Libéralisme - Pascal Salin

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  • 7/31/2019 Libralisme - Pascal Salin

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    PASCAL SALIN

    LIBERALISME

    LESEBOOKSAGA

    LL

    Odile Jacob, 2000. ISBN: 2738108091

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    Introduction

    La reconnaissance de la libert individuelle a lentementmerg de l'Histoire dans les pays occidentaux et elle a t l'origine de leur extraordinaire prosprit : pour la premirefois, partir de la fin du XVIIIe sicle, des masses immensesont pu sortir de la pauvret parce qu'on a laiss les hommeslibres de crer. Cette leon a t pourtant oublie et le

    libralisme est presque devenu un terme honni dans lapriode qui a suivi la Deuxime Guerre mondiale.L'effondrement rcent non seulement des anciens payscommunistes, mais aussi de tous les pays qui avaient adoptles recettes de l'interventionnisme tatique, aurait d concideravec le triomphe des ides librales. Or cela ne semble pas trele cas. Cette trange situation a probablement des racines denature intellectuelle : mme si, spontanment, les hommes ont

    besoin de libert individuelle, les instruments intellectuels leurmanquent notre poque, particulirement en France, pourcomprendre le fonctionnement complexe d'une socit fondesur le principe de libert. La pense librale connat pourtant unextraordinaire dveloppement travers le monde :conomistes, philosophes, juristes, historiens en redcouvrentles fondements, en tudient les innombrables facettes, enrecherchent les implications pour tous les aspects de l'activithumaine. Mais cette explosion intellectuelle, aussi fascinantesoit-elle, reste largement mconnue.

    cause de cette mconnaissance fondamentale, le dbat surle libralisme repose en fait sur un immense malentendu quenous nous proposons prcisment de dissiper. Il est en effettonnant et mme tragique de constater qu'on attaque lelibralisme en lui attribuant des caractristiques qui lui sont

    totalement trangres. Ainsi, la politisation moderne de la vieconduisant faire prvaloir les clivages politiques sur les

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    clivages intellectuels, on considre a priori que les libraux sont droite et que tous les hommes politiques de droite sontlibraux de telle sorte que tout chec d'une politique de droiteest assimil une faillite du libralisme. Une simple exigence demorale intellectuelle ne devrait-elle pourtant pas conduire sedemander si les politiques en question constituenteffectivement des politiques librales, ce qui impliqueraitvidemment de possder des critres d'valuation ?

    On reproche au libralisme d'tre matrialiste, de prner lapoursuite exclusive de la richesse aux dpens de toute autrevaleur, alors qu'il n'a d'autre aspiration que de permettre

    l'panouissement des tres humains et la ralisation de leursobjectifs, spirituels, affectifs ou esthtiques autant quematriels. On lui reproche d'tre sauvage alors que, fond surle respect intgral des autres, il exprime l'essence mme de lacivilisation.

    Ce qui caractrise le libralisme ce n'est pas non plusl'conomie de march, contrairement une prsentationhabituelle, mais restrictive. En ralit, l'conomie de march

    peut exister mme dans des socits collectivistes. Ce quicaractrise le libralisme c'est la reconnaissance des droits deproprit et de la libert contractuelle. Cela ne signifie d'ailleurspas que les droits de proprit doivent faire l'objet d'unedfinition lgale ; ils peuvent natre spontanment et trereconnus par des procdures prives ou des procdures de typejudiciaire. Le march constitue pour sa part un ordre spontandont les mrites ont t reconnus depuis longtemps par lapratique, mais aussi par les conomistes. Mais l'apparitionspontane du droit en est le pendant indispensable que lesjuristes devraient mieux reconnatre.

    Peut-tre faut-il aussi interprter certaines prsentationsbiaises du libralisme non pas comme le seul rsultat del'ignorance, mais comme le rsultat d'une manipulationvolontaire destine caricaturer d'ventuels adversaires

    politiques. Il en va certainement ainsi lorsqu'on parled'ultralibralisme pour suggrer l'ide que les libraux sont des

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    extrmistes politiques, proches d'une extrme droite autoritaire,dont ils sont en ralit aux antipodes. Il est vrai aussi que leslibraux eux-mmes ne contribuent pas toujours laclarification du dbat, en particulier parce qu'il existe, ainsi quenous le verrons, au-del des coles de pense spcifiques, deuxapproches diffrentes du libralisme : une approche fonde surles principes et la dfinition des droits, et une approche de typeutilitariste.

    L'approche utilitariste nous parat dangereuse car elleconstitue en fait un refus de penser : elle consiste dcider aucas par cas, partir de ses propres prjugs ou de fragments

    de connaissance, s'il convient ou non d'adopter une solution detype libral. Pourtant, si l'on veut avoir une pense et uneaction cohrentes, il faut les fonder sur des principes universels.Et la premire exigence est alors peut-tre de reconnatre qu'iln'existe que deux modes de relations entre les hommes :l'change libre de volonts ou la contrainte. Cette distinction,importante et concrtement intelligible pour n'importe qui, estgnralement passe sous silence dans beaucoup de

    constructions sociales, par exemple dans la thorieconomique. Elle conduit pourtant deux conceptionsradicalement opposes de la vie en socit : la conceptionindividualiste et la conception constructiviste, c'est--dire cellequi consiste penser que l'on peut construire une socitindpendamment de ses membres. On obtient ainsi une grillede lecture qui rend obsoltes les distinctions traditionnelles, parexemple l'opposition entre la droite et la gauche. On peut ainsiconsidrer que les conservateurs et les progressistes appartiennent tous deux au camp des constructivistes,puisqu'ils dsirent tous modeler la socit selon leurs propresvues ce qui ne peut se faire que par la contrainte lesconservateurs dsirant maintenir la socit en l'tat et lesprogressistes dsirant la modifier. Par opposition, les librauxsoulignent seulement la ncessit de rgles du jeu, sans que

    l'on puisse connatre l'avance les rsultats du jeu n desinteractions entre individus. La libert n'est en tout cas pas une

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    libert anarchique de faire n'importe quoi, mais au contraireune libert borne par le respect des droits des autres. Encorefaut-il comprendre ce que sont ces droits, comment ils sontdfinis, quelle est leur lgitimit.

    A partir de ces bases simples, la discussion sur le rle del'tat, sur le partage entre la sphre prive (celle de l'changelibre) et la sphre publique (fonde sur la contrainte), peut sedvelopper de manire rigoureuse. Elle permet de rinterprteret d'valuer toutes les pratiques et politiques actuelles.Contrairement aux ides reues, une politique librale n'estpas une politique favorable aux entreprises. Le libralisme ne

    consiste pas, en effet, dfendre l'entreprise, entit abstraite,mais l'individu dans toutes ses fonctions. Le vrai libral devraitmme viter d'utiliser le terme d'entreprise afin de porter sonattention sur les tres vritables qui sont concerns : lespropritaires, les salaris, les fournisseurs et clients, tous ceuxdont les liens contractuels sont constitutifs de l'entreprise. Lesindividus sont en tout cas capables de cooprer pour atteindreleurs objectifs, et l'entreprise est l'une des formes possibles de

    la libre coopration sociale. D'autres formes peuventvidemment exister (par exemple les associations), mais leshommes slectionnent celles qui leur paraissent les plusefficaces pour atteindre leurs objectifs. En saisissant le rle del'entreprise partir de ses acteurs et de leurs droits deproprit -par exemple leurs droits de proprit sur leur forcede travail - on est conduit une rinterprtation de toute unesrie de thmes frquemment discuts : les privatisations, laparticipation dans les entreprises, la rglementation, la politiqueindustrielle, la politique de concurrence, etc. Tels sont d'ailleurscertains des thmes discuts dans le prsent ouvrage. Nousavons voulu galement aborder des thmes plus spcifiquespour montrer comment une saine conception du libralismepermet de mieux comprendre le fonctionnement des socits etde trouver des solutions des problmes sociaux ou des

    problmes de socit tels que l'immigration, la circulation

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    routire, la dfense de l'environnement ou l'amnagement del'espace.

    Enfin, nous nous interrogeons sur la possibilit de dfinir unepolitique conomique librale. On estime bien souvent qu'elleconsisterait en une politique de rigueur et de gestionrigoureuse des finances publiques. Que les libraux visent restreindre la propension dpenser des hommes de l'tat,c'est vident. Cela ne signifie pas qu'ils souhaitent imposerl'austrit aux citoyens. La vritable politique conomiquelibrale est au contraire la seule voie vers la prosprit. Mais cequ'il convient de critiquer, par exemple, c'est la prtention des

    hommes de l'tat stabiliser l'conomie , alors qu'ils sont lasource essentielle de l'instabilit conomique notre poque.Une vritable politique conomique librale consisterait en fait renoncer toute politique conjoncturelle et viter de porteratteinte au cadre institutionnel de la vie conomique ou de lavie tout court, ce qui implique en particulier de respecter lesdroits de proprit.

    Ce parcours permettra de comprendre nous l'esprons

    que le libralisme est aux antipodes de la prsentation qui enest donne gnralement. Rptons-le, ce n'est en rien unedoctrine consistant rechercher le bien-tre matriel auxdpens des valeurs humaines, ce n'est pas une apologie d'unmonde sans foi ni loi o les riches craseraient les pauvres.C'est tout le contraire. Le vritable libralisme se refuse distinguer dans l'activit humaine une partie conomique etune partie qui ne le serait pas. Il respecte la personnalitunique de chacun, sa dignit, sa libert dans le choix de sesobjectifs et il rcuse par consquent toute vision globale,mcaniciste, quantitativiste de la vie des hommes en socit.C'est pourquoi le libralisme est un humanisme et l'humanismene peut tre que libral.

    Il convient aussi de rcuser l'ide selon laquelle le libralismeserait une pure et simple idologie, relevant de croyances

    arbitraires, personnelles et subjectives, mais qu'il necorrespondrait en rien une approche scientifique de

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    l'conomie et des sciences sociales1. En ralit tout corpsthorique qu'on l'appelle idologie ou non correspondncessairement une vision de l'homme et de la socit et ilest donc malhonnte de faire procs au libralisme d'tre uneidologie si l'on n'admet pas que les doctrines opposes sontalors aussi et ncessairement des idologies. Le problme n'estdonc pas celui de l'tiquette arbitraire que l'on colle sur unevision, mais celui de la valeur de ses fondements. Or, de cepoint de vue, le libralisme est vrai en ce sens qu'il estfond sur une conception raliste de l'homme et des relationssociales. En partant de l'observation de ce qu'est la nature

    humaine, les libraux drivent toute une srie de propositionsconcernant le fonctionnement de la socit. Cela les conduitvidemment faire des propositions, mais elles ne sont pasgratuites, elles ne sont pas inspires par des visions arbitraireset fantaisistes. Elles sont cohrentes avec leur conception del'tre humain et de la socit.

    Nous rencontrerons un certain nombre de ces propositionsdans le prsent ouvrage. Bien sr, il n'est pas possible d'tre

    parfaitement exhaustif et de couvrir tout le champ des activitshumaines. C'est pourquoi nous prsentons seulement quelquesexemples qui nous ont paru particulirement illustratifs dela manire dont pourrait fonctionner une socit librale. Nousen avons la conviction et nous esprons en convaincre lelecteur une socit parfaitement et totalement librale, c'est--dire une socit d'o la contrainte aurait t vacue,pourrait fonctionner et fonctionnerait mieux que les socitsque nous connaissons, en ce sens qu'elle rpondrait mieux auxdsirs de ses membres. Mais parce que tout le monde n'en estpas encore convaincu loin s'en faut il serait videmmentnaf de croire l'mergence prochaine d'une telle socit. C'estpourquoi nos propositions peuvent sembler utopiques. Mais en

    1 On oubl ie par ai l leurs souvent que raisonner de manire scient i f ique ne consiste pas crire desquat ions, mais d 'abord faire un effort conceptuel, savoir de quoi on parle, tre capable de

    prciser le sens des concepts que l 'on ut i l ise et dvelopper r igoureusement un raisonnement. Etl 'on s'aperoit a lors que bien souvent on erre dans un broui l lard de mots et qu'on ne sait pas trsbien d'o l 'on vient et o l 'on va, faut e d 'une discipl ine de pense.

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    un sens nous revendiquons cette utopie dans la mesure onous pensons qu'il s'agit d'une utopie raliste parce qu'ellerepose sur une conception raliste de l'homme et de la socit.Elle s'oppose de ce point de vue d'autres utopies parexemple l'utopie marxiste qui sont des utopies irralistes :elles ne pourraient se concrtiser que si l'homme tait diffrentde ce qu'il est et c'est bien pourquoi elles en appellent laconstruction de l'homme nouveau . Par consquent, mmesi une socit parfaitement librale ne doit pas voir le jour brve chance, il est important de comprendre pourquoi cettesocit fonctionnerait de manire satisfaisante, c'est--dire de

    manire conforme aux vux de tous les hommes libres. Onpossde ainsi un point de rfrence qui permet de savoir dansquelle direction on doit aller et de mieux comprendre les raisonsdes checs d'aujourd'hui. C'est dans cet esprit que le prsentlivre doit tre lu, non pas comme un programme politique decourt terme, mais comme le tableau bross grands traitsd'une socit de libert. Il serait d'ailleurs tout fait vain etmme contradictoire de vouloir connatre les moindres aspects

    du fonctionnement d'une socit de libert, car ils sont inventer et il serait terrifiant de prtendre connatre ce qui nepeut pas tre connu. L'aventure humaine n'est jamais acheveet les hommes n'ont pas fini d'inventer. Il n'est donc pasquestion de se substituer eux, mais simplement de leur offrirle cadre qui permet leur imagination de s'panouir, leur viede se construire. Voil ce que peut leur apporter une socitlibrale.

    Je me permets en ce point d'voquer ma propre exprienceet mon propre parcours. J'ai fait, ds l'cole secondaire, le choixd'tre conomiste. Je voulais en effet comprendre lefonctionnement des socits humaines, je voulais comprendrepourquoi tant de gens vivaient encore dans la pauvret etcomment on pouvait les en sortir. Les instruments intellectuelsque l'on m'avait alors fournis ne souffraient pas la discussion :

    le socialisme tait la fois la voie de la gnrosit et celle duprogrs conomique et humain. Il proposait en effet une vision

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    qui se voulait rationnelle et qui poussait croire que deshommes suprieurs taient capables et dsireux de sortir lesindividus du chaos et de l'aveuglement o ils taient plongs,tout en assurant une juste rpartition des richesses entre eux.Et puis j'ai commenc mes tudes d'conomie. Pratiquementaucun de mes professeurs n'tait libral ou, tout au moins,aucun ne m'a aid dcouvrir cette autre vision. Tout au plusun cours d'histoire de la pense faisait-il dcouvrir qu'il y avaiteu de grands auteurs libraux, mais ceux-ci taient videmmentbien dpasss et tombs dfinitivement dans la trappe del'Histoire, si bien que j'imaginais mme qu'un Friedrich Hayek

    tait mort depuis longtemps ! J'aurais t bien tonn si l'onm'avait alors dit que je le connatrais, que je l'admirerais et qu'ilme montrerait, parmi d'autres, la voie d'une pense en pleineexpansion et remplie de promesses2. Toujours est-il que, peu peu, une vrit s'est infiltre en moi, savoir que les bases dela science conomique et mme de toute science sociale nepouvaient tre qu'individualistes. Toute tude de la scienceconomique commence en effet par l'tude du comportement

    de l'individu (appel du terme un peu barbare de consommateur ). Il est mme frappant de constater quecette approche est non seulement individualiste, maissubjective, en ce sens qu'elle reconnat juste titre que lesseules ralitssont les satisfactionsperuespar les individus etnon les objets matriels qui n'ont eux-mmes d'existence conomique que par rapport aux projets humains.

    C'est probablement l'conomiste autrichien du XIXe sicle,Carl Menger, qui a le plus contribu la mise en placerigoureuse de ce fondement subjectiviste de la scienceconomique. Or, ce qui est tout fait tonnant, c'est qu' partirde cette base commune de toute la thorie conomique, desrameaux divergents se sont dvelopps dont certainsmaintiennent l'inspiration individualiste et subjectiviste du tronc

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    I l m'honorera mme d'une prface, cel le qu' i l donnera mon pet i t l ivre, L'Unit montaireeuropenne : au prof i t de qui ?, Bruxel les, Inst i tutum Europaeum, Paris, conomica, 1980 (unecri t ique de l 'union montair e bien avant l 'euro).

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    commun et dont d'autres s'en cartent au point de dvelopperune thorie de la planification centralise. Il n'est pas dansl'objet du prsent livre d'essayer de reprer les points derupture qui ont permis des divergences aussi considrablesentre ces diffrentes approches. Mais nous croyons simplementque nous sommes fidles l'inspiration fondamentale de toutela science conomique en dveloppant une thorie sociale dontla base est non pas matrielle et / ou collective, maisindividualiste, intellectuelle et subjectiviste.

    Le prsent livre est donc l'expression de cette vision qui nousest certes personnelle, mais qui est videmment nourrie de

    toutes nos lectures, des discussions que nous avons pu avoir,des sminaires et colloques auxquels nous avons particip, desconfrences que nous avons entendues. Il est probablementquelque peu injuste de ne pas citer toutes ces influences endtail, mais cela reprsentait un exercice impossible. Parmi lesgrands auteurs dont la pense constitue la trame invisible decet ouvrage, je souhaite cependant mentionner en particulierLudwig von Mises, Friedrich Hayek, Murray Rothbard et Ayn

    Rand3.J'en ai en tout cas acquis la conviction et c'est cette

    conviction que je voudrais faire partager : loin d'tre une simplesurvivance du pass, une doctrine morte et dpasse, lelibralisme est une pense vivante qu'on n'aura jamais finid'explorer. Elle peut et elle doit susciter l'enthousiasme et lapassion, en particulier des membres de ces jeunes gnrationsqui ont besoin la fois d'idal et de rigueur intellectuelle, maisauxquels on ne prsente en gnral que de vagues pensesmles de bons sentiments. Ils doivent savoir qu'il est possible

    3 Voir par exemple Ludwig von Mises, Human Action, New Haven, Yale University Press, 1949(t raduct ion f ranaise de Raoul Audouin, L'Act ion hum aine, Paris, PUF, 1985) ; Friedrich Hayek, Th eConst i tu t ion of L iber ty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1960 (traduction franaise de RaoulAudouin et Jacques Garello, La Const i t u t ion de la L iber t, Pans, Litec, 1993) ; Law, Legislat i on andL iber ty , Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973,1976 et 1979 (traduction franaise de RaoulAudouin, Droi t , Lgis lat ion et L iber t, Paris, PUF, 1980, 1981 et 1983) ; Murray Rothbard, Man,Economy and State, Auburn, Ludwi g von Mises Inst i t ut e, 1993 (1e d., Wil l iam Volker Fund, 1962) ;

    The Eth ics of l iber ty, At lant ic Highlands, Humanit ies Press, 1982 (traduct ion franaise de FranoisGui l laumat , l 'th ique de la l iber t, Paris, Les Belles Lettres, 1989) ; Ayn Rand, Capital ism, TheUnknown Ideal, New York, New American Library, 1967.

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    d'imaginer et de mettre en uvre d'autres types de socitsque celles qu'ils connaissent. Ils doivent tre convaincus qu'ilsont raison d'esprer en un monde plus humain o chacun estlibre de poursuivre ses propres aspirations et de dvelopper sescapacits. Puisse le prsent livre les y aider en leur permettantde trouver un raccourci pour accder des ides auxquelles ilsn'ont sans doute jamais t confronts, mais qui rpondent enfait profondment leurs convictions ! Puisse-t-il les aider surmonter les tabous intellectuels et sociologiques, oserpenser avec d'autres mots que ceux qui leur sontquotidiennement proposs dans ce pauvre royaume de la

    pense unique que constituent l'cole, l'universit, lesmdias et la politique.

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    Premire part ie

    LE LIBRALISME ESTL'HUMANISME

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    Le terme de libralisme est un beau terme, puisqu'il serfre la libert, mais il est malheureusement devenu ambigu notre poque. La dviation extrme a t atteinte aux tats-Unis o les liberalsse situent gauche : cette tiquette vise enfait les diffrencier des positions conservatrices, en particulieren ce qui concerne les murs. Or, nous le savons, les librauxsont ailleurs et il est erron de les situer droite ou gauche. Ils sont favorables la libert individuelle dans tous lesdomaines, prcisment parce que la vie des hommes ne peutpas se dcouper en tranches, avec une partie conomique, unepartie sociale ou une partie familiale.

    Notre souci dans le prsent ouvrage n'est pas d'tablir lagographie prcise des idologies, des doctrines, des positionspolitiques ; nous voulons plutt essayer de dgager ce qui setrouve ncessairement au fondement mme du libralisme.Nous cherchons donc mettre de l'ordre dans les concepts et montrer ce qu'il peut y avoir de cohrent dans une positionfondamentalement librale. Il nous faut alors tout d'aborddissiper la confusion des ides et les malentendus qui rendent

    difficile toute discussion propos du libralisme. De bonne oude mauvaise foi, chaque interlocuteur en effet a une conceptiondiffrente du libralisme. On attribue donc l'tiquette de libral des gens qui sont vritablement aux antipodes dulibralisme et on en dnonce les checs supposs prcismentdans les cas o des solutions anti-librales avaient t mises enuvre. Bien entendu, les hommes politiques, en particulier enFrance, ont une lourde responsabilit de ce point de vue carceux mmes qui se disent libraux font en gnral desdclarations anti-librales et prennent systmatiquement lesmesures qui vont l'encontre d'un vritable libralisme. Leursadversaires ont alors beau jeu de dnoncer la faillite dulibralisme . Un effort doit donc tout d'abord tre fait pouroublier les discours et les pratiques politiques, pour renoncer prendre les hommes de l'tat comme rfrences intellectuelles

    et pour en revenir de manire rigoureuse au domaine des ideset de la pense.

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    Bien sr, les malentendus demeurent aussi dans ce domaineet notre premire tche consiste donc essayer de les dissiper,en soulignant qu'il existe et qu'il ne peut exister que deuxvisions de la vie des hommes en socit, une vision librale etune vision constructiviste.

    Un autre malentendu pourra alors tre dissip, celui qui estpeut-tre entretenu par certains libraux eux-mmes dans lamesure o il existe deux visions du libralisme, une visionutilitariste et une vision humaniste et mme thique. Les pagesqui suivent ont donc pour but de rechercher les causes de cedouble malentendu malentendu entre les libraux et leurs

    adversaires, malentendu entre les libraux eux-mmes-et doncde s'efforcer l'liminer.

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    CHAPITRE PREMIER

    Libralisme contre constructivisme

    On affirme bien souvent que le monde est domin parl'idologie librale ou par ce qu'on appelle parfois trangementl'idologie nolibrale. Certes, rares sont ceux qui estimentencore qu'on peut obtenir des succs conomiques par le

    recours la planification centralise et la proprit publiquedes moyens de production. Dans le monde entier, lesprivatisations sont donc devenues des pratiques courantes aucours des annes ou des dcennies rcentes. Mais il n'en restepas moins que le trajet parcourir pour vivre dans des socitsauthentiquement librales est encore considrable ; il n'en restepas moins, surtout, que les esprits demeurent profondmenthostiles au libralisme. Il existe en fait une pense dominanteet une pratique dominante, faites de concessions superficiellesau libralisme, mais en ralit inspires par des principesopposs. Il n'y a en effet que deux visions possibles de lasocit et de son organisation, une vision librale et une visionconstructiviste. Ces deux visions sont absolument incompatibleset c'est pourquoi l'acceptation de quelques mesures delibralisation par exemple le recours aux privatisations pour

    amliorer la gestion de certaines entreprises ne reprsentepas une conversion majeure au libralisme. Le dbatidologique de notre poque est peut-tre plus difficile qu'l'poque o il suffisait de se positionner l'gard destotalitarismes, communiste ou nazi. Car le grand dbatcontemporain implique d'avoir une comprhension claire desprincipes en cause et de leurs implications. Faute de fairel'effort de pense ncessaire, nos contemporains prfrent

    souvent se rfugier dans l'attitude reposante que leur garantit

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    un consensus mou fait de concepts flous et de pragmatismearbitraire.

    Le consensus idologiqueIl y a quelques annes, un article crit par un haut

    fonctionnaire amricain, Francis Fukuyama4, avait eu un grandretentissement. Cet auteur avait certes eu un mrite, celuid'avoir probablement crit en termes brillants ce que lesgens attendaient, au moment o ils l'attendaient. Mais sa thse,

    savoir que nous nous trouvons devant une victoire clatantedu libralisme conomique et politique et l'adoptiongnralise de la dmocratie librale, est ambigu. Les termesmmes qu'il emploie mettent en alerte : ainsi, lorsqu'onprouve le besoin d'accoler des adjectifs au terme libralisme , c'est gnralement parce qu'on l'a mal compriset mal dfini.

    En ralit, la seule victoire de l'poque actuelle est celle de la

    social-dmocratie, c'est--dire la combinaison de l'omnipotenced'une minorit lue et de l'conomie mixte (dfinie non passeulement par l'existence de nombreuses activits tatiques,mais aussi par une fiscalit forte et discriminatoire ou desrglementations tentaculaires). On est donc loin de la libertindividuelle. Ce qui est vrai, c'est que cette social-dmocratiemanque singulirement d'appui idologique et de soufflespirituel. Elle est une sorte d'armistice dans la guerre civile des

    intrts organiss. Mais elle n'est pas, elle ne peut pas tre unefin des idologies. Son absence de relief intellectuel ne doit pascacher qu'elle s'inspire d'une philosophie particulirementcontestable : elle traduit la domination du pragmatisme et du

    4 L'art ic le de Francis Fukuyama a t t raduit en fr anais et publ i sous le t i t re La f in de l 'h istoi re ?, Commentaire, autom ne 1989. Le fa i t que cet ar t i c le a i t t cr i t par un Amrica in signi f ie b ienque le consensus idologique n'est pas une caractristique purement franaise. Mais nous

    rechercherons par la suite plus part icul irement les manifestat ions que ce phnomne prend enFrance.

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    scepticisme et pour cette raison mme, elle ne peut pasannoncer la fin de l'idologie.

    Les deux conceptions opposes de la socit resteronttoujours inconciliables :la conception individualiste pourlaquelle l'homme est un tre de raison et de libert, capabled'organiser lui-mme ses rapports avec les autres hommes etla conception collectiviste, d'aprs laquelle la socit existeindpendamment des hommes qui la composent, de leursdsirs, de leurs volonts. La conception collectiviste a connucertaines de ses concrtisations les plus monstrueuses dans letotalitarisme marxiste, mais, malgr les apparences, c'est aussi

    elle que se rattache la social-dmocratie. Caractristique, dece point de vue, fut l'article publi par Jean-Franois Kahn peu prs en mme temps que celui de Francis Fukuyama et quis'intitulait Le libralisme comme moyen, la dmocratie commefin5 , comme si la libert individuelle n'tait quun instrumentau service d'une fin politique.

    En faisant abstraction de cette diffrence fondamentale entreindividualisme et collectivisme, en ignorant le conflit profond

    qui persiste entre ces deux conceptions, Francis Fukuyama estdans l'erreur. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il crit que nousassistons peut-tre au point final de l'volution idologique del'humanit et (de) l'universalisation de la dmocratie libraleoccidentale comme forme finale de gouvernement humain . EtFrancis Fukuyama n'est pas bien loin de Jean-Franois Kahnlorsqu'il prsente le libralisme comme une technique degestion conomique et un matrialisme conomique. Il ignoretout simplement que le libralisme est inspir par unemtaphysique et une thique, comme on peut facilement s'enconvaincre par la lecture de nombreux auteurs libraux oulibertariens (Murray Rothbard, Frdric Bastiat, Ayn Rand6, oumme Friedrich Hayek). Ce qu'il peroit comme la fin desidologies n'est peut-tre finalement que le reflet de sonignorance.

    5LEvnement du Jeudi, 2-8 novembre 1989.6 La phi losophe amricaine, d 'orig ine russe, Ayn Rand a t le fondat eur de l 'object ivisme .

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    Comme nous le soulignerons ultrieurement, la dmocratien'est rien d'autre qu'un mode de dsignation possible desdirigeants. Mais elle n'est pas suffisante pour dfendre la libertindividuelle. La rgle majoritaire sur laquelle repose ladmocratie reprsentative - comme si un homme pouvait tre reprsent par un autre homme sans perdre son identit ! -n'a aucun statut scientifique ou moral. Elle n'est qu'unetechnique arbitraire de gouvernement et c'est pourquoi ladmocratie peut devenir tyrannique.

    La transmission de messages idologiques confus parexemple la croyance en la suprmatie de la dmocratie

    librale risque alors de conduire aux pires dsillusions. Il estcaractristique, de ce point de vue, qu'on ait clbr la fin ducommunisme dans les pays de l'Est comme une victoire de ladmocratie et non comme une victoire du capitalisme, commesi la dmocratie tait suffisante pour rsoudre les problmes deces pays. Or, si les liberts individuelles n'y sont pas restaures,si la vie sociale n'est pas fonde sur un ordre juridique, leschecs futurs risquent d'ouvrir la voie bien des aventures

    politiques.Les idologies collectivistes ont toujours chou parce

    qu'elles ne correspondent pas la nature profonde de l'hommeet son aspiration la libert. Mais elles sont toujours prtes renatre. Le miracle occidental c'est le miracle de l'mergencede l'individualisme. Il doit tre dfendu contre toutes lesentreprises destructrices, y compris celles de la social-dmocratie. Francis Fukuyama pense que nous nousacheminons vers une priode triste, celle de la fin de l'Histoire,o de simples proccupations matrielles remplaceront lescombats idologiques du pass et les combats rels qu'ilsinspiraient. Il a tort, car la situation philosophique est aucontraire proccupante. D'autres combats sont devant nous, etd'abord des combats intellectuels. Ce qui domine ce n'est pasune tranquille certitude, mais un refus de penser gnralis. Ce

    qui nous guette n'est pas l'ennui, mais l'arbitraire et la violence.Par rapport ces exigences, la position de Francis Fukuyama

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    est dangereuse : il nous invite nous satisfaire du nirvana d'unconsensus mdiocre et dict par l'indiffrence, qui risque audemeurant d'tre brutalement bouscul par les apptits depuissance des uns ou des autres. Les totalitarismes ne sont pasmorts, mme s'il leur manque l'alibi intellectuel du marxisme oudes doctrines racistes.

    ceux qui sont aveugles son instabilit et sabanqueroute intellectuelle, la social-dmocratie apparat peut-tre comme la fin de l'Histoire, mais elle n'est pas la fin del'homme. Elle lui offre seulement le spectacle de la surenchredmagogique, des rseaux d'influence, des intrigues, souvent

    mme de la corruption et du triomphe de la mdiocrit. Uneautre direction reste ouverte pour les socits humaines : laconqute de la libert individuelle. C'est alors, et alorsseulement, que la fin de l'Histoire politique serait atteinte, parceque l'tat n'empcherait pas les hommes de vivre selon leurnature profonde. Trop d'intrts particuliers couverts parl'alibi de l'intrt gnral trop d'obscurantisme, trop deviolence empcheront videmment que cet objectif final soit

    jamais atteint. C'est dire que la fin de l'Histoire n'est pas pourdemain.

    Dans le domaine politique - important une poque depolitisation triomphante il est traditionnel d'opposer la droiteet la gauche, tout en soulignant ventuellement lesconvergences qui peuvent exister entre les reprsentants del'une et de l'autre. C'est ainsi qu'il est d'usage de dire que lessocialistes franais sont devenus libraux puisqu'ils ontreconnu l'importance de l'entreprise et qu'ils ont renonc auxanciens rves de nationalisations.

    En ralit, une autre distinction doit tre faite, celle qui estpropose par Friedrich Hayek7, celle qui existe entre leconstructivisme, d'une part, et l'individualisme ou le libralisme

    7 Voir, par exemple, Friedrich Hayek, La Const i t u t ion de la L iber t, op. c i t . (en part icul ier l 'annexe

    : Pourquoi je ne suis pas un conservateur) ; mais aussi son grand ouvrage en trois volumes, Droi t ,Lgislat ion et L iber t , op. c i t .

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    d'autre part. L'attitude constructiviste consiste penser que l'onpeut construire une socit selon ses propres vux, qu'onpeut la comme on le ferait d'une quelconque machine. Or,parmi les constructivistes, on peut distinguer des conservateursqui souhaitent maintenir la socit telle qu'elle est et desrformistes qui souhaitent au contraire la modifier. Il serait parailleurs erron de placer ncessairement le conservatisme droite et de voir des rformistes dans tout socialiste. En effet,dans un systme aussi largement collectiviste que le systmefranais, ce sont bien souvent les socialistes qui sontconservateurs, par exemple lorsqu'ils se dclarent en faveur du

    maintien des avantages acquis, lorsqu'ils luttent pour la dfensede la Scurit sociale ou dfendent les services publics lafranaise . Par opposition, le libral est, selon les proprestermes de Friedrich Hayek, celui qui laisse faire lechangement, mme si on ne peut pas prvoir o il conduira .Il implique, par consquent, une confiance dans les capacitsdes personnes sadapter continuellement des conditionschangeantes et toujours imprvisibles.

    Or, il n'est pas excessif de dire qu'en France, tout au moinsdans l'univers politique, pratiquement tout le monde estconstructiviste. Selon ses humeurs, ses prjugs, son niveaud'information ou le sens de ses propres intrts, chacuns'efforcera soit de maintenir ce qui existe, soit au contraire dele modifier d'une manire plus conforme ses propres souhaits.

    Il est bien vident que toutes ces visions particulires nepeuvent pas tre compatibles. Chacun s'efforcera alors de faireprvaloir sa propre vision sur celle des autres et les chances d'yparvenir dpendront de la possibilit d'organiser les intrts. Ilen rsulte videmment une extrme politisation de la vie quetraduit fortement le fameux thme du tout est politique . Or,rien n'est politique par nature, mais tout le devient ds lors quel'approche constructiviste est dominante. Mais cette politisationne traduit en rien une convergence des opinions et des actions,

    elle est au contraire l'expression de divergences qui ne peuventtre surmontes que d'une manire conflictuelle : on essaie de

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    faire prvaloir sa propre vision de la socit, c'est--dire del'imposer aux autres. Dans ces circonstances, il estparticulirement erron de penser, comme l'exprime FrancisFukuyama, que la dmocratie librale serait paisible etmme ennuyeuse. Construite partir d'une attitudeconstructiviste, elle exacerbe au contraire les conflits.

    Les manifestations du constructivisme

    On trouve dans le discours politique de notre poque, en

    particulier en France, trois constantes dont on peut situer lasource dans la pense constructiviste, qu'elle soit conservatriceou rformiste. Il s'agit de l'galitarisme, de l'absolutismedmocratique et du scientisme.

    Lgalitarisme

    Il constitue une composante particulirement vidente de lapense et de la pratique politique franaises, comme entmoigne la devise rpublicaine. Mais on rencontre dans cedomaine une drive conceptuelle parallle celle qui atteint lapense librale et que nous soulignerons par la suite. Il existeen effet deux notions diffrentes de l'galit, l'galit des droitset l'galit des rsultats. La premire inspirait la Dclaration desdroits de l'homme et du citoyen de 1789 ( Les hommes

    naissent et demeurent libres et gaux en droits , phrase quitait cependant immdiatement suivie d'une autre dontl'inspiration tait plus collectiviste : les distinctions sociales nepeuvent tre fondes que sur l'utilit commune ) ; mais c'estla seconde notion qui est devenue dominante et elle estd'ailleurs formellement affirme dans la Dclaration universelledes droits de l'homme de 1948, qui reconnat toutes sortes de droits (droit au travail, la Scurit sociale, etc.). La

    premire notion est manifestement librale et individualiste,

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    puisqu'elle consiste reconnatre l'gale dignit de chacun,mais le laisser libre de dvelopper son propre destin partirdu moment o ses droits sont dtermins et respects. Laseconde est un pur produit du constructivisme, puisqu'elleconsiste penser que l'on peut interfrer avec les rsultats del'action humaine et imposer une rpartition des richessesconforme au modle dcid par les dtenteurs du pouvoir, endonnant a priori chacun des droits sur l'activit d'autrui.

    Ce faisant, on cre, au nom de l'galitarisme, de nouvellesingalits, par exemple celles qui existent entre ceux qui viventde leurs propres efforts et ceux qui profitent de la contrainte

    organise ; ou encore entre ceux qui ont accs au pouvoirpolitique, instrument suppos de l'galitarisme, et ceux qui ensont carts.

    L'absolutisme dmocratique

    Le caractre dmocratique d'un pays ou d'une institution

    quelconque est devenu le critre d'valuation prioritaire8

    . On ena eu une des illustrations les plus frappantes en 1981 lorsque ledput socialiste Laignel a lanc l'ancien garde des Sceaux,Jean Foyer, la fameuse apostrophe : Vous avez juridiquementtort, parce que vous tes politiquement minoritaire. Le Droitn'est alors plus la rgle stable l'intrieur de laquelles'tablissent les rapports entre les hommes, mais laconstatation provisoire des rapports de force politiques.

    Or, l'absolutisme dmocratique a acquis un tel empire sur lesesprits qu'on considre bien souvent que le meilleur des modesd'organisation, pour n'importe quelle organisation humaine, estde type dmocratique. D'o son extension la gestion desuniversits ou des entreprises publiques et les efforts constantsde certains pour que l'entreprise soit gre de manire dmocratique .

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    Le chapitre 5 expl ici tera la place qu' i l convient de donner la dmocrat ie dans l 'organisat ionsociale. Nous retrouverons galement ce t hme dans la deuxime part ie pr opos des ent repri ses etdes or ganisat ions.

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    L'extension de cet absolutisme dmocratique va videmmentde pair avec une mfiance trs grande l'gard des solutionsde march et c'est pourquoi on s'achemine bien souvent vers larecherche de solutions de type collectiviste o la ngociation etle dialogue , par l'intermdiaire de reprsentantsdmocratiquement lus, sont censs conduire un consensus.C'est l'illusion de la convergence des intrts, non pas entre lesindividus ce que seul le march permet de raliser maisentre les groupes organiss.

    Le rsultat de cette conception de la vie sociale estvidemment le corporatisme qui, trangement, a conduit la

    France d'aujourd'hui ressembler la France de l'AncienRgime. Cette ressemblance n'est d'ailleurs pas le fruit duhasard. Elle est seulement le rsultat d'une conception de la viesociale o la source de tout pouvoir rside non pas dans lesindividus, mais dans la sphre politique. De ce point de vue, ilimporte relativement peu que le pouvoir politique soit de naturemonarchique ou dmocratique. Aucun pouvoir en effet n'a lesmoyens d'organiser la cohrence des besoins individuels, il ne

    peut qu'agir grossirement en plaant les individus dans descatgories, professionnelles, religieuses, ou sociales, enprtendant reconnatre l'existence d'intrts catgoriels et enorganisant centralement leur coexistence. Comme nous leverrons constamment, l'tat cre des abstractions collectives par exemple les intrts catgoriels , il prtend qu'ils existentpar nature et qu'il est videmment le seul pouvoir lesorganiser de manire assurer la cohsion9 sociale, puisqu'ils'agit d' intrts collectifs .

    Cette conception collectiviste de la socit conduitnaturellement la politisation de la vie quotidienne. Tout est lersultat des luttes pour le pouvoir, qu'il s'agisse de la sant, del'ducation ou de l'activit entrepreneuriale. Mais parce qu'elle

    9 C'est ainsi que l'une des justif ications essentielles que I 'on donne au maintien des services publics

    la f ranaise consiste sout enir que ceux-ci perm ett raient la cohsion sociale en donnant ungal accs t ous pour ces services.

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    ignore les besoins individuels, aussi bien que les informationsindividuelles, cette conception, loin de conduire l'harmonie,est source de frustrations et d'envies insatiables. Lorsque leschoix quotidiens de votre vie sont essentiellement effectus pard'autres que vous, mme si ceux qui dcident sont censs trevos reprsentants, vous devez soit subir leurs dcisions, soitvous lancer dans un combat puisant et ingal pour essayerd'exprimer et de faire comprendre la ralit de vos besoins.

    Le scientisme ou lillusion du savoir

    Le constructivisme repose sur un formidable orgueilintellectuel : pour vouloir modeler la socit sa guise, il fautvidemment supposer la fois que l'on connat les objectifs deses membres comme si l'infinie diversit de ces objectifsindividuels pouvait faire l'objet d'un processus rducteur desynthse globale mais aussi que l'on connat les meilleursmoyens d'y arriver, c'est--dire que l'on a une connaissance

    parfaite des processus d'interactions complexes qui composentune socit.C'est la prsence de cette prtention inoue qui permet de

    comprendre cette combinaison a priori trange de deux traitsde mentalit que l'on rencontre chez les constructivistes, enparticulier socialistes. Ils cultivent en effet la fois l'illusionlyrique, celle de la socit libre et solidaire, celle de l'hommenouveau et de la fraternit - et la scheresse technocratique,

    celle du Plan, des actions concertes, des ZAC, des ZUP etautres ZAP. C'est la recherche d'une socit idale, mais conuepar des esprits qui se croient suprieurs et pars de cette vertusuprme d'avoir t lus dmocratiquement ou, tout au moins,d'avoir t nomms par des lus. C'est en France la symbioseparfaite des narques et des politiciens, les uns choisis pourleur capacit dfendre la caste dirigeante, assimiler sonlangage et ses codes, les autres lus pour leur capacit

    promettre monde meilleur.

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    Tous ces constructivistes veulent plier la ralit leursdsirs, par des moyens ncessairement illusoires, puisqu'ilsn'ont pas la connaissance, mais seulement la prtention de laconnaissance. Aussi, pour poursuivre leurs desseins, mobilisent-ils toutes les thories-alibis de notre poque, toutes celles quisemblent parer leurs actes d'une couverture scientifique10.

    En ralit, cette approche est non pas scientifique, maisscientiste, c'est--dire quelle prend l'apparence habituelle de lascience, par exemple son caractre mathmatique, mais elle nerpond pas ses exigences mthodologiques fondamentales11.

    Or, le scientisme conduit une approche mcaniciste des

    phnomnes sociaux et de la politique conomique. On seproccupe des grands quilibres , en ngligeant les micro-quilibres , c'est--dire toute la ralit des comportementsindividuels qui sont la seule base du fonctionnement dessocits. Les mtaphores empruntes au langage desingnieurs ou des militaires sont de ce point de vuecaractristiques : on relance la machine conomique, ondclare la guerre au chmage, on freine les dpenses.

    Le front anti-libral

    Les collectivistes de tous les partis partagent ces mmesprjugs et ils se rendent bien compte que la seule idologiequi leur est contraire est le libralisme. Ils s'efforcent alors de ladconsidrer et ils utilisent pour cela deux mthodes de

    manipulation de l'opinion.La premire consiste prsenter les libraux comme desmatrialistes. Dans ce but il est ncessaire de donner uneversion rductionniste du libralisme, c'est--dire d'en prsenteruniquement la version instrumentale : le libralisme se rduirait la dfense du march et le march serait efficace pour la

    10 I l s'agit aussi bien du keynsianisme que de la thorie des biens publics que nous rencontrerons

    par la suit e.11 Ainsi, on peut dvelopper un modle mathmatique absolument r igoureux et cohrent part ird 'hypothses farf elues. I l est bi en vident que l a dmonstrat ion f i nale n 'a r ien de scient i f ique.

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    poursuite de certaines activits. Mais le march reprsenteraitla recherche du profit (matriel), il accorderait la suprmatie l'entreprise par rapport aux travailleurs et aux besoinssociaux . C'est pourquoi il conviendrait de mettre le march auservice des fins sociales et politiques, de le temprer par lajustice sociale et donc par la redistribution et le contrletatique. Comme le disait Jean-Franois Kahn, le march est unmoyen, parmi d'autres, de raliser le grand rve dmocrate.

    La seconde mthode de manipulation consiste prsenterles libraux comme des ultra-libraux , c'est--dire desextrmistes, en tant que tels dangereux. Et pour faire bonne

    mesure, on saute allgrement l'identification entre libralismeet fascisme. L'quation est simple : les libraux sont droite,par ailleurs ils sont extrmistes, ils sont donc l'extrme droite,c'est--dire qu'ils sont fascistes. On comprend que lesconstructivistes de droite et de gauche aient intrt utiliserces techniques d'amalgame, car ils sentent bien que les librauxsont leurs seuls vrais opposants. Les libraux ne sont pas droite, ils sont ailleurs et on ne peut pas leur appliquer des

    tiquettes droite ou gauche dont seuls les constructivistespeuvent tre affubls. Et il suffit d'tre un libral autre qu'unutilitariste modr pour se voir immdiatement tax d' ultra-libralisme par ceux qu'on devrait tre tent d'appeler les ultra-social-dmocrates ou les ultra-centristes . Mais ladmonstration intresse de ces ultra-centristes pitine un peutrop facilement des notions fort claires et des faits historiquesque leur manque de culture ne leur permet pas de voir. Faut-ilen effet rappeler que Frdric Bastiat, le grand penseur libralfranais du dbut du XIXe sicle, qui fut par ailleurs dput desLandes, sigeait l'Assemble nationale sur les bancs de lagauche et non sur ceux de la droite ? Faut-il rappeler que legrand auteur belge libertarien , Gustave de Molinari, dansses Dialogues de la rue Saint-Lazare12, inventait des dialoguesentre trois personnages, le socialiste (ou constructiviste de

    12 Gustave de Molinari, Dialogues de la rue Saint-Lazare, Paris, Guil l aumin, 1849.

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    gauche), le conservateur (ou constructiviste de droite) etl'conomiste (c'est--dire le libral) qui s'oppose aux deuxpremiers13 ? Faut-il enfin rappeler que Friedrich Hayek, dans sonclbre ouvrage, La Route de la servitude14, a montr laprofonde communaut de pense entre les vrais extrmismesde droite et de gauche, c'est--dire entre le communisme et lenazisme, auquel seul le libralisme peut vritablement treoppos ?

    La vie politique franaise est pour sa part rythme par unconsensus flou, non pas bien sr sur des principes, mais sur lesides la mode, lances ou tout au moins relances par les

    grands de la pense creuse. C'est la victoire du pragmatismeintellectuel, c'est--dire en ralit du refus de penser,puisqu'une pense sans principes n'est plus une pense. Toutest vrai et faux la fois, il faut le march, mais des entreprisespubliques, des taux de change fixes, mais qui changent, desentreprises libres, mais des rgulateurs. Ce vague salmigondisest le rsultat des sentiments, des prjugs, des intrts et desopinions confuses de leurs auteurs.

    Ces modes intellectuelles naissent gnralement gauche, ilfaut le reconnatre, elles deviennent des tabous et par manquede culture philosophique, les hommes politiques de droiteadoptent une position de suiveurs : ils ne contestent pas cesides, ils se contentent de les attnuer, ils se placent dans unesituation de sous-surenchre : on n'ose pas, par exemple,contester le principe mme du salaire minimum, mais on secontente ventuellement de dnoncer son augmentation troprapide, on ne met pas en cause le monstre de la Scuritsociale, mais on prtend le grer avec plus de rigueur...

    13 Notons au passage que le terme d'conomiste est caractristique : au dbut du XIXe sicle, onpouvait considrer juste t i t re qu'tre conomiste c'tait comprendre les ressorts individuels del 'act ion humaine, qu'un conomiste ne pouvait tre que l ibral ou qu'un l ibral tait celui qui avaitt udi la discipl i ne conomique.14 Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, Londres, Routledge & Kegan Paul, Chicago, University of

    Chicago Press, 1944 (traduction franaise, La Route de la servitude, 1" d., Paris, L ibrair ie deMdicis, 1946 ; 2e d. , Paris, PUF, 1993).

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    Le dbat politique est alors d'autant plus rude que leshommes politiques se battent sur le mme terrain pourdfendre les mmes ides. Ce qui compte ce sont les stratgieslectorales, les alliances, le choix des hommes. Comme ledisait, je crois, Julien Freund, le libral se doit d'tre tolrantavec les hommes et intolrant avec les ides, en ce sens qu'onne peut pas admettre qu'une ide et son contraire soientgalement et simultanment vrais, mais les hommes sont tousgalement dignes de respect. En France, c'est le contraire quiprvaut sur la scne politique : on est intolrant avec leshommes et tolrant avec les ides.

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    CHAPITRE 2

    Les deux libralismesIl y a en France un trange paradoxe : ce pays a connu

    certains des plus grands penseurs libraux de l'Histoire etpourtant il est maintenant devenu l'un des moins libraux desgrands pays de type occidental. Il est vrai que ces grandspenseurs ont crit il y a dj longtemps, aux XVIIIe et XIXe

    sicles15. Mais il n'en reste pas moins qu'on peut se demanderpourquoi leurs messages ne sont pas arrivs jusqu' nous etpourquoi ils n'ont pas eu d'influence durable sur le systmeconomique et social. En cherchant mieux comprendre ceparadoxe, on est conduit souligner l'existence de courantsdiffrents dans la tradition librale et, plus prcisment, opposer deux libralismes, un libralisme humaniste et unlibralisme utilitariste.

    Retour sur le pass : la tradition libralefranaise

    La tradition librale franaise s'inscrit parfaitement dans lecourant humaniste et sa connaissance permet de mieux

    comprendre les divergences entre les deux courants (humanisteet utilitariste)16. Mais pour bien prendre conscience del'extraordinaire originalit de cette tradition franaise, ilconvient tout d'abord de prciser les fondements intellectuelsdes deux libralismes.

    15 La tradit ion l ibrale franaise laquel le nous nous intressons ici est cel le des grandsconomistes e t non une aut re t rad i t ion ga lement importante , ce l le du l ibra l isme po l i t ique,i l l ust re en part icul ier par Tocquevi l le ou Benj amin Constant .16

    Le grand conomi st e d ' inspirat ion autr ichi enne Murray Rothbard, dcd en 1995, a prsentune remarquable rhabi l i tat ion de cette cole l ibrale franaise dans son ouvrage, History ofEconomi c Thought, Londres, Edward Elgar, 1995. Nous nous en inspirons dans les pages qui suivent .

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    De mme que l'opposition entre droite et gauche sur la scnepolitique nous est apparue comme insuffisamment explicative,l'opposition que l'on fait gnralement du point de vue de lapolitique conomique entre les interventionnistes et les librauxnous parat insuffisante. En effet, si les uns et les autres sontpurement pragmatistes, ils seront prts accepter descompromis selon leurs prjugs, leurs sentiments, leurcomprhension des phnomnes : l'interventionniste admettraqu'un peu de march est souhaitable, le libral accepterade laisser l'tat une liste d'activits plus ou moins grande ettoujours arbitraire.

    En ralit, il existe deux attitudes d'esprit radicalementopposes du point de vue de l'approche mthodologique desphnomnes sociaux. La premire approche est celle dupositivisme, celle que l'on connat, en mthodologie, commel' empirisme logique17 . Pour les dfenseurs de cetteapproche, la thorie sociale et conomique est de mme natureque la thorie physique ou biologique. Elle vise expliquer desfaits observables et une thorie peut donc tre value par sa

    capacit expliquer ou mme prvoir ces faits. A partird'hypothses de dpart, on dduit par un processus logique despropositions qui, pour tre considres comme scientifiques,doivent pouvoir tre testes par rapport aux faits. Dans cetteoptique, il importe peu que les hypothses de dpart soient ounon ralistes, pourvu qu'elles conduisent des propositions falsifiables , c'est--dire dont on puisse montrer qu'elles sontou non conformes aux faits observs. Bien entendu, cettedmarche conduit facilement privilgier la quantification desphnomnes conomiques, puisque la vrification empirique dela thorie suppose gnralement la mise au point de techniquesde mesure. A la limite on en vient dfendre l'ide que, dans ledomaine des phnomnes sociaux et conomiques, comme

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    Karl Popper a t le principal dfenseur de cette dmarche mthodologique (voir, par exemple,La Logique de Ia dcouvert e scient if ique, Paris, Payot, 1973). Voir aussi A. Mingat, P. Salmon, et A.Wolfelsperger, Mthodol ogie conomi que, Paris, PUF, 1985.

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    dans tout autre domaine, il n'y a de science que demesurable .

    La deuxime approche peut tre dite subjectiviste, en cesens qu'elle considre que les seules ralits sont d'ordresubjectif, c'est--dire que les phnomnes humains sontconstitus uniquement par les perceptions et les besoins desindividus qui sont, par nature, non mesurables etimparfaitement communicables. Cette approche a t dfendueen particulier par les auteurs de ce que l'on appelle l'coleautrichienne , dont les reprsentants les plus illustres ont tCarl Menger et Eugen Bhm-Bawerk au XIXe sicle, Ludwig von

    Mises et Friedrich Hayek au XXe sicle. On lui donne souvent lenom d' individualisme mthodologique ou encore, selonl'expression de Murray Rothbard, d'a priorisme extrme . Lecourant autrichien est trs mal connu en France, alors qu'ilconnat un extraordinaire regain d'intrt dans le monde et qu'ilpromet de bouleverser toutes les perspectives habituelles de lapense sociale et conomique.

    Or il est intressant de voir que ces deux courants ont

    coexist depuis les dbuts de la science conomique. Ainsi,Adam Smith, qu'on a coutume d'appeler le pre de l'conomiepolitique , se rattache plutt au courant positiviste : titred'exemple, il retient une thorie de la valeur des biens fondesur la valeur-travail , c'est--dire qu'il croit ladtermination objective de la valeur. Par contre, les grandsauteurs libraux franais se rattachent au deuxime courant eton peut donc les considrer comme les prcurseurs de l'cole autrichienne18 . L'un des phnomnes intressants sur lequelil convient donc de s'interroger est le contraste entrel'importance et la puissance de cette pense et son manqued'influence long terme, la fois sur le plan intellectuel et surle plan pratique.

    18 Mais les scolastiques espagnols de l 'cole de Salamanque peuvent aussi tre considrs comme

    des prcurseurs de l cole autr ichienne. Voir ce suj et , Murray Rothbard, op. ci t . ; Jesus Huerta deSoto, New Light on t he Prehist ory of t he Theory of Banking and the School of Salarnanca , Reviewof Aust r i an Economi cs, 1996, no2.

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    Quels sont donc ces auteurs ? Il n'est pas question de lesciter tous, car ils sont nombreux, mais on peut souligner ceuxdont la pense a t la plus originale. C'est d'abord, au XVIIIesicle, Turgot (1727-1781), haut fonctionnaire royal, puisministre des Finances de 1774 1776. Il a mis en uvre unerforme librale (libert du commerce et de la circulation desgrains, suppression des corporations, matrises et jurandes) quia malheureusement avort sur le plan politique, la suite d'unemauvaise rcolte. Il s'est content de rdiger de brefsmmoires, mais qui suffisent pour porter tmoignage del'extrme originalit de sa pense.

    Jean-Baptiste Say (1767-1832), qui tait un hommed'affaires, a rdig en 1803 un Trait d'conomie politiqueclbre. Cet ouvrage a t traduit en anglais et il a connu pasmoins de vingt-six ditions aux tats-Unis au cours du XIXesicle (alors qu'il n'en a connu que huit en France) ! Jean-Baptiste Say, ami de Jefferson, qui lui avait d'ailleurs demandde venir enseigner aux tats-Unis, a eu une immense influenceaux tats-Unis, mais aussi en Amrique latine. On peut mme

    dire que toute l'lite intellectuelle amricaine a t forme parle Trait de Jean-Baptiste Say. Peut-tre est-ce l une descauses de l'orientation naturellement librale de l'opinionamricaine.

    Destutt de Tracy (1754-1836) est un auteur beaucoup moinsconnu, mais il eut pourtant, lui aussi, une grande influence, enparticulier en Amrique latine. Auteur des lments d'idologie,il fut l'origine du mouvement des idologues , qui futcombattu par Napolon19, ce qui symbolise bien les rticencesconstantes du pouvoir politique franais l'gard des libraux.

    Enfin, on ne peut videmment pas oublier Frdric Bastiat(1801-1850), brillant pamphltaire, auteur, en particulier, desHarmonies conomiques, et qui lutta sans relche pour lalibert des changes, dans ses crits (livres et articles parus, enparticulier, dans le Journal des conomistes), au sein de

    19 La deuxime dit ion du Tra i t de Jean-Bapt iste Say fut int erdit e par Napolon.

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    l'Association pour la libert des changes qu'il avait cre, etcomme dput des Landes20. Ses efforts, comme ceux deCobden en Angleterre, aboutiront aprs sa mort la signaturedu Trait de commerce franco-britannique en 1860.

    Tous ces auteurs avaient en commun une qualit qui,paradoxalement, leur a sans doute nui long terme : ils taientparfaitement clairs et comprhensibles. En tmoignent, enparticulier, les textes de Frdric Bastiat, par exemple ceux quenous citons ultrieurement. La simplicit et la rigueur logiquedes auteurs libraux franais ont facilit la diffusion de leurpense leur poque21. Mais elles sont devenues un dfaut

    majeur une poque comme la ntre o l'on confond simplicitet simplisme, profondeur de pense et obscurit 22. En ralit,l'objectif mme de tout effort scientifique consiste extraireune proposition simple d'une ralit complexe23. Ce qui est vraidans les sciences physiques, l'est galement dans les scienceshumaines o la ralit est encore plus complexe. Mais il nesuffit videmment pas, l'inverse, qu'une ide soit simple pourqu'elle soit correcte, encore faut-il qu'elle puisse correspondre

    aux exigences de la mthode scientifique, sinon, bien sr, elledevient simpliste.

    Mais quelle tait donc cette mthode des auteurs librauxfranais ? Il est tout fait tonnant de constater ce sujet quel'on retrouve notre poque exactement les mmes dbatsqu' leur poque et l'on peut s'tonner que nos contemporainsressassent indfiniment les mmes arguments pour refuser une

    20 Ainsi que nous l 'avons dj signal, Frdric Bastiat avait choisi de siger gauche l 'Assembleconst i tuante, puis l 'Assemble lgislat ive, et non parmi les conservateurs. Comme i l l 'a dit lu i-mm e : J'a i vot avec la dr oit e contr e la gauche, quand i l s'est agi de r sist er au dbordem ent desfausses ides populaires. J 'a i vot avec la gauche contre la droite, quand les griefs lgit imes de laclasse pauvre et souff rante ont t mconnus. (ci t par R. de Fontenay, dans Not i ce sur l a vie etles cri t s de Frdric Bast iat , repr oduit e dans Frdric Bast iat , ( uvres conomiques, Paris, PUF,1983, t extes prsents par Florin Aft al ion.) 21 Jeff erson t rouvait que Jean-Bapt i ste Say t ait plus court , p lus clair et p lus vrai qu'AdamSmith. 22 Faites, par exemple, l 'exprience suivante : prenez un l ivre d 'un quelconque auteur la mode ettransformez ses phrases en les mettant la forme ngat ive : e l les n 'auront pas perdu de sens ou,

    plus prcisment, elles resteront tout aussi dnues de sens. 23 Cela a t remarquablement soul ign par Herbert Simon, prix Nobel d 'conomie, dans Th eSciences of t he Art i f icial, Camb ri dge, The MIT Press, 1969, 1981.

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    approche scientifiquement fonde des problmes conomiqueset sociaux. C'est ainsi qu'on se plat opposer le thoricien et lepraticien, traiter l'conomiste libral d'idologue ou d'utopiste, dclarer que sa pense est normative ou doctrinaire et nonscientifique. Examinons donc ces reproches.

    L'opposition entre thorie et pratique est dpourvue de sens,tout simplement parce que toute dmarche humaine estncessairement une dmarche intellectuelle, donc unedmarche thorique24. L'homme est un tre dot de raison, telleest sa caractristique, telle est mme sa dfinition. Cela signifieque la rflexion prcde l'action, que tout acte humain rsulte

    d'une apprciation de la ralit, c'est--dire d'une thorisation . En ce sens on peut dire que rien nest pluspratique que la thorie. La seule distinction qui ait un sens estcelle qu'il convient de faire entre la bonne thorie et lamauvaise thorie. Ainsi, la diffrence entre un bon et unmauvais cuisinier est d'ordre purement intellectuel : c'est ladiffrence qui existe entre celui qui comprend bien lesprocessus culinaires et celui qui ne les comprend pas, entre

    celui qui possde l'imagination, c'est-a-dire celui qui est capablede diriger sa raison vers des voies nouvelles et celui qui secontente de rpter des gestes pratiques . La diffrenceentre un bon et un mauvais conomiste est exactement dumme ordre. Toute thorie est fonde sur des hypothses dedpart, qui peuvent tre bonnes ou mauvaises. La thorieconomique, pour sa part, est une thorie du comportementhumain, donc une thorie du comportement d'hommes quivivent en socit, c'est--dire dans un systme d'interrelations,d'hommes qui sont confronts au problme de la raret et quirecherchent les moyens de la surmonter. Elle est correcte si ellepart d'hypothses cohrentes avec la manire dont les hommesse comportent effectivement mais elle ne l'est pas si elle est

    24 Jean-Bapt iste Say rcusait l 'opposit ion que l 'on faisait de son temps entre la thorie et laprat ique. Pour sa part , i l opposait l 'conomie pol i t ique, de nature scient i f ique, bien que ne donnant

    pas l ieu quant i f icat ion, mais reposant sur des principes bien tabl is, et l 'conomie appl ique quiconstitue un art, mais d'autant plus susceptible de russir qu'il est assis sur des principesincontestables.

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    purement formaliste ou si elle repose sur des hypothsespurement rves.

    C'est en ce sens que certaines thories peuvent treconsidres comme normatives et illusoires. Mais ce n'estcertainement pas un reproche que l'on peut adresser aulibralisme, prcisment parce qu'il repose sur des hypothses -certes et heureusement - simplifies, mais parfaitement ralistes et correspondant au comportement concret destres humains. Il est, bien sr, de l'intrt de ses opposants dereprsenter le libralisme comme purement normatif et nonscientifique. Et il est donc seulement ncessaire de prouver aux

    hommes de bonne foi que ce reproche est invalide.Mais le libralisme est peut-tre galement victime dunaufrage gnral des idologies qu'entrane le naufragespcifique d'une idologie spcifique, le marxisme. Cette thorie- fausse car incompatible avec la ralit humaine - avait pris auXXe sicle un tel empire sur les esprits qu'elle tait devenue larfrence oblige, le modle absolu de l'idologie. Nous avonsmaintenant la preuve exprimentale de son incohrence, ce qui

    devrait satisfaire ceux pour qui les instruments de la seuleraison ne sont pas suffisants. Mais dans leur dsillusion et pourmasquer leur faillite intellectuelle, ils prfrent proclamer lamort des idologies, bien que dans le mot idologie il y aitce beau mot d'ide.

    Quant au reproche d'utopisme, il mrite aussi des distinctionscar il y a des utopies ralistes et des utopies mystificatrices. Cesdernires sont celles qui supposent pour fonctionner que leshommes sont diffrents de ce qu'ils sont, celles qui rvent de l'homme nouveau et qui, par inspiration constructiviste,croient possible d'tablir une socit idale o l'on pourraitforcer la ralit tre diffrente de ce qu'elle est.

    Si une mauvaise thorie est dangereuse, l'absence de thoriel'est tout autant. Il faut donc rcuser tout ce qui se rclame del'empirisme car il n'est rien d'autre que le refus de penser, il

    n'est en fait rien d'autre qu'une thorie cache, partielle etincorrecte. Les faits ne parlent pas d'eux-mmes, les faits n'ont

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    d'existence que par l'intermdiaire de la perception humaine.Au nom de l'empirisme, de la ncessit de coller avec lesfaits , que de rapports officiels et mme de thses d'conomiecroient faire de l'conomie , parce qu'ils talent des pages etdes pages de statistiques et d'informations brutes ! Parce queles phnomnes sociaux sont complexes, pensent les auteursde ces travaux, il faut que les experts en donnent unereprsentation aussi proche que possible de la ralit. Et cettetendance est videmment renforce par le fait que cette recherche conomique est gnralement subventionne,c'est--dire poursuivie de manire irresponsable. Ceux qui

    dcident de l'affectation des fonds publics sont videmmentincapables d'apprcier la qualit vritablement scientifique deces travaux et sont au contraire impressionns par leurcaractre scientiste, c'est--dire par leur seule apparence derigueur.

    Nos grands auteurs libraux franais - auxquels il nous fautbien revenir - avaient eu la lucidit de reconnatre ce qu'taitune vritable dmarche scientifique. Comme l'crivait Frdric

    Bastiat : Les faits conomiques agissant et ragissant les unssur les autres, effets et causes tour tour, prsentent, il fauten convenir, une complication incontestable. Mais, quant auxlois gnrales qui gouvernent ces faits, elles sont d'unesimplicit admirable, d'une simplicit telle qu'elle embarrassequelque fois celui qui se charge de les exposer ; car le publicest ainsi fait, qu'il se dfie autant de ce qui est simple qu'il sefatigue de ce qui ne l'est pas25 . Jean-Baptiste Say de son ctse plaisait souligner que la science conomique n'est pasfonde sur des faits statistiques particuliers, mais sur des faitsgnraux, c'est--dire sur ce qu'il appelait la nature deschoses (mais qui constitue plutt la nature de l'homme et lanature des socits).

    25

    Midi quatorze heures , bauche indite publ ie dans Le Libre-change et reprodu i te dansFrdric Bast iat , Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, Choix de sophismes et de Pamphletsconomiques, Paris, dit ions Romil lat , 1993.

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    Dans le domaine des sciences physiques ou naturelles, ils'agit de tester les consquences d'hypothses scientifiques,c'est--dire de conjectures qui sont a prioriarbitraires. Tout legnie du scientifique consiste alors avoir l'intuition del'hypothse qui peut aboutir la meilleure explication et qui estsusceptible de vrification empirique. L'approche des sciencessociales est diffrente, car elle consiste au contraire choisircorrectement les faits gnraux , les hypothses de dpartconformes la nature humaine et en dduire des propositionsqui, par l mme, sont correctes, mme si elles ne peuvent pastre directement confrontes avec les faits, cause du

    caractre non mesurable de la plus grande partie desphnomnes humains.Ainsi, bien longtemps avant les conomistes autrichiens, qui

    reprendront ultrieurement cette dmarche, Turgot, Jean-Baptiste Say ou Frdric Bastiat avaient reconnu le caractrefondamentalement subjectif de la valeur (contrairement AdamSmith ou David Ricardo qui recherchaient un fondement objectif de la valeur, savoir le contenu en travail des biens

    produits). Ce faisant, ces auteurs avaient bien compris la natureprofonde de l'activit humaine, puisque la plus grande partie dece qui intresse effectivement les hommes est de natureextrmement abstraite et non mesurable. C'est seulementlorsqu'ils recourent l'change pour satisfaire leurs besoins quecertaines valeurs prennent une expression mesurable.

    Il est ironique de constater que l'on reproche frquemmentaux libraux leur matrialisme , leur attachement larecherche du profit matriel et de l'argent , alors que,prcisment, ils sont les seuls avoir reconnu le caractrediversifi, subjectif, abstrait des aspirations humaines, les biensmatriels n'tant que des instruments ventuels pour permettreaux hommes d'atteindre leurs fins subjectives. Les seulesralits ce sont ces objectifs humains, changeants, difficiles communiquer, qui peuvent tre d'ordre affectif, spirituel,

    intellectuel, culturel ou, bien sr, matriel. Dans une vritableperspective librale, il est erron de prtendre isoler, parmi les

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    activits humaines, certaines d'entre elles, qu'on appellera desactivits conomiques, c'est--dire celles qui donnent lieu uneexpression matrielle ou montaire. De ce point de vue, il n'y apas de science conomique proprement dite, mais une sciencede l'action humaine, ce que les conomistes autrichiensappellent parfois la praxologie.

    L'hypothse simple sur laquelle se fonde toute thorie del'action humaine c'est videmment que l'homme est dot deraison, c'est--dire qu'il est capable de dterminer ses propresfins et aussi les meilleurs moyens ses yeux de les atteindre.Ces fins tant minemment subjectives, complexes et

    changeantes, elles ne sont videmment pas communicablesfacilement et c'est pourquoi il est impossible de les mesurer. Ilen rsulte une mfiance l'gard de la statistique et del'absolutisme quantitativiste que partageaient les grandsauteurs libraux franais. Destutt de Tracy traitait de charlatancelui qui prtendait mesurer les phnomnes sociaux et Jean-Baptiste Say voquait la corruption des principes par lastatistique.

    Ainsi s'explique, contrairement ce que prtendent ceuxpour qui le libralisme est marqu par son caractreidologique et normatif, le fait qu'en ralit on ne puisse passparer une vritable vision librale d'une vision scientifique.Les hommes ne peuvent en parvenir leurs objectifs que dansla libert individuelle, car seuls ils connaissent ces objectifs etseuls ils sont capables de dterminer les moyens de lesatteindre. Le libralisme est donc la fois raliste et moral, ence sens qu'est moral ce qui est conforme la nature del'homme.

    Ce libralisme humaniste s'oppose donc un autrelibralisme celui qui est dominant notre poque - lelibralisme instrumental ou utilitariste. Pour ce dernier, lessolutions librales ne sont justifies que dans la mesure o ellespeuvent faire la preuve de leur efficacit pour atteindre des

    objectifs qu'un observateur extrieur dtermine de manirediscrtionnaire. Selon les circonstances, selon les prjugs, on

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    pourra alors estimer qu'une solution librale est prfrable ounon, par exemple pour augmenter l'investissement national ,pour grer un systme de transport ou planter des tomates.

    Pour la grande tradition librale franaise, par consquent, lalibert individuelle est le socle de toute organisation sociale. Leslibraux franais en avaient tir une srie de consquencespratiques, toutes marques par une grande mfiance l'garddes solutions tatiques. Nous aurons videmment l'occasion deles retrouver par la suite.

    Lmergence du consensus idologiqueL'cart est donc grand entre cette tradition intellectuelle et la

    situation franaise actuelle marque par le consensusidologique et, au mieux, par un libralisme utilitariste. LaFrance d'aujourd'hui nest pas un pays libral, mais le problmeest plus culturel que politique. Tous les messages transmis dansles mdias ou dans les institutions d'ducation sont

    essentiellement anti-libraux. Nombreux pourtant sont ceux quise croient sincrement libraux, mais ils adhrent en faitessentiellement une vision constructiviste et instrumentale. Ilen rsulte une trs grande confusion des ides dont la situationpolitique n'est gure qu'un reflet.

    Comment a-t-on pu en arriver cette situation ? La rponsenest pas facile. Certes, on peut voquer le caractrehistoriquement centralisateur du pouvoir politique en France, la

    longue tradition d'interventionnisme tatique qui en a rsult etles rflexes qui ont pu ainsi tre crs. C'est pourquoi, commenous l'avons dj rappel, la Rvolution franaise elle-mmen'tait pas sans ambiguts. On pourrait donc estimer que latradition librale n'est rien d'autre qu'une raction limite parrapport cette culture profonde, ne de la pratique quotidiennedes rapports avec le pouvoir et donc enracine dans la

    conscience de tout Franais. Elle aurait t d'autant plusvigoureuse et articule que les excs du pouvoir politique

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    taient plus visibles, mais elle n'aurait pas entam durablementla solidit du systme politique et les croyances spontanes descitoyens.

    Or il est vrai qu' ct de la tradition librale franaise,d'autres courants de pense ont jou un rle important, enparticulier le courant que l'on peut appeler positiviste . De cepoint de vue, les clairages apports sur la situationintellectuelle franaise par Friedrich Hayek sont particulirementintressants. Bien quappartenant des mondes intellectuelsbien diffrents - celui de la Vienne du dbut du sicle, puis celuide l'univers anglo-saxon - Friedrich Hayek a en effet apport un

    soin assez inattendu comprendre ce qui l'intriguait, savoirprcisment cet univers intellectuel franais, au point d'y avoirconsacr plusieurs chapitres d'un ouvrage26. Il a toujoursconsidr que la France tait, du point de vue intellectuel, unpays part au point que, pensait-il, si un jour la Francedevenait librale, c'est que le monde entier le serait dj.

    L'explication de Friedrich Hayek est intressante etpertinente. Comme il l'crit, l'homme ne s'enfonce jamais

    autant dans l'erreur que lorsqu'il continue sur une route qui l'aconduit un grand succs. Et jamais la fiert dans lesralisations des sciences naturelles et la confiance dansl'omnipotence de leurs mthodes n'ont t plus justifies qu'autournant des XVIIIe et XXe sicles, et nulle part plus qu' Pariso lon trouvait presque tous les grands scientifiques del'poque . cette poque, avec les Lagrange, Laplace,Lavoisier, la science est passe du ftichisme, del'anthropomorphisme la connaissance rationnelle. Devant detels succs, on a pens que l'application des mmes mthodesaux sciences sociales permettrait d'obtenir une matrise desphnomnes sociaux gale celle des sciences naturelles etphysiques. En trouvant les lois de fonctionnement de cettegrande machine qu'est une socit, on pourrait en assurer laconduite. Une fois de plus, nous constatons que, pour

    26 The Counter-Revolution of Science, Indianapolis, Liberty Press, 1952.

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    comprendre les modes de raisonnement, il faut remonterjusqu'aux options mthodologiques fondamentales.

    Cet optimisme l'gard de la connaissance est videmment l'origine du positivisme, celui qu'ont illustr des AugusteComte ou des Saint-Simon. Son dveloppement a t facilitpar les circonstances de l'poque et, en particulier, celles quirsultaient de la Rvolution. On avait voulu faire table rase dupass et la voie tait donc ouverte pour l'exprimentationsociale. Paralllement, un nouveau systme ducatif, de naturepublique et centralise, rendait possible la diffusion des idesnouvelles. Et Friedrich Hayek fait jouer, de ce point de vue, un

    rle fondamental l'cole polytechnique dont il dit qu'elle est la source de l'orgueil scientiste27 . Et il est vrai qu'elle a, aucours du temps, form bien des ingnieurs sociaux quiestimaient que leur formation scientifique les disposaitparticulirement un rle de guides de la socit.

    Tout le systme ducatif franais a t fond et reste fondsur suprmatie des sciences dites exactes par rapport ce quel'on appelait de ce terme un peu dsuet mais beau, les

    humanits . Ignorant que les phnomnes conomiques etsociaux sont beaucoup plus complexes que les phnomnesphysiques et naturels, ceux qui croient la suprmatie dessciences exactes pensent par l mme pouvoir facilementtraiter des sciences infrieures . Comme l'a crit FriedrichHayek, le spcialiste technicien tait considr commeduqu car il tait pass par des coles difficiles, mais il avaitpeu ou pas de connaissances de la socit, de sa vie, de sondveloppement, de ses problmes et de ses valeurs,connaissances que seule peut donner l'tude de l'histoire, de lalittrature et des langues . Ainsi l'cole polytechnique aproduit de clbres scientifiques, mais pas des humanistes. Lepouvoir, depuis Napolon, a considr cette cole avec faveur,

    27 Par opposit ion le l ibral est modeste, parce qu' i l sait qu' i l ne sait que trs peu de choses, en

    dehors des lo is gnrales du comportement humain. I l prfre par consquent s 'en remettre ausavoir spcif ique de chaque homme. Friedrich Hayek, par son tonnante modest ie, tait uneremarquable i l lust r a t ion de cet t e ide.

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    y voyant la source d'une lite dirigeante, auto-recrute ethomogne, ce qu'elle a d'ailleurs t. Et le mme Napolon,simultanment, brimait les spcialistes des humanits, les Jean-Baptiste Say et les Destutt de Tracy dont les ouvrages taientinterdits. Cette discrimination, initialement impose par lepouvoir, a donc fini par se faire naturellement dans des espritsque l'on ne peut pas considrer autrement que comme asservisau mode de pense contrl et produit par l'tat.

    Ce systme de production tatique d'une culture dominantes'est naturellement perptu. Il repose en particulier sur unsystme ducatif presque totalement public - puisque mme les

    coles prives n'ont en fait de priv que le nom - et o laslection se fait essentiellement par les mathmatiques. Dansl'enseignement suprieur, les grandes coles scientifiquesrecrutent ceux qui sont considrs comme les meilleurs lvesdu point de vue des critres dominants. Tout le reste est rejetvers les universits, qui devraient pourtant en principe tre lelieu de la recherche et de la pense libre. Mais elles sontempches de jouer ce rle par le centralisme public, par la

    politisation des processus de dcision et par leur natureconflictuelle. Ainsi, l'lite dirigeante, qu'il s'agisse des grandscorps de l'tat, des grandes entreprises ou du monde politique,est constitue essentiellement d'ingnieurs positivistes formsen cercle clos.

    Bien entendu, au rle de l'cole polytechnique soulign parFriedrich Hayek, il faudrait ajouter maintenant le rle de l'colenationale d'administration, creuset de formation bien connu del'lite dirigeante. Son rle consiste non pas donner laformation thorique qui serait indispensable, par exemple pourprendre les dcisions de politique conomique, mais crer desmanires de penser identiques et des complicits profondes,au-del des options politiques du moment, de permettre cequ'elle a russi faire la mise en place d'un litismeconstructiviste28.

    28 J'en ai fa i t d irect ement l 'exprience. I l y a quelques annes, en ef fet , on m 'avait propos de faireun sminaire d 'conomie internat ionale l 'ENA, en me prcisant qu' i l fa l la i t d 'abord rencontrer les

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    Ainsi, la France a des conomistes mathmaticienscomptents, des fonctionnaires informs et travailleurs ; elle a,en un mot, des ingnieurs sociaux, mais pas des philosophes etdes humanistes ou, tout au moins, ces derniers n'ont ni lepouvoir, ni le prestige, ni les responsabilits.

    Il ne faut alors pas s'tonner si la connaissance conomiqueest si faible en France. Ainsi, dans diverses enqutes, on ainterrog les citoyens ordinaires et les conomistesprofessionnels sur un certain nombre de problmesconomiques importants. Dans tous les pays, sauf en France,on a constat des diffrences notables dans les rponses des

    uns et des autres29

    . En France, l'conomiste professionnelpartage en gnral l'opinion de l'homme de la rue. C'est leralliement autour du consensus intellectuel.

    La victoire moderne du libralismeut ili tar iste : histoire de deux Franais

    La drive librale est un des faits majeurs de l'Histoire de laFrance, aussi bien sur le plan de la pense que sur le plan de lapratique politique. Mais la seconde n'tant qu'une consquencede la premire, nous insisterons plutt sur les changementsdans le mode de pense : d'un libralisme humaniste, fond surdes principes, on est pass un libralisme purementinstrumental, fait de morceaux juxtaposs.

    Donner une vue exhaustive de la pense librale franaise passe et prsente dpasserait de beaucoup le cadredu prsent livre et nous prfrons donc mettre en parallledeux auteurs qui nous semblent bien caractriser les deux

    tudiants pour leur indiquer des thmes de travai l potent ie ls. Je leur avais propos un certainnombre de t hmes de rf lexion, m ais i ls m'avaient di t de manire unanime que ce qui l es int ressaitn 'tait pas de rf lchir, mais de voir comment un haut fonct ionnaire dcidait . Le sminaire n 'a paseu l ieu. I l y avait probablement parmi mes tudiants potent ie ls certains futurs fonct ionnaires quiprennent maintenant des dcisions importantes dans le domaine de l 'conomie internat ionale, sans

    comprendre vr i tab lement ce qu 'i ls font . 29 Cf. B. Lemennicier, O. Marrot et P. Set bon, L 'orig inal i t des conomist es universita iresfranais , Journal des conomist es et des t udes humaines, 1990, I-1, 151-170.

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    libralismes, savoir Frdric Bastiat au XIXe sicle et MauriceAllais au XXe sicle.

    Frdric Bastiat- que nous avons dj largement cit - a tun grand auteur libral30, c'est incontestable, mais il a t aussiun grand thoricien de l'conomie. Il convient donc de prciserpourquoi ces deux tiquettes le dfinissent parfaitement etquels liens existent entre son libralisme militant et sa visionthorique de l'conomie. En fait, c'est sa mthodologiesubjectiviste qui permet de comprendre pourquoi, chez Bastiat,le thoricien et le libral sont insparables. Sa vision thoriquede la ralit le conduit en effet ncessairement expliquer que

    les hommes ne peuvent pas atteindre leurs objectifs mieux quedans un systme de libert individuelle. Si l'on part d'uneproposition conforme la ralit - l'hypothse de rationalithumaine - et si l'on en tire les consquences logiques, onaboutit ncessairement des propositions scientifiquementfondes, mme s'il n'y a pas moyen de les vrifier. Ainsi, direque l'change est profitable aux deux parties, lorsqu'il est librede toute contrainte, est ncessairement vrai. En effet, si

    l'change ntait pas profitable, les hommes tant rationnels, ilscomprendraient qu'il ne va pas dans le sens de leurs intrts etils ne l'effectueraient pas. Il n'est pas ncessaire de faire uneenqute coteuse auprs des changistes pour savoir s'il en estbien ainsi, c'est--dire pour tester cette proposition. Mais lestatisticien est incapable de s'en apercevoir. Pour lui, untransfert ralis par le vol a la mme valeur qu'un transfertvolontaire, car il considre les valeurs comme tant de natureobjective - les prix de march - et il ignore les valeurssubjectives, c'est--dire l'apprciation personnelle par lesindividus de ce qu'ils font et de ce qu'ils obtiennent.Contrairement ce qu'avait admirablement vu Frdric Bastiat,pour un statisticien l'change ne constitue pas un processusproductif, c'est--dire un processus producteur de valeur

    30

    Le prsent passage concernant Frdric Bast iat est inspir d e notr e t ext e, Frdric Bast i at et lel ibral isme , Bayonne, Socit des sciences, let t res et arts, Actes du col loque des 13-14 octobre1995.

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    subjective, et seule la transformation matrielle des choses estcratrice de valeur.

    Toute ralit tant d'origine individuelle, la mthode deBastiat consiste souvent pousser un raisonnement jusqu' sonextrme. Si une chose parat vraie une certaine chelle - cellede l'individu ou de deux individus - et si on augmente l'chellepeu peu, elle reste vraie : si l'change est productif de valeurentre deux individus, il l'est entre n individus, il l'est entre desindividus situs sur des territoires nationaux diffrents, d'o sacritique radicale de tout protectionnisme. Et pour montrerl'absurdit des positions inverses, il montre que, si le principe

    protectionniste tait vrai pour une activit quelconque, il devraitgalement tre vrai pour protger les marchands de chandellescontre la concurrence du soleil : Choisissez, mais soyezlogiques ; car tant que vous repousserez, comme vous le faites,la houille, le fer, le froment, les tissus trangers, en proportionde ce que leur prix se rapproche de zro, quelle inconsquencene serait-ce pas d'admettre la lumire du soleil, dont le prix estzro, pendant toute la journe ? ( Abondance et disette ,

    Sophismes conomiques.)Prcisment parce qu'il pousse ses raisonnements jusqu'

    l'extrme, on peut tre tent, pour reprendre un argumentmoderne, de traiter Bastiat d'ultra-libral. En fait, il est libral,tout simplement, mais capable de raisonner l'extrme, commeil se doit. Et cela signifie que ceux qui se disent libraux, maisrefusent d'aller au-del de certaines limites qu'ils se fixent apriori, en fonction de la pratique , sont incohrents. Ce sontdes pragmatiques purs qui refusent de penser. Ils dfendentventuellement leurs intrts particuliers par rapport ceux desautres ; ils sont libraux lorsque cela les arrange.

    Le libralisme de Frdric Bastiat n'avait rien d'utilitaire, iltait fond sur des principes clairs et puissants. Frdric Bastiata donn ses lettres de noblesse au libralisme philosophique, ila montr qu'il tait le seul acceptable intellectuellement et donc

    pratiquement, il a montr que le libralisme utilitariste

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  • 7/31/2019 Libralisme - Pascal Salin

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    conduisait aux pires contradictions31. Et c'est avec une force nondnue de mpris quil crit : Vous n'aimez pas les doctrines,vous avez horreur des systmes, et, quant aux principes, vousdclarez qu'il n'y en a pas en conomie sociale ; nous dironsdonc votre pratique, votre pratique sans thorie et sansprincipe32.

    On peut dire que pour Frdric Bastiat est moral ce qui estconforme la nature humaine. Or pour lui, l'tre humain secaractrise par sa sensibilit et son libre-arbitre, ce qui n'estpas sans rappeler l'opposition faite par David Hume entre lespassions et la raison. Et Friedrich Hayek leur fera en quelque

    sorte cho au XXe

    lorsqu'il soulignera que l'homme est un tred'instinct et de raison. Si les fins humaines s