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Geneviève Godbout L'égalité: fin de la justice, principe de l'amitié Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l'obtention du grade de Maître ès arts (M.A.) FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL ' QUÉBEC' 2008 © Geneviève Godbout, 2008

L'égalité : fin de la justice, principe de l'amitié · 'Résumé '« [L']égalité, qui est principium dans l'amitié, est ultimum dans la justice. » Cet énoncé ~e Thomas d'Aquin

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Geneviève Godbout

L'égalité: fin de la justice, principe de l'amitié

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL '

QUÉBEC'

2008

© Geneviève Godbout, 2008

Page 2: L'égalité : fin de la justice, principe de l'amitié · 'Résumé '« [L']égalité, qui est principium dans l'amitié, est ultimum dans la justice. » Cet énoncé ~e Thomas d'Aquin

'Résumé

'« [L']égalité, qui est principium dans l'amitié, est ultimum dans la justice. » Cet

énoncé ~e Thomas d'Aquin cité par J. Tricot dans sa traduction de l'Éthique à

Nicomaque (Livre VIII, chap. 9, note de bas de page numéro 2) fut une source

d'étonnement, et est devenu l'objet de ce mémoire de maîtrise. Après un survol de

l'Éthique à Nicomaque qui nous a permis d'en situer les livres V, VIII et IX dans

l'ensemble de l'œ'uvre, nous avons analysé ces livres en vue de ràppeler la

pensée d'Aristote au sujet de la justice et de l'amitié .. Ensuite , nous avons clarifié ,

en quel sens l'égalité est l'ultir1]e de la justice, et nous avons mis en relief le rôle

premier de l'égalité dans l'amitié. Il nous restait à dire pourquoi il en était ainsi. En

( prenant en compte que pour Aristote , l'amour de soi est à la racine de l'amour

d'autrui , et que dans l'amitié parfaite, .l'ami est un autre soi-même, nous en

sommes arrivée à 'Ia conclusion que l'égalité est présupposée à l'amitié et qu'elle

est forcément principe.

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Avant-propos

Je tiens à remercier sincèrement mon directeur de recherche, Warren

Murray, qui m'a laissé une entière liberté et une pleine autonomie tout au long de

ce voyage intellectuel. Sa patience ' et sa confiance en l'étudiant ont fait en sorte

que j'ai pu concilier l'écriture de ce mémoire de maîtrise et l'enseignement à temps

plein.

Je tiens également à remercier Gaston Nadeau qui m'a initiée au monde de

la philosophie et qui a su ' me transmettre sa passion pour cette discipline. Ses

questions, quelques fois embêtantes, et nos nombreuses discussions m'ont permis

d'exercer mon sens critique et ma rigueur intellectuelle. Son amitié contribue à

mon épanouissement tant au plan intelle,ctuel qu'au plan personnel.

Merci aussi à mes parents qui ont fait de l'éducation ùne priorité, et qui ont

eu la générosité de me laisser choisir ce qui me rend heureuse, la philosophie.

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Taoble des matières

Page

RÉSUMÉ .................................................................................... ~

AVANT-PROPOS ........................ ~................................................ ii

TABLE DES MATIÈRES ...... ~........................................................ iii

. INTRODUCTION ...............................•................................ '! ......... 1

. PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE 1 :

Structure globale de l'Éthique à Nicomaque ............. ~ ......... ~................ 10 '

CHAPITRE 2:

Position des livres V, VIII, IX ......... ................................. ................ 25

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE 1 :

1) Regard sur la justice ......... ~ ................. io •••••••••••••••••••••••••••• ~.......... 29

1.1) Comment la justice diffère-t-elle des autres vertus morales?. 29

1.2) L'objet de la justice.......... ... ............ ... ... ... ... ... ... ... ... ... ..... 31 '

1'.3) L'essentielde la façon dont opère la justice ............. : ...... · ... ·.. 32

1.4) De la division de la justice .......... ~......................... ............. 33

1.4.1) La justice générale. ............................ ............... ... 34

1.4.2) La justice particulière......................................... ... . 36

1.5) Synthèse: l'égalité dans la justice distributive et .dans la

justice commutative ................ io •••• · •••••••••••••••• ~ ................ ... . 41

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CHAPITRE 2:

1) Regard sur l'amitié............ ...... ... ... ...... .......... ... ... ... ... ... ............. 43

1.1) L'objet de l'amitié....................................... ................... 48

1.2) La quaf.ité de l'amitié...................................................... 50

1.3) L'acte d'aimer sous le rapport de l'échange........................ 51

1.4) La condition de l'amour entre amis .................................. ·. 51

1.5) Définition de l'amitié ...... ~............................................... 51

2) Les trois espèces d'amitié ............................................... ~.......... 52

2.1) L'amitié selon l'utile et l'amitié selon .l'a~réable.................... 52

2.1.1) Le caractère accidentel de l'amitié selon l'utile et de

l'amitié selon l'agréable ...... · .............. ~.................... 52

.2.1.2) Une communauté d'intérêt... ...... ...... .................. .... 53

2.1.3) L'instabilité des amitiés accidentelles....................... 54

2.2) L'amitiévér'itable (l'amitié selon la vertu)...... ... ........ .... ... .... 55

2.2.1) L'amitié véritable: une amitié par soi........................ 55

2.2.2) L'amitié véritable est parfaite ...... wo.......................... 56

2.2.3) L'amitié véritable estrare .... .; ............ ~..................... 57

2.2:4) L'acte principal de l'amitié véritable (la koinônia)........ 58

3) L'égalité dans l'amitié.... .......................................... .................... 60

3.1) L'amitié entre égaux ........................................... "'........... 60

3.1.1) L'amitié selon l'utile et l'amitié selon

l'agréable entre égaux.......................................... 60

3~ 1.2) ~L'amitié véritable entre ~gaux .................... ~ ............ · 63

3.1 .. 2.1) La koinônia .............. · .... ~........................... 67

3.2) L'amitié entre inégaux ......... · ............................. ~............. 70

TROIS·IÈME PARTIE

CHAPITRE 1 :

' 1 ) L'égalité est l'ultime de la justice........... ... ......... ..... ..... ..... ... ....... .... . 74

1.1) Quelques usages actuels du mot ultime.......................... ... 74

1.2) Ultimum.chez Thomas d'Aquin.......................................... . 74

IV

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v

1 ~2.1) Ultime et le plus élevé........................................... 75

1.2.2) Ultime et meilleur .............................. ~ ..... ~............ 76

1.2.3) Ultime et difficile ............ ~ ..................................... 77

1.2.4) Ultime et parfait. .................... u............................ 77

1.2.5) Ultime et fin..................... ........ .... ... ...... ... ........... 78

CHAPITRE 2:

1) L'égalité est principe de l'amitié ................................................... . 79

1.1) Génération d'une amitié entre égaux selon 'l'utile ou le

plaisir ......................... ~............................................... 81

1.2) Destruction d'une amitié entre égaux selon l'utile. ou le

plaisir........................................................................... 82

1.3) La génération et la destruction d'une amitié entre inégaux,

et de l'amitié véritable.................................................... 84

1.3.1) Au regard de I·'amitié entre inégaux selon l'utile ou le

plaisir................................................................. 84

1.3.2) Au regard de l'amitié véritable................................. 84

1.4) Égalité et bienfaisance réciproque..................................... 85

1.5) L'égalité est principe ................................ ;...................... 88

CHAPITRE 3:

Pourquoi l'égalité est la fin de la justice et le commencement de

l'amitié? ............. ~..... ................. .................................. ............ 90

CONCLUSiON...... ... ..........................................•..... .................... 96

BIBLIOGRAPHIE.................................................................... ...... 102

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, INTRODUCTION

« [L']homme est par nature un animal politique'. » 1 L'homme a besoin des

autres pour survivre. Dès sa naissance, le maintien de sa vie est dans la

,dépendance totale d'un parent, d'une ou de personnes qui en tiennent lieu. Depuis

ses premiers jours jusqu'à l'état mature, le petit de l'homme nécessite une

microsociété, en l'occurrence sa famille" qui pourvoie à sa santé physique, mentale

et émotionnelle. Aussi immense que soit le potentiel de son intelligence et de ses

mains, l'homme ne se développe que peu à peu, et il est, de tous les animaux,

. celui dont l'enfance est proportionnellement la plus longue. Il en est ainsi pour la

première partie de sa vie, mais aussi pour tout le reste de , sa vie. En effet, la

diversité des biens qu'H doit assurer pour sa survie, ne serait-ce qu'au regard de se

nourrir, se loger 'et se vêtir, nécessite le concours de plusieurs, chacun contribuant

de, son habilité particulière, et ensemble, ,se suffisant dans le partage des tâches.

'De cet état, rien d'étonnant que l'homme ait cultivé et cultive encore une 'grande ,

divers"ité d'arts, de la médecine à l'éducation, de l'architecture â l'enseignement,

ainsi qu'une grande diversité de techniques.

Cependant; si le motif principal du rapprochement des hommes entre eux ne

tenait qu'à la survie, l'homme serait grégaire comme d'autres espèces animales, e~

ne serait pas politique pour autant. Non seulement l'homme a besoin des autres

p'our survivre, mais aussi pour ' bien vivre. E'n-' effet, nul ne peut prétendre être

heureux à vivre seul, seulement et constamment pour lui-même. L'homme est

naturellement tourné vers les autres en qui il trouve la similitude d'espèce tout

'comme, plus tard, il le sera électivement vers ceux de son espèce en qui il

trouvera une similitude individuelle d'achèvement. Laissé à , lui-même, l'homme

dépérit, court à sa perte. Sa vie ' la plus naturelle en est une en société, et le

Politique tente d'établir en premier quel est le mode de vie le 'plusdésirable en vue

de clarifier par la suite la meilleure forme possible de constitution. « Quand on se

1 AristotH, La Politique, trad . Tricot, Libràirie Philosophique J. Vrin , Paris, 1'977, page 28, livre l, chap. 2, 1253a2.

, '

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dispose à procéder à une recherche bien cond.uite sur la constitution idéale, il faut

nécessairement déterminer d'abord quel est le mode de viè le plus désirable. Si ce

point, en effet, est laissé dans l'o.mbre, la meilleure forme de constitution reste

forcément elle aussi dans l'obscurité ... »2.

La vi.e en société est donc essentielle à l'homme. Or, tout le monde s'entend

pour dire qu'une société sans justice est impossible, ou du moins est vouee à

l'échec. ' Une société sans justice en est une où le crime' et l'anarchie s'installent et,

divisant les hommes entre eux, il. s'en suit que cette société dépérit et s'autodétruit.

De même que dans les familles où règne l'injustice, il y a ultimement éclatement

, de la famille, de même dans les sociétés où règnent l'injustice, le crime, l'anarchie,

il y a éclatement des sociétés. Aussi, puisque la justice joue un rôle primordial pour

le maintien d'une société et pour la vie en société, et que cette vie en société est

essentielle à, l'être humain, il app~raÎt juste de dire que la justice est d'une

importance majeure pour l'épanouissement de l'être humain.

Mais l'homme n'est pas seulement, selon et confo.rmément à sa nature, un

animal' politique. Il est en lui un appétit naturel plus premier, plus englobant, soit

celui d'atteindre sa perfection, d'atteindre ultimement son achèvement dans le

bonheur. Quand bien même il jouirait de biens extérieurs suffisants, quand bien

même il se sera.it élevé à la vertu parfaite, etqu'en plus, il aurait la chance de vivre

dans un État idéal aux institutions les meilleures, lemoralist~ observe (l'expérience

le montre suffisa~ment) qu'un tel homme aurait besoin d'amis, que sans amis, .un '

tel homme ne pourrait être heure,ux. Entre vivre seul en ayant personne vers qui 'se

, tourner ou de qui se préoccuper, et vivre en compagnie des autres, le choix est

,facile. Personne ne choisirait la , première option à moins d'être dans un état

, dépressif ou dans tout autre état psychologique fragilea «Or pour un homme

solitaire la vie est lourde à porter, car .il n'est pas facile, laissé à soi-même"

9'exercer continuellement une activité, tandis que, en compagnie d'autrui et en

2 Ibid ., pages 465,466, livre VII, chap. 1, 1323a14-16.

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rapports [sic] avec d'autres, c'est une 'chose plus aisée.»3 Et tout aussi facile est

le choix entre vivre avec d'autres dont aucun est notre ami, et vivre avec d'autres

dont certains seront nos amis. Entre avoir des amis ou ne pas en avoir, tous

préfèrent en avoir. L'homme peut posséder tout ce qu'il désire, mais s'il n'a pas

d'ami, il ne peut pas être heureux. « [Ole plus, elle [c.-à-d. l'amitié] est ce qu'il y a

de plus nécessaire pour vivre. Car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il.

tous les autres biens ... ».4 Aux yeux de tous, l'amitié semble un bien précieux et

désiré.

Ainsi, en arrivons-nous à percevoir la nécessité de la· justice pour la cohésion

des individus entre eux, ainsi que la nécessité de l'amitié pour une vie pleinement

achevée. Et il semble que chacun ait une connaissance affe.ctive, pour ainsi dire

naturelle, de cette double nécessité, parce qu'amitié et justice sont des soucis

quotidiens dont se nourrit l'actualité.

En ce qui concerne la justice, nous n'avons qu-'à penser aux nombreux

articles de journaux portant sur les attentats terroristes, aux revendications des

pères monoparentaux qui veulent faire respecter leurs droits de garde, aux

victimes d'abus sexuels qui veulent une justice plus sévère pour les abuseurs, aux

victimes de fraudes financières qui veulent avoir leur dû, et ainsi de suite. La

télévision, les journaux et nos expériences personnelles induisent l'existence d'une

soif universelle de justice, et l'idée que l'injustice est un acte de mépris est à la '

racine de la colère. Ce besoin de .. justice, · partagé de tous, révèle bien l'im.portance

de celle-ci dans .nos vies.

Au regard de l'amitié, il en va de même. Son importance dans la vie de

chacun est telle que plusieurs personnes, peinant dans la solitude, publient dans

les journaux des petites annonces. afin de trouver une personne avec qui partager

des loisirs. La croissance continue de sites Internet réservés à la rencontre d'amis,

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophie J. Vrin, Paris, 1959, page 463, livre IX, chap. 9, 1170a4-6. . 4 Ibid ., pages 381 , 382, livre VIII, chap. 1, 1155a3-5.

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, de même que la fréquentation de clubs, voire d'agences de rencontres, sont aussi

des signes de la soif d'amitié. Que dire aussi du statut social que l'on accorde à

,celui qui a beaucoup d'amis, ou du moins qU,i paraît avoir beaucoup d'amis, si ce

n'est que la valeur accordée à l'autre est directement liée ,à l'importance de

l'amitié. Déjà, n'avoir pas d'ennemis qui nous voudraient du mal est source de

paix, à plus forte raison avoir des gens qui se soucient de notre bien.

,De plus, dans la Rhétorique (Rhétorique, tome Il, livre Il, chapitre 4, 1380b24-

1382a 1), Aristote énonce des maximes qui cernent ceux de qui nous désirons

l'amitié, et il es't possible de convertir ces maximes comme autant de signes de

l'importance de l'ami dans nos vies.

Par ' exemple, dans l'ordre de l'utilité, à l'égard d'une action ou d'une

production qui nous est disproportionnée, l'ami est le premier vers qui nous nous

tournons en vue d'une assistance. Ce qui fonde notre espoir d'être secouru ou

aidé, c'est que nous connaissons sa disposition à notre égard. Dans la mesure où

l'ami veut notre bien et notre profit, sa 'volonté empressée de rendre service nous

,est assurée. En outre, en raison de la familiarité, chacun connaît la puissance , '

respective de.ses amis, l'un pouvant aider davantage quant à ceci, l'autre quant à

cela. Et comme vouloir et pouvoir sont principes de don, à la bienveillance s'ajoute

la bienfaisance. Et comme la bienveillance spéciale d'un ami emporte davantage

de ferveur que celle plus commune d'un philanthrope ou d'un étranger, être

secouru par un ami va davantage ,de soi.

, Dans l'ordre du délectable, l'homme a besoin de récréation et de

divertissement, et il les trouve auprès de gens commodes, faciles à vivre, parce

que ' bons, et avec qui il ne voit pas le temps pass~r et qui ne lui reprochent pas

ses fautes. Et si c'est bien là le caractère de ceux dont nolis voulons l'amitié, c'est

aussi le caractère de ceux que nous 'avons choisis pour amis. Et Dieu sait le temps

que l'humanité consacre à écrire, téléphoner, donner rendez-vous, et partager des

, activités 'communes.

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De plus, chacun expérimente l'importance de se confier. Et si la vertu de

vérité rectifie ce qui est dit, elle rectifie aùssi l'acte de dire en tant qu'il est des

personnes à qui nous ne disons pas des choses intimes, alors qu'à d'autres, oui.

Aussi, il n'est pas étonnant que nous entendions souvent la synonymie ami et

confident, comme si le confident par excellence était justement l'ami.

Ainsi, l'utile, le délectable et le vrai ou l'honnête que commande déjà la

convivialité, se rencontrent avec plus d'intimité et d'excellence dans l'amitié.

Non seulement la justice et l'amitié sont des biens nécessaires, mais il

semble bien y avoir, entre elles, une communication ~ D'un côté, la justice est

impensable sans la notion d'égalité. En effet, l'inégalité semble bien .sous-jacente

aux protestations contre l'injustice ': le père monoparental à qui nous n'appliquons

pas les mêmes .droits que ceux de la mère monoparentale, telle peine qui ne

semble pas en propo.rtion avec le crime qu'elle punit, et ainsi des autres. RéaUser

l'égalité semble bien l'intention du Politique comme du juste, et sur le plan légal,

celle du juge. L'égalité serait le terme ultime de la justice.

D'un autre côté, nous avons déjà entrevu que l'injustice divise, sépare les

personnes, ruine le tissu .sociat Or, l'~mitié est un amour particulier, et porte en

. elle comme en tout amour, le désir d'union que l'injustice rend impossib,le. En

'.outre, si nous pouvons admettre comme vraisemblable que deux personnes mal- .

. honnêtes ne sauraient être des amies véritables, il s'ensuit encore que la justice

serait un préalable à l'amitié, une condition première, un principe nécessaire. Ainsi,

devient~iI tentant d'admettre, d'une manière encore très confuse, que l'égalité est

le terme ultime généré par la ·justice, et quelque chose de premièrement requis

dans. la génération de I;amitié. Autrement dit, ce à quoi se termine la justice serait

ce de quoi procède l'amitié. Et pour reprendre le mot de Thomas ' d'Aquin: « Et

ideo aequalitas est uJtimum in justitia, sed principium in amicitia. »5

5 D'Aquin ,Thomas, Ethicorum Aristolelis ad Nicomachum, Marietti editori, ltaly, .1964, page 432, in . Decem Libros, numéro 1632.

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Ce mot de Thomas d'Aquin, auquel réfère Tricot dans sa traduction de

l'Éthique à Nicomaque, fut pour moi un, réel étonnem,ent. Aussi, le présent

mémoire de maîtrise poursuivra une connaissance plus distincte de cette assertion

en vue de mieux juger si elle traduit bien la pensée d'Aristote.

Encore que tout un chacun ait une op'inion, si confuse soit-elle, sur l'égalité, la

justice ou l'amitié, ainsi que sur ce qui est premier et sur ce qui est ultime" une

connaissance distincte de ces notions exige beaucoup. Il suffit, la plupart du

temps, dans l'usage de ces vocables, d'une certaine familiarité avec notre 'langue

pour avoir l'impression de comprendre les autres quand ils ,en usent, et d'avoir

l'impression d'être compris en les utilisant soi-même. Si, par exemple, un

commentateur sportif disait que le but ultime du Canadien est la Coupe Stanley,

mars que la première chose nécessaire au succès serait l'amitié entre les joueurs,

parce, que c'est dans cet état que chacun travaille également dans la même

direction, tout le monde comprendrait cet énoncé dont les vocables sont usuels à

chacun. Dans la coulée de cet énoncé, rien d'étranger n'arrête l'auditeur. De

même qu'Augustin6 le notait déjà au sujet du temps" notion à laquelle il référait

avec justesse, et qu'il saisissait dans les propos des autres, mais ,qui le gardait ,

pourtant muet si on lui demandait une définition, de même il en est ainsi pour nous

au sujèt de l'égalité, de la justice, de l'amitié, et au sujet des notions de

« principe» et d'« ultime»?

6« Qu'est.;.ce donc que le temps? Qui saurait l'expliquer avec aisance et brièveté? Qui peut en former, même en pensée, une notion suffisamment distincte, pour la traduire ensuite par des mots? Est-il pourtant, dans nos conversations, une idée qui revienne plus familière et mieux connue que l'idée 'de temps? Quand nous en parlons, nous comprenons, cela va de soi, ce que nous disons, et

,pareillement lorsque c'est un autre qui en parle.

Qu'est-ce donc que le temps? Quand personne ne me le demande, je le, sais; dès qu'il s'agit de f'expliquer, je ne le sais plus. )} Saint Augustin, Confession, tome 2, texte établi et traduit par Pierre , de Labriolle, Les Belles Lettres, Paris, 1947, livre XI, page 308. ' 7 Nous retrouvons chez Valéry une ob~ervation du , même ordre. «Permettez-moi d'ajouter une dernière remarque et une image à ces considérations préliminaires. Voici la remarque: vous ' avez

, certainement observé ce phénom~ne curieux, que tel mot, qui est parfaitement clair quand vous l'entendez ou l'employez dans le langage courant, et qui ne donne lieu à aucune difficulté quand il est engagé dans le , train rapide d'une phrase ordinaire, devient magiquement embarrassant, introduit une résistance étrange, déjoue tous les efforts de définition aussitôt que vous le retirez de la circulation pour l'examiner à part, et que vo~s lui cherchez un sens après l'avoir soustrait à sa fonction momentanée? Il est presque comique de se demander ce que' signifie au juste un terme

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L'assertion qui est la matière de ce mémoire de maîtrise comporte donc cinq

termes dont deux interprètent un ordre entre les trois autres. Et toute la question

est de savoir si Aristote aurait pu la formuler, ou la concéder comme virtuellement

dans sa pensée.

Bien que de nombreux commentateurs d'Aristote aient traité les thèmes de la

justice, de l'amitié et de l'égalité' dans l'Éthique à Nicomaque, il demeure que très

peu d'entre eux ont développé l'idée que l'égalité, tel un pont; permet de relier

deux rives, soit la justice et l'amitié, en occupant, à un certain moment, le rôle de

fin (ultime), et, à un autre, le rôle de principe. Bien sûr, certains ont vu l'idée sans

pour autant la développer8 et d'autres l'ont effleurée mais seulement de manière

indirecte9. Ces sources étant nettement insuffisantes pour notre compréhension et

pour . so.utenir ce .mémoire de maîtrise, nous avons décidé de nous replier

essentiellement sur les' ouvrages d'Aristote et de Thomas d'Aquin.

Aussi, pour déplier un énoncé ,aussi Jaconique jusqu'à s'y mouvoir avec

autant d'aisance que possible, il est nécessaire, premièrement, de revoir l'Éthique

à Nicomaque, et cela, pour deux raisons .. D'abord, pour mieux connaître l'oeuvre

en tant que tout, en retraçant chaque partie comme une croisière dont nous

verrions se succéder les escales. Ceci permettra de voir l'importance, et l'ordre en

lequel arrivent les propos d'Aristote au sujet de la justice et de l'amitié. Ensuite, de

'Gette fréquentation, il sera .possible de colliger, ici et là, des propos qui sembleront

importants, 'voire essentiels à la clarification de ·l'objet du mémoire. Deuxièmement,

que l'on utilise à chaque instant avec pleine satisfaction. Par exemple: si je saisis au vol le mot temps. Ce mot était absolument limpide, précis, honnête et fidèle dans son service, tant qu'il jouait sa 'partie dans un propos, et qu'il était prononcé par quelqu'un qui voulait dire quelque chose. Mais le voici tout seul, pris par les ailes. Il se venge. Il nous fait croire qu'il a plus de sens qu'il n'a de fonctions. Il n'était qu'un moyen, et le voici devenu fin, devenu l'objet d'un affreux désir philosophique. Il se change en énigme, en abîme, en tourment de la pensée .. . » Valéry, Paul, Extra if de Variété: Poésie et Pensée Abstraite, Oeuvres, coll. Pléiade, Tome 1, 1957, page 1317. 8 Grenier, Henri, Cours de Philosophie: Monastique ou Éthique, Économique - Politique, tome Il, pages 245, 246, chap. VII, art. VI, . numéro 468. Gauth'ier, R. A. et Jolif, J . Y., L'Éthique à Nicomaque, tome 2, Publications universitaires/Béatrice-Nauwelaerts, Paris,1970, pages 690, 691, 1158b28. 9 Cooper, John M., Arisfotle on Friendship, in Essays on Aristotle's Ethics, ed . Amélie Oksenberg Rorty, University of California Prèss, Berkel~y , 1980, pages .301 à 340. .

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il conviendra de s'approprier les concepts de justice et d'?mitié en s'y arrêtant plus

particulièrement. De cette fréquentation d'Aristote, large d'abord, et plus contractée

ensuite, il nous restera à clarifier « ultime» et « principe», avant d'expliciter en

quoi l'égalité est l'ultime de la justice et principe de l'amitié.

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PRE"MIÈRE PARTIE

Avant de commencer l'étude des thèmes d~ la justice et de l'amitié en vue de·

"rép~ndre à la question: Pourquoi l'égalité est la fin de la justice et le

commencement de l'amitié?, il convient d'explorer, en un premier temps, l'œuvre

principale qui traite les éléments qui concernent l'objet de ce mémoire de maîtrise,

soit l'Éthique à Nicomaque. Pour ce faire, nous commencerons par dégager "la

structure globale de cette oeuvre. À cette même occasion, nous apporterons

quelques précisions sur certaines notions qui ne sont pas le principal sujet de ce

mémoire de maÎ~rise, mais qui y sont sous-jacentes. Par la suite, nous discuteron~

de la position des livres consacrés à "la justice (livre V), et à l'amitié (livre VIII et IX).

De plus, sans faire une lecture parallèle de l'Éthique à Eudème, nous ne

négligerons pas certai"ns passages qui faciliteront la compréhension des propos

d'Aristote. Dans une même intention, nous référerons aussi à la Politique

d'Aristote, et Commentaire aux dix livres de l'Éthique à Nicomaque de Thomas

d'Aquin traduit par Yvan Pelletier.

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CHAPITRE 1

Structure globale de l'Éthique à Nicomaque

Le bien, pour Aristote, est ce que tous désirent. Et comme les biens se

diversifient . et . se multiplient à mesure que se diversifient les facultés de

. connaissance aptes à se les représe~ter, il est inévitable que l'homme doive.

clarifier ce qui est proprement bien pour lui, et" de cette lumière, en arriver à mettre

de l'ordre dans sa volonté, ~'est-à-dire dans les fins qu'il poursuit, le bien ayant

raison de fin. Et comme les fins .ont ~ntre elles une nécessaire dépendance, un

bien ne pouvant être fin prochaine ou intermédiaire qu'en raison d'une fin ultime

qui devient la raison de tout le reste, c'est à la lumière d'u~e fin ultime que

l'homme va former et gouverner ses intentions. « Si donc il y a, de nos activités,

quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres seulement à cause

d'elle, et si nous ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre

(car on procéderait ainsi à l'infini,. de sorte que le ·.dési-r serait futile et vain), il est

clair que cette fin-là ne saurait être que le bien, le Souverain Bièn. » .10

Dans la Politique, Aristote avance qu'il est une division des biens sur laquelle

tous s'entendent, à' savoir les biens du ·corps, les biens exté~ieurs et les biens de

l'âme. « Car, en vérité, il· y a du moins une division des biens que personne ne

saurait contester: c'est celle qui les répartit en trois groupes, les biens extérieurs,

les biens du corps et les biens de . l'âme ... » 11. Vraisemblablement, plusieurs

accorderaient aussi que les biens extérieurs et I~s biens du corps sont des

auxiliaires, des instruments ordonnés aux biens de l'âme, la noblesse de l'âme

remportant sur les deux autres. Mais distinguer les biens de l'âme et en saisir

l'ordre posent des difficultés.

10 Aristote, l'Éthique à Nicomaque, trad . Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1959, pages 33, 34, livre l, chap. 1, 1094a19-22. .' 11 Aristote, La Po litiq.ue, trad. Tricot,' Librairie Philosophique J. Vrin , Paris., 1977, page 466, livre VII, chapitre 1, 1323a24-25.

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11

Aussi, un discours dont l'objet est l'agir humain, et proprement humain, doit

s'ouvrir sur une considération du bonheur en tant que fin ultime de l'homme. En

tant qu'ultime, c'est-à-dire poursuivie pour elle-même et non en vue d'une autre,

elle est celle. à laquelle sont ordonnés tous les autres biens de l'âme. Et telle est la

préoccupation d'Aristote au pr~mier livre de l'Éthique à Nicomaque.

En effet, dans ce livre, Aristote établit d'abord que le bonheur, fin suprême,

est une activité directement liée à la fonction propre de l'homme, soit l'exercice de

la raison. Et ce poi~t est tout à fait essentiel parce que de luf va surgir la matière

des autres livres, soit .Ies vertus morales et intellectuelles. Essentiel, parce que se

trompant sur ce qui fait sa fon"ction propre,. l'homme se jetterait dans une direction

qui ne conduit pas au bonheur ou qui en détourne même. Faire du plaisir ou de la

vertu la règle de ses actes mène à des manières différentes de vivre. Et comme

c'est avec le même discernement que l'homme choisit tantôt- son bonheur, tantôt

ses amis 12, il convient de s'y -arrêter.

La première chose qu'Aristote fait dans le premier chapitre du livre 1 de

l'Éthique à Nicomaque, c'est de mettre en lumière un principe que tout le monde

admet comme vraisemblable, soit que tout ce que nous faisons, nous le faisons en

vue d'un bien. Que ce soit dans le domaine de rart, de la science ou encore de la

mo.rale, les actions que nous posons sont en vue d'un bien, soit le beau pour l'art,

la connaissance vraie pour la science, et le bon pour la morale. « Tout art et toute

investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à

12 Ce en quoi l'homme trouve au plus haut point sa propre perfection fonde le choix de ceux avec qui il veut vivre au plus hàut point, l'amour de soi étant au fondement de l'amour d'autrui. Aussi , nous pourrions presque ' dire que le premier livre répond à la question qu'est-ce que s'aimer, si s'aimer est se vouloir le bien le meilleur et que le bonheur est 'le bien le meilleur. Nous aimons principalement, en l'autre et pour l'autre, le meilleur que nous voulons pour soi . La personne en laquelle nous trouvons au plus haut point notre convenance est celle qui met son bonheur dans les mêmes fonctions que nous. Ainsi , se tromper au sujet du bonheur, et par la suite se décevoir, c'est aussi se décevoir en amitié.

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ce qu'il semble. )} 13 Aussi, partant de ce principe vraisemblable, Aristote définit le

bien comme étant « ce à quoi toutes choses tendent. )} 14

Par la suite, Aristote montre, par l'entremise d'une analogie avec l'art, qu'il

existe de nombreuses fins, et que ,parmi celles-ci, certaines sont voulues pour

elles-mêmes et en vue d'autre chose, et certaines autres sont voulues pour elles­

mêmes seulement. De plus, Aristote montre que ces multiples fins s'ordonnent et

, se hiérarchisent. Ainsi, nous pouvons vouloir acquérir une bonne dextérité en vue

de bien manier le scalpel et être un bon c,hirurgien, et nous pouvons subordonner

la chirurgie à la médecine, car l'art de la médecin"e est plus complet et donc plus

parfait que la chirurgie.

Or, comme il y a multiplicité d'actions, d'arts et de sciences, leurs fins aussi sont multiples: ainsi l'art médical a pour fin la santé, l'art de construire des vaisseaux le navire, l'art stratégique la victoire, ~t l'art économique la richesse. Mais dans tous les arts de ce genre qui relèvent d'une unique 'potentialité (de même, en effet, que sous l'art hippique tombent l'art de fabriquer des freins et tous les autres métiers concernant le . harnachement des chevaux, et que l'art hippique lui-même et toute action se rapportant à la guerre tombent à leur tour sous l'art stratégique, c'est de la même façon que d'autres arts sont subordonnés à d'autres), dans tous ces cas, disons-nous, les fins des arts architectoniques doivent être préférées à toutes celles des arts subordonnés, puisque c'est en vue des premières fins qu'on poursuit les autres. Peu importe, au surplus, que les ,activit~s elles-mêmes soient .. Ies fins des actions, ou que, à part de ces activités, il , y ait quelque autre chose, comme dans le ,cas des sciences dont nous avons parlé. 15

Aussi, comme nous ne pouvons passer indéfiniment d'une fin à une autre, car

cela serait une chose vaine, il doit nécessairement exister une fin ultime, une fin

qu~ l'on veut pour elle-même et non en vue d'une autre. Ce bien ultime que l'on

. poursuit pour . lui~même Aristote le nomme le bien suprême.

13 Aristo.tei

Éthique à Nicomaque, 'trad. Tricot, Librairie PhilosophiqueJ. Vrin, Paris, 1959, pages 31,32, livre l, chap. 1, 1094a1-2. 14 Ibid ., 1094a2.

, 1s lbid ., page33, livre l, chap. ' 1, 1094a7-18.

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Par la suite, Aristote fait ressortir l'importance de se questionner et de tenter

de comprendre en quoi consiste le bien suprême de l'homme. Comme une

connaissance .plus distincte de la fin qui est poursuivie . donne du discernement

dans l'élection des moyens qui peuvent lui être ordonnés, il semble important,

même nécessaire, qu'Aristote dres.se le portrait de la fin suprême, et de voir de

quoi elle relève.

N'est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie, la '­connaissance de ce bien est d'un grand poids, et que, semblables à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre le .but qui convient? S'il en est ainsi, nous devons . essayer d'embrasser, tout au mo.ins dans ses grandes lignes, la nature du Souverain Bien,· et de dire de quelle science particulière ou de queUe. potentialité il relève. 16

Ainsi, dans le chapitre 6 du livre 1 Aristote entreprend d'identifier la nature du

bonheur en fonction de la nature propre de l'homme. Partant de l'idée admise de

tous, soit que l'art imite la nature, Aristote montre qu'il est vraisemblable que le

bien suprême de l'homme soit directement lié à la fonction propre de l'homr:ne. En

effet, Aristote tente de faire admettre comme vraisemblable l'idée qu'à l'image du

musicien qui trouve son bien dans sa fonction propre, soit l'exercice de la musique,

de même l'homme devrait trouver son bien dans sa fonction propre ..

De même, en effet, que dans le cas d'un joueur de flûte, d'un statuaire, ou d'un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou activité ·déterminée, c'est dans la fonction que réside, selon l'opinio.n .courante, le bien, le «réussi », on peut penser qu'il en est ainsi pour l'homme, s'il est vrai qu'il y ait une certa.ine Jonction spéciale à l'homme. 17· .

Ceci étant dit, il faut encore montrer si l'homme a bel et bien une fonction

propre. Aussi, pour y parvenir, Aristote procède à une analogie avec l'art et la vie

du corps.

Serait-il possible qu'un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l'homme n'en ' ait aucune et que la nature l'ait dispensé de toute œuvre à accomplir? Ou bien encore, de même qu'un œil, une main, un piede~, d'une

16 Ibid., page 34, livre " chap. 1, 1094a22-26. 17 Ibid., page 57, livre l, chap. 6, 1097b25-28.

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manière générale, chaque partie d'un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l'homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée?18

14

Il semble donc vrai de dire que l'homme a effectivement une fonction propre.

Il reste, dès lors, à trouver en quoi consiste cette fonction propre de l'homme. Pour

ce faire, Aristote fait ressortir ce qui appartient en propre à l'homme. Aussi, comme

la vie végétative appartient à la fois aux végétaux, aux animaux et à l'homme, la

fonètion propre de l'homme ne peut résider dans l'âme végétative. De même, la

fonction propre de l'homme ne peut résider dans la vie ·sensitive, car celle-ci est

commüne aux animaux et à l'homme. Il reste donc que la fonction propre de

l'homme réside dans la vie rationnelle, car seul l'homme est doté de la raison .

Ainsi, il semble vrai de dire que le bien de l'homme est l'activité de la raison.

·Ceci étant dit, Aristote apporte une précision concernant la vie rationnelle. En

eff~.t, i! distingue en celle-ci deux parties, soit l'une qui est soumise à la raison , .soit

l'autre qui possède la raison et l'exercice de la pensée. En d'autres mots, il semble

exister dans la vie rationnelle une partie qui soit en puissance et une autre qui soit

en· acte. Aussi, la première partie étant prête à être réglée par la raison mais ne

l'étant pas encore, celle-ci est moins parfaite que la seconde partie, qui elle

possède ·Ia raison actualisée. Ainsi, comme le bien de l'homme doit .se trouver

dans ce qu'il y a de plus parfa'it en lui, il semble que le bien de l'homme consiste

en une activité conforme à la raison. «[C']est donc que .Ie bien pour l'homme

consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu, et au cas de pluralité

de vertus, en accord avec la plus exc~lIente et la plus parfaite d'entre elles. »19

18 Ibid., page 57,' livre l, chap. 6, 1097b28--32. 19 lbid ., page 59, livre l, chap. 6, 1098a15-17. De plus, pour plus de précision, nous pouvons nous référer au passage suivant de l'Éthique à Eudème. « Les ' prémisses déjà posées le montrent clairement :Ie bonheur y était le plus grand bien , les fins intérieures à l'âme étaient les biens les meilleurs, .ce qui est dans l'âme étant ou disposition ou acte; puisque l'acte est supérieur à la disposition et le meilleur acte, au meilleur habitus, et que la ' vertu est le meilleur habitus, un acte de la vertu de l'âme est ce qu'il y. a de meilleur. ' . . 'Or le bonheur aussi était le meilleur';' le bonheur est donc l'acte d'une âme bonne,' Et puisque le bonheur était quelque chose de 'parfait, .et qu'il y a une vie parfaite et une vie imparfaite, et qu'i l en

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15

De plus, Aristote précise que cette activité doit être constante et qu'elle doit

persister tout au long de notre vie.

Ayant établi que le bonheur, soit la fin suprême de l'homme, est une activité

directement liée à la fonction propre de l'homme, soit l'exercice de la raison ,

Aristote traite du meilleur moyen par leqüel l'homme peut s'accomplir et

s'épanouir. La vertu étant le moyen .par excellence permettant à l'homme de

parvenir à la vie contemplative, Aristote entame l'étude de la vertu et y consacrera

plusieurs livres.

Dans le second livre, après . avoir reconnu, en se fondant sur une certaine '

division2o de l'âme, deux sortes de vertus, soit les vertus morales et les vertus

intellectuelles, il donne son intention de clarifier 'd'abord les vertùs morales en tant

qu'elles sont mieux connues de nous. Et quant aux vertus morales, d'abord il les

regarde communément, et ensuite, il examine de façon particulière les ,vertus

morales·.

Le livre Il de l'Éthique à Nicomaque est donc consacré à la vertu morale prise

communément. Nous apprenons, en un premier temps, quelle est la cause de la

vertu morale, çe en quoi consiste la vertu morale, et de quelle façon elle s'acquiert.

Cette connaissance commune est intimement liée à notre préoccupation .puisque

Aristote pose justement une amitié dont le motif est la vertu ~ 1I est impossible de

bien comprendre cette sorte d'·amitié chez Aristote sans s'approprier la ' notion ' de

. vertu. Aussi, convient-il de s'y arrêter.

est de même pour la vertu (car l'une èst totale, l'autre partielle) et que l'acte des choses imparfaites est imparfait, le bonheur devrait être un acte d'une ·vie parfaite et conforme à une vertu parfaite. » Aristote, l'Éthique à Eudème, trad. Vianney Décarie, .Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1997, ~ages 81,82, livre Il, chap. 1, 1219a25-35. . o « Aussi , comme le rationnel est double, à savoir, par essence et par participation, il s'ensuit que

la . vertu humaine soit double. L'une d'elles est en ce qui est rationnel par soi, et on l'appelle intellectuelle; tandis que l'autre est en cè qui est rationnel par participation, c'est-à-dire dans la partie affective de l'âme, et on appelle cellè-Ià morale. Et c'est pourquoi .il [c.-à-d. Aristote] dit que nous disons que certaines des vertus sont intellectuelles, tandis que d'autres morales. » D'Aquin , Thomas, Commentaire aux dix livres de /'Éthiqueà Nicomaque par Saint Thomas . d 'Aquin, trad. Yvan Pelletier, Faculté de philosophie, Université Laval , Québec, .Iivre l, leçon 20, numéro 243.

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Pour Aristote, il y a'dans l'âme trois principes d'opérations possibles, soit les

passions, les puissances et les habitus. Nous entendons par habitus, une

disposition, une qualité acquise fermement, de façon stable. Aussi, étant donné

. que la vertu morale ne nous est pas donnée naturellement ' mais qu'elle relève

plutôt d'un apprentissa~e, d'une acquisition par la répétition d'actes vertueux, il

semble donc que ,la vertu morale est un habitus'. Elle ne pourrait être du genre de

la passion, parce que celle-ci est passagère, et que la vertu morale quant à elle

demande de la stabilité. De plus, la vertu morale ne saurait être une passion, car

celle-ci advient sans que nous l'ayons choisie, et parce qu'elle est un mouvement

d'après lequel nous somm~s mus. Quant à savoir si la vertu morale peut être '

placée sous le genre de la puissance, la réponse est non, parce que celle-ci est

une faculté naturelle, ce que n'est pas la vertu morale. En effet, bien que l'homme

ait la puissance d'acquérir des vertus, la vertu morale en elle-même n'est pas une

faculté naturelle, mais bien une qualité à acquérir de façon ferme et, stable, par

l'entremise de la répétition. Ainsi, « si donc les vertus ne sont ni des passions ni

des possibilités, il reste qu'elles sont des dispositions acquises »21 c'est~à-dire des

, habitus.

Après avoir établi le genre de la vertu morale, Aristote aborde ses différences.

Pour qu'une action soit vertueuse, il ne faut pas seulement 'que l'action commise

soit bonne, il faut aussi « que l'agent agisse de la manière due. »22 Pour ce faire,

l'agent doit remplir trois conditions. La première, c'est d'agir en connaissance de

cause, et non pas par hasard ou par ignorance, ce qui veut dire que l'agent doit

agir conformément à· sa raison éclairée, c'est-à-di~e conformément à la raison

droite. Ainsi, ce qui· fait que la vertu morale est bonne, c'est que l'agent agit en

fonction de ce ' qui est propre à l'homme, sa raison. La deuxième condition que

l'agent doit remplir pour. que nous puissions dire qu'il agit de façon vertueuse, c'est

qu'il doit agir par choix et non par passion" et de manière à- ce que le choix de

21 Aristote, Éthique à Nicomaque, GF-Flammarion, Paris, 1992, page 59. 22 D'Aquin, Thomas, Commentaire aux ,dix livres de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote par Saint Thomas d 'Aquin, trad. Yvan Pelletier" Facul~é de philosophie, Université Laval , Québec, page 46, livre 2, leçon 4, numéro 283.

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l'action ne vise pas autre chose que l'action elle-même. Ainsi, étant don.né que la

vertu mor"ale opère d'après un choix, nous caractérisons son acte d'électif.

Finalement, la troisième condition est que liagent doit agir de façon constante.

Cette troisième condition est directement liée ~ la nature de la vertu morale qui

réside en ce que · la vertu morale est une «.médiété » en rapport à nous, ce qui

veut dire qu'elle est et vise le juste milieu. Nous entendons par juste milieu non pas

" une chose fixe à égale distance avec chacun ~es extrêm.es, mais plutôt une chose

variable qui « n'est ni au-delà ni en-deçà de la pr9Portion qui nous est due. »23

La vertu morale es.t donc 'quant à sa nature, un juste milieu entre l'excès et le·

défaut. Ainsi, nous pouvons définir la vertu morale comme un habitus électif

résidant en une « médiété » en rapport à nous, et en conformité avec la raison

droite.

Aussi, puisque dans cette définition, l'idée d'électif recèle des difficultés,

Aristote a jugé bon, dans le troisième livre, d'aborder le volontaire et l'involontaire.

Après avoir regardé, en un premier temps, la vertu morale d'une manière

générale, Aristote traite, en un deuxième temps, des vertus morales en particulier,

et ce, en commençant par celles qui sont directement liées à la conservation de

l'homme soit la vertu de courage et la vertu de tempérance.

Aussi, après avoir parlé, dans les livres III .et IV, des vertus morales portant

sur les passions intérieures de l'homme et donc des ' vertus morales qui rectifient

les actes de l'homme au regard de lui-même, et en le rendant maître de lui,

Aristote passe à l'étude de la vertu de justice qui en est une qui porte sur les

actions " extérieures de l'homme. Et bien qu'un chapitre de c~mémoire s'y

consacrera particulièrement, il convient au moins de préciser ici pourquoi la justice

·est une vertu éclatante. Une des raisons pour lesquelles nous pouvons la dire plus

éclatante que les autres au sens de flagrant, d'immanquable lorsqu'elle se produit,

tout comme serait immanquable 'l'injustice, c'est qu'elle semble se discuter, en

" '

23 Ibid. , page 51 , livre 2, leçon 6, numéro 311.

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termes de quantité, ce dont chacun juge assez ·bien. Quand un pompier risque sa

vie pour sauver une personne prisonnière d'un incendie, juger que cet acte en était

un· de courage ou d'audace n'est pas toujours évident. Mais juger que .rendre à une

personne ce qu'on lui a emprunté paraît juste au premier venu .. Et cela viendrait du 1

fait que l'égal est une notion si communément assurée au regard de la quantité,

que le juste sous ce rapport n'échappe à personne.

Après avoir regardé attentivement les vertus morales, Aristote consacre le

sixième livre de l'Éthique à Nicomaque à l'étude des vertus intellectuelles, soit l'art,

la science, la prudence, la sagesse et l'intelligence. Selon la même démarche que

celle prise · pour les vertus morales, Aristote commence par parler des vertus

intellectuelles de manière générale, et, par la suite, il procède à l'examen de

chacune de ces vertus intellectuelles.

Une fois l'étude des vertus morales et des vertus intellectuelles terminée, .

Aristote aborde, dans les livres VII, VIII, IX .et X, les réalités qui ne sont pas· des

vertus, mais qui accompagnent les vertus, ou du moins qui sont intimement li.ées

aux vertus.

Dans le · septième livre, Aristote . traite d'incontinence, de malice et de .

bestialité. Et il montre, dans ces dérèglements des mœurs, un ordre croissant dans

le mal à mesure que l'homme s'écarte de plus en plus des éléments requi.s à l'agir

vertueux. En effet, dans la mesure où toute « bonne action ne va pas sans raison

pratique et appétit droit. .. »24, un · manque dans l'un ou l'autre de ces deux

éléments, voire aussi un manque des deux à la fois,affecte· les mœurs de façon

différente. Ainsi, quand la raison pratique est droite, mais que l'appétit ne l'est pas,

c'est-à-dire que l'appétit n'obéit pas à la raison pratique, ar~ive l'incontinence. Si

non seulement l'appétit n'obéit pas, mais domin·e· aussi la raison, et que l'homme

se conduit selon toute la démesure de l'appétit, arrive la malice. Pire encore, si

24 Ibid., page 227, livre 7, leçon 1, numéro 1294.

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l'appétit est corrompu de façon à rendre l'homme semblable à ,la bête, arrive la

bestialité.

En somme, nous pourrions dire qu'au ,livre VII, Aristote vérifie la nécessité de

la rectitude tant de la raison que de l'appétit pour que l'agir de l'homme soit

proprement humain. Le blâme qui caractérise ces ' dérèglements montre le

caractère louable de la vertu.

Une fois terminée la lecture du livre VII, nous ,pourrions croire que le projet

d'Aristote est complet. Il a clarifié la fin ultime de l'homme; i"1 a montré que la vertu

y conduit; il ,a précisé les vertus morales et intellectuelles, et quant aux vertus

morales, celles qui rectifient l'homme quant à lui-même et celle qui rectifie l'homme

quant aux autres. De plus, il a montré, par la négative, leur nécessité en

distinguant les déchéances de celui qui s'en écarte. Cela étant fait, nous pourrions

croire, rendu à ce point du traité, qu'il ne reste plus rien d'autre à dire. Mais non.

Au blâme encouru. par qui s'écarte de la vertu, Aristote poursuit sa réflexion

en soulevant une éminence qui couronne le ve'rtueux, et il aborde l'amitié en lui

consacrant deux livres (livres VIII et IX). Bien' que ces deux livres feront l'objet

d'une attention spéciale dans une partie ultérieure de ce mémoire, il convient 'de

mentionner que cette attention spéciale comportera une restriction. Cette

restriction, qui porte sur le mot même d'amitié" consiste à écarter la question de

savoir si nous devons considérer le mot amitié comme signifiant un gen~e qui se

divise en espèces, ou comme un mot qui se divise en ses significations, à savoir,

s'il est analogue ou non.

Nous prendrons le mot comme Aristote semble l'accueillir, c'est-à-dire tel

qu'établi dans la langue de son époque, l'u.sage tenant Heu de règle. Et quand bien

même que l'usage tienne lieu- de règle, et que nous adoptions l'usage, cela ne

signifie pas que nous sommes en accord avec la façon ,dont le mot fut conduit à

des significations nouvelles~ Nous pourrions reprendre une expression de

Montaigne (Essais, tome 2, livre III, chapitre 5) et nous demander: avons-nous

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prudemment plié le mot amitié? Et cette question fait d'autant plus de. sens que,

comparant l'amitié parfaite aux .autres amitiés, Aristote dégage des différences si

importantes, qu'il termine le chapitre cinq du livre VIII par une quasi désolante

concession. Il dit:

Mais étant donné que les hommes appellent aussi amis à la fOls ceux qui ne recherchent que leur utilité, comme cela arrive pour les cités (car on admet généralement que les alliances entre cités se forment en vue de l'intérêt), et -ceux don.t la tendresse réciproque repose sur le plaisir, comme c'est le cas chez les enfants: dans ces conditions, peut-être nous aussi devrions-nous désigner du nom d'amis ceux qui entretiennent des relations de ce

25 genre... .

C'est comme si Aristote. estimait qu'il y a là quelques ressemblances à l'amitié

parfaite entre vertueux. Il donne pour origines de l'extension du mot amitié, tantôt

ce qui se passe entre enfants quant au plaisir, tantôt ce qui se passe entre' États

quant à l'utile. Ce n'est pas, à tout le moins au premier coup d'œil, enracinés dans

une première si.gnification que déclinent les deux autres sens du mot ami.

Par ailleurs, discuter de l'analogue appartient à la. logique. C'est du mOins ce

que laisse entendre Aristote au sujet du mot bien. Pour traduire de façon simpliste

sa pensée, si bonne se dit d'une chose qui 'est soit belle, soit utile, soit délectable ~

devons-nous entendre «bonne», pour chacun de ces cas, dans une même

acception? Et alors il ajoute: « Ne s'agirait-il pas plutôt d'une unité d'analogie:

ainsi, ce que la vue est au corps, l'intellect l'est à l'âme; et de même ·pour d'autres

analogies? Mais sans doute sont-ce là des q.uestions à laisser de côté pour le

moment, car leur examen plus détaillé serait plus approprié à une autre branche

de la philosophie. »26

Aussi, dans le cadre de ce mémoire de maitrise, nous avons décidé de

laisser à une autre branche de la philosophie cette discussion. Notre intention se

fixera sur le fait que les relations poùr lesquelles se dit le mot . ami sont

25 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad . Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1959, page 394, livre VIII, chap. 5; 1157a25-29. 26 Ibid ., page 53, livre l, chap. 4, 1.096b29-30.

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susceptibles d"être distinguées. Le moraliste qui distingue suffit à ' sa tâche; le

logicien procède d'une tout autre lumière lorsqu'il examine la division d'un mot.

Ceci étant dit, revenons à notre survol.

Pour ce qui est du livre X de l'Éthique à Nicomaque, Aristote revient sur la fin

de, la vertu. Cependant, avant de traiter directement du bonheur qui est, comme

nous l'avons déjà mentionné, la fin de la vertu, Aristote s'attarde, en un premier

temps, au plaisir. Il prend un instant pour traiter d'une manière plus complète le

thème du plaisir, car vertu, plaisir et bonheur sont intimement liés, et que,

régulièrement nous tendons à confondre plaisir et bonheur en considérant que la

fin de la vertu est le plaisir.

, [O]n admet, en effet, d'ordinaire que le plaisir est ce qui touche le plus près à notre humaine, nature; et . c'est pourquoi dans l'éducation des jeunes gens, c'est par le plaisir et la peine qu'on les gouverne'. On est également d'avis que pour former l'excellence du caractère, le facteur le plus important est de se plaire aux choses qu'il faut et de détester celles qui doivent l'être. En effet, plaisir et peine s'étendent tout au long de la vie" et sont d'un grand poids et d'une grande force pour la vertu ,comme pour , la vie heureuse, puisqu'on élit ce qui est agréable et qu'on évite ce qui est pénible.27

De plus, comme il est une amitié dont le plaisir serait le motif, il est important de

suivre Aristote dans son propos.

Après s'être penché ~ur diverses opinions au regard du plaisir, les avoir

considérées, et les avoir nuancées. Aristote dévoile la nature et la propriété du

plaisir, et il traite de, la différence e'ritre les plaisirs. En appliquant une distinction

entre l'acte et le mouvement, Aristote en arrive à dire que le plaisir "n'est pas un ,

mouvement.

[O]n a tort de parler du plaisir comme étant ' le résultat d'un mouvement ou d'une génération, car mouvement et ,devenir ne peuvent être affirmes de 'toutes les choses, mais seulement de, celles qui sont divisibles en parties et ne sont pas des touts: il n'y

,a devenir, en effet, ni d'un acte de vision, ni d'un point, ni d'une

2~ Ibid ., pages 477,478, livre ~, ' phap. 1,' 1172a1'6-26. '

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unité, et aucune de ces choses n'est mouvement ou devenir. Il n'y a dès lors rien de tel pour le plaisir, puisqu'.iI est un toUt.28

22

Bien que le plaisir ne soit pas un mouvement, il n'est pas non plus, à

proprement parler, un acte, mais bien l'achèvement de l'acte. Le plaisir est donc

quelque chose qui se surajoute à l'acte et le rend par le fait même plus parfait.

« Le plaisir ne produit pas l'acte, car l'acte pourrait se réaliser sans lui; il est .au

contraire la fin qui s'ajoute à l'acte, ce sans quoi l'acte ne serait pas parfait, comme

l'éclat de la jeunesse à la pleine vigueur du corps. »29

Aussi, à diversité d'actes suivront des plaisirs différents. Par exemple, le

plaisir de la bête diffère du plaisir proprement humain, et le plaisir de l'homme vil

diffère du plaisir de l'homme vertueux. Auss·i, étant donné que la vertu est le

moyen pour cheminer vers le bonheur, et puisque le bonheur est en fonction de

l'activité propre de l'homme, les plaisirs qui achèvent l'acte vertueux sont les

plaisirs propres à l'homme.

En un deuxième temps, Aristote considère la notion de bonheur. Puisque le

bonheur est ce en vue de quoi tous agissent, Aristote entreprend de' faire

l'esquisse du bonheur, et ce, en faisant intervenir la notion d'activité et en précisant

en quelle activité consiste le bonheur.

Qu'est-ce que ces nouvelles considérations sur le bonheur ajoutent au

premier livre? Il était peut-être nécessaire de clarifier la vertu pour mieux saisir le

rapport bonheur et plaisir, rapport qu'il ne pouvait pas aborder ~ès le prémier livre

puisque, pour bien saisir ce rapport, il était nécessaire de préciser avant tout ce

,qu'est la vertu. Que le vertueux éprouve la plupart du temps du plaisir à agir bien,

cela va de soi, le bien pour lui et le bien èn soi étant la même chose. Que le plaisir

suive la vertu n'entraÎne en àucune manière. que là où nous prenons plaisir il y a la

. vertu. Il était nécessaire qu'Aristote clarifie la.vertu pour que l'on voie en quoi, là où

28 1 bid ., page 494, livre X, chap. 4, 117 4b 10-13 . . 29 Ibid., page 495, livre X, chap. 4, note de bas de page numéro 1.

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il Y a vertu, il y a plaisir, mais que là où il y a plaisir, il n'y a pas nécessairement

vertu. Or sans une considération de la vertu, qu'elle perfectionne l'homme pour lui­

même ou dans ses rapports avec autrui, cette discussion du plaisir eût été

prématurée .

. Comme le bonheur est une réalité que l'on tend à atteindre et non une

disposition permanente, il semble vrai de dire que le bonheur consiste en une

activité. De plus, puisque nous désirons le bonheur pour lui-même et non en vue

d'autre chose, le bonheur est dont une activité désirable par soi. Aussi, les

activités désirables par ~oi étant les activités de l'homme de vertu,' le bonheur doit

être une activité selon la vertu. Or, parmi les activités conformes à la vertu, celle .

qui nécessite le plus parfaitt?ment la partie. qui est propre à l'homme est l'activité

vertueuse la plus parfaite. On dira donc que le bonheur consiste en la

contemplation. « En effet, en premier lieu, cette activité est la plus haute, puisque

l'intellect est la meilleure partie de nous-mêmes et qu'aussi les objets sur lesquels

porte l'intellect sont les plus ' hauts de tous les objets connaissables. »30 Il semble '

donc que le bonheur soit l'activité la plus parfaite que l'homme de vertu puisse

. réaliser, c'est-à-dire la . vie de contemplation . . « [L]a contemplation est la véritable

vie de l'homme. Tout être, en effet, se définit par sa quiddité, et, par suite, l'homme

se définit par son âme.;' et la fonction de l'âme étant l'activité selon le voüç, c'est .

dans ce genre de vie qu'il convienideplacer l'essen~e de l'homme. »31

Une autre façon de recevoir le livre X consisterait à penser qu'Aristote revisite

le bonheur pour nous dire ce qui arrive à l'homme quand la mesure qu'il met dans

ses passions et ses opérations répond à un juste milieu conçu par la raison droite.

'Revenir sur le bonheur, c'est 'montrer que ce qui était principe pour l'intelligence

spéculative de l'a.g,ir humain est aussi l'ultime qui est atteint pratiquement.

Cependant, théoriquement~ la fin étant la cause des causes, la lumière sans

laquelle la prudence ne peut s'exercer dans le choix des moyens, le bonheur ne

30 Ibid., page 509, livre X, chap. 7, 1177a19-23. 31 Ibid., page 514, livre X, chap." 7, note de bas de page numéro 2.

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. pouvait pas ne pas être considéré en premier. Le livre 1, sous ce rapport, était tout

à fait nécessaire, d'une nécessité de méthode.

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CHAPITRE 2

Position des livres V, VIII, IX

Du rapide . survol que nous venons de faire se sont dégagées la démarche

d'Aristote dans I.'Éthique à Nicomaque, ainsi que des données précieuses pour

notre intention. Le survol de cette oeuvre n'est sûrement pas exhaustif, sachant

qu'une grande diversité de penseurs s'y sont attachés, et qu'un même penseur

pourrait y revenir et y découvrir des éléments qui lui donnent une vision plus nette

du propos d'Aristote. Il reste que, outre notre intention de retenir ce qui touche au

rapport entre la justice et l'amitié, nous tenions à mieux comprendre la position des

livres portant sur la justice (livre V) et l'amitié (livres VIII et IX). Même s'i.1 est vrai

de dire que l'ordre est ce qui est vu en dernier, tant l'esprit est accaparé d'abord

par la matière d'un propos, et qu'il est là une di·fficulté 'particulière, il reste que dans

l'ordre .qu'Aristote a· suivi, il est quelque chose de ' gros, et de presque

immanquable.

En effet, ayant traité la vertu de justice (livre V) après les vertus de courage et

de tempérance (livre III et IV), et ayant traité de l'amiti.$ après les vertus morales et

intellectuelles, un cheminement bienparticulier'se dévoile dans l'étude qu.'Aristote

fait du bonheur.

En traitant des vèrtus de courage et de tempérance avant la vertu de justice,

Aristote met en évidence le fait que l'homme doit se rectifier ~n lui-même, en un

premier temps, et, en un second temps, se rectifier dans ·ses relations avec autrui.

Et cette rectification de l'homme par rapport aux autres semble bien dans la

dépendance d'une rectification de I.'homme quant à lui-même: l'acte de justice se

pose ·avec d'autant plus d'empressement que les passions, matière des autres

vertus, sont déjà à l'écoute de la raison. Ainsi, suivant cet ordre, il semble cohérent

que les livres .111 et IV, traitant des vertus qui. portent sur des passions intérieures

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de l'homme, précèdent le livre V qui traite de la justice, vertu qui porte sur les actes

extérieurs de l'homme'.

, En un sens, nous' pouvons dire que, abordant le' courage et, la tempérance,

Aristote touche tantôt à l'irascible, tantôt au concupiscible, dans ce que l'un et

l'autre .ont de plus ardu, et partant le plus susceptible de diviser l'homme contre lui­

même, et de' lui fermer ainsi la porte du bonheur. Là où la raison dit oui et où le

cœur dit non, ,par exemple" devant les dang~rs de mort; là où la raison dit non

quand le cœur dit oui, par exemple, quant aux délectations du toucher, il y a une

rupture des moteurs chez l'homme. Et il ressemble alors, pour reprendre une

image de Platon (Phèdre, 246b), à un véhicule tiré ,par deux chevaux qui ne ttrent

pas dans la même direction. La partie de l'homme qui n'est rationnelle que par

participation n'obéit pas à la raison, et prive ainsi l'individu d'agir en conformité à

ce qu'il y a de plus noble en lui. Entretenir en soi une quasi-contradiction, n'être

pas en paix avec soi-même, compromet le projet de bonheur que tous intentent.

-Bref, parce qu'il faut pousser pour atteindre le juste mili~u dans l'irascible, et

retenir pour ne pas le dépasser dans le concupiscible, il convenait qu'Aristote traite

d'abord de la tempérance et du courage qui rendent l'homme un. Et de cette unité

réalisée en lui-même, l'homme est ainsi capable d'union dans ses nécessaires

rapports aux autres.

Et c'est après la justice qu'arrive l'amitié. Plusieurs raisons viennent à l'appui

de cet ordre. D'abord, nous pouvons dire que la justice, en tant qu'elle concerne

tous les individus d'un État, remporte sur l'amitié qui ne met en rapport que peu de

personnes. La justice est plus dans la ligne du bien commun; lequel bien l'emporte

sur le bien privé, intime, qu'est l'ami. Aussi, si l'amitié n'est pas une vertu,

l'introduire à même la discussion des vertus aurait brisé l'unité du propos. Mais si

elle ne va pas sans vertu, elle doit se discuter dans le prolo'ngement des vertus et

no"n à même les vertus.

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De plus, puisque l'injustice est l'une des causes de rupture de la relation

d'amitié, nous ne comprendrions pas bien cette rupture sans quelque lumière sur

la justice. Une disposition à la justice semble présupposée à la viabilité de l'amitié,

cependant que ce n'est pas en tant que strictement dû que le bien concerne

l'amitié. Reste qu'en amitié, quelque chose d'autre opère, sans quoi, les gens

finiraient par penser qu'il n'y a aucune "différence entre un homme juste et un

véritable ami.- Mais plutôt, ce que certains sont amenés à penser, c'est « qu'ii n'y a

aucune différence entre un homme "bon et "Un ami véritable. »32

De plus, l'amitié n'aurait pu être abordée dans un livre ultérieur, car l'amitié

est nécessaire au bonheur. Aristote se devait donc d'en parler avant de revenir

d'une façon particulière sur le bonheur lui-mêm"e.

Une autre raison qui donne à penser que l'amitié devait être traitée après la

justice, "mais avant de clore sur le "bonheur, c'est qu'entre amis vertueux, l'un et

l'autre, contemplant la perfection de chacun, se donnent un bien exquis qui

couronne la vertu, achève la vie parfaite, un bien qui va au-delà des seules choses

extérieures qui concernent la justice. En d'autres mots; chacun des amis vertueux

contemple une perfection dans l'autre et chacun donne à l'autre un plaisir exquis

qui va bien au-delà de la seule communication des biens extérieurs.

"32 Ibid ., page 383, livre VIII, " chap. 1, 1155a30.

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DEUXIÈME PARTIE

Il Y a dans les œuvres d'Aristote, et donc dans celle qui nous occupe

principalement, une unité du discours qui résulte de l'ordre rigoureux qu'il met dans

ses propoS'. Les notions se suivent et se lient dans la dépendance les unes des

autres. C'est un tissu dans lequel nous ne découpons pas arbitrairement. En ce

sens, il est dangereux d'en abstraire une partie pour elle-même en faisant

abstraction du reste. Un peu comme en biologie, où un aperçu général du rapport

des organes entre eux est requis avant d'isoler un organe en particulier pour le.

considérer en lui-même, de même ici, un survol de l'Éthique à Nicomaque était

nécessaire avant d'entrer dans deux parties du discours d'Aristote.

Ce survol terminé, il conviènt maintenant de resserrer notre analyse et de

centrer notre attention sUr les éléments eux-mêmes de l'assertion qui fait l'objet de

ce mémoire de maÎtrise. Et d'abord de la justice, ensuite de l'amitié, soit dans

l'ordre même qu'Aristote a jug~ bon de les traiter. Aussi, cette partie comprendra

deux chapitres, le premier consacré à la justice, le second à l'amitié.

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CHAPITRE 1

1) Regard sur la justice

En' nous appuyant sur la notion de vertu morale explorée plus tôt, nous

tenterons, en un premier temps, de voir comment la vertu de justice se distingue

. des autres vertus morales. Par la suite, nous aborderons' l'objet de la justice. En un

troisième temps, nous verrons l'essentiel de la façon dont opère la justice. Nous

poursuivrons en abordant la justice ' générale et la justice particulière, et, quant à

cette· dernière, nous examinerons ses parties, à savoir la justice distributive et la

justice commutative. De plus, dans cette appropriation de la pensée d'Aristote sur

la justice, nous aurons une vigilance particulière en ce qui concerne l'égalité.

1.1) Comment la justice diffère-t-elle des autres vertus morales?

La justice diffère des autres vertus morales sous plusieurs aspects. D'abord,

elle comporte un rapport à l'autre. Alors que courage et tempérance, par exemple,

rectifiaient l'homme par rapport à lui,;.même, ici, nous abordons une vertu qui

rectifie quant à une autre personne .. De plus, elle n'est pas, comme les autres

vertus morales, un milieu entre deux vices opposés.33

Comme nous l'avons mentionné précédemment, il faut, pour qu'une action

soit qualifiée de vertueuse, que celle-ci soit bonne et que celui qui agit procède de

manière volontaire, en connaissance de .cause, d'une façon stable et quant à lui­

même. Or, en ce qui concerne la vertu de justice, celui qui pose un acte juste

procède lui aussi de manière volontaire., en connaissance de .cause, d'une manière

- 33 En plus des différenc"es que nous venons d'évoqLier, nous trouvons chez Thomas d'Aquin divers . passages qui révèlent d'autres différences. « De plus, elle n 'est pas une rectitude des passions,

mais de la volonté.» D'Aquin , Thomas, Quaestiones Disputatae: De \(irtutibus Ca rdin a lib us, .Sumptibus P. Letheilleux Editoris, Paris, 1925, tome 3, page 347, q. 1, art 1, fin du respondeo. « À la seconde il faut dire que dans la justice il doit être non seulement un milieu de la raison, mais aùssi un milieu de la chose : la raison en est que la justice est au sujet des opérations selon un

, ordre aux autres; ·d'où ceux au regard de qui dont les opérations deviennent quasi une -règle. » D'Aquin, Thomas, Sentences, ed. Nova cuâ R. P. Mandonnet, O. P., Pariis , Sumptibus P. Letheilleux, 192.9, tome 3, pages 1036, 1037, livre 3, distinction 33 , q. 1, art. 3, solution numéro 99.

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30

stable, mais contrairement aux autres vertus morales, il n'agit pas quant à lui­

même, mais plutôt à l'égard de l'autre. En effet, la justice, ou l'injustice, n'est

possible que si l'acte posé concerne au moins deux personnes, à savnir celui qui

pose l'acte, et celui envers qui l'acte est posé. C?ntrairement aux autres vertus

morales qui viennent rectifier les passions déréglées de l'âm~, la justice, quant à

elle, vient rectifier les opérations qui mettent l'homme en rapport , avec un autre

homme, les rapports de l'~omme avec ses semblables. Ainsi, nous pouvons dire

qu'à la différence des autres vertus morales, la vertu de justice nécessite, pour être

actualisée, qu'il y ait au mo.ins deux personnes, et que celles-ci soient liées par un

rapport quelconque.

En ce' qui concerne l'autre aspect qui fait en sorte que la justice diffère des

autres vertus morales, il consiste à 'dire que la justice est, cO,mme les autres vertus

morales, un juste milieu, mais cela d'une manière différente. En effet, lorsque nous

disons que les vertus morales sont le juste milieu, nous entendons que celles-ci

sont le juste milieu entre deux extrêmes, soit l'excès et le défaut, qui sont tous

deux des malices. Par exemple, nous disons que la vertu de courage est le juste

·milieu entre la témérité et la lâcheté. Cependant, il n'en va pas ainsi pour la justice. 1 •

En effet, la justice est un juste milieu parce que son acte, qui est l'opération du

juste, est le ·milieu" entre agir injustement, ce qui appartient à l'injustice, et souffrir

de l'injustice. Or, la justice ne peut être le juste milieu entre deux malices, car bien

qu'agir injustement appartienne à l'injustice qui est une malice, et que celle-ci

appartienne aux extrêmes ·en tant qu'elle prend pour elle plus des. biens et moins

des maux, souffrir de l'injustice n'est cependant pas une malice', mais bien une

peine. Ainsi, il nous faut dire que la justice « relève du juste milieu, tandis que

l'injustice relève des extrêmes. ,»34

34 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad , Tricot, Librairie Philosophie J. Vrin , 1959, page 246, livre V,. chap. 9, 1133b33 - 1134a.

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31

Maintenant que nous savons un peu mieux en quoi la vertu de justice diffère

des autres vertus morales, regardons, d'une manière générale, quel est l'objet de

la justice .

.. 1.2) L'objet de la justice

En ce q~i concerne l'objet de I.a justice, "il semble que celui-ci diffère de l'objet

des autres vertus. En effet, contrairement aux autres vertus qui portent sur les

passions, la vertu de justice porte sur .les actions extérieures, telles que la vente et

la location, et les choses extérieures dont les hommes font usage entre eux, telles

que l'argent.

Il Y a au moins une raison prise du côté de la matière de la justice qui permet

d'expliquer pourquoi la vertù ·de justice ne peut avoir pour objet ·les passions.

Comme la justice concerne les rapports entre les hommes, et que ces rapports

avec autrui s'établissent par des actesextéfieurs et non pas par les passions, la.

justice ne peut avoir les passions comme objet, mais seulement les · actes

extérieurs et les . choses extérieures· qui leur sont reliées. « [L]a justice embrasse

ce qui se rapporte à autrui, et nous ne pouvons pas être immédiatement réglés

. dans nos rapports avec les autres par les passions intérieures. C'est pour ce motif

que la justice n'a pas les passions pour objet. »35

En somme, il semble que contrairement aux autres vertus morales qui ont

pour objet les passions, èt qui prennent principalement en considération l'état

intérieur de la personne en rapport· aux différentes passions, la justice,. étant une

vertu qui implique toujours un rapport à autrui, considère principalement ce qu'on

opère dans les rapports existant entre les hommes, et de ce fait, la vertu de justice

a· pour objet les actions et les choses extérieures dont les individus font usage

entre eux.

3S D'Aquin , Thomas, Somme théologique, trad. M. .l'abbé Rioux, Librairie Ecclésiastique et ,Classique d'Eugène Berlin , Paris, 1852,· page. 467, tom~ 4, q. 58, art. 9, resp . .

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[T]outes les choses qui peuv~nt être rectifiées par la raison sdnt la matière de la vertu morale qu'on définit la droite raison, comme ·on le voit (Eth. Lib. Il, cap. 2 et 6). Or, la raison peut rectifier les passions intérieures de l'âme et les actions extérieures, et les choses dont les hommes font usage. Par les actions et les choses extérieures que les hommes peuvent s'~changer réciproquement, on règle les rapports de l'individu avec ses semblables, par les passions intérieures on redresse l'homme en lui-même. C'est pourquoi la justice se rapportant à autrui, elle n'embrasse pas toute la matière de la vertu morale, mais elle a seulement pour objets les actions et les choses extérieures, considérées sous un rapport spécial, c'est-à-dire selon que l'individu 'traite avec un autre à leur égard . 36

32

Maintenant que nous avons établi quel est l'objet de la justice, il convient de

regarder la manière dont opère la justice.

1.3) L'essentiel de la faç'on dont o·père la justice

D'une manière générale, nous nous entendons pour dire que l'acte de la

justice consiste à vouloir et à faire ce qui est juste, et à l'inverse l'acte d'injustice

consiste ·à vouloir ' et à faire ce qui est injuste. Or, l'injuste et le juste se disent de

plusieurs manières. En effet, ,nous sommes dits injustes lorsque nous

contrevenons à la loi, et ainsi ce qui est illégal est injuste. En un autre sens, celui

qui veut plus de biens que ce qui lui revient, ou celui qui veut moins de maux que ,

ce qui lui revient, est aussi dit injuste. En ce deuxième sens, l'injuste est ce qui est

inégal.

Pour en arriver à cette double signification du mot injuste, Aristote semble

appliquer ici un des lieux des Topiques qui permet · de, voir si un mot a ou non

plusieurs sens. Il dit: « La question de savoir si un terme est pris spécifiquement

en plusieurs sens ou en un seul, doit être · considérée de la façon suivante. Il faut

examiner si le contraire du terme 'présente plusieurs ·significations, que ' la

. 36 Ibid. , page 466, tome 4, q. 58, art. 8, resp.

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différence soit spécifique ou simplement nominale. »37 Or ici, le mot juste semble

avoir deux contraires: l'illégal et l'inégal. D'e ce fait, le mot juste aurait deux sens,

l'un concernant la légalité, et l'autre concernant l'égalité.

Mais aussi, comme lés contraires s'éc.lairent 'mutuellement, savoir ce sur quoi

porte un habitus fait voir ce sur quoi porte l'habitus qui lui est contraire. Et comme il

y a injustice soit en raison de l'illégalité, soit en raison de l'inégalité, il s'avère que

l'habitus contraire, soit la justice, renvoie à la légalité et à' l'égalité. En somme, il

semble que la justice se produise lorsque nous posons volontairement un acte

juste, à savoir un acte légal ou un acte selon l'égalité, et inversement, l'injustice se

produit lorsque nous posons volontairement un acte injuste, à savoir un acte illégal

ou un acte selon l'inégalité .. L'acte propre de la justice consiste donc à agir

volontairement selon la légalité et à rendre à chacun ce qui lui appartient.

Pour voir d'une manière plus précise en quoi consiste l'acte ' propre de la

justice, il est nécessaire d'examiner la justice légale (ou générale), la justi~e

distributive et la justice commutative. Cependant, avant de procéder à cet examen,

essayons de voir comment la justice se divise en justice générale · et en justice.

particulière.

'1.4) De la division de la justice

Aristote divise la justice en justice générale . et en justice particulière, car

parmi les rapports extérieurs existant entre les hommes et les choses dont ils font

usage, certains de ces rapports sont faits en regard au bien commun, tandis que

d'autres sont faits en regar~ à :des biens privés. Ainsi, !" les rapports entre les

hommes et les 'choses dont ils font usage, qui sont en lien au bien c'ommun, sont

,soumis à·la justice générale, alors que ceux qui sont en lien avec des biens privés

sont soumis 'à la justice particulière. Aussi, en ce qui concerne la justice '

37 Aristote, Topiques, trad. Tricot, Librairie Philosophique j .Vrin , Paris, 1965, pages 34, 35, tome 5,' . livre 1, chap. 15, 106a9-12.

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particulière, celle-ci se subdivise en deux espèces de justice, à savoir 'la justice

distributiv~ et la justice commutative. Maintenant que nous àvons un portrait global

de la justice, procédons à l'examen de la jU,stic'e générale et çie la justice

particulière.

1.4.1) La justice générale

, La justice que nous appelons g.énérale est en fait celle qui est déterminée par

la loi et qui tend à faire en sorte que le juste légal soit observé. Comme la justice

générale est celle qui est en vue du bien commun et que les lois sont ~tablies en

vue du bonheur de la communauté, il semble que la justice légale, qui est définie

par la loi, et la justice générale sont une seule et même chose. La justice légale

ordonne, par l'entremise de la loi, la façon dont chacun doit se comporter pour que

le bien commun s'établisse et persiste, pour que le bien de l'État subsiste. Aussi ,

dans le cadre de la justice légale" nous considérons l'homme en tant que citoyen,

~t de ce fait, chaque homme est une partie du tout que nous n'ommons État ou

société politique. De plus, comme le bon état des parties d'un tout a un impact

direct sur le bon état du tout, ,plus les citoyens sont vertueux, plus l'État se

rapproche du bien commun. ' En d'a~tres mots, chacune des vertus que les

citoyens possèdent, ou sont en mesure d'acquérir, et chacune des choses utiles à

la communauté que les citoyens font, contribuent à l'atteinte de la fin de la justice

légale, soit le bien commun.

Aussi, comme la justice legale vient rétablir les comportements vicieux des'

citoyens afin d'établir ou de sauvegarder le bien commun, la justice légale doit, par

les lois, promouvoir rexercice de la vertu, et doit faire, en sorte de punir le vice.

Ainsi, pour promouvoi~ la vertu et punir le vice, les lois doivent principalement

prescrire les actes des vertus particulières et interdire les actes vicieux qui ont un

enjeu majeur sur le bien commun de la société.

Or les lois prononcent sur toutes sortes de choses, et elles ont en vue l'utilité commune, soi,t de tous les citoyens, [soit des meilleurs], soit seulement des chefs désignés en raison de leur valeur ou de

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quelque autre critère analogue; par conséquent, d'une certaine manière, nous appelons actions .justes toutes celles qui tendent à produire ou à conserver le bonheur avec les 'éléments qui le composent, pour la communauté politique. Mais la loi nous commande aussi d'accomplir les actes de l'homme courageux [ ... ], ceux de l'homme tempérant [ ... ], et ceux de l'homme de caractère agréable [.' .. ], et ainsi de suite pour les aùtres formes de vertus ou de vices, prescrivant les unes et interdisant les autres ... 38

35

De plus, comme la justice légale est définie par la loi, et que la loi prescrit

certaines actions des vertus particulières et proscrit certaines actions dés vices, la

justice légale se trouve à comprendre en elle toutes le~ vertus particulières. Aussi,

comme la justice est une vertu qui implique un rapport·à autrui, celui qui possède

la vertu de justice se trouve à posséder en même temps toutes les vertus, et ce,

tant au regard de lui-même, qu'à l'égard des autres. De ce fait, nous qualifions la

justi.ce légale de vertu parfaite, de vertu complète.

Cette forme de justice, alors, est une vertu complète, non pas cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui. Et c'est pourquoi souvent on considère la justice comme la plus parfaite des vertus [ ... ]. Et elle est vertu complète au plus haut point, parce qu'elle est usage de la vertu complète, et elle est complète parce que l'homme en possession de cette vertu est capable d'en user aussi à l'égard des autres et non seulement

1• ft 39 ' pour ul-meme ...

Cette forme de justice, alors, n'est pas , une partie de la vertu, mais la vertu tout entière, et son contraire, l'injustice, n'est pas non plus une partie du vice, mais le vice tout entier.4o '

En somme, la justice légale est la vertu selon laquelle nous nous comportons

d'une manière juste à l'égard de l'État. Or, comme le juste légal se dit de ce qui est '

en conformité avec la loi, nous pouvons dire qu~ la justice légale est la vertu selon

,laquelle le citoyen se comport~, à l'égard de l'État, selon la loi. Aussi, comme la loi

est instaurée en rapport à 'la constitution41, nous pouvons dire que dans une ' bonne

38 Aristote, ,Éthique à Nicomaque, trad . Tricot, Librairie Philosophique J.Vrin, Paris, 1959, page 218, livre V, çhap. 3,' 1129b14-24. 39 Ibid. , pages 218, 219, livre V, chap. 4, 1129b26-33. 40 Ibid ~ , page 220, livre V, chap. 4, 1130a9-1 O. ,

, 41 En ce qui concerne plus particulièrement la loi, il convient de dire que celle-ci est instaurée en rapport à la constitution. Or, puisqu'il existe des constitutions qui ont pour fin autre chose que le

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constitution, soit une constitution qui a pour fin le bonheur de l'homme, le bien

commun, la loi, qui a la même fin que celle de la constitution, prescrira de fa~re les

actions des' vertus particulières, et interdira les actions des vices particuliers, car

les premières sont les moyens par lesque.ls nous nous rapprochons du bonheur, et

les secondes, sont ce par quoi nous nous en éloignons. De plus~ du fait que la

justice légale prescrit, par l'entremise de la loi, t,outes les 'vertus particulières, et

interdit les vices, et ce, à l'égard de nous-mêmes et à l'égard d'autrui, nous disons

, de la justice légale qu'elle est la vertu par 'excellence, la vertu complète et parfaite.

Regardons 'maintenant ce qui en est de la justice particulière.

1.4.2) La justice particulière

Il Y a, au côté de la justice générale, une justice pàrticulière. Au moins deux

raisons expliquent cela. En premier, nous pouvons dire qu'en plus de la justice

générale, il existe une justice particulière, car il nous est possible de commettre

une injustice sans pour autant commettre un acte vicieux quelconque, et de la

même manière, il nous est possible de faire une action vicieuse sans pour autant

agir d'une manière inégale. Ainsi, il nous est possible de séparer l'injustice selon

l'injuste inégal et les autres vices particuliers, ce qui nous permet de dire qu'il

existe une injustice particulière, et par le fait même, un~ justice part,iculière.

Quand un homme exerce son activité dans la sphère des autres vices, il commet certes une injustice tout en , ne prenant en rien plus que sa part [ ... ]; quand, au contraire, il prend plus que sa part, souvent ' son action ne s'inspire d'aucun , [sic] de ces sortes de 'vices,' encore moins' de tous à la fois, et cependant il 'agit par une ce,rtaine perversité (puisque nous le blâmons) et par injustice. Il existe donc une àutre sorte d'inju,stice comme une partie de l'injustice totale, et un injuste qui est une partie de l'injuste total, de cet injuste co"ntraire à la loi.42

, bonheur de l'homme, le bien commun, il va de soi que les lois d,e ces constitutions n'ont pas pour fin le bonheur de l'homme, et certaines mêmecontreviendront au bien commun. Ces lois, nous les 'qualifions de mauvaises, eLles citoyens ne sont pas soumis à l'obligation d'obéir à ces lois, ét ils ' ont le devoir de les changer. '

, 42 Ibid., pages 221, 222, livre V, ch?p. 4,1130a16-24.

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La seconde raison qui permet de voit qu'il existe une justice particulière

provient des différentes sortes de rapports' que l'homme est appelé à jouer.

Comme nous l'avons vu précédemment, l'homme peut entretenir des. rapports

avec l'État, mais il peut aussi entretenir des rapports 'avec d'autres hommes. Dans

le premier cas, il .s'agit d'un rapport entre la partie et le tout, et dans le second cas,

il s'agit d'un r'apport entre les parties. Comme la justice légale règle l'homme par

rapport au bien commun, et qu'il appartient aussi à la justice de régler les actions

extérieures de l'homme à l'égard des autres particuliers, il do~t nécessairement y

avoir une autre justice pour régler l'homme à l'égard des biens particuliers, privés,

et cette justice est la justice particu!ière.

Maintenant que nous voyons un peu mieux qu'il existe bel, et bien une justice

générale et une justice particulière, .portons plus particulièrement notre attention

sur la justice que nous nommons particulière.

La justice particulière, comme nous l'avons vue, règle les actions extérieures

et les choses dont les hommes font usage entre eux qui ont rapport aux biens

privés. En celle-ci, nous considérons l'homme comme un individu faisant partie·

d'un État, comme ce que fa partie est au' tout. Aussi, puisque nous regardons

l'individu comme la partie du tout, il se.mble que l'individu peut entretenir deux

espèces de rapports. L'une de ces deux espèces de rapports est <?elle qui existe

entre la partie et le tout, soit entre l'individu et le gouvernement. Dans cette sorte

de rapport, la justice particulière qui intervient . est celle que nous . nommons

distributive. Cette justice a pour but de répartir proportionnellement les choses qui

sont communes en tentant d'établir ou de préserver l'égalité.

Cette distribution des choses collectives se fait en tenant compte du statut

des ' individus et de' leur dignité! Ainsi, cette distribution fait en sorte que les

personnes qui ont un statut différent reçoivent, selon le cas, des parts différentes , '

des choses collectives, et que les individus qui partagent un même statut reçoivent

des parts égales. De même, les personnes les plus dignes et celles qui sont le plus

------ 1

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38

en mesure d'utiliser au mieux les biens reçus, ou de mieux les ,mettre à profit,

reçoivent plus des choses collectives, et celles qui le sont moins reçoivent une part

plus petite de ces choses. Aussi, comme nous pouvons le constater, pour que

cette distribution soit juste, celle'-ci 'doit non seulement tenir compte du statut et de

la dignité 'des gens, mais elle nécessite aussi toujours au moins quatre

composantes, à savoir deux personnes et deux chOses en nen aux personnes.

«Nécessairement, le juste implique au moins quatre élé.ments. Pour qu'il se

réalise, il faut deux personnes et deux objets par rapport auxquels il existe. »43

, De plus, comme la distribution des choses communes tient compte du statut ,

et de la dignité des personnes, en accordant une plus grosse' part des choses

communes à la personne qui a le statut le plus élevé et celle qui est la plus digne,

et en respectant le fait que les personnes qui ont un même statut ou qui sont de la

même dignité doivent recevoir une part égale des choses communes, il va de soi ,

que le juste milieu qui est poursuivi dans la justice distributive n'en est pas. un

selon la quantité, mais , plutôt selon une proportion géométrique. En d'autres mots,

dan·s ta justice distributive, l'égalité se considère selon une , proportion entre les

choses et les personnes, et non selon l'égalité d'une chose à une autre. Par

exemple:

Soit 'donc A un terme" par exemple deux livres, B soit un livre, G soit une personne, par exemple Socrate quia travaillé deux jours. D enfin soit Platon, qui a travaillé un jour. Le rapport que A a avec B, G ra avec D, car dans, les deux cas , on trouve une proportion double~44

Il "appert , donc que la mise de A avec G, c'est-à-dire d'une chose double avec une personne double en dignité, et de B avec D, c'est-à-dire de la moitié "avec la moitié, est le juste distributif et qu'un tel juste est un milieu. L'injuste, par ailleurs, se situe en dehors de cette proportionnalité.45 '

43 Aristote, Éthique à Nicomaque, ,GF-Flammarion, page 142. 44 D'Aquin, Thomas, Commentaire aux dix livres de l'Éthique à Nicomaq'ue par Saint Thomas ' d'Aquin, trad. Yvan Pelletier, Faculté de Philosophie, Université Laval, Québec, page 163, livre 5, leçon 5, numéro 941 . 45 Ibid., numéro 943.

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En somme, lorsque l'État ou le gouvernement veut distribuer aux individus

qu'il gouvèrne la part des biens de la communauté qui leur revient, celui-ci agit.

selon la justice distributive. Aussi, comme le juste milieu de la justice ·distributive se

.prend selon une proportion entre les choses et les personnes, il devient tout à fait

naturel qu'une personne reçoive plus qu'une autre lorsque son statut et sa dignité

diffèrent de façon supêrieure de celui et de celle d'une autre personne. Cependant,

!orsque les personnes occupent un même statut et ont une même dignité, il faut

que ces personnes reçoivent autant l'une que l'autre, sinon il y aura injustice. Voilà

ce qui en est de l'une des espèces de justice particulière, soit la justice distributive.

Regardons maintenant ce qui en · est de la seconde espèce, soit la justice

commutative.

Comme nous l'avons mentionné, un individu au sein d'une cC?mmunauté peut

entretenir deux sortes de rapports, soit celui qui existe· entre le gouvernement et

l'individu et qui est réglé par la justice distributive, et soit celui qui existe entre deux

individus. Dans cette deuxième sorte de rapport, la justice particulière qui convient

est celle que nous nommons commutative. En effet, .Ia justice comm~tative tend à

régler les rapports qui existent entre deux personnes privées, et comme ces

rapports reviennent tous à un échange quelconque, nous pouvons dire que la

justice commutative règle les échanges entre deux individus. «En second

(1130b33), il pose une deuxième espèce de la justice particulière. Et".il dit qu'une

autre espèce de la justice particulière consiste à constituer la rectitude de la justice

dans les échanges par lesquels ·on transfère quelque chose d'une [personne] à

une autre. »46

Concrètement, la ju~tice commutative permet d'établir et de 'sauvegarder ce

. qui est juste, c'est-à-dire d'établir et de sauvegarder l'égalité dans les échanges,

pour que chacun reçoive autant que ce qu'il donne. Aussi, . il faut savoir que ce

juste milieu se prend selon une égalité de quantité, c'est-à-dire que le juste milieu

de la justice commutative est ce qui est à égale distance du plus et du moins. Par

46 Ibid" page 160, livre S, leçon 4, numéro 928.

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40·

exemple, dix est le milieu entre sept et treize, car il dépasse sept et est dépassé de

treize par trois unités. .

Aussi, étant donné que les échanges qui se pratiquent entre les individus

sont de deux genres, à savoir volontaire et inv~lonta.ire, la j~stice commutative doit

non seulement régler les écha'nges, mais doit aussi corriger les méfaits .. En effet,

lorsque les échanges entre des personnes sont vo.lontaires, c'est-à-dire que

l'échange est voulu d'un côté comme de l'autre, l'échange implique uniquement le

transfert d'une chose pour une autre de même valeur, et dans un tel cas, la justice

commutative s'applique simplement, à savoir qu'elle veille seulement à ce que la

chose donnée soit égale à la chose reçue.

[C']est évident dans la vente et l'achat, où l'un transfère la possession de sa chose à l'autre pour un prix reçu de. lui. Et dans l'échange [strict], où on transmet sa chose à un autre de façon à en recevoir une égale. Et dans la caution, où on se constitue volontairement débiteur à la place d'un autre. Et dans l'usage, où on concède gratuitement l'usage de sa chose à un autre, en s'en 'réservant la possession. Et dans le dépôt, où on dépose sa chose én garde auprès d'un autre. Et dans la location, où, pour un prix, on acquiert l'us~ge de la chose d'un autre.47

En ce qui concerne les échangès involontaires, c'est-à-dire les échanges qui

ont lieu sans qu'il y ait un consentement libre des deux côtés, ceux-ci peuvent se

faire de deux manières. L'une de ces manières consiste à faire un échange par

ignorance, c'est-à-dire que l'une des personnes prend à l'autre une chose sans

que celle-ci en ait conscience et le veuille. Tel est le cas par exemple lorsqûe

. quelqu'un commet un vol. L'autre manière de faire un échange involontaire, c'est

par violence, c'est-à-dire lorsque l'une des perso~nes menace l'autre, ou ne laisse

aucun choix à l'autre personne.

Comme nous pouvons le remarquer, lorsque nous sommes en présence, ou

lorsque .nous commettons un échange involontaire, il n'y a pas uniquement une

chose qui est transférée d'une personn~ à l'autre, il y a aussi le fait que la

47 Ibid ., pages 160,' 161, livre 5, leçon 4, numéro 929.

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personne qui est non consentante à l'échange subit une injure. En de tels cas, la

justice commutative ne doit pas uniquement régler l'échange pour qu'il soit

volontaire et juste, elle doit aussi faire en sorte que celui qui a pris ce qu'il ne

devait pas se voie imposer une correction aussi grande que l'injure qu'il a fait subir.

Ainsi, la justice commutative consiste à régler les échanges · de façon à ce

qu'aucune des. personnes qui prend part à la transaction ne reçoive plus ou moins

que ce qu'elle a donné. Lorsqu'une transaction se fait v.olontairement, aucune des

deux personnes n'a de réels recours contre l'autre, car toutes les deux ont accepté

librement les obligations que l'échange en question comportait. Cependant, dans

le cas d'une transaction involontaire, la personne flouée a un reco.urs pour que -lui

soit rendu ce qui lui fut pris sans son consentement, et la personne qui a floué sera

punie en proportion du tort qu'elle a causé. Aussi, pour que les échanges soient

dits j~stes, ils doivent, contrairement à la justice distributive, respecter l'égalité de

quantité.

1.5) Synthèse: l'égalité dans la justice distributive et dans la . justice

commutative

Afin de récapituler et de rendre plus 'concret ce que nous avons dit à l'égard

de l'égalité dans la justice .distributive et de l'égalité dans la justice commutative,

considérons l'exemple suivant. Récemment, le premier ministre du Canada, devant

un surplus budgétaire, a choisi de redonner aux citoyens une partie de ce surplus.

Cette partie qu'il voulait retourner, il aurait pu la d.iviser par le nombre de ceux qui

ont contribué à l'impôt, et donner à chacun un chèquedbnt le montant aurait été le

. même pour tous. Et en apparence, chacun ayant le même montant, l'égalité eût

paru ,atteinte, à la fàçon d'une égalité quantitative. En ne donnant pas plus à l'un

qu'à l'autre citoyen, il semble qu'il ait été juste. fi a toutefois envisagé une autre

façon de redistribuer cette richesse collective: abaisser la taxe suries achats.

Ainsi, celui qui gagne le plus est celui qui, par ses impôts, contribue le plus au

surplus budgétaire; mais il est aussi celui qui a le plus grand pouvoir d'achat, et

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donc celui qui pourra bénéficier le plus de la baisse de la taxe. Mais celui dont le

salaire est moins élevé, et qui contribue moins par ses impôts à la richesse

collective, est aussi celui qUI consomme moins, et partant, pourra moins bénéficier

de la baisse de la taxe. Dans cette redistribution, une égalité est atteinte, mais

d'une tout autre façon. Il s'agit d'une égalité de proportion: celui qui contribue peu

est à celui qui contribue beaucoup, cè que le bénéfice du premier est au bénéfice

du second. Cette répartition proportionnelle de la richesse illustre bien l'égalité qui

est atteinte dans la justice distributive, égalité qui ne tient pas dans un milieu qui

prend en compte seulement la chose à rendre, mais prend aussi en compte les .

personnes à qui la chose est rendue. La plus grande part qui revient à celui qui

contribue le plus est égale à la ·moindre part de celui dont la contribution est

moindre. Bref, le premier ministre a écarté une égalité arithmétique qui convient

mieux au mode de la justice commutative, et opté pour l'égalité géométrique qui

sied à la justice distributive.

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CHAPITRE 2

1) Regard sur l'amitié-

Après ces considérations, nous pouvons passer à l'analyse .de l'amitié. C'est

un peu exprès que nous empruntons ici quasi les mêmes termes dont Aristote se

sert pour ouvrir son propos sur l'amitié, mais c'est pour des raisons différentes.

Comme l'objet de ce' mémoire de maîtrise est de 'voir comment la raison va de la

justice à .l'amitié par la médiation de l'égalité, l'égalité étant terme de l'une et

principe de l'autre, il ' était préférable d'analyser d'abord la justice. En effet, cette

vertu est comme un lieu privilégié où Aristote se devait d'éclairer l'égalité, car

l'égalité est un élément de la définition de la justice, et c'est cette notion d'égalité

qu'Aristote transporte dans la discussion de l'amitié.

Quant à l'ordre lui-même de ce livre, .et dont nous avons dit un mot

précédemment,' il est possible qu'~ristote le prenne de plus haut. Peut-être devait­

il, d'un point de vue méthodologique, aborder d'abord la vertu .et ses parties

essentielles avant d'aborder l'amitié.. D'où, en disant: « Après ces

considérations »48, il entend peut-être tous les livres précédents. Et c'est animé de

cette suppa.sition que nous avons recueilli, livre par livre, des passages qui nous

paraissaient heureux. Aussi, quand, il ajoute: «Nous pouvons passer à la

discussion sur l'amitié »49, il entend peut-être qu'il ne manquera d'aucune des

préconnaissances nécessaires à la clarification de ce sujet.

Aussi, après avoir indiqué l'ordre et donné l'objet de son propos, Aristote,

dans le premier chapitre du livre VIII, achève son introduction avec la dign!té de

son sujet, mais juste avant, il considère deux nécessités, d'abord celle d'en parler,

et ensuite, celle d'exister. Quant ' à la première. nécessité, que nous soyons

d'opinion que l'amitié est une vertu, ou que' nous soyons plutôt d'opinion qu'elle

48 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin , Paris, 1959, page 381 , livre VIII , chap. l, 1155a1. 49 Ibid.

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n'est pas une vertu mais ne va pas sans vertus, indiffère d'une certaine manière,

puisque dans un cas comme dans l'autre, un traité sur le bonheur et l'homme

accompli serait imparfait sans une discussion de l'amitié. En effet, si elle est vertu,

. elle loge dans ce traité au même titre que le courage, la tempérance' ou la justice.

Si toutefois elle n'est pas une vertu, mais ne va pas sans vertus, l'amitié n'échappe

pas non plus au discours du moraliste. De même que celui qui étudie la notion de

cause doit aussi aborder' la nécessité en tant que ce mot appartient à la raison de

cause, ou qui ne va pas sans cause, de même ici ayant discouru de la vertu, il

aborde aussi ce qui ne va pas sans elle.

Quant à la seconde nécessité, il commence par la poser en disant que

l'amitié ({ est ce qu'il y a de plus ' nécessaire pour vivre »50 entendant, nous

présumons, que ce ({ vivre» se rapporte à une vie proprement humaine, et partant

il aurait pu dire: vivre bien. Ensuite, il justifie la nécessité de l'amitié de plusieurs

manières.

Au cinquième livre de la Métaphysique, Aristote distingue plusieurs sens du

mot ({ nécessaire» avant de les ramener à un seul sens. Et si nous voulons suivre

. la leçon de Thomas d'Aquin, les trois premiers sens cernent des néces'sités

relatives, alors que le dernier cerne une nécessité absolue à laquelle se ramènent

les premiers. Sans entrer dans cette discussion, il reste que le premier sens a du

rapport à vivre, et le second concerne le bien .. Et comme Aristote dit que l'amitié

est nécessaire pour vivre, et que nous pouvons sous-entendre ({ bien vivre », nous

. avons comme une double matière qui nous aiguillonne vers les deux premiers

sens du mot.

Regardons le premier sens. Nous saisissons assez vite, au reQard de la vie

strictement animale, que la respiration est nécessaire comme ce sans quoi nous

ne pouvons maintenir notre existence. Et il en va de même de la nourriture51 . Non

50 Ibid., pages 381; 382, Livre VIII, chap. l, 1155a. 51 «Ainsi respirer est nécessaire à -l'animal qui a ' des poumons quelconques, parce que sans respiration il ne peut vivre. La respiration en effet, bien qu'elle ne soit pas cause de la vie, en est

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pas que la respiration et la nutrition causent la vie, cependant que sans elles la vie

n'est pas. Mais au regard d'une vie strictement humaine, proprement humaine, est­

ce que l'amitié est une espèce de respiration de l'âme, de nourriture de l'âme, un

ce sans quoi l'homme serait privé de sa" vie propre? Aussi, quand Aristote dit que

l'amitié «est ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre »52, il faudrait, pour

appliquer ce sens à l'amitié, étendre à l'âme rationnelle les exemples qu'il donne

pris du côté du corps. Est-ce qu'un tel transport serait dans la ligne de la

métaphore? En outre, quand nous' comparons la respiration à la nourriture, nous

serions bien embarrassés de juger si l'une est plus nécessaire que l'autre. Or,

quand Aristote parle de la nécessité de l'amitié, il utiliseJe superlatif. Si les choses

auxquelles convient le premier sens ne souffrent pas l'inégalité, le nécessaire

attribué à l'amitié serait d'un autre ordre. Toutefois, quand Thom~s d'Aquin donne '

la raison de la nécessité de la respiration, et celle de la nécessité de la nourriture, il

utilise le verbe coopérer. Est-ce que l'amitié est nécessaire en tant qu'elle coopère .

à la perfection de l'homme comme ce sans quoi l'homme ne peut être achevé ni

par rapport à lui-même, ni par rapport aux autres? Autrement dit, est-ce que par

l'amitié, l'homme achève non seulement sa relation nécessaire à l'autre, mais sa

perfection par rapport à lui-même? Si les vertus sont la cause d'une vie

proprement humaine, cependant que sans amitié ces vertus n'atteindraient pas

leur perfection, ou seraient vaines, l'amitié serait, selon ·ce premier sens,

nécessaire pour vivre.

Le deuxième sens du mot « nécessaire .» implique le bien pour qu'il devienne

ou existe, et le mal quant à l'éviter ou l'éloigner.' Dans un cas comme dans l'autre,

nous avons le « ce sans quoi ». Ainsi du reniède pour n'être pas malade, ou d'une

traversée pour recevoir de l'argent, nous pouvons dire que la justice est 'nécessaire

comme ce san~ quoi, la Juine de la société ne pourrait être évitée, ou éloignée. La

cependant une cause concomittante [sic] en tant ' qu'elle ' coopère à tempérer ' la chaleur, . sans laquelle il ·n'y a pas de vie. Il en est de même pour la nourriture sans laquelle l'animal ne peut vivre ... » D'Aquin, Thomas, Commentaire de Saint Thomas sur la Métapysique d'Aristote, trad . Germain Dandenault, Faculté des Arts, Séminaire de Sherbrooke, page 47, livre 5, leçon 6, numéro 827. . . ' 52 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique J .. Vrin, Paris, 1959, page 382, livre VIII , chap. 1, 1155a4.

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justice serait nécessaire en tant qu'elle enlève un mal, un peu comme on dit qu'il

faut enlever dans un champ ce qui peut faire obstacle à la semence. Pouvons­

nous dire que l'amitié est ce sans quoi un bien, et ici, le bonheur comme bien le

. m.eilleur, ne peut devenir ou exister? Et si nous disons . que les biens extérieurs

sont nécessaires à l'exercice des vertus, seraient encore plus nécessaires les amis

·à qui de ·tels biens sont communiqués, vo·ire même, qu'en cas d'infortune, par

exemple, l'ami est le seul refuge. Et ce sens semble bien recouper le premier

argument d'Aristote. En comparant, selon ce deuxième sens, la ~aiso~ qui rend

nécessaire la justice et celle qui rend nécessaire l'amitié, nous aurions peut-être

des indices qui montrent ce· que l'amitié ajoute à la justice. La justice serait à

préparer son champ ce que l'amitié serait à y semer. Si l'égalité est le meilleur de

la justiGe, quel est le meilleur de l'amitié?

Le troisième sens du mot « nécessaire» est lié à la violence et paraît sans

rapport avec l'amitié. En effet, l'amitié se définissant en termes de bienveillance,

elle est volontaire et non contrainte, et choisir des amis est dans nos aptitudes

naturelles. Tout au contraire, le deuxième argument d'Aristote est dans la ligne de

la philanthropie. Toutefois, il peut s'apparenter à quelque chose de la justice. En

supposant que personne ne souhaite perdre sa liberté et être incarcéré, celui que

l'on met en prison en raison d'un crime · est contraint, cont~e sa volonté, par un

agent extérieur vers un but pour lequel il n'a pas d'aptitude naturelle. En ce .sens,

la sentence du juge violente le criminel. En opérant l'isolement d'un dangereux, ce

qui · revient à éloigner un mal, le juge coopère à la paix des autres; et partant, à

faire devenir ou exister un bien.

Reste encore le quatrième sens, à savoir « ce qui est de telle sorte qu'il ne

. pe.ut être autrement» 53. Il s'agit du nécessaire absolu qui « convient à une chose

en ce qu'elle a d'intime ~t de très proche ... »54. Pouvons-nous dire que le vertueux

est amical au sens où il est impossible qu'il en . so·it autrement? Est-il une telle

53 D'Aquin, Thomas, Commentaire de Saint Thomas sur la Métaphysique d'Aristote, trad. Germain Dandenault, Faculté des Arts, Séminiare de Sherbrooke, page 49, livre 5, leçon 6, numéro 832. 54 Ibid ., page 49, livre 5, ·leçon 6, numéro 832. . . .

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proximité, une telle intimité entre homme vertueux et ami, qu'II est nécessaire que

l'homme vertueux soit aimé et qu'il ne peut pas 'ne pas aimer ceux en qui il

découvre des vertus? Or justement, montrant la dignité de son sujet, Aristote nous

dit que certains pensent qu'il n'y a aucune différence .entre un homme bon et un

ami véritable. Bien que ce soit là une opinion qu'il rapporte sans nous · dire

expressément s'il la partage ou no.n, cette presque synonymie entre l'homme bon

et l'ami véritable dénote l'intimité et la proximité entre vertu et amitié. Ce sont là

des questions difficiles qÙ'il n'est pas nécessaire de résoudre pour la fin que nous

poursuivons. Cependant, les avoir évoquées induit à penser' qu'encore que la

justice est nécessaire à l'amitié, il est dans l'amitié quelque chose de plus que

dans la justice en sorte que le meilleur de l'amitié va au-delà du meilleur de la

. justice.

Quand Aristote forme au livre IX, à la fin du chapitré 9, "une longue

démonstration qui conclut que l'homme vertueux a besoin d'amis, Tricot met en

bas de page l'interprétation de H. Joachim selon qui Aristote montre la nécessité

de l'amitié en établissant un lien causal entre l'amitié et le bonheur. Dans son

argumentation, Aristote procède de la vie telle que la voit l'homme bon, l'homme

heureux. À nouveau se . chevauchent les deux premiers sens du mot

« nécessaire ».

De ces ·deux premiers sens, nous optons pour le second qui renvoie ' à une .

. cause finale, vivre bien et vivre heureux se recoupant, et qu'il s'agit d'une

nécessité quant au « mie~x être [sic] 'ou la possession d'un bien ... »55.

Après avoir effleuré la nécessité et la noblesse ' de l'amitié, procédons

maintenant à son analyse. Le chapitre 2 du livre VIII commence par l'examen

. d'opinions, et la progression qu'Arist~temet dans les questions l'amène à définir

l'amitié. D'abord, il énumère différentes opinions dont ,l'une prétend que c'est le .

semblable qui cause l'amitié, alors que d'autres voient dans le semblable une

55 Ibid ., page 50, livre 5, leçon 6,. numéro 834.

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cause de division, chaque · position ayant un proverbe en sa faveur. De plus,

s'appuyant sur des considérations physiques, certains . pensent que les contraires

s'attirent, d'autres que le semblable tend vers le semblable. Plutôt que de trancher,

Aristote propose une questi~n plus généreuse: Est-ce que « l'amitié se rencontre

chez tous les hommes, ou si au . contraire il est impossible que des 'méchants

soient amis »56? Cette question est généreuse parce qu'elle englobe et excède la

première. En effet, les partisans du semblable découvrent qu'ils doivent nuancer

s'ils observent que des méchants, bien qu'ils puissent .être complices dans leurs

crimes, n'ont rien de durable dans leur relation. Et les partisans du contraire

doivent se demander, s'ils observent que des personnes bonnes sont attirées par

des personnes méchantes, s'il est possible que des personnes méchantes

exercent un .attrait sur les personnes bonnes, en sorte que tout homme, bon ou

méchant, aurait des amis? Est-ce que nous pouvons nous en sortir en disant qu'il

n'y a qu'une espèce d'amitié, cependant que moindre entre méchants, par ·

exemple, et plus grande entre bons, en sorte que l'amitié est ·une seule et même

chose pour tout le monde? Et que penser d'une personne tout à la fois avare, .

calomnieuse, mensongère, mal propre, hargneuse, et autres de cette sorte? Ne

serait-elle pas tout le contraire de ceux dont nous désiro'ns l'a.mitié, et que cette

personne aurait plutôt des ennemis que des amis? Est-il possible qu'une personne

n'ait pas même un ami parce que détestée de tous? Mais pour que ces matières

gagnent en clarté, Aristote va formuler le meilleur point de .départ, à .savoir

connaître « préalablement ce qui est objet de l'amitié »57.

1.1) L'objet de l'amitié

. Maintenant, voyons ce qu'il en est du bon, de l'utile et du délectable, ~ comme

objet .d'amour, et comment, partant de l'amour comme genre (au sens large),

Aristote, différence après différence, dégage ce qui est de la nature de l'amitié.

56 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique . J. Vrin, Paris, 1959, page . 384, livre VIII, chap. 2, ~ 155b11. .

57 Ibid.. , page 386, liyreVllI , chap. 2, 115"5b16.

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Dans la -mesure où l'amitié est une sorte d'amour, pour trouver l'objet de

l'amitié, il nous faut nous demander: .qu'est-ce qui est objet d'amour? À cette

question, de~x réponses sont possibles: le bon et le plaisant. En effet, ce que

nous aimons c'est ce que nous convoitons. Or, comme la convoitise porte sur ce

qui est plaisant, 'nous pouvons dire que ce que nous aimons c'est ce qui est

plaisant. Cependant, ce que nous aimons c'est aussi ce que nous souhaitons, et

comme ce que nous souhaitons c'est le bon, le bien, nous pouvons dire que ce

que nous aimons c'est aussi le bon, le bien. Il semble donc qu'il y ait deux objets

d'amour, mais cela d'une manière différente .. En effet, ce que nous convoitons

procède de l'appétit, alors que ce que nous souhaitons procède de la volonté.

Cependant, comme ce qui est plaisant est toujours quelque chose de bien ou .

quelque chose que nous percevons com~e un bien, alors nous pouvons dire que

ce qui est objet d'amour, c'est ce qui e'st bien, ce qui est bon, ou ce qui nous '\ -

semble tel.

Ceci étant établi, il nous ·fautmaintenant voir de combien de manières le bon

peut se comprendre. Il semble que le terme « bon» puisse s'entendre de trois

façons, et qu'il y ait donc, par lè fait même, trois motifs pour l'homme d'aimer.

Nous disons qu'une chose est bonne, parce qu'elle possèçte en elle des qualités

qui la rendent . soit honnête, soit utile et profitable, ou encore qui la rendent

plaisante. Ainsi, étant donné que ce que nous aimons est ce qui est bon, et qu'il y

a trois modes selon lesquels une chose peut être dite bonne; l'homme peut aimer

une autre personne soit en raison de son honnêteté, pour sa ve~u, soit en raison

de son utilité et du profit qu'on en retire, soit en raison du plaisir q'elle apporte.

Ainsi, il semble bien qu'il y ait trois objets possible à l'amitié, soit la vertu, l'utile et

. l'agréable, et par le fait mêm~, de cette diversité 'de motifs· suit une diversité

d'amitié, soit l'amitié selon la vertu, J'amitié selon l'utile et l'amitié selon l'-agréable .

. « Il semble, en effet, que tout ne provoque pas l'amitié, mais seulement ce qui est

aimable, c'est~à-dire ce qui est b9n, agréable ou utile. »58

58 Ibid . 1 1155 b 17.

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1.2) La qualité de l'amitié

Après avoir déterminé ce qui est aimable, Aristote distingue l'amour que nous

pouvons éprouver pour les choses de l'amour que nous pouvons éprouver pour

une autre personne. Il affirme que l'amour que nous éprouvons pour les. choses ne

peut être appelé .amitié, car celle-ci doit impliquer de la bienveillance, ce qui n'a

aucun sens lorsque nous considérons l'amour que nous éprouvons pour les

·choses. Nous entendons par bienveillance, un sentiment qui nous amène à vouloir

le bien de l'autre. Or, lorsque nous nous efforçons de maintenir l'intégrité et le bon

état d'une chose, nous le faisons en vue du bien que cette chose peut nous

apporter et non pour le bien propre de cette chose. Ainsi, nous ne pouvons être

bienveillants envers une chose, et par le fait même, nous ne pouvons être l'ami

d'une chose.

Aussi, au regard de la bienveillance Aristote apporte quelques précisions.

Bien que l'amitié implique nécessairement de la bienveillance, nous ne pouvons

pas dire que la bienveillance est l'amitié. En effet, nous pouvons être bienveillants

à l'égard d'une personne que nous ne connaissons pas, ce qui est impossible en .

amitié. De plus! la bienveillance n'est. pas l'amitié, car elle peut ·survenir

soudainement et disparaître tout aussi rapidement, ' ce qui ressemble au désir

. d'entrer en amitié, mais qui n'est pas l'amitié. Ainsi, en définitive, -comme il est

impossible d'aimer véritablement quelqu'un sans vouloir son bien, il semble que la

bienveillance soit un commencement d'amitié, mais non, à proprement parler,

l'amitié . .

L'attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu'il n'y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirerdu bien (il serait ridicule sans doute de vouloir du bien au vin · par · exemple; tout au · plus souhaite-t-on sa

. conservation, de façon à l'avoir én notre possession); s'agit-il au contraire d'un ami, nous disons qu'il est de notre devoir de lui souhaiter ce qui est bon pour lui. Mais ceux qui veuleflt ainsi du bien à un autre, on les appelle bienveillants quand le même

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souhait ne se produit pas de la part de ce dernier, car ce n'est que si la bienveillance est réciproque qu'elle est amitié.59

1.3) L'acte d'aimer sous le rapport de l'échange

51

Après avoir montré 'qu'une personne bienveillante n'est pas nécessairement

un ami, mais que l'ami est nécessairement une personne bienveillante, Aristote

dévoile une caractéristique qui s'ajoute à la bienveiflance pour que nous· puissions

nous approcher de l'amitié. Cette caractéristique se rapporte à l'acte même de la

bienveillance et fait en sorte que la bienveillance s'inscrit dans un échange. En

effet, en ajoutant la réciprocité à l'acte de vouloir le bien de l'autre 'en vue de

l'autre, nous nous. inscrivons dàns un échange, c'est-à-dire une relation dans

laquelle chacune des parties agit en vue du bien de l'autre. Ainsi, dans une rel~tion

d'amitié, l'·amour .doit être à do~ble sens, de sorte que, l'être qui aime doit aussi

être aimé . en retour. Il semble donc que l'amitié consiste en une bienveillance

réciproque.

1.4). La condition .de l'amou'r entre amis '

Une condition essentielle doit s'ajouter à la bienveillanc~ réciproque pour que

nous puissions. parler d'amitié. Cette condition consiste dans le fait que' la

bienveillance réciproque doit .être connue des deux parties. En effet, deux

personnes pourraient être bienveillantes rune envers l'autre sans même le savoir,

. mais en un tel cas nous serions en présence de deux 'êtres bienveillants et non de

deux amis.

1.5) Définition de l'amitié

En récapitulant ce qui a été dit jusqu'à maintenant au sujet de l'amitié, il

semble que celle-ci consiste en un amour de bienveillance réciproque et connu,

portant sur le bien, l'utile, ou l'agréable. « Il [c.-à-d. Aristote] dit qu'il faut, pour la

59 Ibid ., page 387 ,. livre VIII , chap. 2. 1155b27~33 .

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52

définition de l'amitié, que, par elle, des gens se veuillent du bien entrent eux, et

que cela ne leur soit pas caché, et que cela soit poUr l'un des [motifs] mentionnés,

à savoir, pour le bien, le plaisant, ou l'utile. )}60

Aussi, bien qu'Aristote ne le mentionne pas explicitement, nous tenons à

apporter une précision supplémentaire. Cette précision consiste à ajouter, à la

définition qui vient d'être donnée, l'idée de bienfaisance61. En effet, I~ bienveillance

réciproque et connue des parties impliquées dispose deux personnes à être amies,

mais il faut encore que cet amour s'actualise. Pour ce faire, il faut que les deux

personnes agissent, dans la mesure du possible, pour le bien de l'autre. L'ami doit

agir de façon à ce que l'autre parvienne à son bien, ou encore, de façon à ce que

l'autre préserve son bien. L'ami doit donc vouloir et faire le bien de l'autre.

En somme, l'amitié consist~ en un amour portant soit sur le bien, l'utile ou

l'agréable, et qui implique une bienveillance et une bienfaisance réciproques et

mutuelles.

/2) Les trois espèces d'amitié

2.1) L'amitié ·selon l'utile et-l'amitié selon l'agréable

2.1~1) Le caractère acci.dentel de l'amitié selon l'utile et de l'àmitié selon

l'agréable

Bien que l'amitié selon l'utile et l'amitié selon l'agréable satisfont à la définition

d'amitié que nous venons de donner, il reste que celles-ci participent à la définition

60 D'Aquin, Thomas, Commentaire aux · dix livres de l'Éthique à Nicomaque par Saint Thomas d'Aquin, trad. Yvan · Pelletier, Facult~ de Philosophie, Université Laval, Québec, pages 270, 271 , livre 8, leçon 2, numéro 1561 . 61 Bien que la notion de bienfaisance ne soit pas explicite dans la définition de l'amitié que nous retrouvons dans l'Éthique . à Nicomaque, nous la retrouvons clairement dans un passage de la

. Rhétorique (livre Il, chap . .4, 1380b35-1381 a). « Admettons donc qu'aimer, c'est souhaiter pour quelqu'un ce que l'on croit des biens, pour lui et non pour nous, et aussi être, dans la mesure de son pouvoir, enclin à ces bienfaits. »

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53

d'amitié d'une manière différente que l'amitié selon la vertu. En effet, nous disons

de ces deux sortes d'amitié qu'elles participent a posteriori à la définition d'amitié,

car l'amitié selon l'utile et l'amitié selon l'agréable sont des amitiés imparfaites, des

amitiés dites accidentelles.

Nous avons dit que les amis se souhaitent l'un et l'autre un bien qui peut être

soit l'utile, soit l'agréable, ou soit la vertu. Cependant, ceux dont l'amitié a pour

source l'utilité s'aiment l'un l'autre en tant qu'il y a un bien à retirer de l'autre. L'ami

selon l'utile veut le bien de l'autre parce qu'il sait que ce dernier lui rapportera des

bienfaits. Il aime donc l'autre non pour ce qu'il est véritablement, mais pour ce qu'il

peut lui rapporter, parce qu'il lui est utile, profitable.

Pour ce qui est de l'amitié selon l'agréable, il en va de même. En effet, dans

cette sorte d'amitié, les deux amis s'aiment l'un etTautre non pour ce qu'ils sont,

mais en tant qu'ils sont plaisants l'un pour l'autre. Dans ('amitié selon l'agréable,

l'ami veut le bien de l'autre parce qu'il sait qu~ sa compagnie lui apportera de

l'agrément, le divertira. Encore une fois, . ces amis ne s'aiment pas pour eux­

mêmes, mais pour quelque accident. «Dès lors ces amitiés ont un caraètère

accidentel, puisque ce n'est pas en tant [que] ce qu'elle est essentiellement que la

personne aimée est aimée, mais en' tant qu'elle procure quelque bien ou quelque

plaisir suivant le cas. »62

2.1.2) Une communauté d'intérêt

Les objets d'amour de ces amitiés accidentelles étant clarifiés, il nous faut

, aussi, pour rendre compte de la définition que nous venons de donner de l'amitié,

jeter un œil sur l'acte principal de ces~mitiés.

" 62 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1959. 'page 389, livre VIII, chap. 3. 1156a17.

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54

L'amitié étant de l'ordre de l'activité, il faut que la bienveillance et la

bienfaisance mutuelles et réciproques soient en acte pour que nous puissions

qualifier la relation entre deux personnes d'amitié. Or, pour que cela soit possible,

il faut que les personnes impliquées 'vivent ensemble63. En effet, pour que les amis

soient utiles ou agréables l'un à l'autre, il faut qu'ils possèdent certains goûts en

commun, et il faut qu'ils connaissent leurs besoins, ce qui nécessite une vie ,

commune.

Rien, en effet, ne caractérise mieux l'amitié que la ' vie en commun: ceux qui sont dans le besoin aspirent à l'aide de leurs amis, et même les gens comblés souhaitent passer leur , temps ensemble, car la solitude leur convient moins qu'à tous autres. Mais il n'est pas possible de vivre les uns avec les autres si on n'en retire aucun agrément et s'il n'y a pas communauté dè goûts, ce qui, semble-t-il, est le lien de l'amitié entre camarades.64

En somme, pour retirer de son ami de l'amusement il ,faut connaître en quoi

l'autre nous sera amusant, et pour cela il nous faut avoir une « certaine intimité»

avec l'autre. De la même manière, pour retirer, de' son ami de l'utilité, il 'faut

connaître en quoi l'autre peut nous être utile, et pour cela il nous faut aussi avoir

une « certaine intimité» avec l'autr,e. 'Nous disons une « certaine intimité» , car la.

vie commune quedoiven~ 'partager les amis selon l'utile et selon l'agréable ne vise

pas à connaître l'autre parfaitement pour lui vouloir du bien, mais plutôt à connaître ,

une partie de l'autre, soit ce qui nous le rend utile et ce qui nous le rend agréable.

Ces amitiés étant intéressées, la vie commune ou l'intimité de ses amis l'est auss,i.

2.1.3) L'instabilité des amitiés 'accidentelles

Nous disons de ces deux sortes d'amitié q~'elles sont fragiles parce .qu'elles

sont instables. Nous les disons fragiles, car elles cess~nt d'exister dès que la

, cause de l'amitié disparaît Ainsi, dès que l'un des amis n'est plus utile ou agréable

63 Bien que la nécessi~é de vivre ensemble soit présente et dans les amitiés accidentelles et dans l'amitié véritable, il importe de mentionner que « vivre ensemble» ne s'entend pas de la même manière dans les àmitiés accidentelles et dans l'amitié véritable. Au regard de cette dernière, nous aborderons la koinônia aux points 2.2.4 et 3.1.2.1 qui se trouvent respectivement aux pages 59 et 67 du présent mémoire de maîtrise. . , 64 Ibid., page 396, livre VIII , chap. 7, 11,57b19-24.

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55

pour l'autre, l'amitié se défait. Or, ce qui est utile et agréable est instable. En effet,

ce qui est utile est en fonction de nos be'soins, donc ce' qui est utile est changeant.

Aussi, ce qui est agréable est directement lié à ce qui nous plaît, et ce qui plaît à

l'enfant ne plaît pas à l'adulte, et ce qui plaît à un individu ne plaît pas

nécessairement à tout individu, ni tout le temps. De plus, une autre raison qui nous

permet de qire que l'am,itié selon l'agréable est instable c'est que, chez les jeunes,

cette sorte d'amitié procède de la passion et non de la raison. Or, comme ,les

passions sont instables, qu'elles surv'iennent et passent rapidement, nous disons

que l'amitié selon l'agréable est instable chez les jeunes.

En somme, les amitiés accidentelles se forment rapidement et se défont tout

auss,i rapidement, car les causes de l'amitié selon l'utile et de l'amitié selon

l'agréable sont instables et fragiles. '

2.2) ' L'amitié véritable (l'amitié selon la vertu)

2.2.1) L'amitié véritable: une amitié par soi

La troisième s'orte d'amitié, qui est en fait la première en excellence, est

l'amitié dite véritable, l'amitié , selon la vertu. Contrairement aux deux autres sortes

d'amitié, celle-ci est une amitié par soi. Nous la disons « par soi », car elle met en

jeu des personnes vertueuses, c'est-à-dire des personnes bonnes en elles-mêmes .

et non des personnes bonnes d'une manière accidentelle. Aussi, puisque l'ami

véritable veut le bien de l'autre, non parce qù'il est utile ou agréable', mais parce

qu'il voit et reconnaît la vertu en l'autre, nous disons que l'amitié véritable est une

amitié par soi parce que 'Tam'i véritable veut le bien de l'autre pour l'autre et parce

que les amis' sont bons en eux-mêmes.

Mais la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces. amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux a.utres en tant qu'ils sont ~ons, et ils sont bons par eux-mêmes. Mais ceux qui souhaitent du bien à leurs amis pour l'amour de ces derniers sont des amis par excellence

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(puisqu'ils se comportent ainsi l'un envers l'autre en raison de la propre nature de chacun d'eux, et non par accident) ... 65 .

2.2.2) L'amitié véritable est parfaite

56

Un signe que l'amitié véritable est parfaite c'est qu'elle comprend en elle les

deux autres sortes d'amitié, soit l'amitié selon l'utile et l'amitié selon l'agréable.

Dans l'amitié selon la ve~u, les amis sont bons en eux-mêmes et I.'un pour l'autre,

mais ils sont aussi utiles et agréables l'un pour l'autre". Nous disons même que

l'amitié véritable est plaisante absolument, Car les actions ~'une personne

vertueuse sont plaisantes' pour la personne elle-même, mais sont aussi plaisantes

pour toutes personnes vertueuses, et donc pour l'ami selon la vertu. Ainsi, nous

disons que l'amitié véritable est parfaite, car les amis selon la vertu ·sont bons et

plaisants en eux-mêmes, et i1s sont bons, plaisants et ' utiles pour l'autre.

De plus, nous disons que l'amitié véritable ·est parfaite, car elle procède de la

vertu qui elle est conforme à ce qu'il y a de plus parfait en nous66. Le bien qui est

voulu dans l'amitié .véritable est un bien qui convient à la raison. Ainsi, il semble

que l'excellence de cette amitié repose sur son objet. En effet, comme la vertu est

une disposition qui fait en sorte que ' l'homme agit ' constamment de la manière la

meilleure, donc selon le bien, et étant donné que ce qui est bien est établi par ce

.qui est le propte de l'homme et ce qui est le plus parfait en l'homme, soit la raison,

il semble vrai de dire que l'amitié vértueuse est exceHente.

Et chacun d~eux est bon à . la fois absolument et pour son ami, puisque' les hommes bons sont en même temps bons absolument

. et utiles les uns pour les autres. Et de la même façon qu'ils sont bons, ils sont agréables aussI l'un pour l'autre: les hommes bons

. sont à la fois agréables absolument et agréables les uns pour les autres, puisque chacun fait résider son plaisir dans les actions qui expriment son caractère propre, et par suite dans celles qui sont

65 Ibid., page 390, livre VIII, chap. 4, 1156b6-11. . . . 66 Dans la mesure où les vertus sont le fruit de ce qui fait notre quiddité et de ce qu'il y a de plus parfait en · nous, nous pourrions dire que les vertus nous font être ce que nous sommes en ·sorte qu'aimer une personne pour ses vertus, c'est l'aimer pour ce qu 'elle ~st, dans sa substance.

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. de même nature, et que, d'autre part les actions de~ gens de bien sont identiques ou semblables à·celles des autres gens de bien.67

57

Aussi, pUisque l'amitié véritable n'est possible qu'entre' personnes

vertueuses, et que l'homme vertueux en est un qui agit volontairement, il semble

bien que l'amitié véritable procède de la volonté, donc d'un choix délibéré ' des

amis. Or, ce qui procède de la délibération et de la volonté est plus parfait que ce

qui procède de l'involontaire et d'une absence de délibération.

De plus, du fait que l'amitié véritable est' parfaite parce qu'elle procède de la

vertu, elle est aussi· durable et stable. En effet, comme nous l'avons mention,né

dans la première partie du 'présent mémoire de maîtrise, nous classons la vertu

sous .Ie genre de l'habitus, et nous définissons l'habitus comme étan.t une

disposition · acquise de façon stable. Ainsi, la vertu et ce qui est selon la vertu sont

stables. Nous pouvons donc dire que l'amitié véritable est stable.

2.2.3) L'amitié véritabl'e est rare

En raison de la perfection de l'amitié véritable, il s'ensuit que l'amitié selon la

.vertu est rarissime, car elle ne peut exister qu'entre des p·ersonnes vertueuses et

de telles personnes sont rares. En effet, comme nous l'avons dit, dans la première

partie de ce mémoire de maÎtrise, la vertu n'est pas une faculté naturelle, mais une

disposition qui s'acquiert par un apprentissage et la répétition. Ainsi, n'étant pas

. une faculté naturelle, elle n'est donc pas présente en tout homme de la même

manière. Toutes les personnes ' ont la puissance d'acquérir les vertus, mais

certaines n'actualiseront jamais cette puissance, d'autres peuvent, à divers degrés,

s'exercer à l'acquisition des vertus, et qu~tques rares personnes possèdent toutes

les vertus et agissent en conformité avec elles et sont donc vertueuses. Et si les

vertus sont interrelié.es, en sorte que pOl:Jr ~n avoir · une parfaitement, il faut aussi

toutes les autres, être parfaitement vertueux, c'est avo~r toutes les vertus, ce qui

. est rare. Ainsi, l'acquisition parfaite de la vertu étant peu fréquente, il s'avère que

67 Ibid., pages 390, 391 , livre VIII , chap. 4, 1156b13-17.

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58

l'amitié qui procède de cette disposition est peu fréquente, et même rarissime

puisque cette amitié requiert non pas une mais deux personnes vertueuses.

De 'plus, nous disons que l'amitié véritable est rare, car elle nécessite

beaucoup de temps. En effet, pour qu'il y ait amitié selon la vertu il faut que les

amis prennent le, temps de se connaître et de s'accoutumer l'un à l'autre. Il faut

que les deux amis se reconnaissent l'un l'autre comme des êtres vertueux. Or,

pour savoir si une personne est vertueuse nous nous devons de connaître sa

façon d'agir dans diverses situations, et cela demande que les deux personnes

passent beaucoup' de temps en commun. En somme, pour qu'il y ait amitié

, véritable, il faut que les deux personnes se reconnaissent l'une et l'autre comme

dignes d'amour, et ,comme cela nécessite beaucoup de temps et arrive rarement,

nous disons que l'amitié véritable est rarissime.

Il est naturel que les amitiés 'de cette espèce soient rares, car de tels hommes sont en petit nombre. En outre elles exigent comme condition supplémentaire, du temps et des habitudes communes, car selon le proverbe, il n'est pas possible de se connaître l'un l'autre avant d'avoir consommé ensemble la mesure de sel dont parle le dicton, ni d'admettre q~elqu'un dans son amitié, ou d'être réellement amis, avant que chacun des intéressés se soit montré à l'autre comme un digne objet d'amitié et lui ait inspiré de la confiance.68

2.2.4) L'acte principal de l'arr:-itié vérita'ble (la koinônia)

Nous appuyant sur ce que nous venons de' dire dans les points précédents

(2.2.1; 2.2~2) soit que l'am'i véritable veut le bien de l'autre pour l'autre, et que

l'amitié véritable implique des personnes vertueuses, il nous faut maintenant nous

pencher sur l'acte principal de l'amitié véritable.

À, première vue, il semble que l'acte principal de l'amitié véritable consiste, '

comme c'é~ait le cas pour l'am,itié selon l'utile 'et l'amitié selon l'agréable, à vivre

68 Ibid." P?ges 391" 392, livre VIII , chap. 4, 1156b24-29.

- -------------~-------'

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59

ensemble. «L'amitié, en effet, est une ,communauté. »69 Cependant, lorsque

Aristote parle de l'amitié véritable, ce « vivre ensemble» ne veut plus simplement

signifier une communauté d'intérêt comme c'était le cas dans l'amitié utile et dans

l'amitié agréable. Lorsqu'il est question de l'amitié véritable, «vivre ensemble»

prend un sens beaucoup plus exigeant et demande aux amis une implication

beaucoup plus grande.

Pourtant, de même qu'on peut s'élever du concept de l'amitié utile à celui de l'amitié vertueuse, on peut s'élever du concept de la communauté , d'intérêt, [ ... ], à un concept plus élevé de la

, communauté: la communauté, en ce nouveau sens, rejoindra la vie d'intimité et s'inscrira avec elle au cœur même de l'amitié vertueuse, cf. IX, 12, 1171 b32-33.70

Comme l'amitié véritable implique des personnes vertueuses, donc des

personnes bonnes. en elles-mêmes et bonnes pour les autres, et comme l'ami

véritable est celui qui veut le bien de l'autre pour l'autre, la vie commune que

partagent les amis selon la vertu consiste en une vie d'intimité, en une communion·

des esprits. La koinônia est dite une vie d'intimité, car les amis, étant par eux­

mêmes un bien et se voulant l'un pour l'autre du bien, veulent, pour elle-même, la

présence de l'autre. En d'autres mots, la présence de l'autre étant en soi un bien,

les amis véritables souhaitent ainsi vivre ensemble. La koinônia est dite

communion des esprits, car étant semblables en vertu les amis véritables pensent

ensemble le bien et agissent ensemble en vue de celui-ci. En somme, nous

pouvons dire, pour le moment7\ que la koinônia est la vie commune des amis

vertueux 'qui implique une communion dans la contemplation du bien et dans

l'exécution des actions vertueuses qui les rapprochent du bien ~

69 Ibid., page 474, ' livre IX, chap. 12, 1171b33. <-

70 Gauthier, R. A., Jolif, J. Y., L'Éthique à Nicomaque, tome Il, Publications Universitaires, Louvain, 1970, page 697. , ' 71 Nous disons « pour le moment », car la notion de koinônia sera abordée plus explic itement au point 3.1.2.,1, à la page 67 du présent mémoire de maîtrise.

')

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60

3) L'égalité dans l'amitié

Primordiale dans la justice, l'égalité se trouve aussi dans l'amitié. Aussi,

comme les trois sortes d'amitié sont susceptibles d'être vécues de deux façons

différentes, ou bien entre 'égaux, ou bien entre inégaux; nous aborderons, afin de

bien faire ressortir le rôle et la 'place qu'occupe l'égalité dans l'amitié, les deux

. formes sous lesquelles peut se présenter l'amitié. L

3.1) L'amitié entre égaux

Dans l'amitié entre égaux, l'égalité se fait sentir au regard de divers aspects

dont la plupart sont communs aux trois espèces d'amitié. Cependant, comme nous

croyons que l'égalité s'exprime aussi en un aspect qui est propre à l'amitié

véritable, ·c'est conjointement que nous aborderons l'amitié selon l'utile et l'amitié

selon l'agréable, mais nous étudierons séparément l'amitié véritable.

3.1.1) L'amitié selon l'utile et l'amitié selon l'agréable entre égaux

Au regard de l'amitié selon l'utile et de l'amitié selon l'agréable, un des

premiers aspects où se révèle l'égalité concerne ce qui est échangé. En effet, pour

que ces deux sortes d'amitié prennent naissance et perdurènt, il faut que les amis

s'échangent la même chose. Ainsi, dans l'amitié selon l'utile, I.es amis doivent se

donner réciproquement de l'utile, et pareillement, dans l'a.mitié selon l'agréable, les

amis doivent s'échanger du plaisir. ..

Non seulement ce qui est échangé doit être de même nature, mais il doit

aussi l'être dans une même quantité. Aussf, pour s'assurer que ces amis

s'échangent du même et de l'égal, nouS disons, par exemple, que les amis selon

l'agréable s'échangent selon une même quantité un plaisir qui procède d'un même

objet de plaisir. La nature du plaisir échangé importe, car des plaisirs de nature

différente n'offrent pas nécessairement à l'un et à l'autre des amis une même

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61.

quantité de plaisir. En effet, celui qui retire beaucoup de plaisir dans les choses .qui

touchent la vie de l'intelligence recevra moins d~ plaisir si ce qui lui est échangé

est un plaisir qui procède du corps, alors que les amis qui placent le plaisir dans la

délectation du corps s'échangeront un même plaisir et en quantité égale. Aussi,

comme une personne ne voudrait pas d'une amitié dans laquelle elle serait

toujours perdante, nous disons que, dans l'exemple précédent, la première amitié,

si elle prenait naissance, serait moins durable qu.e la seconde, car les amis

auraient l'impression qu'ils reçoivent moins que ce qu'ils donnent.

Dans ces deux derniers cas [c.-à-d. l'amitié selon l'utile et l'amitié selon l'agréable], l'am·itié atteint son maximum .de durée qüand l'avantage que retirent réciproquement les deux parties est le· même, par exemple le plaisir, et non seulement cela, mais encore quand sa source est la même, comme c'est le cas d'une amitié entre personnes d'esprit, alors qu'il en est tout différemment dans le commerce de l'amant et de l'aimé. Ces derniers, en effet, ne trouvent pas leur plaisi'rdans les mêmes choses: pour l'un, le plaisir consiste dans la vue de l'aimé, et pour l'autre, dans le fait de recevoir les petits soins de l'amant; et la fleur de la jeunesse venant à se faner, l'amour se fane aussi; (à celui qui aime, la vue de l'aimé ne cause pas de plaisir, et à l'être aimé on ne rend plus de soins) ...

72 .

Un second aspect où doit régner l'égalité pour que les amitiés selon l'utile et

l'agréable naissent et soient durables, c'est la perception que les amis ont l'un de

l'autre. Dans ces deux sortes. d'amitiê, il faut que les amis perçoivent le potentiel

. de l'autre à lui être utile ou plaisant. En effet, puisque ce qui est recherché dans

l'amitié utile c'est l'utilité que l'autre peut nous apporter, il faut, pour que. cette sorte

d'amitié prenne naissance, que les amis soient conscients l'un et l'autre de l'utilité

que chacun peut apporter à l'autre. Dans l'absence d'é.galité dans la perception de

l'utilité que l'autre peut nous apporter, une telle amitié· ne peut prendre naissance·

ou durer, car nul ne voudrait entrer ou maintenir une amitié selon l'utilité s'il ne

percevait pas en l'autre une quelconque utilité qui pourrait lui ê~re rendue.

72 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1959, pages 392 , 393 , livre VIII, chap. 5, 1157a3-1 O. .

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Pour ce qui est de l'amitié selon l'agréable, il en va de même .. En effet pour

qu'une telle amitié voie le jour et se maintienne dans le temps, il fautque les amis

voient en l'autre une source possible de plaisir. Si l''un des amis ne perçoit en

l'autre que de la tristesse -et des problèmes sans aucun potentiel de plaisir, il ne

sera pas enclin à vouloir être" son ami, car ce qu'il recherche, soit le plaisir, est à

-l'opposé de ce qu'il perçoit en l'autre. Ainsi, pour que l'amitié selon l'utile et l'amitié -

selon l'agréable puissent exister et être durables, il faut qu'il existe une égalité

dans la perception du potentiel de l'un et de l'autre de la part des deux personnes

qui désirent entrer en l'une ou l'autre de ces amitiés.

En plus d'une égalité dans la pe,rception du potentiel de l'un et de I-'autre des

amis, il faut aussi qu'il existe une égalité au niveau de l'actualisation de ce

potentiel. En effet, il faut que les actions, les ges~es de chacun des amis soient

représentatifs du potentiel qui a été perçu par l'un et l'autre des amis. Ainsi, il faut J

que le potentiel d'utilit~, qui a été préalablement perçu, s'actualise. Les amis selon

l'utile se doivent d'être utiles l'un pour l'autre. Pareillement, le potentiel de plaisir

chez les amis selon l'agréable doit s'actualiser par des actions qui donneront à l'un

et à l'autre des amis du ' plaisir. En -somme, il faut qu'il y ait un passage de la

pUissance à l'acte de la part de chacun des amis.

Cela étant dit, il faut aussi qu'il existe -une - égalité dans les actes qui

permettent l'actualisation du potentie'ld'utilitéet de plaisir. En effet, il faut que les

amis selon l'utile se rendent utiles l'un et l'autre de manière à ce que chacun des

amis soit autant utile l'un pour l'autre, car si -Ie~ actes d'utilité sont inégaux l'un des

amis sera insatisfait et mettra un terme à cette amitié. De même, dans l'amitié

selon l'agréable, les amis se doivent d'être plaisants l'un pour l'autre, et donc, il ,­

faut, pour que cette amitié soit durable, que les amis posent des actes plaisants

l'un pour l'autre afin que ceux-ci reçoivent également d,u plaisir.

En somme, nous voyons bien que l'égalité se présente sous divers aspects

dans l'amitié selon l'utile et l'amitié selon .l'agréable. AinSI, pour _ que ces deux

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63

espèces d'amitié voient le jour et soient durables, il doit y avoir une égalité au

regard de ce qui est échangé, au regard de la perception du potentiel de l'une et

l'autre des personnes qui désirent entrer en amitié, et il doit exister une égalité

dans l'actualisation du .potentiel, et dans les actes même de ces amitiés.

3.1.2) L'amitié véritable entre égaux

Dans l'amitié véritable, l'égalité semble intervenir d'après les mêmes aspects

que nous avons développés dans les amitiés selon l'utile et l'agréable. Cependant,

bien que nous retrouvions l'égalité dans ces mêmes aspects, à quelques

différences près, il reste · que l'égalité se présente dans l'amitié véritable sous un

a utre aspect.

Comme c'était le cas dans les amitiés selon l'utile et l'agréable, il doit aussi y

avoir dans l'amitié véritable une égalité au regard de ce qui est échangé. En effet,

les amis selon la vertu doivent s'échanger réciproquement un bien. Aussi, puisque

l'amitié véritable se . réalise entre personnes vertueuses, le 'bien qui doit être

échangé réciproquement est un bien conforme à la vertu. En effet; Gomme les

personnes vertueuses désirent les biens les meilleurs, et que les biens les

meilleurs sont ceux qui sont conformes à la vertu, l'amitié véritable nécessite que

les amis s'échangent réciproquement des biens de nature vertueuse. Cependant,

contrairement aux deux autres sortes d'amitié où ce qui était voulu l'était pour

autant que c'était profitable ou agréable pour nous, dans l'amitié véritable le bien

qui est voulu est le bien de l'autre. Aussi, comme ce qui est voulu dans l'amitié

véritable c'est le bien de l'autre pour lui-même et non pour nous, et que l'ami, dans

une telle 'sorte d'amitié, est vertueux, l'ami véritable voulant le bien de son ami

s'assurera, par le fait même, que l'égalité dans la quantité sera toujours respectée.

Ainsi, nous pouvons dire que dans l'amitié véritable ce qui est échangé c'est aussi

du même et de l'égal, et que de même que l'échange du même et de l'égal assure

en 'partie l'existence et la durabilité de l'amitié selon l'utile et de l'amitié selon

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64

l'agréable, de même cet échange du même et de l'égal permet en partie la

naissance et la durabilité de l'amitié véritable.

De plus, il existe aussi dans l'amitié selon la vertu, comme c'est le cas dans

les deux autres sortes d'amitié, une égalité au regard du ' potentiel des amis. En

effet, pour qu'une telle amitié puisse exister, il faut, en un premier temps, que les

personnes concernées se voient mutuellement comme des êtres possédant la

vertu, ou du moins, il faut qu'elles voient en l'autre un véritable potentiel à

l'acquisition de la vertu, ce qui: suppose nécessairement un amour réciproque pour

la vertu. Cette perception du potentiel de l'autre à être ou à devenir vertueux est

non seulement nécessaire à la naissance de l'amitié véritable, mais elle est aussi

nécessaire à la sauvegarde de cette amitié quand celle-ci est mise en péril lorsque

l'un des deux amis commet un -acte non conforme à la v.ertu. Lorsqu'une telle

situation survient, l'amitié véritable ne peut être maintenue que dans la mesure où

l'ami voit en celui qui a commis un acte répréhensible, la possiqilité de le ramener

sur le chemin de la vertu. Si le potentiel d'un tel redressement est inexistant, cette

amitié selon la vertu se terminera.

Cette égalité dans le potentiel à être vertueux qui doit être présente chez les

amis véritables emporte aussi avec elle une limite au regard de l'amitié selon la

vertu. En effet, contrairement à l'amitié selon l'utile et l'amitié , selon l'agréable,

cette égalité dans le potentiel limite grandement, dans le cas de ' l'amitié véritable ,

- les occasions d'amitié. Comme le potentiel de l'autre à nous être utile ou agréable

peut se rencontrer chez une diversité de personnes, il en résulte que ces deux

sortes d'amitié sont susceptibles de naître 'chez ,tous. En effet, nous avons tous,

pat quelque facette de notre personne, une aptitude à être utile ou agréable.

Cependant, ,comme le potentiel à être vertueux ne se rencontre que chez les

personnes de bien, il 's'ensuit que l'amitié véritable ne peut pas naître chez les

hommes mauvais" ni chez les hommes qui sont autrement que vertueux. De ce

- fait, l'amitié véritable est beaucoup plus rare que les deux autres sortes d'amitié.

Ainsi donc, l'amitié fondée sur le plaisir ou ' sur l'utilité peut ~xister entre deux ' hommes vicieux, ou entre l'homme vicieux et un

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homme de' bien, ou enfin entre un homme ni bon ni mauvais et n'importe quel autre; mais il est clair que seuls les hommes vertueux peuvent être amis pour ce qu'ils sont eux-mêmes .: les méchants, en effet, ne ressentent aucune joie l'un de l'autre s'il n'y a pas quelque intérêt en jeu.73

.

Telles étant les différentes espèces entre lesquelles se distribue l'amitié, les hommes pervers seront amis par plaisir ou par intérêt, étant sous cet aspect semblable entre eux, tandis que les hommes' vertueux seront amis par ce qu'ils sont en eux-mêmes, c'est-à-dire en tant qu'ils sont bons.74

65

En plus de cette ég'alité au niveau du potentiel à 'être vertueux, il doit aussi

exister dans l'a~itié véritable. une égalité dans l'actualisation de ce potentiel. En

effet; les amis selon la vertu se doivent d'agir l'un envers l'autre conformément à la

vertu . Il ne suffit pa's aux personnes d'une telle qualité de posséder en pu.issance

la vertu, il faut encore qu'elles passent de la puissance à l'acte, de sorte que les

amis selon la vertu doivent vouloir et faire, dans les limites du possible, le bien de

l'autre pour l'autre. Advenant le cas où le passag~ de la puissance à l'acte ne

surviendrait pas de la part de l'une ou .l'autre des personnes vertueuses, ou même

de la part des deux, nou,s dirions que l'amitié selon la vertu est latente ou encore

endormie. Aussi, nous diri.ons de ces deux personnes qu'elles ne sont pas,' à

proprement parler, des amis véritables, mais des personnes dans la disposition à

devenir des amis selon la vertu. De plus, si l'actualisation ne se fait pas, ou s'il

existe une inégalité . persistante dans cette actualisation, l'amitié véritable ne verra

pas le jour, ou s'atténuera.

De même que, gans la sphère des vertus, les hommes sont appelés bons soit d'après une disposition, soit d'après une activité, ainsi en est-il pour l'amitié: les uns mettent leur plaisir à partager leur existence et 'à s~ procurer l'un à l'autre du bien, tandis que ceux qui sont endormis ou habitent des lieux séparés ne sont pas des amis en acte~ mais sont cependant dans une disposition de nature à ·· exercer leur activité d'amis. Car les distances ne détruisent pas l'amitié absolument, mais empêchent son exercice .

. Si cependant l'absence se prolonge, elle semble bien entraÎner l'oubli de l'amitié elle~même?5

73 Ibid., page 393, livre VII 'I, chap. 5, 1157a16-19: 74 Ibid. , page 395, livre VIII , chap. 6, 1157b1-3. 75 Ibid. , 1157b5-13. . .

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66

Jusqu'à maintenant, il semble bien que l'égalité dans les trois sortes d'amitié

s'incarne au regard des mêmes aspects. Cependant, comme nous l'avons

mentionné au début du point 3.1.2, l'égalité se présente dans l'amitié véritable

sous un aspect qui n'apparaît pas dans les amitiés selon l'utile et l'agréabl~. En

effet, il semble qu'il y ait, dans l'amitié selon la vertu, une ég-alité qui se présente

au niveau de-la qualité même des personnes aptes à cette amitié. Le vertueux, en '

raison de la stabilité de la vertu, est pour ainsi dire égal à lui-même parce qu'il a

une forme permanente .. Aussi, comme d'une même forme sortent les mêmes

actes, nous disons que le vertueux est égal à lui-même. C'est comme si tout ce

. que la personne vertueuse est, est aussi sa substance individuelle. C'est d'ailleurs

pour cette raison que les amis selon la vertu sont aimés pour eux-mêmes, et non

en raison. d'un accident.

Aussi, cette égalité qui existe en la personne vertueu~e fait en sorte que celui

qui est bon en lui-même et devient l'ami d'une autre personne, devient p~r le fait

même bon pour son ami. Ainsi, nous. pouvons voir ·que cette égalité assure une

autre égalité qui doit exister en regard de ce qui est échangé. Les amis vertueux,

en aimant leur ami se trouvent aussi à aimer ce qui est bon pour eux, de sorte que

l'un et l'autre des amis, du fait qu'ils sont bons en eux-mêmes, s'échangent un

même bien et en quantité égale.

Et aimant leur ami ils aiment ce qui est bon pour eux-mê'mes, puisque l'homme bon, en devenant un ami devient un bien pour· celui qui est son ami. Ainsi, chacun des amis, à la fois aime son 'propre bien et rend exactement à l'autre ce qu'il en reçoit, en souhait et en plaisir: on dit, en effet, que l'amitié est une égalité, et c'est principalement dans l'amitié éntre gens de bien que ces caractères se rencontrent. 76

76 ·lbid ., page 397, livre VIII, chap. 7, 1157b33 -11.58a.

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3.1.2.1) lakoinônia

Consécutivement à la mise .enévidence des divers aspects de l'égalité dans

l'amitié véritable entre égaux, nous pouvons voir plus explicitement l'acte principal

de l'amitié véritable qu'est la koinônia. En effet, les divers aspects ode l'égalité que

nous venons de soulever rendent plus manifeste le souhait des amis de partager .

une vie co.mmune, et permettent de mieux saisir en quoi consiste cette vie

commune.

Réalisant et assumant l'égalité sous ces divers aspects, les amis véritables

semblent pour ainsi dire sortir d'un même moule, et, par le fait même, se renvoient

une même image, soit celle d'un bien incarné et d'un bien à poursuivre. L'un et

l'autre s'échangent . un même bien, soit un bien conforme à la vertu, et ce, en

quantité égale; l'un et l'autre partagent un même , potentiel', soit celui d'être

vertueux, ou du moins la ' possibilité d'acquérir la vertu; l'un et l'autre cherchent à

, actualiser ce ' potentiel; et, finalement, t'un et l'autre s'appartiennent pl~inement,

sont égaux à eux-mêmes'~ À vrai dire, l'ami véritable est un autre soi-même et

partant de cette parfaite convenance que nous retrouvons entre les amis

véritables, convenance à l'égard de , ce qu'ils sont et convenance à l'égard de ce

qu'ils poursuivent" il "n'y a rien de surprenant, dès lors, que ceux-ci cherchent à

vivre ensenible.

L'amitié, en effet, est une communauté. Et ce qu'un homme est à soi-même, ainsi l'est-il 'pour son ami; or en ce qui le concerne personnellement, ,la conscience de son existence est désirable, et dès lors l'est aussi la conscience de l'existence de son ami; mais cette conscience s'actualise dans la vie en commun, de sorte 'que c'est avec raison que les amis aspirent à cette vie commune.77

De plus, comme les personnes vertueuses se veulent les biens les meilleurs,

soit l'exercice de la vertu et ,ultimement le bien suprême qu'est le bonheur, 'il °

semble, que la vie commune des amis véritables ne ° se limite pas à une joie

éprouvée par les amis du seul fait d'être ensemble. Bien sûr elle implique cette

77 Ibid. , pages 473, 474, livre IX, chap. 12, 1171 b33 ..:.. 1172a1 .

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joie, mais la vie comm,une dont il est ici question ne se résume pas à cette joie. Le

bonheur de l'homme consistant en son plein épanouissement, c'est-à.-direen

l'exercice parfait de ce qu'il Y'a de plus élevé en lui, et ce, de la façon la plus

continue possible, l'activité parfaite que poursuit l'homme vertueux est la

contemplation. Or, à l'échelle humaine et sous le plan moral, l'activité

contemplative commence, ou du moins implique une connaissance de soi, une

cônscience de soi. Aussi , l'intimité dont nous avons parlé au point 2.2.4 pour

signifier ce qu'est la koinônia prend ici tout son sens. En effet, l'ami véritable étant

un autre soi-même permet à l'autre de se percevoir, de se dévoiler à lui-même,

bref de prendre conscience de ce qu'il est. « [L]'homme ne se connaît pas

directement lui-même, mais seulement indirectement: il se connaît en connaissant

quelque chose d'autre. »78 Ainsi, en prenant conscience de l'existence de son ami,

l'ami véritable prend conscience de sa propre existence. Étant un autre soi-même,

l'ami agit presque en tout point de la même manière dans · les mêmes

circonstances. Ils se reconnaissent donc dans les actes de l'autre, et ils peuvent,

pour ainsi dire, se voir agir en l'autre. En prenant conscience de la bonté et de

l'excellence de son ami, l'ami .véritable prend conscience de sa propre bonté. et 'de

sa propre. excellence, et il y prend plaisir.

De plus, cette intimité permet aux amis d'être en constante progression, car

se voyant agir et agissant sous les yeux de leur ami, les amis véritables s'efforcent

l'un et l'autre d'agir conformément aux vertus. Cette intimité est donc un lieu où,

.selon le cas, l'ami félicite et encourage l'autre, ou encore, corrige et sert d'exemple

pour l'autre. «Et ils semblent aussi devenir meilleurs en agissant et en · se

corrigeant mutuellement, car ils s'impriment réciproquement les qualités où ils se

.. complaisent. .. »79. Aussi, considérant que l'ami véritable est ~n autre soi-même', il

nous est possible de penser que ces actes sont d'autant mieux 'posés chez les

am'is de cette sorte, car l'un et l'autre a pour l'autre le mëme rapport qu'il a pour lui-

78 Aristote, Éthique à Eudème, trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, 1997, page 197, livre VII , . chap. 12, note de bas de page numéro 236. · .

79 Aristote, Éthique à Nicom.aque, trad. Tricot, Libr'airie Philosophique J. Vrin , Paris, 1959, .page 475, livre IX, chap. 12, 11·72a11-12.

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même: Ils sont donc capables de ressentir en eux ce que l'autre ressent, et donç

ils sont aptes à féliciter l'autre ou à le corriger comme il se doit, dans une juste

mesure.

Aussi, bien que ce ne soit pas. explicitement développé dans l'Éthique à

Nicomaque, il semble que nous puissions extrapoler l'idée que l'intimité des amis

. véritables implique aussi que les deux amis, en plus de s'aimer à cause de leur

carac~ère vertueux, doivent aussi s'accorder dans leur singularité. Comme l'indique

si bien Montaigne pour parler de son amitié avec La Boétie, « parce que c'était lui,

parce que c'était moi »80 il faut, pour être en mesure de vivre une intimité

quotidienne avec une personne, être capable de vivre avec les aspects plus

accidentels de cette personne.

De plus, c'est au cœur de cette intimité qu'arrive, chez les amis véritables, la

communion d'esprit. En effet, en plus de penser et de ressentir le bien à· travers

l'autre, les amis · véritables, s'exerçant à la contemplation, tournent leur intellect

vers les objets les plus difficiles à connaître et dont la connaissance est en elle­

même bonne et agréable. Que ce soit pour tenter de connaître « les vérités en

mathématiques, en. métaphysique et en ·philosophie de la nature »81 les amis

véritables se soutiennent et s'entraident dans une entre·prise commune de savoir.

S'inscrivant dans une perpétuelle conversation, les amis véritables partagent leurs

observations et leur vécu, explorent leurs idées et leurs opinions, et débattent des

questions qui embrassent leurs préoccupations.

En som~e, la communion d'esprit et l'intimité des amis véritables · leur

permettent une réelle / coopération à l'égard de leur bonh~ur. Ils se permettent à

l'un et à l'autre de progresser et- d'intensifier à la fois leur vie pratique et leur vie

théorétique.

80 Montaigne, Essais, Livre l, chapitre XXVII. · . . 81 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique J.Vrin , Paris, 1959, page 509, livre VII , chap. 7, note de bas de page numéro 3.

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3.2) L'amitié entre inégaux

Bien qu'il arrive que toutes les conditions soient réunies pour .que les amitiés

selon l'utile, l'agréable, et la vertu existent entre égaux, il n'en demeure pas moins

que la plupart du temps ces amitiés surviennent entre inégaux. En effet, nos

expériences nous montrent que généralement les amitiés que nous nouons

comportent un dépassement, une supériorité de la part ~e l'un ou l'autre des deux

amis. Or, comme nous venons de le constater dans l'amitié entre égaux, l'égalité

est nécessaire pour qu'il y ait . amitié, et pour que cette dernière dure. Alors,

comm~nt expliquer qu'il puisse exister des amitiés entre inégaux?

Comme nous l'avons dit, .il Y a trois espèces d'~mitié: selon la v~rtu, selon l'utilité et selon le plaisir, qui se divisent à leur tour en deùx: selon qu'elles se fondent sur l'égalité ou la supériorité; et . toutes deux certes sont des amitiés quoique les vrais amis soient ceux entre .qui exi.ste l'égalité ... 82

Au regard de cette supériorité qui existe dans une amitié entre in$gaux,

Aristote nous montre qu'elle peut se présenter de deux manières. En effet, la

supériorité entre les deux amis peut venir du fait que l'une des .deux personnes a

une autorité sur l'autre, ou encore élie peut venir du fait que les amis sont le

contraire l'un de l'autre. Ainsi, nous disons des amitiés qui existent entre les

parents et les enfants, ou de celles qui existent entre les · riches et les pauvres,

qu'elles reposent sur une inegalité. Aussi, en raison de cette inégalité, les amis ne

peuvent, à proprement parler, attendre l'un de l'autre du même et de l'égal. En

. effet, comme les amis ne se demandent pas la même chose, le riche ne demande

pas I.a même chose au pauvre, que le pauvre demande au riche, et que la capacité.

à rendre à l'autre n'est pas la même chez la personne en position de s~périorité

que chez la personne en position' d'infériorité, il va de soi que dans les amitiés

entre inégaux ce qui s'échange ne peut être de même nature et en même quantité.

Il dit donc, en premier, que, dans ces amitiés, ce n'est pas la même [chose] qui se fait de 'part et d'autre par les amis; et il ne faut pas non plus requérir que l'on fasse la même [chose] - par

82 Aristote , Êthique à Eudème, trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin , 1997, page 169, livre VII , chap. 4, 1239a1-5. .

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exemple, l'enfant ne doit pas requérir de son parent le respect qu'il lui montre - , alors que, dans les amitiés dont .on a parlé avant, pour le plaisir on requérait du plaisir, et pour l'utilité, de l'utilité. 83

71

Ceci étant dit, nous ne pouvons en rester à cette inégalité, car elle fait en

sorte qu'il y ait toujours une personne qui ne reçoit pas son dû. De plus, comme

personne ne peut vivre dans un éternel état d'insatisfaction sans sombrer dans la

colère, et comme l'insatisfaction entre deux personnes ne peut mener à une

relation amicale, il faut qu'il y ait quelque . chose ·qui intervienne pour rendre

possible l'amitié entre inégaux. Ainsi, afin que deux personnes inégales puissent

vouloir entrer en amitié et afin que cette amitié soit durable, il faut, comme nous le

dit Aristote, qu'il existe entre elles une égalité de proportion.

Par cette égalité de proportion, chacun des amis est assuré de recevoir ce qui

lui ·revient, et ce, malgré l'inégalité qui existe, de prime abord, entre eux. Par cette

proportion, nous nous assurons que la personne qui est en position de supériorité

soit plus aimée qu'elle n'aime, et ce, en raison même de cette supériorité ~

Dès lors ·il n'y a pas identité dans les avantages que chacune des parties retire de I.'autre, et elles ne · doivent pas non· plus ' y prétendre; mais quand les enfants rendent à leurs parents ce qu'ils

. doivent aux auteurs de leurs jours et que les parents rendent à ' leurs enfants ce qu'ils doivent à leur progéniture, l'amitié entre de telles pe.rsonnes sera . stable et équitable. · Et dans toutes les amitiés comportant supériorité, il faut aussi que l'attachement soit proportionnel: ainsi, celui qui est meilleur que l'autre doit être aimé plus qu'il n'aime; il en sera de même pour celui qui est plus utile,· et pareillement dans . chacun des autres cas. Quand, en · effet, l'affection est fonction du mérite des parties, alors il se produit une sorte d'égalité.,. ~~alité qui est considérée comme un caractère propre de l'amltle. 4 . .

·Ainsi, nous voyons que, malgré qu'il existe une inégalité entre les personnes, il se

peut qu'une amitié se développe entre elles, pour alitant que cette inégalité entre

les personnes soit palliée par une.égalité de proportion. En considérant tout ce que

83 D'Aquin , Thomas, Commentaire aux dix livres de l'Éthique à Nicomaque . par Saint Thomas d'Aquin, trad. Yvan Pelletier, Faculté de Philosophie, Université Laval, Québec, page 282, livre 8, leçon 7, numéro 1629. .. . . 84 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin , Paris, 1959, pages' 401,402, livre VIII , chap. 8, 1158b19-28.

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72

nous avons fait ressortir au regard de l'amitié entre égaux et au regard de l'amitié

entre inégaux, nous pouvons affirmer, sans prendre . un trop grand risque , .que

l'égalité semble bien être au principe de l'amitié, et une condition nécessaire au

maintien de l'amitié.

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TROISIÈME PARTIE

Après avoir considéré la justice et l'amitié, et observé l'égalité à leur occasion,

il nous reste à examiner les différents sens des mots « ultime» et « principe» pour

voir en quel sens exactement orr dit que l'égalité est ultime dans la justice, mais .

principe dans l'amitié. Cette étude achèvera notre saisie des éléments de '

l'assertion que ce mémoire de maîtrise a pour objet.

En premier, nous allons aborder la notion d'« ·ultime » et percevoir en quoi

l'égalité est l'ultime de la justice, et, en second, nous examinerons la notion de

« principe» pour mieux voir en quoi l'égalité peut être principe de l'amitié. Et

comme «principe» renvoie à premier, et « ultime» renvoie de prime abord à

dernier, nous nous croirions en train de décrire les étapes d'un · mouvement local:

ce à quoi se termine la justice et ce de quoi part l'amitié. Aussi, fallait-il étudier

d'abord la justice et l'amitié comme escales avant de voir que l'égalité est un

mobile qui transite de l'une à l'autre dans un même voyage.

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CHAPITRE 185

1) L'égalité' est l'ultime de la justice

1.1) Quelques usages actuels du mot « ultime»

Le mot « ultime », quant à l'usage et dans son sens le plus répandu, fait venir

à l'esprit l'idée de dernier, de final, et c'est même le seul sens que nous donne le ,

Petit Robert, avec cette précision que ce «dernier», ce «final», se prennent

relativement au temps. Pourtant, il semble que le m.ot « ultime» renvoie aussi à

l'idée de difficile comme lorsque nous parlons de défi ultime, d'un courage ultime

digne de l'héroïsme. En plus, quand nous parlons d'ultime délicatesse, de beauté

ultime en art, il semble bien que nous introduisons par là quelque chose qui va

dans la ligne de la perfection.

Et bien que ces sens nous viennent à l'esprit en rencontrant le mot « ultime »,

sans les clarifi'er davantage, il est difficile de savoir le sens le plus adéquat pour

saisir la pensée de Thomas d'Aquin et vérifier sa compréhension d'Aristote. Aussi,

il nous faut aller voir la notion d'« ultime» chez Thomas d'Aquin.

1.2) Ultim·um chez Thomas d'Aquin

Nous pouvons nous tourner vers. Thomas d'Aquin pour mieux saisir « ultime»

. et « principe ». Dans la mesure où c'est lui qui a formulé l'assertion qui est objet de

ce mémoire de maîtrise, il est légitime de chercher à même sa ' pensée ce qu'il

pouvait avoir à l'esprit en utilisant les termes « ultime» et « principe ». Un regard

sur quelques textes ·de Thomas d'Aquin pourra nous aiguiller.

85 À partir de ce chapitre, les ,passages qui ont pour référence un ouvrage latin ont été traduis pa~ moi.

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1.2.1) Ultime et le plus élevé

À la première, on doit dire que l'ultime' qui est de quelque chose, ne se réduit pas dans un autre genre [de cette chose], mais dans un même genre, ou par soi, par exemple l'ultime partie ,de la ligne, ou par réduction, par exemple, le point de la ligne: la vertu n'est pas ainsi l'ultim'e d'une puissance; mais elle [la , vertu] est dite l'ultime d'elle [une puissance] par rapport à l'acte, puisque le plus haut en lequel une puissance peut s'élever, est l'acte que 1e vertueux élit. 86

75

Ce qu'il y a d'heureux dans ce passage sur la notion d'« ultime », c'est que

Thomas d'Aquin l'applique à la ,vertu, la précise, et la soutient en s'appuyant sur le

vertueux. Ce rapport entre puissance, et acte est repris par Thomas d'Aquin qui le

rend plus facile à saisir. Il explique ainsi: « Puisque la puissance est entendue par ,

rapport à l'acte, le complément de la puissance se prend ' du côté , qui est

susceptible de compléter l'opération. »87 Aussi, si la vertu est l'ultime d'une

puissance, ce ne peut pas être selon la puissance elle-même, 'mais selon l'acte

relatif à cette puissance. De même qu'un effet propo'rtionné à une cause est signe

de toute la vertu de cette cause, de même l'acte le plus haut d'une puissance en

révèle sa vertu. Ainsi, « la vertu de celui qui peut porter cent livres, est en cela qu'il

peut porter cent livres et n~n en cela qu'il peut en porter soixante. »88 L'ultime de

sa puissance au regard de ce qu'il ' peut porter, voilà sa vertu. Et telle vertu, par

exemple la justice, estdite' l'ultime au regard d'une matière qui lui est propre, quant

à l'acte élu par le' vertueux, par exemple, celui qui réalise l'égalité.

Le mot « ulti,me » a ' bien , le sens de dernier, mais en élévation', et nous

sommes pour ainsi dire aiguillonné autour de l'achèvement, du parfait,. de ce à quoi

il ne manque rien.

, 86 D'Aquin, Thomas, Sentences, ' ed. NÇ>va cuâ R. P. Mandonnet, O., P., Pariis, Sumptibus P. Letheilleux, 1929, page 696, tome 2, livre 2, q. 1, art. 1, ad. 1. ' , 87 D'Aquin, Thomas, Questiones Disputatae, De vertutibus in Communi, Sumptibus P. Lethéilleux,

, ,Pariis, 1925, page 209, tome 3,' q.1, art. 1, resp. ' '88 .

Ibid., page 211, tome 3, q. 1 i art. 1, ad. 6,

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76

1.2.2) Ultime et meilleur

S.'il est vrai de dire que nous devons définir une chose par ce qu'il y a de

meilleur en elle, ainsi il en v~ de la justice. Or traitant de la justice, l'égalité

.intervient comme quelque chose d'essentiel dans les propos de Thomas, par

exemple: ·« La justice fait l'inclinaison dans le bien qui est l'égalité qui appartient à

la communication de la vie ... » '89. Ou encore: « Au sujet des choses extérieures, la

raison de bien consiste en ceci qu'est reconnue la proportion due selon qu'elles

appartiennent à la communication de la vie humaine; et de cela est imposé le mot

justice, laque·lle est de diriger, et d'atteindre l'égalité dans les choses de cette

sorte. )} 90

Ces deux citations se complètent comme si l'égalité était à la fois l'ultime

auquel se réduit et aussi se termine la justice. L'égalité est ce qui . préexiste dans la

volonté du juste. Elle est le bien vers lequel le juste incline, la fin vers laquelle il

tend. Elle est aussi, en s'exerçant, en se dirigeant vers ce bien, ce à quoi le juste

arrive. L'égalité est le bien le meilleur de la justice . .

Dans la justice, il s'agit de choses extérieures comme dans le cas de la vente,

de l'échange. Il ne s'ag·it pas des choses extérieures qu~nt à soi dont la mesure de

l'acquisition réside en celui qui les possède; il ne s'agit pas non plus de ' la

dispensa.tion des biens extérieurs qui suppose une rectitude dans l'amour des

richesses, ce que produit déjà la libéralité. Il s'agit d'un bien en tant qu'il est dû à

l'autre, en tant que l'autre est celui en qui réside la mesure ' de l'acte juste. La

justice atteint l'autre dans ce qui lui est dû; elle garantit que chacun recevra ce qui

lui 'est dû. Et de cette façon, elle réalise la cohésion des' citoyens. Les bienfaits du

libéral n'ont pas raison de dette, et n'atteignent qu'un petit nombre de gens. Sous . .

ce rapport, la justic~ est plus excellente·.

Il est manifeste que la vie humaine est davantage concernée par la justice . que par la ' libéralité: en effet nous utilisons la justice à

89 Ibid ., page 229, tome 3, q. 1, art. 6, resp. 90 Ibid ., page 258, tome 3, q. 1, art. ·12, resp.

- - - - - - --- - - - - - - ------=--------"---'--------'

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l'égard de tous, la libéralité à l'éga~d de peu. La libéralité elle­même est fondée sur la justice: en effet il ne saurait être de don libéral, si ce n'est que quelqu'un donne qu sien. Par la justice sont distingués ce qui est propre et ce qui est à l'autre.91

1.2.3) Ultime "et difficile

77

Ce «plus élevé», ce «parfait» de la vertu est aussi quelque chose de

difficile. De même que l'acquisition .d'un art n'est pas requise au regard de choses

faciles à faire, de même pour l'agir. De même que par sa disposition corporelle , le

premier venu peut mettre une flèche dans un mur, mais, qu'un art du tir est requis

pour la placer dans le centre d'une cible, de même par disposition naturelle chacun

tend vers la justice et ressent l'injustice. La colère serait la plus rare. des passions

s'il fallait une lumière spéciale pour saisir l'injustice à chaque fois. Mais comme

pour l'archer, 'atteindre le centre de la cible., et pour le-vertueux, attefndre le milieu,

c'est très difficile. « À la première, il faut dire que l'ultime de la puissance est dit de

l'ultime à quoi s'étend la puissance, et cela est très difficile: parce qu'il est très

difficile d'arriver au milieu, facile toutefois de 's'en écarter .: Et de cela la vertu qui

est dans un milieu es't l'ultime de la puissance. »92

1.2.4) Ultime et parfait

Il est un texte où Thomas d'Aquin marie ultimum et perfectum, et qui recoupe

les extraits de textes déjà cités. Il rapporte d'abord deux extraits d'Aristote: « La

perfection de n'importe quelle chose est lorsqü'elle atteint sa vertu propre »93. « La

vertù est ultime dans une chose »94. Puis Thomas d'Aquin tire comme conclusion:

« Et c'est pourquoi la perfec.tion d'une chose consiste en cela que, la chose atteint

91 ' · " Ibid. , page 349,tome 3, q. 1, art. 1, ad. 12.

92 Ibid., page 2,65, tome 3, q. 1, art. 13, ad. t. 93 D'Aquin , Thomas, Sentences, ed. Nova cuâ R. P. Mandonnet, O. P., Pariis, Surilptibus P. , Letheilleux, 1929, page 307, tome 4, livre 4, distinction VIII , q. 1, art. 1, ad. 1, numéro 17. 94 Ibid . .

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78

. son ultime. »95 Puis, plus fortement, il ajoute plus loin: « Parfait simplement est dit

de ce qui a l'opération de sa forme. »96

À quoi est formé le juste? Quelle forme s'est po~r ainsi dire donné le juste au

regard des biens extérieurs qui ont un ordre à un autre? C'est d'atteindre ce qu'H y

a de plus élevé, de plus parfait" de plus, conforme à sa vertu, soit la fin même de

, cette vertu: 'l'égalité. Ainsi, quand l'égalité est atteinte" nous pouvons dire, comme

nous le voyons par exemple dans le cas d'un processus judiciaire, que l'affaire est

close, que l'affaire est terminée. ,Ainsi, nous disons communément « à la fin du,

compte» pour clore la narration d'un différend, ou « chacun a son compte» pour

signifier l'équité d'un partage ..

1.2.5) Ultime et fin

Cet « ultime» au sens de meilleur, de parfait, « dans n'importe quelle chose

dans la chose élie-même, est l'opération même de la chose en vue de quoi elle

est ».97 Ainsi, en arriver à l'égalité semble bien ce en vue de quoi l'homme de bien

acquiert et exerce la vertu de justice .

.. Tous les sens du mot « ultime» s'appliquent à l'égalité, mais le dernier sens,

" celui qui présente l'ultime sous la raison de fin a plus d'excellence puisqu'il

assimile tous les 'autres sens, et convient adéquatement. L'égalité est l'ultime de la

justice comme ce en vue de quoi est la justice.

95 Ibid,

96 Ibid., page 307, tome 4, livre 4, distinction V"" q. 1, art, 1, ad . 1, numéro 18. 97 Ibid., page 307, tome 4, livre 4, distinction VIII , q. 1, art. 1, ad. 1., numéro 17 ..

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CHAPITRE 2

1) L'égalité est principe de l'amitié

Après avoir clarifié le mot «ultime» et tenté d'apprécier comment il

s'approprie à la justice, il est maintenant requis d'en faire autant pour la notion de

« principe ». Et d'une première intention, if semble que nous devions nous tourner

~ers le · livre 5 de la Métaphysique, car nous y rencontrons, dans le cadre de

l'examen qu'Aristote fait de plusieurs term~s qui concernent l'objet du

métaphysicien, les notions de « principe», de « cause » et d'« élément». Dans cet

examen, Aristote nous révèle que la . notion de « cause» englobe et excède la

notion d'« élément», et que la notion de «principe» englobe la notion de

« cause» et l'excède. Aussi, nous nous retrouvons donc devant la notion de

« principe »98 comme devant une richesse, "une largesse en laquelle nous perdre

aisément. Quand Thomas d'Aquin nous prévient dès le départ de la complexité de

ces notions en disant que « bien que principe et cause soient identiques par le

sujet, ils diffèrent cependant par la notion» 99 nous nous retrouvons dans une

subtilité où il est facile de s'y perdre.

Toutefois, si nous maintenions cette intention, nous pourrions contourner la

difficulté en procédant en sens inverse de l'ordre qu'a suivi Aristote, croyant que ce

. serait un meilleur point de départ pour connaître en quoi- l'égalité est vue, par

Thomas d'Aquin, principe de l'amitié. Comme dans une joute100 dont la

98 Nous trouvons dans la Métaphysique six sens au terme principe. Principe se dit: 1) « du point de départ du rT)ouvement de la chose»; 2) du « meilleur point de départ pour chaque chose»; 3) de « l'élément premier et immanent du devenir »; 4) de « la cause primitive et non-immanente [sic] de

. la génération, du point de départ naturel au mouvement ou du changement »; 5) de. « l'être dont la volonté réfléchie meut ce qui se meut et fait ·changer ce qui change »; 6) du « point de départ de la connaissance d'une chose ». En somme, «. Le caractère commun de tous les principes, c'ést donc d'être la source d'où l'être, ou la génération, ou la connaissance dérive.» Aristote, Métaphysique, tome 1,. trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1970, pages 245; 246, livre 4, chapitre 1,

- 1 012b34-1 013a19. . 99 D'Aquin, Thomas, Commentaire de Saint Thomas sur la Métapysique d'Aristote, trad. Germain Dar\denault, Faculté des Arts, Séminaire de Sherbrooke, page 3, livre 1 t leçon 1, numéro 751. 100 Sans prétendre reprendre la méthode l:ltilisée par Thomas d'Aquin dans la Somme Théologique , à la question de savoir si l'égalité est bu non principe d'amitié, nous levons, en premier, des raisons

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préoccupation principale serait l'élimination, nous pourrions d'abord nous

demander si régalité est un élément de l'amitié. Si l'égalité ne fait pas partie de la

raison d'amitié, si Aristote n'a jamais introduit l'égalité comme partie constitutive de

la définition de l'amitié, l'égalité ne ferait pas être l'amitié ce qu'elle est. Et s'il en

était ainsi, si l'égalité était exclue des éléments constitutifs de l'amitié, elle serait ni

sa matière, ni sa forme. Et si «' principe» inclut « élément», ce ne serait pas de

cette façon que l'égalité serait dite principe de l'amitié.

Poursuivant la route à rebours, il faudrait ensuite nous demander si l'égalité

est cause efficiente ou finale de l'amitié. De ces deux causes extrinsèques, nous

devrions écarter la cause finale, car l'égalité est la fin propre de la justice. Pour que

la cause finale tienne la route, il faudrait estimer que l'amitié est une espèce de la

justice. Mais alors, e.n tant qu'une de ses espèces, elle 'serait elle aussi une vertu,

ce qui ne semble pas le cas. «À la cinquième, il faut dire que l'amitié n'est pas

proprement vertu, mais conséquente de la vertu. Car de cela même que l'homme

est vertueux, il s'ensuit qu'il aime ceux qui sont semblables à lui. » 101

La cause finale étant écartée, il faudrait encore nous demander si l'égalité

peut être cause efficiente, et si oui, selon quel mode. Et si l'égalité n'était en

aucune façon cause efficiente de l'amitié: ni principale, ni adjointe, ni pour

préparer, ni pour perfectionner, ni . pour donner cons~il, il resterait- que l'égalité, si

elle peut être dite principe de l'amitié, elle le serait au sens où une chose est

principe sans être cause. Aussi, advenant que cela ne soit pas le cas, il nous

faudrait conclure que Thomas d'Aquin était dans une totale errance dans sa

compréhension d'Aristote, et il nous faudrait clore ce mémoire de maîtrise en

regrettant d'avoir été séduite et déçue ..

J 'vraisemblables de penser que non. Nous avons opté pour cette façon de faire en pensant que cela devrait diriger mieux notre attention sur ce qui permet de répondre oui, tel que nous le ferons au Boint 1.4 du présent chapitre, à la page 85. . . 01 D'Aquin , Thomas, Questiones Disputatae, De Virtutibus in CommiJni, Sumptibus P. Letheilleux,

Pariis, 1925, page 226, tome 3, q. l, art. 5, ad.5.

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81

Cependant, pour ne pas nous perdre dans des notions difficiles, une autre

façon de procéder, plus proportionnée celle-là, consisterait à raconter la génération

d'une amitié et d'en suivre· les étapes, de situer les éléments qui lui appartiennent

au .cœur de chaque étape et de saisir à quel mornent l'égalité · entre en lice. Et

comme l'amitié parfaite est la plus rare et la plus difficile aussi, alors que les

amitiés selon le plaisir et selon futile sont plus faciles à former, nous allons

.regarder se former ces deux espèces d'amitié .et surveiller· dans quel ordre arrive '

l'égalité, l'ordre. étant de la raison de principe. De plus, étant donné que les amitiés

entre inégaux comportent une difficulté spéciale, comme nous 'l'avons vue dans le

chapitre deux de la deuxième partie du présent ' mémoire de · maîtrise, nous

regarderons cette naissance dans les cas d'amitié entre égaux. Ce en quoi l'amitié

. parfaite excède ces deux autres espèces introduit quelque chose de différent

quant à l'égalité, et sera regardé après:

1.1) Génération d'une amitié entre égaux selon l'utile ou le plaisir

Dans la f~équentatlon d'une personne, quand nous nous faisons plaisants

dans nos actes pour elle, et qu'elle nous donne des signes qu'effectivement nous

le sommes; quand elle pose à notre égard des actes du même ordre qui nous

. plaisent; et quand nous sento'ns que. c'est de bon cœur, et .pas seulement par le

besoin de simple convivialité; . quand enfin, étalé sur une certaine durée, l'échange

persiste et comporte une égalité, pour chacun~ des deuxpersorines, entre les

plaisirs donnés et les plaisirs reçus, n'avo~s-nous pas les ingrédients d'une amitié

potentielle?

Cette figure du bien, ce «plaisant» en premier, en second ce «de bon

- cœur» et en troisième cet « égal», interviennent de toute évidence et ne peuvent

. en aucun .cas être totalement exclus du processus de la génération de l'amitié.

Aussi, noüs disons que le bien est un, parce que le même, que la qualité

d'intention' est une parce que semblable, et que la puissance exercée dans la

communication est une parce qu'égale. Ainsi, indubitablement, le bien, la

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bienveillance et l'égalité opèrent. Aussi, comme le mot « principe» comporte l'idée '.

d'ordre, et puisque plus une chose est .antérieure, plus elle a raison de principe, il . -

semble que l'égalité arrive bonne troisième dans la génération d~ l'amitié, et ainsi

q.u'elle a moins raison de principe que le bien et la bienveillance.

Aussi, dans la mesure où nous ne pouvons aimer sans connaître, il semble

qu'il · ne puisse en être autrement. En effet, dans l'ordre de ce qui est connu de

I·'autre, ce qui arrive en premier, c'est sa bonté, et ce peu importe si cette bonté se

prend du côté de la vertu, de l'utile ou du plaisir. C'est l'aimable qui provoque à

l'amitié, nous dit Aristote, et l'aimable c'est le bien. Ainsi, c'est le bien vu en l'autre

qui provoque l'amour. Ensuite, dans la communication de ce bien, la bienveillance

doit être connue. Aussi, quand nous communiquons à l'autre ce en quoi nous

s6mm·es bons sans le faire de bon cœur ni dans la mesure qui convient, le bien a

beau se montrer qu'il reste fade et n'attire pas. C'est le cas quand une chose nous

est donnée avec hésitation et tristesse. Finalem~nt, faisant suite à la connaissance

du bien qui est en l'autre et de la bienveillance avec laquelle l'autr~ dispense et

communique sa bonté, arrive ultimement la perception de l'égalité.

En somme, nous pourrions dire, dans "un ordre correct, que dans la

génération de l'amitié, ies deux personnes .perçoivent, chacune de leur côté, une . .

-adéquation dans ce qu'elles aiment,· dans la manière de se le communiquer, et

dans la « quantité.» qui est communiquée. De cela, et pour autant qu'il en est bien

ainsi, il ressort que l'égalité ne peut jamais être première dans l'ordre de la

génération · de l'amitié potentielle~ C'est donc dire que l'égalité ·ne peut être

principe, entendu comme le point de départ de la génération de l'amitié. Mais alors

comment l'égalité pourrait être dite principe?

1.2) Destruction d'une amitié entre égaux selon l'utile ou le plaisir

Supposons maintenant que cette amitié dont nous venons de narrer ~e . .

commencement est pleinement réalisée, et voyons comment elle peut se détruire.

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Partant de l'idée que la privation ou la négation de ce qui est requis à la formation

d'une chose mène à la destruction de cette 'chose, nous sommes en droit de croire

que la privation ou la négation de ce qui est requis à la formation d'une amitié

selon le plaisir mènera à la destruction de cette amitié. Aussi, très succinctement,

parce que cela. fut abordé à l'occasion dela partie traitant l'amitié, envisageons les

trois modes suivants. Si nous percevons que notre ami cesse de nous être bon

. selon le plaisir, il en résulte la destruction de l'amitié, car le motif qui l'a vue naître

n'opère plus. Cette destruction e~t radicale parce que ce qui tombe c'est ce qui est

premier dans la formation de ·l'amitié. Cependant, si nous étant encore plaisant,

l'autre ne l'est toutefois plus de bon cœur, ou l'étant de bon cœur, il ne l'est pas

autant que nous le sommes pour lui, cette amitié, sans être détruite, est tout de

même en régression, déclinant vers une amitié entre inégaux. C'est donc dans la

perception d'une inégalité que ·surviènt la régression de cette amitié.

Ainsi, de même qu~ l'ordre dans la construction d'une. maison consiste à

. passer des fondations au toit, cependant que sa démolition prend le chemin

inverse, défaisant en premier ce qui a été fait en .dernier, de même la destruct.ion

d'une amitié entre égaux et selon le plaisir prend aussi le chemin inverse de sa

formation. Quand l'égalité est rompue, c'est pour ainsi dire le commencement du

déclin. Toutefo.is, pourdes personnes qui ne sont pas encore établies dans une fin

principale comme dans la règle de leur vie, changer le bien qu'elles visent entraîne

qu'elles changent aussi leurs relations pour se tourner vers une autre par qui elles

pensent arriver 'à ce nouveau but. Et de cette façon se défait une amitié par ce qui

fut premier dans sa formation. Mais, pour des personnes ancrées dans une règle

de vie, le déclin commence par le dernier terme de la formation.

Aussi, . le même discours pourrait être tenu pour les amitiés selon l'utile .

. ' -quand Aristote traite de l'une et de l'autre, il tient quasi le même propos comme si

étant quasi semblables dans leur génération, et dans le caractère accidentel de

leur. motif respectif, ces amitiés l'étaient aussi dans leur corruption.

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En somme, vue de cette façon, c'est-à-dire quant à l'ordre de la connaissance

requise à l'amour et quant à l'ordre de la formation « in concreto »., l'égalité n'arrive

pas en premier dan.s l'amitié. Elle serait plutôt première en termes de privation, en"

tant qu'elle est la première chose qui comm~nce à manql:Jer dans le processus de

régression. Ce qui montre que le rôle de l'égalité 'en est un davantage lié à la

conservation qu'à la génération.

1.3) La génération et la destruction d'une amitié entre inégaux, et de

l'amitié véritable

1.3.1) Au regard de l'amitié entre inégaux selon l'utile ou le plaisir

Tout ce que nous venons de voir au sujet de la génér~tion, de la régression et

de la destruction d'une amitié entre égaux selon le plaisir ou l'utile, peut aussi

s'appliquer à une amitié entre inégaux au regard de l'utile ou du plaisir. E~ effet,

l'ultime de la puissance de l'un étant inférieur à l'ultime de la puissance de l'autre,

parce que connue et reconnue, n'est pas un empêchement pourvu que soit

reconnu aussi le milieu qui convient à chacun. Si le supérieur aimait plus qu'il ne le

doit, son .amitié serait comparable àla prodigalité. Et si l'inférieur aimait moins qu'il

.ne le doit, son . amitié serait comparable à l'avarice. L'absence de proportion .

géométrique serait aussi l'absence de. la mesure en laquelle réside leur amitié, et

partant, elle serait sur le chemin de 'Ia régression.

1.3.2) Au regard de l'amitié véritable

: Peut-il en être autrement de -l'égalité dans l'amitié selon la vertu, que cette

amitié soit ou non entre ég.aux? Est-il un autre 9rdre, ou dans la connaissance ou

dans la formation, qui permettrait de situer l'égaJité avant les autres conditions déjà

observées? .11 sembJe 'que non. Le bien est vu en premier, qu'il se montre sous le

visage du plaisir, de l'utile ou de l'honnête'; le bon cœur est vu ensuite; l'égalité ou

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l'inégalité en dernier. De ce fait, l'égalité reste bonne troisième, et ne peut être dite

au principe de l'amitié.

1.4) Égalité et bienfaisance réciproque

Jusqu'à maintenant, tout ce que nous avons. fait ressortir montre que l'égalité

occupe la troisième place, et que, par le fait même, il nous est impossible de

prétendre que l'égal'ité est principe de l'amitié. Cependant, se pourrait-il qu'il y ait

quelque chose d'essentiel qui nOU$ ait échappé en ' passant trop vite sur la

définition de l'amitié? Se pourrait-il que l'ordre même qu'Aristote met dans .Ies

éléments constitutifs de sa définition de l'amitié soit aussi l'ordre en lequel se

génère l'amitié?

À y regarder de plus près, il semble qu'il en soit ainsi. Quelque chose

d'essentiel est resté dans l'ombre. Il semble si vraisemblable de partir de l'amour

pour lotir le champ de l'amitié, que nous passons vite sur un tel propos comme en

terrain connu. L'amour posé, nous 'sommes encore dans du flagrant quand il s'agit

de reconnaître qu'aimant le vin, nous ne pouvons être en aucune façon son ami.

Et, à nouveau, nous passons vite. Arrive .Ia bienveillance, et là, nous avons

'l'impression qu'Aristote, faisant ce pas, entre . dans son sujet spécifiquement Et

c'est là l'erreur. Le pas que fait alors Aristote en introduisant la . bienveillance, est

un pas qu',il fait dans l'amour en passant d'un appétit à un autre.

Avant que n'intervienne la bienveillance qui tourne l'aimant vers autre chose

. qu'ultimement lui-même, nous avons l'appétit sensitif que le vin illustre si bien.

'Avant -qu'il ne pose la bienveillance, il n'y a que passion, que concupiscence. En

fait, introduire la bienveillance, c'est introduire la volonté. La volonté est un appétit

qui sort l'homme de lui-même, l'appétit sensible étant un appétit pour soi. Dans la

~esure où ' la volonté est dans la ligne 'de la raison, elle est devànt l'universel,

devant un ~ien qui lui est soumis dans l'universel en sorte que s'étend aux autres

ce qui est bien en soi, et pas seulement ce qui est bien pour soi. Rien d'étonnant

- - -- - - - - - - ---- - - - ---------_-----...:._------"

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aussi à ce que les plaisirs liés aux sens ne se communiquent pas :' imposSible de

communiquer à un autre le plaisir que j'ai de boire tel cognac. ' Mais mon plaisir

dans la poésie, se partage, se communique.

Bref, en introduisant la bienveillance, Aristote est toujours dans l'amour. Et

l'erreur commise en pensant narrer la génération de l'amitié fut, quant à ce point

précisément, que cette narration en était une de l'amour. Aussi, du fait que l'égalité

arrive en troisième quant à la génération de l'amour, cela permet seulement de

conclure qu'elle n'est pas principe de l'amour au sens premier du mot « principe »,

et non qu'elle n'est pas principe de l'amitié.

'Pour mieux rendre compte du fait qu'Aristote, ajoutant la bienveillance à

l'amour, est toujours dans l'amour, nous pouvons relire le début du chapitre 4 du

livre Il de la Rhétorique. Il définit d'abord ce que c'est aimer, et ensuite ce qu'est

l'ami. « [A]imer, c'est souhaiter pour quelqu'un ce que l'on 'croit des biens, pour lui

et non pour nous, et aussi être, dans l'a mesure de son pouvoir, enclin à de tels

bienfaits. Est notre ami celui qui nous aime, et que nous aimons en retour. » 102

Dans sa définition d'aimer, forcément le bien, la bienveillance, ainsi que la

bienfaisance interviennent. (Nous avons, paraphrasant la d$fi~ition de l'amitié dans

une partie antérieure, fait une remarque sur la bienfaisance, une remarque qui

paraissait sortir , du propos même d'Aristote, mais qui nous a semblé pertinente.)

Ensuite, arrive I~ définition , de l'ami, une 'définition qui ne s'arrache pas de l'amour,

mais qui ajoute quelque chose qui commence à en donn~r la spécificité. Et c'est la

réciprocité. Tant que n'opère pas la réciprocité, qui plus est la réciprocité connue,

nous sommes encore dans l'amour. Par l'ajout de la bienveillance, nous sommes

sortis de l'amour qui concerne l'appétit sensitif, pour entrer dans un amour qUi

concerne l'appétit rationnel, la volo.nté t mais nous sommes toujours, dans l'amour,

et pas encore dans l'amitié propremerJt dite. Un signe qu'une définition est

102 Aristote, Rhétorique, trad, Médéric Dufour, Société d'Édition Les Belles Lettres, Paris, 1967, page 68, tQme 2, livre 2, chap. 4, 1380b35 -1381a1 .

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inachevée, c'est que nous ne pouvons pas convertir le défini et sa définition. Nous

pouvons dire que l'amitié est un amour bienveillant et bienfaisant, mais nous ne

pouvons dire qu'un amour biènfaisant et bienveillant est l'amitié . . 11 faut encore

'ajouter quelque chose, et c'est là qu'arrive la réciprocité dans la définition que

nous donne Aristote, ouvrant la porte à une sorte particulière d'amour: l'amitié. Et

cette réciprocité est ce qui en premier commence l'amitié, et a raison de principe.

Et la question est maintenant de savoir de quoi il y a réciprocité. Si 8ous .

perdons de vue la bienfaisance pour ne retenir que la bienveillance, nous pouvons

penser que ce qui génère l'amitié c'est le caractère mutuel de la bienveillance.

Toutefois, dès l'instant où nous gardons à l'esprit la bienfaisance, la réciprocité

acquiert une richesse nouvelle. La réciprocité ne peut pas être uniquement dans la

mutuelle intention bonne des personnes, mais doit être aussi dans les actes, dans

les biens qui sont faits, à savoir la bienfaisance réalisée, faite. Aussi , la réciprocité

pour être entière implique non seulement « un mutuel» du côté de l'intention du

bien, mais aussi « un mutuel» dans les biens communiqués. Alors que l'égalité

arri~ait en troisième position dans la génération de l'amour, elle est pour ainsi dire

impliquée dans ce qui, en premier, fait surgir l'amitié de l'amour. Et c'est ici que

l'égalité est principe et s'apparente au troisième ·sens du mot «principe»

répertorié à la page 79. Sous ce rapport, l'égalité opère à la m~nière d'une cause

formelle ; à tout le moins, comme une condition qui se prend du côté de la forme.

U.n texte de Thomas d'Aquin nous fait saisir encore mieux cette idée que le .

mutuel qui fait naître l'amitié ne ·se prend pas seulement du côté de l'intention des

personnes, mais aussi au regard de la communication mutuelle des biens. « H faut

répondre que la charité signifie non-seulement [sic] l'amour de Dieu, mais encore

une certaine amitié qui nous unit à lui et qui ajoute à l'amour une réciprocité

d'affection qui fait qU"il y a communication de l'un à l'autre, comme le dit Aristote

(Eth. Lib. VIII, cap. 2 et 3). » 103

' 103 D'Aquin , Thomas, Somme théologiqu~, trad . M. l'abbé Rioux, Librairie Ecclésiastique et Classique d'Eugène Berlin , Paris, 1852, page 169" tome 3. 1, 11 , q. 65, art. 5, resp.

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Il est ici une double mutualité, qui peut se prendre tout à la fois dans les

personnes et dans ce qui est communrqué entre' ces personnes. Dans la

bienfaisance arrive cette double mutualité. Et l'égalité est présente. Sous ce

. rapport, il semble que la réciprocité complète ne se prenne pas seulement du côté

de l'intention, mais aussi du côté de ce qui est communiqué ' et quant à cela,

l'égalité est comprise. dans la réciprocité. Et ce qui apparaissait troisième dans la '

. formation de l'amour, est ce .qui premièrement dégage l'amitié de. l'amour.

1.5) L'égalité est principe

Il yale même rapport entre bienveillance et bienfaisance qü'entre puissance

et acte. Aussi, quand Aristote dit que la · bienveillance est pri~cipe d'amitié, il

procède par la disposition intérieure dont l'actualisation .est la bienfaisance. Le

vertueux ne choisit pas la bienveillance: il est déjà amoureux du bien pour lui­

même, mais il choisit les actes en lesquels se réalise la bienveillance qu'il tourne

vers un autre, de 'sorte que la bienfaisance est pour ainsi dire l'ultime de la

bienveillance. Aussi, dire que la bienveillance est principe et dire que la

bienfaisance est principe, c'est dire la même, chose dont l'une est de la puissance

et l'autre de l'acte de cette puissance. Ainsi, nous pouvons dire que la bienfaisance

est principe.

. Aussi, quand arrive la réciprocité de la bienfaisance, arrive aussi l'égalité qui

lui est implicite. Et poser la réciprocité dans la définition de l'amitié, c'est aussi et

en même temps poser l'égalité inhérent~ à la réciprocité. Et comme la réciprocité,

au regard des éléments constitutifs de la définition qu'Aristote donne de l'amitié,

commence à spécifier cette sorte d'amour qu'est l'amitié, l'égalité a raison de

commencement, de principe. Et l'amitié est d'autant plus parfaite que se réalise

parfaitement cette égalité: égalité prochaine dans la réciprocité des bienfaits;

égalité intermédiaire dans' la volonté du bien; égalité plus lointaine du bien le plus

noble qui provoque ,à aimer. Ainsi, nous po~vons dire que l'égalité est principe

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d'amitié. Une telle égalité dans les bienfaits inhérente à la notion de réciprocité ne

suppose-t-elle pas une égalité des personnes?

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CHAPITRE 3

Pourqu~i l'égalité est la fin de la justice et le commencement de l'amitié?

Nous avons vu que l'égalité est l'ultime de la justice, et nous avons, après en

avoir dégagé différentes significations, rangé cet « ultime» sous la raison de

finalité. N'étant pas étrangère à l'analyse de l'amitié, nous avons aussi vu que

l'égalité est principe d'amitié, et cette notion de « principe »., nous avons pu la

dégager en retournant au cœur de la définition qu'Aristote nous donne de l'amitié.

L'égalité est pour ainsi dire ce qui donne la forme de l'amîtié au sens où elle

constitue l'amitié en tant qu'espèce d'·amour. Ce retour sur la définition qu'Aristote

donne de l'amitié nous a été suggéré tout particulièrement par un mot de Thomas

d'Aquin. En effet, dans le De Virlutibus in Communi, Thomas d'Aquin se demande

si les vertus se distinguent entre elles. Aussi, pour répondre à sa question, il forme

un universel qui excède ·Ie seul fait de définir la vertu, et il dit: « N'importe quelle

chose se diversifie quant à l'espèce selon ce qui est formellement en elle. Ce qui

est formel en n'importe quelle chose ·est ce qui complète sa définition; la différence

ultime constitue l'espèce ... » 104. Aussi, comme nous l'avons déjà dit, la réciprocité,

qui dégage l'amitié comme espèce d'amour, comporte. l'égalité. Ainsi, cette

dernière n'est pas la différence ultime, mais c'est elle qui commence à donner la

forme de l'amitié, et en .ce sens, nous disons que l'égalité est principe d'amitié.

Ceci étant dit, il nous faut admettre qu'en · réalité ce que nous avons posé

permet de répondre à la question: comment .l'égalité est l'ultime de la justice et

principe d'amitié? Bien que cela ' soit tout à faire nécessaire à notre

compréhension, il nou~ reste tout de même à répondre à la question « pourquoi » ..

Il nous faut donc · trouver une lumière plus haute qu.i supportera la principale

assertion de ce mémoire de maîtrise. Aussi, il nous · semble que cette lumière est

104 D'Aquin, Thomas, Questiones Oisputatae, De Virtutibus in Communi, Sumptibus P. Letheilleux, Pariis, 1925, page 257, tome .3, q. 1, art. 12, resp.

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en germe dans la comparaison de la cohésion et de l'union, et pour voir l'éclat de

la lum·ière il nous faut revenir sur la notion d'« ultime».

Concernant la notion d'« ultime» en tant que perfection, Thomas d'Aquin estime

que l'ultime d'une chose se discute doublement, à savoir dans la chose même, et

en dehors de la chose. «L'ultime d'une chose est double: un qui est dans la

chose, et l'autre qui est en dehors de la chose: ainsi pour le corps l'ultime dans le

corps est la· superficie' contenue par le corps, l'ultime en dehors, est le lieu qui est

la superficie contenant le corps. » 105 Aussi, nous disons que l'ultime de la justice

dans la justice' c'est l'égalité, et que l'ultime de la justice en dehors d'elle, c'est la

. cohésion des citoyens. Au regard de l'amitié, nous disons que 1'~ltime dans l'amitié

c'est l'union. Et comme l'union de personnes a . plus ' d'excellence, plus d'intimité

que la seule cohésion, l'amitié doit assumer l'égalité. Si l'égalité est requise pour la

. cohésion, elle l'est aussi, et à plus forte raison, pour l'union. Dans l'amitié, 'les amis

vivent ensemble, non pas comme deux êtres en qui se voit une cohésion, mais

. comme deux êtres qui s'unissent quant à ce qu'il y a de meilleur en eux, d'où la

koinônia tel qu'abordée au point 3.1.2.1 (deuxième partie, chapitre 2, page 67).

Une façon de voir que l'union est plus excellente que la 'cohésion, c'est de

. montrer que l'amitié l'emporte sur 'a justice. En s'inspirant d'un lieu des Topiques, . )

Et, de deux ,choses, celle qui, tout le monde la possédant, nous ôterait le besoin de l'autre, doit être préférée à celle qui, tout le monde la possédant, nous laisserait le besoin , de la chose restante; tel est le cas de la justice et du courage. : si tout le monde était juste, le courage ne servirait à rien, tandis ~ue si tout le mOhde était courageux, ra justice serait encore utile 10 .

nous pouvons dire quià l'image de la justice qui ·l'em.porte sur le courage, l'amitié

. l'emporte sur la justice, car là où règne l'amitié, la justice n'est plus nécessaire,

cependant que là où règne la justice, l'amitié est·encore nécessaire.<<' Et quand les

105 D'Aquin, Thomas, Sentences, ed.. Nova cuâ R. P. Mandonnet, O. P., Pariis, Sumptibus P. Letheilleux, 1929, page 307, tome 4, livre 4, distinction VIII, q. 1, art.1, ad. 1, numéro 17. 106 Aristote, Topiques , trad . Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin , Paris, 1965, page 103, livre 3,

, . chap. 2, 117a38-117b2. .

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hommes sont amis il n'y a plus besoin de justice, tandis que s'ils se . contentent

d'être justes ils ont en outre besoin d'amitié ... »107.

Remettons-nous . maintenant dans le contexte où Thomas d'Aquin pose

l'assertion qui est à la source de ce mémoire de maîtrise. «[L']amitié est une

espèce d'union ou société d'amis qui ne peut avoir lieu entre des gens trop

distants; il faut, au ' contraire, qu'ils accèdent "à l'égalité. » 108 "Parlant de l'amitié, "

nous voyons ici que la notion d'« union» est fondam"entale, et- qu'en celle-ci toute

distance pouvant exister entre les amis doit être aplanie pour l'accession à

régalité. Nous pouvons donc voir en l'union la raison de l'égalité comme principe.

Dans l'amitié parfaite, l'union implique que l'aimé est dans l'aimant, et qu'il y est

comme un autre soi-même. Et en disant « un aütre soi-même », c'est toute la"

personne aimée qui est concernée, et non pas quelque chose d'elle, quelques

accidents comme ce qui arrive dans les amitiés imparfaites.

Aussi, parce que l'aimé est dans l'aimant comme un autre soi-même, l'amour"

" de soi est à la racine de l'amour d'autrui. C'est cet amour de soi qui est transporté

à un autre. Ce mot d'Aristote (livre IX, chapitre 4) : « L'amour pour autrui naît de

l'amour de soi », Thomas d'Aquin le rend dans un article en l'élevant bellement.

Faisant le tour de l'objet de la charité, Thomas d'Aquin lève la difficulté de savoir si

I.'homme peut s'aimer lui-même de charité. Bien que la dernière partie de l'article

concerne proprement le théologien, la première emprunte à la philosophie.

La charité étant une amitié, nous pouvons en parler de deux manières. D'abord, selon sa raison commune d'amitié; et en ce sens, on doit dire que l'amitié ne peut pas" exister, à proprement parler, à l'égard de soi-même, mais qu'il existe quelque chose de

" "plus que l'amitié; car l'amitié implique une certaine union; Denys dit, en effet, que « l'amour est une force qui unit». Or, tout individu a, vis-à-vis de lui-mêm'e, sa propre unité, "qui l'emporte sur. l'union qu'il peut avoir avec un autre. Et, de même que l'unité est principe

107 Aristote, Éthique "à Nicomaque, trad. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1959, page 383, livre VIII, chap. 1, 1155a26. " 108 D'Aquin, Thomas, Commentaire aux dix livres de l'Éthique à Nicomaque d 'Aristote par Thomas d'Aquin, trad ." Yvan Pelletier, Faculté de Philosophie, Université Laval, Québec, page 282, livre 8, leçon 7, numéro"1632. " "

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d'union, ainsi l'amour que l'on éprouve' pour soi-même est la forme ' et la racine de l'amitié. En effet, on peut dire que' nous avons de l'amitié pour d'autres, quand nous sommes pour eux ce 'que, nous sommes pour nous-mêmes; il est dit dans les Éthiques: « Les marques d'amitié pour autrui dérivent de celles que l'on a pour soi », de même que l'on dit aussi, à propos des principes, qu'ils ne sont point objet de science, mais de quelque chose de plus: l'intelligence.1 9 '

93

La vertu donne à l'homme son unité parfaite, et quand nous disons que ra

vertu rend l'homme maître ' de lui, c.'est qu'il est devenu tout ce qu'il a à être,

homme en acte, homme accompli. Et plus est achevée, parfaite, l'unité de la

personne, plus toute la personne est aimable, et plus sera intime l'union entre

personnes 'ainsi accomplies, ainsi vertueuses. Et l'aimé ne peut pas être

pleinement un autre soi-même sans être égal à soi.

En disant que l'amitié que nous avons pour les autres consiste ,en ce que

nous soyons pour eux ce que nous sommes pour nous-mêmes, cela implique que

ce qui appartient à l'amour de soi est transporté dans l'amour de l'autre. Et dans la

mesure où ce transport est réciproque, <?'est ici·que, nous 'pouvons trouver la racine

de toutes les manières selon lesquelles apparaissait l'égalité dans notre analys~ '

de l'amitié parfaite, et dans une mesure moindre pour les amitiés imparfaites qui

participent de cette amitié'-Ià. Ailleurs, Thomas d'Aquin dira, parlant de l'amour de 1

s.oi, « et c'est pourquoi de cet amour il est nécess'aire d'arriver à la mesure de tout

amour par lequel quelqu'un aime un autre. » 110 En nous appuyant sur ce passage , '

. nous pouvons dire qu'autant ce fut dans une différence spécifique de l'amitié que

l'égalité s'est montrée principe, autant c'est au genre de l'amitié qu'il faut revenir '

pour en voir la préparation.

,109 D'Aquin, Thomas, Somme Théologique, trad. Française H. - D. Noble, Éditions de la Revue des Jeunes, Société Saint Jean L'Évangéliste, Desclée & Cie, Paris, 1936, pages 132, 133, tome 1, 11, 11, q. 25, art. 4, resp.

,110 D'Aquin ,. Thom,as , Questionnes Quodlibefales, Sumptibus P. Lethielleux, Editoris, Pariis, 1926, page '189, quodlibetum quintum, art. 6, resp.

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94

Au troisième livre des Sentences, Thomas d'Aquin reprend pour son compte

le développement qu'Aristote fait au chapitre 4 du livre IX de l'Éthique à

Nicomaque. Il relate alors le transport de l'amour de soi à l'amour d'autrui, ne

manquant pas 'de préciser ce que l'amitié ajoute à l'amour.

Puisque l'amour unit de quelque manière l'aimé dans l'aimant, il suit que l'aimant se rapporte à l'aimé comme à lui-même, ou à ce qui est de sa perfection. À lui~même ' toutefois, et aux choses qui sont de lui, il y a ce mode tel qu'en premier il veut en sa présence tout ce qui est de sa perfection. Et c'est pourquoi l'amour inclut la concupiscence de ce qu'il désire présent pour lui. Deuxièmement, l'homme se retourne par aff~ction vers l'autre en lui, et lui désire toutes les choses qui lui sont avantageuses. Et selon que cela est fait, l'amour inclut la bienveillance en·tant qu'est désiré le bien de l'autre. Troisièmement, ces choses qùe l'homme désire pour lui­même, il les acquiert en opérant. Et selon qu'il exerce cela à un autre, l'amour inclut la bienfaisance. 111

De plus, «l'amitié toutefois ajoute deux choses: l'une est la .société dans

l'amour de l'aimant et de l'aimé, à savoir qu'ils s'aiment mutuellement, et qu'ils

savent qu'ils s'aiment mutuellement; l'autre est qu'ils opèrent d'élection et non de

p'assion. » 112

. En somm.e, dès le départ, l'union est cause du fait que l'aimant se rapporte à

l'aimé comme à lui-même. L'aimant est pour l'aimé ce qu'il est déjà pour 'lui-même.

Nous pourrions dire que dans la bienveillance, il y a déjà quasi~réciprocité entre ce

que l'aimant désirè pour lui-même et ce qu'il désire · pour l'autre. De même pour la

bienfaisance: il y a quasi-réciprocité entre ce que l'aimant opère pour lui etce qu'il

. opère pour l'aimé. Il aime l'al:Jtre comme lui-même, il l'aime également. Aussi,

quand arrive pour l'aimant le fait d'être aimé' en retour de la même façon, en sorte

que l'un l'autre s'aiment également, cette réciprocité connue constitue l'amitié.

L'égalité dans la réciprocité des personnes est comme le prolongement de l'égalité

présente dans l'amour de soi que chacun transporte dans l'amour de l'autre.

111 D'Aquin, Thomas, Sentences,ed. Nova cuâ R. P. Mandonnel, '0. P., Pariis, Sumptibus P. Letheilleux, 1929, page 874, tome 3. livre 3, distincti.on ·XXVII , q.2, art. 1, resp ., numéro 107. 112 Ibid. , page 874, tome 3, livre 3, distinction XXVII, 'q. 2, art. 1, resp., numéro '108. ' .

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Pour aimer l'autre comme on s'aime soi-même, comme u'n autre soi-même, il

faut voir dans l'autre une parité, une égalité qui prend ,en compte toute la personne

et pas seulement une communauté d'accidents. Et plus l'écart en vertu est grand

'entre soi et une autre -personne, moins on est devant un autre soi~même, et

conséquemment moins on est disposé à l'aimer comme soi-même. Ators que la

justice établit l'égalité dans les choses extérieures en proportion des personnes,

dans l'amitié, c'est l'inverse: c'est l'égalité des personnes qui fonde là proportion

de _ ce que les amis s'échangent. Et seule l'égalité entre vertueux rend l'amitié

parfaite. Voilà pourquoi l'égalité est principe d'amitié.

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CONCLUSION

Comment s"arrêter quand on sait déjà que demain, dans un mois, un lien qui

nous a échappé, une lecture qui nous éclaire, une notion qui se précise de mieux

"en mieux, forceront de revoir ce mémoire, enlevant ici, corrigeant là, ajoutant

ailleurs? Comment clore un texte et se reposer dans un premier acquis, quand tout

l'être est encore en mouvement, aspire à meilleur, conscient qu'en marche vers la

clarté, tant de choses restent encore sous le valle? C'est à l'art naval que

j'emprunterai l'esprit de cette dernière partie de ce mémoire de maîtrise. Dans cet

art, l'expression faire le point consiste à se situer, doublement: quant au point de

départ et quant au point d'arrivée. Et bien que je manque d'un recul suffisant, c'est

sous ce double rapport que je conclurai.

D'où je suis partie?

Au point de départ, il fa4t dire que J'Éthique à Nicomaque est un ouvrage

d'Aristote qui m'a .conquise. J'aime l'étude, et j'en fais ma vie. Dans le plaisir de

découvrir une vérité, j'aime ma vie . . Mais .mener ma vie, et répondre de ma vie,

c'est aussi grandir, devenir une personne meilleure qui se dirige, qui se gouverne

et qui se corrige. Qu'est-ce que le bonheur comme cap ultime? Par quels moyens

y parvenir? Qu'est-ce qu'une personne bonne en elle-même, aussi bien pour elle­

même que pour les autres? Et au terme de ma vie, de quoi pourrai-je me. glorifier,

non pas' devant les autres comme un exercice de vanité, mais devant moi-même?

Et l'Éthique à Nicornaque me rejoint dans ces deux aspects de ma vie. D'abord en

tant que traité, il me rejoint dans, ma vie spéculative : c'e.st un chef-d'œuvre de

finesse, . d'ordre, de profondeur, où les habitudes intellectuelles d'Aristote se

montrent et donnent le goût de s'y former aussi. Ensuite, quant à la matière du

traité, l'œuvre me rejoint dans' ma vie pratique: elle fait de la lumière sur le bien. Et

comme il est en chacun de nous un sens ~e l'honneur, une disposition au bien q~i

se laisse toucher par un discours qui présente le bien, lire l'Éthique à Nicomaque

comble deux appétits en même temps.

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Où j'en suis rendue?

Au cœur de cet ouvrage, j'ai rencontré une double rectitude, l'une par rapport

à soi-même et l'autre par rapport à autrui. Quant à la rectitude· qu.i est en rapport à

soi-même, j'ai été é.merveillée par l'étude de la tempérance et du courage. Alors

que le concupiscible et l'irascible peuyent n'être que des mots abstraits, qu'une

distinction de manuels, ces appétits s'incarnent et vivent dans le discours

d'Aristote. Ce discours révèle à nous-mêmes une dimension de notre .être, non pas ,

c.omme quelque chose d'étranger qu'il faut faire mourir pour être bien avec soi-

même, mais quelque chose qui participe de la raison. Les vertus de tempérance. et

de courage sont une fête de l'appétit lorsqu'il est élevé au pqint d'obéir à la raison.

Impossible d'être un sans cette proportion, cette conformation, cette concorde

entre l'appétit et la raison droite . .

Comment ne pas être émerveillé de l'ordre même qu'Aristote met ·dans ces

derniers termes du sixième livre de l'Éthique à Nicomaque, et qui fonde la

participation de l'appétit à la raison. Si ce propos ne tient pas la route, la vertu

devient une morale du devoir, et l'homme devient une machine qui agit selon la

raison, seu·lement selon la raison, l'homme n'est plus qu'un programme appliqué à

·un outil, et où, bien sûr, le plaisir serait suspect, et peut être même un signe qu'on

n'agit pas selon la raison. La .morale d'Aristote embrasse toute la personne, et la

vertu est une manière ' de s'appartenir totalement. · On ne peut pas se définir .

comme un animal raisonnable et trouver sa convenance . dans l'angélisme, sans

montrer uri certain dégoût pour notre nature même. Il estvrai qu"on peut aimer une

nature qui est au-dessus de la nôtre comme on le voit en -toute religion, mais cet

amour d'un Dieu, loin d'entraîner un dédain pour lui-mê,me, donne au croyant de

s'estimer plus aima~le en participant à plus parfait ~ue lui-même, tout comme sont

aimables aussi les passions qui participent dela raison.

Quant à la rectitude de nos rapports avec autrui, j'ai été particulièrement

impressionnée par la justice et l'amitié. Il est en chac~ne d'elles une excellence qui

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donne le goût de les connaître mieux. Excellence dans la vie commune pour la

justice; excellence dans la vie privée pour l'amitié; excellence de .Ia justice qui

embrasse toutes les vertus; excellence de l'amitié parfaite qui prolonge toutes les

vertus; excellence de la justice quant à la cohésion des citoyens entre eux;

excellence de l'amitié quant à l'union d.e deux ou quelques personnes entre elles.

Et dans un cas comme dans l'autre, la présence de l'égalité. Et quelles belles

confusions ne résulte~t-il pas d'une conception incomplète de l'égalité?

Ainsi de celui qui croit, dans une conception simpliste de l'amitié, qu 'il peut

réclamer comme un dû autant d'amour qu'il en donne. Il transporte, en amour,

l'égalité de la justice, et partant se trompe de lumière. Il veut être aimé également

quand justement être égal à l'autre est un prérequis à l'amitié, et non sa

conséquence.

Ainsi encore de celui qui veut, dans une perception simpliste de la liberté,

faire tout ce qu'il veut, quand il le veut, là et où il le veut. En se heurtant à l'autre

comme à une limite, il finit par penser que sa liberté s'arrête là où celle de l'autre

commence. En réalité, il confond la liberté et la justice: ses droits commencent là

où justement commen.cent ceux de l'autre. Quand on est heurté par le fait de

rendre à l'autre ce qui lui est dû, cela ne traduit pas un appauvrissement de la

liberté, mais un refus de la justice. L'autre est toujours' de trop quand il n'y' a

d'espace que pour soi.

En percevant que la justice protège de l'égoïsme malsain, on saisit mieux

pourquoi elle appelle les actes vertueux et répudie le vice, .et partant qu'elle est . ,

d'une certaine manière la vertu de la ve:rtu. Un amour désordonné de soi ne se

transfère pas à. un autre que soi: il assume l'autre comme un instrument pour

ramener à soi son profit. Ce ne serait peut-être pas de mauvaises métaphores de .

,dire que l'égoïsme malsain est une gourmandise de l'autre quant àce qu'il peut lui

prendre, et une avarice calculée de l'autre quant à ce qu'il peut lui donner. Dans

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nos rapports avec autrui, la justice, parce qu'elle atteint ultimement l'égalité,

éduque et ouvre la voie à une communication plus intime: l'amitié.

Aussi ce fut un émerveillement de découvrir ce renversement de l'égalité,

selon qu'elle est- ultime pour la justice et principe pour l'amitié. Et il ne s'agit pas là

de la banale constatation d'une différence entre justice et amitié.

Les formes inférieures, ' imparfaites de l'amitié, ressemblent à de la justice, et

bien qu'inférieures, süpposent une égalité réalisée ~ans .Ia puissance effective de

plaire ou d'être utile. C'est un rapport équitable de pa.rtie à partie, mais dont le fruit

reste à chaque partie: ton plaisir pour le mien, mon plaisir pour le tien; ton . aide

pour la mienne, mon aide pour la tienne. Toutefois, dans ces deux espèces, les

communications ne sont déjà plus à sens unique comme dans l'égoïsme malsain.

Il y a une réciprocité de bienfaits qui repose .sur une égalité des personnes quantà .

la nature des biens qu'elles se communiquent. Cette communication èst de partie

à partie. Il faudrait peut-être dire que la communication dans les amitiés

imparfaites est doublement de partie à partie. D'abord ultimement parce qu'elles se

terminent dans le bien que chacun a en vue pour lùi-même, ensuite, parce que ce

n'est pas toute la personne dans ces sortes d'amis qui est impliquée, mais une

partie de la personne, un accident de la personne : être plaisant, être utile.

C'est sous ce rapport que l'amitié parfaite se sépare le plus des amitiés

imparfaites. Dans l'amitié parfaite, la communication se termine à l'autre: il s'agit

du bien de l'autre pour l'autre . . Mais parce qu'unis dans toute leur ' personne

respective, les amis de cette sorte sont désormais un tout, et chacun en agissant

pour l'autre agit de quelque manière pour ' le tout qu'ils constituent. Dans leurs

rapports, bien commun et biens propres ne font qu'un. Et cela serait impossible

sans l'égalité dont procède leur amitié.

L'amour de soi est, pour Aristote, à la racine de l'amour d'autrui au sens où

c'est l'amou.r que l'on a pour soi que I.'on transporte dans l'amour de l'autre.

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Puisque celui qui s'aime le mieux veut pour lui la vertu qui fait de lui une personne

meilleure, c'est aussi une personne vertueuse comme lui qui provoque son amour

puisqu'il trouve en elle le meilleur qu'il se voulait déjà pour lui-même. Aussi , quand

cet amour devient réciproque et connu, l'ami véritable, est pour Aristote , un autre

soi-même. Cette amitié ne peut pas ne pas être entre égaux. Il semble assez clair

qu'Aristote aurait approuvé l'assertion de Thomas d'Aquin qui fut l'objet de ce

mémoire de maîtrise.

Aussi, il ne serait peut-être pas audacieux d'estimer ·que c'est avec le même

discernement que nous découvrons ce en quoi résident le bonheur, et l'élection de

l'ami. Relisant l'Éthique à Nicomaque, même si ce que j'avance ici n'est pas

« orthodoxe », je crois qu'Aristote, dans cet ouvrage, répond aux questions: Que

veut-il pour lui-même, celui qui s'aime? Et le premier livre répond: le bonheur. Par

quel chemin y parvient-il? D'autres livres répondent: par la droiture dans son .j

rapport à lui-même et dans son rapport aux autres. Et en quoi réside l'éminence

qui surélève non seulement la ,vertu, mais la personne vertueuse elle-même?

L'amitié: aimer un autre soi-même· qui nous aime également comme un autre lui­

même.

Où je veux être?

À cette question, je répondrai par deux choses. D'abord, quant à la matière

de ce mémoire, ensuite quant au fruit ·de la fréquentation d'un auteur aussi

puissant qu'Aristote. Quant au 'premier, point, je voudrais · soulever ce que ce

mé,moire de maîtrise laisse en .suspens 'et que je veux acheve'r.

En supposant qu'une définition n'est pas 'plus claire que la clarté des termes

qui la constituent, laisser un terme dans la confusion entraÎne une assimilation

imparfaite du défini. Or, en cours de route, j'ai découvert l'importance de l'amour

de soi comme racine de l'amour d'autrui, et j'ai réalisé que l'amour en tant que

,genre dont procède Aristote pour définir l'amitié, était pour moi une notion loin

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d'être pleinement assurée. Une étude de l'amour et de l'amour ' de soi serait

nécessaire pour mener plus loin ce mémoire de maîtrise.

Enfin, en fréquentant Aristote, j'ai appris que la connaissance de la logique,

plus particulièrement la logique de la première opération, est ·tout à fait nécessaire.

En philosophie, la plupart des mots importants sont analogues, et l'ignorance de

l'analogie prive l'amateur de · sagesse de goûter finement le verbe d'un grand

philosophe. Il est facile par ailleurs de se ·décevoir dans l'usage d'un mot dont les

significations sont multiples. Il eût été délectable d'avoir plus d'aisance devant les

mots amitié, principe, ultime, ·nécessaire, et autres de cette sorte. Et je me

donnerai ce plaisir. S'il est vrai qu'à deux on voit mieux, encore faut-il , dans la

fréquentation d'un grand auteur, parfaire sa propre aptitude à voir.

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*D'AQUIN, THOMAS, ln Decem Libros EthicorumAristotelis ad Nicomachum, Marietti editori,ltaly, 1964.

11 3 L'astérisque (*) indique les ouvrages cités dans le présent mémoire.

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