trop tôt : le contenu même de l'acte peut nous assurer parfois une présomption suffisante, du moins en ce qui concerne le lexique. En voici un exemple inédit, que je dois à M. P. RueUeie.

U n acte de septembre 1252, original sur parchemin, conservé aux Archives de l 'État à Mons, fait partie du chartrier de Saint-Peuill in du R œ u l x , donc dans l'actuel Hainaut be lge ; mais aucune mention n'est faite du lieu de rédact ion; c'est une convention passée entre l 'abbaye de Saint-Feuill in du R œ u l x et Henri, seigneur d'Houffalize. Il nous intéresse parce qu'y figure le mot mankauddee". Allons-nous dire : voi là un m o t de la Picardie

taire méthodique, Paris, B.F.R., A, XVII, inventaire attentif et utile, mais où il n'est pas question de distinguer les mots vraiment régionaux, s'il y en a. L'auteur a dépouillé quatre lots d'archives, sans d'ailleurs pousser, semble-t-il, la critique de localisation ; et elle continue à parler de «dialecte champenois». Le classement idéologique montre bien à quel point ce vocabulaire des documents d'archives est pauvre en certains domaines. Ce n'est qu'avec des dizaines de recueils de ce genre qu'on pourrait commencer à travailler par «intersection».

Au contraire, L. Remacle, dans le recueil dont il sera question ci-dessous, a bien distingué mots wallons, mots français et mots hybrides, et cela dès l'énoncé du mot vedette, grâce à la typo­graphie.

Dans son article de 1944, L'élément ivallon dans le vocabulaire de Jean de Stavelot, loc. cit., R. Massart avait distingué, à côté des «mots communs», les «mots picards-wallons », les «mots lorrains-picards», les «mots lorrains-picards-wallons» et les «mots wallons».

Voir encore, ci-dessus, n. 13. Certains genres de documents (inventaires de notaire, testa­ments, etc.) sont cependant beaucoup plus riches.

Un chirographe tournaisien date de 1197. Sur la caractérisation des textes, voir L. Carolus-Barré, Les plus anciennes citartes de langue française, t. I, Paris, 1964, p. Lxviii. —Voir aussi l'opinion de C.-Th. Gossen sur la langue des actes, in R.Li.R., X X X I I (1968), p. 2-3.

1̂ M. P.R. prépare l'édition d'une série d'actes hennuyers du XIII° siècle; voir, ci-dessous, n. 91.

1'' Voir, ci-dessous, p. 249.

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belge î Pas du tout , si l 'on prend la peine de lire qu'il est question d'un partage de la justice à CEOIS EN VERMANDOIS, c'est-à-dire Croix-Fonsomme, dans le département de l'Aisne, d'autant que — et il ne faut pas oublier qu'une source doit toujours être étudiée en rapport étroit avec toutes les autres sources de même espèce — la comparaison des données sûres nous amène à croire que la menoaudée n'était pas en usage dans la région du Rœulx .

Aujourd'hui encore, certains diplomatistes^^ dénient au philologue toute possibilité de localiser par la langue des actes pour lesquels nous n'avons aucune indication précise de lieu. On lira avec intérêt les objections de bon sens que développe J. Monfrin dans sa communication au Colloque de dialectologie française de Strasbourg (mai 1967), Le mode de tradition des actes écrits et les études de dialectologie^^. C'est une excellente mise au point, qui nous dispense de nous étendre ici sur la méthodologie — nourrie d'un minimum de diplomatique — que doit appliquer en la matière le philologue médiéviste ; n'oublions pas, d'ailleurs, qu'en ce qui concerne le vocabulaire, ce qu'on vise, et c'est la seule chose possible, c'est ime esquisse géographique ; il ne pourra jamais être question d'un atlas linguistique de l'ancien français ! Dans son article, J. Monfrin donne la répartition géographique des originaux, il les caractérise quant à leur valeur linguistique et il équilibre les opinions parfois divergentes des philologues et des diplomatistes. Il attire aussi notre attention sur l'intérêt, surtout à propos du vocabulaire, des documents administratifs, économiques ou judiciaires et des documents privés de tous genres, d'autant plus qu'après 1280, l'intérêt «dialecto-logique» des chartes tombe dans une mesure appréciable.

J'ajoute que ces documents non seulement nous livreront beaucoup de mots inconnus jusqu'ici, mais nous permettront de préciser la description de ceux qui on t déjà été relevés^". Ainsi, le FEW, I I I , 153, à l'article *DEAGIU, donne s implement : «awallon. rege 'crible', rei(7e Viewal l 2, 409»^^. U n document du X V I P siècle l 'atteste pour Fronvil le dans la province de Liège^^; Molinet l'a utibsé^^; mais le voici même daté et localisé bien plus avant , grâce au Polyptique de Vabbaye de Salzinnes-Namur {1303-1307) : bone spiaute loiaus et paiable bin commorneie de van, de rege et de JlaiaP*.

Par ex. L. Carolus-Barré : cf. Les plus anciennes chartes..., op. cit., I, p. LXX. Voir l'opinion, moins rigoriste, de C.-Th. Gossen, in R.IÂ.R., X X X I I (1968), loc. cit.

Publiée ibid., p. 16 et ss. Pour la région wallonne, voir, par ex., les riches dépouillements de E. Renard, publiés in

D.B.R. et B.T.D.; on trouvera la bibliographie complète et une liste des termes relevés par E.R. dans VIndex général des textes d'archives liégeoises d'Edgard Renard, in B.T.D., XLII (1968), p. 129-205. D'autres articles du même genre ont paru in D.B.R., sous la signature de J. Herbillon, seul ou avec d'autres chercheurs, XII , 42 et ss.; XVIII , 41 ss.; X X , 36 ss.; X X I , 5 ss.; X X I I , 183 ss.; X X I I I , 113 ss.; XXV, 5 et ss., 116 et ss.; de Edm. Roland, XIV, 117 ss.; XV, 104 ss., sans compter différentes «gloses liégeoises» et lexiques aux Régestes de Liège ou aux Règlements de métier publiés par J. Haust. — En volume, voir L. Remacle, Documents lexicaux extraits des archives scabinales de Roanne {La Gleize) 1492-1794, Paris, 1967.

Dans un record du XVI" siècle. Cf B.T.D., XV, 98.

23 Cf. ibid., VIII , 418. P. 65 de l'éd. de L. Génicot, Centre belge d'histoire rurale, n° 7, Louvain-Gand, 1967 ; voir

aussi ibid., p. 64. —Commo{u)rner signifie 'travailler dûment'; nous avons ici l'attestation la plus ancienne (pour une autre attestation ancienne en waUon central, cf. B.T.D., XVIII , 449); elle est à ajouter à celles que J. Haust a rassemblées et étudiées dans le Bull, du Dict. wall., X I I , 152-154. L'étymologie proposée par Haust et reprise par le FEW, VI/3, p. 8a, ne me convainc qu'à moitié.

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Mais à côté des originaux, il y a la masse, bien plus considérable, et autrefois complètement négligée, des COPIES. M. Monfrin^^ a eu bien raison de prendre, contre les rigoristes, la défense des copies de documents d'archives, ne fût-ce que pour la simple raison que, dans certains cas, nous ne disposons plus de rien d'autre. Et passant en revue les divers modes de reproduction des actes publics ou privés du Moyen Age, il n'hésite pas à dire qu'on peut «faire en toute sécurité de la lexicographie avec des vidimus», parce que le vidimm est un acte en quelque sorte authentifié; les cartulaires, eux, qui sont des copies libres, parfois assez considérablement remaniées, même en ce qui concerne le vocabulaire, doivent être traités avec beaucoup de critique, mais, bien traités^^, peuvent rendre autant de services à la linguistique géographique du Moyen Age que les pièces originales. On ne peut qu'acquiescer. «En revanche, continue-t-il, les copies tardives, pas plus que la plupart des éditions, sauf depuis quelques dizaines d'années, n'offrent la moindre garantie». Les copies, même tardives, sont pourtant parfois bien précieuses. Mais ce qu'oublient beaucoup de chercheurs, c'est qu'on peut et qu'on doit faire la critique textuelle — et pourquoi ne pas y joindre une saine critique verbale ? — des documents d'archives comme des textes littéraires.

Voici, par exemple, un record, bien localisé dans l'est de la province de Liège : document précieux, puisqu'il est une déclaration écrite dont le contenu est certifié exact, et qu'il est bien daté (22 octobre 1425). Mais l'original est perdu !

Allons-nous baisser les bras en toute quiétude d'esprit ? Il faut d'abord recourir à l'aide des archivistes : elle est indispensable ... et même utile. Dans le cas présent, elle nous fournit la leçon de plusieurs copies tardives. Mais, vraiment, va-t-on s'intéresser à ces balayures :

lendemain délie tryme et aparuireit de loin (dans deux copies du X V I ° s.); le lendemain del Trinité et apparurent dele a scavoir (copie du X V I P s.); lendemain délie tryme et apparuirent de loin (autre copie du XVTI^ s.); lendemain dette trine et apparuroit de loin (copie du XVIII^ s.) ?

Que tirer de ces cacographies ? La CRITIQUE VERBALE, malgré l'hypothèque qui pèse sur elle, doit pouvoir

servir parfois à quelque chose. Ici, l'analyse serrée des éléments transmis a permis de découvrir, sous les copies fautives^'' : l'endemain délie trime et aparju-reit delon, c'est-à-dire 'le lendemain de l'Épiphanie et lundi parjuré' (un des lundis où l'on jugeait ceux qui avaient violé les trêves jurées par eux). On sait ainsi que dans la langue des actes, au XV® siècle, pour la région en question, l'expression parjuré delon{s) était encore connue — régionale, par ailleurs —, mais que des copistes, dès le XVI® siècle, ne l'identifiaient plus, semble-t-il.

Les œuvres littéraires, elles, nous donnent à pleines mains un vocabulaire

Loc. cit., p. 42. 28 Cf. loc. cit., p. 43 et s.

Pour plus do détails, voir A. Henry, Études de lexicologie française et gallo-romane, Paris, 1960, p. 19.

LEXICOLOGIE GéOGRAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 235

vivant, et même parfois «travaillé». Mais, la plupart du temps, on ne peut, et encore est-ce au prix, souvent, de grands efforts, les dater et les localiser avec précision. En outre, le remaniement étant un trait caractéristique de la création littéraire au Moyen Age, il faut souvent tenter d'aller au delà d'une datation déjà péniblement établie. Encore faut-il faire la part de la formation propre à chaque écrivain, celle de ses déplacements éventuels^®, d'études possibles faites parfois loin de chez lui^^. C'est ici que les informations extra-Unguistiques, bien analysées, deviennent précieuses.

De même que, dans le cas des documents d'archives, il faut tirer profit, sous le contrôle de la diplomatique, des données extérieures au langage proprement dit de l'acte, en vue de dater et localiser ce dernier, de même, dans le cas des textes littéraires, il s'agit d'exploiter au mieux, sous le contrôle de la CRITIQUE DES SOURCES, tous les renseignements extra-linguistiques que l'on peut grappiller sur la vie de l'œuvre et sur l'auteur.

On verra plus loin ce qu'on peut en tirer dans les cas d'un J e a n Le Fèvre ou d'un Rutebeuf . I l est suff isamment établi , par exemple , que Gautier de Coincy a eu, toute sa vie, des at taches étroites avec la S o m m e et le Soissonnais, ou que Jacquemart Gielée, auteiu: de Renart le Nouvel, était Lillois. Assurément , les données extra-linguistiques peuvent être trompeuses ; pour u n Alexandre de Bernay (en Normandie) , dont nous savons qu'il fu t ensuite Alexandre de Paris, parce qu'il résida dans la capitale après 1180, combien d'écri­vains ont sans doute gardé leur n o m d'origine, tout en changeant de région et de «parlure» ! Mais si J e a n Wauquehn, au X V siècle, nous di t lui-même, dans une de ses œuvres, qu'il est «natif du pays de Picardie», nous n 'avons pas de raison d'en douter, sachant, d'autre part, qu'il est venu, adulte, s'installer à Mons dès 1439 (il y est mort en 1452) e t que dans ses œuvres figurent des traits picards irrécusables.

Pour être quelque peu décisives, les données extra-linguistiques doivent concorder avec les enseignements de l'analyse philologique des œuvres. Une indication ne suffit pas ; deux indications de nature différente et qui vont dans le même sens renforcent la présomption. Les faits extra-linguistiques et les traits d'analyse interne vont ou ne vont pas à la rencontre les uns des autres : il n'y a pas là de cercle vicieux. Mais il faut naturellement déceler parmi les traits de nature linguistique ceux qui sont vraiment pertinents : on sait, par exemple, que des graphèmes dits picards se sont répandus en dehors de la Picardie.

Au niveau de l'œuvre elle-même, il est indispensable — et il faut insister sur ce point, bien que, apparemment, cela aille de soi — de faire une éTUDE MINUTIEUSE DE LA TRADITION MANUSCRITE. Nos dictiounaircs sout bourrés de références bâtardes : tel mot nous est donné pour tel passage attribué à tel auteur... et il n'est pas rare qu'il soit, en réalité, d'un remanieur ou d'un copiste d'une autre région et d'un autre âge. Lorsqu'on consulte Godefroy, il ne faut jamais néghger la référence à un manuscrit qui suit souvent un titre d'œuvre. Un nouveau problème, plus obscur, surgit ainsi : si le mot est d'un copiste, qui

Songeons à Alexandre de Bernay, dont il sera question plus loin, devenu Alexandre de Paris. Souvenons-nous de ce que nous dit Adam le Bossu dans son Jeu de la Feuillée.

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est ce dernier, où et quand a-t-il œuvré ? S'il a signé son remaniement ou sa copie, ce qui arrive, c'est, on le verra, un élément qui peut être précieux, sinon, il ne reste que des considérations de langue, parfois aussi, mais rarement, de codicologie, ou encore, de contenu allusif. Dans certains cas, nous disposons d'excellentes éditions critiques, et les données des introductions à ces éditions et des apparats peuvent nous suffire. Dans d'autres cas, tout est à faire; les fabliaux sont, à ce point de vue, passablement hérissants. Il faut donc, non seulement exploiter les apparats critiques, mais aussi, quand c'est nécessaire, recourir aux manuscrits, et les étudier. On sent l'importance des descriptions codicologiques siires et l'utilité d'ime bonne fiche signalétique pour chaque copie existante.

Ainsi , divenre 'vendredi' ne se trouve, semble-t-0 , que dans un seul manuscrit , bour­guignon, sur quinze, de La Pleurechanté^°. Ainsi, pec 'compassion' figure, selon certains dictionnaires, dans le Roman de Thebes : on verra ce que cela veut dire réellement^^. Le même m o t n'a pas été employé par l'auteur, sans doute normand, de l'Histoire Joseph, contraire­m e n t à ce qu'on pourrait croire^^. Ainsi encore, 1' AFW de Tobler-Lommatzsch (III , 992) e t le FEW ( X V I I , 986) font endosser à Rutebeuf le mot escrajje 'coquille de noix', mot d e l 'Est , e n effet, que Rutebeuf aurait cueilli dans sa Champagne natale. Convergence re­marquable ! E n réalité, Rutebeuf n'a pas écrit escrajje : c'est le fai t du copiste du ms. C, n e t t e m e n t plus «oriental» — mais Rutebeuf a écrit escrasche, ce qui est beaucoup mieux, puisque c'est u n vocable de la région de Troyes . . . où Rutebeuf a composé, en 1249, son Dit des Cordeliers^^.

Mais voici, à propos du même Rutebeuf , u n problème plus délicat — et si je m'attarde sur Rutebeuf , c'est qu'on pourrait croire qu'U ne peut être question, à son propos, de lexicologie géographique. D a n s la Complainte du Comte Eudes de Nevers, pièce net tement plus tardive (1266) que le Dit des Cordeliers, on lit ces vers :

La sus elz ciels fait boen semeir : . N'estuet pas la terre femeir N e ne s'i puet repaitre oiziaux.

Tel e s t le t e x t e de l 'édition Bastin-Faral des Onze Poèmes concernant la Croisade^*, le glos­saire portant «femeir v i , 92 fumer». On retrouve les mêmes leçons dans l'édition des Œuvres complètes de Butebeuf^^, par les mêmes éditeurs, mais ici on peut lire à l 'apparat : «92 femreir (le premier r é tant suscrit) », tandis que le glossaire reprend «femeir ... fumer, mettre de l'engrais». Broutille, dira-t-on; pourquoi s'attarder ? I l est de fait que les éditeurs n'ont pas consacré une note à ce vers. Pourtant , pourquoi ont-Us rejeté femreir, leçon d u seul manuscri t qui nous ait transmis cette pièce ? L' AFW ( III , 1700) a été plus prudent : c i tant le passage en question, il imprime : « . . . la terre femreir {oder l. femer ?)». Or, si l 'on consulte Godefroy (III , 7466; IV, 54o), T.-L. (III , 1700) e t le FEW (III , 546), on y lit des formes femhrer, femerer, fomerer, caractéristiques surtout de la Lorraine. E t le copiste du ms. G, on v i ent de le voir, est originaire de l 'Est , les éditeurs précisant même qu'on trouve chez lui «mêlés des traits met tant en cause à la fois la Champagne de l'est, la Bourgogne e t la

°̂ Cf. A. Henry, Études de lexicologie..., op. cit., p. 30. " Voir, ci-dessous, p. 251. 32 Cf., ibid., p. 251. " Ce problème a été traité dans les T.L.L.S., I I / I (1964), p. 205 et s. 3* Paris, 1946, p. 72. 3= T. I , Paris, 1959, p. 458.

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Lorraine» — nous retrouvons donc le cas de escraje. Femreir est une forme du copiste, le r suscrit semble sorti de la réaction m ê m e de ce copiste, en accord avec la distribution moderne des formes dialectales, d 'autant que femeir convient beaucoup m i e u x pour rimer avec semeir. D a n s ce cas-ci, il faut donc mettre Rutebeuf hors cause.

Le problème se complique davantage , si une œuvre est due à une collaboration insuffisam­ment précisée e t si elle est passée par des REMANIEMENTS SUCCESSIFS. U n e analyse appro­fondie s' impose alors, non seulement de la tradition manuscrite, mais aussi, autant que possible, des é tapes de la composit ion. Ainsi, c'est grâce à M. A. Foule t que j'ai pu, naguère, assigner le mot devenre, e t à Lambert le Tort, clerc de Châteaudun (Eure-et-Loire), et aussi à son remanieur, Alexandre de Bernay, puis de Paris, auteurs du Roman d'Alexandre, parce que la laisse 7 de la branche m est probablement d'Alexandre e t la laisse 261, de Lambert^*.

Une fois réglées les questions d'inventaire et de paternité, c'est la description des ternies eux-mêmes qui va donner de la tablature.

On a d m e t t rop faci lement comme/rançot s des mots qvii, en réalité, sont restés régionaux. Ainsi, à l'article «JâN (anfrk.) reihe», le FEW ( X V I , 280) enregistre, a v a n t de citer toute une série d'attestat ions prises a u x dialectes modernes :

<(Mfr. gien 'file (de ceps)' (hap. 14jh. Gdf 4, 251c), ahain. 'ligne, rangée' (1461, NphM 50, 137)^'', agien 'à la file' H a y n i n . . . » .

Cet h a p a x en moyen français, nous le devons à Jean Le Fèvre dans son Bespit de la Morfi^ :

Quant on weult fouir une vigne, on ne va mie tout a ligne ; il faut fouir de gien en gien. [: engien] 2887

Aucune hési tat ion n'est permise, dira-t-on, puisque J e a n Le F è v r e a é té procureur au Parlement de Paris : c'est un t émoin irrécusable.

N o u s sommes en présence d 'un de ces cas pour lesquels l ' examen mét iculeux des ren­seignements extra-l inguist iques n'est pas sans profit.

N o u s savons^^ que Jean Le Fèvre est né vers 1320 à Ressons-sur-le-Matz, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Compiègne (dép. Oise). Devenu procureur au Parlement de Paris, il habita i t la capitale la plus grande partie de l 'année (de novembre à août), mais posséda toujours des terres a u x environs de Ressons — où, de toute manière, il semble avoir vécu dans son enfance e t sa jeunesse.

E t Jean Le Fèvre écrit, certes, en parfait français central. Est-ce à dire qu'il a oublié, d u coup, tous les mots de son terroir ? Même pas, me semble-t-U, dans le Bespit de la Mort, composé pourtant par lui à plus de cinquante ans. Le m o t gien, précisément, nous invi te à le croire.

Les at tes tat ions modernes du terme gien enregistrées par le FEW se répartissent comme suit :

outre u n dérivé à Clairvaux (extrême est du département de l 'Aube) e t à Créancey (extrême ouest de la Haute-Marne) ,

en domaine lorrain (pas au delà du département de la Meuse, vers l'ouest), en domaine wal lon e t en picard du nord, le point le plus méridional é tant D é m u i n dans la Somme.

Pour les détails de la démonstration, voir Études de lexicologie..., op. cit., p. 29. Il s'agit de l'article de N . Dupire commentant quelques termes régionaux qui figurent dans

le Corpus des records de l'ancien comté de Hainaut, éd. L. Verriest. Voir ci-dessus, n. 7. Voir Le Respit de la Mort par Jean Le Fèvre, éd. G. Hasenohr-Esnos, Paris, 1969, SATF,

p. 106 [je lirais vueult et non weult]. Gien figure dans tous les mas. Aucune note de caractérisation de ce mot dans l'édition.

Voir, en dernier lieu, l'édition citée, p. i x et sa.

f

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L'origine du mot (emprunt germanique ancien) et la configuration de l'aire moderne montrent que le gien de Jean Le Fèvre est im mot de son terroir d'origine. Ressons est d'ailleurs situé aux confins méridionaux de la Picardie patoise moderne*", et l'on sait, d'autre part, que la frontière méridionale du picard s'est déplacée vers le nord depuis le Moyen Age. Au XIV® siècle, Ressons était donc nettement en Picardie. A l'époque, gien était très vraisemblablement connu en Picardie partout où l'on cultivait la vigne, et, probablement, aussi en Champagne*^. Au contraire, rien, jusqu'ici, ne permet de croire qu'il ait jamais

*° Voyez, par exemple, la carte qui figure dans la Grammaire de l'ancien picard de C.-Th. Gossen, 2" éd., p. 26, et, pour plus de précision, R. Dubois, Le domaine picard, op. cit., p. 73 et la carte.

Voir le croquis géographique établi grâce aux doimées du FEW; sur ce croquis, il faut comprendre par tém{oignages) mod(ernes) tout ce qui est donné par le FEW depuis la mention «ahain. 'ligne, rangée' (1461...)». — L'AtUis linguistique de la Champagne et de la Brie a une carte

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existéen/rowçoîs parisien. Ainsi, la convergence d'arguments extra-linguistiques, d'arguments étymologiques et d'arguments géographiques — sans oublier qu'il s'agit d'un mot de la terre — nous assure une quasi-certitude. Plutôt que «mfr.» gien, il faudrait dire, dans le FEW, «apLk.», comme il est dit ailleurs, dans l'article en question ahain.

Au contraire, grâce à Jean Le Fèvre encore, on pourrait nuancer l'histoire et la géographie de l'anc. oïl hanon — henon.

Curieusement, ici, le FEW, X V I , 143 ne parle pas de «mfr.», alors qu'il ne s'agit plus d'un hapax. Voici comment est rédigé l'article :

«*HANO (anfrk.) hahn 1. Aflandr. apik. anorm. hanon 'cardium edule (coquille)' (13.-16. jh. ZFSL 63, 448; R. 33,

363; Car Char), agn. cok hanoun Bibb, Paris hanon (1393), boul. hénon Ds, St-Pol ç»ô, St-Valéry, Dieppe hénon, Rouen Jiannon (1555; Cotgr. 1611 —Mén. 1694), Avranchin hanon (1868)».

Or, il semble bien que le m o t ait é té connu à Paris assez tôt , et largement, v e n u sans doute avec la chose — c o m m e le colin à l 'époque moderne*^. Hano figure déjà dans une charte de 862 à propos de l 'abbaye de Saint-Denis , mais donnée, il est vrai, à Compiègne*^. Si même nous laissons de côté La Bataille de Caresme et de Charnage (XIII^ s.)^^, on peut citer, pour la région parisienne, avec plus ou moins de certitude, les Enseingnemenz qui enseingnent a apareillier toutes manières de viandes (début d u XIV^ s.)^^, une ordonnance de 1351^^, Le Viandier de Taillevent (dernier quart du XIV^ s., mais peut-être à placer dans la région de Rouen)*'', Le Mesnagier de Paris (fin du X I V * s.)''^, Le Journal d'un bourgeois de Paris (vers 1420)*^ et une ballade d 'Eustache Deschamps^", tous ces t ex tes offrant la forme han{n)on (avec, dans Caresme et Charnage, une seule variante henon).

Sans doute, Pierre Be lon du Mans, dans son livre sur La nature et la diversité des poissons, Paris, 1555, nous dit : «Ce que les habitants de Rouen dient Hannons, e t les Parisiens Petoncles»^'^. Mais, au XVI* siècle, la s i tuat ion linguistique a changé : pétoncle es t précisé­m e n t u n emprunt de l 'époque au lat in e t Be lon est tout juste, à ce propos, notre plus ancien

une rangée de ceps (n° 475) : on n'y trouve aucun correspondant de gien ; mais de larges indica­tions eu marge portent sur la notion 'l'espace entre deux rangées de ceps', et M. Bouroelot nous dit qu'on emploie '~jaimée~' dans l'Aube. Les dénominations de ce type me paraissent solidaires de celles de Clairvaux et de Créancey relevées par le FE W. — Notons, d'ailleurs, que, dès le X V ' siècle au moins (voir FEW, loc. cit.), le mot s'emploie pour d'autres cultures que la vigne.

F. de Tollenaere, dans son article A propos des mots «coque» et «hanon», in Z.F.S.L., L X I I I (1940), p. 445-454, a rassemblé commodément toutes les attestations de hanon, depuis 862 jusqu'au Larousse du XX" siècle (et on pourrait aller jusqu'au Grand Larousse Encyclopédique, 1962); pour la période ancienne, on peut ajouter le témoignage d'Eustache Descharaps. Avant lui, P. Barbier s'était déjà prooccupé du mot et, entre autres choses, avait corrigé la traduction de Godefroy (cf. B.L.R., L U I , 1910, p. 42 et s.).

F. de Tollenaere, loc. cit., p. 452. Voir La Bataille de Caresme et de Charnage, éd. G. Lozinski, Paris, 1933, v. 419 (var. hennons

dans un ms. dont il est dit ; «écrit en francien, avec quelques graphies dialectales»), 424 et 441 ; pour la localisation et la date de l'œuvre, cf. ibid., p. 40 et s.

Voir G. Lozinski, op. cit., p. 151 (notice sur hanon) et p. 186. de Tollenaere, loc. cit., p. 449.

" Éd. J. Pichon et G. Vicaire, Paris, 1892, p. 32. Cf Lozinski, op. cit., p. 56, et F. de Tollenaere, loc. cit., p. 449.

*̂ Éd. de la Soc. des Bibliophiles français, Paris, 1846, II, 204. Cf. Lozinski, op. cit., p. 56, et F. de Tollenaere, loc. cit., p. 449.

Éd. A. Tuetey, Paris, 1881, p. 123. Cf. F. de Tollenaere, loc. cit., p. 449. ^° Œuvres complètes d'Eustache Deschamps, éd. du marquis de Queux de Saint-Hilaire et de

G. Raynaud, Paris, S.A.T.F., t. VI, 1889, p. 182, v. 26 : «Seiches, rayes, hanons, pesche villainc». Le glossaire traduit même le mot par 'hénon (sorte de petit coquillage bivalve côtelé)'.

D'après G. Lozinski, op. cit., p. 151, et F. de Tollenaere, loc. cit., p. 450.

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témoin^'^. Peut-être les voies d'approvisionnement de la capitale ont-elles changé : u n contemporain de Belon, G. Rondelet , dans L'Histoire entière des Poissons, Lyon, 1558, écrit : «Des Pétoncles . On prend en la coste de Saintonge é de Bordeaux des pétoncles. On en prend aussi en Normandie é si appellent hannonsifi^.

E n lisant l'article *HANO du FEW, on est frappé par la net te répartition des formes dialectales : hanon en Normandie , hénon en Picardie. Le m o t s'est-il installé à Paris sous sa forme normande ? D e toute manière, Jean Le Fèvre a gardé, lui, la forme de son terroir pioard^^; on peut dire que, chez lui, hennon est un picardisme (mais s implement picardisme phonique), e t l 'on ne court pas u n très grand risque de se tromper en assignant hanon aussi au m o y e n français.

Mais qu'est-ce qu'un mot dialectal ? D i A L E C T i S M E (ou dialectalismc) est, au moins dans la perspective diachroni-

que, une notion confuse. Ce n'est naturellement pas parce qu'un terme apparaît limité à l'usage exclusif des écrivains d'une région qu'il s'agit d'un terme dialectal. On pourrait relever chez les écrivains de l'école dite bourguignonne toute une série de créations verbales qui ne sont guère sorties de ce cercle et dont plusieurs n'ont rien de dialectal.

D a n s une traduct ion d'oeuvres hemardines contenues dans un manuscrit exécuté en Wallonie à la fin du XII^ siècle, je trouve le subst . chalon, qui traduit ulcus : il n'a é té relevé, jusqu'ici , à m a connaissance, dans aucun document ancien. Le FEW connaît cependant le m ê m e terme dans les dialectes d'oïl, avec quelques at tes tat ions seulement, pour Namur , Neufchâteau e t la Meuse, mais on peut ajouter à cet te maigre liste plusieiirs témoi­gnages, en wal lon central et en wallon occidentaP^. Il n 'y a donc pas grand risque de se tromper en disant que le chalon de cet écrit des environs de 1200 est u n mot dialectal : les correspondances phonét iques e t sémantiques sont parfaites, le faisceau des témoignages modernes est homogène^^ — et d'autres faits révèlent que la traduct ion a été faite en Wallonie.

Mais voici, pris à la même source, le mot spaidon ( = spadon), non seulement terme rare, mais inédit quant au sens qu'il présente, 'sarment' — lat. palmites (de la vigne). N e nous hâ tons pas de dire : terme rural, dont l'initiale est en s- impure, c o m m e il arrive souvent en wal lon (cf. spale, spavde, etc.), donc, à n'en pas douter, m o t dialectal. Po in t du tout : c'est probablement un emprunt savant au latin d'Isidore de Séville, lequel remonte au grec

Pour pouvoir assurer qu'il s'agit d'un terme dialectal, il faut que les témoi­gnages des textes anciens concordent raisonnablement avec les données des dialectes modernes — et donc, exploiter textes anciens, glossaires patois, atlas linguistiques et, éventuellement, enquêtes nouvelles; comme toujours, une catégorie de témoignages ne suffit pas, il y faut un minimum de convergence. Mais j'ajoute qu'il ne faut pas négliger les enseignements de la géographie linguistique sur l'évolution des aires.

Cf. FEW, VIII , 114a. D'après G. Lozinski, op. cit., p. 151, et F. de ToUenaere, lac. cit., p. 450.

°* Édition citée de G. Hasenohr-Esnos : v. 1029 hennons, poissons, toute peschaille ; v. 1031 les moulles, les hennons et l'oistre. Le glossaire traduit 'palourdes', ce qui n'est peut-être pas tout à fait exact. Pas de variante dans l'édition.

On trouvera tous les détails dans un article des prochains Mélanges F. Lecoy. Et il faut observer que le traducteur se trouvait en présence de deux termes proches : tumor

et ulcus ( —f enflure et chalon). Il a dû faire appel à toutes ses ressources. " Pour un essai de démonstration, voir l'article cité des Mél. Lecoy.

LEXICOLOGIE GéOGEAPHIQXTE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 241

Idéalement, pour chaque terme considéré, il faudrait pouvoir établir la datation et l'aire, et la chronologie des changements d'aire : dans une certaine mesure, c'est ce qui a pu être fait pour les dénominations des noms des jours de la semaine dans la Galloromania septentrionale^^. Étant donné l'état de notre information, nous devons nous contenter, au mieux des choses, de quelques maigres résultats, mais, quand on peut les établir, ils sont d'autant plus précieux. Voyez, en tenant compte de la dynamique des aires, comment dialectologie moderne et philologie médiévale peuvent parfois s'épauler.

Quiconque a jeté un coup d'oeil sur la carte fumier de VA LF sait que la Wallonie, au sens strict, a u n terme bien à elle '"ansenne"' (déverbal de ensainier 'engraisser'). E t verbe e t substant i f sont connus par des témoignages écrits anciens ; il suffit de relire, dans le FEW (XI /1 , 546), sous SAGîNA :

«I. Dûnger — Alùtt. ansineir 'fumer (une terre)' (1334 Haust Rcg 1), anam. ansiner (1289-1382 R 80, 213), lûtt. Neufch., Bouillon —

Alûtt. ansines f. pl. 'engrais' (1334 Haust Rég. 1) NO. ensinne 'fumier' B 1777, wallon, âsfn, Malm. âs^n Seraing, nam., Giv. às^n, St-Hubert àsin. Bouillon ensinne (1789), ard. àsin, Mons ansenne, mouz. ensinne, Brn Mouz...».

Mais au tome III^^, le FEW avai t écrit que r m u s > fiens «scheint im ganzen gallorom. gebiet geherrscht zu haben, auch i m wallon. , w o às^n ein sekundârer typus ist».

Or, non seulement fins figure plusieurs fois dans le Médicinaire namurois d u XV* siècle, mais on trouYe fiens dans le Médicinaire liégeois du XII I* siècle^"; bien mieux, fins ('ster-cora') se r icontre au moins trois fois dans le manuscrit wallon auquel il a été fait allusion plus haut . Ainsi fi(e)ns a été pan-oïl e t a coexisté avec son concurrent proprement dialectal, ansenne, pendant un assez long t e m p s (XIV* et XV* siècles ?), pour disparaître ensuite d u quadrilatère wallon.

Même les dialectismes devraient être décrits de près. Un mot peut être un véritable dialectisme depuis ses origines : ainsi, probablement, les représentants wallons de SAMIâRE 'fourbir, polir'®^. Mais, s'il a jamais appartenu vraiment au dialecte parlé, il peut, au moment ofi nous le cueillons, n'être qu'une survivance latérale, archaïsme peut-être encore, ailleurs, survivance, du reste, peut-être uniquement dans la langue écrite — l'appartenance à une série isomorphique étant souvent un réactif intéressant^^.

Ainsi, Godefroy a enregistré u n cieme 'cinquième', extrait de la traduction d u Sermo de Sapientia, mais ce mot a été ignoré ou écarté, sauf par K . Nyrop, qui l'a expliqué c o m m e une forme «dialectale faite probablement sur le modèle de setme». Forme dialectale : rien ne le prouve, en l'absence de tout témoignage proprement dialectal, de quelque époque que ce soit . Cette formation essentie l lement analogique pourrait être fort bien une création sortie d 'un milieu de culture (ici, dans ce cas, monastique)^^.

Cf. A. Henry, Étvdes de lexicologie..., op. cit., p. 30-37. P. 458, n. 1. Cf. Médicinaire liégeois du XIIP siècle et Médicinaire namurois du XV' (Manuscrits 815 et

2769 de Darmstadt), éd. J. Haust, Bruxelles, 1941, p. 97 et 212. *' Cf. A. Henry, Études de lexicologie..., op. cit., p. 201-240. *' Voir les travaux de Y. Malkiel sur le problème général des rapports entre morphologie et

étymologie-®' Je reviendrai ailleurs plus au long sur ce terme intéressant.

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Il faut aussi, au cours de la récolte et de la description, ne pas perdre de vue les EéGIONALISMES SéMANTIQUES, qui pourraient passer facilement inaperçus. L'existence de sens régionaux peut être attestée aussi bien par des documents d'archives (ce qui serait davantage indice de fait de langue) que par des docu­ments littéraires (et là, il faut naturellement se méfier des créations person­nelles).

Le FEW ( X V I I , 76a) a enregistré, à côté du sens général 'échasse' des représentants de •sKAKKJA (aussi dans le domaine ici considéré) :

«alûtt. xhace 'coin en saillie (d'une pièce de terre)' (1435), nam. scasse (1640...), liitt. hèsse (vieux). Awallon. xhace 'partie de terrain en forme d'échasse' (1551...)».

Mais cette acception secondaire est beaucoup plus ancienne, puisqu'elle figure dans le Polyptique de Vabbaye de Salzinnes-Namur (1303-1307), non seulement sous la forme scache (de terre), mais même c o m m e dimin. scac(h)elete^'^.

Et pour produire le témoignage d'une œuvre littéraire, voici chez Adenet le Roi, vers 1285, le mot gain, signifiant 'septembre', ou le mot nuit, masculin et dans l'acception 'soir', et il ne s'agit, dans aucun cas, de fantaisie personnelle®^. Il va de soi, qu'en vue d'une analyse sémantique précise, il faut tirer parti des documents d'archives et des contextes littéraires, mais aussi, éventuellement, des remaniements et des traductions de ces derniers®^.

La description de ce vocabulaire devrait être précisée géographiquement, mais tout en tenant compte des niveaux de langue, même des genres littéraires et, éventuellement, des nuances stylistiques.

Prenons le cas de ce qu'on appelle les PICARDISMES de Jean Bodel, dans son Jeu de saint Nicolas et dans ses Congés. Ils ont déjà retenu plus d'une fois l'atten­tion, par exemple, de H. Lewicka, dans son excellente contribution au Congrès d'études romanes de Florence en 1956®''.

A propos daJeu de saint Nicolas, «qui est l'œuvre de Bodel le plus fortement picardisante», H.L. nous dit, et elle n'avait pas à nous en dire plus, étant donné le but qu'elle visait : «Le vocabulaire comporte de nombreux picardismes et flamandismes ... : awiïlier, euwiïlier, manoque, papetourt, se turker, mencaut, wïllehome, ware, etc.»® .̂

Dans mon édition du Jeu^^, j'ai proposé la liste précise que voici : «(Mots picards, mais qui peuvent aussi être du nord d'oïl) : achinte ; apongnier 'prendre à

pleines mains', cf. FEW, I X , 5176; assaier, cf. FEW, I I I , 255 (mais peut être la forme du copiste); alisier (?); amllier; casée, charterier 'prisonnier'; dap (?); escat; espi{e)re; euunllier;

Éd. L. Génicot, op. cit., p. 15, 17, 20 et s. — Pour le wallon central encore (Cerfontaine), au X V I P siècle, scasse 'coin (ou saillie, d'une pièce de terre)'; cf. D.B.R., XII , 51. [C'est ce qu'en­registre le FEW sous la forme «nam. scasse (1640 ...)»].

85 Cf. Mélanges G. Straka, 1970, II, 128-129 et 131. °° Voir, précisément, loc. cit., le cas de gain.

Halina Lewicka, Vêlement picard dans la langue de quelques poètes arrogeais des XII' et XIII' siècles, in VIII Congresso Intemazionale di Studi Romanzi (Firenze, 3-8 Aprile 1956). Atti, I I / l (1960), p. 249-262.

8̂ Loc. cit., p. 252 ; je réduis la citation : c'est la liste des termes qui nous intéresse ici. 8̂ Albert Henry, Le «Jeu de saint Nicolas» de Jehan Bodel, Introduction, édition, traduction,

notes, glossaire complet, tables, 2° éd revue, Bruxelles, 1965, p. 282.

LEXICOLOGIE GéOGRAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 243

gaveles (estre seur ses ~); grimuche; herens (peut être une forme du copiste); hussier (soi) (?); mencaut; miusse (?); notome; papetourt (?); pec; prone (faire Ze ~ ) ; rengue (prob. règ); iMnquetinois ; ware; willecomine».

On ne peut pas dire que ces mots n'appartiennent pas à l'usage écrit en Picardie, puisque Jean Bodel, Arrageois s'il en fut, en a usé. Mais qu'est-ce qu'un picardisme, et, plus encore, qu'est-ce qu'un flamandisme ? Il faudrait réserver le terme «picardisme» pour les vocables qui ne sont que, partiellement ou totalement, de Picardie, sans plus; et il faudrait pousser la description davantage, si l'attention se concentre, non plus sur un auteur, mais sur les mots eux-mêmes.

Après un examen — aussi étendu que possible en ce qui concerne la localisa­tion et la date — des termes dn Jeu retenus jusqu'ici, tentons un bilan descriptif, toujours provisoire.

I : CAS DISCUTABLES

Il faut d'abord tenir en réserve — et donc, ici, hors jeu — plusieurs termes pour lesquels l'insuffisance de documentation ne permet aucime conclusion sûre quant à la localisation :

awillier, euwillier ('arranger, régler') : de la même famille é tymolog ique ; peut-être s implement deux variantes d'un m ê m e verbe ; d'ailleurs, s'il fallait vra iment les rattacher à la famille de ACUCULA, il ne s'agirait que de picardismes phoniques, à la rigueur, peut-être, de picardismes sémantiques''";

dap (paier un dap : 'asséner un coup'?); sens conjectural, origine obscure, argotique (?); grimuche 'figure grotesque', semble a t tes té dans d'autres régions que la Picardie (cf.

FEW, X V I , 63a); hussier soi 'se soustraire à quelque chose' ? — de sens non assuré; origine argotique (?); musse, dans l 'expression maille de musse 'maille en réserve' (?), m ê m e m o t que mu^e

'cachette' (?); papetourt 'tricherie, manigance' ; aucune explication sûre.

Il va de soi que des mots attestés chez un ou même chez deux auteurs de telle région ne peuvent être considérés, pour la cause, comme des régionalismes.

Il faut écarter, semble-t-il, prone et turkier (soi). Prone 'fanfaron' — et non prome, qu'on trouve dans les dictionnaires : cf. édition citée,

note aux v . 616-617 — n'est connu que par le v . 617 du Jeu e t par deux passages de La Contregengle, cités par Godefroy d'après Montaiglon et Raynaud.

Cette Contregengle es t la pièce qui const i tue la réponse n° 2 à celle qui porte comme titre Les deux bourdeurs rihauds ; vo ic i les deux extrai ts qui nous intéressent, d'après l 'édition de E . F a r a l " :

Tu te fez prone entre les genz, 25 Et Bi nous veus ci fere entendre

Que nus ne te porroit aprendre.

115 Chascons ribaus si devient prone Quant il fet tant que il larrone .iui. deniers, ou v., ou sis.

On comparera enaimUier 'cheviller' dans un texte d'archives wallon du XVI° siècle, in D.B.R., X (1953), p. 179.

'1 Mimes français du XIIP siècle, Paris, 1910, p. 107 et 109.

2U ROMANCE PHILOLOGY, Vol. XXVI, No. 2, November 1972

D e cette pièce l 'éditeur nous dit , en se fondant sur l 'analyse des faits de langue, qu'elle a pu être composée «dans l'Ile de France ou la Champagne occidentale pendant la seconde moit ié du X I I I ° siècle

I l n 'y a donc aucune raison d'assigner prone à la Picardie seule. Se turker, ou, plus exactement , soi turkier, ne peut être considéré comme un picardisme.

L'étymologie probable (ou même, peu assurée) n'a rien de spécif iquement «dialectal». Sauf erreur, voici, à propos de ce verbe, les seuls matériaux que l'on trouve dans le FEW :

sous TORQUêRE (XIII/2, 85o), après tordre, on a simplement : «Mit konjw. — Afr. soi turkier 'se détourner' Chev. Mac»;

sous Turc ( X I X , 190), la n. 13 en bas de page porte : «Vgl. afr. se turquer 'devenir Turc' (ca 1170 Herb F), turquois 'tiirkisch' (Chrestien — 16. jh.)».

Y aurait-il là deux m o t s différents e t peut-on proposer une localisation ? Le mot ne figure pas chez Godefroy. Faisons comparaître, si possible, tous les témoins :

1) D a n s la chanson de geste de Faucon de Candie (dernier tiers du XII^ s.), éd. Schultz-Gora — qui di t que le m o t est un hapax — au v . 192 :

Fai vïeler Malgadin un Breton Qui por avoir se turqua a félon.

L'éditeur traduit 'sich z u m Tiirken machen', traduction reprise par le FEW, mais cette accept ion ne peut convenir exactement , puisqu'on a u n complément a félon ; sans doute a-t-on déjà ici un sens plus général : 'se convertir', 'se tourner vers' (?) (avec nuance péjo­rative); cf. la variante de : guerpi dieu et son non.

Herbert le D u c de Dammart in n'a rien de particulièrement picard.

2) J e a n Bodel , Jeu de saint Niœlas :

[le roi des païens, qui vient de se convertir] Preudom, il ITervagan] muert de duel et d'ire De che c'a Dieu me sui turkiés ;

soi turkier a aucun 'se tourner, se convertir', et , ici, certainement sans nuance péjorative''^.

3) La «Bible» au Seigneur de Berzé, éd. F. Lecoy, Paris, 1938 ; œuvre de Hugues de Berzé, B . dans le Maçonnais, vers 1220-1230; dans un passage où l 'auteur déclare que tous les ordres religieux sont bestomés, figurent les vers (327-328) :

Li moine noir sont si mené Et ce devant derrier tomé. Que...

Trois mss. {ABD) sur quatre ont, au heu de mené, turque, dont l'éditeur dit : «Je ne connais pas le mot , qui ne doit pourtant pas être une simple erreur». Il est permis de penser que, malgré la désinence, turquer et turkier sont un même verbe e t le sens 'changer' n'est pas dément i par le contexte . Les mss. ABD n'ont rien de très picard, e t l 'un d'eux est même d'origine bourguignonne''*.

4) Chansons et dits artésiens, éd. A. Jeanroy e t H. Guy, pièce x v i u :

Espargnier voel un mien ami Ki ier soir se turka a mi.

Le glossaire traduit 'se tourner'. Artois, XII I* siècle.

'2 Ibid., p. 88. Pour l'étymologie du mot, voir FEW, IX , 478o. Voir la note au v. 1518 de l'éd. citée. Cf. éd. citée. Introduction, p. 7-9, 17-21 et 23.

LEXICOLOGIE GéOGRAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 245

5) La Chevalerie de Judas Macabé, éd. J . R . Smeets , Groningue, 1955 :

[Le roi ayant rasé les fortifications de Jérusalem, Philippe le critique, les païens se rebellent et ils feront de Philippe lor mesire]

Dont se turkierent li paien, 5844 Que mais ne seront si ami Aucun pour droiture et pour bien, Di si adont k'ert amendé. Qui virent que li rois a voit En Andioce sont entré. Son sairement, qui il avoit De Felippon ont fet lor mestre. Fiancié, juré et plevi.

Le glossaire de l'édition traduit 'se détourner'; c'est aussi bien 'changer de sent iment ' ('Us ont changé de sent iment , de telle sorte qu'ils ne seront plus ses amis'). C'est un Picard qui a composé La Chevalerie, vers 1285''^.

Tout compte fait, {soi) turquer e t (soi) turkier, souvent avec u n complément en a, semblent être é tymologiquement le même m o t ; vraisemblablement, à l'origine, 'se faire Turc', mais très tôt , par synecdoque, '(se) tourner, convertir, changer'. Son emploi est confirmé chez les écrivains picards, mais aussi chez d'autres. I l faudrait donc spécifier : ancien français ; fin d u X I P siècle e t X I I P siècle.

I I : PHéNOMèNES RéGIONAUX à GRANDE EXTENSION

1. Dans apongnier 'prendre à pleines mains' et assaiier 'essayer, éprouver', ce qu'il faut noter, c'est la formation avec préverbe a- : pour apongnier, aire picarde, aire wallonne, est de la GaUoromania d'oïl et , partiel lement, de la région franco-provençale''^; poiu" assaiier, aire picarde, aire wallonne, et ailleurs encore'''.

2. Charterier peut être considéré c o m m e un régionalisme sémantique; à côté du sens, général en ancien français, de 'geôHer', le m o t a aussi, du X I I P au X V ' siècle, le sens de 'prisonnier', surtout en domaine picard et e n domaine wallon, et pas là exclusivement''^; on notera que, dans la graphie, la forme n'est pas purement picarde.

Certains mots sont picardo-wallons. Manoque 'chapelle' ne figurait pas dans la liste ci-dessus, parce qu'il se trouve dans le

Prologue du Jeu, lequel n'est pas de Jean Bodel . C'est un mot du X I I P siècle ; dans le sens de 'chapelle', il est picard et wallon, c o m m e on peut le déduire de l ' examen des données fournies par le FEW e t des considérations développées dans l'édition citée''^.

Achinte (cf. açainte, asainte) 'basse-nef, appentis, remise' est picard e t wal lon; mais, a t tes té aussi ailleurs, il ne peut être considéré comme régional que par cette signification.

Le FEW, I, 14 le disait «afr. (besonders apik.)» et «wallon.». La refonte du FEW ( X X I V , 75a) précise avec raison :

«achinte (pik. 13.-15. jh.) 'bûcher, remise' (pik. 15. jh.), açainte 'basse-nef d'une église' Vill. Hon, accinte (14. jh. Mél. Mel 78 n 237), achainte (Noyon 1459), aceinte 'appentis, échoppe' (1340, DC)^", Faymonv. acéte 'murs sur lesquels repose le toit' BWall 1, 120, Francorch. acinte 'chambre sous la partie la plus basse du toit ; appentis', nam. asente 'petite nef latérale d'une église', assente 'appentis' (1618, Dial. Belg. 12, 43), nam. acinte 'petite cave', Mons, 'toit en appentis' DL; zacinte 'appentis' Sig.»

Les sens fondamentaux sont 'appentis' e t 'basse -nef . Il faut compléter le FEW comme sui t -.Jeu de saint Nicolas, v . 261, a t tes tat ion la plus ancienne ; i m emploi dans le fabliau Du

''̂ Cf. éd. citée, p. x v u i et ss. — Au v. 5846, l'éditeur voit dans a voit l'expression avoir voit 'ne pas compter'.

" Cf. FEW, IX , 5176. Cf. FEW, III, 2566. Le verbe Gguie dans un des textes en «moyen picard» publiés par L.-F.

Flutre, Amiens, 1970, p. 199. •'8 Cf. éd. citée, note au v. 1209, et FEW, II , 363a. •'S FEW, XVI, 511o. Éd. citée du Jeu, p. IX, 15 et 186-187. °° Il s'agit d'un document qui concerne Saint-Quentin.

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vilain de Bailluel (attribué par certains critiques à Jean Bodel)^^; trois attestations pour le X I V * siècle dans des chirographes de la ville d 'Ath (Hainaut belge); un exemple dans un document d'archives namuroises au X V I P siècle^^; assinte 'nef latérale' dans im document concernant H u y , pour les années 1709-1711 ; des attestat ions pour le X X * siècle en Wallonie orientale'^.

Le témoignage d'une des versions du Miracle de la Sacristine est intéressant :

A l'esglise venues sont 237 En ime aceinte se sont mise[s], Et puis donc si se sont a88ise[s]. Si voient les dames venir :

où le sens de 'nef latérale' ne semble pas faire de doute^^.

La version en cause est celle que nous a transmise le ms. fr. 12483 de la Bibliothèque Nat ionale à Paris : c'est un des morceaux qui constituent le Rosarium du Jacobin de Soissons, dû à u n dominicain anonyme de Soissons, le manuscrit en question datant du premier quart du X I I I * siècle. Grande est donc la tentation de dire : aceinte 'nef latérale', Soissons, X I I I * -XIV*s. E n réalité, nous avons ici un de ces exemples précieux du point de v u e méthodo­logique, un de ceux qui font croire que les dictionnaires et lexiques contiennent beaucoup de «mirages géographiques et chronologiques», leurs auteurs s 'étant contentés, pour dater et localiser un terme figurant dans un manuscrit, de ne retenir que le nom de l'auteur et la date de composit ion approximative de l'oeuvre. Dans le cas présent, le Jacobin de Soissons a été surtout un compilateur, e t son miracle de la Sacristine a été, en tout ou en partie, emprunté. Après R. Guiette, H . Kje l lman a montré que la version du ms. 12483 et celle du ms. 3518 de l'Arsenal étaient très proches :

«Ces textes sont deux versions latérales, remontant à un original commun, disparu sans doute, mais en partie conservé dans nos versions. Indépendamment l'un de l'autre, deux conteurs ou rédacteurs, dont l'un est le jacobin de Soissons, ont utilisé ce texte, qu'ils ont remanié et modifié comme bon leur semblait. 'Tous les deux ont voulu faire œuvre personnelle, tantôt en abrégeant, tantôt en ajoutant des traits nouveaux au texte qu'ils suivaienti)^^.

La question, pour nous, est donc de savoir si aceinte est dû au Jacobin de Soissons ou à l 'auteur inconnu de sa source. Inutile de dire qu'on ne peut répondre en toute certitude. U n e présomption, cependant. L'éditeur, après une confrontation complète des deux textes, a établi une table de concordance, qui, pour le passage qui nous intéresse, se présente comme suit :

Ars. B.N. 279-285 225-231 286-287 288-290 234-236 291-292 293-296 239-242

Les deux vers 237-238 du ms. B . N . ne figurent donc pas dans le ms. de l'Arsenal ; en outre, du point de vue de leur contenu, ils constituent s implement une notat ion amplificatrice. On

° ' Voir P. Nardin, Les Fabliaux de Jean Bodel, Dakar, 1959 (où il faut corriger la définition du mot açainte au glossaire).

Voir éd. citée, note au v. 261. Cf. A. Lerond, L'habitation en Wallonie malmédienne, t. I, Paris, 1963, p. 117 et s., avec des

précisions chronologiques sur la disparition du terme dans les divers villages. Il faut tenir compte, naturellement, des matériaux de Godefroy, notamment un document de 1425 pour Lille et un autre de 1438, pour Douai.

°* Cf. H. Kjellman, «Le Miracle de la Sacristine»; étvÂe sur les versions métriques de Vancien français, in Mélanges J. Melander, TJppsala, 1943, p. 47-81 ; texte cité, p. 64. Je me reporte à l'introduction de cette édition pour tout ce qui concerne les manuscrits, l'auteur et les rapports entre les versions, cf. loc. cit., p. 48 et ss.

85 Loc. cit., p. 78.

LEXICOLOGIE GéOGEAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 247

est donc ra i sonnablement porté à les at tr ibuer au J a c o b i n de Soissons; Soissons n 'es t d'ai l leurs pas te l l ement lo in de N o y o n , où le m o t est a t t e s té au X V siècle.

T o u t c o m p t e fait , la conclusion s u i v a n t e do i t refléter assez e x a c t e m e n t les faits . A u x X I I I ° - X V ° siècles, ex is ta i t une aire s é m a n t i q u e h o m o g è n e ac{h)einte 'construction apposée à u n e autre' , essent ie l lement pioardo-wal lonne e t couvrant , au m i n i m u m , les régions de Lille, D o u a i , Arras, Cambrai, Sa int -Quent in (pour ces d e u x régions, cf. Villard de Honnecourt ) , N o y o n , probablement Soissons, la P icardie aujourd'hui belge (Hainaut occidental) , la W a l l o n i e namuroise , la Wal lonie l iégeoise e t sans d o u t e aussi toute la Wal lonie méridio­nale^^. S u i v a n t ce que nous savons de la m a r c h e victorieuse d u parler directeur vers le nord e t vers l 'est , ce t te aire a d û se rétrécir n e t t e m e n t à partir d u X V I ° siècle, e t vers 1900 ne subs i s ta ient plus que quelques t émoins ruraux en Wal lonie centrale e t en Wal lonie orientale.

Ware ' trousseau, nippes' , p icardisme e t waUonisme, d'origine germanique (m. néerl. WARE). Assurément , ivare, à notre connaissance , ne figure que d a n s le Jeu de saint Nicolas, ce qui just i f ie le FEW ( X V I I I , 525) d'écrire «Apik.». Mais on peut dire qu'il a ex i s t é dans la P icard ie d u nord et i>n Wal lonie , pu i sque le i^'^^lT enregistre t o u t e une série de dérivés, dont vieawarier 'fripier', déjà dans des t e x t e s du X I I I ^ siècle. I l y a m ê m e aussi viesiuare 'vieilles hardes' , qui a d û précéder vieswarier, e t qui e s t d'ail leurs a t tes té , au XIV® siècle, dans des p ièces d'archives d 'Amiens , de Tournai e t de Valenciennes , r ien que d'après les matér iaux d e Godefroy , dont l 'article VIESWABE^'' a, é t r a n g e m e n t , échappé à l 'a t tent ion d e l 'équipe d u FEW. A u X I I I * siècle, l'aire d e ware s ' é tendai t d o n c au moins à la Picardie, jusqu'à A m i e n s , e t à la Wallonie^^. Le t erme semble avo ir ensui te disparu assez rapidement , pour n e laisser des traces que dans des dérivés, encore v i v a n t s en Be lg ique romane au XX® siècle.

Al lons-nous parler de flamandisme ? C'est là une dés ignat ion d'origine ; une fois l ' emprunt réalisé, nous a v o n s aflaire à u n m o t désormais indigène c o m m e t o u t autre. D e I'EMPRUNT INTéGRé il faut , c o m m e o n di t parfois, d is t inguer le «XéNISMB» OU «pérégrinisme».

A u contraire, on pourrait dire peut-être flamandisme à propos de willecomme, parce qu'on a l ' impression que le m o t é ta i t parfois encore sent i c o m m e une c i tat ion faite d 'une langue étrangère. C'est le cas, du moins , pour J e a n Renart , qui d a n s son Ouillaume de Dole m e t l ' interject ion dans la bouche de cheval iers germaniques :

Vos i oïssiez dire tant «Wilecome ! » et «Godehere ! » 2595

Mais o n n e peut l'assurer pour la p lupart d e s autres exemples . D e t o u t e manière, l 'usage d e ce t erme déborde largement la Picardie , m ê m e s'il e s t p lus fréquent chez des écrivains d u n o r d de ce t t e région, pour des raisons é v i d e n t e s de voisinage^^.

On aura é té frappé par le nombre r e l a t i v e m e n t é levé de t émoignages d 'une solidarité l ex ica le p icardo-wal lo i^ : le fait a é té soul igné sur le p lan des dialectes modernes^", mais il s 'ag i t probablement aussi d 'une s i tuat ion anc ienne .

D e toute manière, il faut voir sous l'indication du FEW, «nam. assente 1618», en réalité, deux témoignages, respectivement de 1618 et de 1662, pour la région de Cerfontaine (Ph 45), à 45 km. au S.-O. de Namur, à la limite du wallon et du picard.

" T. VIII , p. 233. °° Dans l'article cité ci-dessus, p. 230, n. 8, R . Massart a rangé le vieswarier de Jean de Stavelot,

grosso modo, parmi les «mots picards-wallons ». «0 Cf. Godefroy X , 334a; G. Tilander, Lexique du Roman de Renart, p. 161 ; FEW, XVII , 583. °° Voir C.-Th. Gossen, Zur lexilcalen Gliederung des pikardischen Dialektraumes, in Fest-

schrift Walther von Wartburg zum 80. Geburtstag, Tubingen, 1968, II, 133-145. L'auteur, qui se sort de YALF, de VALW et des lexiques, fait remarquer que les accords avec la Normandie seule sont relativement rares; il distingue des accords •"lorrain-wallon-picard"', des accords '"wallon-picard"' et des accords '"wallon-partie du picard"i. Il souligne que, du point de vue lexical, le domaine est «besonders nach Osten geôfînet». Je ne serais pas étonné si l'on retrouvait, pour la période ancienne, les mêmes caractéristiques.

Voir aussi J. Picoche, Définition d'un lexique dialectal, in R.Li.R., X X X I I I (1969), p. 325-336. Pour Ételfay, l'auteur dit, p. 335 : «Les rapports avec les dialectes parlés en Normandie et en Wallonie semblent particulièrement étroits».

248 ROMANCE PHILOLOGY, Vol. XXVI, No. 2, November 1972

I I I : FAITS LEXICAUX PROPREMENT PICARDS

1. Il faut ranger à part les PICARDISMES PHONIQUES : gavelles = javelles ; il faut noter cependant que l'expression estre seur ses gavellea n'est

connue jusqu'ici que par cet exemple de J e a n Bode l et par un passage du Dit de V Vnicome et du Serpent, mais le sens n'est même pas assuré®^;

herenc 'hareng' n'est qu'une variante é tymologique picardo-norman^e (cf. FEW, X V I , 163), d'ailleurs peut-être due au copiste ;

rengue 'rang' ou 'file' (r^g), forme picarde correspondant au franç. renge, e t à ajouter à FEW, X V I , 2416 ; le FEW cite Saint-Pol rèk, D é m u i n règ, Mesnil-Martinsart rèk : on peut y ajouter <irèk s.f. 'récolte qui tombe sous la faux' — terme attesté mais mort»^^; a ringuette 'en rangs', dans un des textes en «moyen picard»^^.

2. Certains termes ou expressions sont PEUT-êTRE PICARDS, mais l'insuffisance de l'information interdit de prendre position :

mal atisier 'malmener' n'est connu que par le Jeu e t par les MerveiUes de Bigorner, cette seconde oeuvre étant aussi d'un auteur picard ;

casée, à la conformation apparemment picarde, est at testé par deux témoins artésiens, mais le sens lui-même n'est pas sûr^^;

crier notorne 'sonner le couvre-feu, sonner la retraite' se trouve en plus dans les Chansons et Dits artésiens du XIII' siède e t dans La Prise de Defur, œuvre picardisante du X I I P siècle^^; donc, trois témoins picards, et seulement eux.

Il serait hasardeux d'aller plus loin.

3. VOCABULAIRE PROPREMENT PICARD Wanquetinois, dans l'expression en loanquetinois 'à la manière des habitants de Wanque-

t in' : picardisme assurément, puisqu'il s'agit du modeste vil lage de Wanquetin, à 11 km. à l 'ouest d'Arras, et picardisme de la région arrageoise, sans plus ; mais cette création se range dans le domaine des blasons et sobriquets populaires e t on ne peut vraiment pas inscrire le m o t dans le lexique véritable ; il n'est pas é tonnant qu'il ne figure que dans le Jeu.

Escat est, au XIII' ' siècle, en tout cas, un picardisme d'aire réduite : Ponthieu, Artois, Cambrésis (fin du XII« s. — X I I P siècle)^^.

D a n s son article *SKATT, le FEW ( X V I I , 104) rattache à notre escat un verbe deschater 'dépouiller (quelqu'un de ses biens)', mais qui n'est a t tes té que par Ambroise, dans sa Ouerre Sainte, lequel Ambroise était peut-être Normand, mais pas Picard^''. Pour des raisons, d'ordre géographique, surtout, mais aussi d'ordre sémantique, il vaut mieux, malgré le FEW, ne pas établir de lien é tymologique entre escat e t deschater et s'en tenir, en ce qui concerne ce dernier, à l 'explication proposée jusque là, *DISCAPTâBB.

Espire, dérivé de espirer, dans l 'expression air espiere 'apprendre quelque chose'. Le FEW, X I I , 1886, s .v. SPîRâRE, enregistre s implement : «Apik. espire, î. 'bruit, souffle qu'on entend de qu, de qch' (ca. 1270-1280)».

Mais Bode l l'a employé , vers 1200. Si l'on examine les exemples recueillis par God. e t

Cf. éd. citée, note au v. 766. R. Debrie, Lexique picard des parlera nord-amiénois, Arras, 1961, p. 166. L.-F. Flutre, op. cit., p. 336. Cf. éd. citée, note au v. 908. Cf. éd. citée, p. 213 ; «La Prise de Defur» and «Le Voyage d'Alexandre au Paradis terrestre», éd.

L. P. G. Peckham et M. S. La Du, 1935, v. 1653 et p. xx i i i . »8 Cf. B.Ph., X , 173-180; A. Henry, Études de lexicologie..., p. 110-120; Jeu de saint Nicolas,

éd. citée, note au v. 739. P. Meyer a proposé autrefois de corriger un descanter, dans VEscoufie, en descater.

LEXICOLOGIE GéOGRAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 249

T.-L. , e n y a joutant la précieuse a t t e s ta t ion d u Jeu de saint Nicolas, on obt ient : B o d e l (Arras, fin d u XII^ s. — d é b u t d u X I I P ) , Ph i l ippe Mousket (Tournai, première moit ié d u X I I P s.), le Couronnement de Renart (auteur inconnu, langue pioardisante, deux ième moi t i é d u X I I P s., peut-être entre 1263 et 1270), R o b e r t le Clerc ( Vers de la Mort, Arras, vers 1270), A d a m de la Hal l e (Arras, trois ième quart d u X I I I ' s .) , les Merveilles de Bigorner (probable­m e n t , aire Tournai-Cambrai , fin d u X I I I ° s.).

Ic i , é t a n t donné le nombre et l 'homogéné i té des t émoignages , une très forte présompt ion se dégage en faveur d 'un picardisme — d u moins , d a n s l 'usage écrit de l'Artois, du Cam-brésis, du H a i n a u t e t de la F landre wal l ingante — durant t o u t le X I I I * siècle au moins — e t pas s i m p l e m e n t 1270-1280 , c o m m e l ' imprime le FEW. Mais nous ne trouvons aucun écho d u côté des dialectes.

Mencaut 'sorte de mesure pour les grains e t la terre'. Si l 'on t i ent compte, en bloc, des nombreuses a t te s ta t ions relevées dans les t e x t e s l ittéraires, les documents d'archives (voir D u Cange, God. , T.-L.) e t dans les l ex iques pato i s modernes (mais pas au delà du X I X " siècle), aussi b i en pour ce t erme que pour ses dérivés , o n constate que les t émoignages s 'accumulent :

dans t o u t le département du N o r d (Cambrésis, F landre , H a i n a u t avec Valenciennes e t région d u rouchi, m a i s pas d 'exemple sûr pour les territoires qui const i tueront le Hainaut belge)^^;

dans le Pas-de-Calais (Artois, Sa int -Omer, Lens) ; d a n s la S o m m e (surtout en Santerre); dans l 'Aisne (Vermandois); dans l'Oise ( N o y o n , région de Lass igny, au nord de Compiègne, au sud de Clermont, c'est-à-dire à l ' ex trême sud d e s pato i s picards modernes).

Sans d o u t e le m o t est-il enregistré dans le Dictionnaire de Trévcmx^^ e t l'on retrouve m ê m e mencaudée d a n s le Larousse du XX^ siècle (il n e figure p lus dans le Grand Larousse Encyclo­pédique), mais il s 'agit là d'un m o t historique. E t certes, encore, Delamare^"" cite-t-il mancot, mais pour La Père (au S . -E . de Saint -Quent in) .

I l s emble d o n c bien que mencaud so i t v r a i m e n t u n m o t picard — au sens strict du terme — d e grande ex tens ion qui, p e n d a n t une certa ine période de son histoire ( X I I P - X V P s. ?), a d û régner d a n s t o u t le domaine (sauf le fu tur H a i n a u t belge)^"^, e t m ê m e là exclu-s i v e m e n t ' ° 2 .

Dans les Actes d'intérêt privé conservés aux Archives de l'État à Mans (1316-1433), éd. P. Ruelle, Bruxelles, 1962, je trouve un seul exemple de mencaudée 'mesure de superficie', op. cit., p. 108, mais il s'agit d'un acte de 1425, fait dans l'actuel département du Nord, au Quesnoy.

M. P. Ruelle prépare actuellement l'édition de 84 actes «hennuyers», allant de 1238 à 1270. Il a bien voulu me dire qu'il n'y a qu'un seul mankaudelee : il s'agit d'un acte de septembre 1252, figurant dans le chartrier de Saint-Feuillin du Rœulx , donc, dans l'actuel Hainaut belge. Mais on ne sait où l'acte a été rédigé... et la disposition en question concerne Crois en Vermendois, c'est-à-dire, aujourd'hui, Croix-Fonsomme, dans le département de l'Aisne, canton de Bohain !

D'après K . Glaser, dans son article sur les Gewichtsbezeichnungen..., in Z.F.S.L., p. 211. — Dans le Trévoux de 1740, je ne trouve que mencaudée, avec la mention «vieux mot».

1°° Dans son Traité de la police, 2" éd., Paris, 1722, p. 93 et ss., d'après K. Glaser, loc. cit. Mon collègue historien M.-A. Amould, consulté par moi, m'a fait tenir une longue et

intéressante note dont j'extrais ce qui suit : On sait que les mesures en usage soua l'Ancien Régime ont persisté assez avant dans le XIX® siècle. D'après

plusieurs répertoires ( Tableaux de com-paraison entre les mesures anrAennes du département de Jemmappes et celles qui les remplacent dans le nouveau système métrique, publiés par ordre du Préfet, Mons, Vendémiaire an X ; — Collection générale des arrêtés... de la Préfecture, II® série, t. I, Douai, an X ; J.-.B. lïenard, Tarifs métriques de tous les anciens poids et mesures du département de Jemmape, Mons, 1806 ; — Le Régulateur du Hainaut, Mons, 1831 ; — Dictionnaire des communes du ressort de la Cour royale de Douai. Département du Nord et du Pas-de-Calais, Douai ,1842, mencaudée existe encore dans le département du Nord à l'époque de la Révolution et dans les années qui suivent ; mais, en ce qui concerne les territoires du futur Hainaut belge, l'existence de la mencaudée se limite à une étroite bande de la prévôté de Mons limitrophe des anciennes prévôtés de Valenciennes, du Quesnoy et de Bavai (c'est-à-dire, quelques villages le long de l'actuelle frontière politique franco-belge).

Mencaud n'apparaît pas, semble-t-il, dans les deux polyptiques du chapitre de Sainte-Waudru de Mons. Dans le Cartulaire des rentes et cens dus au comte de Hainaut, éd. L. Devillers, Mons, 1875 [pour la deuxième moitié du X l l l e B.l, mencaud figure au t. II, p. 183, 194, 211 (où il est question de mencauds cambrisiens), mais il s'agit de villages situés en bordure du Cambrésis.

'"^ Le FE W, sauf erreur, n'a pas encore d'article mencaui : il classera donc probablement ce mot sous la rubrique «origine inconnue».

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P c e 'compassion'. Le FEW, V I I I , 986, s .v. PECCâRE, a consacré à ce mot , déverbal de pekier (pechier), les lignes suivantes :

«Ablt. — Afr. pec (nom. pes) m. 'pitié, compassion' (pik. 13. jh., Gdf.; Z 13, 50, 325; R 27, 507 ; Til Lex ; Jeux P ; Mél. Hoc 312 ; Cour Ren), piec (flandr. 13. jh.), bess. pec 'chose sans vie'».

A regarder les choses de près, il faut préciser tout d'abord que la graphie piec, pies (avec diphtongaison, picarde du N. -E. e t wallonne, de E ouvert, m ê m e entravé) n'est pas seulement «flandr. », mais se rencontre aussi dans les œuvres du Hainaut e t même de l 'ouest du Brabant (Tournai — région de Nivelles); une graphie semblable figure même dans le manuscrit du Jeu de saint Nicolas.

Pour les coordoimées chronologiques, on peut dire : tout le X I I P siècle. Quant à la localisation, on peut , avec assez de certitude, répartir ainsi les t ex tes qui

cont iemient le terme :

Oise (?) {Roman de Renarf-"^; Miracles de saint Éloi^°*); Somme (Robert de Clary) et Somme-Soissonnais (Gautier de Coincy); Amiens (?) {Dit d'amour,

par Guillaume d'Amiens^"'; aux alentours de 1280);

Artois (Jean Bodel; le Jeu parti LXi*"^; Vers de la Mort de Robert le Clerc, Arras, autour de 1270; Chansons et dits artésiens du XIIP siècle, période 1250-1280; le Jeu des échecs d'Engreban d'Arras, Arras, fin du X I I P s. '"'';

Il nous manque toujours une étude critique sur les rapports réels entre les différentes rédactions du Roman de Renart. On sait qu'il existe trois collections principales : a, publiée dans l'éd. Martin; jS, publiée dans l'éd. Roques, CFMA; y, publiée dans l'éd. Méon; et «chaque collec­tion représente une élaboration différente de la matière de Benart» (Roques); y est la collection la plus récente, et o la plus ancienne.

Dans tout le Roman de Renart, pec, sauf erreur, apparaît une seule fois, dans la Confession de Renart au milan Hubert, et encore, uniquement dans la version de la collection a, éd. Martin, branche vu , v. 765 :

Li huans en [de Benart l o t molt grant pec: Par l'oreille le prist au Hec. Si li l eva amont la teste. . .

Ailleurs, les deux vers en -ec ne sont pas présents (éd. Roques, branche xrv, p. 54), ou offrent d'autres leçons : ms H de la branche ^, éd. Roques, à l'apparat critique, Li huas avoit molt grant bec Par Vorelle le prent sel tret — collection y, éd. Méon, III, 319, Li Huans avoit moult grant bec. Par l'oreille le prent au bec.

Les remanieurs de ;8 et de y paraissent bien avoir été embarrassés par ce terme pee, qui ne se retrouve donc, finalement, que dans la collection la plus ancienne. Or, la branche v n de Martin, datée de 1195-1200, raconte des faits qui se passent dans la vallée de l'Oise. La tentation est donc forte de dire : auteur picard ayant des attaches étroites avec l'actuel département de l'Oise. Voir aussi L. Foulet, Le Roman de Renard, Paris, 1914, p. 110 et s.

Le mot se trouve au moins trois fois dans cette oeuvre : ces passages ont été enregistrés par Godefroy, qui a corrigé les méleotures de l'éditeur (on trouve une fois la forme diphtonguée piec) ; texte publié par M. Peigné-Delacourt, sous le titre Les Miracles de saint Éloi, poème du XIIP siècle, publié pour la première fois d'après le manuscrit de la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford et annoté par..., Beauvais, Noyon, Paris, s.d. D'après l'éditeur, ibid., p. 1, l'auteur serait non seulement un Picard, mais un Noyonnais; ce n'est pas invraisemblable, mais il y faudrait une étude sérieuse.

•'"̂ Cf. A. Jeanroy, éd. Trois dits d'amour du XIIP siècle, in Rom., X X I I (1893), p. 45 et ss.; il s'agit du v. 66 de la troisième pièce : N'ait pec d'aucun home mesfait.

'"^ Éd. Lângfors-Jeanroy-Brandin, S.A.T.F., v. 24 dans une strophe de Jehan Bretel, Arrageois mort en 1272, cf. éd. citée, p. x x x .

Cf. r . Lecoy, dans Mélanges Hoepffner, Paris, 1949, p. 307 et s., p. 311, v. 279.

LEXICOLOGIE GéOGRAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 251

nord de la Picardie (un des trois Dits de l'âme, XIII° a.)'-°^; région de Lille (Renart le Nouvel, a. 1289-1290); région de Cambrai-Tournai (Merveilles de Rigomer) et Tournai (Philippe Mousket, première

moitié du XIII» s.); région de Nivelles, zone transitoire entre picard et wallon {Sone de Nansay, fin du XIII" s.).

Mais T.-L. (VII , 524) cite le Roman de Thèbes, ce qui, à première vue, nous entraînerait vers la Normandie ou m ê m e le Poi tou, en n o u s fa isant remonter, en même temps , au mil ieu d u X n « siècle :

Grant dolor avoir en peiist Et de le gent grant pek eust. (14604)

I l faut y prendre garde ! E n réalité, ces d e u x vers ne figurent que dans le ms. A ( B .N . , f.fr. 375), copie faite, avec de nombreuses interpolations, par Jehan Madot, neveu d 'Adam le Bossu, à la fin d u XIII^ siècleio^.

D e même, si l 'on attribue pec, sur la foi d'une lecture rapide des données de T.-L. , à l 'auteur de l'Histoire Joseph, il faudra, se lon l'éditeur, songer à un «Nord- oder Westnor-maime» e t remonter aux années 1165-1170'^^°. Mais VAFW donne comme référence Hist. Joseph A, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un remaniement d u XIII^ siècle, transmis par le seul ms. B . N . , n. acq. fr. 10036, avec de nombreux vers interpolés, parmi lesquels le v . 1974, [Commença...] De pec a sospirer, e t le m ê m e éditeur a eu soin de préciser : «Die Spraohe der Plusverse gehôrt einem anderen Dia lekte (pikardisch) an als die der ûbrigen Verse, welche normannisoh ist»^^^.

E n définitive, le bilan couvre donc tout l 'usage écrit e n Picardie (aire d'expansion maxi ­mum) . A la convergence des témoignages s 'ajoute une marque phonique picarde {pec < > pechier), parfois même u n second picardisme (partiel), ie. Mais il n'y a aucune trace de pec dans les dialectes modernes, et la t enta t ion es t grande de confiner pec dans la langue écrite, avec emplois éventuels dans la «parlure» surveillée.

D u côté des Congés^^^, la s i tuat ion est beaucoup moins nette. H . Lewicka citait les picardismes suivants -^^^ despoise, jouer a reponniaus, enviait («. . .pas inconnu aux autres dialectes»), reivaimer («qui n'est qu'une forme picarde de regaimerti), «le flamandisme rvandir».

Mais il y a d'autres mots ou expressions qu'on ne peut écarter sans autre forme de procès : ajointié, eslandis, orinaus, refraindre, repoint ; remanoir dedens le banliue, jouer de bondie, tenir sa main droite.

On peut laisser de côté, pour diverses raisons (pour insuffisance d'information, souvent) les termes suivants : enviaiP^^ — ajointié, eslandis, orinaus, remanoir dedens la banliue^^^ —

Éd. E. Bechmann, in Z.R.Ph., X I I I (1889), p. 35 et ss.; sur la date et la localisation, cf. ibid., p. 53.

Pour le passage, voir L. Constans, La légende d'Œdipe..., Paris, 1881, p. 239, et sur le ms. A, voir l'éd. Constans, S.A.T.F., t. II, p. m .

Cf. R.F., X I V (1903), p. 280. Lac. cit., p. 239. Pour le texte et les commentaires, je renvoie à l'excellente édition de P. Ruelle, Les Congés

d'Arras (Jean Bodél, Bavde Fastoul, Adam de la Halle), Bruxelles-Paris, 1965. " 3 Loc. cit., p. 254.

C'est un mot PAN-FRANçOIS ('enjeu'), comme le montrent immédiatement les exemples de Godefroy et de T.-L.

"̂̂^ N'ont été relevés jusqu'ici que dans les Congés : ajointié en courtoisie, v. 128 : explication non assurée. L'éditeur (note au v. 128) propose d'y voir un synonyme du ptc. p. de ajoindre.

eslandis, v. 426 : God., AFW et FEW, XVI , 442a ne connaissent que cet exemple et traduisent 'exilé, banni'; Ruelle propose 'qui a quitté son pays, qui se trouve à l'étranger' et voit dans ce mot un calque du m. néerl. utelandich.

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reicaimer e t wandir, qui ne sont que des picardismes phoniques, parmi beaucoup d'autres-'^^ — discerner''-^''.

Despoise 'alliage, espèce' se retrouve chez u n très grand nombre d'écrivains picards-'-^^ (n'oublions pas, cependant, que, au XIII^ siècle, la Picardie est le véritable foyer littéraire de la France du nord); mais il est employé aussi, par exemple, par Guillaume de Digulle-ville"^^^, dont nous savons qu'il était originaire du Cotentin et qu'il a passé ensuite une grande partie de sa vie dans la région de ChâaHs.

On pourrait peut-être parler de picardisme sémant ique à propos de refraindre^^° et, plus probablement , à propos de repoint^^^.

orinaus, v. 116 : Ruelle propose, avec vraisemblance, le sens de 'serf par la naissance' et soup­çonne un emprunt au lat. méd. originalis ; plus simplement, on pourrait songer à l'adj. orinal, dérivé de orine, se chargeant du sens de originalis.

remés sui dedens la banliue, v. 343 ; peut-être sens figuré 'je reste éloigné des combats'; cette expression peut fort bien avoir été créée par Bodel lui-même. Ignorant cette attestation, le D.É.L.F. de Bloch-Wartburg donne 1211 comme date de première attestation du mot banlieue.

L.'éd. Ruelle imprime d'ailleurs regayme ('produit du regain'). Quant à ivandir, ce n'est même pas un «flamandisme» d'origine (cf. FÈW, XVII , 501a); le FEW, faisant confiance, probablement à G. Raynaud, traduit 'tourner' : il faut comprendre, comme gandir, 'échapper, se sauver, s'esquiver'; cf. le glossaire de l'éd. : wandir (outre), prendre la fuite au delà (de certaines hmites), se mettre hors d'atteinte.

Au V. 194; seul exemple connu du sens 'faire connaître en détail'. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les nombreux exemples enregistrés par Godefroy et T.-L. Cf. Le Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Deguileville, éd. Sturzinger, Londres, 1893,

V, V. 12018 : Le métal dont je veul ouvrer. Je bat et fier pour esprouver. Et en fournaise ardant le met Pour voier de quel despoise il est.

Il n'est pas impossible que G. de D., qui écrivait son Pèlerinage vers 1330-32, ait connu le mot grâce aux écrivains picards antérieurs.

Il faudrait pousser l'étude de ce mot despoise, sans oubUer de le mettre en rapport avec le subst. espoise, de même sens : ce dernier semble être assez nettement picardo-wallon, cf. ce que dit le FEW, III, 308a. Les seuls exemples connus de T.-L. proviennent de Gui de Cambrai, Balaham und Josaphas, éd. C. Appel, Halle, 1907, v. 1076 {Dont est molt povre la richoise Et la chars est de vil espoise, var. despoise dans le ms. C; œuvre de la première moitié du X I I I ' s., composée dans le Cambrésis, cf. éd. citée, pp. LV-LX), de Baudouin de Condé et du Lai de la Rose (conte en vers inséré dans le roman de Perceforest, que son éditeur, G. Paris, in Rom., X X I I I , 94, date du milieu du X I V s. et localise dans le nord-est de la Galloromania).

120 y 139^ avec le sens de 'répéter'; les deux exemples connus, où l'on traduisait par 'accom­pagner', alors qu'il faut comprendre, selon P. Ruelle, 'répéter', sont d'auteurs picards.

De repoint 'avisé, rusé' {Congés, 121), ptc.p. de repoindre, avec des nuances diverses selon les contextes, voici ce que je peux dire jusqu'ici quant à la locaUsation des textes httéraires où il figure.

Il y a d'abord un bon nombre d'œuvres dont les auteurs étaient presque certainement des Picards :

les Congés de Jean Bodel; le fabUau du Vilain de Bailluel, parfois attribué à Jean Bodel (voir, ci-dessus, p. 246, n. 81); Courtois d'Arras, v. 73 et v. 194 de l'éd. E. Tarai, C.F.M.A. ; le v. 73 est cité par T.-L., d'après

Barbazan et Méon, I, 358, 75 ; le v. 194 est cité par God. d'après le ms. B.N. fr. 19152 et par T.-L., VIII , 905, d 'après Barbazan et Méon, I, 364, 232 ;

le serventois De Groingnet et de Petit, cité par T.-L. d'après Montaiglon et Raynaud, Recueil..., III , 30 ; selon la dernière édition en date,

Dou siècle qui peu est courtois Nous fait Girbers un serventois, Car il se complaint en ses vers Dou siècle qui tant est dyvers, (4) Avers, envïeus et repoins.

à la p. 564 du t. L U I (1927) de Rom., où D. L. Buffum a réédité la pièce, sous le titre De Groingnet et de Petit, serventois par Gerbert (p. 558-567); après d'autres, l'éditeur croit que Gerbert est Gerbert de Montreuil, l'auteur du Roman de la Violette, et que le serventois a été composé avant 1227; de toute manière, il faudrait donc se tourner vers la Picardie;

dans un dit attribué à Adam de la Halle (vers l'an 1260); cf. Trois dits d'amour, éd. A. Jeanroy, in Bom., X X I I (1893), p. 45 et ss., il s'agit pour nous du v. 126 de la pièce n° i ;

LEXICOLOGIE GéOGRAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 253

11 reste trois expressions phraséologiques : jouer de bondie^'^'^ : le subst . bondie est «pan-françois», mais l'expression ne se retrouve

que dans le fabliau d'Estourmi, qui est de H u o n Pucelle, peut-être la même personne que H u o n le Roi de Cambrai ; de toute manière, le fabliau se rattache au Cambrésis^^'' ;

tenir sa main droite^^* se retrouve dans les Congés de Baude Fastoul et chez Gautier de Coinoy, ce qui nous fait trois témoignages picards (Artois et Soissormais) du X I I P siècle ;

jouer a reponniaus^^^ : reponail n'est pas uniquement picard ; on le trouve, par exemple , dans les Moralia in Job e t dans Mainet ; mais il semble bien que l'expression jouer a{s) reponniaus — une expression vois ine ex i s te ailleurs, du moins, en wallon, mais avec u n

dans le fabliau Du Prestre et des II ribaus; T.-L. renvoient simplement à «Mont. Fabl. III , 59»; le passage en question se Ut :

Et comment le cunchias tu donques? Fet Reniers ; il est si repoins.

J. Bédier, Les Fabliaux^, p. 439, localise ce fabliau à Troyes, je ne vois vraiment pas pour quelles raisons : la ville de Troies est bien citée dans le texte, éd. cit., p. 59, mais cette allusion ne tire pas à conséquence; une lecture du texte aiguille l'attention, non seulement sur des rimes picardes (entir : mentir, ti : aali, estormi : mi, mucier : huchier, jus 'jeu' -.jus < lûsuM; vii paus : crapaus), mais aussi et surtout sur des mots révélateurs, qu'il faudrait étudier de plus près, paignon (cf. FEW, VII, 546a), pailleus, plur. de pailluel (cf. FEW, VII, 496-^97), estriquier, c(h)ambe 'bras­serie', dac(h)ier 'mettre en mouvement'; la provenance picarde paraît assurée;

chez Baudouin de Condé (Hainaut, XIII^-XIV" s.) et Jean de Condé (Hainaut, première moitié du XIV» s.).

On ne peut se prononcer sur l'origine géographique des pièces suivantes : le fabliau Constant du Hamel; C. Rostaing, Constant du Hamel, Fabliau {Édition critiqua avec

commentaire et glossaire), Publ. des Ann. de la Fac. des Lettres d'Aix-en-Provence, Nouv. sér., n° 1, 1953, V. 29 :

Mes il [le prêtre] la trouve al repointe, Guetant et escoutant et cointe Et felonesse a entamer Que il n*i puet rien conquester.

De la langue de l'auteur il est dit, p. 56 : «fond de francien émaUlé de traits picards», ce qui ne nous permet de tirer aucune conclusion ; mais je note que repointe ne se trouve que dans le seul ms. A ( = B.N. fr. 837), les trois autres mss. ayant respectivement enjointe — bel jointe — bien jointe; or, deux de ces derniers mss provieiment de l'Est ; J. Bédier, Les Fabliaux^, p. 437, ne donne pas de localisation pour le présent fabliau ;

le fabliau De la Vieille Truande :

Teus cuide avoir le cuer moult fin, Et moult repeint, n'est pas mençoigne, Qui set molt peu à la besoigne (228)

in Barbazan et Méon, Fabliaux et contes..., Paris, 1908, III, 160 ; cf. aussi Montaiglon et Raynaud, V, 129 ; J. Bédier, Les Fabliaux, op. cit., p. 440, n'a pu déterminer la province d'origine de ce fabliau, et je ne vois rien non plus de vraiment décisif parmi les traits linguistiques ;

le poème morahsant De Triacle et de Venin, dans Ach. Jubinal, Nouveau Becueil de contes, dits, fabliaux et autres pièces inédites des XIII", XIV' et XV siècles, Paris, 1839, I, 360-371,

Li venins est soef en son primerain point : Il déçoit tout le siècle et le tret a son point; Mes nos le troverons en la fin si repoint Que ja n'i troverons d*amistié un seul point.

Aucun trait linguistique décisif; il y a bien le verbe riveler (p. 364 de l'éd. : Et sHl lesse ses bestes par aler riveler), mais dont on ne sait rien de sûr.

Au V. 7 ; pour le sens, cf. P. Ruelle, éd. citée, note p. 135, et A. Henry, Chrest. de la litt. en anc. fr.^, II, 71.

Cf. W. Sôderhjelm, Hugues le Roi de Cambrai, in Rom., X X V (1896), p. 449 et ss., spéciale­ment p. 449 et 453; J. Bédier, Les Fabliaux, Paris, 1925, p. 482 et 438 (locaUsation en Picardie). Estourmi est imprimé dans le Recueil de Montaiglon et Raynaud, I, 19.

12* Au V. 402, 'être juste'; voir la note de l'édition. 12S y 'jouer à cache-cache'.

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autre substantif — soit propre à l'usage des écrivains picards : Jean Bodel , Raoul de Houdenc , A d a m de la Halle , Froissart^^^.

A part, probablement, cette dernière expression, il n 'y a, dans le matériel retenu des Congés, rien dont on puisse dire avec certitude qu'il s'agit d'un dialectisme, au sens strict du terme. Il semble que le vocabulaire des Congés appartienne à u n autre registre que celui d u JtvP^.

• • • De l'enquête qui précède, assez longue, bien qu'élémentaire encore, on peut

dégager quelques conclusions, d'ordre théorique et d'ordre méthodologique. Lexicologie géographique de l'ancienne langue d'oïl et dialectologie de

l'ancien français sont choses assez nettement différentes, même si elles sont co-imphquées dans une hiérarchie, elle aussi assez nettement définie. Tous les particularismes lexicaux ne sont pas des dialectismes.

Au plus haut niveau, il faut parler de VOCABULAIRE EéGIONAL. Ce caractère régional ne peut être fondé que sur la datation et la localisation des sources, déductions établies grâce à l'examen diplomatique et à la critique textuelle appliqués aux documents d'archives et, en ce qui concerne les textes littéraires, grâce à l'exploitation des renseignements extra-linguistiques, à l'étude de la langue et des genres, en tenant compte, avec autant de rigueur que possible, de la tradition manuscrite des œuvres et, éventuellement, des apports successifs dans les œuvres soumises à remaniement.

Pour chaque élément lexical retenu, il faut esquisser I'EXTENSION GéO­GRAPHIQUE, en se rendant bien compte du degré de «conviction régionale» dont il est marqué. Le nombre des attestations anciennes n'est pas décisif : il n'assure qu'une présomption, variable selon la quantité des témoignages «régionaux» et les probabilités d'occurrence des termes respectifs. La combinaison d'arguments de nature variée a naturellement plus de poids : traits phonétiques supplémen­taires, renseignements extra-linguistiques concordants, sans oublier que la comparaison elle-même des matériaux recueillis peut dégager certaines ten­dances; les dialectismes, eux, requièrent une conformité avec les données dialectales modernes, replacées cependant dans la perspective de l'évolution naturelle des aires.

Ce vocabulaire régional, qui se situe entre les créations personnelles restées telles et, à l'autre bout, le bien commun en oïl, doit être ventilé, autant que possible, en CATéGORIES SPéCIFIQUES : régionahsmes sémantiques, vocabulaire de genres, mots d'écoles, mots de groupes, mots savants, dialectismes,....

Tous les éditeurs d'anciens textes ne devraient-ils pas, quand la matière

Cf. Godefroy, VII, 61c ; T.-L., VIII, 906 ; pour Froissart, voir aussi L'Espinette amoureuse, éd. A. Fourrier, v. 226 et 2658.

Le FEW, X , 2696 dit : «Afr. reporuiil [...]; jouer a r. [ . . . ] pik. 13jh. [ . . . ] mfr. aux reponniaus Froiss. », ce qui est donc exact, en gros ; mais, c'est tout autant «pik. » en ce qui concerne Froissart.

H. Lewicka, loc. cit., p. 260, observait, non sans raison : «... il semble que la hiérarchie des genres, si rigoureusement observée par la rhétorique médiévale, se soit reflétée aussi dans l'emploi d'une langue plus ou moins libre do traits lexicaux».

LEXICOLOGIE GéOGRAPHIQUE ET ANCIENNE LANGUE D'OïL 255

lexicale s'y prête, essayer de caractériser, au moins quant à l'extension géo­graphique et à la chronologie, les mots et expressions qm ne paraissent pas courants ? Ce n'est que PAR APPROXIMATIONS SUCCESSIVES et après d'innom­brables apports et retouches qu'on pourra peut-être, en améUorant ainsi le bilan provisoire consigné dans le précieux FEW, constituer un Trésor des vocabulaires régionaux de la langue d'oïl.

Université Libre de Bruxelles