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LIBRES PROPOS SUR LA BELLE GRAVURE D'UN COMPAGNON AU PONT DU GARD (par Claude Larnac) Cette gravure facile à repérer, est admirée par tous les visiteurs qui abordent le monument par la rive gauche du Gardon, en aval de la rivière. Nous nous proposons, au cours de ces quelques pages, de l'observer et de donner un commentaire sur chacun des éléments qui la composent. Description générale Sur cette pierre galbée, en bout du pont, au troisième niveau, le compagnon Fouché, originaire de la ville de Saintes, a marqué son passage au pont du Gard en gravant le contour de quelques outils qu'il utilise dans l'exercice de sa profession. Observation détaillée De gauche à droite l'artiste a représenté cinq outils, un emblème entouré de cinq lettres majuscules, puis un sixième outil. Les outils Le premier, à gauche, est un perpendicule, ou archipendule. C'est un niveau de maçon, dont l'armature est en bois. L'horizontalité du champ est assurée lorsque le fil à plomb recouvre le repère vertical, tracé au milieu de la traverse. Gravé sur la corniche galbée, l'artiste a élégamment donné un profil curviligne aux deux côtés de l'appareil, qui apparaît ainsi comme une cloche munie de son battant (le fil à plomb). Cet instrument en usage jusqu'au milieu du XX e siècle, est remplacé maintenant par le niveau à bulle. Les visiteurs de la Grande expo au pont du Gard pourront voir la reconstitution d'un archipendule dans une vitrine. A la suite du perpendicule, un ciseau ou une gradine à large tranchant plat. La différence entre les deux tient à l'existence d'une denture qui garnit le tranchant de la gradine. La pierre de Vers, composée de grains grossiers, ne permet pas de représenter des dents trop fines. Il est donc difficile de connaître les intentions de Fouché. A-t-il gravé un ciseau ou une gradine ? Mais l'un comme l'autre sont classés parmi les outils à percussion posée, car ils attaquent la pierre à condition qu'on frappe sur leur tête avec un percuteur (marteau ou massette). Ils étaient tous deux connus depuis la plus haute antiquité, depuis qu'on sait aciérer le fer.

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LIBRES PROPOS SUR LA BELLE GRAVURE D'UN COMPAGNON AU PONT DU GARD

(par Claude Larnac)

Cette gravure facile à repérer, est admirée par tous les visiteurs qui abordent le monument par la rive gauche du Gardon, en aval de la rivière.

Nous nous proposons, au cours de ces quelques pages, de l'observer et de donner un commentaire sur chacun des éléments qui la composent.

Description générale

Sur cette pierre galbée, en bout du pont, au troisième niveau, le compagnon Fouché, originaire de la ville de Saintes, a marqué son passage au pont du Gard en gravant le contour de quelques outils qu'il utilise dans l'exercice de sa profession.

Observation détailléeDe gauche à droite l'artiste a représenté cinq outils, un emblème entouré de cinq lettres

majuscules, puis un sixième outil.

Les outilsLe premier, à gauche, est un perpendicule, ou

archipendule. C'est un niveau de maçon, dont l'armature est en bois. L'horizontalité du champ est assurée lorsque le fil à plomb recouvre le repère vertical, tracé au milieu de la traverse. Gravé sur la corniche galbée, l'artiste a élégamment donné un profil curviligne aux deux côtés de l'appareil, qui apparaît ainsi comme une cloche munie de son battant (le fil à plomb). Cet instrument en usage jusqu'au milieu du XX e

siècle, est remplacé maintenant par le niveau à bulle. Les visiteurs de la Grande expo au pont du Gard pourront voir la reconstitution d'un archipendule dans une vitrine.

A la suite du perpendicule, un ciseau ou une gradine à large tranchant plat. La différence entre les deux tient à l'existence d'une denture qui garnit le tranchant de la gradine. La pierre de Vers, composée de grains grossiers, ne permet pas de représenter des dents trop fines. Il est donc difficile de connaître les intentions de Fouché. A-t-il gravé un ciseau ou une gradine ? Mais l'un comme l'autre sont classés parmi les outils à percussion posée, car ils attaquent la pierre à condition qu'on frappe sur leur tête avec un percuteur (marteau ou massette). Ils étaient tous deux connus depuis la plus haute antiquité, depuis qu'on sait aciérer le fer.

La massette, le cinquième outil à partir de la gauche est un percuteur. La percussion est assurée par un bloc de fer doux, parallélépipédique, parfois cintré du côté d'un manche de 20 à 30 cm qui lui est solidaire. Sa propre masse, de l'ordre de 2,5 à 3 kilogrammes, communique une force percutante capable de dégrossir la pierre avant de l'affiner avec des instruments de taille plus fine, le marteau taillant ou la polka.

A droite, Fouché a représenté un de ces instruments : un marteau taillant ou une bretture, ou une polka. Ici encore, la différence d'aspect n'est pas perceptible sur une pierre à gros grains.

Le marteau taillant est constitué par un corps métallique plat, relativement lourd, terminé par deux tranchants aciérés, situés l'un et l'autre dans un même plan, celui du manche de l'outil. Il sert à ébaucher, rectifier, équarrir les blocs de pierre tendre ou dure.

La bretture est un marteau taillant dont les tranchants sont garnis de dents plates (photos à gauche). Lorsqu'un tranchant est lisse et l'autre bretté, l'outil porte le nom de taillant-bretture.

La polka diffère du marteau taillant par l'orientation des tranchants. Pour la polka, un taillant est parallèle au manche, l'autre est perpendiculaire. De ce fait, la polka est plus facile à utiliser que le marteau taillant. La photo ci-contre est celle d'une polka brettée.

Le pic ou smille, qui occupe la troisième place sur la gravure est un outil ancien, toujours utilisé, que Jean-Claude Bessac classe parmi les outils à percussion lancée. La partie

essentielle de l'outil est constituée d'un corps métallique terminé par deux pointes aciérées au centre duquel est adapté un manche solide d'une soixantaine de centimètres. Utilisé depuis l'antiquité, il sert à dégrossir les blocs débités

L'emblème : équerre-compas

L'équerre et le compas sont des outils de contrôle et de tracé. L'équerre du tailleur de pierre - ou du maçon - est de grandes dimensions. Elle permet de vérifier les angles droits de l'objet qu'il façonne.

Le compas du carrier, composé de deux longues branches pointues, est indispensable aux tracés des dessins géométriques sur la pierre, tracé de cercles par exemple, ainsi que la détermination d'éléments géométriques importants : recherche d'un centre de cercle, construction de la bissectrice d'un angle, recherche du milieu d'un segment, report des dimensions, etc.

Équerre et compas sont des instruments du trait (du tracé), particuliers aux œuvriers confirmés, capables d'exécuter un dessin et de lire un plan. L'association de ces deux instruments est devenue l'emblème obligé des compagnons tailleurs de pierre. Ils devinrent ensuite celui de tous les compagnons.

La disposition de l'équerre par rapport au compas. D'une manière générale, comme l'a représentée Fouché, l'équerre est présentée sous la forme stylisée d'un angle droit, tournée vers le haut, le sommet en bas, alors que le compas est représenté la pointe en haut et l'ouverture tournée vers le bas. Cette disposition particulière rappelle à cet ensemble formé de quatre branches, le chiffre 4 qu'on dénomme "le quatre de chiffre", auquel on attachait maintes interprétations ou

évocations, dont le signe de la croix. Le quatre de chiffre signifie aussi que son auteur a atteint la maîtrise du métier, c'est encore un symbole de protection.

La partie littérale qui accompagne l'emblème

D'abord les cinq lettres C,P,T,D,P, gravées tout autour de l'emblème équerre-compas, signifient Compagnons Passant Tailleurs De Pierre.

La lettre "C", en haut, à gauche, initiale du mot compagnon caractérise le grade de l'auteur. Il est compagnon, pas aspirant (apprenti); il appartient à l'un des Devoirs (famille professionnelle) dont les origines sont discutées …

Origines légendairesLes nombreuses légendes sur l'origine du compagnonnage sont transmises oralement sous de

nombreuses versions. Les premières attribuent la création du Compagnonnage au roi Salomon (représenté à gauche), fils du roi David, qui, avec son architecte Hiram, fit construire au dixième siècle avant Jésus-Christ, la Maison de Dieu, le Temple de Jérusalem. Elles empruntent leur inspiration aux auteurs de l'Ancien Testament, en particulier au deuxième livre des Chroniques.

La légende rapporte qu'il remarqua de brillants constructeurs dont le tailleur de pierre gaulois Jacques (au milieu) et l'architecte charpentier Soubise (à droite). Le Temple construit, les deux compères s'en retournèrent en Gaule. Mais le voyage fut long, suffisamment pour qu'ils se disputent. Soubise débarqua à Bordeaux et Jacques à Marseille d'où il rejoignit la grotte de la Sainte-Baume, le futur lieu de prière de la pécheresse repentie Marie-Madeleine, à une quinzaine de kilomètres à l'est de la cité phocéenne. Trahi par un de ses disciples, Jacques fut assassiné par un des hommes de Soubise, dit-on. Étrange légende, qui rappelle les Chroniques de l'Ancien Testament et les fondements du christianisme.

D'inspiration religieuse, ces légendes donnèrent le jour à trois ordres de Compagnons fondés sur l'image de trois personnages mythiques, concurrentiels et parfois frères ennemis : les enfants de Salomon - spécialistes du fer et du métal-, les enfants de maître Jacques - tailleurs de pierre- et les enfants du père Soubise - spécialistes du trait (dessin) et du travail du bois.

Cette interprétation donnée au Moyen-Âge ne se préoccupait ni de vraisemblance historique, ni de la chronologie des événements. Il s'est effectivement écoulé six siècles de la construction du temple de Salomon (X e siècle avant J.-C.) à celle du port de Bordeaux (IIIe siècle avant J.-C.) où aurait débarqué Père Soubise, et quatre jusqu'à la fondation de Marseille (VI e siècle). Quant à la Grotte de la Sainte Baume, abri de Marie-Madeleine, contemporaine du Christ, il faudra attendre quelques siècles encore …

Origine historique

Le statut des compagnons était attribué au Moyen-Âge aux ouvriers employés dans des corporations. Il était très difficile à un simple apprenti de devenir maître s'il n'appartenait pas à la famille du maître en place. En réaction à cette situation, à l'époque des Croisades et de la construction des cathédrales, certains entreprirent de faire clandestinement le tour de France pour apprendre à l'extérieur ce qu'on leur refusait chez eux. D'aspirants, (apprentis) ils devenaient compagnons, puis compagnons finis. Après plusieurs années, et à condition de présenter une œuvre originale, exceptionnelle et de grande qualité - le chef-d'œuvre- ils étaient reconnus "maîtres".

Le compagnonnage devint rapidement une organisation sociale, prise en main par les compagnons eux-mêmes. Des structures (les cayennes) implantées le long des principaux itinéraires, gérés par la "Mère", offraient aux aspirants et aux compagnons, accueil, hébergement, nourriture et un perfectionnement dans l'exercice de leur profession.

Depuis des siècles, malgré bien des péripéties, "le compagnonnage représente une culture ouvrière originale : celle d'une transmission directe, entre hommes de métier, d'un véritable art

d'être homme dans son travail, par la recherche de l'unité du savoir-faire et du savoir être, de la main et de la pensée" (Berbard de Castera).

Bien que l'industrialisation du XIX e siècle et la facilité d'emploi des machines, de plus en plus précises et performantes, aient entravé le développement de cette culture, c'est aux compagnons qu'on a confié les travaux les plus extraordinaires, l'édification de la Tour Eiffel, les premiers tracés du profil des motrices du T.G.V.

Actuellement, sous des formes pacifiques, des centres de compagnons rassemblent et forment d'excellents ouvriers dans des domaines variés : taille de la pierre, bâtiments, plomberie, menuiserie, ébénisterie, ferronnerie, chaudronnerie, bijouterie, œuvres d'art, etc.

Sur l'inscription de Fouché

L'inscription " Fouché, dit la vertu de Sainte" (je respecte l'orthographe de Fouché), associée aux cinq initiales CPTDP, apporte de nombreux renseignements sur l'homme, son métier, sa région, ainsi que sur l'ordre auquel il appartenait.

Il cite son nom, il évoque sa ville, Saintes (Charente Maritime). La lettre "C" précise son statut de compagnon, donc ouvrier confirmé, alors que l'aspirant, se signale par la lettre "A". La gravure de son surnom confère à la fois ses compétences : il sait écrire, il sait graver, il affirme son identité en précisant sa région d'origine. La deuxième lettre, "P", en haut, à droite, caractérise son appartenance à l'ordre des enfants de Maître Jacques. Étaient dénommés "compagnons passants", les enfants de Maître Jacques, c'est-à-dire les tailleurs de pierre, les charpentiers, les couvreurs et les plâtriers du Devoir, à distinguer des "compagnons étrangers" ou "loups", les enfants de Salomon.

Sa datation

Laurent Bastard et Jean-Michel Mathonière, auteurs de Travail et honneur rapportent que cette gravure qui porte le numéro 504 dans les Rôles d'Avignon, correspondrait au passage de Fouché entre 1782 et la 1823. De leur côté, J.-L. Van belle et J.-C. Bessac, coauteurs de l'excellent ouvrage Les marques compagnonniques de passage, n'attribuent pas de date à cette gravure, mais ils estiment que la graphie des lettres la situerait au début du XIX e siècle.

Il me semble, étant donnée sa situation, et compte tenu des travaux effectués sur l'aqueduc à cet endroit même par Questel en 1844, qu'on peut situer cette gravure à cette époque-là. En effet, la corniche galbée, support de la gravure, inexistante le long de l'aqueduc, sauf à cet endroit, peut être considérée comme un "ourlet" de pierre de 2 mètres environ qui souligne élégamment l'œuvre de Questel.

On pourrait, à partir d'autres inscriptions, évoquer d'autres métiers (charpentiers, serruriers, maréchaux-ferrants, menuisiers, vitriers, boulangers, etc.), réfléchir aux outils qu'ils employaient, aux travaux phénoménaux qu'ils réalisaient. Toutes ces marques, leurs formes, leurs présentations, enrichissent nos connaissances sur un passé, pas très lointain, où le français n'était parlé que par une minorité. En 1788, 50 % des Français ne savaient pas signer leur nom. Il fallut attendre les années post-révolutionnaires, vers 1790, pour que soit créée une école publique par canton et pour les garçons seulement. Les premiers statuts sur les écoles primaires communales datent du 25 avril 1834; les lois Ferry du 16 juin 1881 et du 28 mars 1882 rendent l'école primaire obligatoire, laïque et gratuite, mais ce n'est que le 16 avril 1930 que fut votée la gratuité pour les classes de sixième, gratuité étendue à toutes les classes de l'enseignement secondaire par la loi du 11 avril 1933. Dès lors débuta le lent cheminement vers la Connaissance à la portée de tous et, peut-on espérer, vers la Paix.

"Qui ignore l'histoire est condamné à la revivre" (G. Pire).

Bibliographie :

Les marques compagnonniques de passage –J.-L. Van Belle et J.-C. Bessac- Ed. Illustra- 1994

Travail et Honneur – L. Bastard et J.-M. Mathonière – ed. La nef de Salomon- 1996Les Compagnons ou l'amour de la belle ouvrage- François Icher- Gallimard n° 255- Les œuvriers des cathédrales- François Icher – Ed. de la Martinière1998Le compagnonnage – Bernard de Castera- Que sais-je- n° 1203- P.U.F. -1998Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en FranceLes photographies des instruments ont été réalisées à la Maison du Compagnon, à Nîmes.